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QUI ÉTAIT GEORGE SAND ?


Vivre en femme libre dans le Berry
Vivre en femme libre en écrivant
Vivre en femme libre avec les hommes

L'idéalisme à l'épreuve de l'amour
L'idéalisme à l'épreuve de la politique
L'idéalisme à l'épreuve de la religion

Une artiste au confluent des arts
Une vie entre réel et roman
Un grand poète de la prose

La bonne dame apaisée
Les derniers combats
La sagesse conquise


Chateaubriand — Les années n’ôteront rien à l’admiration passionnée que je professe pour votre talent.
Michelet — Je suis saisi d’admiration. François le Champi est un nouveau miracle de ce génie devant lequel le Siècle doit s’incliner. Permettez-moi, Madame, de serrer, de baiser cette main délicate et puissante, qui crée sans cesse et soulève des mondes.
Hugo — Vous êtes un des plus grands esprits de la France et du monde et, ce qu’il y a de plus beau dans le monde, un esprit fait de coeur. La lumière est où vous êtes, Madame. Vous avez un diamètre d’horizon qui n’appartient qu’aux aigles.
Renan — Sa mort me paraît un amoindrissement de l’humanité; quelque chose manquera désormais à notre concert; une corde est brisée dans la lyre du siècle.
Alain — J’attends de voir, aux vitrines des libraires, les cinq volumes de Consuelo enfin dans leur gloire; alors, j’en suis assuré, même les plus aigres feront justice à une grande âme.

Chateaubriand, Michelet, Hugo, Renan, Alain… tous débordants d’éloges — non sans une certaine emphase — à l’égard de George Sand, cette George Sand qui a nous laissé une des oeuvres en prose les plus abondantes et les plus variées du XIXe siècle : plus de soixante-dix romans, une cinquantaine de contes, récits et nouvelles, une trentaine de pièces de théâtre, une foule d’articles, et aussi de copieux écrits autobiographiques, des milliers de lettres. Et, à propos de cette immense production, les hommages des plus grands se sont accumulés.

Bien sûr, il y a eu des voix discordantes.

Baudelaire — George Sand ? Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde. Que quelques hommes aient pu s'amouracher de cette latrine, c'est bien la preuve de l'abaissement des hommes de ce siècle. … mais il faut savoir que Baudelaire a écrit cela sous l’empire de la fureur, tout simplement parce que sa maîtresse, Marie Daubrun, n’avait pas obtenu le rôle qu’il avait sollicité pour elle dans une pièce de George Sand.
Jules Renard — George Sand ? Cette vache bretonne de la littérature! … mais cette formule n’avait même pas le mérite de l’originalité puisque Nietzsche, appliqué lui aussi à discréditer George Sand, l’avait déjà traitée de "terrible vache à écrire"…
Henri Guillemin — George Sand ? Un désert d’ennui, un zéro parfait, une graphomane intarissable, un style dégoulinant, molasse ou lavasse au choix, une goule autour de laquelle règne une atmosphère nauséabonde… mais chacun sait que Guillemin avait fondé son système critique sur le dénigrement systématique.

Et ce qu’il a écrit pèse peu, finalement, à côté d’autres jugements :

Henri Heine — George Sand fut le plus grand poète de prose que possèdent les Français.
Flaubert — George Sand restera une des illustrations de la France et une gloire unique.
Taine — George Sand a été l’un des premiers écrivains du siècle.

Devant cette quasi unanimité, il est nécessaire de nous interroger : qu’avons-nous fait de George Sand?

Certes la femme qu’elle a été continue à vivre, grâce surtout à un homme, Georges Lubin, qui nous a rendu, dans deux gros volumes, ses oeuvres autobiographiques puis, dans vingt-cinq volumes, la quasi totalité de ses lettres.

Mais les romans de Georges Sand? mais ses articles politiques? Sans doute lit-on encore les romans dits "berrichons", François le Champi (grâce à Marcel Proust), La Petite Fadette, La Mare au diable, éventuellement Les Maîtres sonneurs. Mais qui a lu aujourd’hui Indiana, Lélia, Spiridion, Le Péché de M. Antoine ?

Pourtant une femme qui a fasciné et séduit des gens comme Musset, Delacroix, Listz, Chopin, Balzac, Hugo ou Flaubert mérite bien qu’on s’intéresse un peu à elle.


VIVRE EN FEMME LIBRE DANS LE BERRY

Pour commencer, allons en Berry, à la veille de la Monarchie de Juillet, du côté de La Châtre. Et là, écoutons les deux bonnes commères de la petite ville qui "font causette" et parlent d’une certaine Aurore Dudevant, la dame du château de Nohant, qui est tout proche.

— Madame Aurore ? Elle tient bien de sa mère, celle-là, une pas grand chose qui l’a mise au monde à peine un mois après son mariage avec le fils Dupin…. — Et elle donc, mariée à dix-huit ans avec son Casimir, un rustre, tout juste bon à chasser, à boire et à trousser ses servantes ! — Oh ça! elle a bien eu le mari qu’elle méritait. On a beau dire, s’habiller en homme pour aller à cheval, fumer le cigare et faire la folle avec les jeunes gars de La Châtre… quand on a deux enfants…

Tous ces racontars, Madame Casimir Dudevant, née Aurore Dupin, les connaissait. Elle savait bien que tous les hommes qui passaient au château étaient immédiatement mis au rang de ses amants : on ne prête qu’aux riches !  

Les cancans vont leur train à La Châtre, plus que jamais. Ceux qui ne m’aiment guère disent que j’aime Sandeau; ceux qui ne m’aiment pas du tout disent que j’aime Sandeau et Fleury à la fois; ceux qui me détestent, que Duvernet et Boucoiran par-dessus le marché ne me font pas peur. Ainsi, j’ai quatre amants à la fois. Ce n’est pas trop quand on a, comme moi, les passions vives…

Mais bientôt, nos deux commères eurent une nouvelle occasion de se scandaliser: les domestiques du château ne disaient-ils pas à qui voulait l’entendre que la Dudevant venait d’obtenir de son mari une pension qui lui permettrait d’aller vivre pendant six mois à Paris, avec un amant, cela s’entend. Et, un peu plus tard, on apprit qu’à Paris Aurore Dudevant était devenue une «artiste». On sut qu’elle écrivait dans les journaux, qu’elle se mêlait au monde de la bohème parisienne, et qu’elle publiait des romans… De temps en temps, quand elle revenait à Nohant, on voyait se succéder au château des gens bizarres, des peintres, des musiciens, des poètes. Fin février 1838, on put même y apercevoir un romancier déjà très célèbre, Honoré de Balzac.

J'ai abordé le château de Nohant le samedi gras, vers sept heures et demie du soir, et j'ai trouvé le camarade George Sand dans sa robe de chambre, fumant un cigare après le dîner, au coin de son feu, dans une immense chambre solitaire. Elle avait de jolies pantoufles jaunes ornées d'effilés, des bas coquets et un pantalon rouge. Voilà pour le moral. Au physique, elle avait doublé son menton, comme un chanoine. Elle n'a pas un seul cheveu blanc; son teint bistré n'a pas varié ; ses beaux yeux sont tout aussi éclatants ; elle a l'air tout aussi bête quand elle pense. Elle est à Nohant depuis un an, fort triste, et travaillant énormément…

Pendant leur séjour, tous les visiteurs, quels qu’ils fussent, étaient invités à découvrir et à aimer ce coin du Berry, cette terre que George Sand chérissait depuis son enfance et à laquelle elle avait donné le nom de «Vallée Noire».

Ce pauvre coin du Berry, cette vallée Noire si inconnue, ce paysage sans grandeur, sans éclat, c'était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux. Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s’en vont serpentant avec caprice sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase jusqu’à la tige l’herbe serrée et profonde des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Tout cela n'avait de charmes que pour moi et ne méritait pas d'être révélé aux indifférents. Il me semblait que la Vallée Noire, c'était moi-même, c'était le cadre, le vêtement de ma propre existence, et il y avait si loin de là à une toilette brillante et faite pour attirer les regards! Si j'avais compté sur le retentissement de mes oeuvres, je crois que j'eusse voilé avec jalousie ce paysage comme un sanctuaire ; mais je n'y comptais pas, je n'y pensais même pas du tout. Je me laissais entraîner au charme secret répandu dans l'air presque natal dont j'étais enveloppée. J'étais obligée d'écrire et j'écrivais.  

"J’étais obligée d’écrire". De fait, en se libérant de son Casimir de mari, Aurore n’ignorait pas qu’elle devrait subvenir elle-même à ses besoins. D’abord elle avait pensé pouvoir vivre en utilisant ses petits talents de dessinatrice. Mais, très vite, elle se tourna vers l’écriture, jusqu’à en faire, en quelque sorte, son métier.


VIVRE EN FEMME LIBRE EN ÉCRIVANT

A Paris, grâce à un réseau d’amitiés berrichonnes, elle commença comme rédacteur dans un petit journal satirique qui s’appelait Le Figaro, et elle attira l’attention sur elle par un court article qui brocardait avec esprit le nouveau gouvernement. C’est ce petit succès qui la conforta dans sa décision d’être écrivain.

Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire. Malgré les dégoûts que j'y rencontre parfois, malgré les jours de paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré la vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est désormais remplie. J'ai un but, une tâche; disons le mot: une passion. Le métier d'écrire en est une violente, presque indestructible. Quand elle s'est emparée d'une pauvre tête, elle ne peut plus la quitter…

Le succès était venu presque aussitôt, grâce à son roman Indiana. Balzac s’enthousiasma, les critiques les plus redoutés multiplièrent les éloges. L’éditeur proposa aussitôt une avance de 1500 francs pour un autre roman ; et la Revue des Deux Mondes offrit 4000 francs par an, en échange de 32 pages de copie par semaine… Dès lors, l’écriture devint pour elle un véritable métier, une nécessité quotidienne, car elle était tenue par ses contrats auprès des éditeurs. Jusqu’à la fin de sa vie, quelles que fussent les circonstances, elle devait passer plusieurs heures, chaque jour ou chaque nuit, à rédiger romans ou articles; même lorsqu’elle recevait des amis à Nohant; même lorsqu’un amant s’impatientait derrière la porte… Ainsi, comme Balzac ou comme Dumas, George Sand se condamna-t-elle volontairement aux travaux forcés littéraires, parfois jusqu’à la nausée.

Cet affreux métier d’écrivain ! Il vous fait prendre en aversion la seule vue de l’encre et du papier…

Après 1848, parallèlement à sa production romanesque, George Sand essaya le théâtre, et donna régulièrement des pièces aux différentes salles parisiennes : Odéon, Gaieté, Gymnase, Vaudeville, Comédie-Française. Elle y connut des succès modestes, parfois des échecs, mais aussi, en 1864, un véritable triomphe avec sa pièce Le Marquis de Villemer. Ce succès s’explique sans doute par les qualités de la pièce, mais aussi — il faut le dire — par le fait que George Sand était devenue un personnage public, on n’ose pas dire « une vedette ».

Première de Villemer. Temps affreux. Il pleut. Paris est un fleuve de boue. Je vais en voiture acheter des fleurs, des gants chez Jouvin. Visite au prince… Le reste de la journée, je reçois des étudiants qui viennent demander des places! Ils sont, depuis dix heures du matin, sur la place de l'Odéon, faisant la queue, criant et chantant… L'empereur et l'impératrice; la princesse Mathilde; le prince et la princesse Clotilde… Je vais dans la loge de ceux ci… Succès inoui, insensé. Cris, chants, vivats, rappels d'acteurs. C'est presque une émeute, car les six cents étudiants qui n'ont pu entrer vont chanter des cantiques à la porte du club catholique et de la maison des jésuites! On les disperse et on les met au violon. Je sors dans une haie de : «Vive George Sand! Vive La Quintinie!» On me suit au café Voltaire; on y crie encore; nous nous sauvons… Au foyer, plus de deux cents personnes sont venues me biger…


VIVRE EN FEMME LIBRE AVEC LES HOMMES

C’est que sa décision de vivre libre au milieu des hommes attirait vers elle un large public, mi-scandalisé, mi-fasciné par cette femme qui ne faisait rien pour dissimuler sa vie privée, sa vie conjugale et sentimentale en particulier. En effet, George Sand — comme bien des femmes de cette époque — s’était trouvée mariée trop tôt à un homme incapable de la comprendre et de la respecter. Mais elle, contrairement à bien des femmes, elle avait su réagir et se libérer. Ce qui avait provoqué la rupture, ce fut un petit drame domestique, un soir à Nohant, en présence de ses amis Dutheil, Fleury et Papet. Dans une lettre qui se veut plaisante, elle a raconté cette scène de ménage, origine d’une affaire qui se termina devant le tribunal, chacun des époux retrouvant sa liberté par convention amiable.

Mon mari s'est pris comme d'une idée de me battre. Dutheil a pas voulu. Fleury et Papet a pas voulu. Alors v'là que le baron a été sarcher son fusil pour tuer tout le monde. V’là que le monde a pas voulu être tué. Alors le baron a dit: «Ça suffit», et il s'est remis à boire. Ça s'est passé comme ça. Personne ne s'est fâché avec lui. Mais moi, comme j’en avais t-assez et que ça m'ennuie de travailler pour vivre, d'être chassée de la maison tous les ans, à coups de bonnet, tandis que les drôlesses du bourg couchent dans mes lits et apportent des puces dans mon logis, j'ai dit: «J'veux pus d'ça», et j'ai été trouver le grand juge à La Châtre, et j’y ai dit:«Voilà».
Le fait est que maintenant mon mari fait tout ce qu'il veut; qu'il a des maîtresses ou n'en a pas, suivant son appétit; qu'il boit du vin muscat ou de l'eau claire, selon sa soif; qu'il entasse ou dépense, selon son goût; qu'il bâtit, plante, gouverne son bien et sa maison comme il l'entend. Je n'y suis pour rien… Du reste, il est bien juste que cette grande liberté dont jouit mon mari soit réciproque; sans cela, il me deviendrait odieux et méprisable. Je suis donc entièrement indépendante; je me couche quand il se lève; je vais à La Châtre ou à Rome; je rentre à minuit ou à six heures; tout cela, c'est mon affaire…

Casimir s’accommoda d’une situation ambiguë qui, certes, le libérait, mais qui donnait de lui une image peu flatteuse de mari trompé et consentant. Aussi finit-il par penser que cela méritait récompense et, pourquoi pas, la Légion d’honneur. En 1869, il se décida à écrire à Napoléon III:

J'ai pensé que l'heure était venue de m'adresser au coeur de Votre Majesté, pour en obtenir la récompense honorifique que je crois avoir méritée. Sur le soir de mes jours, j'ambitionne la croix de la Légion d'honneur. C'est la faveur suprême que je sollicite de votre magnificence impériale. En demandant cette récompense, j'ose invoquer des malheurs domestiques qui appartiennent à l'histoire. Marié à Lucile Dupin, connue dans le monde littéraire sous le nom de George Sand, j'ai été cruellement éprouvé dans mes affections d'époux et de père, et j'ai la conviction d'avoir mérité le sympathique intérêt de tous ceux qui ont suivi les événements lugubres qui ont signalé cette partie de mon existence…

Casimir ne reçut point la Légion d’Honneur pour motif de cocuage. Mais c’est une grande injustice… Car c’est bien grâce à lui que le problème de la femme mal mariée, ou trop tôt mariée, a été posé publiquement, George Sand profitant de sa notoriété pour parler sans détours de ce sujet tabou.

Les hommes ne savent pas assez que la première nuit des noces est un martyre pour nous les femmes. Rien n’est affreux comme l’épouvante, la souffrance et le dégoût d’une pauvre enfant qui ne sait rien et qui se voit violée par une brute. Nous élevons nos filles comme des saintes, puis nous les livrons comme des pouliches.

Comme le mariage ne lui avait apporté que des déceptions, George Sand, on le sait, multiplia ensuite les expériences avec des amants successifs. Après Stéphane Ajasson de Grandsagne — qui fut très certainement le père du second enfant de George Sand, Solange — il y eut le romancier Jules Sandeau. Ils vivaient ensemble à Paris, mais elle osait le faire venir à La Châtre et le recevoir en pleine nuit dans sa chambre, qui était tout près de celle de Casimir. Quand celui-ci était endormi, Jules passait sous le nez de Brave (c’était le chien), escaladait la fenêtre à l’aide d’une échelle et retrouvait son amante, dont les transports amoureux le laissaient finalement épuisé.

Cette nuit encore, je veux qu’il vienne. Deux fois, ce n’est pas trop. Après, ce serait imprudent… Mon mari ne peut manquer d’apprendre qu’il est à trois portées de fusil de Nohant; mais, jusqu’ici, il ne le sait pas: il fait ses vendanges, il dort, la nuit, comme un cochon… Je suis abîmée de morsures et de coups ; je ne peux pas me tenir debout; je suis dans une joie frénétique… J’ai eu tant de transport à le serrer dans mes bras… Mais savoir que cet amour qui nous dévore le tue à petit feu, savoir que ces délices de bonheur embrasent son sang et usent sa vie: cette idée est affreuse! Je le tue, et les plaisirs que je lui donne sont achetés aux dépens de ses jours: je suis sa peau de chagrin.

Après sa rupture avec Sandeau, George Sand demanda tout simplement à son ami Sainte-Beuve de l’aider à choisir ses futurs partenaires. Il lui proposa d’abord Théodore Jouffroy, l’auteur d’une thèse sur le Beau et le Sublime… mais George Sand estima a priori — et peut-être avec raison — qu’un universitaire ne pouvait pas être un bon choix. Sainte-Beuve proposa alors Prosper Mérimée; mais celui-ci, dès le premier soir, fit un fiasco, dont — grâce à Marie Dorval et à Alexandre Dumas — tout Paris ricanant fut bientôt au courant.

C’est à un dîner organisé par la Revue des Deux Mondes que George Sand rencontra Alfred de Musset, un jeune poète beau comme un dieu, un dandy cynique adonné au champagne, à l’opium et aux filles. Cette liaison, qui ne dura que vingt mois, est passée à la postérité avec tous ses détails, George Sand ayant su manipuler ses deux amants, Musset et Pagello, afin que son aventure puisse être présentée d’une manière qui fût acceptable pour le public.

Quand la rupture avec Musset devint inéluctable, son journal intime accueillit des lamentations désespérées… qu’il faut bien sûr lire en songeant qu’en plein romantisme la romancière profitait de ses expériences amoureuses pour esquisser les pages de ses oeuvres futures.

O mes yeux bleus, vous ne me regarderez plus! Belle tête, je ne te verrai plus t'incliner sur moi et te voiler d'une douce langueur! Mon petit corps souple et chaud, vous ne vous étendrez plus sur moi, comme Élisée sur l'enfant mort pour le ranimer! Vous ne me toucherez plus la main, comme Jésus à la fille de Jaïre, en disant: «Petite fille, lève toi!» Adieu, mes cheveux blonds; adieu, mes blanches épaules; adieu, tout ce qui était à moi! J'embrasserai maintenant, dans mes nuits ardentes, le tronc des sapins et les rochers dans les forêts, en criant votre nom, et, quand j'aurai rêvé le plaisir, je tomberai évanouie sur la terre humide…

Après sa rupture avec Musset, George Sand se tint sage… pendant un bon mois. Puis elle entama une liaison avec un avocat berrichon, Michel de Bourges, lequel se trouva bientôt submergé par les déchaînements de passion d’une maîtresse très exaltée. Hélas, Michel était marié… et il essayait péniblement de concilier sa vie conjugale et sa liaison avec la dame de Nohant. D’où les imprécations de George Sand contre l’épouse :

Il m’est odieux de penser que ce corps si beau, si adoré, si imprégné de mes caresses, tant de fois brisé sous mes étreintes et ranimé par mes baisers, ce corps plusieurs fois endolori de nos délires, plusieurs fois guéri et ranimé par mes lèvres, par mes cheveux, par mon haleine brûlante… Hélas! Où s'égarent mes souvenirs? Une fois, je t'avais réchauffé les sens de mon souffle; j'ai cru que j'allais mourir, tant j'avais essayé avec ardeur de faire passer dans tes entrailles douloureuses la vie et l'amour qui remplissaient ma poitrine. Oh! mon Dieu! Ce corps idolâtré serait-il souillé au contact d'un ventre infâme… Ta bouche aurait elle aspiré l'haleine d'une bouche qu'on dit prostituée à l'adoration de soi même et au culte de toutes les puérilités sociales? Non, cela est impossible!

Après Michel de Bourges, il y eut d’autres amants, puis ce fut la rencontre avec Frédéric Chopin et le fameux voyage à Majorque, fin 1838. Est-ce parce que George Sand avait dépassé la trentaine? Cette liaison dura dix ans… Elle se termina aussi par une rupture, suivie, un an plus tard, par la mort du musicien, dont elle s’était instituée pendant longtemps la garde-malade.

Quand George Sand faisait le bilan de sa vie sentimentale, dans laquelle avaient passé bien des « grands hommes », elle en éprouvait une certaine lassitude:

J'ai des grands hommes plein le dos (passez moi l'expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze et qu'on n'en parle plus. Tant qu'ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils confondent, dans le même mépris orgueilleux, les boucs et les brebis. Ils sont pires à leurs amis qu'à leurs ennemis. Dieu nous en garde!

Mais alors, dira-t-on, pourquoi cette rage de prendre des amants? Pourquoi cette succession de liaisons et de ruptures? En fait George Sand ne put jamais résoudre ses contradictions. Ayant grandi dans le romantisme, elle rêvait d’un amour idéal, mais elle était tenaillée par des désirs charnels; et — alors qu’elle rêvait d’un partenaire idéal — elle ne rencontra que de simples mortels, avec leurs mesquineries, leurs faiblesses, leur pauvre humanité.


L'IDÉALISME À L'ÉPREUVE DE L'AMOUR

Son premier amour — elle venait d’avoir vingt ans — avait été aussi sa première déception. Aurélien de Sèze était un jeune magistrat de Bordeaux. Comme ils étaient nourris l’un et l’autre de romantisme et prisonniers de leur affectation d’angélisme, ils ne voulurent pas s’abaisser à de vulgaires étreintes. Mais cet amour parfait se révéla peu à peu impossible.

Un être absent — que je parais de toutes les perfections que ne comporte pas l'humaine nature et qui, romanesque auprès de moi autant que moi même, n'avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience — ce fut là le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la réalité… Mais bientôt je compris que l'être absent était fatigué de cette aspiration à l’amour sublime… Ses passions avaient besoin d'un autre aliment que l'amitié enthousiaste et la vie épistolaire… Je sentais que je devenais pour lui une chaîne terrible, ou que je n'étais plus qu'un amusement d'esprit… Je l'aimai longtemps encore, dans le silence et l'abattement… Il n'y eut ni explications, ni reproche, dès que mon parti fut pris…

C’est la prise de conscience des exigences opposées de l’homme et de la femme dans la relation amoureuse — l’une plus mystique et l’autre plus sensuel — qui fut le thème de ses deux premières oeuvres, Indiana et Lélia. Dans ce second ouvrage, elle s’interroge sur la sexualité féminine, sur l’aspiration de la femme à une sensualité parfaite, sur sa difficulté à participer à l’amour physique. On retiendra seulement quelques phrases de la longue confession que fait Lélia à Pulchérie, la courtisane:

Mes rêves avaient été trop sublimes; je ne pouvais plus redescendre aux appétits grossiers de la matière. La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques, et que rien sur la terre ne devait assouvir. A force de mépriser tout ce qui est, je conçus le mépris de moi-même, sotte et vaine créature qui ne savais jouir de rien à force de vouloir jouir splendidement de toutes choses… Durant les nuits embrasées que je passais près des flancs d’un homme, il affectait de prendre pour des marques d’ivresse les gémissements arrachés par la douleur et l’impatience. Il riait durement de mes larmes. Et, quand il m’avait brisée dans de féroces embrassements, quand il s'était assoupi, satisfait et repu, je restais immobile et consternée à ses côtés. Quelquefois, dans le sommeil, en proie à ces riches extases qui dévorent les cerveaux ascétiques, je me sentais emportée avec lui… Je nageais alors dans les flots d'une indicible volupté et, passant mes bras indolents à son cou, je tombais sur son sein en murmurant de vagues paroles. Mais il s'éveillait, et c'en était fait de mon bonheur… Je retrouvais l'homme, l'homme brutal et vorace, comme une bête fauve, et je m'enfuyais avec horreur. Mais il me poursuivait; il prétendait n'avoir pas été vainement troublé dans son sommeil; et il savourait son farouche plaisir sur le sein d'une femme évanouie et demi morte…

On imagine les réactions scandalisées que suscita dans le public cette mise au jour des rapports intimes entre l’homme et la femme. Le livre fit un grand éclat dans la presse. Un journaliste, Capo de Feuillide, demanda «un charbon ardent» pour purifier ses lèvres de ces paroles ignobles et dévergondées… Après Lélia, George Sand continua d’utiliser ses propres expériences pour analyser les difficultés des relations dans le couple. Désormais, elle avait perdu ses illusions sur la possibilité d’une totale transparence entre deux êtres. N’avait-elle pas dit à son amant italien Pagello «Cache-moi ton âme, que je puisse toujours la croire belle»? Ainsi l’hypocrisie lui paraissait de plus en plus nécessaire.

L'homme méprise parfaitement le dévouement, car il croit que le dévouement lui est naturellement acquis, par le seul fait d'être sorti du ventre de madame sa mère. L'homme se sait nécessaire à la femme. La femme n'a qu'un moyen d'alléger son joug et de conserver son tyran, quand son tyran lui est nécessaire: c'est de le flatter bassement. Sa soumission, sa fidélité, son dévouement, ses soins n'ont aucun prix aux yeux de l'homme. Il faut qu'elle se prosterne et lui dise: «Tu es grand, sublime, incomparable. Tu es plus parfait que Dieu! Ta face rayonne, ton pied distille l’ambroisie, tu n’as pas un vice et tu as toutes les vertus ».

Cette ironie révèle bien la tristesse résignée d’une femme qui a dû renoncer à un idéal très beau, mais qui se révélait mortel pour l’individu et pour le couple.

Or c’est à un renoncement comparable que George Sand a été amenée dans un autre domaine, celui de la politique, dans lequel ses rêves utopiques ont, là aussi, dû céder devant les réalités, sociales et humaines.


L'IDÉALISME À L'ÉPREUVE DE LA POLITIQUE

Parce que sa mère était issue du peuple, parce qu’elle-même avait vécu dans son enfance parmi les paysans berrichons — et peut-être aussi parce qu’elle avait le goût du paradoxe — la châtelaine de Nohant se sentait du côté du peuple et, politiquement, du côté des républicains. Très tôt, elle afficha des opinions ardemment démocratiques, allant même jusqu’à se dire «communiste». En 1848, étourdie par les événements qui se précipitaient, elle avait accueilli les journées de février avec un enthousiasme qui l’empêcha de voir la réalité derrière les illusions.

Vive la république! Quel rêve, quel enthousiasme et en même temps quelle tenue, quel ordre à Paris! J'en arrive, j'y ai couru, j'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. La république est conquise, elle est assurée. Le gouvernement provisoire est composé d'hommes excellents pour la plupart. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils l'essayent. Ils sont dominés sincèrement par un principe supérieur à la capacité individuelle de chacun: la volonté de tous, le droit du peuple. Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause et si fort, qu'il aide lui-même son gouvernement. La durée d'une telle disposition serait l'idéal social.

C’étaient là les illusions de février. En fait, de son propre aveu, George Sand «n’y a cru» que pendant un temps très court ; et les journées de Juin devaient casser les ailes à ce beau rêve.

J’ai cru pendant un mois, six semaines peut-être, après février, que les temps étaient mûrs où l’humanité pouvait comprendre que son mal venait de l’inégalité et où, par l’instinct, le besoin et le voeu de presque tous, les moeurs allaient subir un changement progressif, mais continu, rapide et même facile. Je suis détrompée aujourd’hui. Les hommes n’en sont pas là.

Réfugiée à Nohant, elle avait découvert avec surprise que le peuple était viscéralement contre le «communisme». La leçon fut d’autant plus dure que, pour la première fois, elle fut accueillie avec hostilité par ses paysans berrichons :

Ici, dans ce Berry si romantique, si doux, si bon, si calme, dans ce pays que j'aime si tendrement et où j'ai prouvé aux pauvres et aux simples que je connaissais mes devoirs envers eux, je suis, moi, particulièrement regardée comme l'ennemi du genre humain et, si la République n’a pas tenu ses promesses, c'est évidemment moi qui en suis cause… Il faut que je tienne en respect, par ma présence, une bande considérable d'imbéciles de La Châtre, qui parlent tous les jours de venir mettre le feu chez moi. Ils ne sont braves ni au physique ni au moral et, quand ils viennent se promener par ici, je vais au milieu d'eux et ils m'ôtent leur chapeau. Mais quand ils ont passé, ils se hasardent à crier: «A bas les communisques!»

Dès lors, l’adhésion de George Sand au communisme s’accompagna de multiples réserves, car elle avait perçu les dangers que cette utopie faisait courir aux libertés individuelles et aux intérêts légitimes.

Si, par le communisme vous entendez la volonté aveugle et orgueilleuse de combattre toute forme de progrès qui ne serait pas l’application immédiate du communisme, nous ne sommes pas communistes. Si, par le communisme, vous entendez une conspiration disposée à tenter un coup de main pour s’emparer de la dictature, nous ne sommes point communistes. Mais si, par le communisme, vous entendez le désir et la volonté que, grâce à tous les moyens légitimes et avoués par la conscience publique, l’inégalité révoltante de l’extrême richesse et de l’extrême pauvreté disparaisse, oui, nous sommes communistes. Si, par le communisme, vous entendez la protection accordée par l’État à l’association vaste et toujours progressive des travailleurs, oui, nous sommes communistes. Si, par le communisme, vous entendez une direction éclairée, consciencieuse, ardente et sincère, préservatrice de toutes les libertés individuelles et de tous les intérêts légitimes, oui, nous sommes communistes.

Quand, plus tard, George Sand verra tous les efforts de 1830 et de 1848 aboutir aux plébiscites de 1851 et de 1870, quand elle verra les paysans donner en masse leurs voix à l’Empire, elle finira par avouer que les utopistes ont certainement tort de vouloir faire le bonheur du peuple malgré lui.

Je suis redevenue très calme… Cela s'est fait en moi en voyant la grande majorité du peuple voter pour Louis Bonaparte. Je me suis sentie alors comme résignée devant cette volonté du peuple, qui semble dire: «Je ne veux pas aller plus vite que cela, et je prendrai le chemin qui me plaira.» Aussi ai je repris mon travail, comme un bon ouvrier qui retourne à sa tâche, et j'ai beaucoup avancé mes Mémoires. C'est un travail qui me plaît et ne me fatigue pas…

Pendant tout le Second Empire, George Sand a développé des analyses politiques d’une grande lucidité, qui montrent que, dans ses perpétuels allers-et-retours entre Paris et le Berry, elle avait une bien meilleure conscience de la situation de l’opinion que les doctrinaires parisiens. Ainsi dans une lettre de 1862 :

L'empereur, en frappant le socialisme trop fort et trop vite, a élevé, sur les ruines de ce parti, un parti bien autrement habile et bien autrement redoutable, un parti uni par l'esprit de caste et l'esprit de corps, les nobles et les prêtres. Et, malheureusement, je ne vois plus de contrepoids dans la bourgeoisie. Avec tous ses travers, la bourgeoisie avait son côté utile comme prépondérance. Sceptique ou voltairienne, elle avait aussi son esprit de corps, sa vanité de parvenu. Elle résistait au prêtre, elle narguait le noble dont elle était jalouse; aujourd'hui, elle le flatte. Les bourgeois ont voulu être bien avec les nobles, dont on avait relevé l'influence; les prêtres ont fait office de conciliateurs. On s'est fait dévot pour avoir entrée dans les salons légitimistes. Les fonctionnaires ont donné l'exemple; on s'est salué et souri à la messe, et les femmes du tiers se sont précipitées avec ardeur dans la légitimité, car les femmes ne font rien à demi…

L’idéalisme politique de George Sand devait subir de rudes assauts lorsqu’elle vit, en mars-avril 1871, se développer ce qu’elle appelle «l’horrible aventure» de la Commune. Elle ne reconnaissait plus, alors, le peuple «naïf, généreux, indulgent» qu’elle avait cru voir en 1848 dans les rues de Paris.

23 mars 1871 : L'horrible aventure continue. Ils rançonnent, ils menacent, ils arrêtent, ils jugent. Ils empêchent les tribunaux de fonctionner. Ils ont exigé de la banque un million, de Rotchild cinq cent mille francs. On a peur, on cède. On commence à se battre dans les rues; à la place Vendôme, ils ont fait feu et tué plusieurs personnes d'une manifestation non amie. Ils ont pris toutes les mairies, tous les établissements publics. Ils pillent les munitions, les vivres. On sent qu'ils ne savent déjà que faire de leur coup de main. 
22 avril 1871 : Ce qui se passe à Paris ne me paraît pas du tout un symptôme social et humanitaire… La démocratie n’est ni plus haut ni plus bas après cette crise de vomissement… Ce sont les saturnales de la plèbe après celles de l’Empire.

Finalement, donc, l’évolution de George Sand en politique ressemble assez à l’évolution de sa conception de l’amour : l’idéalisme des débuts a été remplacé par une vision plus désabusée, mais aussi plus lucide.

Il en a été de même dans le domaine religieux, où le catholicisme s’est révélé comme l’ennemi des conceptions idéales et mystiques qu’il avait d’abord éveillées en elle.


L'IDÉALISME À L'ÉPREUVE DE LA RELIGION

Dans sa jeunesse, George Sand avait rencontré, bien sûr, Rousseau et Chateaubriand, le Génie du Christianisme et la Profession de foi du vicaire savoyard. Puis, quand elle se retrouva élève au couvent des Dames Augustines anglaises, elle s’était senti très vite l’âme d’une mystique.

Cette identification complète avec la divinité se faisait sentir à moi comme un miracle. Je brûlais littéralement, comme sainte Thérèse; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m’apercevoir du mouvement de mon corps… Sans mon confesseur, qui me donna pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusements de mon âge, je crois bien que je serais, à l’heure qu’il est, ou folle ou religieuse cloîtrée. Je cherchais Dieu dans le rayon d’une étoile, et je me souviens que, dans les sombres nuits d’automne, je voyais des monceaux de nuages lourds courir sur ma tête et me voiler le firmament: «Hélas! me disais-je, c’est ainsi que tu m’échappes toujours, ô toi que je poursuis!»

En fait, George Sand se découvrit très vite chrétienne évangélique. Aussi ne pouvait-elle se satisfaire d’une religion, quelle qu’elle fût, qui impose ses dogmes et ses rites, qui fait apprendre par coeur les prières. Assister à la messe l’éloignait chaque fois un peu plus d’une religion qui, pour elle, devait consister surtout dans une méditation personnelle de l’Évangile et dans une vie conduite selon les principes indiqués par le Christ.

J’allais tantôt à ma paroisse de Saint-Chartier, tantôt à celle de La Châtre. Au village, c’était la vue des «bons saints» et des «bonnes dames» de la dévotion traditionnelle, horribles fétiches qu’on eût dit destinés à effrayer quelque horde sauvage; les beuglements absurdes de chantres inexpérimentés, qui faisaient en latin les plus grotesques calembours de la meilleure foi du monde; et les bonnes femmes qui s’endormaient sur leur chapelet en ronflant tout haut; et le vieux curé qui jurait au beau milieu du prône contre les indécences des chiens introduits dans l’église. A la ville, c’étaient les toilettes provinciales des dames, leurs chuchotements, leurs médisances et cancans apportés en pleine église comme en un lieu destiné à s’observer et à se diffamer les unes les autres; c’était aussi la laideur des idoles et les glapissements atroces des collégiens qu’on laissait chanter la messe, et qui se faisaient des niches tout le temps qu’elle durait. Et puis tout ce tripotage de pain bénit et de gros sous qui se fait pendant les offices, les querelles des sacristains et des enfants de choeur à propos d’un cierge qui coule ou d’un encensoir mal lancé. Tout ce dérangement, tous ces incidents burlesques m’étaient odieux. Je ne voulais pas songer à rompre avec les pratiques obligatoires, mais j’étais enchantée qu’un jour de pluie me forçât à lire la messe dans ma chambre et à prier seule à l’abri de ce grossier concours de chrétiens pour rire.

Encore une fois, l’idéal avait été contredit par une réalité qui en était trop éloignée pour que George Sand puisse s’en satisfaire. Cela explique sa rupture avec le catholicisme, dont elle refusait les notions de péché originel et d’enfer, et qu’elle considérait comme «une doctrine de mort».

En 1838, pour faire le point sur sa propre évolution spirituelle, elle écrivit Spiridion, une oeuvre largement marquée du mysticisme humanitaire de Pierre Leroux et qui compta beaucoup dans la formation intellectuelle de Renan. Spiridion, c’est le récit des luttes et des combats vécus par des hommes qui aspirent aux vérités éternelles et que les religions ont déçus, parce qu’elles se sont écartées des doctrines primitives.

Dans un article peu connu de 1868, intitulé A propos de botanique, George Sand affirme la nécessité pour chacun de «trouver lui-même son Dieu par les moyens qui lui sont propres». Aussi, refusant les croyances toutes faites, chercha-t-elle à établir peu à peu, par une réflexion parfois hésitante, un système personnel, un système qui se révèle radicalement optimiste, fondé sur l’hypothèse d’un progrès général de l’esprit humain. George Sand croit volontiers en des réincarnations successives de l’esprit dans un nouveau corps, chacune s’accompagnant d’une amélioration ou d’une régression, en fonction de son mérite, dans chaque existence séparée, car l’humanité, dit-elle, est «indéfiniment perfectible».

Comme Quinet l’a démontré, les races et les espèces — qu’elles se succèdent ou qu’elles sortent les unes des autres — tendent toujours — sauf les lacunes, les déviations et les effondrements — à constituer un type plus parfait qui est comme le rêve éternel, l’idéal inassouvi de la nature. Il en est de même de l’esprit humain: il veut s’élever, se compléter, s’épurer. Ça a toujours été là ma conviction, mon fil conducteur, moi qui ai voulu voir l’homme à travers le prisme de la nature.  Pourquoi l’être que je suis ne se dissoudrait-il pas en une multitude d’êtres, sans conscience du moi que je suis, pour se reconstituer lentement en un être qui serait encore moi, tout en étant un être meilleur que moi? Qui sait?

Ce besoin que George Sand a eu de construire sa propre foi — non sur des dogmes acceptés, mais sur une recherche personnelle des raisons de croire ou de nier — confirme l’image qu’elle nous a laissée d’une femme libre… Celle qui avait conquis sa liberté dans une société très contraignante pour les femmes, a su, dans sa vie amoureuse, politique ou religieuse, vivre non pas sur des idées reçues, mais selon des idées qu’elle s’était données elle-même, par une conciliation difficile entre l’idéal et la réalité des choses.

Car la George Sand romantique ne perdait jamais le contact avec le réel. Elle savait laisser un moment sa plume et ses rêves romanesques pour aller au jardin ramasser des fruits et faire des confitures. C’est cette grande richesse de George Sand que Huguette Bouchardeau a voulu souligner en ajoutant, à l’ouvrage qu’elle lui a consacré il y a douze ou treize ans, ce sous-titre mystérieux : «La Lune et les sabots».

Tout au long de son existence, George tisse des rêves: elle s’exalte pour le couvent, elle correspond des années durant avec un amoureux platonique, elle vibre à des utopies. La Lune… Pourtant la noctambule de l’idéal garde les pieds dans ses sabots: elle se mêle de gagner sa vie, elle ménage sa maison de main de maître, elle garde le contact charnel et quotidien avec les choses de la vie. La lune et les sabots. Femme entre terre et ciel. Elle avait écrit, un jour d’émotion, à Gustave Flaubert:  Il n’est qu’un seul bonheur : aimer les exceptions, donc je vous aime…» Qui n’aurait envie de lui retourner la formule ?

Après avoir tenté d'entrer dans l’intimité de cette femme libre que fut George Sand, nous allons maintenant nous intéresser à l’artiste, à celle qui — ayant choisi l’écriture pour gagner sa vie — fut finalement reconnue comme leur égale par les plus grands auteurs de son siècle.

Et, d’abord, on peut s'étonner de la place que la dame de Nohant a tenue au confluent de tous les arts de son époque.


UNE ARTISTE AU CONFLUENT DES ARTS

Car enfin, voilà une femme qui a été intimement liée au monde de la poésie grâce à Alfred de Musset, au monde de la musique grâce à Chopin et Liszt, au monde du chant par Pauline Viardot, au monde de la peinture par Delacroix, au monde du théâtre par Marie Dorval et Dumas fils, au monde de la critique par Sainte-Beuve, au monde du roman par Balzac et Flaubert…

Etonnons-nous aussi de la destinée de ce petit château du Berry où l’on entendit jouer Franz Liszt et Chopin, où l’on vit peindre Delacroix, où Flaubert rencontra Tourgueniev.

C’est en 1837 que Franz Liszt vint à Nohant avec sa maîtresse, Marie d’Agoult (qu’on appelle Arabella); et George Sand eut conscience du grand privilège que c’était d’entendre jouer dans ce cadre le jeune pianiste hongrois.

La chambre d'Arabella est au rez de chaussée, sous la mienne. Là est le beau piano de Franz, au dessous de la fenêtre d'où le rideau de verdure des tilleuls m'apparaît, la fenêtre d'où partent ces sons que l'univers voudrait entendre, et qui ne font ici de jaloux que les rossignols. Quand Franz joue du piano, je suis soulagée. Toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts s'exaltent. J'aime ces phrases entrecoupées qu'il jette sur le piano, et restent un pied en l'air, dansant dans l'espace comme des follets boiteux. Les feuilles des tilleuls se chargent d'achever la mélodie, tout bas, avec un chuchotement mystérieux, comme si elles se confiaient l'une à l'autre le secret de la nature…

Nohant reçut également à plusieurs reprises la cantatrice Pauline Viardot, la soeur de la Malibran. En 1872, elle y vint avec ses deux filles:

Quelle journée, quelle émotion, quelle pénétration musicale ! Pauline chante dans le jour et le soir… Elle est toujours plus sublime, incomparable. Je pleure comme un veau… Les fillettes Viardot ont chanté délicieusement… Des voix de cristal. Mais Pauline, Pauline, quel génie !… Elle fait chanter ses fillettes et chante avec elles la Fra Galina, qu'elle a mise en trio ; c'est charmant. Et puis elle chante Alceste: «Divinités du Styx…» C'est beau, beau. C'est un frisson, une émotion à tout rompre. J'en suis ivre. Cela m'empêche de penser à autre chose…

On a peine à imaginer la richesse de ces soirées de Nohant où, autour de la grande table de la salle à manger, conversaient Chopin, Delacroix et George Sand. Dans ses Impressions et Souvenirs, celle-ci évoque les moments où Chopin composait sous le regard du peintre, établissant — avant Baudelaire, avant Rimbaud — des « correspondances » entre les sensations visuelles et auditives.

Chopin est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise comme au hasard. Il s’arrête. Il reprend, sans avoir l'air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu de teintes douces, qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne, et nous voilà dans l'azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie; ils remplissent le ciel; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d'opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons d'une nuit d'été. Nous attendons le rossignol. Un chant sublime s’élève.

Sous le prétexte de donner des leçons à Maurice Sand, Delacroix essayait d’expliquer les subtilités de son art, mettant en lumière, lui aussi, des rapports entre la peinture et la musique.

Maurice veut que Delacroix lui explique le mystère des reflets, et Chopin écoute, les yeux arrondis par la surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique. L’harmonie en musique, dit-il, ne consiste pas seulement dans la constitution des accords, mais encore dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur enchaînement, dans ce que j’appellerais, au besoin, leurs reflets auditifs. Eh bien, la peinture ne peut pas procéder autrement! Tiens! donne-moi ce coussin bleu et ce tapis rouge. Plaçons-les côte à côte. Tu vois que là où les deux tons se touchent, ils se volent l’un l’autre. Le rouge devient teinté de bleu; le bleu devient lavé de rouge et, au milieu, le violet se produit. Tu peux fourrer dans un tableau les tons les plus violents; donne-leur le reflet qui les relie, tu ne seras jamais criard. Est-ce que la nature est sobre de tons? Est-ce qu’elle ne déborde pas d’oppositions féroces qui ne détruisent en rien son harmonie? C’est que tout s’enchaîne par le reflet. On prétend supprimer cela en peinture, on le peut, mais alors il y a un petit inconvénient, c’est que la peinture est supprimée du coup.

George Sand s’était facilement intégrée à ce monde étrange des écrivains romantiques, ces poètes ou ces romanciers qui nourrissaient leurs oeuvres de leur propre vie et de celle de leurs proches, au point de ne plus distinguer très clairement ce qui était la réalité de ce qui était du domaine de la fiction littéraire.


UNE VIE ENTRE RÉEL ET ROMAN

Et si leur vie — leur vie sentimentale en particulier — nous paraît parfois compliquée, c’est qu’il s’agissait pour eux de multiplier les expériences afin d’en enrichir leurs romans, leurs poèmes ou leurs pièces.

Ainsi George Sand savait bien que Jules Sandeau s’était servi d’elle pour créer son personnage de Marianna. Elle savait bien que Musset l’avait mise dans sa Confession d’un enfant du siècle sous le nom de Brigitte Pierson. Et elle avait parfaitement conscience que, dans les lettres excessives et passionnées qu’il lui envoyait, Musset ne faisait qu’esquisser ses futurs poèmes des Nuits. D’ailleurs, après leur rupture, le poète n’avait-il pas demandé à récupérer ses lettres, pour en reprendre les termes dans une oeuvre qui, disait-il, devait transformer leur brève aventure en un amour immortel?

Et c’est ainsi qu’elle retrouva, dans le poème Souvenir, la transfiguration poétique d’une promenade, somme toute banale, qu’ils avaient faite ensemble dans la forêt de Fontainebleau.

J’espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir
En osant te revoir, place à jamais sacrée,
O la plus chère tombe et la plus ignorée
Où dorme un souvenir !
[…]
Je me dis seulement : « A cette heure, en ce lieu,
Un jour je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l'emporte à Dieu !

Quand Jules Sandeau apprit que, dans ses Illusions perdues, Balzac s’inspirait de sa liaison avec George Sand, il s’en inquiéta… non pas parce qu’il y voyait un usage indiscret de sa vie sentimentale, mais parce que lui-même était occupé à écrire sur le même thème et que Balzac risquait de lui faire concurrence.

Qu'est ce que les Illusions perdues? On m'écrit de Paris que c’est mon histoire avec la personne que vous savez. On assure que chaque page de votre livre est un jour de ma jeunesse. Deux choses m'inquiètent en tout ceci. La première, c'est que, par amitié pour moi, vous ne vous soyez fait trop sévère à l'égard de l'autre personne. La seconde, c'est qu'écrivant moi même à cette heure cette fatale histoire, je n'arrive après coup. Vous comprenez qu'Ulysse, écrivant ses mémoires après l'Odyssée, n'eût été qu’un sot et un drôle.

George Sand se retrouva peinte par Balzac également dans son roman Béatrix, sous le nom de Félicité des Touches. Le portrait était flatteur : «Elle a du génie et mène une de ces existences exceptionnelles que l'on ne saurait juger comme les existences ordinaires…». En revanche, le personnage de Béatrix de Rochefide était une sévère satire de Marie d'Agoult, qui fut ulcérée. Quant à Franz Liszt, avec sa coutumière dignité, il refusa de se fâcher et même de se reconnaître dans le personnage de Gennaro Conti. Telle était la règle du jeu dans cette société des écrivains romantiques. Et George Sand n’hésita pas, elle aussi, à créer des personnages en puisant dans le vaste réservoir de ses amis et relations. Elle y révèle une grande acuité de vue et un don certain pour le portrait satirique. Par exemple, Frédéric Chopin est dans Lucrezia Floriani; son portrait, qui peut paraître féroce, était, disait-on, assez bien vu.

C'est alors qu'il était véritablement insupportable, parce qu’il voulait raisonner et soumettre la vie réelle, à laquelle il n’avait jamais rien compris, à des principes qu'il ne pouvait définir. Alors il trouvait de l'esprit, un esprit faux et brillant, pour torturer ceux qu'il aimait. Il était persifleur, guindé, précieux, dégoûté de tout. Il avait l'air de mordre tout doucement, pour s'amuser, et la blessure qu'il faisait pénétrait jusqu'aux entrailles. Ou bien, s’il n'avait pas le courage de contredire et de railler, il se renfermait dans un silence dédaigneux, dans une bouderie navrante…

Dans son roman Horace, George Sand s’est servie de Marie d’Agoult pour le personnage de la vicomtesse de Chailly. La satire ne déformait pas beaucoup la réalité et Marie d’Agoult y était peinte avec une lucidité sans indulgence.

Sa maigreur était effrayante et ses dents problématiques, mais elle avait des cheveux superbes, toujours arrangés avec un soin et un goût remarquables; sa main était longue et sèche, mais blanche comme l'albâtre et chargée de bagues de tous les pays du monde. Elle possédait une certaine grâce, qui imposait à beaucoup de gens. Enfin elle avait ce qu'on peut appeler une beauté artificielle… Elle se piquait de savoir, d'érudition et d'excentricité. Elle avait lu un peu de tout, même de la politique et de la philosophie; et vraiment c'était curieux de l'entendre répéter à des ignorants, comme venant d'elle, ce qu’elle avait appris le matin dans un livre, ou entendu la veille de quelque homme grave. Enfin elle avait ce qu'on peut appeler une intelligence artificielle. La vicomtesse de Chailly était issue d'une famille de financiers, qui avait acheté ses titres sous la Régence; mais elle voulait passer pour bien née et portait des couronnes et des écussons jusque sur le manche de ses éventails. Elle était d'une morgue insupportable avec les jeunes femmes et ne pardonnait pas à ses amis de faire des mariages d'argent. Du reste elle accueillait assez bien les jeunes gens de lettres et les artistes. Elle tranchait avec eux de la patricienne tout à son aise, affectant, devant eux seulement, de ne faire cas que du mérite. Enfin elle avait une noblesse artificielle comme tout le reste, comme ses dents, comme son sein, et comme son cœur…

On ne peut nier que George Sand avait un réel talent d’écriture. Le poète allemand Henri Heine — qui avait pour elle un peu d’amour et beaucoup d’admiration — la disait même «le plus grand poète de la prose que possèdent les Français».


UN GRAND POÈTE DE LA PROSE

Ce jugement peut paraître excessif. Pourtant, dans la masse des écrits de George Sand — dans les romans, les essais, les lettres ou même les journaux intimes — il est possible de rencontrer des pages d’une très belle venue et d’une qualité d’écriture digne des meilleurs. Comme, par exemple, cette page qui évoque le passage des grues, la nuit, au-dessus des campagnes berrichonnes :  

C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l’oeil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement; et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes; car ces oiseaux voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur arrive parfois de perdre le vent… Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres tournoyer parfois assez longtemps au-dessus des maisons; et, comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de crainte et de malaise sympathique, jusqu’à ce que cette nuée sanglotante se soit perdue dans l’immensité.

On trouve ce texte dans l’appendice du roman le plus célèbre de George Sand, La Mare au Diable.

Dans ses Entretiens journaliers avec le très docte et très habile docteur Piffoël (le docteur Piffoël, c’est elle-même, qui se donnait ce nom par plaisanterie à cause d’un nez — d’un "pif" — qu’elle trouvait un peu trop développé dans la famille Dupin), elle évoque une soirée d’été sur la terrasse de Nohant — avec Franz Liszt et Marie d’Agoult — où la musique et la danse s’associèrent pour composer une sorte de féérie nocturne.

Ce soir-là, pendant que Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse se promenait dans l’ombre autour de la terrasse; elle était vêtue d’une robe pâle, un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa taille élancée. Elle marchait d’un pas mesuré qui semblait ne pas toucher le sable et décrivait un grand cercle coupé en deux par le rayon d’une lampe, autour de laquelle toutes les phalènes du jardin venaient danser des sarabandes délirantes. La lune se couchait derrière les grands tilleuls et dessinait dans l’air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un calme profond régnait parmi les plantes, la brise était tombée mourante, épuisée sur les longues herbes aux premiers accords de l’instrument sublime.
Nous étions tous assis sur le perron; nous ne pouvions détourner nos regards du cercle magnétique tracé devant nous par la muette sibylle au voile blanc. Tous ses mouvements avaient tant de grâce et d’harmonie qu’on eût dit que les sons sortaient d’elle comme d’une lyre vivante. Lorsqu’elle traversait lentement le rayon de la lampe, son voile blanc dessinait sur le fond noir du tableau des contours fins et déliés, tandis que le reste flottait vague et vaporeux dans le mystère de la nuit. Elle ne semblait pas s’enfoncer sous les voûtes obscures du feuillage: l’obscurité semblait la prendre et l’entraîner dans ses profondeurs en épaississant autour d’elle des rideaux de ténèbres. Au bout de la terrasse, elle était à peine visible; puis elle se perdait tout à fait dans les sapins et reparaissait tout à coup dans le rayon de la lampe, comme une création spontanée de la flamme. Puis elle s’effaçait encore et flottait, indécise et bleuâtre, sur la clairière. Enfin elle vint s’asseoir sur une branche flexible, qui ne plia pas plus que si elle eût porté un fantôme.
Alors la musique cessa, comme si un lien mystérieux eût attaché la vie des sons à la vie de cette belle femme pâle, qui semblait prête à s’envoler vers les régions de l’intarissable harmonie. Elle se leva, glissa par un inexplicable mouvement d’ascension vers le haut du perron et disparut dans la salle ténébreuse. Un instant après, nous vîmes une vraie châtelaine du moyen âge traverser la salle voisine à la clarté des flambeaux. Sa chevelure blonde rayonnait comme une auréole d’or, et son voile blanc, jeté sur ses épaules, voltigeait comme un nuage dans le mouvement rapide et léger de sa démarche impérieuse. Les doigts errant sur le piano firent silence, les flambeaux s’éteignirent et la vision rentra dans la nuit.

Qui ne se souvient du poème qu’a écrit le jeune Rimbaud en 1870, Le Dormeur du Val? Eh bien, il semble que ce soit un passage de Lélia — la découverte par Marcus du corps de Sténio — qui ait donné à Rimbaud l’idée de décrire un jeune homme que l’on croit endormi et qui se révèle être un cadavre…

Au bord de l’eau tranquille, sur un tapis de cresson d’un vert tendre et velouté, dormait pâle et paisible un jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie mais dont le bassin est encore plein et limpide. Ses pieds étaient enterrés dans le sable de la rive; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés; d’autres agitaient leurs robes de gaze bleue sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre.

Et puis, si elle a — peut-être — inspiré Rimbaud, George Sand s’est intéressée, avant les surréalistes, aux états hallucinatoires et aux rêves, ces «chimères du sommeil» qui sont, dit-elle, «l’imprévu en toute sa puissance, l’impossible accepté d’avance, la fête sans frein de l’imagination». Quelques pages que, dans un séjour près de Toulon, elle a écrites pour son ami Rollinat, contiennent par exemple l’évocation d’une «nuée blanche» descendant sur le jardin de Nohant.

Ici le rêve retombe dans le vague et je me retrouve dans mon jardin de Nohant, contemplant une grosse nuée blanche, étincelante dans un ciel très bleu. Le nuage épais, toujours nacré, a envahi tout le ciel. La nuée blanche, devenue solide et compacte, descend avec une lente majesté. Je reconnais bientôt que c’est un incommensurable glacier qui approche, la tête en bas, et qui forme voûte sur nos têtes, sauf une trouée oblique où les rayons du soleil se glissent encore et jettent — sur ce monde prêt à se poser doucement, mais irrévocablement sur le nôtre — les plus splendides reflets. Les vallées profondes, vues par nous comme des entonnoirs qui vont nous couvrir, brillent comme le saphir. Les aiguilles de glace, irisées comme le diamant, sont prêtes à nous clouer sous leurs pointes gigantesques. Cela devient effrayant et sublime. En même temps, la surface de notre monde se congèle à cette approche redoutable et se hérisse à son tour d’aiguilles de glace, sortant brillantes du sol couvert de neige bleuâtre. Nous étions dans une clarté glauque qui ressemblait à celle d’un aquarium; la voûte s’abaissait sur nous et cela se passait sans bruit, sans secousse, sans que l’humanité, déjà disparue, eût eu l’air de s’en apercevoir.

Cette vision fantastique a été imaginée en 1861, à une époque où George Sand approche de la soixantaine et est de plus en plus attachée à son cher Berry.

Désormais, pour les gens de La Châtre, l’impertinente Aurore Dupin, la scandaleuse Madame Dudevant est devenue «la bonne dame de Nohant».


LA BONNE DAME APAISÉE

Maintenant, elle vit avec un compagnon, le graveur Manceau (encore un artiste !). Avec lui, elle va régulièrement faire de courts séjours dans une toute petite maison qu’ils ont découverte à Gargilesse, au bord de la Creuse. Elle a réussi enfin à marier son fils Maurice, qui a épousé la fille d’un autre graveur, Calamatta, et qui lui a donné deux petites filles, Aurore et Gabrielle.

Comme elle a besoin de gagner sa vie, elle publie régulièrement plusieurs titres chaque année ; de plus, elle multiplie les articles dans les revues, dans Le Temps, dans La Revue des deux Mondes. En 1869, elle réédite cinquante-cinq de ses ouvrages, ce qui est une bonne preuve de son succès littéraire. Désormais c’est une femme célèbre: parmi les deux ballons qui réussiront à quitter Paris assiégé en 1870, l’un ne s’appelait-il pas le George-Sand!

Elle retourne presque chaque année à Paris, mais s’attache de plus en plus à Nohant. Elle y vit depuis plus de soixante-dix ans, et pourtant elle ne se lasse pas d’en découvrir les beautés.

9 janvier 1876 — Que Nohant est beau dans dans ce moment-ci! C’est une vraie nappe de neige avec les pins et les cèdres blancs jusqu’aux pointes des rameaux. Avec cela, un beau clair de lune tous les soirs. Quand on a les yeux pleins de la lumière rougeâtre des appartements et qu’on regarde dehors cette douce clarté bleue, on est comme rafraîchi et enchanté par cet autre monde féérique dont une vitre nous sépare. On en a toute la poésie sans en sentir la morsure. La vie est comme cela pleine de petits plaisirs innocents et qui ne coûtent rien.

Dans sa demeure berrichonne, elle concilie facilement travaux littéraires et vie bourgeoise. On joue à des jeux et, surtout, on fait du théâtre, sur une petite scène installée dans la maison, sorte de laboratoire d’essai pour une douzaine de pièces qu’elle fait jouer ensuite sur diverses scènes parisiennes. Depuis 1847, on y manipule des marionnettes, qui sont fabriquées par Maurice et habillées par George Sand elle-même.

Le théâtre se composait au début d’un léger châssis garni d’indienne à ramages et de sept acteurs taillés dans une souche de tilleul: M. Guignol, Pierrot, Purpurin, Combrillo, Isabelle, della Spada, capitan, Arbaït, gendarme, et un monstre vert. Je réclame la confection du monstre dont la vaste gueule, destinée à engloutir Pierrot, fut formée d’une paire de pantoufles doublées de rouge, et le corps d’une manche de satin bleuâtre. Si bien que ce monstre, qui existe encore et qui n’a cessé de porter le nom de monstre vert, a toujours été bleu! Tout cela exigea d’assez longs tâtonnements. Aujourd’hui tout fonctionne au gré de l’opérant et une lanterne à lumière électrique permet les apothéoses. Presque toujours on donnait des parodies de mélodrames ou des pièces bouffonnes: L’Auberge du haricot vert, Les Filles brunes de Ferrare, Le Spectre chauve, L’Ermite de la marée montante, La Cadavre récalcitrant, etc. Mon fils, à mesure que ma vie se fixait davantage à la campagne, tenait à m’y donner les plaisirs de la fiction, si nécessaires à ceux qui la cultivent pour leur compte et qui s’en lasseraient, si l’invention des autres ne les distrayait point de leur propre contention d’esprit.

Dans cette maison bourgeoise de Nohant, où l’on sait si bien vivre et s’amuser, George Sand reçoit de vieux amis, et pas des moindres: Théophile Gautier, Flaubert, Tourgueniev. Grâce au Journal des Goncourt, nous avons conservé le récit que fit Gautier de sa visite à Nohant en 1863, écho de la visite de Balzac, vingt-cinq ans plus tôt.

Je suis arrivé le soir. C'est loin du chemin de fer. On a mis ma malle dans un buisson. Je suis entré par la ferme, au milieu de chiens qui me faisaient une peur!… On m'a fait dîner. La nourriture est bonne, mais il y a trop de gibier et de poulet. Moi, ça ne me va pas… Là étaient Marchal le peintre, Mme Calamatta, Alexandre Dumas fils… On déjeune à dix heures. Au dernier coup, quand l'aiguille est sur l'heure, chacun se met à table. Mme Sand arrive, avec un air de somnambule, et reste endormie tout le déjeuner. Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet, ça la ranime. Elle s'assied et se met à causer. Le grand plaisir de causerie de la société, ce sont les plaisanteries stercoraires… Mais, par exemple, pas le plus petit mot sur le rapport des sexes! Je crois qu’on vous flanquerait à la porte si vous y faisiez allusion… A trois heures, Mme Sand remonte faire de la copie jusqu'à six heures. On dîne, seulement on dîne un peu vite, pour laisser le temps de dîner à Marie Caillot. C'est la bonne de la maison, une petite Fadette que Mme Sand a prise dans le pays pour jouer les pièces de son théâtre, et qui vient au salon le soir… Après dîner, Mme Sand fait des patiences sans dire un mot, jusqu’à minuit.

George Sand se considère désormais comme une vieille dame, comme une bonne grand-mère, heureuse d’avoir réussi sa vie. Quant à la vieillesse, elle l’assume avec sérénité et même avec bonheur.

Il me semble qu'on change de jour en jour et qu'au bout de quelques années on est un être nouveau. J'ai beau chercher en moi, je n'y retrouve plus rien de cette personne anxieuse, agitée, mécontente d'elle même, irritée contre les autres. J'avais sans doute la chimère de la grandeur. C'était la mode du temps, tout le monde voulait être grand et, comme on ne l'était pas, on tombait dans le désespoir. J'ai eu bien assez à faire de rester bonne et sincère. Me voilà très vieille, je parcours gentiment ma soixante cinquième année. Par une bizarrerie de ma destinée, je suis beaucoup mieux portante, beaucoup plus forte et plus agile que dans ma jeunesse; je marche plus longtemps; je veille mieux; je m'éveille sans effort après un sommeil excellent… Je suis calme absolument, une vieillesse aussi chaste d'esprit que de fait, aucun regret de la jeunesse, aucune ambition de gloire, aucun désir d'argent si ce n’est pour en laisser un peu à mes enfants et petits enfants. On a tort de croire que la vieillesse est une pente de décroissement: c'est le contraire. On monte et avec des enjambées surprenantes. Le travail intellectuel se fait aussi rapide que le travail physique chez l'enfant. On ne s'en rapproche pas moins du terme de la vie, mais comme d'un but et non comme d'un écueil…

Ayant atteint une vieillesse heureuse, George Sand n’oublie pas, cependant, qu’elle a passé une partie de sa vie à chercher sa propre vérité en religion, en politique, en art de vivre. C’est pourquoi — animée par le souci, qui fut toujours le sien, d’être utile — elle utilise la tribune que le journal Le Temps lui offre dans les années 1871-1872 pour faire le point et livrer ses derniers combats.


LES DERNIERS COMBATS

Méfiante à l’égard des dogmes, très attachée à la liberté de la conscience, elle ne prétend pas détenir la vérité en quelque domaine que ce soit ; mais elle fait des analyses et des propositions essentielles.

Par exemple, dans une série d’articles, en particulier dans celui qu’elle intitula La révolution pour l’Idéal, elle se livre à une analyse critique très lucide de la situation des différents partis politiques et elle fait de multiples propositions concrètes pour l’avenir.

Si les esprits ardents savent se défendre des précipitations funestes, des manies personnelles et des ambitions aveugles, la France commencera, avant qu’il soit dix ans, et sans coup férir, une immense et magnifique révolution. Cette révolution ne sera pas ce que l’Internationale appellerait le triomphe de la démocratie. Non, le pauvre ne dépouillera pas violemment le riche, l’ignorant ne portera pas la responsabilité du pouvoir, une classe illettrée ne s’imposera pas à une nation civilisée comme arbitre de ses destinées. Là est le rêve insensé et stupide. L’équilibre social consistera à donner à tous les moyens de développer leur valeur personnelle quelle qu’elle soit, pourvu que ce soit une valeur et non une inertie. L’ignorance n’est pas le seul obstacle, il y a aussi la misère, c’est-à-dire le manque ou l’excès du travail, et une société qui ne trouverait pas le moyen d’équilibrer la dépense des forces et l’acquisition légitime des saines jouissances serait une société perdue. Mais il faudrait que ceci fût voté par une Assemblée républicaine souveraine. C’est à la fusion sincère des partis qu’il faut demander de préparer ce grand mouvement, cet immense et splendide emprunt sans précédents, qui s’appellera peut-être dans l’histoire : la révolution pour l’idéal.

Écologiste avant la lettre, George Sand met en garde contre la destruction de la nature, qui pourrait entraîner, selon elle, la ruine de l’humanité.

Il  y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que, si ces besoins ne s’imposent pas une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète. Qui sait si les sociétés disparues, envahies par le désert, qui sait si notre satellite que l’on dit vide d’habitants et privé d’atmosphère, n’ont pas péri par l’imprévoyance des générations et l’épuisement des forces de la nature ambiante? En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres. Pendant que, de toutes parts, on bâtit des églises fort laides, ne souffrons pas que les grandes cathédrales de la nature soient arrachées à la vénération de nos descendants. Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront, à l’avenant, des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Je sais bien que beaucoup disent: «Après nous la fin du monde!» C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.

Ayant rejeté pour elle-même le catholicisme, George Sand a conscience qu’il serait dangereux de couper l’humanité de toute foi et de toute espérance et de la priver de certaines valeurs essentielles.

Ce siècle ne peut pas affirmer, mais l'avenir le pourra, j'espère! Croyons au progrès; croyons en Dieu dès à présent. Le sentiment nous y porte. La foi est une surexcitation, un enthousiasme, un état de grandeur intellectuelle qu'il faut garder en soi comme un trésor, et ne pas le répandre sur les chemins en petite monnaie de cuivre, en vaines paroles, en raisonnements inexacts et pédantesques… Laissez donc faire le temps et la science. L’homme ne peut pas prouver que Dieu n'est pas; il ne peut pas davantage prouver que Dieu est: c'est déjà très beau de ne pouvoir le nier sans réplique. Contentons nous de ça, nous qui sommes des artistes, c'est à dire des êtres de sentiment… Nous sentons qu'il est nécessaire que, pour avoir la charité, il faut avoir l'espérance et la foi, de même que, pour avoir la liberté et l'égalité, il faut avoir la fraternité…

En fait, cette forme de sermon est assez inhabituelle chez George Sand, qui, pour engager les autres à penser par eux-mêmes, pour éveiller les consciences, préférait proposer son propre exemple, mettre en lumière ses choix de vie. Nous le comprenons bien maintenant: c’est pour engager les femmes à s’affranchir des multiples préjugés que la société faisait peser sur elles qu’elle avait adopé des attitudes provocatrices, vêtements masculins, cigarette, séparation d’avec son mari, amants multiples et exercice régulier d’une profession. Mais c’est pour montrer aussi que la femme, même affranchie, ne devait pas rompre avec sa vocation particulière qu’elle ne s’engagea pas totalement en politique, qu’elle s’efforça d’être bonne ménagère, bonne mère ou bonne grand-mère.


LA SAGESSE CONQUISE

C’est pourquoi, quand, dans sa vieillesse, elle eut atteint une certaine forme de sagesse, elle voulut continuer à montrer, par son exemple, que le bonheur était possible, malgré les regrets, malgré les deuils, malgré les désordres de la société. C’est une morale optimiste qu’elle affiche, par exemple dans cette lettre à Alexandre Dumas fils.

J'ai, sur la mort, des croyances très douces et très riantes, et je m’imagine n'avoir mérité qu'un sort très gentil dans l'autre vie. Je ne demande pas à être dans le septième ciel avec les séraphins, et à contempler à toute heure la face du Très Haut. D'abord, je ne crois pas qu'il y ait ni face ni profil, et puis, si c'est une grande jouissance d'être aux premières places, ce n'est pas pour moi une nécessité… Je suis optimiste en dépit de tout ce qui m'a déchirée, c'est ma seule qualité peut être. L'univers est grand et beau. Tout ce que nous croyons plein d'importance est si fugitif que ce n'est pas la peine d'y penser. Il n'y a, dans la vie que deux ou trois choses vraies et sérieuses, et ces choses là, si claires et si faciles, sont précisément celles que j'ai ignorées et dédaignées, mea culpa !

Quand George Sand voyait ses amis très pessimistes devant l’avenir, elle leur prêchait une certaine sagesse résignée. En 1872, par exemple, elle écrit à Flaubert, qui vient de dépasser la cinquantaine et qui croit de plus en plus que la vie n’est qu’une «triste plaisanterie».

Faut pas être malade, faut pas être grognon, mon vieux troubadour. Il faut tousser, moucher, guérir, dire que la France est folle, l'humanité bête, et que nous sommes des animaux mal finis; il faut s'aimer quand même, soi, son espèce, ses amis surtout… Mais peut-être que cette indignation chronique est un besoin de ton organisation; moi, elle me tuerait… Peut on vivre paisible, diras-tu, quand le genre humain est si absurde? Je me soumets, en me disant que je suis peut être aussi absurde que lui et qu'il est temps d'aviser à me corriger…

Finalement, George Sand reste pour nous celle qui a su utiliser sa liberté pour se construire progressivement un art de vivre en harmonie avec les autres, avec la nature et avec Dieu, sans fléchir devant les idées reçues, les préjugés moraux, les utopies politiques ou les dogmes religieux.

Et surtout elle reste celle qui n’a été qu’amour : amour pour ses amants, pour ses enfants, pour son Berry qu’elle ne put jamais quitter tout à fait, amour pour la vie, enfin, qu’elle proclame comme l’avait fait Montaigne trois siècles avant elle :

On est heureux par soi même quand on sait s'y prendre : avoir des goûts simples, un certain courage, une certaine abnégation, l'amour du travail et avant tout une bonne conscience. Donc, le bonheur n'est pas une chimère, j'en suis sûre à présent; moyennant l'expérience et la réflexion, on tire de soi beaucoup; on refait même sa santé par le vouloir et la patience… Vivons donc la vie comme elle est, sans ingratitude…

Cet amour de la vie, elle l’avait déjà proclamé à l’âge de vingt-sept ans, lorsqu’elle avait réussi à se libérer de l’emprise conjugale et à quitter Nohant pour aller vivre sa vie:

Vivre! Que c’est doux, que c’est bon,  malgré les chagrins, les maris, les ennuis, les dettes, les parents, les cancans, malgré les poignantes douleurs et les fastidieuses tracasseries ! Vivre, c’est enivrant ! C’est le bonheur, c’est le ciel !


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