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QUI ÉTAIT SAINTE-BEUVE ?


Sainte-Beuve par Bertall

Sainte-Beuve photographié par Bertall vers 1860


Les "campagnes" successives de Sainte-Beuve
Sainte-Beuve dans son siècle
La critique selon Sainte-Beuve
Sainte-Beuve, un homme tourné vers l'avenir


Sainte-Beuve a été un des écrivains célèbres du XIXe siècle. Depuis Marcel Proust, il était « littérairement correct » d’être « contre Sainte-Beuve ». Mais l’anniversaire de sa naissance, en 2004, a été l’occasion d’un mouvement de réhabilitation… Si l’on souhaite vraiment le connaître, et saisir sa pensée, il faut d’abord tenter de connaître l’homme qu’il a été ; c’est ainsi qu'on pliera aux conseils qu’il donnait lui-même :

On ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé, sur un auteur, un certain nombre de questions, et qu’on n’y a pas répondu, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? Etait-il riche, était-il pauvre ? Quelle était sa manière journalière de vivre ? Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même. ("Chateaubriand" dans Nouveaux Lundis, III, 28).

Pour beaucoup Sainte-Beuve est d’abord une silhouette, celle d’un petit bourgeois sans trop de prestance avec, sur la tête, une calotte de soie noire. C’est cette image que les frères Goncourt ont eu le talent de cerner en quelques traits :

Sainte-Beuve arrive avec sa tournure de petit mercier de province qui fait ses farces, tirant de sa poche une petite calotte de soie noire — une calotte à la fois d’Académie et de sacristie — qu’il met sur sa tête contre les courants d’air. C’est un homme petit, assez rond, un peu lourd, presque rustique d’encolure, simple et campagnard de mise. Un grand front dégarni, remontant jusqu’au crâne chauve et blanc. De gros yeux. Le nez long, curieux, friand. La bouche large, au vilain dessin rudimentaire. Le sourire épanoui et montrant des dents blanches. Les pommettes des joues saillantes comme des loupes. Un peu batracien. Le teint de tout ce bas de figure rose et bien nourri. L’air général est d’un homme de province intelligent, sortant d’une bibliothèque, d’un cloître de livres, sous lequel il y aurait un cellier de généreux bourgogne, gaillard et frais. La robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple lui donne l’aspect d’un portier podagre.  (Goncourt, Journal, 1862, p. 879 - 1861, p. 741 - 1867, p. 102.

Le physique de Sainte-Beuve ne donne certes pas une très belle idée du personnage. C’est pourquoi Zola a tenu à nous mettre en garde : « Ce masque de bon gros enfant bien portant était menteur : il y avait des tempêtes sous cette chair pâle ». Et puis, plusieurs autres témoins affirment que ce « bon gros enfant » se révélait un homme délicat, modéré et, surtout qu’il était un véritable « artiste en art de vivre ». C’est ce que confirment quelques phrases par lesquelles lui-même résume sa morale :

Écrire de temps en temps des choses agréables, en lire et d’agréables et de sérieuses — mais surtout ne pas trop écrire — cultiver ses amis, garder de son esprit pour les relations de chaque jour, donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la fleur de soi-même pour le dedans, jouir avec modération — dans un doux commerce, d’intelligence et de sentiments — des saisons dernières de la jeunesse : ainsi se dessinait pour moi le rêve du galant homme littéraire, qui sait le prix des choses vraies et qui ne laisse pas trop le métier et la besogne empiéter sur l’essentiel de son âme et de ses pensées. (Chateaubriand et son groupe littéraire, I, p. 6)

Le contraste est surprenant : sous sa petite calotte de « portier podagre », Sainte-Beuve aurait donc été un homme raffiné. Mais il est un autre contraste, qui a frappé ses contemporains : Sainte-Beuve a toujours vécu dans un cadre étriqué, très petit bourgeois. Ainsi, quand Lamartine est venu le voir chez lui, rue de Vaugirard, il a été frappé par la modestie de son logis.

Sainte-Beuve vivait à Paris avec une mère âgée, sereine, absorbée en lui, dans une petite maison — sur un jardin retiré — dans le quartier du Luxembourg. Ce recueillement, cette mère, cette retraite, ce jardin, ces colombes me plaisaient. Cela me rappelait les presbytères et les aimables curés de campagne que j’avais aimés dans mon enfance. (Harmonies poétiques et religieuses)

Après avoir quitté la rue de Vaugirard, Sainte-Beuve a vécu pendant près de dix ans dans deux pauvres chambres au quatrième étage d’un vieil hôtel, dans l’assez sordide cour du Commerce (au milieu de l’actuel boulevard Saint-Germain). C’est seulement en 1858 qu’il s’est installé dans l’appartement de sa mère, au 11 de la rue du Montparnasse. Solange Clésinger, la fille de George Sand, qui est venue lui faire visite l’année suivante, a décrit ce logis encore très provincial dans une lettre à sa mère : elle a remarqué particulièrement le jardinet, la cuisine « archilavée », et les tables qui, dit-elle, « craquaient sous les bouquins ».

C’est là que Sainte-Beuve recevait ses amis. Il surveillait lui-même la cuisine et sa cave était réputée, car il s’y connaissait en vins. On sait qu’il envia le poète Jean-Baptiste Santeul qui — parce qu’il avait chanté en vers latins les louanges des terroirs bourguignons — avait reçu de là-bas « plusieurs feuillettes de vin de Bourgogne », ainsi que le titre de Santolius Burgundus ! (Causeries du Lundi, XII, p. 52)

Dans cette maison de la rue du Montparnasse, Sainte-Beuve vivait avec quatre femmes — une gouvernante, une cuisinière et deux bonnes — ce qui a fait parfois jaser : « C’est une maison de coquines! », s’est exclamée un jour la princesse Mathilde Bonaparte. Ce qui n’empêcha pas cette même princesse de faire de notre homme un portrait d’une très grande finesse :

Au n° 11 de la rue Montparnasse, j’ai découvert un délicieux petit nid. J’y ai trouvé de fraîches odeurs, de l’isolement, pas trop de lumière. Dans une pièce longue, une très grande table surchargée de livres ; du papier, des plumes ; pas une tache d’encre. Au milieu de tout ce matériel vit un esprit éminent, fin, caustique, insinuant, indulgent ; souriant à toutes les malices ; philosophe à la façon des anciens Grecs, auxquels il ressemble beaucoup par la forme extérieure ; un croyant sans religion ; un philosophe avec des indignations, un scrutateur par curiosité ; enfin un esprit qui comprend tous les esprits, qui les explique tous ; et qui a le rare bonheur de n’avoir de la passion que ce qu’il en faut pour rester juste et impartial.  (cité dans Souvenirs et Indiscrétions, p. 4)

Il ne faut donc pas imaginer Sainte-Beuve en petit bourgeois médiocre ou en bibliothécaire poussiéreux ! Sainte-Beuve a été reçu régulièrement dans les plus brillants salons de Paris. Il y pratiquait l’art de la conversation ou, pour reprendre le terme qu’il a immortalisé, l’art de la « causerie ». C’est ce dont témoigne Baudelaire :

Ceux qui ont l’honneur de connaître intimement l’auteur de Joseph Delorme et de Volupté savent apprécier en lui une faculté dont le public n’a pas la jouissance, nous voulons dire une conversation dont l’éloquence capricieuse, ardente, subtile, mais toujours raisonnable, n’a pas d’analogue, même chez les plus renommés causeurs. (Une réforme à l’Académie, éd. Pléiade, p. 1139)

Et les Goncourt eux-mêmes ont été, eux aussi, frappés par cet art de la conversation que Sainte-Beuve pratiquait à merveille. Ce sont eux qui en ont donné, dans leur Journal, la meilleure analyse :

La petite touche, c’est le charme et la petitesse de la conversation de Sainte-Beuve. Point de grandes lignes, point de grandes pensées, point de ces images qui peignent d’un coup l’idée. Cela est aiguisé, menu, pointu. C’est une pluie de petites phrases qui peignent — mais à la longue — et qui entrent — mais goutte à goutte. Cela est vif, ingénieux, spirituel, mais un peu mince et maigre : imaginez une eau-forte au pointillé. En deux mots, une conversation-femme et une conversation-chatte : elle a du ronron, de la grâce, de la gentillesse, de l’épigramme, de la patte de velours et de la griffe ; ce n’est pas la conversation d’un mâle. (Goncourt, Journal, I, 882)

La « causerie » — c’est-à-dire la conversation entre gens qui fréquentent les mêmes livres et qui échangent leurs impressions — était, pour Sainte-Beuve, socialement importante, car c’est dans les salons — comme au temps de Mlle de Lespinasse — que la pensée peut le plus librement s’exercer :

Je suis resté bien classique, je l’avoue, en fait de salon. Un salon, pour moi, c’est un cercle présidé par une femme, vieille ou jeune, peu importe — et le mieux peut-être est qu’elle ne soit pas trop jeune en effet, car ainsi elle n’éteint pas ce qui l’entoure. On y cause de tout ; on y cause en commun de certains sujets qui intéressent tout le monde ; et on le fait avec de légères discordances et dissonances, dans lesquelles une maîtresse habile de maison — comme un chef d’orchestre sans archet et sans geste — maintient ou rétablit vite l’harmonie. Aucuns des grands sujets n’y sont interdits, mais la liberté sur tous est entière, car, si une fois la conclusion était commandée, s’il y avait d’avance une orthodoxie politique ou religieuse, un credo ou un veto, un nec plus ultra, c’en serait fait de la libre et charmante variété de la parole, qui va comme elle peut et qui trouve dans le feu de la contradiction ses plus vives saillies, son ivresse involontaire. (Nouveaux Lundis, I, p. 226, « Madame Swetchine »)

Mais Sainte-Beuve n’a pas été seulement un homme de salons. En réalité, il y a eu plusieurs Sainte-Beuve, car sa vie a été faite de ce qu’il appelle des « campagnes » successives, au gré des hasards de l’existence (car Sainte-Beuve répétait souvent qu’il n’avait pas véritablement choisi sa vie et que c’est le sort qui avait décidé pour lui). Il insiste aussi pour que ses futurs biographes considèrent chacune de ses « vies » comme formant un tout en elle-même.


LES "CAMPAGNES" SUCCESSIVES DE SAINTE-BEUVE

Le jeune romantique

Charles-Augustin Sainte-Beuve était venu de Boulogne-sur-Mer à Paris pour y faire des études de médecine. Mais, à vingt-cinq ans, il décida qu’il vivrait désormais de sa plume en rédigeant de petits articles pour le journal Le Globe. C’était une position bien médiocre. Sa chance fut, en 1827, de se voir confier le compte rendu de l’ouvrage d’un jeune poète, les Odes et Ballades de Victor Hugo. Sainte-Beuve sut faire honnêtement son travail : il loua tout ce qu’il y avait d’intime dans ce recueil, mais il n’hésita pas à dénoncer le goût du poète pour les acrobaties de forme, les débauches de couleurs, les excès de l’imagination. Hugo, intéressé par cette analyse, voulut rencontrer ce jeune critique, qui devint vite un ami de la famille et se trouva intégré au Cénacle qui s’était constitué autour de Hugo.

Mais il lui restait, bien sûr, à faire ses preuves. Pour cela, Sainte-Beuve a commencé par utiliser ses qualités de chercheur, en publiant un Tableau de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle. C’était une initiative heureuse, car, ce faisant, il offrait à la jeune école romantique tout en même temps une préhistoire et un modèle : le groupe de la Pléiade y apparaissait comme une préfiguration du cercle romantique, Hugo y était présenté comme le Ronsard du XIXe siècle, Sainte-Beuve proposant, implicitement, de tenir, à ses côtés, le rôle qu’avait tenu Du Bellay.

Mais Sainte-Beuve ne s’est pas contenté de se poser en propagandiste de la nouvelle école : il a joué lui-même au jeune romantique. Il a même très bien su se composer un personnage, en se pliant aux divers impératifs qui faisaient alors de quelqu’un un parfait romantique.

D’abord, un jeune romantique se devait d’être mélancolique, comme René. Et Sainte-Beuve a prouvé à ses amis qu’il était tout à fait digne de faire partie de leur Cénacle, puisque les circonstances mêmes de sa naissance le prédestinaient à l’ennui romantique :

Ma mère a perdu mon père la première année de son mariage ; elle était enceinte de moi ; elle m’a donc porté dans le deuil et la tristesse ; j’ai été abreuvé et baigné de tristesse dans les eaux mêmes de l’amnios. Eh bien ! j’ai souvent attribué à ce deuil maternel la mélancolie de mes jeunes années, et ma disposition à l’ennui. (Lettre à Auguste de Frarière, 25 juin 1862 XII; repris dans Sainte-Beuve et ses inconnues, p. 7)

Le deuxième impératif du jeune romantique était d’avoir — comme Julien Sorel et bien d’autres — une liaison avec une femme mariée. Et Sainte-Beuve a jeté son dévolu sur l’épouse du « Maître », sur Adèle Hugo, avec laquelle il a entretenu une correspondance amoureuse secrète et pour laquelle il a écrit des vers passionnés, qu’il devait publier ensuite sous le titre de Livre d’Amour.

Celui qui voulait entrer dans le cercle des romantiques devait aussi voyager, partir en quête de l’exotisme. C’est pourquoi Sainte-Beuve, faisant violence à ses goûts casaniers, alla découvrir l’Angleterre (en 1828), les pays rhénans (en 1829), et, dix ans plus tard, l’Italie (c’est là, à Tivoli, qu’il a rencontré Liszt et Marie d’Agoult).

Comme il était aussi très « romantique » de se battre en duel, on a vu Sainte-Beuve défier sur le pré son ancien maître Paul-François Dubois ; mais, comme il pleuvait ce jour-là, il tenait son pistolet d’une main et son parapluie de l’autre : « Je veux bien être tué, aurait-il dit, mais pas être enrhumé ».

Mais on n’était pas romantique sans publier des vers ou des romans. C’est pourquoi sont nés, en l’espace de huit années, les Poésies de Joseph Delorme (en 1829), Consolations (en 1830), un roman, Volupté (en 1834), suivi de Pensées d’août (en 1837).  Et ces œuvres ne doivent pas être considérés comme des « péchés de jeunesse » du futur critique : jamais Sainte-Beuve ne les a reniées, puisqu’il a republié ses Poésies en 1863 et réédité régulièrement Volupté jusqu’à sa mort.

Les Poésies de Joseph Delorme ne sont parfois qu’une bonne imitation de Lamartine, comme le montrent ces deux échantillons :

Souvent un grand désir de choses inconnues,
D’enlever mon essor aussi haut que les nues,
De ressaisir dans l’air des sons évanouis,
D’entendre, de chanter mille chants inouïs
Me prend à mon réveil ; et voilà ma pensée
Qui, soudain rejetant l’étude commencée,
Et du grave travail, la veille interrompu,
Détournant le regard comme un enfant repu,
Caresse avec transport sa belle fantaisie,
Et veut partir, voguer en pleine poésie…

("Le Calme", Poésies de Joseph Delorme, éd. Antoine, p. 82)

Il est soir : la lune s’élance
Sur son trône mystérieux ;
Les astres roulent en silence ;
Comme un lac immobile, immense,
Mon âme réfléchit les cieux.
Dans les ondes de la pensée,
Dans ce beau lac aux sables d’or,
La voûte des cieux balancée
A mes yeux se peint, nuancée
De couleurs plus molles encore.

("Rêverie", Poésies de Joseph Delorme, éd. Antoine, p. 35)

Il y a aussi, dans un autre poème, la fameuse synecdoque de l’œil noir, qui a beaucoup amusé les amis de Sainte-Beuve et dont Charles Asselineau a tiré un amusante caricature :

oeil

Pour trois ans seulement, oh ! que je puisse avoir
Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir,
Tout le jour du loisir ; rêver avec des larmes ;
Vers midi me coucher à l’ombre des grands charmes ;
Voir la vigne courir sur mon toit ardoisé,
Et mon vallon riant sous le coteau boisé ;
Chaque soir m’endormir en ma douce folie,
Comme l’heureux ruisseau qui dans mon pré s’oublie ;
Ne rien vouloir de plus ; ne pas me souvenir ;
Vivre à me sentir vivre !… Et la mort peut venir.

("Voeu", Poésies de Joseph Delorme, éd. Antoine, p. 77)  

Dans Volupté, on trouve également des passages très « romantiques », comme celui où l’héroïne, Madame de Couaën, se confesse à Amaury.

Soutenue par un flot intérieur profond, elle parla beaucoup et presque seule, dévoilant peu à peu, sous le ciel, tout un lac nocturne de pensées ensevelies. Elle confessait avoir toujours eu un monde en elle-même, un palais brumeux, enchanté, une verte lande sans fin, peuplées de génies affectueux et de songes ; avoir vécu une vie idéale tout intense, toute confiante et longtemps impénétrable aux choses ; mais que c’en était fait enfin chez elle, et plus rudement que chez d’autres, d’un seul coup. Elle disait naturellement de ces choses qui semblaient cueillies sur les traces des Esprits des nuits dans les bruyères maternelles, mais de ces choses relevées avec sagesse et mûries dans un cœur tendre. (Volupté, chap. XVIII, éd. GF p. 248)

Mais le romantisme ne nourrit pas forcément son homme, et Sainte-Beuve, lorsqu’il eut dépassé la trentaine, a compris que ni la poésie, ni le roman ne pourraient suffire à lui assurer un avenir. Aussi a-t-il décidé — « par nécessité de vivre » — de se faire une position stable dans la société.

Le professeur d’Université

Il a pensé alors qu’un travail officiellement reconnu lui offrirait une possibilité d’accès à la carrière universitaire. Reprenant donc des recherches érudites, il travailla cette fois sur le XVIIe siècle et le jansénisme. Cela lui permit, en 1837-1838, de faire une série de cours à Lausanne  (qui lui furent payés 3000 francs), puis de préparer un gros ouvrage sur Port-Royal, dont le premier volume parut en avril 1840 et le dernier seulement en 1859.

Il passa donc plus de vingt ans à étudier le jansénisme, ou plutôt les jansénistes, car, plus que la doctrine, ce sont les hommes qui intéressaient Sainte-Beuve,  intrigué qu’il était par ces « solitaires » aux prises avec le problème de Dieu. Sans entrer véritablement dans les débats théologiques, il essaie de les comprendre ; il essaie, par exemple d’entrer en communion avec Pascal, dont il tente de reconstituer la démarche :

Simple atome pensant en présence de l’Univers, au sein, comme il dit, de ces espaces infinis qui l’enferment et dont le silence éternel l’effraye, sa volonté se roidit, et défend à cet esprit puissant d’aller au hasard. Car sa volonté n’aime pas à se sentir moindre que les choses ; elle se méfie de cet Univers qui l’opprime, de ces infirmités qui, de toutes parts, l’engloutissent et qui vont éteindre en elle — si elle n’y prend garde — son être moral et son tout. Elle a peur d’être subornée, elle a peur de s’écrouler. C’est donc en elle seule — et dans l’idée sans cesse agitée de sa grandeur et de sa faiblesse, de ses contradictions incompréhensibles et de son chaos — que cette pensée se ramasse, qu’elle fouille et qu’elle remue, jusqu’à ce qu’elle trouve enfin l’unique clef, la foi. (Port-Royal, III, 9)

Après le cours de Lausanne, Sainte-Beuve est allé, en 1848, professer à l’Université de Liège, où il a développé un cours sur Chateaubriand (qui venait tout juste de mourir), ce qui lui a permis de mettre à profit tout ce qu’il avait appris personnellement dans le cercle de Mme Récamier. Un ouvrage en est sorti, intitulé Chateaubriand et son groupe littéraire, dans lequel il osait s’attaquer au mythe Chateaubriand, à celui qui, jusqu’à sa mort, avait été en quelque sorte statufié par une admiration contre laquelle personne n’osait encore aller.

J’ai jugé M. de Chateaubriand comme chacun est en droit de le juger aujourd’hui. Il est temps que, pour lui, la vraie critique commence, à moins qu’on ne veuille faire de sa renommée, comme de celle de Bossuet et de Racine, une de ces religions françaises auxquelles on ne peut trouver mot à dire, sous peine d’être excommunié. La dévotion et la critique ne vont guère ensemble. (Chateaubriand et son groupe, t. I, p. 17)

En 1854 Sainte-Beuve a été nommé professeur de Poésie au Collège de France. Comme thème de son cours, il choisit Virgile. Mais les étudiants, qui était en majorité des libéraux, l’ont chahuté et l’ont même empêché d’enseigner. En dédommagement, on l’a nommé, en 1857, maître de conférences à l’Ecole Normale. Il y professa pendant quatre années, dans une relative indifférence des élèves, Sainte-Beuve se révélant curieusement assez mauvais conférencier, lui qui avait été un si brillant « causeur » dans les salons parisiens.

Le chroniqueur littéraire

Mais ces quelques cours à l’Université ne suffisaient pas à lui assurer le pain quotidien : Sainte-Beuve vivait essentiellement du produit des chroniques qu’il envoyait régulièrement aux journaux : le Globe, la Revue de Paris, la Revue des Deux-Mondes, le National, la Revue Suisse, le Constitutionnel… A partir de 1852, il écrivit dans le Moniteur, qui était l’organe du pouvoir, puis dans le Temps, qui était un journal d’opposition. Ce travail de chroniqueur l’obligeait à mener une vie de bénédictin profane, avec l’aide de quelques collaborateurs qui faisaient pour lui des recherches en bibliothèque, d’un secrétaire qui recopiait les versions successives des articles, et de coursiers qui allaient porter la copie au journal, afin qu’ils paraissent chaque lundi. Et, après leur parution dans la presse, tous ces articles étaient regroupés dans plusieurs volumes sous les titres de Portraits littéraires, de Galeries de femmes, de Causeries du lundi, ouvrages qui ont été souvent réédités du vivant même de leur auteur.

C’est alors qu’on prend conscience de la grande puissance de travail de Sainte-Beuve, puisque qu’on sait que cette activité très intense ne l’empêchait pas d’écrire de nombreuses lettres, de dîner presque tous les soirs en société, de recevoir des amis. Ces travaux étaient néanmoins pour lui un peu des travaux forcés. De même qu’il avait terminé son Port-Royal dans un état de satiété et d’exaspération, de même, la cinquantaine atteinte, il s’impatientait de devoir fournir chaque semaine de la copie, sans avoir le temps de souffler.

Il me semble que j’ai manqué la vie ; mon idéal était quelque petite retraite à portée de la ville — comme qui dirait l’île Barbe — et là quelques vers, quelque beau travail de choix ; non sans la conversation, de temps en temps, des poètes, des solitaires comme moi, et des amis. Au lieu de cela, je suis, presque à cinquante ans, obligé de ramer sans interruption pour arriver à la petite et stricte indépendance dont j’aurai à peine le temps de jouir, si j’y atteins. (Correspondance de Sainte-Beuve avec Collombet, éd. Latreille et Roustan, p. 270)

Il ne faut pas oublier que Sainte-Beuve s’est fait critique littéraire, parce qu’il n’a pu devenir un véritable écrivain, ses tentatives comme poète et comme romancier n’ayant pas été de francs succès. Il ne s’en est d’ailleurs jamais caché. Dès 1833 — alors qu’il n’avait pas encore renoncé à la carrière d’écrivain — il le confesse dans une de ses lettres :

Je continue mon existence assez vigilante de spectateur, de témoin qui prend des notes, mon métier, en un mot, de critique et de raisonneur. Cela devient décidément ma vocation courante, celle dont je vis matériellement et qui doit à la longue imprimer une tournure inévitable à mon esprit. J’aurais préféré, certes, la vie de l’Art, en faisant autant que possible de la Poésie un acte de foi, une prière, une aspiration sous une forme plus ou moins ardente. Mais cette vie-là — à laquelle eussent répondu des facultés profondes de mon  être — me devient de jour en jour plus difficile. (Correspondance, I, lettre du 12 janvier 1833)

Ce n’est pas sans réticences qu’il acceptait d’être désigné comme « critique ». Il aurait voulu qu’on reconnaisse plutôt qu’il avait réinventé deux genres littéraires, la « causerie » et le « portrait ». On lit, par exemple, en tête du chapitre sur Madame de Charrière :

Est-ce de la critique que nous faisons en esquissant ces portraits ? Nous-même, avouons-le, nous en doutons. Ce cadre — où la critique, au sens exact du mot, n’intervient que comme fort secondaire — n’est, dans ce cas-là, qu’une forme particulière pour produire nos propres sentiments sur le monde et sur la vie, pour exhaler, avec détour, une certaine poésie cachée. C’est un moyen quelquefois, au sein d’une Revue grave, de continuer peut-être l’élégie interrompue. En choisissant avec prédilection des noms peu connus ou déjà oubliés, nous obéissons à ce goût qui fait produire à d’autres, plus heureux d’imagination, tant de nouvelles et de romans. Seulement, nos personnages, à nous, n’ont rien de créé, même quand ils semblent le plus imprévus. Ils sont vrais, ils ont existé. C’est souvent l’intérêt unique de ces petites nouvelles à un seul personnage. ("Madame de Charrière", Portraits de femmes, p. 489)

On comprend pourquoi Sainte-Beuve a suggéré qu’on écrive sur sa tombe : « Sainte-Beuve, écrivain, auteur d’élégies et de portraits » : c’était pour ne pas laisser derrière lui l’étiquette de « critique littéraire ». Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il n’est pas rare de rencontrer, dans tel de ses articles, des morceaux littérairement bien venus. Par exemple, au début de son chapitre sur l’abbé de Choisy, rivalisant avec La Bruyère, il veut avant tout emporter l’adhésion de ses lecteurs par la qualité de l’écriture satirique :

L’abbé de Choisy aimait à se déguiser ; dans son enfance et dans sa jeunesse, on l’avait accoutumé à s’habiller en fille ; il en garda le goût, et l’on assure que, bien plus tard même — et à l’âge où il rougissait le plus de cette manie efféminée — il s’enfermait encore pour se mettre en douairière, soupirant, hélas ! de ne plus pouvoir s’étaler en marquise galante ou en bergère. Sa carrière, qui dura quatre-vingts ans, compose une mascarade complète. Jolie créature dans son enfance, vieillard très agréable et très goûté malgré les années, il ne put jamais réparer les fautes de sa première vie, ni couvrir les frivolités de son caractère. Il peut encore être étudié aujourd’hui comme une curiosité du grand siècle et comme une gentille bizarrerie de la nature. (Causeries du Lundi, III, p. 428-429)


SAINTE-BEUVE DANS SON SIÈCLE

Ses imitations des auteurs classiques, son goût pour les salons, tout cela semble indiquer que Sainte-Beuve aurait été plus à l’aise dans ce « grand siècle » que dans le XIXe où le hasard finalement l’a fait vivre. Pourtant on ne peut pas dire qu’il a vécu en nostalgique du temps passé. En réalité, il a été très « en prise » avec son siècle, jusqu’à terminer sa vie comme homme politique, au Sénat. D’ailleurs, comment aurait-il pu rester indifférent dans une époque si riche, si bouillonnante, sur le plan politique, sur le plan religieux et, bien sûr, sur le plan littéraire.

Devant les changements de la politique

Au début, comme jeune romantique, Sainte-Beuve a eu des sympathies pour l’opposition libérale. Mais, très vite, il a été persuadé que la France n’était pas mûre pour la démocratie. Et c’est donc avec crainte qu’il a senti « monter » l’idée républicaine et qu’il s’est replié vers les salons monarchiques. Puis les événements de l’année 1848 n’ont fait que le conforter dans ses idées, comme le montre un extrait d’une lettre du mois de mars, dans lequel il s’analyse très lucidement :

J’ai toujours eu l’humeur républicaine, mais la pratique de la république, je l’ai et l’aurai toujours très peu. Une nouvelle ère commence, avec le règne d’un souverain qu’il serait coupable de braver et d’irriter, mais qu’il me serait impossible de flatter : le règne de la multitude, celui d’une classe qui a en elle des éléments bruts et généreux, mais que des hommes nouveaux peuvent seuls régir et polir. Je suis au fond Girondin et républicain par instinct ; j’ai l’humeur populaire et, à chaque émotion publique, le vieux levain se remue en moi. Mais j’ai 44 ans ; je suis délicat de santé, de nerfs, raffiné en goûts littéraires et en moeurs sociales ; je suis assis depuis des années et mes habitudes sont en contradiction avec mes instincts. (lettre du 22 mars 1848 à André Sayous + Cahiers p. 84)

Sainte-Beuve, pensait que l’évolution de la société française vers la démocratie était inéluctable, mais qu’il fallait encadrer cette évolution avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi il s’est rallié à l’Empire, dont il attendait beaucoup et dont il espérait, en outre, qu’il pourrait donner aux écrivains — et donc à lui-même — les moyens d’exercer sereinement leur art.

Mais un tel optimisme un peu naïf a dû céder bien vite devant la réalité. L’Empire l’a déçu. Il a découvert peu à peu sa dégradation morale, l’anarchie qui régnait au sommet, le pouvoir qui tombait entre les mains des banquiers et des industriels. C’est la raison pour laquelle il a hésité longtemps avant d’accepter l’invitation de Napoléon III à Compiègne, ce qu’il ne fera qu’en septembre 1863. En revanche, en se montrant l’ami de la princesse Mathilde et du prince Jérôme — qui étaient, comme il l’a dit, « la gauche de l’Empire » — il apparaissait comme partisan d’une sorte de despotisme éclairé de gauche, ce qui, de toutes façons, lui paraissait l’attitude normale d’un homme de culture.

Ensuite, quand il s’est retrouvé sénateur, il s’est placé très courageusement dans l’opposition, défendant la liberté de la presse, la liberté de l’enseignement, une meilleure éducation pour les filles, ironisant sur les bourgeois de Saint-Etienne qui protestaient parce que leur bibliothèque publique avait accueilli des oeuvres de Rabelais, de Voltaire, de Rousseau, de George Sand, de Balzac et de Renan…

C’est d’ailleurs pendant que Sainte-Beuve défendait Renan qu’il y eut au Sénat un incident qui fit beaucoup rire à l’époque.  Le comte Ségur d’Aguesseau venait de s’en prendre aux thèses de Renan. Sainte-Beuve monte à la tribune, pour protester. Dans sa fureur, il ôte sa célèbre calotte et, à la fin de son intervention, il l’oublie sur le pupitre. Le baron Dupin lui succède, et il attaque Sainte-Beuve avec une violence telle que la sueur ruisselle sur son visage. Pour s’éponger le front, machinalement, il se sert de la calotte abandonnée par son propriétaire. Tout le sénat éclate de rire. Alors un appariteur rapporte l’objet à Sainte-Beuve, qui le prend d’un air dégoûté, en disant bien haut : « Je la ferai désinfecter ! »

Devant les nouveautés religieuses

Sur le plan religieux, on a fait de Sainte-Beuve un anticlérical et même un athée. On a retenu l’image de ses obsèques civiles au cimetière Montparnasse, sans cérémonie ni discours, devant 9000 personnes. On a aussi beaucoup parlé de ce dîner du vendredi saint 1868 où, en compagnie de Taine, de Renan, de Flaubert et du prince Napoléon, il a mangé un « faisan truffé », ce qui lui a valu d’être caricaturé par Gill. Mais tout cela est par trop simplificateur. Il est sûr que, très vite, ses études de philosophie et de médecine avaient ébranlé la foi que sa mère lui avait transmise et l’avaient engagé dans ce qu’on pourrait appeler un « scepticisme agnostique ». Il est sûr aussi qu’il trouvait bon que, dans son siècle, les religions fussent en déclin, parce que cela engageait à de nouvelles réflexions sur Dieu et sur la foi. En revanche, il était très éloigné de l’athéisme. Ce qu’il rejetait, c’est ce qu’il appelle la « superstition romaine » imposée, c’est un christianisme qui restait trop figé dans ses dogmes pour correspondre aux temps nouveaux, à « l’esprit du siècle ».

La nature veut qu’on jouisse de la vie le plus possible et qu’on meure sans y penser ; le christianisme a retourné cela. Et puis, je crois que le christianisme s’oppose à une intelligence complète et entière de la nature. Qu’on en gémisse ou non, la foi s’en est allée : la science, quoi qu’on dise, la ruine. Pour les esprits vigoureux et sensés, nourris de l’histoire, armés de la critique, studieux des sciences naturelles, il n’y a plus moyen de croire aux vieilles histoires et aux vieilles Bibles. (Lettre à Adèle Couriard du 29 décembre 1860 + lettre à Albert Collignon du 14 juillet 1867)

D’une manière plus générale, Sainte-Beuve était hostile à toute adhésion à une religion établie, quelle qu’elle fût, car la croyance, disait-il, doit rester « une chose de l’âme, de l’homme individu à Dieu ». Pour lui, s’engager dans une religion (ou dans un parti politique), c’est courir le risque de se laisser enfermer dans des dogmes et de perdre sa liberté de jugement. Dès 1833, il écrivait à Lerminier : « En somme, être et rester en dehors de tout, c’est là, je crois, mon vœu et ma destinée. ». On peut penser aussi à sa célèbre formule : « Je suis comme celui qui disait : J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière ».

Cela signifie que, dans le domaine religieux, Sainte-Beuve est toujours resté en recherche. C’est ce qui explique qu’il a toujours voulu mieux connaître ceux qui, contrairement à lui, « avaient la foi ». C’est la raison pour laquelle il a travaillé si longtemps sur les jansénistes, ces gens dont le mode de vie quasi masochiste l’intriguait, lui le gourmet et le bon vivant.

Dans son époque où les courants religieux se multipliaient, Sainte-Beuve a été séduit par les idées de Lamennais, qui prônait le retour à un christianisme plus évangélique. Il s’est rapproché des saint-simoniens. Mais jamais il n’a adhéré à l’une ou l’autre de ces attitudes religieuses, fidèle à sa volonté de rester un esprit libre. Car il ressentait un besoin fondamental d’indépendance et de mobilité, ainsi que l’impossibilité de prendre parti, dans le domaine politique comme dans le domaine religieux.

Devant le bouillonnement de la vie littéraire

Comme, après la révolution de Juillet, il n’y avait plus d’« écoles », de « groupes », de « familles » littéraires, les talents individuels se sont développés dans l’isolement, chacun explorant des voies nouvelles. Sainte-Beuve a donc vécu au milieu de tout ce bouillonnement, et, pendant une quarantaine d’années, sa profession de chroniqueur l’a amené à réagir, à prendre des positions au milieu de cette diversité foisonnante. Certes il n’a pas toujours fait preuve d’un bon jugement sur ses contemporains ; de là deux mauvais jeux de mots sur son nom : Musset l’appela « Sainte Bévue », pour lui reprocher de s’être trompé sur les écrivains de son temps ; et Hugo, l’assimilant à un crapaud, l’appela « Sainte-Bave » pour lui reprocher ses jugements à l’emporte-pièce sur les œuvres qu’il n’aimait pas.

C’est qu’il était plutôt mal préparé à accepter les innovations de son siècle, qui heurtaient souvent son goût instinctif pour le vrai, le naturel, la délicatesse, la mesure. Les outrances des romantiques, les débauches de grandeur de Hugo ou de Balzac le laissaient réticent. L’auteur qui reste pour lui un modèle d’équilibre, c’est Virgile, parce que, mieux que tout autre, il a su allier la force, le naturel et la délicatesse. Pour la même raison, parmi les grands peintres du XIXe, son goût le porte plutôt vers Eugène Fromentin.

Et puis, son attachement au classicisme vient aussi d’une certaine lassitude qu’il a éprouvée au milieu du siècle. Il s’est lassé de devoir sans cesse se confronter à des formes d’art nouvelles, alors que les oeuvres « classiques » lui apportaient finalement toutes les jouissances qu’il recherchait.

Il vient une saison dans la vie où — tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées — on n’a pas de plus vives jouissances que d’étudier et d’approfondir les choses qu’on sait, de savourer ce qu’on sent, comme de voir et de revoir les gens qu’on aime : pures délices du coeur et du goût dans la maturité. C’est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu’il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. On n’a plus le temps d’essayer, ni l’envie de sortir à la découverte. On s’en tient à ses amis, à ceux qu’un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On va demander alors à quelqu’un de ces bons et antiques esprits cette impression habituelle de sérénité et d’aménité qui nous réconcilie — nous en avons souvent besoin — avec les hommes et avec nous-mêmes. ("Qu'est-ce qu'un classique ?", 1850, Causeries du Lundi, III, p. 55)

Parmi les grands auteurs classiques, Molière restait son favori, non seulement parce que c’était un grand auteur du siècle « classique », mais, plus fondamentalement, parce les leçons de morale qu’on y trouve lui paraissaient essentielles dans une société menacée par la montée du pédantisme, du puritanisme et du fanatisme sans humour. D’où son éloge du théâtre de Molière :

Aimer Molière, c’est être guéri à jamais du fanatisme, de l’intolérance et de la dureté de ce qui fait anathématiser et maudire. Aimer Molière, c’est apporter un correctif à l’admiration pour tous ceux qui usurpent je ne sais quel langage sacré et se supposent involontairement — le tonnerre en main — au lieu et place du Très-Haut. Aimer Molière, c’est être également à mille lieues de cet autre fanatisme politique, froid, sec et cruel, qui ne rit pas, qui sent son sectaire, qui, sous prétexte de puritanisme, trouve moyen de pétrir et de combiner tous les fiels et d’unir dans une doctrine amère les haines, les rancunes et les jacobinismes de tous les temps. C’est ne pas être moins éloigné, d’autre part, de ces âmes fades et molles qui, en présence du mal, ne savent ni s’indigner ni haïr…
Aimer Molière, c’est être assuré de ne pas aller donner dans l’admiration béate et sans limite pour une Humanité qui s’idolâtre et qui oublie de quelle étoffe elle est faite et qu’elle n’est toujours, quoi qu’elle fasse, que l’humaine et chétive nature. Ce n’est pas la mépriser trop pourtant, cette commune humanité dont on rit, dont on est, et dans laquelle on se replonge chaque jour avec lui par une hilarité bienfaisante. Aimer Molière, c’est n’être disposé à aimer ni le faux bel esprit, ni la science pédante ; c’est savoir reconnaître à première vue nos Trissotin et nos Vadius, jusque sous leurs airs galants et rajeunis. C’est aimer la santé et le droit sens de l’esprit, chez les autres comme pour soi.
("Recherches sur Molière", Nouveaux Lundis, V, p. 277)

Bien que ce retour aux auteurs classiques montre une certaine réticence devant les nouveautés, Sainte-Beuve n’a  pas refusé systématiquement la nouveauté en matière littéraire. A plusieurs reprises, il a dit qu’il était tout à fait vain d’essayer de refaire du Racine ou du Lamartine et il n’a cessé de demander à ses lecteurs d’être ouvert à toutes les expériences. En fait, Sainte-Beuve s’est intéressé à toutes les nouveautés, mais il ne s’engageait pas à les trouver bonnes simplement parce qu’elles étaient nouvelles.

En peinture, par exemple, il a accueilli favorablement l’avènement du réalisme. Dans une lettre à un ami, il recommande les œuvres de Courbet, dont la « modernité » ne l’effrayait nullement : « Ce peintre vigoureux et solide, écrit-il, inaugure une peinture monumentale en accord avec la société nouvelle. Il a en tête des sujets pittoresques et moraux, industriels, métallurgiques ; en un mot, les saints et les miracles de la société moderne. » (Lettre à Charles Duveyrier du 27 avril 1862, XII)

En poésie, quand Baudelaire, qui voulait devenir Académicien, a été candidat au fauteuil d’Eugène Scribe, Sainte-Beuve s’est penché longuement sur son cas ; puis il a affirmé que les Fleurs du Mal renfermaient de véritables joyaux.

Et il y a encore plus étonnant : dès 1829, dans une des Pensées de Joseph Delorme, le jeune Sainte-Beuve avait pressenti ce qui devait être plus tard le symbolisme :

Le sentiment de l’art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s’en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au-delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l’artiste, comme s’il était doué d’un sens à part, s’occupe paisiblement à sentir sous ce monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence ; il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clef des symboles et l’intelligence des figures : ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance sur la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand concert et, comme ces vases d’airain des théâtres antiques, il marie l’écho de sa voix à la musique du monde. (Pensée n° 18, éd. Antoine, p. 150)

C’est là un texte tout à fait prémonitoire, qui montre bien quelle était souvent la profondeur de ses analyses.


LA CRITIQUE SELON SAINTE-BEUVE

Les reproches qu’on a faits à la « méthode » de Sainte-Beuve reposent sans doute sur un malentendu : on a voulu juger son œuvre au nom de principes qui n’entrait nullement dans ses intentions. Les attitudes prétentieuses et intransigeantes que l’on trouvera chez certains critiques du XXe siècle étaient totalement à l’opposé de son esprit, lui qui voulait se garder de toute réaction viscérale, de tout jugement abrupt. Il y a, dans son étude sur Théophile Gautier, un passage qui une belle profession d’humanisme et de tolérance.

On n’est pas seul au monde, on n’est pas le type et le modèle unique et universel ; il y a d’autres moules que celui que nous portons en nous, il y a d’autres formes de beautés en dehors de celle que nous adorons comme la plus parente de notre esprit ; et elles ont le droit d’exister. Au sein de cette infinie variété des talents, pour les embrasser et les critiquer, la première condition est de les comprendre, et, pour cela, de s’effacer, ou même de se contrarier et de se combattre. Il faut, si l’on veut rester juste, introduire à chaque instant dans son esprit un certain contraire. Cela constitue le second jugement, réfléchi et pondéré, en vue du public ; c’est celui de l’équité et de l’intelligence. ("Théophile Gautier", Nouveaux lundis, VI, p. 300)

C’est là une très belle leçon de sagesse. Sainte-Beuve était bien un « honnête homme », décidé à remplir honnêtement sa mission.

Avant tout, guider les lecteurs

Et, cette mission, pour lui, était toute simple ; c’était de guider les lecteurs dans le choix de leurs lectures. Cette idée du critique-guide, il l’a exprimée par le biais de nombreuses comparaisons et métaphores. Ou bien, il montre le critique comme un vendeur de livres sur le quai d’une gare, aidant dans son choix un voyageur pressé. Ou bien, il le montre comme un guide de haute montagne, qui conduit ses clients vers le meilleur point de vue sur le paysage. Ou bien il le compare à un éclaireur qui repère le terrain en avant d’une armée. On peut considérer aussi la célèbre Pensée qu’il ajouta en 1830 à son Joseph Delorme, que Jules Lemaître citera dans l’avant-propos de ses Contemporains et qui sera longuement commentée par André Bellessort :

L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit ; et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque, elle le porte sans secousse, et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours. (Pensées de Joseph Delorme, éd. Antoine, p. 245)

Si Sainte-Beuve a parfois porté des jugements abrupts, s’il a eu tendance à détourner ses lecteurs d’une certaine littérature, c’est qu’il se donnait un objectif plus précis : il devait tenter de distinguer, dans les productions contemporaines, ce qui était du domaine de la mode éphémère et ce qui était destiné à durer ; parmi les nouveaux auteurs, il devait savoir repérer ceux qui deviendraient les « classiques » de demain :

Au milieu des révolutions du goût, entre les ruines d’un vieux genre qui s’écroule et les innovations qui se tentent, il s’agit de discerner avec netteté, avec certitude, sans aucune mollesse, ce qui est bon et ce qui vivra… Et oser dire tout cela avant tous, et le dire d’un ton qui impose et se fasse écouter. Le plus beau rôle pour le critique, c’est quand il ne se tient pas uniquement sur la défensive et que, dénonçant les faux succès, il ne sait pas moins discerner et promouvoir les légitimes. Le vrai critique devance le public, le dirige et le guide ; et, si le public s’égare et se fourvoie (ce qui lui arrive souvent), le critique tient bon dans l’orage et s’écrie à haute voix : Ils y reviendront. (Chateaubriand et son groupe littéraire, leçon 21, t. II, p. 116-119)

Se méfier des prétentions scientifiques

Il reste vrai que Sainte-Beuve, quoi qu’il dise, a eu des prétentions scientifiques, et ce sont elles qui lui ont valu le plus de critiques. Mais, en fait, c’est pour se conformer à l’esprit de son siècle, pour se faire prendre au sérieux, qu’il a parlé de faire « l’histoire naturelle des esprits », d’opérer des classements comme d’autres, à son époque, tentaient de classer les végétaux, les minéraux et les animaux. Mais il savait bien, en fait, que cette démarche était pour le moins prématurée et que, avant de songer à classer, il fallait accumuler les observations. C’est pourquoi il se contentait d’écrire ce que Lanson appelle des « biographies d’âmes », en collectant sur les auteurs et les œuvres un maximum d’informations et de détails. Ce n’est que plus tard, et sans doute après lui, que pourraient, éventuellement, se dégager de grandes divisions, correspondant aux « familles naturelles d’esprits ». Mais il savait bien que les hommes, et surtout les artistes, ne se laissent pas aussi facilement saisir que les minéraux ou les végétaux.

Pour l’homme, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté, qui suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de détail. Mais j’entrevois des liens, des rapports ; et un esprit plus étendu, plus lumineux pourra peut-être découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprits… ("Chateaubriand", Nouveaux Lundis, III, p. 16)

Si ses Causeries restent, comme on l’a dit, « une incohérente collection d’âmes individuelles », c’est que Sainte-Beuve n’a guère essayé d’aller plus loin. Pour lui, indiscutablement, les individualités étaient bien plus intéressantes que les espèces : particulariser Nicole lui semblait bien plus intéressant que de définir l’espèce janséniste. D’ailleurs, à la fin de son Port-Royal, il passe aux aveux : alors, dit-il, qu’il avait entrepris cet ouvrage avec l’idée d’appliquer cette méthode des familles d’esprits, il reconnaît qu’il n’a pas été au-delà d’une simple description des hommes « comme ils sont », sans aucune systématisation.

Ce qu’il appelle, dans les Nouveaux Lundis, la « critique naturelle » c’est une critique très éloignée d’une critique à prétentions scientifiques, dans laquelle il ne croit pas. Il le dit très nettement dans le tome IX des Nouveaux Lundis.

Quelque soin que l’on mette à pénétrer ou à expliquer le sens des œuvres, leurs origines, leurs racines, à étudier le caractère des talents et à démontrer les liens par où ils se rattachent à leurs parents et à leurs alentours, il y aura toujours une certaine part inexpliquée, inexplicable, celle en quoi consiste le don individuel du génie. La critique littéraire ne saurait devenir une science toute positive ; elle restera un art, un art très délicat, dans la main de ceux qui sauront s’en servir… ("Essai de critique naturelle", Nouveaux Lundis, IX, p. 70)

Et, finalement, plein de bon sens, il rappelle que ce qui compte avant tout, c’est le plaisir de la lecture, ce plaisir que risquent de gâter les cuistres et les faux érudits :

Où est-il le temps où l’impression de la lecture venait doucement vous prendre et vous saisir ? Heureux âge, où est-il ? Et que rien n’y ressemble moins que d’être toujours sur les épines, comme aujourd’hui, en lisant, que de prendre garde à chaque pas, de se questionner sans cesse, de se demander si c’est le bon texte, s’il n’y a pas d’altération, si l’auteur qu’on goûte n’a pas pris cela ailleurs, s’il a copié la réalité ou s’il a inventé, s’il a été fidèle à sa nature, à sa race… et mille autres questions qui gâtent le plaisir, engendrent le doute, vous font gratter votre front, vous obligent à monter à votre bibliothèque, à grimper aux plus hauts rayons, à remuer tous vos livres, à consulter, à compulser, à redevenir un travailleur et un ouvrier, au lieu d’un voluptueux et d’un délicat qui respirait l’esprit des choses et ne prenait que ce qu’il en faut pour s’y délecter et s’y complaire ! Epicurisme du goût ; à jamais perdu, je le crains. ("Essai de critique naturelle", Nouveaux Lundis, IX, p. 86-87)

Quand on entend ce bel éloge de la lecture toute simple, fondée sur le désir et le plaisir de rencontrer un autre homme, on pense que le terme d’humanisme s’applique assez bien à notre Sainte-Beuve et à sa démarche.

Conserver une démarche humaniste

La démarche de Sainte-Beuve est donc essentiellement une démarche humaniste. Lorsqu’il écrit, dans ses Portraits de Femmes, « Il est doux de comprendre tout ce qui a vécu », on pense à ce qui est toujours présenté comme une devise de l’humanisme : « Rien de ce qui est humain ne doit m’être étranger ». Et c’est pourquoi, tout agnostique ou sceptique qu’il était, il s’est intéressé à Port-Royal. C’est pourquoi, tout méfiant qu’il ait été à l’égard de la pensée révolutionnaire, il a publié une étude sur Proudhon. Pour lui, s’intéresser aux hommes dans leur infinie diversité, sans exclusive, et essayer de les comprendre, sans a priori, c’est le devoir essentiel de l’humaniste.  

Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner. On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Or il n’y a qu’une manière de bien comprendre les hommes, c’est de ne point se hâter en les jugeant, c’est de vivre auprès d’eux, de les laisser s’expliquer, se développer jour par jour et se peindre eux-mêmes en nous. De même pour les auteurs morts : lisez, lisez lentement, laissez-vous faire ; ils finiront par se dessiner avec leurs propres paroles. (Pensées et Maximes, Grasset 1954, p. 263)

Mais on touche ici ce qui a été le plus reproché à Sainte-Beuve critique : vouloir remonter de l’œuvre à l’auteur, puis de l’auteur à l’homme, et, finalement, s’intéresser plus à l’homme qu’à l’auteur. En bon humaniste, il voulait avant tout pouvoir ajouter un spécimen à sa collection d’individus, afin de tenter de comprendre cet animal étrange qui est l’Homme. C’est pourquoi, l’étude des œuvres d’un auteur aboutissait finalement à sa biographie ou, plutôt, à son portrait moral.

En fait de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable, et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce, que les biographies bien faites des grands hommes. Entrer en son auteur, s’y installer, le produire sous ses aspects divers ; le faire vivre, se mouvoir et parler, comme il a dû faire ; le suivre en son intérieur et dans ses mœurs domestiques aussi avant que l’on peut ; le rattacher par tous les côtés à cette terre, à cette existence réelle, à ces habitudes de chaque jour, dont les grands hommes ne dépendent pas moins que nous autres, fond véritable sur lequel ils ont pied, d’où ils partent pour s’élever quelque temps, et où ils retombent sans cesse. ("Pierre Corneille", Portraits littéraires, éd. Bouquins, p. 22)

Mais cette curiosité qu’il avait de chercher l’homme derrière le grand homme le conduisait à une véritable entreprise de démystification, qui peut paraître gênante, voire sacrilège. Il avait été choqué, en effet, du contraste entre les grandes attitudes publiques des Lamartine, des Chateaubriand, des Lamennais et leurs mesquineries ou leurs faiblesses en tant qu’hommes privés. Or il était persuadé que la véritable connaissance d’une œuvre n’est possible que si l’on connaît le degré de sincérité de son auteur.

Quoi de plus ordinaire, en public, que la profession et l’affiche de tous les sentiments nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ? Est-ce à dire que je vais prendre au pied de la lettre et louer pour leur générosité — comme je vois qu’on le fait tous les jours — les plumes de cygne ou les langues dorées qui me prodiguent et me versent ces merveilles morales et sonores ? J’écoute, et je ne suis pas ému. Je ne sais quel faste ou quelle froideur m’avertit ; la sincérité ne se fait pas sentir. Ils ont des talents royaux, j’en conviens ; mais là-dessous, au lieu de ces âmes pleines et entières comme les voudrait Montaigne, est-ce ma faute si j’entends raisonner des âmes vaines ? ("Chateaubriand", Nouveaux Lundis, III, p. 29)

Edmond de Goncourt avait bien saisi ce désir de Sainte-Beuve de ne pas être dupe des fausses grandeurs, ou, comme il le disait, de « remettre à leur point les faux grands hommes » ; il a résumé cela une phrase amusante : « Sainte-Beuve a vu une fois le premier empereur : c’était à Boulogne et il était en train de pisser. C’est un peu dans cette posture-là qu’il a vu et jugé, depuis, tous les grands hommes. »

On comprend l’inquiétude qu’une telle entreprise inquisitoriale pouvait susciter chez les auteurs encore vivants. Et on comprend surtout l’attitude de Proust, qui redoutait qu’un nouveau Sainte-Beuve ne s’en tienne pas au moi littéraire du Narrateur de la Recherche du temps perdu et aille tenter de mettre au jour la véritable personnalité de l’homme Marcel Proust. Comme le disait Pierre de Boisdeffre, c’est sans doute parce que Proust a craint que son oeuvre ne serve d’accès aux faiblesses de sa vie qu’il a tant insisté sur l’absence de rapports entre le moi littéraire de l’écrivain et sa personnalité véritable. Le texte du Contre Sainte-Beuve de Proust est très connu :

La méthode de Sainte-Beuve méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Et pour ne pas avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre aux hommes du monde qu’un homme du monde comme eux, il inaugurera cette fameuse méthode qui consiste à interroger avidement — pour comprendre un poète, un écrivain — ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l’article femmes, etc., c’est-à-dire précisément sur tous les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu. (Proust, "La méthode de Sainte-Beuve", Contre Sainte-Beuve, éd. Idées, p. 157 + 165)

Proust n’a certes pas tout à fait tort. Il a eu beau jeu de montrer — à partir de l’exemple de Balzac, de Nerval ou de Baudelaire — qu’à force de cerner le milieu et les circonstances, on risque de rater la pensée intérieure de l’écrivain, qui ne se dévoile que dans l’oeuvre. D’autant plus que le jugement sur l’œuvre peut être influencé à l’excès par ce qu’on sait sur son auteur. Malraux l’a bien dit dans Les Voix du Silence, lorsqu’il écrit : « La critique de Stendhal par Sainte-Beuve repose sur le sentiment suivant : “J’ai bien connu M. Beyle. Vous ne me ferez pas croire que ce plaisantin a écrit des chefs-d’œuvre”. Restait à savoir si la Chartreuse avait été écrite par M. Beyle ou par Stendhal… » (Malraux, Voix du silence, p. 341)

Il y a là un grand sujet de débat. Mais il faut reconnaître que la curiosité de Sainte-Beuve pour les hommes dans toute leur complexité le rend plus proche d’une démarche « humaniste » que l’approche critique qu’ont proposée, au siècle dernier, les Saussure, Jakobson, Barthes, Genette et autres structuralistes qui — par leurs écrits souvent abscons — ont ouvert ce que Serge Doubrovsky appelait le « cimetière de la critique » littéraire.


SAINTE-BEUVE UN HOMME TOURNÉ VERS L'AVENIR

La grande culture de Sainte-Beuve lui permettait de distinguer, dans le passé, des raisons d’être inquiet pour l’avenir. Par exemple il savait que le « culte de la raison », au XVIIIe siècle, avait suscité un fanatisme plus redoutable que celui du clergé qu’il avait voulu supplanter. A cause de cela, il pressentait que les futures démocraties risquaient d’être dénaturées par des démagogues qui, agissant au nom d’idéologies perverses, causeraient le malheur des hommes en voulant faire leur bonheur malgré eux. Et les lecteurs du tome VII des Nouveaux Lundis ont pu, en 1864, méditer cette sage mise en garde.

Ne nous vantons pas trop de notre éducation et de notre raison, nous les modernes. Dans l’Antiquité, les peuples se décidaient au gré de leurs passions et par la voix de leurs orateurs ; ou bien, quand l’oracle avait parlé, ils lui obéissaient en aveugles. Chez les modernes, il y a progrès : les oracles sont muets, la voix des dieux et de ceux qui les faisaient parler n’est plus forcément obéie ; les peuples pensent. Et pourtant il y a toujours l’empire des mots, la puissance des déclamations en tout genre, des sophismes spécieux, ces autres formes d’idoles. Et lorsqu’une fois il s’est établi parmi les peuples un mauvais courant de pensées et de sentiments, oracle ou non, il y a danger — si une main bien prudente et bien ferme n’est au gouvernail — qu’ils n’y obéissent en aveugles, comme à un mauvais génie. ("Emile de Girardin", Nouveaux lundis, VII, p. 351)

Mais, cette sage prudence mise à part, jamais Sainte-Beuve ne s’est opposé à la modernité. Il n’y avait rien en lui de réactionnaire, car il reconnaissait que les solutions du passé ne pouvaient s’appliquer aux problèmes du présent.

Ne nous figeons pas ; tenons nos esprits vivants et fluides. Les Anciens, si vantés qu’ils soient, ne doivent pas nous inspirer de jalousie : trop de choses nous séparent ; la société moderne obéit à des conditions trop différentes. Les problèmes — en art, en science, en industrie, en tout ce qui est de la guerre ou de la paix — se posent pour nous tout autrement ; nous avons l’étendue, la multitude, tous les océans devant nous, des nations vastes, le genre humain tout entier ; nous sondons l’infini du ciel ; nous avons la clef des choses, nous avons Descartes, et Newton, et Laplace ; nous avons nos calculs et nos méthodes, nos instruments en tout genre : poudre à canon, lunettes, vapeur, analyse chimique, électricité. Prométhée n’a cessé de marcher et de dérober les dieux. ("Anthologie grecque", Nouveaux lundis, VII, p. 51)

Pour cette raison, Sainte-Beuve reconnaissait qu’une formation uniquement littéraire ne convenait plus, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, et il acceptait très bien une évolution de l’enseignement vers plus de sciences :

Les générations ne sont pas à la veille de tomber dans la barbarie parce qu’elles apprendront un peu plus de sciences et un peu moins de Lettres proprement dites, parce qu’on saura des mathématiques, de l’astronomie physique, de la botanique et de la chimie, qu’on se rendra mieux compte de cet univers où l’on vit et qu’il était honteux d’ignorer.  Un esprit bien fait, qui saura ces choses — et qui y joindra assez de latin pour goûter seulement Virgile, Horace et Tacite (je ne prends que ces trois-là) — vaudra tout autant pour la société actuelle et prochaine que des esprits qui ne sauraient rien que par les livres, par les auteurs, et qui ne communiqueraient avec les choses réelles que par de belles citations littéraires. ("Les Regrets", Causeries du Lundi, VI, p. 412)

On peut donc dire que la grandeur de Sainte-Beuve est d’avoir pressenti les problèmes que les progrès des sciences et les évolutions de toute nature allaient poser au monde dans les trente dernières années du siècle. Et cette conscience de l’avenir s’accompagnait chez lui de grandes craintes. C’est pourquoi il affirma avec force que, dans le tourbillon du progrès, face à la présomption moderne, il était vital pour une société de ne pas perdre de vue les modèles anciens, les valeurs traditionnelles, et surtout ces repères que sont l’Antiquité et ses vérités impérissables. Pour Sainte-Beuve, c’est dans la tradition que la modernité doit puiser sa force.

Le monde marche ; il se développe de plus en plus dans les voies qui semblent le plus opposées à celles de Pascal, dans le sens des intérêts positifs, de la nature physique travaillée et soumise, et du triomphe humain par l’industrie. Il est bon qu’il y ait quelque part contrepoids ; que, dans quelques cabinets solitaires — sans prétendre protester contre le mouvement du siècle — des esprits fermes, généreux et non aigris se disent ce qui lui manque et par où il se pourrait compléter et couronner. De tels réservoirs de hautes pensées sont nécessaires pour que l’habitude ne s’en perde point absolument et que la pratique n’use pas tout l’homme. Depuis 1789, nous sommes debout et nous marchons : où allons-nous ? qui le dira ? mais nous marchons sans cesse. La Révolution, aujourd’hui, est industrielle avant tout ; et c’est l’ingénieur qui a le pas et le triomphe. Ne nous en plaignons point, mais rappelons-nous l’autre partie de nous-mêmes, et qui a fait si longtemps l’honneur le plus cher de l’humanité. Allons voir à Londres, allons visiter et admirer le Palais de Cristal et ses merveilles, allons l’enrichir et l’enorgueillir de nos produits : oui, mais en chemin, mais en retour, que quelques-uns se redisent avec Pascal ces paroles qui devraient être gravées au frontispice : Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. (« Pascal », Causeries du lundi, V, p. 53).


Sainte Beduve Tombe

Sa tombe au cimetière du Montparnasse (wikipedia)

david dangers

Médaille par David d'Angers


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