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JULIEN GRACQ, LE GUETTEUR DE L'AUTRE SIÈCLE

FLORILÈGE


 

TROIS CONSEILS DE JULIEN GRACQ POUR MENER UN « ENTRETIEN CRITIQUE »

Premier conseil : ne pas se présenter avec une valise de citations, d'échantillons, comme si on allait s'adresser à un public "lacunaire" qui n'aurait rien lu des oeuvres de l'auteur en question.

L'usage répété des citations de l'auteur dénonce un doute grandissant sur le sérieux et la fréquence du commerce du public avec l'auteur que le critique analyse. […] La critique d'aujourd'hui, mangée peu à peu par la citation (cela devient parfois caricatural dans les émissions littéraires de la télévision), soupçonne qu'elle s'adresse à un public lacunaire, un public qui a moins lu les livres dont on l'entretient qu'il n'en a "entendu parler", et qu'il est prudent de ne solliciter son intérêt et son attention qu'accompagné d'une valise de commis voyageur, laquelle souligne avec éloquence l'avènement de la littérature comme échantillonnage. [Carnets du grand chemin, 2,1071]

Deuxième conseil : ne pas trop chercher à expliquer, à évaluer ses oeuvres, mais mettre en évidence les raisons du plaisir que donne la lecture de ses livres.

Ce que je souhaite d’un critique littéraire — et il ne me le donne qu’assez rarement — c’est qu’il me dise à propos d’un livre — mieux que je ne pourrais le faire moi-même — d’où vient que la lecture m’en dispense un plaisir qui ne se prête à aucune substitution. […] Un livre qui m’a séduit est comme une femme qui me fait tomber sous le charme : au diable ses ancêtres, son lieu de naissance, son milieu, ses relations, son éducation, ses amies d’enfance ! Ce que j’attends seulement de votre entretien critique, c’est l’inflexion de voix juste, qui me fera sentir que êtes amoureux, et amoureux de la même manière que moi. Je n’ai besoin que de la confirmation, et de l’orgueil, que procure à l’amoureux l’amour parallèle et lucide d’un tiers bien disant. Et quant à "l’apport" du livre à la littérature, à "l’enrichissement" qu’il est censé m’apporter, sachez que j’épouse, même sans dot. [En lisant en écrivant, 2,680]

Troisième conseil : ne pas réduire l'auteur sur lequel on s'entretient à une sèche biographie, mais citer les expériences qui ont été pour lui ce que Cingria appelle le "bois vert" de la vie d'un homme.

Dans une vie parcourue "à l’envers", au temps de sa fin, ne méritent de subsister, que les seuls rameaux où la sève intime monte encore. Il faudrait abandonner délibérément tout ce qui constitue le “cadre d’une vie”. Faire de ce cadre le nerf d’une biographie, c’est confondre le fil de fer avec la branche de l’espalier qui s’y enroule, mais n’y puise rien. Il faudrait élaguer tout ce qui n’a pas été — entre soi et le monde — heures d’écoute profonde, de branchement parfait, et prendre pour principe d’un tri impitoyable le beau titre de Cingria : Bois sec — bois vert. [En lisant en écrivant, 2,664]


LA PERSONNALITÉ DE GRACQ

Comment s'est constituée la personnalité de Gracq.

Ses origines familiales expliquent son caractère casanier, sa méfiance devant l'inconnu, sa tendance à dire "non" à la société, à rester "à distance" de son époque.

Quant à mes origines, je manque de mélange. Pas de croisements profitables dans mon ascendance. Du côté paternel, mes attaches sont à Saint-Florent, au moins depuis la Révolution et sans doute au-delà; du côté maternel, à Montjean, la Pommeraye, Champtocé, depuis aussi longtemps: un cercle d'un rayon de huit kilomètres entre le tombeau de Bonchamps et le château natal de Gilles de Rais, a contenu toute mon ascendance depuis six générations et au-delà: tout cela Mauges, vallée de la Loire et Mauges encore, artisans de village presque tous,"filassiers", boulangers, forgerons, mariniers, tous, aussi loin que je remonte, parcimonieux, âpres au gain, comptant sou par sou, fermes sur les liens de famille, acharnés à acquérir, à hériter et à conserver. À l'extrémité de cette chaîne de "clos", bouts de prés, vignes et masures thésaurisées et léguées boisselée après boisselée et moellon par moellon, la mosaïque de biens-fonds minuscules qui est la mienne, éparpillée et éclatée sur tout un canton, m'a ancré à ce terroir par des liens que je n'ai jamais rompus, ni cherché vraiment à rompre. J'attribue à cette ascendance vendéenne mon caractère casanier, ma méfiance vis-à-vis des figures inconnues, le conservatisme figé de mes habitudes, le confinement dans un cercle de relations étroit, surtout familial, le goût de dire non; bref ce "laissez-moi tranquille dans mon coin et passez au large" qui a été — toutes motivations sociales et religieuses mises à part — le vrai ressort caractériel du soulèvement de 1793. Une vie peu aérée, un manque de mobilité physique autant que spirituelle, est le prix que j'ai payé pour la très solide assise sur la terre que m'a apportée cet enracinement: je n'ai jamais eu que peu à voir avec les espèces de plein vent. [Carnets du grand chemin, 2,1014]

Sa vie en contact avec les choses de la nature explique qu'il ait, inversement, toujours dit "oui" au monde.

Francis Jammes, dont je lis un volume de morceaux choisis. Ma génération aura peut-être été son dernier public, déjà distrait. J'ai vécu encore en familiarité avec les choses dont il parle : l'eau de puits bleue, la caverne fraîche et ténébreuse des maisons bourgeoises de l'été, les fleurs de jardin de curé, réséda, oeillets de poète, gueules-de-loup, giroflées, héliotropes, roses trémières — les tonnelles bourdonnantes de guêpes et de mouches, la cueillette des poires, le chaudron de cuivre des confitures, où on raclait du bout des doigts l'écume des groseilles, les cartouches moulées dans le "sertisseur" la veille de l'ouverture, les petits métiers exigus et pittoresques qui verdissaient encore sur la paresse gagne-petit de la campagne: laveuses, rémouleurs, repasseuses à domicile, lingères, plumeuses de poules, ramasseurs de peaux de lapin. J'ai appris encore à lire dans les vieux livres de prix de ma mère, offerts par l'Institution Jeanne-d'Arc "avec un ornement ovale, un titre en or". J'ai connu les sabots garnis de paille des gamins de l'école, les engelures de l'hiver, les balles de coucous qu'on allait ficeler dans les prés du printemps, les oeufs de Pâques teints de violet par le jus des "goganes" — ; j'ai grimpé aux arbres avec les dénicheurs de nids. Une campagne encore toute d'intelligence avec la plante et la bête, artisanale et ingénieuse, vivotant parcimonieusement, mais sur le produit pur, fabriquant elle-même son pain, son vin, ses confitures, ses saucisses, fumant ses jambons, vinaigrant ses bocaux de cornichons. [Lettrines II, 2,316]

Sa nostalgie du Saint-Florent d’autrefois

Mes ancêtres, de père en fils, étaient filassiers, fabriquaient de la corde avec le chanvre qu'on cultivait alors dans les îles et la vallée de la Loire. J'ai vu fermer à Saint-Florent, il y a une quinzaine d'années, la dernière usine, je pense, qui traitait encore en France le chanvre; et il y a quelques années seulement cesser de pousser en quelques semaines dans les champs de l'île Batailleuse ces petites futaies d'un vert sombre si étrangement parfumées, qui donnaient au paysage de la vallée une touche luxuriante de plantation tropicale. Cessa aussi de planer en septembre sur les bords de la Loire l'odeur chavirante, pénétrante, dont rien ne peut plus donner l'idée — car il n'y a pas de souvenir d'un parfum, c'est lui qui rouvre le souvenir — des barges de chanvre roui qu'on poussait à l'eau immergées sous leur charge de sable, que les paysans chevauchaient pieds nus et amarraient à la berge comme des radeaux — cessa pour jamais sans doute de me monter aux narines ce qui avait été pour moi longtemps, avec celle des feuilles mortes du peuplier, l'odeur même de l'automne. [Lettrines, 2, 261]

Il est un mot qui débouche encore pour moi magiquement, à soixante années de distance, tous les flacons de Baudelaire et qui me restitue même davantage toute la suavité entêtante d'un jardin de fleurs quand tombe la nuit d'été: c'est un vieux mot, mot local sans doute, que je n'ai plus guère entendu prononcer depuis un demi-siècle: la pavée. La pavée — selon le dictionnaire "mot dialectal désignant la digitale pourprée" —, c'était à Saint-Florent, exclusivement, le tapis compact de pétales effeuillés dont on recouvrait les carrefours et les reposoirs le jour de la Fête-Dieu; des enfants de choeur munis de corbeilles en répandaient un supplément parfumé tout le long du cortège. Il sortait de ce concentré floral prodigué à foison une déflagration odorante qui allait jusqu'à l'ivresse. Mais seule est capable de m'en rouvrir l'accès la sonorité si expressive du mot où passent à la fois la solennité du pavois, la magie sédative du pavot jointes à l'idée d'une jonchée profuse et bénigne — où le vocable brutal de "pavé" se féminise, vire à son contraire, et où le v, la consonne la plus fondante de la langue française, libère par surprise toute la suggestion voluptueuse dont elle est grosse. A la prononcer, non seulement je me sens replongé dans ces parfums tournoyants de jardins suspendus, mais je revois presque tout: le reposoir de la place Maubert dans l'éclat de ses housses immaculées — in albis sedens angelus — avec ses candélabres, ses cierges et sa rangée naïve d'aspidistras en pots, les murs des façades de la Grand'Rue tendus partout de draps semés de bouquets et de feuillages épinglés, les longues banderoles rouges à étoiles d'or qui les soudaient l'une à l'autre par-dessus le confluent des ruelles. Ce n'était pas seulement toute la suavité du printemps dans le plein de son explosion qui se trouvait là concentrée et consacrée, c'était dans sa démesure prodigue, un vrai potlatch de la floraison, qui en épuisait le suc en faveur d'un jour unique de plénitude, et qui l'éteignait d'un coup pour laisser place déjà dans les jardins à toute la poussière, à toute la sécheresse de l'été. [Carnets du grand chemin, 2, 1021]

Ennui de Saint-Florent: non plus celui du "trou perdu" de mon enfance (où je ne m'ennuyais jamais) au temps de l'omnibus de l'hôtel de la Boule-d'or, des wagons à bouillottes et des gares à lampisterie, mais plutôt celui d'une petite ville américaine: boutiques nickelées et chromées, parkings, «intérieurs» de série, âmes fonctionnelles et robotisées (plus qu'à la ville), insipidité aseptique. Le dernier des ivrognes exubérants et pittoresques que nos acclamations de gamins poursuivaient le dimanche dans les rues est mort, il y a quelques années, de sa cirrhose, ultime rejeton d'une longue lignée; son ivresse était devenue taciturne et morose: l'après-midi, il traversait la Loire pour contempler du café d'en face, solitaire devant sa chopine, le café où il avait bu pendant la matinée. Il mourait, je crois, de son chagrin autant que de sa cirrhose: il ne reconnaissait plus cette bourgade taylorisée et ouvrière qui avait vendu son âme au marketing rationalisé, et jeté dans la Loire la clé des vignes du Seigneur. Quand je passe dans les rues de Saint-Florent, ou quand je me promène sur les bords de la Loire, je m'étonne de l'absence de jeux et de cris d'enfants là où, à huit, à dix ans, nos bandes menaient leur train sur le quai et le long des buissons de la rive. A cette époque, on construisait les épis noyés de la Loire navigable: de hautes piles de claies de châtaignier s'entassaient sur la cale: le grand jeu était d'y grimper et de sauter sur le pavé du quai de la plus grande hauteur possible. Dans les fourrés d'orties et de ronces qui s'accotent au mur des jardins du bord de l'eau, nous construisions des cabanes clayonnées de branches de frênes: rien n'était gai comme de se tenir tapis là à trois ou quatre, loin des maisons adultes, pendant que l'averse battait les branches et que du toit de brindilles une à une les gouttes nous coulaient dans le cou. Plus tard, quand on me permit de conduire le bateau, le dédale des petites îles feuillues que les atterrissements de la Loire allongeaient à la queue de l'île Batailleuse devint notre repaire: là où s'étend maintenant un champ labouré il y avait des igarapés boueux entre les saules, des îlots vierges, larges de quelques mètres, envahis de roseaux et d'aulnes, où robinsonner à loisir. J'ai encore dans l'oreille le bruit espacé, plat et liquide, des avirons quand nous nous glissions en froissant les branches le long de ces marigots tapissés de vase; à travers les feuilles on apercevait le haut clocher du mont Glonne d'où tombaient les heures; un coin d'Amazonie ou de Louisiane s'embusquait là, intact, long d'une centaine de mètres à peine, mais suffisant pour l'imagination: elle y convoquait le modèle de ce mystérieux îlot qui dans Nord contre Sud sert de refuge et de prison aux sanguinaires jumeaux Texar. Dans ces lieux que pour mon souvenir emplit encore notre tapage, il n'y a plus ni bruit ni jeux, et mon oreille s'en étonne. Ce sont les adolescents dont les cyclomoteurs aujourd'hui pétaradent dans les rues; le travail alors éteignait leur bruit de bonne heure: à quatorze ans de petits hommes déjà, fanés et grisâtres, brutalement débranchés de l'enfance par la sortie de l'école comme par un court-circuit. Mais peut-être, pour ces bruits dont l'absence me surprend et me déroute, n'ai-je plus l'oreille qu'il faudrait, peut-être ne sais-je plus les retrouver où ils se cachent — et sans doute, il y a un demi-siècle, les hommes d'âge, comme on dit, ne percevaient-ils pas davantage le bruit menu que nous faisions, et qui nous semblait un tintamarre. Les années referment derrière nous des portes: avec le monde de nos commencements, qui se recrée derrière nous sans nous, non seulement toute communication nous est interdite, mais la perception même nous en est retirée: le mécanisme par lequel l'enfance détecte l'enfance et la rejoint n'est guère moins secret et mystérieux que celui qui rassemble pour les noces les espèces rares de papillons. [Lettrines, 2, 343]

La formation de sa sensibilité.

C’est la ville de Nantes qui a été "l’incubateur de son adolescence".

Je ne cherche pas ici à faire le portrait d’une ville. Je voudrais seulement essayer de montrer […] comment elle m’a formé, c’est-à-dire en partie incité, en partie contraint à voir le monde imaginaire, auquel je m’éveillais par mes lectures, à travers le prisme déformant qu’elle interposait entre lui et moi, et comment, de mon côté, […] je l’ai remodelée selon le contour de mes rêveries intimes, je lui ai prêté chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l’objectivité, […] cette ville qui a été le milieu incubateur de mon adolescence… [La Forme d’une ville, 2,774]

Des promenades sur l’Evre ont été importantes pour la formation de sa sensibilité, en lui ouvrant le monde de la rêverie.

L’oreille, non moins que l’œil, recueille les changements qu’apporte presque chaque méandre de la rivière. Maintenant qu’elle s’encaisse dans les collines, les faibles bruits d’eau remuée et de bois heurté qui accompagnent le passage de la barque éveillent des échos, une sonorité de grotte. Les bruits qui voyagent sur l’eau, et qu’elle porte si loin, m’ont été familiers de bonne heure. […] La rivière qui traverse la contrée d'Argol, plus tard, s'est souvenue sans doute de cette eau plombée, brusquement enténébrée par l'ombre portée de ses rives, comme par la montée d'un nuage d'orage. Quand je traversais tout seul ces étroits, je soulevais les rames et laissais un moment, l'oreille tendue, la barque courir sur son erre. Il se faisait un silence oppressant, vaguement maléfique, comme si, sous le demi-jour verdâtre qui tombait sur l'eau ensevelie, j'avais soudain, dans mon bateau, passé des Ombres. [Les Eaux étroites, 2,536]

Aucune peinture autant que la peinture chinoise — et particulièrement celle des paysagistes de l’époque Song — n’a été hantée par le thème pourtant restreint de la barque solitaire qui remonte une gorges boisée. Le charme toujours vif qui s’attache à une telle image tient sans doute au contraste entre l’idée d’escalade, ou en tout cas d’effort physique rude et de cheminement pénible, qu’évoque la raideur des versants, et la planitude, la facilité irréelle du chemin d’eau qui se glisse indéfiniment entre les à-pics : le sentiment de jubilation qui naît, dans l’esprit du rêveur, de la solution incroyablement facile des contradictions propre au rêve, s’ancre ici concrètement dans la réalité. Les branches des arbres haut perchés sous lesquels on glisse, les branches du pin ami des rochers qui se penchent anguleuses au-dessus de l’eau dans les lavis chinois, accentuent le sentiment d’ivresse calme, et peuvent d’un moment à l’autre faire succéder au caprice d’un ruban d’eau cerné de précipices l’intimité protégée, la fuite attirante des voûtes d’arbres qui couvrent en berceau un canal courant droit jusqu’à l’horizon. On s’abandonne les yeux fermés à l’eau qui, inépuisablement, ouvre les chemins ; nulle excursion n’est plus envoûtante que celle où le bien-être inhérent à tout voyage au fil de l’eau se double de la sécurité magique qui s’attache au fil d’Ariane. Ainsi, pendant de longues minutes, la barque progresse dans le silence glauque ; en même temps que le soleil, les falaises arrêtent jusqu’au moindre souffle d’air. Au milieu de l’excursion de l’Èvre, ces moments de silence, dans ma mémoire, viennent se poser, comme un long point d’orgue ; ce silence, un doigt sur les lèvres, debout et immobile, et matérialisé à demi au creux de ces étroits pleins de présences païennes, c’est vraiment le "génie du lieu" qui l’impose. [Les Eaux étroites, 2,544]

Sa formation de géographe lui a appris à mieux regarder le monde.

La vue de la vallée de la Seine vers Meulan m'a rappelé tout à coup les excursions géographiques où mon maître Emmanuel de Martonne entraînait de temps en temps, entre Mantes, Neauphle, et la vallée de Chevreuse, le petit troupeau de ses vrais fidèles. En passant, je me suis souvenu avec précision de l'endroit où, au flanc du versant nord, nous suivions un jour, sous un chaud soleil de mai, le niveau de sources correspondant à l'affleurement des énigmatiques marnes vertes. Dans la connaissance livresque que j'avais à ce moment (je commençais ma licence) de la stratigraphie de l'Ile-de-France, le nom de "marnes vertes" me laissait plus que sceptique: je n'avais jamais vu de glaise d'une telle couleur et je pensais que le géologue imaginatif qui avait baptisé ce niveau n'était pas ennemi de la galéjade: on devait parler de marnes vertes comme on parle de vin gris ou de roses noires. De Martonne s'arrêta au bord de la route pour une courte explication, puis, au flanc du fossé d'où suintait un filet d'eau, il donna deux ou trois coups de son marteau de géologue, et ramena au jour un beau morceau de glace à la pistache. J'écarquillai les yeux, comme saint Thomas devant les stigmates, et, de ce jour-là, fermement et pour toujours, je crus. [Lettrines II, 2,342]

Gracq marcheur solitaire à la découverte du monde.

A marcher ainsi seul sur les routes, une imprégnation se fait du pays traversé — mieux même que de ses bruits et de ses odeurs: de sa respiration, de sa sonorité — qu'aucun autre mode de locomotion ne permet: entortillé dans le paysage ainsi que dans les fils de la Vierge de septembre, on emporte avec soi comme un pollen quelque chose de sa substance qu'on s'incorpore. Non pas un mot seulement, mais presque toute une conversation surprise derrière le mur en passant au seuil d'un jardin, non pas le juron d'un charretier, mais le dialogue plus intrigant avec sa bête — à demi parlé, à demi mimé — d'un conducteur de carriole qui monte une côte. La fatigue agit comme le fixateur sur l'épreuve photographique; l'esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l'esprit bat nu la campagne, s'engoue tout entier d'un rythme qui l'obsède, d'un éclairage qui l'a séduit, du suc inexprimable de l'heure qu'il est. Comme j'ai aimé, tout au long d'une fatigante journée de route, seulement garder dans les oreilles la modulation du chant du monde, seulement voir le soleil monter, puis descendre sur la terre, et les petits pas d'homme, lointainement amicaux, inintelligibles, bouger sur elle faiblement, comme des fourmis! Dans la vallée du Laizon, dans cette rainure perdue et riante, pleine de branches et de masures à colombages, qui s'enfonce dans le plateau vaste aux labours nus, un matin de mars, à dix heures, le givre était sur toutes les branches, étincelant; la tombée de soleil avait cette prodigalité diffuse, cette manière d'imbiber, de pénétrer, de pleuvoir en nappe, que les éclairagistes de cinéma appellent "flood", et faisait des seuils des chaumières écailleuses et filigranées soudain autant de tonnelles accueillantes de l'été — sur le rebord du plateau, juste à hauteur de mon regard, un lièvre détalait le long d'un labour: rien n'était jeune comme ce soleil de dix heures, relevé mieux que d'un alcool par une faim de chasseur, et par la saveur anticipée du café chaud. Un autre matin, j'avais quitté Trun de bonne heure, je montais la côte qui mène à la sortie du village vers Argentan, la lisière de la forêt de Gouffern était en vue — au-dessus de la large banquette déclive de terres labourées qui la précède s'étendait ce jour-là non pas un ciel blanc, mais un ciel de cris, un hosanna de cris éperdus qui pleuvaient d'un congrès d'alouettes invisibles, un choeur égosillé de minuscules stylites perchées chacune au sommet de sa colonne d'air. Et, dans un repli de la vallée de la Laize, j'ai longé plus d'une fois, l'oreille fascinée, le bouquet de hauts arbres où se tenaient à l'écart d'autres conciles, criards, caverneux, rituels, immémoriaux sur les branches des chênes comme au temps des druides du gui, ceux des noirs pèlerins de l'armée étrange aux cris sévères: Rimbaud revient partout sur la route, Rimbaud est né, s'est éveillé sur le grand chemin. Seul. Maintenant c'est fini. Une écoute s'est rompue. Claudel quelquefois en rattache le fil cassé: "Le jour blafard éclaire la boue des chemins". La route est un rail entre des barrières: on coulisse dans un tunnel d'essence brûlée. [Lettrines II, 2,280]

Je marche sur la route de Saint-Laurent. Les échappées de vue ménagées par les longues clairières qui s'ouvrent maintenant en tous sens à travers le bocage obsèdent l'oeil presque partout et rafraîchissent le sentiment de la promenade. Les fermes que j'ai connues pendant un demi-siècle emmurées par les haies, hostiles et soupçonneuses, remparées de clôtures d'épines, alertées de loin contre toute approche par des abois de chiens hargneux, semblent cligner de toutes leurs fenêtres comme une bonne auberge, dérouler de loin un tapis vert jusqu'au bord de la route pour inviter la flânerie du passant. Cette campagne déclose et maintenant timidement souriante vient ranimer en moi une image, très ancienne, qui flottait jusqu'ici dans un irréel pur: celle des vignettes des livres d'enfance où devant la chaumière enrubannée de lierre dont le toit fumait bucoliquement, on voyait une fillette en secouant ses tresses sauter à la corde ou courir sur la pelouse après son ballon, pendant que l'enthousiaste chien "Fidèle" devant sa niche l'accompagnait de la voix. Toute la contrée des Mauges me fait penser quand je m'y promène à une demeure longtemps endeuillée qui une à une rouvrirait ses fenêtres; un ban semble levé qui pesait sur cette terre méfiante et sauvage: on enlève les housses, les maisons blanches sont nues et claires dans l'air qui les baigne comme une lessive de printemps. [Lettrines II, 2,336]

Des changements se font d'année en année parmi la gent ailée que j'observe pendant mes promenades dans la campagne. Cet après-midi, c'est un vaste troupeau de mouettes que je vois pâturer au long de la route dans un champ de blé de la Sourderie: on dit qu'elles changent progressivement d'habitat, et soit la pollution, soit le dépeuplement de la mer, abandonnent la pêche côtière pour aller de plus en plus loin vers l'intérieur pâturer dans les champs. Cette congrégation toute blanche sous le soleil, picorant le duvet vert-jaune du blé à peine levé, me paraissait curieusement exotique: jamais autrefois on ne voyait près de la Loire une mouette se poser — quelques-unes tout au plus tourbillonnaient parfois au-dessus du fleuve en amont du pont, toujours annonciatrices de tempête et plus infaillibles que le baromètre. Un mot m'est revenu en souvenir à ce spectacle, mot que Chateaubriand emploie dans le début des Mémoires et qui me plaît: campagnes pélagiques. Et par analogie aussi, un passage du Rivage des Syrtes dont le rappel m'a amusé: celui où il est question des marins désaffectés de l'Amirauté qu'on loue comme bergers dans les fermes des steppes. Le même vif sentiment de déchéance qui passe alors dans le livre se faisait jour au long de ma promenade, tel qu'il s'exprime superbement dans la moitié des poèmes des Amours jaunes de Corbière. Qui passe des travaux de la mer à ceux de la glèbe déroge immanquablement: il n'y a sans doute pas un peuple où cette dégradation ne s'exprime par la chanson ou par la légende — et les animaux eux-mêmes ne sont pas exceptés: à voir ces magnifiques volateurs planer au ras des haies et sautiller si blancs sur la glaise mouillée, la perte de noblesse que l'homme inflige d'année en année au monde qu'il souille apparaissait évidente: ces plumages de neige pataugeant dans la boue du dégel étaient aussi dégrisants pour l'oeil que des nomades sédentarisés. [Lettrines II, 2,353]

Je n'aime pas le négligé, le débraillé ostentatoire des hippies qu'on rencontre maintenant quelquefois allant sur les routes: je ne peux me faire aux cheveux longs, étendard d'une querelle ouverte, déclaration de guerre ostensible à la génération qui s'en va — aucune de ces tignasses poudreuses qui ne me signifie de loin: nous ne sommes pas du même sang, toi et moi. Je crois que je n'aurais rien à leur dire, ni eux à moi. Mais j'ai avec eux quelque connivence obscure. Quand je les dépasse dans ma petite voiture confortable de réformé du grand chemin, je les observe: fermés, refusant le regard au trafic vrombissant de la route, tapis dans la sueur et la poussière qu'ils n'essuient pas comme dans une petite guérite, méprisants, avec quelque chose de maudit dans leur errance et un front de "révolté fier". Sans doute n'ont-ils plus, comme on dit, aucune chance. Le trafic les éclabousse, les frôle sans ménagement, les jette au fossé; les gendarmes demandent leurs papiers — souvent même ils ne parlent pas français — nulle auberge, même de jeunesse, ne loge plus à pied et à cheval, devant eux se dresse partout une hostilité murée. Mais, pour supporter si patiemment, je pense qu'ils portent en eux une vision. Ils sont revenus au chemin de vérité. Ou du moins ils l'imaginent encore, aidés du vide de la fatigue, tel qu'il a pu être et tel qu'il a réellement été, quand on allait encore sur le tour de France: fleuri, ouvert, pierreux, méandreux, plein de bruits de sources, de rencontres et de lentes voix d'hommes, d'accueil et de surprises — plus lointain pour nous que les "cocotiers absents de la superbe Afrique". [Lettrines II, 2, 282]

Un aspect moins connu de Gracq : l’amateur de cyclisme de demi-fond.

Il suffit que la télévision ait montré une courte séquence du championnat du monde de demi-fond, et ma vieille passion pour ce sport aujourd'hui agonisant remue de nouveau en moi, et je vois encore tourner autour de l'anneau du Parc dans le fracas de mitrailleuse lourde des motocyclettes énormes — le visage scellé et inhumain sous le heaume de cuir, assis sur leur vitesse comme les dieux d'Homère sur leur nuage — ceux qui étaient bien pour moi les demi-dieux de la piste: Terreau le finisseur, Auguste et Georges Wambst, les deux frères, comme il y avait Castor et Pollux, Maréchal le cabochard, et Lacquehay avec son nez busqué, son masque figé d'Indien qui le faisait surnommer la Longue Carabine. J'avais l'aficion. Chacun des préparatifs me donnait un coup au coeur; je ne perdais pas un détail du rituel, j'étais comme les fanatiques de l'arène qui vont voir le débarquement des taureaux, le tirage au sort des bêtes, qui rôdent juste avant cinq heures dans la cour des chevaux. Je savais par le menu l'ordonnance du spectacle; la première moto débouchant sur la piste comme d'un toril, les ratés bafouillants de son ralenti, les longs mancherons de l'engin au bout des poignets du mannequin de cuir noir, puis la seconde, la troisième, la sixième, et dans l'essai à pleine vitesse la cuve du stade enfin habitée de son chapelet inhumain d'explosions. Apparaissent les stayers, fragiles et chatoyants sous le maillot de soie, rangés le long de la piste l'un derrière l'autre, la main du soigneur au dos de la selle, jetant un coup d'oeil oblique vers le brutal cheval sauvage qu'il va falloir saisir au bond par les crins. Menus, gauches, engourdis, échoués au bord de la piste comme des poissons sur la berge, avant que les soulève le grand courant torrentiel. Le commandement du starter poitrinant: «Messieurs les sta-yers, préparez-vous. » Le peloton emmêlé des motos qui n'arrivent pas à se mettre en ordre, plus sourdes, plus stupides qu'un troupeau de bisons. Le claquement du pistolet, la reptation lente des pantins colorés, écoutant l'énorme grondement déchaîné qui fond sur eux, et derrière eux déjà escalade le virage, guettant chacun de l'oreille le croulement de leur tonnerre particulier, puis la folle plongée oblique dans le virage, et, d'un seul coup, huilé, pacifié, ailé par la vitesse, le miracle des deux moitiés du centaure ressoudées. Ma place préférée était à l'amorce du virage, où on voyait de face les engins grandir immobiles et attaquer la falaise du virage comme s'ils s'enlevaient sur un tremplin. Les entraîneurs, chevauchant droit debout leur forge du tonnerre, d'une rigidité inhumaine sous le caparaçon funèbre, passaient comme la statue du Commandeur. Ce n'était pas beau; c'était parfaitement étrange: un peu de chair vive insérée périlleusement dans ce brutal réseau de forces mécaniques inexorables: aspiration, friction, centrifugation, pesanteur. Dès qu'un stayer décollait, il semblait brusquement s'éteindre comme si on avait tourné un commutateur, soudain englué sur la piste comme une fourmi, court-circuité par l'influx magique. Nulle course de longue durée (sauf lorsqu'un coureur domine le lot, tourne autour de lui et réduit la course à une longue promenade fastidieuse) ne garde un intérêt aussi constant. J'ai encore le souvenir d'une bagarre déchaînée de bout en bout, pendant une heure et demie, une lutte au couteau, sans trêve et sans merci, entre cinq hommes qui ce jour-là voulaient le succès avec fureur, du public debout et hurlant, d'une clameur longue et sans interruption aucune, d'une fin de course fantastique de Terreau surgissant de l'arrière, ramassant les morts, et balayant soudain la piste tout seul, comme le passage d'une chasse fantôme. Vainqueur, il secouait son bouquet vers le public en trempant de larmes, tout autour de la piste, le maillot tricolore qu'on venait de lui passer: il ressemblait au vers de Nerval: Un jeune homme inondé des pleurs de la victoire. Je parle d'un temps qui sans doute ne reviendra jamais. Il est cinq heures; la piste de l'ancien Parc sous le soleil oblique est déjà plus rose; les menus hors-d'oeuvre: l'épreuve de vitesse amateurs, la course par élimination, l'omnium pour jeunes coureurs "n'ayant pas encore remporté de victoire", la ronde démeublée des poursuiteurs sont terminés. L'anneau sommeille — un début de remue-ménage se fait dans le peloton des officiels — le silence tombe sur le public avec la première fraîcheur: le premier scarabée humain, au bout de son engin long comme une locomotive, cahote et tressaute sans qu'on l'ait vu entrer, hoquette comme sur une route pavée, puis soudain met les gaz; le Bruit souverain éclate où les coeurs se libèrent, et remplit le stade jusqu'au haut des gradins: on va passer aux choses sérieuses. [Lettrines, 2,354]


LE NON-CONFORMISME DE GRACQ ET SES "MAUVAISES PENSÉES INTIMES"

Gracq a toujours eu le souci de garder son quant-à-soi, son non-conformisme instinctif, son besoin d’être « dehors ». Il aimait reprendre à son compte le mot d’Epicharme “Souviens-toi de te méfier”. C’est pourquoi il n’a jamais voulu se laisser intégrer dans une communauté : il s’est vite libéré d’un embrigadement dans le parti communiste et il ne s’est jamais soumis à la discipline qu’André Breton exigeait du groupe surréaliste.

Gracq et le petit monde des lettres.

Gracq a toujours refusé de se conformer aux habitudes du petit monde des lettres, en particulier aux séances de dédicaces à la chaîne ou aux interviews à la télévision. Il voyait avec une commisération ironique un homme comme Tournier aller faire la promotion de ses livres jusque dans les écoles primaires.

Maintenant, les écrivains ont pris sur eux une bonne partie du travail qui revenait à l’éditeur : ce sont eux qui font la promotion de leurs livres. C’est un travail que je ne veux pas faire. De même que je ne participe pas à des séances de signature automatique dans les magasins. Je pense que la dédicace est un signe d’amitié à quelqu’un qu’on connaît et n’a guère de sens à un inconnu. C’est un procédé commercial de service après-vente simplement, qui est passé dans les mœurs et auquel je me conforme le moins possible. Je n’ai pas envie de me mettre devant les livres, en vitrine. […] On demande aujourd’hui à l’homme d’État d’être constamment en prise, en état de dialogue familier et immédiat avec les citoyens. On le demande aussi à l’écrivain avec son public, alors que son travail essentiel est d’écrire des livres et non de “causer dans le poste”, de parader sur les estrades télévisuelles ou de discuter de ses livres avec les bambins des classes élémentaires. Cela n’a pas grand sens, ni grande portée. [E,286]

Cette liberté de jugement, Gracq l’avait revendiquée dès 1950 avec son pamphlet La Littérature à l’estomac. Dans cette œuvre, Gracq s’en prend à la littérature engagée, à l’existentialisme et à la revue Les Temps modernes. Il tombe (sans le nommer) sur Etiemble qui tente "d’assurer sa position dans la critique littéraire en arguant au moins de la connaissance du chinois" [1,542], sur Simone de Beauvoir qui s'est mis en tête "de nous faire l’école sexuelle du soir", produisant le même effet glaçant que lorsque "Poincaré, très à l’aise, pérorait dans les cimetières" [1,542]. Il se moque des "sorties" littéraires où un écrivain nouveau donne "le spectacle pénible d’une rosse efflanquée essayant de soulever lugubrement sa croupe au milieu d’une pétarade théâtrale de fouets de cirque" [1,524]. De même, à propos des prix littéraires, il parle du "spectacle glaçant des écrivains dressés de naissance sur leur train de derrière et que des sadiques appâtent au coin des rues avec n’importe quoi" [1,524].

Après avoir rendu publiques tant de "mauvaises pensées", plus question pour lui, l’année suivante (1951), d’accepter le prix Goncourt qu’on lui offrit pour son Rivage des Syrtes. Plus question, non plus, d’une élection à l’Académie française, non pas parce que l’illustre compagnie l’aurait rejeté, mais parce que Gracq ne s’imaginait pas portant l’habit, le bicorne, la cape et l’épée. D’ailleurs, dans ses Lettrines, il ne ménage pas cette assemblée de dignes Immortels.

L’Académie française ne sert à rien. Son dictionnaire est sans autorité, sa grammaire n’a jamais été faite. D’un autre côté, elle ne gêne réellement personne. Pourquoi s’en prendre à cette chère vieille chose, une des curiosités les plus folkloriques et les plus anglaises que nous ayons conservées ? Ces hommes — de beaucoup ou de peu de lettres — qui ceignent l’épée et battent le tambour, il n’y a aucune raison d’être contre. Il suffit d’être, bien entendu, dehors. On peut s’amuser de la parade de la relève à Buckingham Palace, sans vouloir pour autant s’engager dans les Horse Guards. [2,184]

Son regard critique et ironique sur le monde

"Le respect est une attitude dans laquelle je ne brille pas beaucoup" (Autour des sept collines)

La colonne Trajane.

La colonne Trajane se dresse à Rome comme le ferait un séquoia, fourvoyé dans un square municipal ; comme un fût exotique, à demi historique à demi fossile, coupé de tout lien avec la vie organique de la ville actuelle. [Autour des sept collines, 2, 907]

Les musées de Rome.

Huit cents ans de Lédas au cygne et de feuilles d’acanthe, quelle nausée !… Sempiternelles Vénus ombrageant du même geste vos toisons pubiennes, mosaïques à dauphins des thermes, culs-de-four des basiliques… et vous, légions de statues devant lesquelles on passe au musée du Capitole avec la même curiosité expansive qu’un chef d’État en visite sur le front des bidasses… [Autour des sept collines, 2,899]

La gare d'Austerlitz.

Boulevard de l’Hôpital : hôtels, restaurants, cafés uniformément miteux qui, sur une centaine de mètres, font vis-à-vis à la très mesquine et très laide gare d’Austerlitz. Le suint et la crasse de l’ancien dépôt de mendicité de la Salpêtrière, qui la jouxte, semblent avoir déteint sur cette gare borgne et à demi clocharde, comme sur Cayenne son bagne. [Lettrines II, 2, 250]

La petite ville de Paimpol.

La laideur de Paimpol m’a paru accablante et capable à elle seule de rendre compte de la mortalité si élevée chez les pêcheurs d’Islande : ils ne tenaient pas à revoir ça. [Lettrines, 2,235]

L'Escurial.

Affreux Escurial, ni grandiose, ni sinistre comme je l’imaginais, mais plutôt une caserne de sapeurs-pompiers plus vaste que d’habitude ; les brandes tout autour cuisent et grésillent si fort sous le soleil qu’à chaque instant on s’attend d’en voir sortir les voitures rouges. [Lettrines, 2,228]

Les canisses du Midi.

Contrefaçon exotique infortunée, bambou mollasse, canne à sucre infructueuse, dont le mistral affole et échevelle bêtement les fanes sans couleur. [Lettrines II, 2,259]

Les terrains de camping.

A Argelès-sur-Mer, cent mille campeurs ont pris le relais volontaire des réfugiés d’Espagne de 1939. Le camp de concentration, moins les barbelés, est la forme palpable que prend, en 1963, la joie de vivre pour sept à huit millions de Français. Les barbelés repousseront tout seuls : leur contenu futur a déjà le pli. [Lettrines, 2,242]

Les excursions du troisième âge.

Meyrueis : un débarquement de cars affrétés par des touristes du troisième âge en goguette emplit le restaurant, où je cherche à déjeuner, d’un vacarme mal supportable. Rien de plus hideux, à la fin d’un banquet bien arrosé, que les rires vaginaux de vieillardes émoustillées. [Carnets du grand chemin, 2,992]

Après la représentation d’une tragédie de Racine par les comédiens amateurs d'une Maison des Jeunes.

De temps en temps, les tirades, en coulisse, sont scandées par le bruit dépaysant d’une chasse d’eau, dont la suggestion mécanique se révèle bizarrement efficace : une fois sur deux, elle fait partir les applaudissements. [Lettrines, 2,171]

Gracq agacé par le bruit d’un piano.

Le piano des maisons bourgeoises : nuisance sui generis du premier quart de ce siècle. Ce morne et volumineux clapotement, derrière les persiennes closes, du piano dominical, obsède les poèmes de Laforgue et a dû plus d’une fois désaccorder les nerfs de Proust, qui écrit dans Sodome et Gomorrhe : "Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un piano." [Lettrines II, 2,343]

Le "trou des halles" à Paris.

Là où l'auteur de L'Assassinat de Paris, Louis Chevalier, n'a peut-être pas tort, c'est quand il voit dans le "trou des Halles" l'évulsion du coeur secret de la capitale. Coeur certes plein d'ordure, mais d'où montait sur la ville aux heures avancées de la nuit un fumet de canaillerie lourde et sanguine, qui était de toutes les essences de son parfum composite l'odeur la plus originale. Odeur intime d'une ville grossie autour d'un peloton inextricable de boyaux fermentants, ayant pour noyau moyenâgeux ses rues de boucheries et de triperies d'où l'émeute à chaque instant s'échappait, les bras rouges de sang avant même de commencer. Il y avait là, au centre de la cité, un viscère certes ignoble, mais qui tenait à sa substance vivante par tellement de nerfs et de ligaments, de vaisseaux et de conduits chylifères, que les conséquences à long terme de son ablation restent problématiques. Pour les hideux pavillons de Baltard, dont Chevalier traîne le deuil dans son livre, je n'en ai nul regret. [Carnets du grand chemin, 2,1001]

Une scène du Nantes d'autrefois.

A la fin du siècle dernier vivait à Trentemoult (nom qui déjà me charme), village chanteur de pêcheurs, de mariniers et de pilotes bâti sur la rive sud du fleuve, en face des quais, un ménage de pêcheurs, composé de Jean et d’Ernestine. Il existait encore à ce moment dans le fleuve une île minuscule appelée, dit-on, île Mahon, assez proche des quais, et que les dragages ont emportée depuis belle lurette. Jean avait sous les peupliers sa modeste cabane, où il rangeait son petit attirail de filets et de bosselles : il était censé pêcher là les anguilles ; mais, non sans quelque motif, Ernestine, solide commère, et responsable de la caisse du ménage, soupçonnait son époux inassidu de planter là trop souvent son occupation évangélique pour se glisser dans son bachot sous le couvert de l’île jusqu’au quai de la Fosse tout proche, où l’engloutissait quelque débit de muscadet. C’est pourquoi Ernestine, cinq ou six fois par jour, torchés les marmots, mise à cuire la soupe, sortait de sa bourrine trentemousine, allait se camper les poings sur les hanches à l’extrême pointe de la grève, et appelait, ou plutôt hurlait en direction des peupliers (cinq cent mètres) : « Jean ! » Sur quoi un vocable excédé et non moins énergique, sans désemparer, retraversait la Loire à son adresse : « Merde ! » Cela dura, paraît-il, quarante ans, et fit partie du fond sonore du quai de la Fosse aussi intimement que le ferraillement du transbordeur ou le chuintement des locomotives tirant leur express au ralenti au-delà de la gare de La Bourse. Et l’histoire a beau être poudrée de gros sel, l’arche imperturbable de ce dialogue conjugal enjambant la Loire pendant un demi-siècle, bien au-dessus des longs courriers, des remorqueurs, des cargos de sucre ou de cacao, avec la moitié de la ville pour théâtre et pour témoin édifié à la fois de la sainteté et des épreuves du mariage, continue de m’enchanter. [Lettrines, 2,243]


GRACQ CRITIQUE LITTÉRAIRE NON-CONFORMISTE

Julien Gracq a été un grand lecteur. Sans s'ériger vraiment en "critique", il a laissé des foules de remarques pertinentes sur les auteurs, sur les genres littéraires, sur l'adaptation des romans au cinéma, etc. On les trouve dans André Breton, dans La littérature à l’estomac, dans Préférences, dans En lisant en écrivant. Dans ce dernier ouvrage, il insiste sur l’importance, chez un écrivain, de l'accueil fait au lecteur.

La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images, ni le travail actif d'un sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c'est aussi, tout au long d'une visite intégralement réglée, à l'itinéraire de laquelle il n'est nul moyen de changer une virgule, l'accueil au lecteur de "quelqu'un": le concepteur et le constructeur, devenu le nu-propriétaire, qui vous fait du début à la fin les honneurs de son domaine, et de la compagnie duquel il n'est pas question de se libérer. Je suis pour ma part extrêmement sensible aux nuances de cet accueil, au point d'être gêné de bout en bout dans la visite d'une propriété même splendide, si je dois la faire en indésirable ou en indiscrète compagnie. L'accueil d'un Hugo, par exemple, au seuil d'un de ses livres, dédaigne superbement ma chétive personne et s'adresse, plutôt qu'à l'ami lecteur, à un collectif respectueux de touristes passant intimidés le seuil d'un haut lieu historique. Celui de Malraux, qui immanquablement me met mal à l'aise, semble toujours agacé et comme impatient de s'adresser à quelqu'un de si peu intelligent que vous. Le compagnonnage amusant, piquant, inépuisable de Stendhal est celui de quelqu'un avec qui on ne s'ennuiera pas une seconde, mais qui ne vous laissera pas l'occasion de placer un mot. Un des charmes majeurs de Nerval est une gentillesse d'accueil simple et cordiale, une sorte d'alacrité vagabonde et discrètement fraternelle, qui jamais n'insiste et semble toujours prête, si vous le voulez, à se laisser oublier. [En lisant en écrivant, 2,674]

Gracq révèle, en matière de livres, des goûts artistiques personnels libres de tous préjugés, sans concession aux modes ou aux snobismes ; pour lui, par exemple, rien ne vaut Jules Verne !

Il y a eu pour moi Poe, quand j’avais douze ans — Stendhal quand j’en avais quinze — Wagner quand j’en avais dix-huit — Breton, quand j’en avais vingt-deux. Mes seuls véritables intercesseurs et éveilleurs. Et auparavant, il y a eu Jules Verne. Je le vénère, un peu filialement. Je supporte mal qu’on me dise du mal de lui. C’est mon primitif à moi. Et nul ne me donnera jamais honte de répéter que "Les Aventures du capitaine Hatteras" sont un chef-d’oeuvre. [Préférences, 1,859]

Quelques jugements sans appel.

Lire les fragments de Gracq, c’est souvent assister à une remise en question des idées reçues, puisqu’il a prononcé, sur les gloires de notre littérature, des jugements souvent sans indulgence, voire perfides, mais qui donnent toujours à penser.

La littérature latine, un salmigondis aveugle.

Un bon tiers des noms de la littérature latine sont ceux de non-écrivains, et parfois — collecteurs de prodiges, de curiosités dépareillées et de niaises historiettes — d'assez dignes collaborateurs de l'almanach Vermot. La culture littéraire de l'écolier français pendant des siècles a eu pour base un salmigondis aveugle […] de grands poètes, de grands historiens, de philosophes du dimanche, d'avocats, d'agronomes, de pédagogues, de conducteurs de travaux publics et d'échotiers. Reste que la langue réussit encore à ennoblir tant bien que mal ce fourre-tout. [Lettrines II, 2,307]

La tragédie classique vue comme une gaufrier.

Jamais n'exista en littérature gaufrier plus terrifiant que la tragédie classique en cinq actes. Pour distinguer par le style les moutures successives des divers épigones de Corneille et de Racine, il faudrait un flair professionnel aussi affiné que celui de ces vieux juristes qui sont capables quelquefois d'identifier une plume derrière le jargon liturgique d'un arrêt de la Cour de cassation. Certes les règles du genre étaient tatillonnes. Mais, strictes sur la construction, sur les "unités", elles laissaient en principe libre jeu à l'écriture, elles n'impliquaient en rien la stéréotypie qui fige, dès le début, l'alexandrin de tragédie, et qui fait, du genre littéraire le plus prisé de l'époque, un fastidieux, un interminable à la manière de, qui n'en finit pas de mourir. Le coup de maître des fondateurs, Corneille et Racine, n'explique pas tout. En réalité, il s'agit avec la tragédie, sorte de gala "habillé" de la littérature qui s'institue en même temps que le cérémonial de cour du Roi-Soleil, du seul cas dans l'époque moderne où une étiquette rigide se soit imposée d'emblée à l'écriture, régentant les courbettes du style, ses génuflexions, ses métaphores, ses périphrases, ses circonlocutions, son phrasé même et le rythme d'enchaînement des parties du discours. Ce n'est pas seulement l'horaire, le lieu et le costume, qui sont fixés ici par le protocole, c'est la démarche même, le port de tête et les inflexions de voix, la manière de questionner ou de répondre qui sont pris dans le coup d'oeil implacable d'un maître des cérémonies. [En lisant en écrivant, 2,749]

Voltaire producteur d'un fretin d'œuvres.

La situation de Voltaire est singulière; c'est celle d'un contenant dont les dimensions insolites font époque, et d'où s'échappe une grenaille d'oeuvres dont aucune ne fait le poids (je n'en excepte pas Candide, qui doit trop à l'adulation stylistique de la France pour les accomplissements de la plume élégante). Il avait la faiblesse de croire à ses tragédies: hélas! la place Mérope, à Ferney, fait sourire: quel fretin d'oeuvres, pour un nom aussi phénoménal! Mais, après tout, un banc de sardines arrive peut-être à peser aussi lourd que Moby Dick. Ce qui nous éloigne de lui tellement, c'est que tout ce qu'il a écrit, en dehors de ses tragédies mort-nées, a passé, et était fait pour passer, pour être consommé, dans la communication immédiate et intégrale: transparence pure qui ne laisse place à aucune résurgence, aucune réinterprétation posthume, et qui est celle du journalisme élevé à son degré d'excellence. "J'appelle journalisme tout ce qui sera moins intéressant demain qu'aujourd'hui", disait Gide. La remarque vient frapper en Voltaire le centre même de la cible. [En lisant en écrivant, 2,741]

Balzac froidement exécuté.

Une fois retirés des livres de Balzac ses façons de table d'hôte, l'épaisseur si particulière, presque gluante, de sa coulée verbale qui s'étale nourrissante et poisseuse comme une confiture (si différente de la sécheresse aérée de Stendhal, qui claque ainsi que le linge dans un courant d'air), ses grâces éléphantesques et d'autant plus attendrissantes, et tout ce qui, dans sa prose, fait penser aussi à l'agilité brusque et inattendue des obèses, bref le Gaudissart prodigieux — débordant de toutes parts par son invention ses ridicules — dont on ne peut détacher son regard et son oreille, une fois banalisé le timbre de cette voix sensuelle et charnue, si complaisante à elle-même, qui charrie ses visions comme le trop-plein grandiose d'un fleuve en débâcle, que reste-t-il qui me retienne vraiment? Quelques infaillibles coups de sonde dans les arcanes sociaux de la Monarchie tempérée, dont je me moque comme de colin-tampon, du matériel pour la sociologie politique, réceptionné d'ailleurs par elle, avouons-le, sans trop de certificats de garantie. [En lisant en écrivant, 2, 606]

Balzac pardonné parce qu'il a su conserver son époque dans une gelée d'éternité.

L'aspect overdressed du récit balzacien, toujours habillé de pied en cap, meublé, drapé, enguirlandé comme un salon de la Belle Epoque, et d'autant plus que l'époque où il se situe est une période de transition, où les modes et les styles se côtoient et se bousculent sans s'éliminer, le pantalon et la culotte, la botte et l'escarpin, le Style Empire et le Style Restauration (avec des ressouvenances du Style Louis XVI). Le foisonnement des objets singuliers l'emporte partout sur le coup d'oeil d'ensemble, les intérieurs sur les paysages, les volants, les empiècements, les enjolivures, le grain des étoffes sur la ligne du vêtement. Certaines des silhouettes épisodiques du roman balzacien font penser à l'Homme invisible de Wells, lequel n'existe réellement que par le revêtement de cuir et d'étoffe qui vient se plaquer sur sa cavité centrale. Aucun autre romancier ne semble avoir disposé de ce recul instantané qui lui fait voir et décrire les costumes, les meubles, les voitures qu'il a sous les yeux comme des costumes "d'époque", des meubles d'antiquaire, des clous d'un musée de la carrosserie. C'est ce qui donne à ses romans, simultanément, la chaleur directe, irremplaçable, du vécu, et la séduction que gardent pour nous les intimistes hollandais ou vénitiens: né pour ainsi dire historique, l'extraordinaire bric-à-brac qui peuple ses livres n'a pu se défraîchir; l'air du temps, la mode qui naît, les jeux de mots au goût du jour, semblent tirés hors de la durée à mesure qu'il les enregistre, et fixés tout vifs, un peu lourdement, mais comme dans une gelée d'éternité. [En lisant en écrivant, 2, 590]

Remarque perfide sur L'Education sentimentale.

Le livre est meublé d'un mobilier abondant et plus soigneusement trié que chez Balzac: potiches, châles, bottines, cachemires, capotes, consoles, tentures, vaisselle, piédouches, turbotières, mais combien Flaubert est desservi ici par l'absence de l'obsédante senteur provinciale des intérieurs de Madame Bovary! Tout, paraît-il, pour l'historien du mobilier et du costume, jusqu'au moindre détail, est rigoureusement contrôlé, tout est d'époque. Que m'importe que cette languissante et morne odyssée épuise un à un de son inventaire tous les rayons des Grands Magasins de la Monarchie Tempérée! La syntaxe pesamment retombante de Flaubert, qui plombe sa phrase et l'empêche de s'ailer jamais, me décourage de le suivre au long de ses déambulations laborieuses de garde-mites: il y a cent fois plus de vie pour moi dans Les Misérables, et dix fois plus dans Les Mystères de Paris. [En lisant en écrivant, 2,611]

Remarque perfide sur Mallarmé.

La prophétie depuis Nostradamus a disparu de la scène littéraire et même para-littéraire. Elle plonge du côté des "refrains niais, rythmes naïfs" dont parle Rimbaud dans la Saison en enfer. Un instant le ton, de nouveau, en affleure — admirable résurgence — dans quelques-uns des sonnets des Chimères. Mallarmé, pour des vers dorés d'une telle espèce, eût disposé d'un instrument incomparable par la frappe impérieuse, la hauteur du ton, l'aspérité ésotérique et le sens de la profération: parfois on est pris du regret qu'il ne se soit pas senti tout à fait Voyant. Un vers comme "Tison de gloire, sang par écume, or, tempête" pourrait être de Nostradamus, si Nostradamus était quelquefois inspiré. Quel dommage que les poèmes mallarméens, au lieu des devinettes laborieuses et assez pauvrement rationnelles auxquelles ils ont la faiblesse de laisser réduire leurs "sujets" dans les cornues dépoétisantes des chercheurs, n'aient pas choisi de donner uniquement — invérifiables avec superbe et définitivement irréductibles — sur les "noirs vols épars dans le futur"! [En lisant en écrivant, 2,671]

Sur Alain, dont il été l’élève.

Je me suis demandé plus d'une fois pourquoi Alain, dont j'ai été deux ans l'élève, que j'ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c'était alors le cas des deux tiers d'entre nous, d'imiter sa façon d'écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces. Admirable éveilleur, il avait peu d'avenir dans l'esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930, un brutal changement d'échelle désarçonnait sa pensée, un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent, qui rejetait tout de son humanisme tempéré. Les règles de la démocratie parlementaire à dominante radicale lui paraissaient un acquis pour toujours: il pouvait advenir de mauvaises élections, ramenant vers les portefeuilles clés les notables conservateurs et les tenants du cléricalisme, rien de beaucoup plus grave. Ses problèmes politiques étaient ceux de l'électeur français de la petite bourgeoisie dans une petite ville, tout froncé contre les empiètements et le mépris des riches, des importants et des officiels; avec infiniment plus de culture philosophique, et certes en élevant le débat de plusieurs coudées, l'horizon de son combat de citoyen et la mesure de sa résistance à l'arbitraire restaient à peu près — à un siècle de distance — ceux du vigneron de La Chavonnière. Des questions telles que le colonialisme, le communisme, l'hitlérisme, le destin de l'Europe, l'éruption technicienne, les nouveaux équilibres du monde, dépassaient l'horizon de sa sagesse un peu départementale, et, je crois aussi, le dérangeaient: il les tenait à l'écart. […] On pouvait s'interroger sur ce qu'il pensait du communisme; faute qu'il entrât dans ses cadres de pensée, je crois qu'il le considérait comme une sorte de radicalisme un peu trop pétulant, un peu trop effervescent, sans nul sentiment de sa spécificité: quelque chose à ramener au bercail. L'univers industriel lui restait fermé. Jusqu'au bout, il a voulu continuer de voir le monde qui naissait à travers les lunettes de 1900. Je me souviens d'une boutade sarcastique qu'il lança un jour contre Jean Perrin et la physique atomique alors naissante: "Ils ont vu l'atome!" Ils allaient faire un peu plus... [En lisant en écrivant, 2,686]

La "littérature à l'estomac"

La France, qui s'est si longtemps méfiée du billet de banque, est en littérature le pays d'élection des valeurs fiduciaires. Le Français, qui se figure malaisément ses leaders politiques sous un autre aspect que la rangée de têtes d'un jeu de massacre, croit les yeux fermés, sur parole, à ses grands écrivains. Il les a peu lus. Mais on lui a dit qu'ils étaient tels, on le lui a enseigné à l'école : il a décidé une fois pour toutes d'aller satisfaire ailleurs ses malignes curiosités. Lisant peu, il sait pourtant que son pays, de fondation, est grand par les ouvrages de l'esprit. Il sait qu'il a toujours eu de grands écrivains, et qu'il en aura toujours, comme il savait jusqu'à 1940 que l'armée française est invincible. Mais, de même qu'il savait en même temps, de connaissance obscure, qu'une armée ne gagne pas à sortir trop souvent de ses casernes, il commence à se douter que la récolte annuelle de "grands écrivains" sur laquelle il compte est une de ces opérations magiques qui s'exécutent quelque part dans des conditions mal connues, et pour lesquelles la vérification gagne à s'espacer tant qu'on n'en est pas aux cartes de rationnement. Nous connaissons tous ce léger voile de gaze qui commence à embrumer comme par hasard aux lisières proches les horizons par où nous soupçonnons lointainement que pourrait bien nous venir «du vilain». Les nouvelles s'en raréfient: pas de nouvelles, bonnes nouvelles — et le mieux comme on sait pour n'avoir pas de nouvelles est encore de n'en point prendre. La France, qui ne s'est jamais attribué tant de «grands écrivains» vivants, commence à se dispenser résolument, en 1949, d'en prendre des nouvelles, je veux dire qu'elle n'a jamais acheté si peu de livres. Tout se passe comme si le lecteur moyen avait pris son parti maintenant de ce que la réputation des écrivains se fondât autrement que comme bon lui semble, dans une région qu'il localise mal et à laquelle il n'a pas accès, et d'où pourtant lui parviennent des porte-parole mandatés qu'il ne songe guère à récuser et des réputations toutes faites. Comme le commettant à ses élus, il a délégué à ces puissances obscures ses pouvoirs de décision — mais, comme vis-à-vis d'eux, il conserve le souci prudent de garer de leurs décisions son portefeuille. Sans contester les renommées, il préfère le plus souvent s'acquitter vis-à-vis d'elles par un pieux tribut des lèvres : «he pays lip-service», comme disent les Anglais. Les libraires s'en plaignent. Ainsi fleurissent, en 1949, de proche en proche, les réputations sur les lèvres des hommes, pendant que les éditeurs déposent leur bilan. Pour tout dire, on a rarement en France autant parlé de la littérature du moment, en même temps qu'on y a si peu cru. [La Littérature à l’estomac, 1,519]


UN REGARD NOUVEAU SUR L’HISTOIRE.

L'énigmatique jubilation des Etrusques sur leurs tombeaux.

Tombeaux étrusques : une hilarité solennelle qui enflamme et déclôt tout l'être — quelque chose d'intermédiaire entre l'extase bouddhique et la réplétion gastronomique — monte irrépressiblement des viscères, afflue de toutes parts au visage comme le sang aux pommettes, vient aiguiser les yeux tranchants. Je retourne de temps en temps, fasciné, à ces visages, les plus désorientants qu'ait jamais produits la sculpture. Le fait qu'il s'agit de couples, et l'étrange pose de triclinium funèbre, viennent doubler le mystère de cette jubilation énigmatique dont l'expression flotte infixée entre la cène et le secret d'alcôve. [Carnets du grand chemin, 2,1058]

Le siècle d'Auguste, vacance d'un temps démeublé.

L'Histoire a sans doute connu plus d'une fois de ces grossesses nerveuses de l'âge d'or, de ces visions de grèves célestes couvertes de "blanches nations en joie". La seule qui nous soit un peu familière dans le passé est celle du siècle d'Auguste, celle des futuritions virgiliennes: "Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna". C'est proprement, en même temps qu'une vision de retour des temps, une vision de retour d'âge, un fantasme de nantis, de titulaires de pensions à vie: monde arrêté, frontières figées, lois immuables, jouissance sans trouble du modicum et bonum. Plus raillée qu'elle, elle est tout autrement fondée en vérité dans son moment historique que l'utopie rousseauiste. Le monde romain, dans la tête de quelques-uns de ses intellectuels fatigués du remue-ménage des guerres civiles, a imaginé qu'il allait enfin s'asseoir, mais vraiment s'asseoir, vraiment prendre sa retraite après tant de travaux guerriers, et pendant un siècle ou deux il l'a réellement prise, le retour régulier de ses mensualités placé sous la garde de celui des constellations. Accord intime d'une société à bout de course et d'une fatigue personnelle de vivre encore souriante, qui pressent la sclérose finale d'un monde, y place ses complaisances et lui confie son repos: les vers dorés de Virgile ne sont que le drapé millénariste et fastueux d'une caducité encore verte qui prophétise à l'aise, parce que le vieillissement des âmes est, pour un moment exceptionnel et durable, à l'unisson de la fatigue d'une civilisation qui garde de beaux restes. Les pensionnés d'Auguste et de Mécène ont deviné, presque jeunes encore, qu'ils appartenaient à la seule civilisation qui allait avoir la chance de mourir centenaire: c'est ce qui fait le ton unique de leur poésie, souriante, mais éclairée déjà à moitié par le soleil des morts, comme ces après-midi d'été où le fantôme d'une lune blanche ne quitte pas la voûte du ciel et où on passe insensiblement d'une lumière à l'autre. Il n'y a plus d'avenir: plus rien que la récurrence chinoise du cycle des saisons et des années; tous les événements sont désormais au passé; plus rien devant soi que la monotonie d'un vide blanc, rythmé seulement par les consulats-prétextes et les travaux de la terre; plus rien que le progressif assoupissement: comment toute la pente du coeur ne serait-elle pas allée au retour éternel, dont le monde déchargé de l'éventuel devenait la transparente figure? Cela a été, et — l'espace d'un vaste point d'orgue, d'une pause du Temps étrange — cela a été une vérité. Le christianisme a prospéré sur cette vacance d'un temps démeublé que l'histoire abandonnait sur la grève: toute la scène d'un drame encore possible était reportée dans le for intérieur. [En lisant en écrivant, 2,761]

Le Palais des papes, repaire de quelque grand rapace saturnien.

Palais des Papes à Avignon. Salles en forme de puits, à peine éclairées, inconfort grandiose, poutres et pierres nues, étroites fenêtres de donjon. La chambre du pape, malgré ses feuillages peints à la fresque, ses oiseaux et ses écureuils, évoque davantage qu'un lieu de repos une cave de silence, obscure et humide, un in pace muré. Rien, dans aucun château fort que je connaisse, n'évoque plus rigoureusement la glaciale dureté de la vie médiévale. Je m'attendais à une pré-Renaissance presque souriante, ouverte aux beaux-arts et déjà curieuse de vivre: en fait on recule dans les âges: c'est la bauge cuirassée, crénelée, remparée et sans grâce, d'une principauté aux abois, pourchassée par les sauvages vendettas romaines, le fisc français, la peste et les Grandes Compagnies. La papauté s'est mise elle-même aux arrêts de forteresse dans cette pesante et froide prison de pierre qui semble, plutôt que la dispensatrice des grâces et des indulgences, le repaire de quelque grand rapace saturnien. Les scènes les plus caïniennes de La Légende des siècles: "Eviradnus" ou "La Confiance du marquis Fabrice" sont ce qui vient peupler de préférence pour mon imagination ces pierres inhumaines. Si l'esprit clunisien de la papauté monastique et de la milice du cloître s'est matérialisé quelque part, dans sa rudesse bâtisseuse et son austérité carcérale, c'est ici — et, à côté de ces écrasantes casemates de la prière, la caserne de l'Escurial, si vantée pour son ordonnance sinistre, garde quelque chose d'évaporé et de louis-philippard. [Lettrines II, 2,260]

Le monde fantasmatique de Napoléon, Hitler, Staline et Mao.

Je relis le "Mémorial de Sainte-Hélène" : quel contraste entre les certitudes rigides, les jugements catégoriques, le plus souvent irréels, parfois parodiques, qui limitent et réfrigèrent le livre de tous les, côtés, et le jeune homme prodigieux de la campagne d'Egypte et du Consulat, qui "bougeait" dans tous les sens comme rarement on a bougé! Je n'admire pas ce livre, dont l'écart avec la réalité est parfois sidéral, je l'apprécie comme le témoignage unique d'un grand homme fini qui monologue seulement, l'espace de quelques années surnuméraires, dans un vide aseptisé, et qui trahit par là pour nous d'avance, page après page, le monde paisiblement fantasmatique qu'ont dû être, dans leurs dernières années, le monde de Hitler comme celui de Staline, et celui de Staline comme celui de Mao: une sorte de bafouillage inextricable et grandiose entre ce qu'ils ont voulu faire, ce qu'ils ont cru faire, ce qu'ils ont fait, et ce qu'a fait ce qu'ils ont fait. [Carnets du grand chemin, 2,1053]

L’histoire de la France.

Il est singulier d'habiter un pays, de vivre parmi un peuple chez lequel depuis si longtemps (cela a dû commencer après Louis XIII) les plans inclinés, les pentes douces que lui a offerts l'histoire, et qu'une nation comme l'Angleterre a abordés chaque fois dans le bon sens, dévalés avec le minimum d'effort, n'ont jamais rencontré — bien au contraire — la moindre complaisance à les suivre. De là vient que la relation du Français avec l'histoire de son pays est une relation de totale étrangeté: celle d'un lecteur avec un roman époustouflant dont il ne lui vient aucunement à l'idée de se sentir l'épilogue. Un Américain voit naturellement dans le passé de son pays la figure d'un fleuve sur lequel il est lui-même embarqué et qui coule en grossissant selon sa pente. Le Français, lui, y contemple l'image d'une voiture effrénée dont le comportement normal est, à chaque tournant, de déraper et de se mettre en travers de la route, quand il ne lui arrive pas d'effectuer au préalable deux ou trois tonneaux. Et j'oserai dire ici — tant pis — une de mes mauvaises pensées intimes, pensée couvée par des années de modeste enseignement de l'art de Clio: parmi toutes les histoires nationales — sinon certes du point de vue artistique et idéologique, du moins assurément de celui du rendement de l'énergie dépensée — depuis trois siècles, il y en a peu de plus bêtes que celle de la nation française. [Carnets du grand chemin, 2,105]


L'ÉCRITURE DE GRACQ

Un débat sur la qualité de l'écriture de Gracq pourrait être lancé par ce qu’écrit Étiemble en 1958 dans son Hygiène des Lettres : "De tous les enseignants qui décrochèrent le Goncourt, le seul qui, d'emblée, se soit vu donner du très grand prosateur, c'est le plus vide, le plus verbeux, le plus épateur de tous, Julien Gracq…". Mais Étiemble se vengeait d'avoir épinglé par Gracq dans sa Littérature à l’estomac.

En revanche, André Breton lui adressa une dédicace très élogieuse : "Entre deux doigts, une plume enchantée", compliment qui n'était pas rien de la part d'un André Breton en général plus porté sur l'anathème que sur l'encensement.

L’écrivain belge Franz Hellens a trouvé une belle comparaison pour caractériser l’écriture de Gracq : c’est, dit-il, "un immense travail de tapisserie, un ouvrage de longue patience, de volonté opiniâtre, d'une trame serrée, entrecoupée de noeuds solides et dont les couleurs de sable et de végétal se laissent en même temps penser et percevoir, mentales autant que visuelles".

L’écriture de Gracq est le fruit d’une lente maturation. Pieyre de Mandiargues parle de la "haute tension" que le lecteur ressent derrière les mots de son écriture. Gracq reconnaissait d’ailleurs qu’écrire l’épuisait, parce que rien, dans ses phrases, n’était laissé au hasard.

Dans En lisant en écrivant, Gracq répond à Valéry, qui — si on en croit André Breton [MS,15] — s’était promis de ne jamais écrire une phrase comme "la marquise sortit à cinq heures", parce qu’une telle phrase, selon lui, était arbitraire, que l’on pouvait en modifier les éléments sans que cela eût de conséquence, parce que le romancier était parfaitement libre de faire de cette marquise une comtesse, ou une duchesse, libre aussi de la faire sortir aussi bien à quatre heures ou à six heures. Alors Gracq, malicieusement, a voulu mettre en lumière le manque total de discernement de Valéry, en démontrant que la marquise ne pouvait être que marquise, et qu’elle ne pouvait sortir qu'à cinq heures.

"La marquise sortit à cinq heures". Examinons. "La marquise" est en fait infiniment moins variantable qu'il n'y paraît."La duchesse" ferait tonner la grosse artillerie nobiliaire balzacienne, introduirait d'emblée un autre registre social: hautes intrigues de salon, mêlées d'Église et de politique. "La comtesse" est un titre déjà trop incolore pour qu'on l'emploie, isolé du nom, autrement que dans une intention particulière, caricaturale par exemple. "Marquise", au surplus, reste rigoureusement connoté par l'adjectif exquise, toujours présent musicalement en filigrane: finesse, joliesse, suggestion d'une intrigue galante sans menace de drame accourent à son appel. Beaucoup trop de choses — en fait déjà tout un aiguillage tonal du récit — sont engagées par ce choix (et dans la première phrase d'un livre!) pour que le romancier s'en remette ici au hasard. "A cinq heures" outre une certaine qualité de la lumière et de l'air, qui peut avoir son importance, ménage le loisir, et annonce par là même la probabilité, et sans doute le projet, d'une rencontre importante avant le dîner. "Six heures" couperait malencontreusement l'après-midi trop près de sa fin, n'annoncerait que la contrainte mécanique de l'horaire d'un dentiste ou d'une gare de chemin de fer. Cinq heures — heure ouvrable — est l'heure luxueuse du loisir romanesque, tout comme le deuxième étage est le bel étage d'un immeuble: autre connotation qui s'inscrit d'emblée dans l'anticipation du lecteur. Etc. etc... [En lisant en écrivant, 2,642]


LES TEXTES POÉTIQUES DE GRACQ

Gracq n’aimait pas qu’on lise de la poésie à haute voix, les poèmes n'étant faits que pour être silencieusement développés dans la conscience du lecteur.

Il est singulier qu'un art existe, la poésie, dont la substance est soluble tout entière dans la mémoire, et ne réside véritablement qu'en elle, auquel aucune réalisation, aucune exécution, aucune matérialisation ne peut ajouter quoi que ce soit. Car le poème, dont la lecture par un acteur sur une scène de théâtre a quelque chose, nécessairement, de grossier, et même de caricatural, parce que de superflu (lire un poème, c'est déjà à demi le mimer, c'est sortir entièrement du medium qui lui est propre) le poème, qui déjà s'épure et gagne en puissance de suggestion s'il sort de la bouche d'ombre anonyme de la radio, n'atteint à toute sa plénitude expressive que lorsqu'il remonte à la conscience porté par la voix — même pas murmurante, même pas silencieusement mimée par la gorge, mais abstraite et comme dépouillée de toute sujétion charnelle — du seul souvenir. Il y a des conséquences à cette inégalité des différents arts devant la mémorisation. Elle retire toute consistance réelle à une culture qui prendrait pour base les seules oeuvres plastiques. Une culture purement musicale, au contraire, apparaît possible, sans grandes fenêtres sur l'extérieur, étroitement bornée et liée à une imagination de l'oreille très rarement dispensée — de là la clôture presque complète à l'égard du profane des véritables cercles de musiciens. La dominante "littéraire", fondamentale dans toutes les cultures modernes de type occidental, tient sans doute certes à ce que la langue s'est constituée le véhicule privilégié de la pensée, mais presque autant peut-être au caractère éminemment intériorisé et entièrement portatif de sa production de base, qui a été d'abord la poésie lyrique, épique, ou gnomique, apprise par coeur. [En lisant en écrivant, 2,740]

Les essais de poésie surréaliste ont été regroupés, en 1946 et 1958, dans le recueil Liberté grande, puis, en 1962, dans Prose pour l’Étrangère, recueil qui ne fut tiré qu’à 63 exemplaires (Gracq il n’a conservé aucun de ses essais d’écriture automatique).

Un Hibernant. — Le matin en s'éveillant, les doubles fenêtres l'emprisonnaient dans la forêt vierge de leur délicate palmeraie de glace. Il n'était besoin que de les arroser pour qu'elle poussât en une nuit. On s'étonnait cependant à peine de marcher la tête en bas : le ciel n'était plus que du terreau gris sale, mais la voie lactée de la neige éclairait le monde par dessous. Tous les visages étaient beaux, rajeunis — la neige enfantait des corps glorieux. A midi, dans le jardin de neige et d’ouate, debout sur un pied et retenant son souffle, il réaccordait le silence. Le soir, le labyrinthe duveteux du brouillard cadenassait la maison — les portes restaient battantes. Puis le rayon de lune rôdait autour de la chambre jusqu'à ce que la fenêtre posât sur le lit une grande croix noire. Ces délicates escroqueries lumineuses pourtant n'étaient pas toujours sans danger. [Liberté grande, 1,283]

La Vallée de Josaphat. — Le paysage au fil de la route, comme au fil d'une flèche son empennage. Je suis seul. L'auberge vide où les pas résonnent sur le carreau de déluges. Une bouteille tinte, les bruits s'engluent, le temps coule en cahots boiteux, puis oublie de couler. Le bon lit de la terre fraîche rabat les gestes pauvres. Le tintement solennel de l'eau. Le verre s'en refermé sur la table comme sur la huche son couvercle. Sous une brume de glèbe fauchée, on entend couler le fleuve de la route mystérieuse. Dormir, la tête sur la table, au centre de la ronde de fraîcheur. Les yeux bougent comme le tournesol et l'héliotrope et sur les ruisseaux de lait du crépi de la chambre se diluent dans la tache d'encre d'un papillon noir. [Liberté grande, 1,305]

Les trompettes d’Aïda. — De grands paysages secrets, intimes comme le rêve, sans cesse tournoyaient et se volatilisaient sur elle comme l’encens léger des nuages sur la flèche incandescente d’une cime. Sa venue était pareille à la face de lumière d’une forêt contemplée d’une tour, au soleil qu’exténuent les brouillards d’une côte pluvieuse, au chant fortifiant de la trompette sur les places agrandies du matin. Près d’elle j’ai rêvé parfois d’un cavalier barbare, au bonnet pointu, à califourchon sur son cheval nain comme sur une raide chaise d’église, tout seul et minuscule d’un trot de jouet mécanique à travers les steppes de la Mongolie —et d’autres fois c’était quelque vieil empereur bulgaroctone, pareil à une chasse parcheminée entrant dans Sainte-Sophie pour les actions de grâces, pendant que sous l’herbe des siècles sombre le pavé couleur d’os de Byzance et que l’orgasme surhumain des trompettes tétanise le soleil couchant. [Liberté grande, 1,287]

Robespierre. — Cette beauté d’ange que l’on prête malgré soi — par delà les pages poussiéreuses d’un livre feuilleté jamais autrement que dans la fièvre —, à quelques-uns des terroristes mineurs : Saint-Just, Jacques Roux, Robespierre le Jeune —, cette beauté que leur conserve pour nous à travers les siècles, nageant autour d’une guirlande de gracieuses têtes coupées comme un baume d’Égypte, le surnom de l’Incorruptible — ces blancheurs de cous de Jean-Baptiste affilés par la guillotine, ces bouillons de dentelles, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d’épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes scènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles de bouches engluées par un songe de mort, ces roucoulements de Jean-Jacques sous la sombre verdure des premiers marronniers de mai, verts comme jamais du beau sang rouge des couperets, ces madrigaux funèbres de Brummels somnambules, une botte de pervenches à la main, ces affaissements de fleur, de vierges aristocrates dans le panier à son — comme si, de savoir être un jour portées seules au bout d’une pique, toute la beauté fascinante de la nuit de l’homme eût dû affluer au visage magnétique de ces têtes de Méduse — cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage de fleur coupée qui fait pâlir le visage de toutes les femmes — c’est la langue de feu qui pour moi çà et là descend mystérieusement au milieu des silhouettes rapides comme des éclairs des grandes rues mouvantes comme sur l’écran d’une allée d’arbres en flammes dans la campagne par une nuit de juin, et me désigne à certaine extase panique le visage inoubliable de quelques guillotinés de naissance. [Liberté grande, 1,285]

Prose pour l’Étrangère. — J'ai respiré ton air acide, je suis entré dans ta saison hasardeuse comme un voyageur qui reconnaît les routes à l'heure imprudente où tout craque encore dans la montagne d'avril tigrée de jacinthes et d'avalanches. Tu m'as giflé de ton printemps sans tiédeur, tu m'as ameubli de ton sourire enfondu de perce-neige, tu traverses ma prévoyance comme la fleur désastreuse épanouie aux doigts mêmes des saints de glace. J'aime ton visage qui brouille les repères du cœur et les saisons de la tendresse — ton visage en désarroi, plus frais, plus emmêlé, plus trouble que les chantiers bousculés du dégel, pareil à la mue du ciel de juin et à l'alpage qui boit sa neige — ton front buté de voleuse de cerises, et ta bouche court bridée de jeune épouse — ton rire qui secoue toute la neige des jardins de mai, et ta voix sombrée de parterre nocturne — et, comme un creux d'eau de glacier au bord d'une joue de prairie neuve, le bleu durci de tes yeux de pensionnaire qui saute le mur du couvent. [Prose pour l’étrangère, 1,1035]

Prose pour l’étrangère. — Ta vie quand tu n’es plus là vient battre autour de moi avec les traîtrise des flots sans lune, comme autour de la coque hasardée un océan plein de pièges et de surprises. Tu m’as mis au péril de la mer. Sur la haute vague phosphorescente qui vient battre aux falaises des rues à l’heure où la ville s’allume, ton parfum traîne comme les plis d’un pavillon lourd, comme l’odeur d’algue et de musc des mers dangereuses. Tu changes les signes. Tu es lisse et vierge comme une grève offerte que le flot a visitée la nuit. Ta pureté est sans nom. Je t’aime comme ces statues sacrées qu’ont mitraillées les tempêtes de sable. Tu ne m’es jamais revenue que baignée dans la mer. [Prose pour l’étrangère, 1,1037]


LA POÉSIE DES PAYSAGES

La véritable poésie de Gracq est une "poésie des paysages" ; ce sont ses essais pour "mettre en mots" un paysage, pour en rendre compte "géographiquement", mais aussi pour transformer la réalité en paysage magique. Gracq avait, sur les paysages, des goûts bien arrêtés. Il n’aimait pas le bas Dauphiné, la Dombes, la vallée du Rhône, le Lannemezan, le plateau lorrain, les plaines du Vaucluse ou du Roussillon. Ce qui faisait ses délices, c’étaient les hautes surfaces nues du Massif Central, et tout particulièrement les plateaux calcaires des Causses. Gracq avait un autre paysage de prédilection : la forêt hercynienne, cette forêt "sombre et pleine de terreur" dont parle Tacite [An-1,61], et qu’il a retrouvée dans les Ardennes. Pourtant ses séjours à Sion-sur-l’Océan lui ont révélé une autre beauté, celle des paysages de bord de mer, celle des ciels de mer, celle des plages dépeuplées à la fin de l’été, « ces plages livides des mers grises, que visite à de longs intervalles — exsangue et flottant comme un ectoplasme de lumière — un fantôme de soleil blanc ».

Les Causses.

Une attraction sans violence, mais difficilement résistible, me ramène d’année en année, encore et encore, vers les hautes surfaces nues — basaltes ou calcaires — du centre et du sud du Massif : l’Aubrac, le Cézallier, les planèzes, les Causses. Tout ce qui subsiste d’intégralement exotique dans le paysage français me semble toujours cantonner là : c’est comme un morceau de continent chauve et brusquement exondé qui ferait surface au-dessus des sempiternelles campagnes bocagères qui sont la banalité de notre terroir. Tonsures sacramentelles, austères, dans notre chevelu arborescent si continu, images d’un dépouillement presque spiritualisé du paysage, qui mêlent indissolublement, à l’usage du promeneur, sentiment d’altitude et sentiment d’élévation. [Carnets du grand chemin, 2,992]

Les Ardennes sous la neige.

La neige prêtait à cette forêt basse et rustaude de l'Ardenne un charme que n'ont pas même les futaies de montagne, ni les sapinières des Vosges sous leurs chandelles de glace. Sur les ramilles courtes et roides de ses taillis, où le vent n'avait pas de prise, les chenilles blanches s'accrochaient pendant des semaines sans s'écrouler, soudées à l'écorce par des minces berlingots de glace qui étaient les gouttes du dégel reprises toutes vives par le froid des nuits longues. Des jours entiers, dans l'air décanté par le gel, le Toit s'encapuchonnait des housses, des paquets légers et lourds, des fils de la Vierge et des longs filigranes blancs d'un matin de givre. Un ciel d'un bleu violent éclatait sur le paysage de fête. L'air était acide et presque tiède. A midi, quand on marchait sur la laie, on entendait de chaque layon, dans les tombées de soleil qui faisaient étinceler la neige, monter le gras bruit d'entrailles du dégel ; mais dès que l'horizon de la Meuse rosissait avec la soirée courte, le froid posait de nouveau sur le Toit un suspens magique ; la forêt scellée devenait un piège de silence, un jardin d'hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes. [Un Balcon en Forêt, 2, 57]

Impressions de Corse.

La Corse: l'odeur du maquis vient au-devant de vous au large du port d'Ajaccio et ne vous quitte plus : en rouvrant au retour ma valise, je la retrouve sur mes vêtements enfermés. C'est une odeur sèche, chaude, résineuse, mais sur cette exhalaison de pinède surchauffée s'exaltent des essences plus délicates: tantôt sucrées et presque mielleuses, à la manière du sureau ou du seringa, tantôt épicées et presque sacramentelles, comme s'il y brûlait par moments un grain d'encens: l'impression de sécheresse pince les narines, en même temps qu'elle les réjouit, comme si tout ce qu'on respire venait d'être vaporisé sur une pelle rougie au feu: ce sont déjà les parfums de l'Arabie Pétrée, non les molles odeurs défaites qui coulent de nos forêts de brouillard. Auprès de l'odeur des forêts landaises que pourtant j'aimais déjà, c'est comme si on libérait les éthers subtils d'un grand bourgogne après avoir débouché une bouteille d'aramon. Golfe de Porto: l'impression d'une montagne tout fraîchement ennoyée par la mer est si forte qu'on en ressent une vague angoisse: on a peur que le mouvement de submersion ne continue. C'est comme un instantané du déluge: la plus minime entaille d'une falaise rassurerait. De même, en barque, au pied des falaises de Bonifacio, qu'on longe comme un calfat longe la coque d'un transatlantique, on ne sent pas la cohabitation aménagée de l'eau et de la terre: on dirait que l'île vient de glisser à la mer comme une coque de son ber et interroge encore l'eau de sa muraille, pour voir où s'inscrira la ligne de flottaison. [Lettrines, 2,167]

Paysage de Verdun.

Champs de bataille de Verdun: petits bois taillis, à l'infini, rudes et rêches, comme des touffes de cheveux coupés ras, à petits coups de ciseaux inégaux. Les forts, rouillés comme des épaves hors d'âge, tassés, rentrés comme une tête entre les épaules sous d'énormes marteaux-pilons — des cuirassés coulés bas dans la glaise, leur béton en espèce de nodules, de lentilles géologiques apparaissant en coupe au hasard des ravins. Il règne là, sur ces quelques kilomètres carrés de campagne — ni réellement inculte, ni sauvage: désaffectée — un bizarre silence de bête assommée. Les mouvements de terrain sur l'horizon sont d'une dureté, d'une précision magnifique, presque instrumentale: des repères, et faits pour l'être: contre le couchant bas et très clair de cette soirée d'été, comme si un abus de la fonction avait fini par remodeler le paysage, on aurait cru les lire à travers l'objectif d'un télémètre. Il y a des collines qui se baptisent d'elles-mêmes mont des Alouettes, mais telle de celles-là, de toute éternité on dirait, était faite pour s'appeler la cote 304. Lieu hargneux, revêche, abrupt, séparé, où on n'est pas le bienvenu, plein de cette "rigor mortis", de cette rétraction hautaine que propage autour de lui tout cadavre après la mort violente, et qui se durcit contre le regard. Le vent seul est à l'aise sur ce dépouillement géodésique — ces longues échines aux courbes d'épure dessinées pour les tirs rasants. À huit heures du soir, il n'y avait personne. Seulement une grosse voiture arrêtée près de Douaumont, et sur la carapace du fort un sergent noir américain avec sa petite amie, l'air très désoeuvrés, claudiquant entre les entonnoirs comme des pêcheurs de crevettes. [Lettrines, 2,238]

Lyon, dernière station pénitentielle avant le Midi

L'aversion mal explicable, le désintérêt à nuance marquée d'hostilité que j'ai toujours éprouvé pour Lyon, où je n'ai jamais passé chaque fois plus de quelques heures, et où je n'ai jamais désiré m'attarder. Nulle image gracieuse, nul fantôme tendre, nul siège, nulle bataille ne vient embellir dans mon imagination cette laide dégringolade au fil des pentes bossues des maisons noires et des toits aux couleurs acides: les collines mêmes sur lesquelles est assise la ville sont disgraciées et bancales; on dirait qu'elle est bâtie sur des terrils de mine. Cette cité si ancienne de France ne semble nulle part pour l'oeil avoir aménagé avec son site cette complicité profonde et vieille qui embellit si naturellement des dizaines de villes plus humbles: ni Rouen, ni Poitiers, mais plutôt Zurich, Stuttgart. La laideur rebutée, le décombre hâtif et non trié de la moraine, comme un chantier de démolitions, transparaissent encore dans la bousculade montueuse de ses banlieues: un lotissement escaladant des champs d'éboulis. Ce n'est pas la porte du Midi, c'en est plutôt, par tous ses aspects, le purgatoire antécédent, accumulant au vestibule même des pays du soleil ses pluies noires, ses maisons salies, ses gares lépreuses, sa verdure criarde déchirée de rouge par les toits de tuile mécanique, pour une dernière station pénitentielle. De toutes les villes de France que je connais, pour mon coeur la plus parfaitement neutre, et qui ne sera jamais pour moi qu'un sommeil entre deux trains: les quais de sa gare, dans la grisaille du petit matin, entre tous les quais m'ont toujours paru des quais où se pendre. [Lettrines, 2,238]

La planèze de Salers

Planèze de Salers au soleil de six heures: longues pentes nues et molles montant vers les dents volcaniques: le soleil, plus que sur la planèze de Saint-Flour moins bien exposée, dore merveilleusement les couleurs du chaume sec; le gazon est luisant et lustré comme une robe de pur-sang. Le silence de la nuit au milieu des pâturages garde quelque chose de domestique; les clarines des vaches par moments s'éveillent et tintent faiblement: rien de plus frais et de plus naïf que ces rêves bovins carillonnés. Dans le brouillard épais du matin, qui remplit la vallée, plonge à pic devant ma fenêtre une pente herbue où des vaches, la tête levée, se tiennent étagées et immobiles, comme des oiseaux de mer au flanc de la falaise. Burons à demi ensevelis dans l'herbe, petits oratoires bucoliques et païens couverts de lauzes où on porte au son des clochettes les présents de la prairie: le lait blanc coagule en meules sur le feu de bois comme un latex de l'herbe juteuse. L'odeur du foin coupé inonde et baigne la terre, plus fine, plus immatérielle et plus enivrante que celle du maquis, et jaillit de tous les alambics de la prairie. [Lettrines II, 2,257]

Monthermé vu depuis un belvédère dominant la Meuse.

Presque en haut du versant, au bord de la route, on avait ménagé sur la pente un petit terre-plein garni de deux bancs. De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. A ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque des forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’Église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique. [Un Balcon en forêt - 2,7]

La cathédrale de Chartres

À Chartres, où un soleil éclatant m'engage à me rendre pour une visite de quelques heures entre deux trains: l'envie de revoir les vitraux m'est venue brusquement, attisée par la relecture des premières pages de La Cathédrale. Quelques touristes allemands (il est six heures de l'après-midi, mais, pour la hauteur du soleil, seulement quatre heures) déambulent dans la nef derrière un guide; devant la Vierge noire, encadrée de buissons de cierges, un officiant vêtu d'une sorte de burnous cerise (il y a eu de grands changements, semble-t-il, dans le vestiaire liturgique) lit à haute voix des passages de la Bible pour une douzaine de vieillardes endeuillées. Les plus beaux, les plus mystérieux vitraux sont les plus sombres (l'un surtout, vers le fond du choeur, d'un bleu nocturne relevé seulement de quelques éclats de vermillon). Le cousinage avec les tapis d'Orient de ces verrières, que la distance, et l'épaisseur des sertissages de plomb, rendent presque toutes non figuratives, s'impose à l'oeil d'emblée. Les couleurs ont à la fois, pour les bleus et les rouges, plutôt que le feu sec des gemmes taillées, celui des cabochons faiblement brasillants qui se souviennent encore de la gangue, et, pour les bruns et les jaunes, les bruns violets et certains verts presque dorés, une succulence apéritive que je ne me rappelais nullement: coulée de miel, prunes, raisins secs, transparence de grappes mûres. Il me semble que si j'habitais la ville, je passerais là chaque jour, pour satisfaire un appétit de la couleur qui peut s'éveiller et se combler, dans ce lieu seulement, sous deux espèces séparées, aussi différentes de nature que le pain et le vin. Au reste, il faut décidément la langue fruitée de Huysmans, la matérialité essentielle de ses épithètes, pour parler de ce gemmail non seulement mystique, mais parfois si compactement sensuel qu'il va jusqu'à faire saliver. Toute la retombée du coteau sur l'Eure, derrière l'abside, m'a fait l'effet d'une sacristie de plein air éparpillée dans la verdure, d'une annexe largement desserrée du temple, éclaircissant les arbres d'un boqueteau sacré. Rue du Massacre, rue de la Foulerie, une ombre portée, cléricale et bénigne, faite de silence douillet, d'un recueillement claustral qui se laïcise à peine, tombe du versant sommé de son énorme vaisseau et flotte jusqu'aux bords de l'Eure courbe, que l'index promené par l'ombre des flèches visite comme un cadran solaire. Dans aucune ville-cathédrale que je connaisse, ni à Amiens, ni à Bourges, ni à Reims, l'assujettissement de la tenure urbaine au vaisseau central ne se resserre plus étroitement; à cause de la médiocrité de l'agglomération, à cause aussi du nivellement du plateau bas sur lequel est assise la ville, et qui donne toute son ampleur différentielle à l'élan des tours. On n'a pas le sentiment ici que l'église, selon l'image claudélienne, a levé de la ville, mais plutôt qu'un groupement fonctionnel modeste: hôtellerie, moulins, marché, relais, poids public, s'est blotti à l'abri d'une immunité primitive et monumentale, comme un hameau de colonisation sous les murs d'un château fort. Huysmans, au travers des pages de son livre, dans le soleil et sous la bise, flâne et vagabonde au hasard des rues: il ne quitte jamais, où qu'il aille, le champ magnétique dessiné par l'aimant central. [En lisant en écrivant, 2,691]

Langres.

Une fois de plus, escaladant à partir de Châtillon les solitudes du plateau de Langres, j'ai le sentiment vif de gravir, comme dans les planèzes d'Auvergne, les accès d'un des donjons de la France, un des lieux marqués entre tous pour la défense dans cette longue échine sinueuse qui prend le pays en écharpe et qui va des Vosges, par les anciens "monts Faucille", le Morvan, le Beaujolais, les Puys, les Cévennes et les Causses, jusqu'aux Corbières. Sentiment d'autant plus singulier que le plateau de Langres n'a jamais joué réellement dans l'histoire ce rôle de môle défensif que tant de plans de campagne — et jusqu'au plan Schlieffen de 1914 — lui ont attribué comme allant de soi. La forêt peu à peu, à mesure qu'on s'élève, se resserre sur la coulée d'herbe des vallons rétrécis, puis se referme compacte, et brusquement, comme sur les hautes chaumes des Vosges, on émerge au-dessus d'elle au soleil dans une large clairière de haut plateau, au bout de laquelle les deux tours carrées de Langres se lèvent sur l'horizon. Il y a là les glacis, les bastions et les chemins couverts et aussi le dépouillement, la netteté, l'austérité de lignes d'une forteresse centrale naturelle, d'un Verdun qui n'aurait pas rencontré son destin. La capitale de ce haut pays m'a toujours attiré, comme s'il y avait pour moi dans cette ville inglorieuse, quelque chose, impérativement, à visiter, quelqu'un à rencontrer. L'éclaircie qui se levait à la fin de cette harassante journée de pluie m'a amené sur le chemin de ronde; j'ai aimé les portes secrètes de ses jardinets murés, ses maisonnettes de rempart aussi, exiguës et fleuries comme des maisons de pêcheurs avec leurs plates-bandes minuscules, leur rangée de plants de tomates et leurs cloches à melons, et devant elles, rien que les fumées qui montent de très bas au-dessous, dans la plaine, rien que, au-delà du parapet, les étendues placides de l'air pur. Et j'ai aimé aussi le nom si inattendu d'une des rues qui longent le rempart, et qui s'appelle la rue "Constance-Chlore". Ce prince au visage pâle qui, nous dit-on, gouverna Rome de 305 à 306 "avec autant d'équité que de douceur" est peu commémoré en France: est-il venu ici, tel que j'aime à me le représenter, chevauchant sans étriers par les ruelles abruptes de l'oppidum lingon, pour endiguer un des sempiternels assauts barbares qui venaient battre le limes, ou pour réprimer quelque révolte des Bagaudes? Ce nom dépaysant ajoute au mystère d'une cité marquée de façon si éclatante pour l'Histoire, et que l'Histoire a dédaignée. Il y avait à Langres un funiculaire: on voit encore au bord du rempart la gare et le quai d'embarquement minuscule; la motrice rouillée, un peu plus loin, est restée debout sur ses rails, cernée par les herbes folles. La voie à crémaillère, avec les fils électriques pourris qui pendent encore au-dessus à leurs caténaires, plonge toute seule, par un pont qui a perdu sa rambarde et son plancher, dans un fourré d'acacias où sa trace se perd. Ces vestiges ferroviaires d'un passé sans doute peu ancien font à eux seuls dans mon esprit de cette grosse bourgade une cité véritable: même tombée au rang de joujou, la noblesse du rail demeure pour moi imprescriptible. [Carnets du grand chemin, 2,999]

La Sologne.

Longues promenades à pied à travers la Sologne de Nouan, qui est comme un parc sauvage et varié où les allées de sable blanc gris s'enfoncent en toutes directions dans la parfaite solitude. Tous les aspects en sont ouverts et gracieux ; ici le bouleau domine, silhouette plus légère contre le ciel que celle d'aucun autre arbre, associé à des châtaigniers isolés, à la riche verdure jaune piquée de rosettes plus claires, à des sapinaies encore jeunes — çà et là un chêne de Ruysdaël étire très loin la tente sombre de ses branches basses — entre les troncs clairsemés la bruyère fleurit partout de violet un feutrage sec, une sorte de tapis-brosse roussi et flammé — les laies humides et vertes percées pour la chasse dans le taillis disparaissent sous le tremblé des fougères presque arborescentes. Par intervalles un champ de seigle ou de maïs s'arrondit comme un atoll battu par le ressac des plantes folles, chichement défendu contre le gibier par son rempart de treillis métallique et sa grand-garde d'épouvantails. Presque sous les pieds gicle de partout au coin des sentes le lourd giflement d'ailes du faisan, poussif et ronflant comme une motocyclette à l'allumage, le petit trot basculant et mécanique du lapin secoue et fait étinceler à travers l'herbe les menus derrières candides — l'écureuil flotte et se déroule de branche en branche comme un souple boa de plumes rousses, presque immatériel, le hérisson retourne du museau, avec lenteur et sagacité, le tapis de feuilles sèches. Chaque promenade — et le sentier méandreux vous déroute très vite, vous dévoie du monde habité — devient une merveilleuse escapade au royaume des fables, où l'on avance le coeur battant un peu au coin de chaque layon ; le passage de l'homme au milieu de la sauvagerie ne propage ici à très courte distance qu'une très faible onde d'alarme, vite refermée derrière lui comme un sillage dans la mer. Cette longue promenade de fin de journée sous le beau soleil jaune et oblique était à proprement parler délicieuse, et la vue, la plus approchée jusqu'ici que je connaisse des jardins d'Eden. Çà et là seulement, quand on longe une sapinaie, le froissement de mer du vent dans les branches ramène au sens du lointain et de l'étendue, de l'ailleurs, et un instant froisse au coeur le sentiment épanoui et protégé qu'on avait du jardin sauvage. Et plus encore, dans cette solitude aimable, y ramène le pin isolé, ramassant toujours autour de lui cette aura tragique et hargneuse qu'ont ressentie les poètes des chansons de geste — noir et immobile comme un homme qui guette, qui pressent et qui se souvient, au milieu de cette vie confuse et naïve.
Vers Marcilly, autre promenade le lendemain soir, cette fois dans la Sologne des étangs. Par instants, au milieu des taillis, des bois confus, des roselières, au fil de la route, une pelouse rase et soignée, un cottage de briques rouges, un pavillon de chasse tout blanc au fond de la ligne de barrières blanches d'une avenue, apparaissent, puis disparaissent aussitôt aussi rapidement qu'un rai de bleu dans un ciel de nuages. Seul le long cordon ombilical et coudé des chemins privés, qui débouchent entre deux poteaux couleur de chaux sur l'accotement, relie à la route les petits châteaux de chasse qui se tiennent très au large tapis sous les arbres, et se souviennent du hallier, du viandis et de la bauge: curieusement le chasseur ici a agencé son habitat sur le modèle du terrier; on ne voit de la route que son issue mesquine et couverte: deux ornières de sable gris séparées par une bande d'herbe, qui se perdent au premier coude derrière la fumée verte des bouleaux. Pays qui se referme et se pelotonne sur lui-même à la façon d'un ciel de nuages, et qui rend moins invraisemblable, à le visiter, l'équipée du Grand Meaulnes vers le château perdu: la lumière qui disparaît derrière les arbres, la bergère aperçue de loin dans une clairière, et sur laquelle les fourrés se referment avant qu'on ne l'atteigne.
[Lettrines, 2, 236]

Des Landes au Pyla.

Antérieurs pourtant à la forêt, ces bourgs inoccupés qu'aucun retour des champs, aucun piétinement de troupeau, aucun marché n'éveille, sont comme des rendez-vous de défricheurs et d'essarteurs qui se seraient endormis sur la tâche, et que les arbres mal surveillés reviendraient serrer de trop près. Rien ici ne vient rythmer la journée, les heures glissent sur les bourgades sourdes et muettes sans les éveiller jamais, dirait-on, à une tâche, à une réunion, ou à une prière. L'épaisse torpeur végétale de la forêt pénètre de part en part les maisons des hommes, que leur matériau friable, brique, bois, ou torchis, défend plus mal qu'ailleurs contre le délabrement précoce, et l'Histoire aussi a glissé sur cette gâtine comme sur une savane, sans y laisser de repères; sa solitude dormante est sans mémoire: nul pas illustre ne s'est empreint sur le tapis luisant qui cuirasse le sous-bois: rien jamais n'a marqué cette terre plus durablement que la chute silencieuse des aiguilles sur le sable, et le peigne vibrant du vent dans la ramure des pins. Il suffirait de s'arrêter une heure, on le pressent, dans l'un de ces dortoirs engourdis de la forêt pour que l'épaisseur de l'ennui mauriacien se referme sur vous. Mais, au fil de la route, en fin d'après-midi surtout, quand le soleil déclinant et les ombres portées font de la route un clavier musical de touches sombres et claires, le sommeil végétal semble descendre sur ces bourgs silencieux plutôt comme une rosée qui les rafraîchit; la vacuité limpide qui tombe des heures et des saisons les habite seule, et on souhaiterait que ces pavots entr'ouverts au creux de la pinède, ces bourgades amies de l'oubli, alourdies par la sieste, empruntent leur nom seulement au cycle des mois et aux rythmes de la sève, comme ces villages canadiens modestes qui s'appellent Saint-Jacques-des-Bleuets ou Sainte-Rose-du-Dégel. Pas de carrefours, ou presque, au long de cette route "des lacs": aussi peu que le long d'une route corse, ou de ces routes suédoises du Västerbotten qui courent sans affluent au milieu des sapins, luisantes et écailleuses, et d'un bleu à la fois de ciel et d'ardoise, pareilles à un Nil au milieu des sables. De temps en temps, vers la droite, une longue percée rectiligne s'ouvre et fuit vers les dunes; on voit à quelques kilomètres la silhouette des pins se crêter surélevée contre le ciel plus clair, et le revers raide de la circonvallation figée; l'oeil glisse sur la face supérieure de la forêt soudain pentue, d'un vert plus clair et plus jeune que le plafond du sous-bois. Il y a quinze ans encore, certaines de ces percées routières, crevant après dix kilomètres le rideau des arbres, finissaient sans préavis en impasse devant le créneau d'une dune herbue qui crachait le sable en rafale entre les oyats avec un sifflement brutal; le créneau franchi, sous une douche crue et meurtrière de lumière blanche, on voyait à ses pieds les rouleaux géants cataracter sur le sable désert à perte de vue, comme sous l'alizé d'une plage océanienne. Nulle part en France les grands éléments naturels — juxtaposés sommairement, étalés sans limites — ne se présentent comme ici en grandes masses simples et homogènes, d'une pureté qu'on dirait native, comme au long d'une mangrove d'Afrique ou d'une grève de Papouasie: pas un golfe, pas un rocher, pas une embouchure, pas une île, pas un phare, pas un champ, une saline ou une pêcherie, mais seulement la forêt, la plage, la mer. Un soir de septembre, alors que le soleil allait se coucher dans un ciel très pur, à peine arrivés au Pyla avec B., nous escaladâmes la grande dune, à cette heure-là et dans la saison avancée déjà absolument déserte. Il soufflait de la mer avec le soir un vent merveilleusement froid et revigorant. De la crête, arrondie comme un ballon vosgien, de la montagne de sable si pure et si blanche, on ne dominait à perte de vue, à droite, que l'océan bleu, à gauche, que l'océan vert. La dune, sous la grande brise de mer levée avec le soir, fumait comme un erg saharien et semblait arracher d'elle une à une, ainsi que des voiles translucides, les très fines pellicules de sable que le vent faisait glisser sans trêve sur elle, comme dans un vertige de nudité. Devant moi, je vis B. se déchausser et se mettre à courir, à courir à perdre haleine au long de la crête, les cheveux défaits; une aigrette de sable ailant dans le vent enragé chacune de ses chevilles, saisie par je ne sais quelle ivresse de l'étendue et de la virginité. [Lettrines II, 264]

Plateau de Millevaches.

Riante, allègre solitude du plateau de Millevaches: ruisseaux clairs et jaseurs, pentes de bruyères mauves, bois ensoleillés, petites routes qui ne sont que des sentiers asphaltés et méandreux au milieu du parc à peine sauvage, Ni hommes, ni maisons, ni champs, ni bétail, rien que le bruissement léger de l'eau sur les pierres, un air remué, un horizon proche mais toujours aéré — un haut pays déjà, émergeant au-dessus de la zone cultivée aussi nettement qu'une île de la mer. Mais sans âpreté, sans mélancolie aucune, tout entier vie naïve et réclusion aimable dans la fraîcheur du soleil et dans le tintement de l'eau. La pensée du Jardin perdu, chaque fois qu'elle se laisse pressentir, est liée pour moi tenacement à cette impression d'éclosion modeste et argentine: en circulant à travers de tels paysages, toute la journée, on dirait qu'il est dix heures du matin. [Lettrines II, 2,268]

Paysage de Beauce à Ouzouer-le-Marché.

Avant-hier, revenant de Paris en voiture, je déjeunais dans un petit "relais" en plein champ, proche d'Ouzouer-le-Marché: devant moi, par la fenêtre, je voyais se déployer jusqu'à l'horizon un vaste pan de Beauce verte et jaune, sans un arbre, sans une haie. A deux kilomètres, la lisière d'un village, sans doute un de ces hameaux beaucerons murés, revêches, désertés, plus sinistres encore quand on les traverse sous le soleil, mais qui, battu directement qu'il était par l'écume verte et fleurie, me paraissait dans le lointain de l'étendue plein de charme. Plus loin encore, à cinq ou six kilomètres, une lisière de forêt. Rien ne bougeait, que le grésillement doré de la légère brume; l'oeil se nourrissait de la seule succulence de la lumière; il semblait qu'on entendait le soleil se déplacer. [Lettrines II, 2,270]

Vue sur le Rhin.

Plaine du Rhin vers Neuf-Brisach: les galets ronds de la plage d'Etretat ou de Dieppe roulent sous le pied au travers de l'herbe souffreteuse; çà et là des fourrés de saules, des peuplements d'arbustes nains s'étirent en traînées rêches sur la caillasse d'un gris blanc. Un épais remblai de galets ferme la vue; on l'escalade: on voit à ses pieds le Rhin — l'eau du Rhin plutôt, dévoyée et encanaillée — qui coule au creux d'une auge de ciment gris aux bords déclives, comme si on venait de mettre en eau un gigantesque fossé antichars. Rien de disgracié comme ces laisses fluviales asséchées, haillonneuses, qui appellent les détritus et la décharge publique et qui semblent provoquer le bulldozer: en remontant vers le nord, partout, les labours industriels éventrent et retournent la gravière déshéritée; partout des routes neuves, des remblais, des terrassements, des terre-pleins d'écluses. D'être né au bord de la Loire angevine me vaut une surprise naïve et encore scandalisée chaque fois que je rencontre un de ces fleuves âpres ou furieux qui jettent des pierres dans les jardins et dont le lit trop large de mauvais coucheur est faiseur de solitude: le Rhône, qui m'a tant surpris quand je l'ai vu la première fois, la Loire même, vers Cosne ou Briare, ou, en Amérique, le Mississippi. [Lettrines II, 2,276]

La Fontaine de Vaucluse.

Depuis le fond de l’eau lustrale où bougent les chevelures d’ondines vertes jusqu’aux lèvres supérieures de la conque ombreuse, en deux cents mètres tous les arpèges de la fraîcheur. [Lettrines II, 2,260]

Le val de Loire en amont d'Orléans.

Sévères et amples paysages du val de Loire en amont d'Orléans, En fait, il n'y a plus de val ; rien qu'un plateau à blé à peine déprimé; une Beauce nue aux épaisses fermes murées fait la haie le long du fleuve exsangue et mangé de grèves râpeuses, au bord duquel nul peuplier ne frissonne et qui coule au ras des épis. Dès qu'on a passé Orléans en direction de l'est, vers Jargeau, Châteauneuf, Sully, quelque chose d'informe et de non modelé altère le paysage précis et calibré du Blésois et de la Touraine: il y a là tout un arrière-pays confus, resté à l'état d'ébauche, un champ d'épandage de la Loire plutôt qu'un val. Ni vigne, ni fleurs, ni tabac, ni osiers; l'austérité, la rigueur, la monotonie des façons culturales dépaysent brusquement ce fleuve femelle; remplacées par les guérets la voilure bougeante des peupliers, la fourrure des saules, la dentelle végétale sensuelle de ses rives, il donne l'impression bizarre de couler nu. Un été lourd, orageux, semble peser sur ces campagnes chaque fois que je les traverse, toujours surpris d'y retrouver devant moi tout à coup, à l'angle d'un pont suspendu vieillot, cette Loire campagnarde qui s'acoquine ici un moment avec les glèbes venteuses et hivernales du nord: le Rethélois, le Tardenois. Une tristesse calviniste enserre Jargeau et ses rues engourdies; posée de biais au bord du fleuve, précautionneusement, comme au bord des divagations d'un arroyo nègre, la petite ville s'ennuie et semble n'avoir avec lui nul commerce; sa vraie façade est sur les champs de grande culture vers lesquels elle tourne ses élévateurs à grains et ses trémies à engrais. Quittés les déserts nus d'orge et de betteraves où la Loire se traîne avec dépit comme une femme rebutée, la fraîcheur des lambeaux de la forêt d'Orléans vers Fay-aux-Loges est comme une oasis verte. Au-delà, piquant le ciel de loin au ras des blés comme à Chartres, le clocher de Pithiviers, trop élancé au-dessus d'une nef trop plate, pareil à une longue aiguille dont le chas aurait glissé vers la pointe. [Lettrines II, 2,276]

Le paysage que Gracq avait sous les yeux.

La Loire à Saint-Florent-Le-Vieil.

Grèves de la Loire dans l’Ile Batailleuse. Dès qu'on est couché au niveau de l'eau, champs et maisons cachés au regard, les berges s'ensauvagent, et les heures passent au long d'une espèce d'Orénoque ou de Sénégal, gris ou bleu selon le moment, troué de grèves qui rendent ici plus frappant qu'ailleurs le vers de Baudelaire: Cieux déchirés comme des grèves. Le vent rebrasse à pleines mains la belle fourrure argentée des saules, d'un gris d'olivier, leur imprime la même bousculade écumeuse qu'a la grosse houle sur les récifs. Sur l'étroite laisse de vase qu'a découverte la décrue, des centaines d'empreintes de pattes d'oiseaux — et parfois toutes seules, dans les endroits les plus abrités des regards la marque des longs doigts écartés du héron. Dans les vasières encore molles que la décrue vient de laisser à sec, le giclement de la vase tiède entre les orteils communique un plaisir tactile particulier. La grève émergée, hersée en tous sens par les courants et les remous pendant l'hiver, est comme un graphique étalé au plein jour du jeu complexe et puissant des muscles du grand fleuve: lés de vases fines, craquelés au grand soleil comme les limons du Nil, crêtes rudes et écailleuses de gros graviers et de cailloutis, qui se sont tordues avec un mouvement de mèche de fouet dans le fille plus violent du courant — sable fin des versants abrités, doux comme celui d'une dune. L'eau, calme en apparence, et traîtreusement violente dès qu'on y plonge un peu profond, avec cette froide et pénétrante odeur de vase et de poisson qui sort d'elle dès que le soleil descend, et qui reste pour moi l'odeur même des soirs d'enfance, en été — le frisson brusque qui court sur la peau dès que monte cette odeur assez fine, un peu avant que ne descende la première fraîcheur —, et quand on remonte la berge, après le sable encore brûlant, l'herbe sous les pieds est froide et déjà nocturne: la menue coulée de Sahara qui se tord au long de ce Niger s'arrête tranchée net.
Les saules floconneux sont l'état diurne des brumes du fleuve, que l'on a roulées et pelotonnées sur la berge, en attendant le petit matin. Le plus bel aspect arborescent des rives de la Loire à Saint-Florent, je le découvre le long de l'île Batailleuse, en amont du Pont de Vallée: une grise et haute fourrure de saules, mousseuse et continue, doublée immédiatement en arrière par une muraille de peupliers. Le saule trempe aux eaux brumeuses et les marie aux berges aussi doucement que le petit-gris bordant la peau nue; le peuplier en arrière déploie sa voilure haute, avec cet air noble et sourcilleux qu'il a de naviguer toujours par files d'escadre: l'arbre de l'eau et l'arbre de l'air s'apparient et se conjuguent sur cette lisière tendre — et le soir d'été qui embrume légèrement et qui lie cette gamme éteinte des verts fait de ce coude de la Loire, à s'y méprendre, un bord de fleuve de Marquet.
[Lettrines, 2, 244]

L’Ile Batailleuse à Saint-Florent.

Aspects paradisiaques de la terre cultivée dans l'île Batailleuse: les cultures même semblent l'objet d'un choix décoratif: plantes luxuriantes à haute tige, maïs, tabac, osier, chanvre, dont les petites futaies vertes secouent dans le vent l'odeur grisante, entêtante. La belle fourrure des saules, qui reborde l'île de petit-gris comme une pelisse étalée. Çà et là des plants de vigne abandonnés, redevenus sauvages, qui grimpent encore et s'entrelacent aux ormeaux. Toute une flore étrange cuirasse les berges, dont les crues ont dû charrier jusqu'ici les graines depuis les sucs d'Auvergne et les pentes du Velay. Le sol sablonneux et léger, vite égoutté, des charmants sentiers méandreux entre les saules, les fermes épanouies sur leur terre-plein fortifié qui défie la crue: il y a partout ici de beaux jardins de fleurs, comme si l'homme s'était trouvé forcé de se piquer au jeu de cette nature aimable: géraniums, dahlias, pétunias, roses trémières, et plus loin, sur leurs billons de sable, le feuillage délicat des asperges prolonge encore jusque dans le potager le jardin d'agrément. Et partout, en rangées, en carrés massifs de loin visibles par-dessus le moutonnement des têtards, la belle voilure frissonnante des peupliers, leur merveilleux flamboiement d'octobre qui fait de toute l'île un paysage de Gauguin, et qui sème à la volée sur les prairies sèches la claire monnaie jaune des petites feuilles en as de carreau. [Lettrines, 2, 206]

La vue de Saint-Florent.

L'image unifiée d'un paysage, du paysage natal par exemple, telle que nous la gardons en nous et la vérifions depuis l'enfance, est faite — au-delà des changements saisonniers qui ne sont pas vraiment saisis comme changements, mais plutôt comme simples attributs de sa substance successivement perçus — d'une combinaison de cycles périodiques aux rythmes très variés. A Saint-Florent par exemple, dans le paysage que depuis toujours j'ai sous les yeux à travers ma fenêtre, ces cycles sont de trente ans environ pour les peupliers, qu'on abat alors, puis qu'on replante, du double, ou davantage, pour les saules, tandis que le rythme de l'extension et du renouvellement des bâtisses, autrefois plus que séculaire, tend aujourd'hui visiblement à s'accélérer. Longtemps, pendant mon enfance, j'ai eu devant les yeux, en face de la maison sur la rive de l'île Batailleuse, une superbe rangée de peupliers déjà mûrs; rien ne me déconcerta davantage que de voir mettre à bas, un beau jour, ces colonnes de mon Parthénon. Depuis, j'ai vu deux cycles complets se succéder dans cet ordre d'architecture — et un ragoût nietzschéen plus corsé venir épicer de façon significative la ritournelle simplette du cycle des saisons. (En lisant en écrivant, Pléiade, 2, 619)

Saint-Florent "banalisé et remis à neuf" a perdu son mystère.

Dans les Mauges, c'est à l'aménagement de la campagne que l'homme a communiqué un style, non aux villages. La sensibilité plus grande que je me suis toujours connue pour les aspects paysagistes, plutôt que pour les aspects monumentaux d'une contrée tient peut-être à ce que je suis né dans un bourg resurgi, banalisé et remis à neuf, des "dommages de guerre" (Napoléon a indemnisé la Vendée, ou du moins commencé à la faire, et il y a connu quelques années de popularité) de l'insurrection vendéenne, tandis que toute la part de mystère, et toute la part d'Histoire, demeurait autour de lui accrochée au vert labyrinthe du Bocage. [Carnets du grand chemin, 986]

Marines

Une femme s'avançant sur une plage.

La plage entièrement déserte de l'heure du dîner, au moment où le crépuscule s'assombrit. Très grande, élancée, très bien faite, les cheveux dénoués, les bras nus, la taille serrée dans une de ces longues jupes de gitane aux bandes biaises qui sont à la mode cette année et qui traînent fastueusement sur le sable, une femme toute seule, faisant jouer avec ostentation ses hanches l'une après l'autre et renversant parfois le visage d'un mouvement voluptueux du cou, s'avance vers la mer à pas très lents, avec la démarche théâtralissime d'une cantatrice qui marche vers la rampe pour l'aria du troisième acte. Il y avait dans ce "jeu du seul" mimé devant l'étendue vide une impudeur tellement déployée qu'elle en devenait envoûtante ; aucun miroir au monde, on le sentait, aucun amant n'eût pu suffire à une telle gloutonnerie narcissique: elle marchait pour la mer. [Lettrines II, 2,367]

Pêcheurs de palourdes autour du Gois.

Pêcheurs de palourdes à marée basse autour du Gois. Le ciel est lourd et fuligineux, la mer couleur de glaise, une brume sale cache l'horizon. Sur les vasières et les gravières, trouées de flaques couleur d'urine, tout un peuple de la boue, armé de pelles et de seaux hygiéniques, patauge à perte de vue dans la brumaille grise à travers ses champs d'épandage, soudain plus fourmillants que des rizières à l'époque du repiquage du riz. L'horizon est noyé, la limite de la terre et de l'eau à peine visible dans le miroitement souillé — le pullulement trempé des insignifiantes silhouettes grises sur les fondrières évoque tout à coup je ne sais quel exode maudit après un déluge — une tribu pourchassée vers les lisières de la mer, tentant d'arracher quelque reste de substance à la vase originelle. [Lettrines II, 2,365]

Regard de peintre sur la mer.

Un fort coup de vent d'ouest a bousculé le beau temps tous ces jours-ci, et la mer, saboulée et secouée sur ses fonds médiocres, presque jusqu'à l'horizon, où persiste une mince bande glauque, est devenue glaiseuse, couleur des flaques qui comblent les fouilles des marnières. Sous un rayon de soleil qui brille ce matin quelques minutes entre deux grains, un jaune argileux la souille tout entière. Rêche, encore furieuse, hérissée de vagues courtes qui la guillochent comme une peinture au couteau, chaque vague beurrée à sa crête d'un rebordé d'écume crémeuse qui semble la bavure d'un excédent de matière, elle paraît moins frôlée par l'aile des vents que plutôt sculptée rudement, en pleine pâte, par le pouce, la lame et le racloir. [Lettrines II, 2,363]

Fin de saison à Sion.

Journées de la fin de saison. Un semis chétif de baigneurs accroché au penchant du sable maigrit et se résorbe de jour en jour au grand soleil. Non pas dispersé le long de la plage, mais regroupé et resserré frileusement devant le dernier carré des tentes, chassé par le vide qui gagne la grève comme par la montée d'un déluge. Le bois de pins, désert, est déjà réoccupé timidement par les bêtes peureuses; en m'y promenant, ce matin, j'observe de menues fouilles tout nouvellement grattées dans le sable et mélangées de crottes fraîches, comme si on avait commencé dans la nuit de creuser des terriers — un écureuil devant moi grimpe à un pin, tenant aux dents, presque aussi grosse que lui, une boule de papier froissé abandonnée par un pique-niqueur. Un soleil plus oblique, un peu pâli, mais plein de bénignité, dore sans plus les chauffer les petites avenues presque vides; un sentiment restitué et presque cristallin de l'espace, dès qu'on sort, emplit les poumons: on dirait que chacun se déplace moins vite et avec moins de bruit, comme s'il marchait sur la pointe des pieds, dans les rues alenties de ce village de nouveau au bois dormant. La population a brusquement vieilli en même temps que ma saison : plus de cris d’enfants, mais çà et là des femmes aux cheveux blancs, figées comme des statues et jusque-là invisibles, que le reflux découvre et qui prennent le soleil, enveloppées de couvertures, sur les perrons et les balcons. Tout semble, maisons et gens, flotter désoccupé dans l’espace agrandi, avec cette allure engourdie et absente des groupes attardés qui regardent un coucher de soleil. [Lettrines II, 2,364]

La pointe du Raz.

Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c'est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n'occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le plongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d'un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore: c'est le royaume de la roche éclatée; la terre à l'instant de s'abîmer dans l'eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil. […] Chaque fois que j'ai revu la pointe, c'était le même temps, la même lumière: jour alcyonien, calme et tiédeur, fête vaporeuse du soleil et de la brume, "brouillard azuré de la mer où blanchit une voile solitaire" comme dans le poème de Lermontov. Chaque fois c'est la terre à l'endroit de finir qui m'a paru irritée, non la mer. Je n'ai vu le Raz que souriant, assiégé par le chant des sirènes, je ne l'ai quitté qu'à regret, en me retournant jusqu'à la fin: il y a un désir puissant, sur cette dernière avancée de la terre, de n'aller plus que là où plonge le soleil. [Lettrines II, 2,272]

Douceur de Roscoff.

Ce qui ne paraît jamais dans Les Amours jaunes de Corbière, que j'aime tant, c'est la douceur particulière à Roscoff; rarement l'heure vide du dîner sur les plages évacuées, alors que le soleil brille encore assez haut dans le ciel, m'a paru aussi délicieuse, aussi intime pour le promeneur attardé, aussi tendre de couleur et de silence, entre le ciel qui jaunit au ras de l'horizon et la couleur déjà bleu ardoise de la mer. Et tendres aussi, au long de ses sentiers, l'herbe et les buissons de mer d'un vert éteint, pelucheux comme la coque de l'amande. J'y marchais le soir au long de l'étroit pré de mer décoloré, entre le vert bleu de la mer, cotonné de blanc à tous les beaux écueils de la côte, et la verdure frisée, ciselée, délicate comme l'acanthe, des champs d'artichauts. Le soir était si calme, dans la fin de saison d'une station alors à peine fréquentée, que j'entendais chaque fois, où que je fusse, sonner l'angelus à la jolie et basse église où la Bretagne, un instant, s'italianise. Je longeais le figuier géant, les épaisses maisons de granit de la place, maisons de notaires, chagrines et cossues, sises entre jardin et mer, dont les vagues, par-derrière, venaient battre à marée haute la porte de service. Je ne passais jamais devant le modeste et attirant laboratoire de biologie marine sans songer avec jalousie que les naturalistes de l'Ecole normale, où j'étais alors, avaient la possibilité de se faire détacher pour une année dans cette grotte bleue; il me semblait qu'affecté là, captif une fois pour toutes de cette mer à sirènes, j'aurais pour toujours planté ma tente entre aquarium et artichauts. [En lisant en écrivant, 2,746]


GRACQ ET LE GRAAL, LE ROI PÊCHEUR

C’est par l’opéra de Wagner que le jeune hypokhâgneux Louis Poirier, en 1929, avait connu la légende de Parsifal. Ce fut pour lui "une source inépuisable d'orgie émotive" [Magazine littéraire, 1981, p. 21]. Ce thème de la quête d’un "Graal"  caché au fond de quelque forêt a marqué toute son oeuvre et l’a toujours poursuivi. Gracq raconte qu’un jour d’août 1973, il avait été invité à assister, en Vendée, au tournage de quelques scènes du film de Robert Bresson Lancelot du Lac.

Quand on se dirigeait vers le Parc Soubise, à travers le lacis des chemins du bocage vendéen, on était guidé de loin en loin, aux carrefours, par une planchette découpée en forme de flèche et fixée aux buissons ; sur ce modeste accessoire de rallye il y avait une inscription qu’on se sentait le besoin, tout de même, de lire deux fois : Le Graal. [2,1164]

En 1948, Gracq fait de la quête du Graal le thème d’une pièce, Le Roi pêcheur, dans laquelle le rôle de Kundry était tenu par Maria Casarès. Le "roi pêcheur" c’est Amfortas, gardien de ce "Graal" que le chevalier Perceval va pouvoir conquérir, simplement en posant une question qui lui a été indiquée dans un rêve. Mais Gracq a proposé une interprétation toute personnelle de ce thème. D'abord — lui qui était incroyant en matière religieuse — il refuse l'interprétation chrétienne qui a été donnée de ce mythe, évidemment d’origine pré-chrétienne : pour lui le Graal est bien autre chose que le vase dans lequel a été recueilli le sang du Christ ; la quête du Graal c’est la préfiguration de la quête surréaliste de ces correspondances secrètes qui établissent l’harmonie du monde ; et la conquête du Graal, c’est la possession définitive de la Vérité.

La conquête du Graal représente une aspiration terrestre et presque nietschéenne à la surhumanité, tellement agressive qu'elle ne s'arrange décidément qu'assez mal d'un enrobement pudique et des plus hasardeux dans un contexte chrétien. […] Ces mythes retrouvent tout à coup une prise sur certains aspects de la modernité. Le compagnonnage de la Table Ronde, la quête passionnée d'un trésor idéal qui, si obstinément qu'il se dérobe, nous est toujours représenté comme à portée de la main, figurent par exemple assez aisément en arrière-plan un répondant pour certains des aspects les plus typiques de phénomènes contemporains, parmi lesquels le surréalisme. […] La hantise quasi hypnotique de la découverte imminente, le détachement qu'elle engendre vis-à-vis de tous les intérêts temporels, le sens fraternel du groupe chez les élus appelés à cette vocation mystique, le goût du compagnonnage vagabond et ouvert, la place d'honneur offerte de préférence au dernier venu, au hors-la-loi, à l'inconnu, à l'être présumé vierge auquel on se plaît à prêter surabondamment d'avance les signes du prédestiné, tout cela faisait de la cour fabuleuse d'Artus, tout à coup, un amplificateur inattendu aux remous attirants et aux tourbillons d'orage qui se manifestaient vers 1922 à la terrasse banale de quelques cafés parisiens. [Avant-propos du Roi Pêcheur, 1,330]

Le Roi Pêcheur est important dans l’œuvre de Gracq pour une autre raison : il illustre un thème pour lui essentiel, la supériorité de l’attente sur l’accomplissement. A la fin du Roi pêcheur, Perceval a pu parvenir tout près du Graal. Mais pourquoi renonce-t-il au Graal, en ne posant pas la question qui lui en assurerait la possession ? Pourquoi, après son entretien avec Amfortas, préfère-t-il ne pas connaître la Vérité et retourner dans le monde de l’Aventure ?

Amfortas — Perceval, si tu le veux, tu seras tout à l’heure roi du Graal.
Perceval — Moi !… Tu te joues de moi, encore.
Amfortas — Non, Perceval… Il est temps que la vérité éclate. Montsalvage et Corbenic ne font qu’un. Tes pressentiments et tes rêves ne t’ont pas trompé. La colombe que je porte est celle de l’Esprit, qui vient visiter les coeurs purs. Le Graal lui-même m’a infligé cette blessure inguérissable, en punition de mon indignité. C’est dans ces murs qu’on le garde. Dans un instant, tu vas le voir…
Perceval — Je le verrai !… Ah ! parle… parle !… Il me semble que la joie vide le sang de mon cœur… Parle-moi du Graal !…
Amfortas — La parole est sans ressource. Il est lumière, musique, parfum et nourriture.… Tu le verras. Tu comprendras. On le portera devant toi, et le moment sera venu de poser la question révélée en rêve… la question qu’on ne doit poser qu’une fois.
Perceval — Et je régnerai par le Graal ?
Amfortas— Oui, tu règneras.
Perceval — J’ai peur de me réveiller d’un rêve.
Amfortas — N’aie pas peur. Tu y entres au contraire, et c’est un rêve dont tu ne te réveilleras plus. Il est bon que tu le regardes en face, de tes yeux d’homme, tant que tu les tiens encore ouverts. Je suis venu pour t’y aider.
Perceval — Que veux-tu dire ?
Amfortas — Que je te cède un trône de péril, un glaive sans pardon, un manteau lourd aux épaules d’un homme.
Perceval — La grâce me sera donnée pour m’en revêtir.
Amfortas — Elle t’inondera, en effet, Perceval. Tu dépouilleras le vieil homme. Tu dépouilleras même l’homme tout court. […] Tu oublieras tout ! Où tu vas il n’est plus de souvenir. […] Tu baigneras dans la certitude. […] Tu n’auras plus d’aventures : il n’en est plus à qui possède tout. […] Tu seras en repos avec toi-même, pour toujours. […] Tu seras seul, à jamais ! Le Graal dévaste !… De toi à eux, il ne restera que l’adoration.
Perceval — Kundry me restera ! Je laverai sa faute. Elle vivra près de moi, sauvée…
Amfortas — Kundry sera morte : tout ce qui est impur se déssèche ou brille le Graal.Perceval — Ainsi, c’est ta dernière ruse ! Avant de me céder la place, tu cherches à me désespérer.
Amfortas— Tu t’en charges toi-même. Là où tu entres finit l’espoir et commence la possession. Tu verras comme elle accable. La terre sera pour toi pleine comme un œuf — chaque chose à sa place — et plus une place à y changer. […]
Perceval — Tu m’as dépouillé une à une de toutes mes joies, tu as tué mes rêves un à un. Réponds-moi. Est-il à ce point terrible de régner sur le Graal ?
Amfortas — Oui, Perceval… Terrible… Il est terrible, pour un homme, que Dieu l’appelle vivant à respirer le même air que lui. […]
Perceval — Tu me perces de mon bonheur comme d’une lance, Amfortas ! […] Sauve-moi ! Guéris-moi ! Fais cesser ce vertige !… Tu portes le Graal à ma bouche comme un calice de fiel…
Amfortas — J’ai retourné toute les cartes Perceval ! […] Je ne puis plus rien pour toi ! 

[Le Roi Pêcheur, 1,390]

Il est évident qu’Amfortas joue égoïstement de la fascination qu’il exerce sur le jeune Perceval pour que celui-ci, effrayé, angoissé, ne pose pas la question libératrice et pour que le château replonge dans son attente interminable. Mais on peut penser aussi que le Perceval de Gracq, éclairé par les propos d’Amfortas, a soudain compris que — comme l’a dit Renan — la Vérité conquise est triste, comme un rêve qui s’éteint lorsqu’il se réalise; elle est triste parce que sa connaissance fait s’évanouir tous les sortilèges nés de l’imagination. Cela rejoint ce que Gracq disait aux auteurs de livres érotiques (Lettrines II, 2,319) à propos de l’amour physique : le désir et l’attente valent mieux que l’accomplissement du désir…


C’EST L’ATTENTE QUI EST MAGNIFIQUE

Cette vérité, Gracq nous dit l’avoir découverte dans son enfance, en jouant au boomerang. Dans les prairies des bords de Loire, il lançait cette "étrange arme courbe", cet objet magique qui aurait dû revenir dans sa main et qui, bien sûr, ne revenait jamais. Mais il comprit vite que son bonheur venait non pas de la réussite du lancer du boomerang, mais des "virtualités secrètes" de l’objet, des rêves qu’il suscitait ; comme il le dit,  "la puissante efficacité de ce jouet résidait dans les songes". Ses rapports secrets avec le boomerang, lui ont révélé une vérité essentielle : la supériorité de l'attente sur l'accomplissement, la supériorité des songes sur le monde réel.

Je désirai un boomerang bien longtemps avant de l'avoir. C'est dans Jules Verne que j'avais dû découvrir cette arme magique. Je rêvais, la nuit, du vol du bâton silencieux, décapitant en tournoyant les oiseaux sur les branches, et revenant se poser dans la main du lanceur. Je me voyais, l'étrange arme courbe à la main, me glissant de nuit à travers la campagne, plus maître du monde que Gygès avec son anneau. […] Quand mon parrain fit un voyage à Paris et me demanda quel cadeau je souhaitais qu'il me rapporte, j'osai parler du boomerang, avec autant de conviction que si j'avais demandé la lune. Quand il revint, j'étais couché, convalescent d'une petite maladie : il retira de derrière son dos un rectangle de carton, et, fixé aux deux bouts par deux cordonnets, j'aperçus ce qui me causa le plus violent saisissement de bonheur de ma vie. J'avais neuf ans. [Comme on peut s’y attendre, l'objet réel refusa de se conformer aux rêves : quand on lançait le boomerang, “il ne revenait pas”. Toutefois, à chaque lancer, le jeune garçon avait l’impression que le miracle pouvait avoir lieu, et ces “virtualités secrètes” suffisaient à son bonheur. Enfin il comprit que “la puissante efficacité de ce jouet résidait dans les songes”.] J'ai revu l'autre jour le boomerang. Il m'a fait signe à la devanture d'une armurerie du boulevard Saint-Germain. Je marchais vite ; au bout d'une cinquantaine de mètres, je fis demi-tour, décidé tout de même à accorder cette récompense posthume à mon enfance, à introniser chez moi, une fois pour toutes, le sortilège fané qui avait tenu tant de place dans ma vie. Puis, arrivé devant la porte, je repartis et je m'éloignai. Il ne faut pas remuer les amours mortes. [Lettrines, 2,192]

Cette vérité, il devait la retrouver exprimée en 1937 par André Breton. Celui-ci, dans L’Amour fou,  insiste sur la richesse particulière des moments qui séparent le désir de sa réalisation. Ce qui est intéressant dans l’aventure des grands navigateurs, dit-il à titre d'exemple, c’est ce qu’ils ont éprouvé entre l’instant où ils apercevaient au loin une nouvelle terre et l’instant où ils mettaient le pied sur cette côte ; le pays rêvé, attendu, valait bien mieux que le pays conquis. Et André Breton continue par un paragraphe qui se révéla essentiel pour Julien Gracq.

C’est à la recréation de cet état particulier de l’esprit que le surréalisme a toujours aspiré, dédaignant en dernière analyse la proie et l’ombre pour ce qui n’est déjà plus l’ombre et n’est pas encore la proie : l’ombre et la proie fondues dans un éclair unique. Aujourd’hui encore, je n’attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d’errer « à la rencontre » de tout, dont je m’assure qu’elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J’aimerais que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique.


LES ROMANS DE GRACQ

Les intrigues des récits de Gracq sont soit très simples et quasi inexistantes, soit curieusement baroques, voire, dans son premier roman, mélodramatiques. C’est le thème de l’attente qui les nourrit presque tous. La littérature romanesque de Gracq est une littérature du dilatoire, où l’intérêt se porte essentiellement vers les préliminaires.

Au château d'Argol.

Deux garçons et une jeune fille se sont isolés dans un château pour un séjour à l'issue duquel la jeune fille, après avoir été violée par les deux garçons, se suicide. Après l’enterrement du corps dans une sorte de cimetière marin, l'un des deux garçons poignarde l'autre dans le dos. Il y avait sans doute un peu trop de mélodrame, dans ce qu’on a appelé un "salmigondis surréaliste", saturé d’impressions frénétiques, rédigé dans une langue elle-même saturée d’adverbes et d’adjectifs. Mais ce premier écrit de Gracq a eu la chance de plaire à André Breton, avec son côté gothique et roman noir, sa teinture de romantisme allemand et l’ombre de Lautréamont… Dans une lettre à Gracq datée du 13 mai 1939, Breton écrit: "J'ai lu d'un seul trait sans pouvoir m'en détacher Au Château d'Argol et votre livre m'a laissé sous l'impression d'une communication d'un ordre absolument essentiel. Il a pour moi tous les caractères d'un événement indéfiniment attendu et, depuis mon premier contact avec lui, je n'ai cessé de lui découvrir des prolongements dans la sphère de mon émotion."

Un château de légende.
Albert passa toute la journée du lendemain dans le cabinet qu’il s’était aménagé dans la plus haute des tours du château, et d’où son œil plongeait sur la forêt. Son esprit était occupé de vagues et indistinctes rêveries : la forêt à la veille de cette visite attendue lui paraissait multiplier ses retraites, faire briller de secrets cheminements ; une présence imminente la pénétrait toute comme une vie légère dont l’étincellement de ses feuilles parut être à Albert le symbolique témoin. Les salles vides du château attendirent que cette présence les peuplât, dans un pesant ensommeillement : le bruit d’un pas sur les dalles, un craquement des panneaux de chêne, le choc d’une abeille contre une vitre retentirent alors jusqu’au fond du cerveau comme un signal longtemps convoité. Il parut bizarrement à Albert que ce château somnolent dût être visité, ou périr, comme un château de légende entraînant sous ses décombres ses énigmatiques serviteurs endormis. [Au château d’Argol, 1,28]

Le bain dans l’océan.
Ils se dévêtirent parmi les tombes. Le soleil jaillit des brumes et éclaira de ses rayons cette scène au moment où Heide, dans sa radieuse nudité, marcha vers la mer d'un pas plus nerveux et plus doux que celui de la cavale des sables. Dans le paysage miroitant que composaient ces longs reflets mouillés, dans l'horizontalité toute puissante de ces bancs de brume, de ces vagues plates et lisses, de ces rayons glissants du soleil, elle surprit l'oeil tout à coup par le miracle de sa verticalité. Sur la grève dévorée du soleil et d'où toute ombre était bannie elle fit courir des reflets sublimes. Il semblait qu'elle marchât sur les eaux. En face d'Herminien et d'Albert, dont l'oeil courut alors longuement sur son dos puissant, lisse et ténébreux, sur la lourde masse de sa chevelure, dont la poitrine se souleva avec la merveilleuse lenteur de ses jambes, elle se découpa juste sur le disque du soleil levant, qui fit ruisseler jusqu'à ses pieds un tapis de feu liquide. Elle éleva ses bras, et soutint sans effort le ciel de ses mains comme une vivante cariatide. Il semblait que le flux de cette grâce prenante et inconnue ne pût se prolonger un instant de plus sans rompre les vaisseaux du coeur à son rythme étouffant. Alors, elle rejeta la tête en arrière, et ses épaules se haussèrent d'un mouvement frêle et doux, et le froid de l'écume qui vola sur sa poitrine et son ventre fit bondir en elle une volupté si insoutenable que ses lèvres se replièrent sur ses dents - et à la surprise des spectateurs jaillirent à l'instant de cette silhouette exaltante les mouvements désordonnés et fragiles d'une femme. Herminien, resté sur le rivage, fixait en lui une orageuse vision. Il revivait cette minute où le soleil sortit des brumes et où ses flèches trop ardentes imprimèrent Heide d'un coup au fond de son coeur - et ses mouvements tragiques quand, la tête rejetée entre les épaules sous une atteinte trop aiguë, s'échappèrent d'elle comme un aveu involontaire les gestes de la possession. Ils chavirèrent alors, ces yeux larges et liquides - elles s'ouvrirent, ces mains dont chaque doigt en se détendant longuement sembla l'abandon pleinement consenti d'une dernière défense - ces dents une à une étincelèrent au soleil dans toute leur insolence - ces lèvres s'ouvrirent comme une plaie enfin impossible à cacher - ce corps entier trembla dans toute sa dense épaisseur et les doigts de ses pieds se redressèrent comme si tous les nerfs de son corps se tendaient alors à se rompre, ainsi que les cordages d'un vaisseau ravagé par un vent inconnu. [Au Château d’Argol, 1,45]

Un Beau ténébreux.

Quatre hommes et deux femmes, dans un hôtel de Bretagne, voient leur séjour perturbé par l'arrivée de deux amants, Dolorès et Allan, celui-ci n’étant venu dans cet hôtel que pour se suicider à une date qu'il a choisie d’avance. On retrouve là l’influence du romantisme allemand, pour lequel Gracq avait une véritable prédilection. Et ce roman fut chaleureusement accueilli par la jeune génération des surréalistes après 1945.

Sitôt passé Kérantec, la route s’élève, par grands lacets, au-dessus du miroir plan de la mer. L’ossature vigoureuse de cette cote mangée de grottes apparaît, avec ses grèves mollement tendues de pointe à pointe comme des hamacs, avec les rides blanches, les festons de ses vagues soudain si lentes et comme engluées sur les fonds transparents. Une très légère gaze embue, assourdit l’atmosphère,— puis ce sont les ajoncs jaunes des premières pentes, et soudain le tunnel d’une forêt feuillue, désertée, au sol rebondissant sous les gouttes. Et toujours ce grand vent qui harasse majestueusement les cimes, ce secret des forêts proches de la mer, accordées à la mer sous les doigts musiciens du vent. Le soir commençait à tomber, et j’aimais cette fuite sous la basse voûte des feuilles, d’où pleuvaient les gouttes, où s’étoilait de soleil le sable doux des bas-côtés, dans une lumière de pierre fine — cette fuite qui donne l’idée si nette d’un voyage sans retour. La traversée d’une forêt, je n’ai jamais pu m’imaginer autrement l’approche d’un pays de légende. [Un beau ténébreux, 1,153]

Le Roi Cophetua.

Le narrateur vient à un rendez-vous qu'un ami lui a donné, à la Toussaint 1917, dans une villa qui paraît d’autant plus étrange qu’elle est plongée dans l'obscurité. Il attend. L'ami ne vient pas. Mais une servante, mystérieuse et taciturne, se donne à lui, avant qu'il ne reparte au matin. L’atmosphère de ce récit, c’est celle d’Edgar Poe ; mais c’est aussi un peu celle du roman de Dominique Aury Histoire d’O : maison au fond d’un parc, soubrette aux longs bas noirs, flambeau, silence, attente, femme hautaine mais serve offerte à un inconnu…. Admiratif, André Pieyre de Mandiargues a écrit : "C'est une histoire de fantômes, ou presque… Rarement, je crois, Julien Gracq a été maître de ses sortilèges avec autant d’aisance et de perfection".

La Route.

Le narrateur se contente de suivre un chemin, une Route (avec majuscule) à travers un pays dévasté et abandonné où errent quelques hommes et femmes aux comportements étranges.  C’est le fragment rescapé d’un roman avorté, que Gracq n’a pas su mener à son terme.

La Presqu'île.

Simon attend une femme qui doit arriver par le train. Pour occuper son temps, il va reconnaître les lieux et l'hôtel où il va l'amener, dans une presqu'île qui ressemble beaucoup à celle de Guérande. Dans ce récit, les paysages importent plus que l’intrigue, qui n’est qu’un aller et retour d’une gare à la mer, depuis le matin jusqu’à la tombée de la nuit, en attendant l’arrivée d’une femme.

Un Balcon en Forêt.

L'aspirant Grange, en octobre 1940, est affecté à la garde d'une maison-forte près de la frontière belge ; sa mission est d’attendre une offensive dont il n’a aucune raison de croire qu’il pourra s’y opposer. Ensorcelé par ce lieu magique, il n'a plus l'énergie nécessaire pour le quitter au moment de l'offensive allemande et il est mortellement blessé. Mêlant ses souvenirs de l’année 1940 dans les Flandres à des impressions recueillies lors d’une journée passée dans les Ardennes en octobre 1955, Gracq a donné avec ce roman une image symbolique de la condition humaine.

Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l'aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait: il s'aperçut qu'il n'y avait plus en vue une seule maison. Le train, qui suivait la rivière lente, s'était enfoncé d'abord entre de médiocres épaulements de collines couverts de fougères et d'ajoncs. Puis, à chaque coude de la rivière, la vallée s'était creusée, pendant que le ferraillement du train dans la solitude rebondissait contre les falaises, et qu'un vent cru, déjà coupant dans la fin d'après-midi d'automne, lui lavait le visage quand il passait la tête par la portière. La voie changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts faits d'une seule travée de poutrages de fer, s'enfonçait par instants dans un bref tunnel à travers le col d'un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la gorge s'était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries. Le train était vide; on eût dit qu'il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants de forêts jaunes qui mordaient de plus en plus haut sur le bleu très pur de l'après-midi d'octobre; le long de la rivière, les arbres dégageaient seulement un étroit ruban de prairie, aussi nette qu'une pelouse anglaise. « C'est un train pour le Domaine d'Arnheim », pensa l'aspirant, grand lecteur d'Edgar Poe, et, allumant une cigarette, il renversa la tête contre le capiton de serge pour suivre du regard très haut au-dessus de lui la crête des falaises chevelues qui se profilaient en gloire contre le soleil bas. Dans les échappées de vue des gorges affluentes, les lointains feuillus se perdaient derrière le bleu cendré de la fumée de cigare; on sentait que la terre ici crêpelait sous cette forêt drue et noueuse aussi naturellement qu'une tête de nègre. Pourtant la laideur ne se laissait pas complètement oublier: de temps en temps le train stoppait dans de lépreuses petites gares, couleur de minerai de fer, qui s'accrochaient en remblai entre la rivière et la falaise: contre le bleu de guerre des vitres déjà délavé, des soldats en kaki somnolaient assis à califourchon sur les chariots de la poste — puis la vallée verte devenait un instant comme teigneuse: on dépassait de lugubres maisons jaunes, taillées dans l'ocre, qui semblaient secouer sur la verdure tout autour la poussière des carrières à plâtre — et, quand l'oeil désenchanté revenait vers la Meuse, il discernait maintenant de place en place les petites casemates toutes fraîches de brique et de béton, d'un travail pauvre, et le long de la berge les réseaux de barbelés où une crue de la rivière avait pendu des fanes d'herbe pourrie: avant même le premier coup de canon, la rouille, les ronces de la guerre, son odeur de terre écorchée, son abandon de terrain vague, déshonoraient déjà ce canton encore intact de la Gaule chevelue. [Un Balcon en forêt, 2,3]

La neige prêtait à cette forêt basse et rustaude de l'Ardenne un charme que n'ont pas même les futaies de montagne, ni les sapinières des Vosges sous leurs chandelles de glace. Sur les ramilles courtes et roides de ses taillis, où le vent n'avait pas de prise, les chenilles blanches s'accrochaient pendant des semaines sans s'écrouler, soudées à l'écorce par de minces berlingots de glace qui étaient les gouttes du dégel reprises toutes vives par le froid des nuits longues: des jours entiers, dans l'air décanté par le gel, le Toit s'encapuchonnait des housses, des paquets légers et lourds, des fils de la Vierge et des longs filigranes blancs d'un matin de givre. Un ciel d'un bleu violent éclatait sur le paysage de fête. L'air était acide et presque tiède; à midi, quand on marchait sur la laie, on entendait de chaque layon, dans les tombées de soleil qui faisaient étinceler la neige, monter le gras bruit d'entrailles du dégel, mais dès que l'horizon de la Meuse rosissait avec la soirée courte, le froid posait de nouveau sur le Toit un suspens magique: la forêt scellée devenait un piège de silence, un jardin d'hiver que ses grilles fermées rendent aux allées et venues de fantômes. Car la neige accrochait des lueurs plus lointaines, et les hauteurs de la Meuse, la nuit, s'animaient; derrière le halo des chantiers de bétonnage, souvent, maintenant, par les nuits claires, les projecteurs de la défense aérienne balayaient jusqu'au-delà de la frontière le ciel de la forêt de leur quadruple barre de lumière, et une phosphorescence courait et s'éteignait au loin sur les plis de la neige entre les troncs charbonnés, pareille à la flambée brusque et molle qui roussit une touffe d'ouate. Ces lueurs boréales, cette gloire de lumière glaciale qui tournait dans la nuit vide et semblait aiguiser le froid dépaysaient le lieu et la saison. Parfois les rayons coulissant devant sa fenêtre sans rideaux éveillaient Grange au milieu de la nuit, comme autrefois le pinceau des phares balayant à cru ses vitres dans cette île bretonne, où il avait dormi si mal; il se levait et s'accoudait à la croisée, et regardait un moment les étranges colonnes de lumière tourner lentement, cauteleusement dans le ciel d'hiver; un souvenir remontait alors à lui du fond de ses lectures d'enfance: celui des géants martiens malades de Wells poussant leur bramement incompréhensible au-dessus des campagnes stupéfiées. [Un Balcon en forêt, 2,57]

Maintenant l'angoisse revenait. Ce n'était plus le chaud, le brutal souffle de bête de la panique qui les avait plaqués tout à l'heure contre le béton du blockhaus. C'était une peur un peu merveilleuse, presque attirante, qui remontait à Grange du fond de l'enfance et des contes: la peur des enfants perdus dans la forêt crépusculaire, écoutant craquer au loin le tronc des chênes sous le talon formidable des bottes de sept lieues. Ils commencèrent à attendre. Une fois qu'on l'avait décelé, le grondement du canon ne se perdait plus de l'oreille, où qu'on allât: il n'y avait plus que lui; toute la vie de ce coin de terre fuyait, on eût dit, s'écoulait vers cette seule zone éveillée. De part et d'autre de la trouée du chemin, les murailles de la forêt cachaient les rares fumées: quand Grange un instant se bouchait les oreilles de ses doigts, l'allée entière n'était qu'une coulée printanière et douce, tiède déjà sous sa brume dorée, qui fuyait merveilleusement vers les lointains bleus. A mesure que le temps passait, Grange sentait grandir en lui un sentiment de sécurité irréelle, né bizarrement de ce pas de géant de la bataille qui les avait enjambés. L'air fraîchissait délicieusement; le poudroiement de la lumière rasante sur la forêt du soir était si riche, si insolite, qu'une envie brusque, irrésistible, lui venait de s'y baigner, de s'y retremper. — Qui m'empêche? se dit-il avec un mouvement de jubilation encore inconnu, très trouble. Les ponts sont coupés. Je suis seul ici. Je fais ce que je veux. Il alluma une cigarette et, les mains dans les poches, il se mit à marcher dans le milieu du chemin. « Ne bougez pas, cria-t-il vers le blockhaus. Je vais voir ». Le canon commençait à tonner moins fort; il y avait maintenant de longues accalmies, pendant lesquelles on entendait reprendre le tapage des corbeaux dans la chênaie. « Peut-être qu'il n'y a plus un seul Français à l'est de la Meuse, songeait-il chemin faisant; qui sait ce qui se passe? Peut-être qu'il n'y a plus rien? » mais à cette idée, qui lui paraissait presque plausible, son coeur battait d'excitation contenue; il sentait son esprit flotter avec légèreté sur les eaux de la catastrophe. « Peut-être qu'il n'y a plus rien? » La terre lui paraissait belle et pure comme après le déluge; deux pies se posèrent ensemble devant lui sur l'accotement, à la manière des bêtes des fables, lissant avec précaution sur l'herbe leur longue queue. « Jusqu'où pourrait-on marcher comme ça? » songea-t-il encore, médusé, et il lui semblait que ses yeux se pressaient contre leurs orbites jusqu'à lui faire mal: il devait y avoir dans le monde des défauts, des veines inconnues, où il suffisait une fois de se glisser.  [Un Balcon en forêt, 2,113]

"Quelle histoire!" pensa-t-il. Il se sentait encore un peu hébété, mais il essayait de rassembler ses idées; il comprenait que la porte claquée sur lui avait tiré un trait, s'était refermée sur un épilogue: sa courte aventure de guerre avait pris fin. Ce qui le frappait, c'était le vide qui s'était fait autour de lui; un vide fantomatique, béant, fade, qui l'aspirait. Il avait renvoyé Mona. Olivon, Hervouët étaient morts. Gourcuff était parti. La guerre glissait très loin, très insignifiante maintenant, mangée déjà par ces ombres terreuses, pesantes, qui revenaient se tapir en rond. Il regardait autour de lui, encore étourdi par le choc de sa blessure, flotter l'eau lourde de la pièce claquemurée qui dormait debout sous la lune, écrasée par le silence de la campagne. "Quel déménagement!" pensa-t-il. Il essayait de se rappeler en plissant le front ce qu'il avait guetté de sa fenêtre tout l'hiver dans le lointain de la route avec cette fièvre, cette curiosité malade. "J'avais peur et envie, se dit-il. J'attendais que quelque chose arrive. J'avais fait de la place pour quelque chose...". Il savait bien que quelque chose était arrivé, mais il lui semblait que ce ne fût pas réellement: la guerre continuait à se cacher derrière ses fantômes, le monde autour de lui à s'évacuer silencieusement. Le souvenir lui revenait maintenant des rondes de nuit dans la forêt, au bord de la frontière muette, d'où il était tant de fois remonté vers ce lit, vers Mona. Rien n'avait pris corps. Le monde restait évasif, gardait le toucher cotonneux, mou, des chambres d'hôtel sous la morne lumière bleue. Allongé sur le lit, dans le noir, au creux de la maison vide, il redevenait le rôdeur aveugle qu'il avait été tout l'hiver; il continuait à glisser sur une lisière crépusculaire, indécise, comme on marche au bord d'une plage, la nuit. "Mais maintenant je touche le fond, se dit-il avec une espèce de sécurité. Il n'y a rien à attendre de plus. Rien d'autre. Je suis revenu". [Un Balcon en forêt, 2,135]

Le Rivage des Syrtes.

Aldo a reçu une mission d'observation dans la seigneurie imaginaire d'Orsenna, laquelle, depuis trois siècles, vit dans une attente immobile, tacitement d’accord avec le pays voisin pour éviter tout acte d'agression. Mais Aldo, en s'approchant des côtes adverses, va réveiller une guerre qui, en fait, était secrètement désirée par tous. Ce roman, tout nourri, tout gorgé d’œuvres du passé, reste très actuel, dans la mesure où il esquisse une vision inquiétante d’un présent qui perd peu à peu son sens et d’un avenir énigmatique où l’individu se révèle impuissant devant des forces qui le dépassent. (l’œuvre a été transposée en opéra par Luciano Chailly à Monte-Carlo en 1959).

[Dans la chambre des cartes], je m'asseyais, toujours un peu troublé par cette estrade qui semblait appeler un auditoire, mais bientôt enchaîné là comme par un charme. Devant moi s'étendaient en nappe blanche les terres stériles des Syrtes, piquées des mouchetures de leurs rares fermes isolées, bordées de la délicate guipure des flèches des lagunes. Parallèlement à la côte courait à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire: la limite de la zone des patrouilles. Plus loin encore, une ligne continue d'un rouge vif: c'était celle qu'on avait depuis longtemps acceptée d'un accord tacite pour ligne frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût. Orsenna et le monde habitable finissaient à cette frontière d'alarme, plus aiguillonnante encore pour mon imagination de tout ce que son tracé comportait de curieusement abstrait; à laisser glisser tant de fois mes yeux dans une espèce de conviction totale au long de ce fil rouge, comme un oiseau que stupéfie une ligne tracée devant lui sur le sol, il avait fini par s'imprégner pour moi d'un caractère de réalité bizarre: sans que je voulusse me l'avouer, j'étais prêt à douer de prodiges concrets ce passage périlleux, à m'imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge. Très au-delà, prodigieux d'éloignement derrière cet interdit magique, s'étendaient les espaces inconnus du Farghestan, serrés comme une terre sainte à l'ombre du volcan Tängri, ses ports de Rhages et de Trangées, et sa ceinture de villes dont les syllabes obsédantes nouaient en guirlandes leurs anneaux à travers ma mémoire: Gerrha, Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta. Debout, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte, je demeurais là parfois des heures, englué dans une immobilité hypnotique d'où ne me tirait pas même le fourmillement de mes paumes. Un bruissement léger semblait s'élever de cette carte, peupler la chambre close et son silence d'embuscade. Un craquement de la boiserie parfois me faisait lever les yeux, mal à l'aise, fouillant l'ombre comme un avare qui visite de nuit son trésor et sent sous sa main le grouillement et l'éclat faible des gemmes dans l'obscurité, comme si j'avais guetté malgré moi, dans le silence de cloître, quelque chose de mystérieusement éveillé. La tête vide, je sentais l'obscurité autour de moi filtrer dans la pièce, la plomber de cette pesanteur consentante d'une tête qui chavire dans le sommeil et d'un navire qui s'enfonce; je sombrais avec elle, debout, comme une épave gorgée du silence des eaux profondes. [Le Rivage des Syrtes, 1,577]

Gauchement, sentant en nous s'engloutir les secondes et le temps se précipiter sur une pente irrémédiable, nous souriions tous deux aux anges d'un air hébété, les yeux clignant dans le jour qui montait devant nous de la mer. Le bateau filait bon train sur une mer apaisée. La brume s'enlevait en flocons et promettait une journée de beau temps. Il me semblait que nous venions de pousser une de ces portes qu'on franchit en rêve. Le sentiment suffocant d'une allégresse perdue depuis l'enfance s'emparait de moi; l'horizon, devant nous, se déchirait en gloire; comme pris dans le fil d'un fleuve sans bords, il me semblait que maintenant 10 tout entier j'étais remis - une liberté, une simplicité miraculeuse lavaient le monde; je voyais le matin naître pour la première fois. - J'étais sûr que tu allais faire une bêtise, dit Fabrizio en fermant sa main sur mon épaule quand -les minutes s'abîmant après les minutes comme les brasses d'une sonde - il n'y eut plus de doute que la Chose maintenant avait eu lieu... A Dieu vat! ajouta-t-il avec une espèce d'enthousiasme. Je n'aurais pas voulu manquer ça. Les heures de la matinée passèrent vite. Vers dix heures, la tête ensommeillée de Beppo pointa nonchalamment du panneau d'avant. Son regard ahuri parcourut longuement l'horizon vide, puis s'arrêta sur o nous avec une expression enfantine de désarroi et de curiosité chagrine, et il me sembla qu'il allait parler, mais la tête eut soudain le rencoignement nocturne d'une bête de terrier éblouie par le jour et la nouvelle coula silencieusement dans les profondeurs. Fabrizio se replongea d'un air absorbé dans la lecture des cartes. La passerelle ensommeillée se réchauffait doucement dans le soleil. Une douzaine de têtes silencieuses ourlaient maintenant le panneau d'avant, les yeux écarquillés sur leur vision, dans une immobilité intense. Les calculs de Fabrizio rejoignaient les miens: si le Redoutable soutenait son allure, nous devions être en vue du Tängri aux dernières heures de la soirée. L'excitation de Fabrizio croissait de minute en minute. Les ordres pleuvaient. Il hissa une vigie dans le mât d'avant. Sa lorgnette ne quittait plus le bord de l'horizon. [...] Nous passâmes l'après-midi dans une espèce de demi-folie. La fébrilité anormale de Fabrizio était celle d'un Robinson dans son île démarrée, à la tête soudain d'une poignée de Vendredis. Marino, l'Amirauté, reculaient dans les brumes. Pour un peu, il eût hissé le drapeau noir; ses galopades à travers le navire, les hennissements de sa voix jubilante qui à chaque instant balayaient le pont étaient ceux d'un jeune poulain qui s'ébroue dans un pré. Tout l'équipage, à cette voix, manceuvrait avec une ~ célérité bizarre et presque inquiétante: du pont à la mâture se répondait en chceur la vibration de voix fortes et allègres, et fusaient des encouragements malicieux et des cris de bonne humeur; il se faisait par tout le navire, chargé d'électricité, un crépitement d'énergie anarchique qui tenait de la mutinerie de pénitencier et de la manceuvre d'abordage, et ce pétillement montait à la tête comme celui d'un vin, faisait voler notre sillage sur les vagues, vibrer le navire jusqu'à la quille d'une jubilation sans contenu. Un chaudron bouillonnait soudain au-dessous de moi, sans qu'on eût eu besoin de le prévenir qu'on venait de soulever le couvercle. Mais cette animation fiévreuse ne passait pas jusqu'à moi, ou plutôt ~ elle bourdonnait à distance, comme une rumeur orageuse au-dessus de laquelle je me sentais flotter très haut, dans une extase calme. Il me semblait que soudain le pouvoir m'eût été donné de passer outre, de me glisser dans un monde rechargé d'ivresse et de tremblement. Ce monde était le même, et cette plaine d'eaux désertes où le regard se perdait la plus désespérément semblable qui fût partout à elle-même. Mais maintenant une grâce silencieuse resplendissait sur lui. [Le Rivage des Syrtes, 1,733]

La nuit était claire et sonore quand je sortis du palais désert. Une lueur froide et minérale décapait les contours des arêtes de pierre dure, projetait sur le sol en treillis d'encre les ferronneries compliquées des vieux puits qui s'ouvrent encore au ras du sol sur les placettes de la ville haute. Dans le silence de la nuit, au-delà des murs nus, des bruits légers montaient par intervalles de la ville basse, bruit de l'eau qui coule, roulement attardé d'une voiture lointaine — distincts et pourtant intriguants comme les soupirs et les mouvements d'un sommeil agité, ou les craquements inégaux des déserts de rochers que le froid de la nuit contracte; mais dans ces hauts quartiers nourris d'altitude et de sécheresse, les pans durement coupés de la lumière bleuâtre et laiteuse collaient à la pierre comme une peinture et n'avaient pas un cillement. Je marchais le coeur battant, la gorge sèche, et si parfait autour de moi était le silence de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, si intriguants mes pas qui semblaient poser imperceptiblement au-dessus du sol de la rue, je croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière égarantes d'un théâtre vide — mais un écho dur éclairait longuement mon chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté. [Le Rivage des Syrtes, 1,839]


PASSAGE DU RÉEL AU SURRÉEL

Les romans de Gracq sont des romans  de l’attente : il ne se passe rien, mais le héros pressent qu’il va se passer quelque chose et il est plongé dans une attente qui se transforme en rêverie indécise. Il arrive dans un lieu dans lequel il pressent que des révélations vont lui être faites, que son destin va s’y jouer. Alors il attend, il guette. Il sait que quelque chose va arriver, qu’il va assister à un événement, ou plutôt à un avènement, car cette expérience est d’ordre mystique. L’aventure qu’il vit est en fait une épreuve, cette épreuve qui précède toute initiation.

Quatre metteurs en scène ont essayé de transposer au cinéma des romans de Gracq : Un beaux ténébreux par Jean-Christophe Averty en 1971, Le roi Cophetua, sous le titre de Rendez-vous à Braye, par André Delvaux la même année 1971, Un Balcon en forêt par Michel Mitrani en 1978, La Presqu'île par Georges Luneau en 1984.  La comparaison entre les textes de Gracq et les films est éclairante ; elle montre que ce qui est essentiel dans les romans de Gracq, c’est ce que le cinéma ne parvient pas vraiment à rendre : le passage insensible du réel au surréel, ce que Nerval appelait l’"épanchement du songe dans la vie réelle". "Quand il n’est pas songe, le roman est mensonge", disait Gracq.

Les romans de Gracq nous installent d’abord dans un cadre réel (un fortin, un hôtel, un château, une villa de la banlieue parisienne…) ; mais la réalité peu à peu s'estompe pour laisser place à un univers étrange, peut-être inquiétant, à coup sûr ensorcelant, propice à une rêverie qui peut se révéler maléfique. Ces lieux deviennent magiques, oniriques, comme la vieille forêt de Brocéliande ; ils retiennent les hommes par une sorte de magnétisme qui les envoûte et qui les transforme.

Dès son premier roman, Au château d'Argol, Gracq avait réussi cela : rendre le fantastique immanent, prêt à surgir à tout moment au gré d'une sensation ou d'un pressentiment.

Alors l’averse déchaîna les fraîcheurs glaciales de son déluge, comme la volée brutale d’une poignée de cailloux, et la forêt répondit de tout le rebondissement métallique de ses feuilles. Les rocs nus brillèrent comme de dangereuses cuirasses ; la gloire liquide et jaunâtre d'un brouillard humide couronna un instant la tête de chaque arbre de la forêt — un instant une bande jaune et lumineuse, merveilleusement translucide, brilla sur l'horizon où chaque arbre découpa en une seconde ses moindres branches, fit luire les pierres brillantes d'eau du parapet, la blonde chevelure d'Albert trempée de pluie, le brouillard liquide et froid qui roulait sur la cime des arbres d'un rayon doré, glacial et presque inhumain —, puis s'éteignit, et la nuit tomba comme un coup de hache. (1,18)

Autre exemple d’un passage progressif, à peine sensible, du monde réel au monde de la féerie. Il s’agit d’un extrait de La Route : le narrateur suit un chemin très banal, mais cette Route, en entrant dans la forêt, l’introduit insensiblement dans le monde des fées et des sortilèges.

Mais surtout me plaisait ce chemin perdu quand, des jours entiers parfois, il s'engageait dans les forêts. Le pavé depuis longtemps avait disparu ici sous un humus de feuilles jaunies, un terreau noir et fin où le pied s'enfonçait sans aucun bruit. Le pas des chevaux sous les voûtes vertes s'étouffait aussi soudainement qu'on passait du soleil à l'ombre; nous nous glissions en file indienne dans le brusque silence, sous la pluie fraîche et lente des sous-bois mouillés. Cette voie forestière perdue, sous son gazon fin parfois rougi de fraises, avec ses passées de bêtes, ses flaques d'eau noire, son odeur de mousse humide et de champignon frais, paraissait si abandonnée, si entièrement reprise par la sauvagerie des bois qu'on luttait difficilement contre l'impression qu'elle allait d'un instant à l'autre finir là en impasse, que les arbres allaient se refermer sur sa fente étroite, mais la digue de pierre, le mur invisible que le chemin enfonçait sous lui dans le sol, avait contenu obstinément l'assaut de la forêt, et la Route indéfiniment s'enfonçait, amicale et vaguement fée, filtrant à travers le sous-bois sa lumière calme et rassurante d'éclaircie, pas à pas écartant devant nous comme une main le rideau des branches. [2,408]

Pendant ce qu’on a appelé la “drôle de guerre”, l'aspirant Grange, préposé à la garde d’une maison-forte, est ensorcelé par la forêt dans laquelle il n'a rien d'autre à faire qu'attendre.

Jamais Grange n’avait eu comme ce soir le sentiment d’habiter une forêt perdue : toute l’immensité de l’Ardenne respirait dans cette clairière de fantômes, comme le cœur d’une forêt magique palpite autour de sa fontaine. Ce vide de la forêt, cette garde sommeillante le troublaient. […] Dans cette obscurité pleine de pressentiments, les raisons d’être avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici — nous rêvons tous — mais de quoi ? Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine ; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille : il ne restait qu’une attente pure, aveugle, où la nuit d’étoiles, les bois perdus, l’énorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière l’horizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues, derrière la dune, donne soudain l’envie d’être nu. [Un Balcon en forêt, 2,86]

La transformation d’une réalité banale en monde onirique est proposée dans Le Roi Cophetua (le titre de ce récit est inspiré par un tableau du peintre anglais sir Edward Burne-Jones, Le roi Cophetua et la servante). Au cours de son attente dans une banale villa de la banlieue parisienne, plongée peu à peu dans l’obscurité, le narrateur ressent des impressions étranges. C’est alors que la réalité banale se transforme en monde onirique et que sort de l’ombre une mystérieuse jeune femme (incarnée, dans le film d’André Delvaux, par la belle Anna Karina).

Onze heures sonnèrent, et presque aussitôt le reflet de la lumière se mit à bouger au plafond du couloir. De nouveau, je me levai de mon fauteuil d'un bond. Je n'imaginais plus rien : les nerfs tendus, je regardais sur le plafond du couloir bouger cette lueur qui marchait vers moi. Je n'attendais rien : la gorge serrée, je n'étais plus qu'attente ; rien qu'un homme dans une cellule noire qui entend un pas résonner derrière sa porte. La lueur hésita, s'arrêta une seconde sur le seuil, où le battant de la porte ouverte me la cachait encore ; puis la silhouette entra de profil et fit deux pas sans se tourner vers moi, le bras de nouveau élevant le flambeau devant elle sans aucun bruit. J'ai rarement — je n'ai peut-être jamais, même dans l'amour — attendu avec une impatience et une incertitude aussi intenses — le coeur battant, la gorge nouée — quelqu'un qui pourtant, ici, ne pouvait être pour moi qu'“une femme”, — c'est-à-dire une question, une énigme pure. Une femme dont je ne savais rien, ni le nom, ni approximativement qui elle pouvait être — ni même le visage qui ne s'était jamais laissé apercevoir qu'à la dérobée, et qui conservait toute l'indécision du profil perdu — rien d'autre que cette houle silencieuse et crêtée qui glissait et envahissait par instants les pièces et les couloirs ; entre mille autres, il me semblait que je l'aurais reconnue à la manière dont, seulement au long de sa marche, ondulait sur le mur la lumière des bougies, comme si elle eût été portée sur un flot. Mais même en cet instant d'attente et de tension pure, où je ne m'appartenais plus qu'à peine, je fus frappé de tout ce que cette silhouette, qui n'avait bougé pour moi que sur un fond constamment obscur, conservait encore d'extraordinairement indistinct. [Le Roi Cophetua, 2,516]

Les récits de Gracq s’arrêtent avant que le rêve laisse à nouveau sa place à la réalité. Ce que redoute le héros, après avoir eu la chance de pénétrer dans le monde merveilleux du songe, c’est la retombée dans le réel. A la fin du Roi Cophetua, le narrateur, après avoir connu une nuit magique, plus rêvée que vécue, en compagnie de la mystérieuse "servante-maîtresse", se réveille, seul dans le lit : le soleil inonde la chambre et un très prosaïque bruit de vaisselle monte de l’arrière de la maison. Il ne lui reste plus qu’à fuir pour éviter l’irréparable fin du rêve.

J’imaginai brusquement qu’elle allait venir — irréparablement cette fois — le tablier noué à la ceinture, le bonnet blanc serré sur les cheveux sages, les deux bras ouverts sur le plateau du déjeuner matinal. Je m’habillai dans une hâte panique, je dévalai l’escalier, et je m’engageai dans la cour. Dès que mon pas commença à faire crier le gravier, le bruit de vaisselle s’arrêta net, mais je ne me retournai pas. […] Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait après elle je ne sais quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer. [Le Roi Cophetua, 2,522]

Accomplissement final.

L’aventure que vivent les personnages de Gracq est en fait une épreuve, cette épreuve qui précède toute initiation. L’aboutissement, pour le personnage, ce sera la révélation de ce qu’il est vraiment, la connaissance de lui-même ; et aussi, pour l’aspirant Grange par exemple, l’accomplissement de son destin. Le récit est celui d’une attente, mais, à la fin, l’attente se dissout dans un accomplissement, pressenti, secrètement espéré, un accomplissement qui est délivrance, mise en ordre et purification. Ainsi, à la Fin du Beau Ténébreux, le moment où Allan, le "beau ténébreux", va boire le poison en présence de Christel.

De sa main, il imposait silence, cernant, caressant de sa voix étrange une certitude mystérieuse — une fois de plus grandissant, s’adossant, se fondant dans cette nuit complice.
— Je vous perds, mais je serai en vous pour toujours.
— Croyez-vous donc que je puisse encore vivre, quand vous serez mort ?
— Si. La main qui fait la blessure peut aussi la fermer. Il y a un grand pouvoir dans le scandale, quand il cesse. Il y a toujours une grande vertu dans l’accomplissement. De moins cela aura été, et il ne restera plus rien à dire. Dans ce qui se fait, il y a une force suprême de purification. Vous verrez comme vous serez délivrée, aérée — comme tout sera en ordre. […]
Une dernière tempête s’élevait dans l’esprit d’Allan : tordue par une main frénétique, sa pensée faisait le tour des possibles ; au-delà maintenant du vivable cherchait de quoi faire brûler comme une torche, exploser, ses dernières, ces suprêmes minutes.
Brusquement il marcha vers la table.
— Regardez !
Elle tressaillit à cette voix nue. Au milieu de la tache éblouissante de lune, avec une gravité prenante, il élevait dans ses doigts le verre empoisonné. Elle s’approcha lentement, fascinée, les yeux fixes. Des secondes passèrent. La main de Christel, son bras se mirent à trembler d’un tremblement convulsif, autonome. Il devina qu’elle luttait contre une tentation démesurée. Dans ses yeux sauta une lueur folle — un éclair de triomphe, une jalousie aiguë.
Il reposa le verre loin d’elle.
— Maintenant, vous voyez ce que vous n’avez jamais cessé de regarder.
[Un Beau ténébreux, 1,262]


GRACQ GUETTEUR DÉSENCHANTÉ

Dès le début des romans de Gracq, le personnage pressent que des révélations vont lui être faites, que son destin va se jouer, qu’il va assister à un événement — ou disons plutôt à un avènement, car cette expérience est d’ordre mystique. Alors il attend et, tous les sens en éveil, il guette. Cette attitude de guetteur a été un peu celle de Gracq lui-même.

En effet son tempérament le portait moins à s’engager dans les remous de son temps qu’à observer, à épier les évolutions du monde. C’est en cela qu’il a été lui aussi un "guetteur". Selon lui, l’écrivain — bien que plongé inévitablement dans les vicissitudes de son époque — doit se protéger dans une "bulle", un peu comme le capitaine Nemo derrière la vitre de son Nautilus.

Une des particularités de l’écrivain me semble être — s’il n’est pas un polygraphe plus ou moins assujetti à la commande des éditeurs — qu’il secrète de bonne heure autour de lui une bulle liée à ses goûts, à sa culture, à son climat intérieur, à ses lectures et rêveries familières, et qui promène partout avec lui, autour de lui, une pièce à vivre, un « intérieur » façonné à sa mesure souvent dès la vingtième année, où il a ses repères, ses idoles familières, ses dieux du foyer, où son for intérieur se sent protégé contre les intempéries et à l’aise. Sans l’existence de cette bulle protectrice, deux choses demeurent mal explicables. D’abord que l’œuvre d’un écrivain reste dans son ensemble cohérente et articulée au milieu d’un monde déchaîné — le XXe siècle pour ma génération — qui n’a souvent été que catastrophes, renversements brutaux, guerres d’extermination et mutation accélérée de toutes ses structures sociales comme de son environnement technique. Et, sans cette « bulle » il est difficile aussi de comprendre une certaine indifférence de l’écrivain aux vicissitudes de la vie littéraire à laquelle il se trouve mêlé. Il n’est en général ni un grand découvreur de talents nouveaux, ni un lecteur boulimique de ses contemporains. Il se nourrit de son temps, mais il se protège aussi de ses agressions. Il nous semble, à distance, avoir traversé son époque comme le capitaine Nemo dans Jules Verne traverse les océans, passionné par le spectacle, mais toujours derrière la vitre à l’abri de laquelle il a son orgue et sa bibliothèque, et qu’il ne quitte que pour de brèves incursions et descentes dans les abîmes extérieurs. La cohésion de l’œuvre de l’écrivain est à ce prix ; vers la fin de sa vie sa dominante, en fait de lecture, devient souvent la relecture — signature ultime d’une vie intérieure toujours sur la défensive, qui s’est arc-boutée contre les événements qui le menaçaient dans sa continuité organique, tout autant qu’elle en a nourri, une fois filtrés, sa substance littéraire. [Magazine littéraire,465, juin 2007, 31]

Que voyait donc Julien Gracq dans sa bulle, derrière sa vitre ? À mesure que s’avançait le siècle, il voyait se mettre en place un monde nouveau, qui, comparé au monde de son enfance, lui apparaissait surtout comme un terrible appauvrissement. Et cet appauvrissement apparaissait encore mieux si on comparaît à l’époque médiévale ce XXe siècle caractérisé par la fin des aventures et le rétrécissement du domaine du rêve. Il n’avait guère envie de voyager parce que les voyages, au XXe siècle, n’étaient plus une aventure. Et il s’étonnait que certains rêves fabuleux aient été réalisés sans que cela produise chez ses contemporains autre chose qu’indifférence ou lassitude.

[Il faut] tenir compte du changement de signe qu’a subi à l’époque moderne la notion de l’aventure. Ce qui, pour le Moyen Age, était source d’enthousiasme, c’était le triomphe imaginaire remporté sur les impossibilités matérielles, alors toutes puissantes : c’était l’attirail des tapis et des chevaux volants, des fées, des géants, des enchanteurs, des armes magiques. Ce monde de la chance exorbitante qu’était le monde des premiers âges s’est brusquement coagulé sous nos yeux. Les impossibilités matérielles ont reculé d’un coup au delà de toute limite, laissant aujourd’hui, même aux triomphes techniques les plus bouleversants, on ne sait quel arrière goût de “déjà vu” fastidieux. En même temps le monde social, où s’ouvraient autrefois des chances véritablement fabuleuses (devenir prince, devenir roi), s’est sclérosé brusquement sous le poids étouffant de l’universel enregistrement de la police, des lois, des archives, du mécanisme d’une réglementation envahissante qui déprécie tous les possibles à mesure qu’elle les multiplie banalement. Notre conception de l’aventure a dû en conséquence changer entièrement de sens. Avec l’achèvement de l’exploration de la planète s’est terminée l’ère de l’aventure diffuse et vaguante : celle des romans de la Table Ronde comme celle de Robinson Crusoé. [André Breton, 1,454]


GRACQ OBSERVATEUR IRONIQUE DE LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE

Dans le domaine littéraire, Gracq a été surtout un observateur ironique de tout ce qui se présentait comme des "nouveautés".
— C'est ainsi qu'il couvrit de sarcasmes le "Nouveau Roman" des années 50, producteur, selon lui, de "romans en zinc, qui semblent voués à je ne sais quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre". [1,859]
— C'est ainsi qu'il n'adhéra jamais aux méthodes de la "Nouvelle Critique", à propos de laquelle il écrit : "Psychanalyse littéraire", "critique thématique", "métaphores obsédantes", etc. Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu'ils aient disposé votre oeuvre en forme de serrure ?" [2,161]
— Enfin il a eu plus que des réticences devant le théâtre contemporain :  "Si je ne vais presque plus au théâtre, c’est à cause de la médiocrité relative de la production contemporaine — à quelques exceptions près — et surtout à cause de l’impérialisme arbitraire, et parfois presque délirant, des metteurs en scène, impérialisme qui semble ne rencontrer aucune résistance ni du côté des auteurs, ni de celui du public, mais qui m’a obligé plus d’une fois à quitter la salle vers le premier entracte." [2,1245]

En 1960, Gracq se rendit à l’Ecole Normale Supérieure (dont il était ancien élève) pour établir, dans une conférence, un constat assez sévère sur la littérature de ce milieu de siècle, qu'il accusait d'avoir contribué au mal-être des hommes d'aujourd'hui :
— D'une part la littérature du XXe siècle a été obsédée par le souci de la technique, au point que la voix de l'écrivain disparaissait derrière la mise en évidence du procédé de fabrication.
— D'autre part, elle a été animée par le désir toujours déçu d'atteindre un idéal de pureté (comme, au siècle précédent, Mallarmé pour la poésie), au point de se construire uniquement sur des refus; par exemple, dans le roman, refus de l'intrigue, refus du personnage, refus de la présence de l'auteur dans l'oeuvre (de même que les peintres supprimaient de leurs tableaux la profondeur, le modelé, le volume).
— Cette littérature a été trop longtemps marquée par Sartre qui a été un homme qui disait non à tout, qui exprimait un ressentiment total contre tout, qui appelait à une révolte systématique.
— Le XXe siècle a produit des romans étouffants, d'où l'air libre et le monde extérieur sont exclus; il a produit des romans pleins d'une humanité aigre et exaspérée, des romans qui excluent délibérément le mariage du monde et de la "plante humaine".

Il n’y a pas de place pour cette plante humaine dans la littérature de notre temps. Le monde n’a jamais pu nous être aussi inamical, aussi fermé, aussi irréductiblement étranger qu’on le dit. Une page de Tolstoï nous rend à elle seule le sentiment perdu d'une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité et par laquelle — davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée — nous communiquons entre nous. [1,879]


PESSIMISME OU LUEURS D’ESPOIR ?

Gracq a choisi comme titre, pour cette conférence de 1960, "Pourquoi la littérature respire mal ?", car il voulait dire que l’homme lui paraissait menacé d’une sorte d’étouffement. Et le surréalisme pouvait être un antidote possible à cet étouffement qui nous guette.

Un mouvement pour moi garde toujours une valeur exemplaire, c’est le surréalisme. A travers mille contradictions — qui, après tout, n’étaient que celles de la vie — il a eu cette vertu essentielle de revendiquer à tout instant l’expression de la totalité de l’homme, qui est refus et acceptations mêlés, séparation constante et aussi constante réintégration — et il a su se maintenir au cœur de cette contradiction non pas, comme l’a tenté Camus, par les voies conciliatrices et un peu molles d’une sagesse modérée, mais plutôt en maintenant à leur point extrême de tension les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement et la fureur. [Du moins est-il souhaitable de] restituer à l’homme, tel que notre littérature, l’exprime ceci d’essentiel qu’aujourd’hui elle oublie et qui est, je crois bien, sa respiration. [Préférences, 1,880]

Et puis Gracq s’inquiétait de voir passer sur les rayons des libraires des ouvrages éphémères, venus de nulle part, produits par des auteurs qui n’avaient pas d’autre culture que l’actualité du monde, cette culture qu’il appelle "horizontale", par opposition à la culture "verticale" de ceux dont les œuvres poussent sur le "terreau" des œuvres du passé. En effet, pour lui, une œuvre littéraire véritable est forcément nourrie de références aux œuvres du passé ; elle est comme un palimpseste puisque, derrière le texte, on perçoit la présence de la matière littéraire accumulée depuis l’Antiquité.

Tout livre se nourrit non seulement des matériaux que lui fournit la vie, mais aussi, et peut-être surtout, de l’épais terreau de la littérature qui l’a précédé. Tout livre pousse sur d’autres livres ; et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite, non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui. [1,864]

Alors, effectivement, que ses propres œuvres trouvent leur nourriture dans le terreau des œuvres antérieures, Gracq voyait apparaître une catégorie de lecteurs incapables de déceler, dans un livre, les allusions, les références implicites aux œuvres classiques, aux écritures saintes, etc. D’où ses doutes sur l’avenir du livre, doutes qu’il exprima par exemple lors d’un entretien publié en 2007 dans le Magazine littéraire.

Je pense que la postérité est, pour un écrivain contemporain, devenue une notion totalement évasive. Nul ne sait ce que sera, ou pourra être la littérature ou ce qui en tiendra lieu — disons en 2050 — dans sa forme, ni même dans la langue qu'elle parlera. En revanche il est probable que son mode d'insertion dans la vie courante aura changé du tout au tout, la quantité énorme des informations instantanément disponibles refoulant impitoyablement, ne serait-ce que de sa masse opaque, le « fond classique » qui faisait, pour un écolier du XVIIe siècle, de la littérature un âge d'or dégusté en conserve, plutôt que la séduction immédiate d'un produit du ”rayon frais”. Il faudra évacuer, d'urgence : les déchetteries littéraires ne chômeront pas. Je comprends très bien aujourd'hui la hâte anxieuse d'un jeune écrivain à figurer dans la mercuriale des « meilleures ventes » de la semaine et dans le cursus honorum des prix littéraires : il sait que le temps perdu ne se rattrapera pas, la durée moyenne d'un ouvrage de lettres évoluant en raison inverse de la durée de la vie humaine. [ML,465,33]

En 2007, Gracq, très âgé, ne cachait pas son pessimisme et son désabusement. Pour trouver sous sa plume des formules moins sombres sur l’avenir de la littérature, il faut remonter à la conférence de 1960 devant les normaliens de la rue d’Ulm. Gracq, au-delà de toutes ses critiques, de toutes ses récriminations, y ouvrait des perspectives ; il y exprimait certes une nostalgie, mais aussi une confiance dans la vie et un optimisme qui, en dépit de certaines apparences, ont toujours été présents chez lui.

Les temps que nous vivons — trop chargés des tensions et des angoisses qui pèsent sur l'homme, exagérément sensibles au tragique d'un monde social lancé comme une locomotive folle dans cette bataille d'hommes que dénonçait Rimbaud — nous donnent plus d'une fois la nostalgie de cet âge d'or qu'a été le romantisme allemand, monde de Novalis ou de Nerval, non point, certes, coupé du tragique, mais où du moins l'homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain. Il est temps de repenser à ces noces rompues. Ces immenses réserves de calme d'où monte le sentiment aveugle, débordant, du consentement confiant et de l'accord, d'où jaillit vraiment la mélodie de la vie, et qui sourdent pour moi inépuisablement de l'oeuvre de Novalis ou de Höderlin, comme aujourd'hui de l'oeuvre de Jünger, rien de ce qui peut nous en rouvrir l'accès ne devrait être négligé dans le monde surchargé de tragique un peu trop consenti où nous vivons. [Préférences, 1,879]


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