
Divinités rustiques
Personnages illustres
Petites gens et vieillards
Mort, survie et présence de l'Antiquité
Henri Becque, le célèbre auteur dramatique, avait parfois la dent dure. C’est lui qui, à propos de Heredia, fit cette remarque en forme d’épigramme : "Monsieur de Heredia! C’est un homme qui compte ! / Il a fait deux ou trois sonnets de plus qu’Oronte !" De fait, on peut être surpris de la disproportion entre la minceur de la production littéraire de Heredia et l’extraordinaire succès que connut son œuvre : en 1893, la première édition de son recueil des Trophées a été épuisée en quelques heures, chez les libraires; ensuite, l’auteur a été élu très facilement à l’Académie française — contre Zola et contre Verlaine… Sans doute les contemporains avaient-ils été touchés par cette poésie qui sollicitait à la fois leur intelligence, leur sensibilité et leur sens du Beau. Le jeune Henry Bordeaux, le futur romancier, a salué la parution des Trophées par un article extrêmement élogieux :
Les Trophées donnent à nos sens éblouis le magique frisson de la Beauté parfaite, de la Beauté contemplée en elle-même. Ces vers laissent une impression de plénitude de vie, de joie puissante, qui merveilleusement réconforte notre âme. […] Les Trophées seront un monument dans l’histoire intellectuelle de notre âge : ils attesteront la persistance en notre époque du rêve païen de la libre nature, en même temps qu’un hautain désir de perfection, égal au rêve d’Art qu’enfantèrent ces temps merveilleux de la Grèce et de la Renaissance.
Un peu plus tard, le poète Emile Verhaeren a, lui aussi, mis en lumière les qualités de l’œuvre et les qualités de l’homme :
Le beau et noble poète José-Maria de Heredia a ciselé, sculpté, fouillé, enluminé, émaillé, au cours de sa vie, de multiples sonnets, auxquels il confiait, pour les mieux définir, sa chaude admiration pour les héros, sa vision épique de l’histoire, ses rêves des siècles morts et sa passion des couleurs éclatatantes. Son oeuvre aristocratique s’est faite lentement, à l’écart de la réclame et du tapage, avec un net dédain de la hâte et un insouci persistant du public et des disputes littéraires. C’était d’un bel exemple et d’une claire fierté.
Pour nourrir sa poésie, Heredia avait surtout choisi de grouper, sous forme de "trophées", en quelque sorte des dépouilles prises à l’Histoire. Les quatorze vers d’un sonnet devaient, chaque fois, suffire à évoquer un tableau, une scène ou un personnage, le mécanisme de la création poétique étant toujours le même : au départ, une recherche documentaire érudite et précise, puis une libération de l’imagination destinée à redonner vie à un élément du passé, puis un effort conscient et difficile pour emprisonner ces rêves dans les mailles d’un sonnet. C’est ce que dit Heredia lui-même à la fin de son poème La Sieste.
LA SIESTE
Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude.
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil,
où le feuillage épais tamise un jour, pareil
au velours sombre et doux des mousses d'émeraude.
Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde
et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil,
de mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil
qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.
Vers la gaze de feu que trament les rayons,
vole le frêle essaim des riches papillons
qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves.
Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil,
et, dans les mailles d'or de ce filet subtil,
chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.
*

Célestin Nanteuil (musée de Valenciennes)
"un petit chef-d'oeuvre de poésie", selon Théophile Gautier
Lorsque, après trente années de travail, Heredia se décida à publier toute sa production, il groupa d’abord les sonnets sur la Grèce et la Sicile, puis les sonnets sur les Romains et les Barbares, puis les sonnets sur le Moyen Age et la Renaissance, ensuite les sonnets sur l’Orient et les Tropiques, enfin dix sonnets sur la Bretagne. Nous ne retiendrons que les deux premières parties, qui concernent essentiellement le monde gréco-romain, auquel Heredia attachait un intérêt particulier.
Il apparaît en effet que, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, le public avait tendance à se détourner de l’Antiquité, peut-être à cause de la présentation figée qui en était donnée par l’enseignement classique. Dans le sonnet qui ouvre les Trophées, intitulé L’Oubli, Heredia introduit l’idée que, décidément, ses contemporains ont perdu tout intérêt pour le monde antique.
L'OUBLI
Le temple est en ruine en haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
les déesses de marbre et les héros d'airain,
dont l'herbe solitaire ensevelit la gloire.
Seul, parfois, un bouvier, menant ses buffles boire,
— de sa conque où soupire un antique refrain
emplissant le ciel calme et l'horizon marin —
sur l'azur infini dresse sa forme noire.
La Terre, maternelle et douce aux anciens dieux,
fait à chaque printemps, vainement éloquente,
au chapiteau brisé verdir une autre acanthe.
Mais l'Homme, indifférent au rêve des aïeux,
écoute sans frémir, du fond des nuits sereines,
La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes.
*

Jean-Pierre Laurent Houel, Le temple de Junon Lucienne à Agrigente
Toutefois, en dépit de cette indifférence du public, il y avait alors, chez les écrivains et les artistes, comme un renouveau d’intérêt pour le monde antique, renouveau auquel Heredia voulut contribuer pour sa part. Pour reprendre le mot de Lamartine au début de Graziella, il souhaita que l’Antiquité cesse d’être "un ennui" pour devenir "un sentiment".
Il faut insister ici sur l’influence déterminante de Louis Ménard, un normalien, docteur ès lettres, qui avait publié en 1863 un ouvrage sur Le Polythéisme hellénique. Dans un assez long texte, Heredia analyse le rôle important que joua ce Louis Ménard dans sa découverte de l’Antiquité :
Louis Ménard fut pour moi un maître qui m’éclaira sur bien des points de l’Antiquité païenne. Son influence sur nous autres Parnassiens se marqua en ce qu’il nous donna la compréhension générale, l’amour et le regret de cette divine civilisation ensevelie sous les ruines des temples. Ni Théodore de Banville, ni Leconte de Lisle n’eurent d’aussi justes visions de l’Antiquité que Louis Ménard. Théodore de Banville fut un mythologue à la façon de Boucher et de Watteau. Leconte de Lisle voyait l’Antiquité comme déjà représentée dans un bas-relief de marbre. La Grèce de Louis Ménard fut plus vivante, plus humaine, plus active…
Effectivement, c’est cet érudit qui sut inspirer à Heredia une véritable nostalgie de la Grèce antique, de ce monde plein de vitalité, de ce monde peuplé de dieux et de héros.

J’aurais dû naître au temps où les femmes de Grèce
nourrissaient des héros dans leurs flancs ingénus ;
quand les Muses, dorant au soleil leurs seins nus,
menaient le choeur rythmé de l’antique allégresse.
Mais le sort m’a nié la douceur de l’Attique…
Ce que nous savons par ailleurs de Heredia confirme qu’il regrettait de vivre dans une société trop marquée, selon lui, par le christianisme, dans une société qui avait perdu le sens de la lumière, de la vie et de la beauté.
[…] Je m'éteindrai, vieillard, en un long deuil.
Mon corps sera cloué dans un étroit cercueil,
et l'on paiera la terre et le prêtre et les cierges.
Et pourtant j'ai rêvé ce destin glorieux
de tomber au soleil, ainsi que les aïeux,
jeune encore, et pleuré des héros et des vierges.
Plusieurs sonnets d'Heredia évoquent l’ÉGYPTE ancienne.
En effet, après l’expédition de Bonaparte et les découvertes de Mariette à Memphis, l’Egypte était devenue à la mode : c’est en 1858 que Gautier publia son fameux Roman de la momie.
François Coppée, lui, visitant les salles égyptiennes du Louvre, y découvrit tout un univers éminemment poétique : "Pendant huit jours, écrit-il, je ne rêve plus que d’obélisques, d’hypogées, de sphinx et de pyramides, de dieux à tête d’épervier promenés en barque sur le Nil, de Pharaons impassibles sur leurs trônes, les mains sur les cuisses et coiffés de l’uraeus sacré."
Ni Théophile Gautier, ni Banville, ni Heredia n’avaient visité l’Egypte. Cela ne les empêcha pas de célébrer la chaleur torride du désert, la splendeur des couchers de soleil sur le Nil, la sérénité des nuits orientales. Heredia, lui, après le tableau d’une terre d’Egypte écrasée par une implacable lumière, a brossé un splendide clair de lune sur le Nil, alors que toutes les images gravées sur les murs des nécropoles s’animent, dans une vision nocturne véritablement fantastique.
LA VISION DE KHÈM
Midi. L'air brûle. Et, sous la terrible lumière,
le vieux fleuve alangui roule des flots de plomb.
Du zénith aveuglant, le jour tombe d'aplomb,
et l'implacable Phré couvre l'Égypte entière.
Les grands sphinx, qui jamais n'ont baissé la paupière,
allongés sur leur flanc que baigne un sable blond,
poursuivent, d'un regard mystérieux et long,
l'élan démesuré des aiguilles de pierre.
Seul, tachant d'un point noir le ciel blanc et serein,
au loin tourne sans fin le vol des gypaëtes.
La flamme immense endort les hommes et les bêtes.
Le sol ardent pétille, et l'Anubis d'airain,
immobile au milieu de cette chaude joie,
silencieusement vers le soleil aboie.
*
La lune sur le Nil, splendide et ronde, luit.
Et voici que s'émeut la nécropole antique,
où chaque roi, gardant la pose hiératique,
gît sous la bandelette et le funèbre enduit.
Tel qu'aux jours de Rhamsès, innombrable et sans bruit,
tout un peuple formant le cortège mystique,
multitude qu'absorbe un calme granitique,
s'ordonne et se déploie et marche dans la nuit.
Se détachant des murs brodés d'hiéroglyphes,
ils suivent la Bari, que portent les pontifes
d'Ammon-Ra, le grand Dieu conducteur du soleil.
Et les sphinx, les béliers ceints du disque vermeil,
éblouis, d'un seul coup se dressant sur leurs griffes,
s'éveillent en sursaut de l'éternel sommeil.
L’Egypte ne tient qu’une petite place dans le recueil des Trophées et c’est évidemment plutôt aux dieux et aux héros de la mythologie gréco-latine que Heredia s’est intéressé, prenant souvent pour thèmes ceux qu’avait traités aussi son ami le peintre Gustave Moreau.
On sait que, en Colchide, JASON a pu s’emparer de la toison d’or, avec l’aide de la fille du roi, Médée, qui était nièce de la magicienne Circé. Après le rapt de la toison, les deux complices ont réussi à s’enfuir. Mais, plus tard, Jason devra payer cher cette complicité, puisque Médée, devenue sa femme, égorgera les enfants qu’elle avait eus de lui.
JASON ET MÉDÉE
En un calme enchanté, sous l'ample frondaison
de la forêt, berceau des antiques alarmes,
une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
autour d'eux, une étrange et riche floraison.
Par l'air magique, où flotte un parfum de poisons,
sa parole semait la puissance des charmes ;
le Héros la suivait et sur ses belles armes
secouait les éclairs de l'illustre Toison.
Illuminant les bois d'un vol de pierreries,
de grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries ;
et dans les lacs d'argent pleuvait l'azur des cieux.
L'Amour leur souriait, mais la fatale Épouse
emportait avec elle et sa fureur jalouse
et les philtres d'Asie et son père et les dieux.

Dans ce tableau de Gustave Moreau, qui date de 1865, on voit Jason, les pieds posés sur un aigle percé d’un poignard, debout devant une colonne sur laquelle est présentée la tête et la dépouille du bélier de Colchide. Médée le contemple amoureusement ; mais sa main posée sur l’épaule dit le pouvoir que la magicienne exerce sur le héros. Un sphinx, sur le haut de la colonne, symbolise d’ailleurs cette puissance de la femme. Médée tient dans sa main droite l’alabastre contenant le baume magique qui avait permis de rendre Jason invulnérable. L’atmosphère de ce tableau est bien celle que dira Heredia : "Un air magique où flotte un parfum de poisons".
Le même Gustave Moreau avait consacré une série de tableaux aux travaux d’HERCULE. Deux sonnets des Trophées reprennent ce thème : « Hercule tuant à coups de flèches les oiseaux du lac Stymphale » et « Hercule combattant le lion de Némée ». Voici d’abord, à Némée, la lutte d’Hercule contre le lion :
NÉMÉE
Depuis que le Dompteur entra dans la forêt
en suivant sur le sol la formidable empreinte,
seul un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s'est tu. Le soleil s'abîme et disparaît.
A travers le hallier, la ronce et le guéret,
le pâtre épouvanté, qui s'enfuit vers Tirynthe,
se tourne, et voit, d'un œil élargi par la crainte,
surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt.
Il s'écrie. Il a vu la terreur de Némée,
qui, sur le ciel sanglant, ouvre sa gueule armée,
et la crinière éparse, et les sinistres crocs.
Car l'ombre grandissante avec le crépuscule
fait, sous l'horrible peau qui flotte autour d'Hercule,
mêlant l'homme à la bête, un monstrueux héros.

Gustave Moreau, dans un paysage tout juste esquissé et dans une atmosphère de soleil couchant, a centré son tableau sur le lion immobilisé par l’étreinte du héros. Mais Heredia, dans le sonnet que vous venez d’entendre, a su ajouter à la scène une dimension épique, avec un gros plan impressionnant sur la gueule ouverte de la bête et, surtout, la constitution finale de ce monstre mi-homme mi-bête que sera désormais Hercule lorsque, après ce premier exploit, il revêtira la peau de l’animal.
Voici ensuite, vu par Gustave Moreau et par Heredia, le combat d’Hercule contre les oiseaux. La légende disait que, dans une épaisse forêt au bord du lac Stymphale, en Arcadie, des nuées de gros oiseaux détruisaient toutes les récoltes. Hercule les fit d’abord sortir de leurs refuges en les effrayant avec le bruit de castagnettes de bronze, puis il les tua l’un après l’autre à coups de flèches.
STYMPHALE
Et partout devant lui, par milliers, les oiseaux,
de la berge fangeuse où le Héros dévale,
s'envolèrent, ainsi qu'une brusque rafale,
sur le lugubre lac dont clapotaient les eaux.
D'autres, d'un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux,
frôlaient le front baisé par les lèvres d'Omphale,
quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
l'Archer superbe fit un pas dans les roseaux.
Et dès lors, du nuage effarouché qu'il crible,
avec des cris stridents plut une pluie horrible,
que l'éclair meurtrier rayait de traits de feu.
Enfin le Soleil vit, à travers ces nuées
où son arc avait fait d'éclatantes trouées,
Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu.

Dans un paysage étrange, inspiré des fonds de Léonard de Vinci, avec de hauts rochers tombant dans le lac, Hercule est représenté en chasseur, vêtu de la seule dépouille du lion de Némée. Au musée Gustave-Moreau, une autre version, plus colorée et plus animée, montre des oiseaux plus grands et plus menaçants, à l’entrée d’une grotte
Il est évident que Heredia a voulu redonner aux mythes grecs toute leur violence primitive, voire toute leur cruauté. Le thème d’ARTÉMIS en est un bon exemple. On sait que, dans de nombreuses représentations classiques, Diane « chasseresse » est présentée plutôt comme une femme calme, apaisée, qui fait surtout admirer l’harmonie de ses formes et de ses gestes, telle la Diane de l’école de Fontainebleau du milieu du XVIe siècle, qui se trouve dans les collections du Louvre.
Mais Heredia, lui, a voulu évoquer une Artémis cruelle et déchaînée, parcourant les forêts de son île natale d’Ortygie pour le pur plaisir de s’affronter aux bêtes, dans des corps à corps sauvages. Il la montre, en plein midi, entourée de ses molosses, affrontant des léopards furieux. Et, déchirée par les ronces, blessée par les fauves, elle mêle voluptueusement son sang à celui des animaux égorgés.
Le tableau de Bartolomeo Pasarotti, un peintre du XVIe siècle, est loin de refléter la vigueur et la violence des sonnets de Heredia. Artémis y apparaît certes en mouvement, son vêtement rouge voltigeant autour d’elle. Elle vient d’abattre un cerf et un sanglier qu’elle écrase de son corps. Mais ses chiens semblent passablement apathiques ou indifférents, sans commune mesure avec les molosses déchaînés et sanglants des poèmes d’Heredia, qui veulent retrouver la violence primitive des anciens mythes.
ARTÉMIS LA CHASSE
L'âcre senteur des bois montant de toutes parts,
Chasseresse, a gonflé ta narine élargie,
et, dans ta virginale et virile énergie,
rejetant tes cheveux en arrière, tu pars !
Et du rugissement des rauques léopards,
jusqu'à la nuit, tu fais retentir Ortygie,
et bondis à travers la haletante orgie
des grands chiens éventrés, sur l'herbe rouge épars.
Et, bien plus, il te plaît, Déesse, que la ronce
te morde et que la dent ou la griffe s'enfonce
dans tes bras glorieux que le fer a vengés.
Car ton cœur veut goûter cette douceur cruelle
de mêler, en tes jeux, une pourpre immortelle
au sang horrible et noir des monstres égorgés.
*
Le quadrige, au galop de ses étalons blancs,
monte au faîte du ciel, et les chaudes haleines
ont fait onduler l'or bariolé des plaines.
La Terre sent la flamme immense ardre ses flancs.
La forêt masse en vain ses feuillages plus lents ;
le Soleil, à travers les cimes incertaines
et l'ombre où rit le timbre argentin des fontaines,
se glisse, darde et luit en jeux étincelants.
C'est l'heure flamboyante où, par la ronce et l'herbe,
bondissant au milieu des molosses, superbe,
dans les clameurs de mort, le sang et les abois,
faisant voler les traits de la corde tendue,
les cheveux dénoués, haletante, éperdue,
invincible, Artémis épouvante les bois.
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Diane chasseresse — par Bartolomeo Pasarotti (XVIe s.) |
Le thème d’ANDROMÈDE a donné l’occasion à Heredia d’écrire une belle suite de trois sonnets.
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Cassiopée, l’épouse du roi d’Ethiopie Céphée, eut l’audace de prétendre qu’elle était plus belle que toutes les Néréides. Celles-ci, ulcérées, obtinrent de Poséidon qu’un monstre ravage l’Éthiopie, jusqu’à ce que Céphée accepte d’exposer sa fille Andromède comme victime expiatoire. La jeune fille fut donc attachée à un rocher en plein océan, offerte en pâture au monstre. Heureusement, Persée passa par là. Persée, fils de Zeus et de Danaé, venait de réussir à trancher la tête de Méduse, l’une des trois Gorgones ; et, du cou mutilé, avaient surgis un géant, Chrysaor, et un cheval ailé, Pégase. C’est monté sur ce Pégase que Persée, alors qu’il planait sur la mer, aperçut Andromède au milieu des flots. Bien sûr, il tua le monstre qui la menaçait et il prit la jeune fille avec lui sur Pégase, qui s’élança aussitôt vers le ciel. Partant d’Ethiopie, ils survolèrent l’Arabie, l’Asie Mineure, le mont Liban et l’Hellespont. Puis, s’élançant vers les étoiles, Pégase, Persée et Andromède y devinrent des constellations. |
ANDROMÈDE AU MONSTRE
La Vierge Céphéenne, hélas ! encor vivante,
liée, échevelée, au roc des noirs îlots,
se lamente, en tordant, avec de vains sanglots,
sa chair royale où court un frisson d'épouvante.
L'Océan monstrueux, que la tempête évente,
crache à ses pieds glacés l'âcre bave des flots.
Et partout elle voit, à travers ses cils clos,
bâiller la gueule glauque, innombrable et mouvante.
Tel qu'un éclat de foudre en un ciel sans éclair,
tout à coup retentit un hennissement clair.
Ses yeux s'ouvrent. L'horreur les emplit, et l'extase.
Car elle a vu, d'un vol vertigineux et sûr,
se cabrant sous le poids du fils de Zeus, Pégase
allonger sur la mer sa grande ombre d'azur.
PERSÉE ET ANDROMÈDE
Au milieu de l'écume arrêtant son essor,
le Cavalier, vainqueur du monstre et de Méduse,
ruisselant d'une bave horrible où le sang fuse,
emporte entre ses bras la vierge aux cheveux d'or.
Sur l'étalon divin, frère de Chrysaor,
qui piaffe dans la mer et hennit et refuse,
il a posé l'Amante, éperdue et confuse,
qui lui rit et l'étreint et qui sanglote encor.
Il l'embrasse. La houle enveloppe leur groupe.
Elle, d'un faible effort, ramène sur la croupe
ses beaux pieds qu'en fuyant baise un flot vagabond.
Mais Pégase, irrité par le fouet de la lame,
à l'appel du Héros s'enlevant d'un seul bond,
bat le ciel ébloui de ses ailes de flamme.
LE RAVISSEMENT D'ANDROMÈDE
D'un vol silencieux, le grand Cheval ailé,
soufflant de ses naseaux élargis l'air qui fume,
les emporte, avec un frémissement de plume,
à travers la nuit bleue et l'éther étoilé.
Ils vont. L'Afrique plonge au gouffre flagellé,
puis l'Asie... un désert... le Liban ceint de brume…
Et voici qu'apparaît, toute blanche d'écume,
la mer mystérieuse où vint sombrer Hellé.
Et le vent gonfle, ainsi que deux immenses voiles,
les ailes qui, volant d'étoiles en étoiles,
aux amants enlacés font un tiède berceau ;
tandis que, l'œil au ciel où palpite leur ombre,
ils voient, irradiant du Bélier au Verseau,
leurs Constellations poindre dans l'azur sombre.
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Jacques Blanchard (1600-1638) |
Joachim Wtewael (1556-1638) |
Gustave Moreau (1826-1898) |
Autre légende, celle d’Ariane et Bacchus (ou plutôt DIONYSOS). — Dionysos, fils de Zeus et de Sémélé, avait réussi à conquérir l’Inde. Là, sur les bords du Gange, il rassembla les éléments d’un cortège triomphal, dont il se fera désormais accompagner, un cortège coloré et bruyant, composé de panthères, de tigres, de léopards, de silènes, de bacchantes et de satyres. Heredia, dans un premier sonnet, montre le dieu ivre, brandissant son thyrse, entouré d’êtres et d’animaux déchaînés, qui se roulent et s’accouplent au milieu des raisins écrasés de la vendange.
BACCHANALE
Une brusque clameur épouvante le Gange.
Les tigres ont rompu leurs jougs et, miaulants,
ils bondissent, et, sous leurs bonds et leurs élans,
les Bacchantes en fuite écrasent la vendange.
Et le pampre, que l'ongle ou la morsure effrange,
rougit d'un noir raisin les gorges et les flancs,
où, près des reins rayés, luisent des ventres blancs
de léopards roulés dans la pourpre et la fange.
Sur les corps convulsifs, les fauves éblouis,
avec des grondements que prolonge un long râle,
flairent un sang plus rouge à travers l'or du hâle.
Mais le Dieu, s'enivrant à ces jeux inouïs,
par le thyrse et les cris, les exaspère et mêle
au mâle rugissant la hurlante femelle.

Le décorateur de ce vase grec — du premier quart du IVe siècle — a voulu évoquer les bacchanales autour de Dionysos, qui tient son thyrse terminé par une pomme de pin.
Avec tout son cortège, Dionysos se rend ensuite dans les Cyclades, précisément dans l’île de Naxos, où Thésée venait d’abandonner Ariane, la fille du roi Minos. Alors Ariane, toute nue, monta sur un des tigres du cortège et, oubliant son amant Thésée, elle se sentit devenir elle-même bacchante, attendant avidement le baiser de Dionysos, qui allait l’emporter sur l’Olympe afin de l’épouser.
ARIANE
Au choc clair et vibrant des cymbales d'airain,
nue, allongée au dos d'un grand tigre, la Reine
regarde, avec l'Orgie immense qu'il entraîne,
Iacchos s'avancer sur le sable marin.
Et le monstre royal, ployant son large rein
sous le poids adoré, foule la blonde arène,
et, frôlé par la main d'où pend l'errante rêne,
en rugissant d'amour, mord les fleurs de son frein.
Laissant sa chevelure à son flanc qui se cambre
parmi les noirs raisins rouler ses grappes d'ambre,
l'Épouse n'entend pas le sourd rugissement.
Et sa bouche éperdue, ivre enfin d'ambroisie,
oubliant ses longs cris vers l'infidèle amant,
rit au baiser prochain du Dompteur de l'Asie.
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Il est évident qu’aux grands dieux de la mythologie Heredia a préféré les divinités secondaires, celles auxquelles les humbles paysans de Grèce ou d’Italie rendaient un culte ou celles qui, depuis l’Antiquité, avaient donné lieu à de multiples représentations artistiques, comme les centaures, les nymphes ou les satyres.
La mythologie raconte ainsi l'origine des CENTAURES. Un jour, en Thessalie, le roi Ixion tenta de violer l’épouse de Zeus, Hèra. Pour le punir, Zeus façonna une nuée qui avait toutes les apparences de la déesse et il l’envoya à Ixion. Celui-ci s’accoupla avec ce fantôme d’Hèra ; et ce fantôme mit un monde un fils, nommé "Centauros". Mais ce Centauros, poussé par des instints zoophiles, devait s’accoupler, lui, avec des juments du mont Pélion, lesquelles donnèrent naissance à des êtres mi-hommes mi-chevaux, les centaures et les centauresses.
Le drame de ces êtres monstrueux était de connaître à la fois des réactions bestiales et des sentiments humains. C’est ainsi que le centaure Nessus, dont les désirs animaux ne s’étaient appliquées jusque là qu’aux juments de l’Épire, a senti son animalité troublée le jour où il a éprouvé non seulement du désir mais aussi de l’amour pour l’épouse d’Hercule, Déjanire.
NESSUS
Du temps que je vivais à mes frères pareil,
et comme eux ignorant d'un sort meilleur ou pire,
les monts Thessaliens étaient mon vague empire
et leurs torrents glacés lavaient mon poil vermeil.
Tel j'ai grandi, beau, libre, heureux, sous le soleil.
Seule, éparse dans l'air que ma narine aspire,
la chaleureuse odeur des cavales d'Épire
inquiétait parfois ma course ou mon sommeil.
Mais depuis que j'ai vu l'Épouse triomphale
sourire entre les bras de l'Archer de Stymphale,
le désir me harcèle et hérisse mes crins ;
car un Dieu, maudit soit le nom dont il se nomme,
a mêlé, dans le sang enfiévré de mes reins,
au rut de l'étalon l'amour qui dompte l'homme.
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Gustave Moreau Le thème du rapt de Déjanire par le centaure Nessus a été maintes et maintes fois représenté par les peintres, comme Guido Reni et Rubens au XVIIe siècle, Lagrenée au XVIIIe, etc. |
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Les Centauresses, elles, connaissent la jalousie, depuis qu’elles savent que leurs Centaures de maris peuvent être amoureux de femmes humaines. Elles souffrent particulièrement lorsque les Centaures continuent de s’accoupler avec elles, car elles se sentent alors véritablement ravalées au rang des bêtes. C’est ce que reconnaît la Centauresse que fait parler Heredia.
LA CENTAURESSE
Jadis, à travers bois, rocs, torrents et vallons,
errait le fier troupeau des Centaures sans nombre.
Sur leurs flancs le soleil se jouait avec l'ombre.
Ils mêlaient leurs crins noirs parmi nos cheveux blonds.
L'été fleurit en vain l'herbe. Nous la foulons
seules. L'antre est désert que la broussaille encombre.
Et parfois je me prends, dans la nuit chaude et sombre,
à frémir à l'appel lointain des étalons.
Car la race, de jour en jour diminuée,
des fils prodigieux qu'engendra la Nuée
nous délaisse, et poursuit la Femme éperdument.
C'est que leur amour même aux brutes nous ravale ;
le cri qu'il nous arrache est un hennissement,
et leur désir en nous n'étreint que la cavale.

Gustave Moreau, La Centauresse blessée
Mais il n’y avait pas que les centaures. Les campagnes antiques étaient pleines de la présence de dieux rustiques, dont les principaux étaient Hermès et Pan. HERMÈS était né dans une caverne sur le mont Cyllène et son culte était très répandu dans les régions pastorales de l’Italie. Heredia imagine que des bergers de la vallée du Galèse, dans les Pouilles, ont installé son effigie — son "démon" — sur un autel rustique, et qu’ils sacrifient pour lui un vieux bouc, afin qu’il rende les troupeaux féconds et prospères.
A HERMÈS CRIOPHORE
Pour que le compagnon des Naïades se plaise
à rendre la brebis agréable au bélier,
et qu'il veuille, par lui, sans fin, multiplier
l'errant troupeau qui broute aux berges du Galèse,
il faut lui faire fête et qu'il se sente à l'aise
sous le toit de roseaux du pâtre hospitalier.
Le sacrifice est doux au Démon familier,
sur la table de marbre ou sur un bloc de glaise.
Donc, honorons Hermès. Le subtil Immortel
préfère, à la splendeur du temple et de l'autel,
la main pure immolant la victime impollue.
Ami, dressons un tertre aux bornes de ton pré,
et qu'un vieux bouc, du sang de sa gorge velue,
fasse l'argile noire et le gazon pourpré.

Sur un cratère grec du -IVe siècle,
Hermès conduisant une chèvre vers un petit autel
sur lequel elle va être sacrifiée.
Cet Hermès avait fait à la fille de Dryops un enfant monstrueux, mi-homme mi-bouc, qui s’appela PAN Pan ressemblait aux satyres, avec un front cornu, un corps velu et des jambes de bouc. C’est ainsi que le représente cette statuette en bronze de la première moitié du -Ve siècle.
Pan devait devenir, comme son père, un joueur de flûte et un grand pourchasseur de nymphes.
En Arcadie, au centre du Péloponnèse, les bergers qui menaient leurs chèvres et leurs moutons sur les flancs du Ménale ou dans les gorges du Cyllène, redoutaient particulièrement les irruptions de ce démon, qui jouait à les effrayer, eux et leurs troupeaux. C’est pourquoi Heredia imagine que, pour se concilier ses faveurs, deux bergers grecs se disposent à lui faire une offrande.
LES BERGERS
Viens. Le sentier s'enfonce aux gorges du Cyllène.
Voici l'antre et la source ; et c'est là qu'il se plaît
à dormir sur un lit d'herbe et de serpolet,
à l'ombre du grand pin où chante son haleine.
Attache à ce vieux tronc moussu la brebis pleine.
Sais-tu qu'avant un mois, avec son agnelet,
elle lui donnera des fromages, du lait ?
Les Nymphes fileront un manteau de sa laine.
Sois-nous propice, Pan ! ô Chèvre-pied, gardien
des troupeaux que nourrit le mont Arcadien,
Je t'invoque... Il entend ! J'ai vu tressaillir l'arbre.
Partons. Le soleil plonge au couchant radieux.
Le don du pauvre, ami, vaut un autel de marbre,
si d'un cœur simple et pur l'offrande est faite aux Dieux.

Arnold Böcklin
Pan effraie un berger en surgissant derrière un rocher
Mais Hermès avait eu aussi toute une descendance de Silènes et de Satyres. Les SATYRES, disait-on, hantaient les campagnes de la Grèce pastorale à la recherche de jeunes nymphes. On peut lire, imaginée par Heredia, l’irruption d’un satyre au milieu d’un groupe de nymphes qui, insouciantes, se baignaient gaiement dans l’eau d’une source, puis le rapt d'une jeune Nymphe solitaire par un Satyre plein de lubricité.
LE BAIN DES NYMPHES
C'est un vallon sauvage abrité de l'Euxin.
Au-dessus de la source, un noir laurier se penche,
et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
frôle d'un pied craintif l'eau froide du bassin.
Ses compagnes, d'un bond, à l'appel du buccin,
dans l'onde jaillissante où s'ébat leur chair blanche
plongent, et de l'écume émergent une hanche,
de clairs cheveux, un torse ou la rose d'un sein.
Une gaîté divine emplit le grand bois sombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l'ombre.
Le Satyre !… Son rire épouvante leurs jeux.
Elles s'élancent. Tel, lorsqu'un corbeau sinistre
croasse, sur le fleuve éperdument neigeux,
s'effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.
PAN
A travers les halliers, par les chemins secrets
qui se perdent au fond des vertes avenues,
le Chèvre-pied, divin chasseur de Nymphes nues,
se glisse, l’œil ardent, sous les hautes forêts.
Il est doux d’écouter les soupirs, les bruits frais
qui montent à midi des sources inconnues,
quand le Soleil, vainqueur étincelant des nues,
dans la mouvante nuit darde l’or de ses traits.
Une Nymphe s’égare et s’arrête. Elle écoute
les larmes du matin, qui pleuvent goutte à goutte
sur la mousse. L’ivresse emplit son jeune cœur.
Mais, d’un seul bond, le Dieu du noir taillis s’élance,
la saisit, frappe l’air de son rire moqueur,
disparaît… Et les bois retombent au silence.

Géricault, Satyre et nymphe
Heredia, grand lecteur de Catulle et de l’Anthologie, se plut à développer le thème de PRIAPE, qui était le dieu des jardins, "hortorum deus". Pour comprendre, il faut remonter à l’origine de la légende. Zeus, toujours porté sur les jolies femmes, avait fait un enfant à la belle Aphrodite. Son épouse Hèra, jalouse, toucha le ventre de la déesse enceinte. Et c’est ainsi qu’Aphrodite mit au monde un garçon doté d’un membre viril démesuré, tel qu'il est représenté sur cette mosaïque d'El-jem. On l’appela Priape.
Aphrodite, craignant le ridicule, décida d’abandonner son fils dans la montagne. Mais des bergers le recueillirent et rendirent un culte à sa virilité, qu’il considéraient comme un signe de grande fécondité. C’est pourquoi les Anciens avaient l’habitude de tailler dans le bois des images de Priape qu’ils installaient dans leurs jardins. Ces « priapes » étaient censés les rendre féconds et les protéger des voleurs. Pour renforcer leur efficacité, les paysans ne manquaient pas de leur offrir des bouquets de fleurs et même de leur sacrifier de jeunes boucs.
Dans un sonnet, Heredia fait parler un priape qui garde avec conscience le petit domaine qu’on lui a confié.
HORTORUM DEUS - II
Respecte, ô Voyageur, si tu crains ma colère,
cet humble toit de joncs tressés et de glaïeul.
Là, parmi ses enfants, vit un robuste aïeul ;
c'est le maître du clos et de la source claire.
Et c'est lui qui planta, droit au milieu de l'aire,
mon emblème équarri dans un cœur de tilleul.
Il n'a point d'autres Dieux ; aussi je garde seul
le verger qu'il cultive et fleurit pour me plaire.
Ce sont de pauvres gens, rustiques et dévots.
Par eux, la violette et les sombres pavots
ornent ma gaine, avec les verts épis de l'orge.
Et toujours, deux fois l'an, l'agreste autel a bu,
sous le couteau sacré du colon qui l'égorge,
le sang d'un jeune bouc impudique et barbu.
Heredia fait également parler un autre priape qu’un berger de l’île d’Egine avait façonné dans du bois d’olivier. Dans sa jeunesse, ce priape avait d’abord été utilisé comme figure de proue d’un navire qui faisait du cabotage dans les Cyclades. Mais, devenu vieux, il s’est retrouvé à la campagne, planté dans un enclos dont il écarte les maraudeurs, tout en gardant le regret de son passé.
HORTORUM DEUS - I
N'approche pas ! Va-t'en ! Passe au large, Étranger !
Insidieux pillard, tu voudrais, j'imagine,
dérober les raisins, l'olive ou l'aubergine
que le soleil mûrit à l'ombre du verger ?
J'y veille. A coups de serpe, autrefois, un berger
m'a taillé dans le tronc d'un dur figuier d'Égine.
Ris du sculpteur, Passant, mais songe à l'origine
de Priape, et qu'il peut rudement se venger.
Jadis, cher aux marins, sur un bec de galère
je me dressais, vermeil, joyeux de la colère
écumante ou du rire éblouissant des flots.
A présent, vil gardien de fruits et de salades,
contre les maraudeurs je défends cet enclos…
Et je ne verrai plus les riantes Cyclades.
Mais trêve de nostalgie : voici que des enfants en maraude convoitent les fruits du jardin. Le priape menace. Pour les effrayer, il fait d’abord la grosse voix. Mais, à voix plus basse, il leur suggère discrètement d’aller faire un tour chez le paysan voisin : son priape, beaucoup plus négligent, pourrait bien les laisser piller les raisins de la treille, dont il a pourtant la garde…
HORTORUM DEUS - III
Holà, maudits enfants ! Gare au piège, à la trappe,
au chien ! Je ne veux plus, moi qui garde ce lieu,
qu'on vienne, sous couleur d'y quérir un caïeu
d’ail, piller mes fruitiers et grappiller ma grappe.
D'ailleurs, là-bas, du fond des chaumes qu'il étrape,
le colon vous épie, et, s'il vient, par mon pieu !
vos reins sauront alors tout ce que pèse un Dieu
de bois dur, emmanché d'un bras d'homme qui frappe.
Vite, prenez la sente à gauche, suivez-la
jusqu'au bout de la haie où croît ce hêtre, et là,
profitez de l'avis qu'on vous glisse à l'oreille :
un négligent Priape habite au clos voisin ;
d'ici, vous pouvez voir les piliers de sa treille,
où sous l'ombre du pampre a rougi le raisin.
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Après les thèmes mythologiques, Heredia a fait une petite place aux personnages illustres de l’histoire romaine, mais en choisissant deux épisodes qui ne sont pas particulièrement à la gloire de Rome : les défaites des consuls devant Hannibal et la trahison de Marc-Antoine.
Et d’abord l’évocation de la défaite d'HANNIBAL près de la Trébie. Heredia, partant du texte de Tite-Live, imagine Hannibal installé sous l’arche d’un aqueduc. Le Carthaginois triomphe, car il entend les légions de Sempronius qui, ayant passé à grand peine la Trebbia en crue, marchent contre la cavalerie numide, alors que des troupes carthaginoises les attendent pour les rejeter dans le fleuve.
LA TREBBIA
L'aube d'un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve
où l'escadron léger des Numides s'abreuve.
Partout sonne l'appel clair des buccinateurs.
Car, malgré Scipion, les augures menteurs,
la Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
a fait lever la hache et marcher les licteurs.
Rougissant le ciel noir de flamboiements lugubres,
à l'horizon brûlaient les villages Insubres.
On entendait au loin barrir un éléphant.
Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
le piétinement sourd des légions en marche.

Tapisserie de la fin du XVIIe siècle, d’après Giulio Romano (Jules Romain).
Emme représente non pas la défaite romaine de la Trébie,
mais la victoire que remportera Scipion sur Hannibal, à Zama en Numidie.
Après la défaite de la Trébie, ce fut celle de Cannes. Tous les soirs le peuple de Rome — auquel se mêlaient les truands de Subure et les condamnés sortis des ergastules — se rassemblait près des aqueducs, s’attendant à voir surgir, du côté des monts Sabins, un Hannibal effrayant porté par un de ses éléphants d’Afrique.
APRÈS CANNES
Un des consuls tué, l'autre fuit vers Linterne
ou Venuse. L’Aufide a débordé, trop plein
de morts et d’armes. La foudre au Capitolin
tombe ; le bronze sue et le ciel rouge est terne.
En vain le Grand Pontife a fait un lectisterne
et consulté deux fois l'oracle sibyllin.
D'un long sanglot l'aïeul, la veuve, l'orphelin
emplissent Rome en deuil que la terreur consterne.
Et chaque soir la foule allait aux aqueducs,
plèbe, esclaves, enfants, femmes, vieillards caducs,
et tout ce que vomit Subure et l’ergastule,
tous anxieux de voir surgir, au dos vermeil
des monts Sabins où luit l’œil sanglant du soleil,
le Chef borgne monté sur l'éléphant Gétule.

"Hannibal Carthaginiensis"
L’autre personnage historique évoqué par Heredia, c’est MARC-ANTOINE, l’amant de Cléopâtre. Au -Ier siècle, Marc-Antoine fut d’abord un grand général à la tête de l’armée romaine : dans un sonnet célèbre, Heredia le saisit à la fin d’un combat difficile qu’il mena en Arménie contre les Mèdes.
SOIR DE BATAILLE
Le choc avait été très rude. Les tribuns
et les centurions, ralliant les cohortes,
humaient encor, dans l'air où vibraient leurs voix fortes,
la chaleur du carnage et ses âcres parfums.
D'un œil morne, comptant leurs compagnons défunts,
les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
au loin tourbillonner les archers de Phraortes ;
et la sueur coulait de leurs visages bruns.
C'est alors qu'apparut, tout hérissé de flèches,
rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
sous la pourpre flottante et l'airain rutilant,
au fracas des buccins qui sonnaient leur fanfare,
superbe, maîtrisant son cheval qui s'effare,
sur le ciel enflammé, l'Imperator sanglant.
La suite de la vie de Marc-Antoine est moins glorieuse. En -41, Antoine, qui représentait Rome en Orient, avait établi son quartier général à Tarse, en Cilicie. C’est là qu’il rencontra Cléopâtre, la reine d’Egypte. Ayant appris qu’Antoine, atteint de mégalomanie, s’identifiait à Dionysos, Cléopâtre décida de s’identifier elle-même à Aphrodite, et elle organisa, pour les Romains, une mise en scène où elle apparaissait en divinité environnée de jeunes Éros.
Heredia la montre sur sa trirème — dont la proue s’ornait d’un Horus-épervier — voguant vers Tarse sur le Cydnus. Cléopâtre ne savait pas que cette rencontre avec Antoine allait nouer son destin. En effet, elle ne vit pas que, parmi les petits Eros qui jetaient des pétales de roses, il y avait les deux frères Eros et Thanatos, l’amour et la mort.
LE CYDNUS
Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie,
la trirème d'argent blanchit le fleuve noir ;
et son sillage y laisse un parfum d'encensoir,
avec des sons de flûte et des frissons de soie.
A la proue éclatante où l'épervier s'éploie,
hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre, debout en la splendeur du soir,
semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.
Voici Tarse, où l'attend le guerrier désarmé.
Et la brune Lagide ouvre, dans l'air charmé,
ses bras d'ambre, où la pourpre a mis des reflets roses.
Et ses yeux n'ont pas vu, présage de son sort,
auprès d'elle, effeuillant, sur l'eau sombre, des roses,
les deux enfants divins, le Désir et la Mort.

Cléopâtre et Antoine sur une tapisserie des Flandres du XVIIe s.
(musée de la Renaissance à Ecouen).
La belle séductrice réussit donc à soumettre Antoine aux intérêts de l’Egypte. Abandonnant son armée en face des Parthes menaçants, Antoine suivit donc sa maîtresse à Alexandrie.
Et Heredia l’imagine, dix ans plus tard, sur une terrasse de Memphis, devant le Nil, tenant sa maîtresse enlacée. Les Romains se préparaient alors à les attaquer, mais Antoine avait perdu toute raison et toute énergie. Penché sur le visage de Cléopâtre pour l’embrasser, il put voir dans les yeux de la reine l’annonce de sa défaite, au cours d’une bataille navale qui allait bientôt se dérouler à Actium.
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
l'Égypte s'endormir sous un ciel étouffant,
et le Fleuve, à travers le Delta noir qu'il fend,
vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait, sous la lourde cuirasse,
soldat captif berçant le sommeil d'un enfant,
ployer et défaillir sur son cœur triomphant
le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
vers celui qu'enivraient d'invincibles parfums,
elle tendit sa bouche et ses prunelles claires.
Et sur elle courbé, l'ardent Imperator
vit, dans ses larges yeux étoilés de points d'or,
toute une mer immense où fuyaient des galères.

Aquarelle de Gustave Moreau. C’est le moment où Cléopâtre va mourir. Evitant le réalisme morbide propre aux artistes académiques de son temps, Moreau montre la reine harmonieusement appuyée sur un trône. Mais un petit serpent, à peine visible sur l’accoudoir, permet de comprendre la scène.
Heredia, en fait, s’est peu intéressé à la grande histoire de Rome. Ce qu’il a préféré, c’est l’évocation des petites gens, par exemple un criminel en fuite ou un Sicilien esclave en Afrique.
Voici une belle ASIATE dans un tepidarium. Nous sommes en décembre. Des femmes rêvent nonchalamment dans la tiédeur d’une étuve. Une femme d’Asie, aux cheveux noirs et à la poitrine nue et bronzée, s’étire avec volupté, éveillant le désir des Italiennes à la peau blanche.
LE TEPIDARIUM
La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis ;
elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre.
Et le brasier de bronze, illuminant la chambre,
jette la flamme et l'ombre à leurs beaux fronts pâlis.
Aux coussins de byssus, dans la pourpre des lits,
sans bruit, parfois un corps, de marbre rose ou d'ambre,
ou se soulève à peine ou s'allonge ou se cambre.
Le lin voluptueux dessine de longs plis.
Sentant à sa chair nue errer l'ardent effluve,
une femme d'Asie, au milieu de l'étuve,
tord ses bras énervés en un ennui serein.
Et le pâle troupeau des filles d'Ausonie
s'enivre de la riche et sauvage harmonie
des noirs cheveux roulant sur un torse d'airain.

Théodore Chasseriau, Le Tepidarium, au musée d’Orsay.
Plusieurs VIEILLARDS apparaissent dans les Trophées : on y découvre, par exemple, un vieil épicurien qui aima les plaisirs des banquets ou un soldat qui a combattu à Marathon et qui, devenu trop vieux, offre aux dieux son équipement et ses armes.
Voici Gallus, un vieux paysan de Cisalpine, un sage qui se contente de peu : la chaumière (villula) où il est né, une vigne, un potager bien tenu, un bois dans lequel, à l’automne, il prend quelques grives.
VILLULA
Oui, c'est au vieux Gallus qu'appartient l'héritage
Que tu vois au penchant du coteau cisalpin ;
La maison tout entière est à l'abri d'un pin
Et le chaume du toit couvre à peine un étage.
Il suffit pour qu'un hôte avec lui le partage.
Il a sa vigne, un four à cuire plus d'un pain,
Et dans son potager foisonne le lupin.
C'est peu ? Gallus n'a pas désiré davantage.
Son bois donne un fagot ou deux tous les hivers,
Et de l'ombre, l'été, sous les feuillages verts ;
A l'automne on y prend quelque grive au passage.
C'est là que, satisfait de son destin borné,
Gallus finit de vivre où jadis il est né.
Va, tu sais à présent que Gallus est un sage.

Delacroix, Un vieux berger, dessin
Voici maintenant un laboureur de 80 ans qui, au moment de sa retraite, dépose ses outils aux pieds de Cybèle.
LE LABOUREUR
Le semoir, la charrue, un joug, des socs luisants,
la herse, l'aiguillon et la faulx acérée,
qui fauchait en un jour les épis d'une airée,
et la fourche qui tend la gerbe aux paysans,
ces outils familiers, aujourd'hui trop pesants,
le vieux Parmis les voue à l'immortelle Rhée,
par qui le germe éclôt sous la terre sacrée.
Pour lui, sa tâche est faite ; il a quatre-vingts ans.
Près d'un siècle, au soleil, sans en être plus riche,
il a poussé le coutre au travers de la friche.
Ayant vécu sans joie, il vieillit sans remords.
Mais il est las d'avoir tant peiné sur la glèbe
et songe que, peut-être, il faudra, chez les morts,
labourer des champs d'ombre, arrosés par l'Érèbe.

Jacob Jordaens (XVIIe siècle, au musée de Lyon). D’après le titre, ces deux personnages veulent représenter Mercure au moment où il s’apprête à trancher la tête du géant Argus pour libérer Io transformée en génisse blanche. Mais le thème mythologique n’a été pour le peintre qu’un prétexte pour représenter un vieux paysan et son jeune compagnon.
La méditation finale du vieux laboureur nous amène à considérer les sonnets que Heredia a consacrés à la MORT telle que la ressentaient les Anciens. Heredia reprend, par exemple, le thème des morts sans sépulture, ces hommes devenus des sortes de fantômes condamnés à errer sans trouver le repos, tel un marin d’Alexandrie péri en mer ou un Thrace assassiné dont le corps a été à-demi dévoré par les loups. Quant aux défunts qui ont reçu une sépulture, il aime à penser qu’ils continuent à percevoir la vie du monde autour de leur tombeau et que, par exemple, les héros morts à Salamine ressentent encore la présence, toute proche, de la mer grecque, lumineuse et vivante.
Dans un autre sonnet, Heredia évoque une jeune fille, morte le jour même de ses noces, dont le corps, enterré sous un tertre, essaie de percevoir les signes de la vie qui continue à l’extérieur : le lierre qui croît, la fourmi qui erre, la colombe qui chante. La jeune morte supplie le passant de respecter les fleurs qui poussent sur sa tombe et la colombe qui s’y est posée.
LA JEUNE MORTE
Qui que tu sois, Vivant, passe vite parmi
l'herbe du tertre où gît ma cendre inconsolée.
Ne foule point les fleurs de l'humble mausolée
d'où j'écoute ramper le lierre et la fourmi.
Tu t'arrêtes ? Un chant de colombe a gémi.
Non ! qu'elle ne soit pas sur ma tombe immolée !
Si tu veux m'être cher, donne-lui la volée.
La vie est si douce, ah ! laisse-la vivre, ami.
Le sais-tu ? Sous le myrte enguirlandant la porte,
épouse et vierge, au seuil nuptial je suis morte,
si proche et déjà loin de celui que j'aimais.
Mes yeux se sont fermés à la lumière heureuse ;
et maintenant j'habite, hélas ! et pour jamais,
l'inexorable Érèbe et la Nuit Ténébreuse.
Les jeunes filles meurent, les hommes meurent, et aussi les civilisations. Le grand Pan est bien mort. Pourtant Heredia nous rappelle que l’Antiquité survit, dans les restes de certains de ses monuments, dans les inscriptions gravées sur la pierre que les archéologues mettent au jour, dans les monnaies qu’ils exhument, dans des objets d’art miraculeusement protégés.
Juvénal l’avait bien dit : "Il suffit de la force d’un figuier pour désagréger un tombeau". Même les monuments les plus orgueilleux sont périssables. Considérons, avec Heredia, l’arc de triomphe qu’un général, tout fier de ses victoires, a fait élever dans le Samnium ; et prenons conscience que le Temps finira par détruire ce monument dont les pierres, perdues dans les hautes herbes, ébrècheront un jour la faux d’un paysan.
A UN TRIOMPHATEUR
Fais sculpter sur ton arc, Imperator illustre,
des files de guerriers barbares, de vieux chefs
sous le joug, des tronçons d'armures et de nefs,
et la flotte captive et le rostre et l'aplustre.
Quel que tu sois, issu d'Ancus ou né d'un rustre,
tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs,
Profondément, de peur que l'avenir te frustre.
Déjà le Temps brandit l'arme fatale.
As-tu l'espoir d'éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée.
Et seul, aux blocs épars des marbres triomphaux,
où ta gloire en ruine est par l'herbe étouffée,
quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx.

L’arc d’Orange, eau-forte d’Israël Silvestre (XVIIe s.)
D’une manière plus originale, Heredia s’est intéressé à la Gaule romanisée des IIIe-IVe siècles, en particulier dans la région de Luchon, qu’il connaissait bien. A partir de quelques vestiges archéologiques, il tenta de faire revivre le passé mi-romain mi-barbare de ce coin des Pyrénées, qui avait été le territoire des Garumnes.
Au milieu de quelques vestiges, près de la source thermale, on voit les traces d’un chemin dallé et les restes d’un autel portant une inscription aux Nymphes. Mais la source coule désormais inutilement et sa Nymphe est oubliée. Le berger qui vient y boire dans le creux de sa main et qui jette les dernières gouttes sur la pierre ne sait pas qu’il renouvelle le geste antique de la libation.
LA SOURCE
L'autel gît, sous la ronce et l'herbe enseveli ;
et la source sans nom, qui goutte à goutte tombe,
d'un son plaintif emplit la solitaire combe.
C'est la Nymphe qui pleure un éternel oubli.
L'inutile miroir que ne ride aucun pli
à peine est effleuré par un vol de colombe ;
et la lune, parfois, qui du ciel noir surplombe,
seule y reflète encore un visage pâli.
De loin en loin, un pâtre errant s'y désaltère.
Il boit et, sur la dalle antique du chemin,
verse un peu d'eau resté dans le creux de sa main.
Il a fait, malgré lui, le geste héréditaire,
et ses yeux n'ont pas vu, sur le cippe romain,
le vase libatoire auprès de la patère.
Moins fragiles, peut-être, que les grands monuments, les inscriptions antiques permettent de faire revivre en imagination quelques personnages qui, sans cela, n’auraient laissé aucune trace de leur vie terrestre. On a regroupé ici quelques documents épigraphiques qui intéressèrent Heredia. C’est à Bagnères-de-Luchon que l’on a trouvé une dédicace au dieu Iscitt faite par un certain Hunnu, fils d’Ulohox, et une autre inscription d’une certaine Fabia Festa à Ilixon, le dieu des thermes. Heredia va essayer, l’espace d’un sonnet, de redonner vie à cet Hunnu et à cette Fabia Festa.
LE VOEU
Jadis l'Ibère noir et le Gall au poil fauve
et le Garumne brun, peint d'ocre et de carmin,
sur le marbre votif, entaillé par leur main,
ont dit l'eau bienfaisante et sa vertu qui sauve.
Puis les Imperators, sous le Venasque chauve,
bâtirent la piscine et le therme romain ;
et Fabia Festa, par ce même chemin,
a cueilli pour les Dieux la verveine ou la mauve.
Aujourd'hui, comme aux jours d'Iscitt et d'Ilixon,
les sources m'ont chanté leur divine chanson.
Le soufre fume encore à l'air pur des moraines.
C'est pourquoi, dans ces vers, accomplissant les vœux,
tel qu'autrefois Hunnu, fils d'Ulohox, je veux
dresser l'autel barbare aux Nymphes souterraines.

Inscriptions trouvées dans la région de Luchon
Leconte de Lisle s’est beaucoup amusé de cet intérêt de Heredia pour les dieux barbares :
Votre sonnet est des plus congrûment troussé. Le Garumne peint d’ocre me fait l’effet d’un gentilhomme archaïque fort distingué ; la calvitie du Vénasque me touche, et les dieux Iscitt, Ilixion, et Hunu fils d’Ulohox sont d’un goût barbare on ne peut plus délicat. Cependant je leur préfère encore, s’il est possible, Exprcenn, Aherbelst et Baicorrix, qui me semblent notablement hirsutes, hispides, hypersulfureux, tatoués et idiosyncrasiques au suprême degré… En somme, mon cher ami, que l’épigraphie vous tienne en joie et vous inspire de nouveaux vers fermes et lumineux, solides et sonores…
A partir d’autres inscriptions, Heredia fait revivre par exemple l’esclave fugitif, Geminus, ou, dans un autre sonnet, une certaine Sabinula, qui, comme on le voit sur l’inscription, a fait une offrande « aux montagnes et au dieu Gar ». Il imagine que cette Sabinula était une dame romaine exilée dans les Pyrénées par quelque empereur du Bas-Empire. Chaque soir, elle pense à sa maison d’Italie, au flamine revêtu de ses insignes et suivi de son cortège. Nostalgique, éloignée de ses dieux, elle cherche à se concilier les divités locales.
L'EXILÉE
Dans ce vallon sauvage où César t'exila,
sur la roche moussue, au chemin d'Ardiège,
penchant ton front, qu'argente une précoce neige,
chaque soir, à pas lents, tu viens t'accouder là.
Tu revois ta jeunesse et ta chère villa,
et le flamine rouge avec son blanc cortège.
Et, pour que le regret du sol latin s'allège,
tu regardes le ciel, triste Sabinula.
Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires,
les aigles attardés, qui regagnent leurs aires,
emportent en leur vol tes rêves familiers.
Et seule, sans désirs, n'espérant rien de l'homme,
tu dresses des autels aux monts hospitaliers,
dont les Dieux plus prochains te consolent de Rome.

Comme les inscriptions épigraphiques, les médailles et les monnaies nous livrent aussi des bribes minuscules de l’Antiquité. Mieux que les vestiges monumentaux d’Agrigente ou de Syracuse, ce sont des médailles d’argent comme celles-ci qui conservent le souvenir de la Sicile antique et de la beauté des jeunes Siciliennes.
MÉDAILLE ANTIQUE
L'Etna mûrit toujours la pourpre et l'or du vin
dont l'Érigone antique enivra Théocrite.
Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,
le poète aujourd'hui les chercherait en vain.
Perdant la pureté de son profil divin,
tour à tour Aréthuse esclave et favorite
a mêlé dans sa veine, où le sang grec s'irrite,
la fureur sarrasine à l'orgueil angevin.
Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s'use.
Agrigente n'est plus qu'une ombre, et Syracuse
dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent.
Et seul le dur métal, que l'amour fit docile,
garde encore en sa fleur, aux médailles d'argent,
l'immortelle beauté des vierges de Sicile.

Visages de jeunes filles de Sicile sur deux tétradrachmes de Syracuse des environs de l’an -400.
Donc, grâce aux artistes, grâce aux sculpteurs, aux graveurs, aux poètes, l’Antiquité n’est peut-être pas tout à fait morte, car les liens ne sont pas rompus avec ces temps, si lointains et si proches à la fois.
Par exemple — même si on ne voit plus passer Dionysos et son cortège de Bacchantes ivres — on peut sentir encore aujourd’hui la présence du dieu lorsque, les jours de vendanges, hommes et femmes mêlent leurs chansons, sous la lumière du soir qui dore les vignes et empourpre les grappes.
VENDANGE
Les vendangeurs lassés ayant rompu leurs lignes,
des voix claires sonnaient à l'air vibrant du soir ;
et les femmes, en chœur, marchant vers le pressoir,
mêlaient à leurs chansons des appels et des signes.
C'est par un ciel pareil, tout blanc du vol des cygnes,
que, dans Naxos fumant comme un rouge encensoir,
la Bacchanale vit la Crétoise s'asseoir
auprès du beau Dompteur ivre du sang des vignes.
Aujourd'hui, brandissant le thyrse radieux,
Dionysos, vainqueur des bêtes et des Dieux,
d'un joug enguirlandé n'étreint plus les panthères.
Mais, fille du soleil, l'Automne enlace encor
du pampre ensanglanté des antiques mystères
la noire chevelure et la crinière d'or.

Et puis il suffit parfois d’un petit miracle, d’un jeu de la nature pour que l’Antiquité reprenne vie "sur un marbre brisé". Lorsque Hippolyte Taine visita le musée de Toulouse, il en sortit par une courette dans laquelle on avait entassé, entre autres débris, des fragments de statues romaines. Et ce qu’il vit le frappa :
La cour était déserte et silencieuse. De grands arbres élancés, des arbrisseaux touffus brillaient du plus beau vert. On voyait une statue de jeune homme entre les branches. Des tiges de houblon vert montaient autour des colonnes brisées. C’était un mélange d’objets champêtres et d’objets d’art, des débris de civilisations mortes et la jeunesse des plantes fleuries.
C’est peut-être ce texte qui inspira à Heredia le sonnet par lequel il a voulu clore la série de ses Trophées. Il imagine, oublié dans un bois inculte, le débris d’une statue romaine représentant un dieu rustique. La végétation le recouvre. Mais les mouvements des feuilles et les jeux de la lumière redonnent comme une vie à ce dieu des champs auquel, autrefois, les jeunes filles venaient faire des offrandes. Contraste des époques, mort des dieux, mais, en même temps, mirage d’un art rendu éternel par la mobilité de la lumière : ce poème clôt admirablement la série des Trophées consacrée par Heredia à l’Antiquité.
SUR UN MARBRE BRISÉ
La mousse fut pieuse en fermant ses yeux mornes ;
car, dans ce bois inculte, il chercherait en vain
la vierge qui versait le lait pur et le vin
sur la terre au beau nom dont il marqua les bornes.
Aujourd'hui le houblon, le lierre, et les viornes
qui s'enroulent autour de ce débris divin —
ignorant s'il fut Pan, Faune, Hermès ou Silvain —
à son front mutilé tordent leurs vertes cornes.
Vois : l'oblique rayon, le caressant encor,
dans sa face camuse a mis deux orbes d'or ;
la vigne folle y rit comme une lèvre rouge.
Et — prestige mobile — un murmure du vent,
les feuilles, l'ombre errante et le soleil qui bouge
de ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant.

















