THÉOPHILE GAUTIER
OU LA CONSOLATION PAR LES ARTS
L’image que nous avons de Gautier est d’abord celle d’un écrivain très parisien. Et pourtant le hasard l’a fait naître dans les Pyrénées, à Tarbes. Mais il a quitté sa ville natale très tôt, à l’âge de trois ans. Ce qui n’a pas empêché les Tarbais — dès que Gautier est devenu célèbre — de le présenter comme une illustration de leur cité. Et Gautier lui-même en a fait l’expérience — et s’en est amusé — un jour de 1859 où il est allé à Tarbes en pèlerinage :
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THÉOPHILE GAUTIER DANS LA SOCIÉTÉ DU XIXe SIÈCLE
Dans une des nouvelles de son recueil Les Jeunes-France, Gautier a inventé un étrange personnage, qu’il appelle Élias Wildmanstatius. Ce Wildmanstatius était un garçon qui s’était trompé d’époque : alors qu’il était évidemment fait pour vivre au Moyen Age, il s’était retrouvé, pour son malheur, au XIXe siècle. Eh bien, il semble qu’il en ait été de même pour Gautier : s’il avait été libre de choisir, il aurait sans doute hésité entre naître dans l’Orient ancien, pour l’éclat de sa civilisation, ou bien dans le monde antique, parce que celui-ci ignorait le péché, ou bien dans l’époque Louis XIII, pour ses moeurs romanesques, ou peut-être dans le XVIIIe siècle, à cause de son libertinage. Mais certainement pas dans le XIXe siècle, qu’il vitupéra pendant toute sa vie, parce que, disait-il, les préjugés de cette époque ne lui permettaient pas de se réaliser, d’être vraiment lui-même.
L’homme au gilet rouge
Dans sa jeunesse, Gautier a été l’un de ces jeunes gens de l’époque 1830 qu’on appelait les "jeune-France", les "frénétiques", ces jeunes gens qui voulaient avant tout donner libre cours à leurs passions, sans contrôle d'aucune sorte, et qui étaient prêts à toutes les excentricités. Gautier lui-même a confessé ce péché de jeunesse.
Deux ou trois de mes camarades, voyant que je devenais tout à fait ours et maniaque, se sont emparés de moi et se sont mis à me former : ils ont fait de moi un jeune-France accompli. J'ai un pseudonyme très long et une moustache fort courte. J'ai une raie dans les cheveux, à la Raphaël. Mon tailleur m'a fait un gilet… délirant. Je parle "art", pendant beaucoup de temps, sans ravaler ma salive, et j'appelle "bourgeois" tous ceux qui ont un col de chemise. Le cigare ne me fait plus tousser ni pleurer, et je commence à fumer dans une pipe, assez crânement, et sans trop vomir. […] Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames me trouvent d'un satanique et d'un désillusionné adorable ; les petites filles se disent entre elles que je dois avoir beaucoup souffert du coeur : du coeur, peu, mais de l'estomac, passablement.
[Préface des Jeunes-France, éd. Pléiade, t.I, p.22-23]
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Le "gilet" dont Gautier parle dans ce texte, c’est le fameux gilet rouge — plus précisément "couleur cerise ou vermillon de la Chine" — que Gautier a arboré à la première représentation d’Hernani, alors qu’il s’agissait de défendre Victor Hugo contre les "perruques", contre les "grisâtres", "ces larves du passé et de la routine, ces ennemis de l’art, de l’idéal, de la liberté et de la poésie, qui cherchaient — de leurs débiles mains tremblotantes — à tenir fermée la porte de l’avenir". [1] Gautier s’est amusé, plus tard, de ce personnage "au gilet rouge" qu’il avait joué dans sa vingtième année.
Dans son pourpoint de satin rose
qu’un goût hardi coloria,
il semble chercher une pose
pour Boulanger ou Devéria. [2]
Terreur du bourgeois glabre et chauve,
une chevelure à tous crins
de roi franc ou de lion fauve
roule en torrent jusqu’à ses reins.
Tel, romantique opiniâtre,
soldat de l’art qui lutte encor,
il se ruait vers le théâtre
quand d’Hernani sonnait le cor.[Émaux et Camées, "Le Château du Souvenir", dans Oeuvres poétiques complètes, éd. Bartillat, 2004, p. 547]
Quelques années après, à la fin de 1834, à l’époque de la bohème romantique, celui qui se faisait appeler "Théo" — et qui était alors célèbre pour ses cheveux "mérovingiens" — s’est installé dans le quartier du Vieux-Louvre, rue du Doyenné. Là se réunissait toute une bande de jeunes gens, pittoresques et fort turbulents. Autour d’un "bol de punch", ils s’efforçaient, par exemple, de recréer les orgies "pyramidales" qui sont décrites dans les romans de Balzac, d’Eugène Sue, de Paul Lacroix ou de Jules Janin [3]. Dans ces soirées, on était entre amis, on buvait ferme et on s’échangeait des filles : c’était tantôt La Victorine, tantôt Ninette dite La Cydalise, ou bien Eugénie Fort dite L’Andalouse, à laquelle, d’ailleurs, Gautier, en 1836, a eu l’imprudence de faire un enfant, qui sera, lui aussi, prénommé Théophile.
Cette Eugénie Fort était une fille intelligente et cultivée, qui lui resta toujours fidèlement attachée, au point qu’elle se faisait parfois appeler "Eugénie Gautier". Quelques vers qui lui ont été consacrés dans le poème Château du Souvenir.
Eugénie Fort peinte par Bard |
De chaudes teintes orangées [Emaux et Camées, "Le Château du Souvenir", éd. Bartillat, p. 546] |
Gautier a donc appartenu à ces "jeunes-France", ces "bousingots" qui incarnaient la "révolution romantique" et qui considéraient Victor Hugo comme un véritable maître. C’est pourquoi, dans la célèbre caricature de Benjamin Roubaud, on voit Gautier juché sur le cheval Pégase, juste derrière Hugo.

Benjamin Roubaud, 1842, "La Grande Chevauchée de la Postérité" : monté sur le Pégase romantique, Victor Hugo, "roi des Hugolâtres, armé de sa bonne lame de Tolède et portant la bannière de Notre-Dame de Paris", emmène en croupe Théophile Gautier, Cassagnac, Francis Wey et Paul Fouché. Eugène Sue fait effort pour se hisser à leur niveau et Alexandre Dumas presse le pas, tandis que Lamartine, dans les nuages, "se livre à ses méditations politiques, poétiques et religieuses". Suivent Balzac et Vigny.
A cette époque, Gautier espérait bien, comme il le dit, "entrer dans la vie en homme heureux, en homme de loisir". Pourtant sa situation était déjà délicate : les événements de 1830 l’avaient ruiné financièrement, lui et son père. Et c’est pourquoi il a dû renoncer à ses rêves et — embarqué dans ce XIXe siècle qu’il appelle un "siècle infâme" [4] — entamer, bien malgré lui, une existence de petit bourgeois besogneux.
Le bourgeois malgré lui
Nous découvrons alors une toute autre image de Gautier, celle d’un homme qui vivait au milieu de ses chats et entouré de cinq femmes. D’abord ses deux sœurs Emilie et Zoé, cette dernière particulièrement insupportable et autoritaire. Puis sa femme Ernesta Grisi, qu’il avait épousée en quelque sorte "par erreur" [5], alors qu’il était en réalité amoureux de la sœur de cette Ernesta, la grande et belle danseuse Carlotta Grisi ; et les frères Goncourt s’amusaient des "peignées homériques entre les sœurs Gautier et la Grisi, d’entre lesquelles il s’échappait, les laissant placidement continuer à s’arracher les cheveux". [6] Enfin il y eut ses deux filles, Estelle (dite "le Monstre vert") et Judith (dite "l’Ouragan"), dont les surnoms disent assez quel genre de filles elles ont été dans leur jeunesse, alors que leur père les laissait grandir en toute liberté.

Théophile Gautier, Ernesta, Estelle et Judith, photographie de 1857 par P.-A. Richebourg
(Archives Dép. des Hauts-de-Seine 29F128/1)
Cette petite tribu — que Gautier appelait son "arche de Noé" — vivait à Neuilly, dans une maison très bourgeoise, qui n’avait rien du palais oriental dont il continuait à rêver : une maison relativement petite, avec une terrasse et un jardin en contre-bas. Nous la connaissons bien, cette maison grâce aux frères Goncourt, qui y ont fait plusieurs visites.

La maison de Neuilly
C’est dans une rue pleine de bâtisses misérables et rustiques, de cours emplies de poules, une rue à la façon de ces rues de banlieue que peint Hervier de son pinceau sale [7]. Nous poussons la porte d’une maison de plâtre, et nous sommes chez le sultan de l’épithète. Un salon à meubles de damas rouge ; bois dorés, lourdes formes vénitiennes. Des vieux tableaux de l’école d’Andrea del Sarto, avec de belles parties de chairs jaunes. Au-dessus de la cheminée, une glace sans tain, historiée d’arabesques de couleur et de caractères persans, genre Café turc. Une somptuosité pauvre et de raccroc, comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n’aurait touché que des tableaux à la faillite d’un directeur en Italie ou d’un patricien de Venise dans la débine.
[Goncourt, Journal, 3 mars 1862, coll. Bouquins, I, 779] [8]
Gautier était alors effectivement "dans la débine" et contraint de se consacrer à des tâches immédiatement lucratives. Très tôt, il avait dû renoncer à son rêve initial, qui était de devenir peintre : on a conservé de lui plusieurs dessins, qui montrent un réel talent, comme par exemple une Tentation de saint Antoine.

La tentation de saint Antoine,
dessin de Th. Gautier (Archives Dép. des Hauts-de-Seine)
Alors, pour gagner sa vie – même si, au début, il trouvait cela "infâme" — Gautier a collaboré à l’écriture de vaudevilles, de mélodrames ou d’arlequinades.

La librairie Charpentier en a publié une édition l’année de sa mort avec Une larme du Diable, La fausse conversion, L’amour souffle où il veut, Le tricorne enchanté, etc. L’arlequinade Pierrot posthume a été jouée en famille par les Gautier dans leur maison de Neuilly ; c’est Puvis de Chavanne qui avait peint le décor et Gautier jouait le personnage de Pantalon, avec une voix qui, a-t-on dit, ressemblait à "du Rabelais gloussé".
Et puis Gautier a écrit aussi des livrets pour des ballets. Son premier ballet, Giselle, que la belle Carlotta Grisi a dansé en 1841, a été un immense succès et lui a rapporté des droits d’auteur jusqu’à sa mort. Il a continué ensuite avec La Péri, Pâquerette, Gemma, Yanko, Sacountala, etc.
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Carlotta Grisi a été représentée maintes fois et dans ses différents rôles : Esmeralda, la Péri, Giselle, etc. |
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Mais surtout, pendant toute sa vie, Gautier a travaillé comme feuilletoniste, non par vocation, mais par nécessité. Il le dit très clairement à l’éditeur Hetzel en 1859 : "Je n’ai pas le privilège des caméléons qui subsistent d’air et j’ai bien des bouches, petites ou grandes, à remplir". Alors, pendant toute sa vie, il a négocié des contrats ; pendant toute sa vie, il a été en butte au harcèlement des directeurs de journaux ou des éditeurs, quand la copie n’arrivait pas assez vite. Et il subissait cette obligation comme une corvée insupportable.
J’aimerais mille fois mieux m’aller promener au Bois que de faire trotter ma plume, éreintée et poussive, tout le long de ces grandes coquines de pages […] que de remplir cette feuille où je ne sais en vérité que mettre, alors que l’imprimeur est là, dans l’antichambre, qui demande de la copie et allonge ses griffes noires comme un vautour à jeun. […] Vous voyez combien je suis malheureux, obligé, tous les deux jours, de fournir, jusqu’à ce que mort s’ensuive, une feuille in-octavo de vingt-six lignes à la page et de trente-cinq lettres à la ligne. Et, tel soin que je prenne de faire de petites phrases et de les couper par de fréquents alinéas, je ne puis guère voler qu’une vingtaine de lignes et une centaine de lettres à mon respectable éditeur.
[Les Jeunes-France, "Celle-ci et celle-là", éd. Pléiade, I, 132]
Gautier savait très bien que ce métier de journaliste nuisait à sa réputation d’écrivain. Balzac, par exemple, dit de lui en 1838 : "Gautier a un style ravissant, beaucoup d’esprit ; mais je crois qu’il ne fera jamais rien parce qu’il est dans le journalisme" [9]. Ce que le critique américain Ezra Pound a corrigé plus tard, mais en termes plus crus : "Gautier, dit-il, a fait du journalisme pendant des années sans devenir toutefois une merde absolue" [10].
Et pourtant, en dépit de toutes ces réserves, ce sont les milliers d’articles, de comptes rendus, de feuilletons dont Gautier a inondé les journaux qui ont porté très haut sa réputation. Tout lui était bon : chroniques dramatiques, articles nécrologiques, reportages, comptes rendus d’inaugurations. Gautier a été aussi un très bon critique d’art ; il a soutenu des gloires déjà consacrées comme Delacroix, Ingres ou Corot ; mais il a aussi accompagné les débuts de jeunes peintres "orientalistes" comme Decamps, Marilhat, Chassériau ou Fromentin. Sur tout cela, nous avons le témoignage de Baudelaire :
Théophile Gautier remplit, depuis bien des années, Paris et la province du bruit de ses feuilletons. Maint lecteur, curieux de toutes les choses littéraires, attend impatiemment son jugement sur les ouvrages dramatiques de la dernière semaine. Ses comptes rendus des Salons sont des oracles pour tous les exilés qui ne peuvent juger et sentir par leurs propres yeux. Pour tous ces publics divers, Théophile Gautier est un critique incomparable et indispensable.
[Baudelaire, L'Art romantique, "Théophile Gautier", éd. Pléiade, p. 1022]
Le notable de la Monarchie et de l’empire
Donc c’est ainsi que – porté par le succès – l’ancien "gilet rouge" va devenir un notable, et un notable très proche du pouvoir politique. Il a eu la Légion d’honneur à trente ans, en 1842, preuve que le jeune-France était alors devenu politiquement conservateur.
De fait, les mouvements révolutionnaires de 1848 l’ont véritablement écoeuré, d’autant plus que la Révolution, en annulant ses contrats, l’avait privé de l’essentiel de ses ressources. Même réaction d’ailleurs en 1871 : Gautier a été épouvanté par la Commune, et par le spectacle du peuple de Paris "abruti, dit-il, par cette Terreur bête". En fait, Gautier craignait surtout que tout cela finisse par ruiner sa vie, une vie qu’il avait, dit-il, "si laborieusement arrangée". C’est ce qu’il a avoué aux frères Goncourt :
Après des années, j’avais assez bien arrangé mon affaire : j’avais une petite maison, une petite voiture, deux petits chevaux. Février 1848 a mis tout çà à bas… Je retrouve ensuite l’équilibre ; j’allais être nommé de l’Académie, au Sénat ; je finissais par me caser. Et voilà que tout fout le camp avec la République. Vous pensez bien qu’à mon âge on ne peut plus recommencer à faire sa vie…
[Goncourt, Journal, 26 oct. 1870, éd. Bouquins, II, 322]
Que ce soit sous Louis-Philippe ou sous Napoléon III, Gautier a toujours été reçu à la Cour et dans tous les salons, chez la Païva ou chez la princesse Mathilde, laquelle d’ailleurs s’était faite sa protectrice, appelant Gautier "mon poète".
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Une des "séries" de Compiègne |
Charles Giraud, Le salon de la princesse Mathilde rue de Courcelles, 1859, huile sur toile, 36 x 100 cm, musée du château de Compiègne |

Monticelli, Une soirée chez la Païva, huile sur toile
Henry James confirme que "Gautier préférait naturellement les gouvernements paternalistes qui accordent de gros subsides aux opéras, commandent par centaines de mètres des fresques pour les palais et pourvoient différentes sinécures réservées à des artistes." [11]. Un rapport de police, dans les premières années du Second Empire, dit que "Gautier aime peu la démocratie, les prolétaires, tout ce qui peut avoir les mains ou du linge sale". Mais le même rapport est sans doute plus près de la vérité lorsqu’il précise : "En politique, Gautier n’a pas d’opinion ; il ne s’occupe pas de si peu ; une jambe de danseuse, un vers de Victor Hugo, une phrase de Méry [12] ont bien plus de mérite et d’importance pour cet esprit tout à la fois sceptique et très crédule, plein de fantaisies et de réalités."
Signe de son évolution vers l’embourgeoisement et le conformisme : entre 1844 et 1869 Gautier a posé à quatre reprises sa candidature à l’Académie, toujours vainement, et on l’a beaucoup moqué pour cela. En effet, cette ambition l’a contraint à bien des platitudes et les Goncourt étaient choqués par ce qu’ils appellent "l’alliance d’un beau talent et d’un bas caractère" ; il étaient choqués de voir, disent-ils, "ce pauvre Théo haletant vers l’Académie" et faisant preuve d’une étonnante "domesticité courtisane". [13]

Gill, Théophile Gautier "académicien"
Le provocateur
Il est évident que cette soumission au pouvoir n’allait pas, chez Gautier, sans remords intimes… Cette société dans laquelle il s’était finalement installé ne convenait pas du tout à sa nature profonde, une nature qui, toujours selon les Goncourt, se caractérisait par "son manque de respect à tout, par sa philosophie du scepticisme pur, son matérialisme brut, son épicurisme vert" [14]. Contrairement aux apparences, Gautier était très mal à l’aise dans une époque envahie par une forme d’hypocrisie que les Anglais appellent le "cant", c’est-à-dire l’obligation, pour un écrivain, de se soumettre à des convenances [15], de respecter un certain puritanisme verbal, d’afficher une feinte sensiblerie, de manifester un engagement faussement vertueux pour les "bonnes causes". Tout cela allait évidemment à l’encontre de sa vraie nature. Et Gautier a eu parfois le courage de dire tout haut ce qu’il pensait de cette hypocrisie de la société du XIXe siècle.
Je hais plus que la mort cette débauche prude
qui n'ose sortir que de nuit
et retourne la tête avec inquiétude,
tout empourprée au moindre bruit,
et joue à la vertu, comme une honnête femme,
n'ayant pas la force qu'il faut
pour être hardiment et largement infâme,
pour porter sa honte front haut. […]
J'aime trente fois mieux une débauche franche,
jetant son masque de satin,
le coude sur la nappe et la main sur la hanche,
criant, buvant jusqu'au matin ;
qui laisse, sans corset, aller sa gorge folle,
rose encor des baisers du soir,
qui tord lascivement sa taille souple et molle,
sur tous les genoux va s'asseoir.[Premières poésies, Fantaisies VI, v. 1-8 et 29-36,éd. Bartillat, p. 124-125]
Et Gautier a dit la même chose, en prose cette fois, dans une sorte de manifeste contre les tartuffes de la société louis-philipparde.
C’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien ; c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don Juan ; l'on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu et l’on chique à peine. […] A l’encontre de cette burlesque réhabilitation de la vertu, il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte que longue, le pied et l’œil agaçants, la joue légèrement allumée, le rire à la bouche et le cœur sur la main.
[Préface de Mademoiselle de Maupin, éd. Pléiade, p. 213 et 211]
Fort de ce principe, Gautier a essayé souvent de laisser parler sa nature, alors qu’il savait très bien que c’était une véritable provocation. Dans son long poème Albertus, il croit bon d’avertir ses lecteurs : ce qu’il écrit, dit-il, "n’est pas pour les petites filles dont on coupe le pain en tartines".
Moi qui ne suis pas prude et qui n’ai pas de gaze
ni de feuille de vigne à coller à ma phrase,
je ne passerai rien. Les dames qui liront
cette histoire morale auront de l’indulgence
pour quelques chauds détails. Les plus sages, je pense,
les verront sans rougir et les catins crieront.
D’ailleurs — et j’en préviens les mères de famille —
ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
dont on coupe le pain en tartines. Mes vers
sont des vers de jeune homme et non un catéchisme.
Je ne les châtre pas ; dans leur décent cynisme
il s’en vont droit ou de travers.
Ils marchent librement dans leur nudité sainte,
Enfants purs de tout vice et laissant voir sans crainte
Ce qu’un monde hypocrite avec soin tient caché.
Je ne suis pas de ceux dont une gorge nue,
Un jupon un peu court, font détourner la vue :
Mon œil plutôt qu’ailleurs ne s’arrête pas là.[Premières poésies, Albertus, XCVIII-XCIX, éd. Bartillat, p. 48]
Son roman Mademoiselle de Maupin, en 1835, était délibérément fait pour choquer. On sait qu’il y détaille, avec une réelle complaisance, les relations amoureuses qu'entretient son héroïne, Madelaine de Maupin, d’une part avec une fillette de quinze ans, Ninon, d’autre part avec une jeune veuve de vingt-quatre ans, Rosette. Et le roman se termine par la défloration de l’héroïne, qui se donne pour la première fois à un homme, moins par amour que par une curiosité purement sexuelle.

Magdeleine de Maupin, dessinée par Th. Gautier
D’Albert enleva la belle dans ses bras et la porta au lit ; en un tour de main il fut déshabillé lui-même et s’élança à côté d’elle. L’enfant se serra contre lui et l’enlaça étroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neige dont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûler d’Albert encore davantage et l’excitait au plus haut degré. Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. Il lui faisait les plus folles et les plus ardentes caresses. C’était la gorge, les épaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds : il eût voulu couvrir d’un seul baiser tout ce beau corps qui se fondait presque au sien, tant leur étreinte était intime. Dans cette profusion de charmants trésors, il ne savait auquel atteindre. Ils ne séparaient plus leurs baisers, et les lèvres parfumées de Rosalinde ne faisaient plus qu’une seule bouche avec celle de d’Albert ; leurs poitrines se gonflaient, leurs yeux se fermaient à demi ; leurs bras, morts de volupté, n’avaient plus la force de serrer leurs corps. Le divin moment approchait : un dernier obstacle fut surmonté, un spasme suprême agita convulsivement les deux amants, et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée que possible sur ce point obscur qui l’inquiétait si fort. »
[Mademoiselle de Maupin, chap. XVI, éd. Pléiade, I, 517]
La consolation par les arts
Deux ans plus tard, en 1837, Gautier a publié un autre roman dans lequel, dit-il, il a laissé s’exprimer sa nature véritable : c’est Fortunio, où il se rêve en prince oriental. Mais c’était, dit-il, le dernier dans lequel il avait pu révéler sa personnalité véritable. Après cette publication, si on l’en croit, cédant à la pression de l’opinion, il a décidé de devenir hypocrite, de ne plus se montrer tel qu’il était, de jouer un personnage.
Et ce sera le personnage de l’homme indifférent, en apparence impénétrable. En réalité Gautier a fait un principe de ce qui lui était, en fait, imposé par l’hypocrisie de son époque. C’est ce que confirmeront les Goncourt, qui écrivent en 1863 : "Gautier expose la théorie qui est la sienne qu’un homme ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu’il ne doit pas montrer de sensibilité — et surtout dans ses amours — que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature". [16] Baudelaire, lui, connaissait la vraie raison de cette apparente insensibilité ; il savait qu’elle dissimulait un pessimisme assez désespéré, un véritable mépris pour ce que Léon Daudet appellera "le stupide XIXe siècle". Et Baudelaire fait dire à Gautier ;
Vous me croyez froid ; et vous ne voyez pas que je m'impose un calme artificiel, que veulent sans cesse troubler votre laideur et votre barbarie, ô hommes de prose et de crime ! Ce que vous appelez indifférence n'est que la résignation du désespoir. Celui-là ne peut s'attendrir que bien rarement qui considère les méchants et les sots comme des incurables. C'est donc pour éviter le spectacle désolant de votre démence et de votre cruauté que mes regards restent obstinément tournés vers la Muse immaculée.
[Baudelaire, L'Art romantique, "Théophile Gautier", éd. Pléiade, p. 1044-1045]
Cette "Muse immaculée" c’est évidemment l’Art, qui a été pour Gautier un refuge, une consolation au milieu d’une société qui le révulsait et dont il avait décidé de mépriser les évolutions et les révolutions. C’est ce qu’il proclame dans des vers souvent cités, où il dit vouloir prendre Goethe pour modèle.
Comme Goethe sur son divan
à Weimar s'isolait des choses
et d'Hafiz effeuillait les roses ;
sans prendre garde à l'ouragan
qui fouettait mes vitres fermées,
moi, j'ai fait Émaux et Camées.[Emaux et Camées, préface, éd. Bartillat, p. 443.]
THÉOPHILE GAUTIER ECRIVAIN DE PROFESSION
Gautier a donc choisi de devenir écrivain, écrivain de profession. Alors il a été amené, bien sûr, à faire des choix qui allaient dans le sens de ce que le public attendait, c’est-à-dire la chronique des spectacles, des romans, des nouvelles, des récits de voyages… C’était pour lui le moyen de gagner sa vie, mais c’était aussi un moyen de se retirer du monde, de s’abstraire d’une réalité qui le décevait. Puis, finalement, il s’est rendu compte qu’il pouvait trouver dans l’écriture comme une compensation à tout ce que la vie lui avait refusé.
Les transpositions d’art
Par exemple, Gautier aurait voulu devenir un grand peintre (il avait même commencé pour cela un apprentissage dans l’atelier de Louis-Édouard Rioult). Mais, comme il n’a pas pu poursuivre dans cette voie, il a fait, en quelque sorte, de la peinture dans ses vers ou dans sa prose. C’est ce qu’il appelle des "transpositions d’art". On a remarqué depuis longtemps que bien des passages de ses œuvres sont en fait de véritables tableaux (des paysages, des scènes d’intérieur, des portraits de femmes, des natures mortes, parfois aussi de grandes machines épiques…)
Par exemple, on trouve, dans Cariatides, le Jugement dernier de Michel-Ange sous forme d’une "transposition d’art".
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Dans un autre registre, on peut lire une étude de paysage, celle d’un paysage d’Andalousie.
Devant nous se déployait, comme dans un immense panorama, le beau royaume d’Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l’aspect de la mer : des chaînes de montagnes, sur lesquelles l’éloignement passait son niveau, se déroulaient avec des ondulations d’une douceur infinie, comme de longues houles d’azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles ; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d’or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D’autres croupes, bizarrement chiffonnées, ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux jaunes d’un côté et bleues de l’autre. Tout cela était inondé d’un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le Paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l’or et de l’argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. C’était plus grand que les plus vastes perspectives de l’Anglais Martynn [17], et mille fois plus beau. L’infini dans le clair est bien autrement sublime et prodigieux que l’infini dans l’obscur.
[Voyage en Espagne, chap. XII, éd. Folio p. 245]
Dans le Roman de la Momie, on trouve une grande fresque épique : la mort de Pharaon lors du passage de la Mer Rouge.
Effrayés de ce miracle, les Égyptiens hésitaient à poursuivre les Hébreux ; mais Pharaon, avec son courage altier que rien ne pouvait abattre, poussa ses chevaux qui se cabraient et se renversaient sur le timon, les fouaillant à tour de bras de son fouet à double lanière, les yeux pleins de sang, l’écume aux lèvres, et rugissant comme un lion dont la proie s’échappe ! Il les détermina enfin à entrer dans cette voie si étrangement ouverte ! Les six cents chars suivirent. Les derniers Israélites se crurent perdus, voyant l’ennemi prendre le même chemin qu’eux. Mais, lorsque les Egyptiens furent bien engagés, Mosché fit un signe : les roues des chars se détachèrent, et ce fut une horrible confusion de chevaux, de guerriers, se heurtant et s’entrechoquant ; puis les montagnes d’eau, miraculeusement suspendues, s’écroulèrent, et la mer se referma, roulant dans des tourbillons d’écume hommes, bêtes, chars, comme des pailles saisies par un remous au courant d’un fleuve. Seul, Pharaon, debout dans la conque de son char surnageant, lançait, ivre d’orgueil et de fureur, les dernières flèches de son carquois aux Hébreux arrivant sur l’autre rive. Les flèches épuisées, il prit sa javeline et, déjà plus qu’à moitié englouti, n’ayant plus que le bras hors de l’eau, il la darda, trait impuissant, contre le Dieu inconnu qu’il bravait encore du fond de l’abîme. Une lame énorme, se roulant deux ou trois fois sur le bord de la mer, fit couler bas les derniers débris : de la gloire et de l’armée de Pharaon il ne restait plus rien !
[Le Roman de la momie, chap. XVII, éd. Pléiade, II, 633]
Les récits de voyage
Par nature, Gautier était plutôt pantouflard et frileux ; il aimait vivre entouré de ses chats. Mais, à son époque, les récits de voyage étaient à la mode ; son public en réclamait. Aussi, pour alimenter ses feuilletons, a-t-il dû voyager.
Il a commencé en 1836 en visitant la Belgique avec son ami Nerval. En 1858, il est allé jusqu’en Russie (c’était la même année qu’Alexandre Dumas). La qualité des récits de voyages de Gautier a été immédiatement et unanimement reconnue : Un tour en Belgique, Tra los montes, Voyage en Espagne, Voyage en Italie, De Paris à Constantinople, Excursion en Grèce, Voyage en Russie, Voyage en Egypte. Finalement Gautier s’est mis à aimer les voyages, qui ont été pour lui un autre moyen de trouver ce dépaysement qui lui était nécessaire. On peut dire que lui, le parisien sédentaire, avait entendu l’appel de l’exotisme. Avant Marcel Proust, il avait senti que les noms de pays ou de villes sollicitaient l’imagination, même si cela devait, comme dira Proust, "aggraver la déception future de ses voyages". Quoi de plus évocateur, par exemple, que le nom de Nijni-Novgorod ?
Comment peut-on vivre sans avoir visité Nijni-Novgorod ? D’où vient que les noms de certaines villes vous préoccupent invinciblement l’imagination et bourdonnent pendant des années à vos oreilles avec une mystérieuse harmonie, comme ces phrases musicales retenues par hasard et qu’on ne peut chasser ? C’est une obsession bizarre, bien connue de tous ceux qu’une détermination subite en apparence pousse hors des limites de leur patrie, vers les points les plus excentriques. Le démon du voyage susurre près de vous les syllabes d’incantation, jusqu’à ce que vous ayez obéi. Le plus sage est de faire le moins de résistance possible à la tentation, pour en être plus vite délivré. […] A la fin du voyage, il nous restait plus rien à voir et nous reprîmes le chemin de Moscou, débarrassés de l’obsession qui nous avait fait entreprendre cette longue pérégrination. Le démon du voyage ne murmurait plus à notre oreille "Nijni-Novgorod".
[Voyage en Russie, deuxième partie, "L'été en Russie"]
A partir de 1860, à partir de son voyage en Russie, Gautier a été célèbre pour sa passion pour les voyages, et pour l’Orient en particulier. Mailly, dans une de ses caricatures, le représente en turc, assis jambes croisées devant un narghileh.
Les romans
Plus encore que les récits de voyage, ce qui était très demandé au XIXe siècle, ce sont des romans, des romans publiés éventuellement en feuilleton. Gautier en a produit un assez grand nombre. Mais ce ne sont évidemment pas des romans de mœurs à la Balzac, car il n’avait pas du tout envie de refléter dans son œuvre la société de ce XIXe siècle qu’il n’aimait pas. Ce sont donc des œuvres romanesques, fantastiques, exotiques, dont l’écriture lui apportait cette rupture, ce divertissement qu’il souhaitait. C’est ce qu’il confirme dans la préface des Jeunes-France lorsqu’il écrit : "Il est plus agréable de faire un roman que de le lire" [18].
L’intrigue des romans de Gautier est en général complexe, pas très éloignée de certains romans "frénétiques" de l’époque romantique.
Dans Mademoiselle Daphné, l’action se situe à Rome. Violanta, pour se débarrasser du prince Lothario, se sert d'une courtisane, Dafné, pour l’attirer dans un palais, où elle veut le faire tomber dans une sorte d’oubliette ; mais finalement c'est elle qui se tue en tombant dans un puits.
Dans Militona, nous sommes à Madrid. Don Andrès fait la cour à la belle Militona ; mais il se trouve de ce fait en rivalité avec un redoutable torero, Juancho. Les deux hommes sont entraînés dans une intrigue complexe, au cours de laquelle ils sont amenés à prendre l'un et l'autre des vêtements qui dissimulent leur condition. Mais, finalement, Andrès l'emporte et peut épouser Militona. Alors Juancho, au cours d'une ultime corrida, où il montre une audace folle, se fait volontairement encorner sous les yeux de Militona.
Dans un autre roman, Les Roués innocents, nous sommes au XVIIIe siècle. Le baron Rudolph, pour conquérir la femme qu'il convoite, doit d'abord compromettre celui qu'elle aime ; et, pour cela, il l’entraîne dans le monde des roués, des gens de plaisir.
Jean et Jeannette se déroule également au XVIIIe siècle, à Paris. La marquise de Champrosé et le vicomte de Candale ont, chacun de leur côté, l'idée de s'encanailler en prenant un simple habit et en se présentant l'une comme "Jeannette", l'autre comme "Jean". Évidemment, ils se rencontrent et le vicomte, amoureux de Jeannette, lui offre de l'épouser. Toute heureuse d'être aimée pour elle-même, la marquise n’a plus qu'à révéler qui elle est réellement.
Le Capitaine Fracasse est le plus connu des romans de Gautier, qui a pourtant produit ce feuilleton comme un véritable pensum entre 1861 et 1863. Il a situé l’action sous le règne de Louis XIII, une époque qu’il préférait de beaucoup à celle de Louis XIV et, encore plus, à celle de Louis-Philippe. Le baron de Sigognac, ruiné, se joint à une troupe de comédiens ambulants et finit par jouer sur les tréteaux le rôle du ridicule Matamore. Il est en outre amoureux de la vertueuse Isabelle, entrant ainsi en rivalité avec le duc de Vallombreuse, qui fait tout pour s'approprier la jeune comédienne. La fin du roman est aussi rapide et invraisemblable que le dénouement de certaines comédies de Molière : on découvre qu'Isabelle, qui se savait née de parents nobles, est la soeur de Vallombreuse. Donc Sigognac peut enfin l'épouser et reprendre son rang social dans le château de ses ancêtres, qui a été entièrement remis à neuf. Et bien plus, en enterrant son vieux chat Belzébuth, Sigognac trouve un trésor !
Par cette désinvolture — qui gâte un peu la fin du roman — Gautier voulait faire sentir qu’il n’était pas dupe du caractère artificiel de ce genre dans lequel la mode ou le goût du public l’obligeaient à écrire. Souvent, au détour d’une page, il se mettait, comme il dit, à "bouffonner", à se moquer de lui-même et de ses lecteurs. Il interrompait volontiers son récit pour commenter son propre travail d’écriture, par exemple dans Mademoiselle de Maupin : "En cet endroit, si le débonnaire lecteur veut bien nous le permettre, nous allons, pour quelque temps, abandonner à ses rêveries le digne personnage qui, jusqu’ici, a occupé la scène à lui tout seul… etc" [19] Ou bien, volontairement, il cassait un effet en plaçant dans son texte une "blague" amusante ; par exemple, dans Arria Marcella, au moment où le lecteur se trouve plongé en plein fantastique dans une Pompéi antique réanimée, il interpose une remarque plaisante sur la laideur et le ridicule du costume masculin au XIXe siècle.
En suivant le trottoir qui borde chaque rue de Pompéi — et enlève ainsi aux Anglais la confortabilité de cette invention — Octavien se trouva face à face avec un beau jeune homme, de son âge à peu près, vêtu d’une tunique safran et drapé dans un manteau de fine laine blanche, souple comme du cachemire. La vue d’Octavien coiffé de l’affreux chapeau moderne, sanglé dans une mesquine redingote noire, les jambes emprisonnées dans un pantalon, les pieds pincés par des bottes luisantes, parut surprendre le jeune Pompéien. Cependant, comme c’était un jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au nez d’Octavien…
[Arria Marcella, éd. Pléiade, II, 302]
Une nouvelle de Gautier apparaît comme une véritable parodie du genre romanesque, du roman romantique. Elle s’intitule Celle-ci et celle-là. Sous une apparence de roman de mœurs, c’est pratiquement un vaudeville. Le héros, Rodolphe, est un jeune romantique qui rêve de vivre une passion "volcanique et échevelée". Un jour, à l’Opéra, il remarque une dame qui pourrait très bien faire l’affaire. Mais rien ne va se passer comme il l'aurait voulu. D’abord la dame de ses rêves ne pouvait qu’être Italienne ; hélas, il apprend qu’elle est née… à Château-Thierry ! Alors qu’il espère, évidemment, une première rencontre très romanesque, cette rencontre se fait un peu trop prématurément, alors qu’il est encore coiffé de son bonnet de nuit. Il s’apprête ensuite à vaincre des obstacles pour pouvoir enfin s’approcher de sa belle ; mais il reçoit tout platement un billet d’invitation pour une soirée chez elle. Dans cette soirée, alors qu’il a préparé mille ruses pour seulement prendre la main de la dame, celle-ci, presque aussitôt, sans opposer la moindre résistance, se donne à lui tout entière. Arrive alors le mari. Rodolphe aurait au moins voulu que, comme au théâtre, le mari trompé sorte un poignard, qu’il traîne sa femme par les cheveux ; mais, à son grand désappointement, le brave homme ne veut rien voir et refuse obstinément de "s’othellotiser". En désespoir de cause, Rodolphe lui envoie une lettre anonyme pour l’informer de son infortune et susciter au moins quelque drame. Déception : le mari trouve seulement que cette lettre est bien maladroitement rédigée ! Finalement, désespéré par la platitude de sa liaison avec la dame, Rodolphe y renonce et se résigne à prendre, très bourgeoisement, comme maîtresse sa jeune servante Mariette. [20]
Le fantastique
Parce que le genre était dans l’air du temps, Gautier a écrit aussi bon nombre de textes fantastiques. Il y manifeste peu la complaisance pour l’horrible qu’on trouve chez Jules Janin ou chez Petrus Borel (par exemple dans Madame Putiphar). Gautier, lui, est plutôt dans la tradition d’Hoffman ou du Balzac de la Peau de chagrin. Lorsqu’il semble se complaire dans l’horreur, c’est presque toujours dans une volonté de parodie et de dérision, afin de souligner le caractère artificiel de cette littérature "frénétique" ou "gothique" qui était alors à la mode. Encore une fois, c’est par "bouffonnerie" que Gautier exagère les poncifs du genre.
On peut citer comme exemple le poème Albertus, où les effets sont tellement grossis que la terreur n’opère pas et qu’elle laisse la place au sourire du lecteur. Nous sommes à Leyde, aux Pays-Bas ; Albertus fait l’amour avec Véronique, une femme d’une beauté quasi divine ; mais cette Véronique est en fait une sorcière ; et, à minuit, elle se transforme dans ses bras en une horrible vieille.
Voilà ce qu’on entend. L’alcôve est au pillage,
le lit tremble et se plaint, le plaisir devient rage.
Ce ne sont que baisers et mouvements lascifs.
Les bras autour des corps se crispent et se tordent,
L’œil s’allume, les dents s’entre-choquent et mordent,
Les seins bondissent, convulsifs. […]
La sorcière colla sa bouche sur la bouche
du jeune cavalier et de nouveau la couche
sous des élans d’amour en gémissant plia.
Minuit sonna. Le timbre au bruit sourd de la grêle
qui cinglait les carreaux joignit son fausset grêle.
Le hibou du donjon cria.
Tout à coup, sous ses doigts — ô prodige à confondre
la plus haute raison! — Albertus sentit fondre
la gorge de sa belle et s’en aller les chairs.
Le prisme était brisé. Ce n’était plus la femme
que tout Leyde adorait, mais une vieille infâme,
sous d’épais sourcils gris roulant de gros yeux verts,
et, pour saisir sa proie, en manière de pinces,
de toute leur longueur ouvrant de grands bras minces.
Le diable eût reculé. De rares cheveux blancs
sur son col décharné pendaient en roides mèches,
ses os faisaient le gril sous ses mamelles sèches
et ses côtes trouaient ses flancs…[Premières Poésies, "Albertus", CIII-CV, éd. Bartillat, p. 50-51.]
On trouve le même excès à la fin d’un autre poème, Cauchemar : le narrateur est attaqué par des vautours, des vautours "à cous rouges et chauves" qui dévorent toutes ses chairs et le laissent à l’état de squelette ; il arrive dans un "marais de sang" d’où sortent des morts "au teint bleuâtre" ; alors un corbeau, "par un pouvoir magique", l’entraîne en croassant :
Et j’aperçois bientôt, non loin d’un vieux manoir,
à l’angle d’un taillis, surgir un gibet noir
soutenant un pendu ; d’effroyables sorcières
dansent autour, et moi, de fureurs carnassières
agité, je ressens un immense désir
de broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
son cœur demi pourri dans sa poitrine ouverte.[Reliquiae, "Cauchemar", fin, éd. Bartillat, p. 576]
De même que la nouvelle Celle-ci et celle-là semble parodier le roman romanesque, de même le conte assez connu qui s’intitule Avatar doit être lu comme une parodie d’une nouvelle fantastique. Gautier s’y amuse, s’y moque de lui-même, se moque de la littérature à la mode et de ses lecteurs. Ce n’est pas du fantastique, c’est de l’Offenbach… Le docteur Charbonneau est sorte de sorcier qui a appris en Inde une recette qui permet d’extraire de son corps l’âme d’un homme et de la faire migrer dans un autre corps dont on aura préalablement extrait l’âme pour la mettre dans le corps du premier. Disons qu’on intervertit les âmes de deux hommes. Vous vous demandez à quoi cela peut bien servir. Par exemple, à permettre à un amoureux d’entrer facilement dans l’intimité d’une femme mariée. Il lui suffit pour cela de faire migrer son âme dans le corps du mari, ce qui lui permettra de s’introduire dans la chambre et même dans le lit de la dame. C’est ce que fait le héros de la nouvelle de Gautier, qui s’appelle Oscar ; il a pris l’apparence du comte polonais Olaf pour approcher de son épouse, qui répond au doux nom de Prascovie. Hélas, en présence de son "mari", la dame se méfie, sent qu’il y a quelque chose qui ne va pas : le regard du faux Olaf est trop passionné pour être celui d’un mari ; de plus il ne sait plus parler le polonais ! L’avatar se fait donc claquer la porte au nez. Mais ne c’est pas fini : le vieux docteur doit ensuite réinsérer les deux âmes dans leur vrai corps. Tout marche bien pour le comte Olaf, qui retrouve ainsi sa fidèle Prascovie. Mais une maladresse du docteur fait que l’âme d’Oscar lui échappe et s’envole au loin sous forme d’une petite flamme bleuâtre. Le docteur se retrouve donc avec, sur les bras, le cadavre sans âme du pauvre Oscar. Alors il décide d’occuper ce corps vacant, décidément en meilleur état que le sien. Et c’est ainsi que le docteur Charbonneau devient Oscar… Cette nouvelle, apparemment "fantastique", en réalité fait sourire. On s’amuse de la déconvenue d’Oscar devant une Prascovie qui se méfie de cet amant déguisé en mari ; on s’amuse de la mine déconfite du docteur qui a laissé maladroitement filer l’âme d’Oscar. Nous avons là, évidemment, une autre "bouffonnerie" de notre Théophile Gautier.
D’une manière générale, il est toujours difficile de savoir quelles œuvres Gautier aurait revendiquées comme authentiquement siennes, tant est grande, dans son œuvre, la part de soumission aux exigences de ses lecteurs et aussi, on l’a vu, la part de bouffonnerie. Gautier a bien confirmé cela dans une lettre à Sainte-Beuve, où il écrit : "Fortunio, en 1837, est le dernier ouvrage où j'ai librement exprimé ma pensée véritable. A partir de là l'invasion du cant et la nécessité de me soumettre aux convenances des journaux m'a jeté dans la description purement physique ; je n'ai plus énoncé de doctrine et j'ai gardé mon idée secrète." [21]
Cette phrase est une incitation à partir à la recherche du "vrai" Gautier, de ce qu’il appelle sa "pensée véritable", son "idée secrète".
THÉOPHILE GAUTIER ET SON “IDÉE SECRÈTE”
Il y a une indication importante dans le Journal des Goncourt pour l’année 1863. Ceux-ci ont entendu Gautier leur dire : "Les deux vraies cordes de mon œuvre, les deux vraies grandes notes sont la bouffonnerie et la mélancolie noire — un emmerdement de mon temps qui m’a fait chercher une espèce de dépaysement." [22]
Nous avons déjà compris le besoin de dépaysement de Gautier ; nous avons déjà saisi la part de "bouffonnerie" dans ses écrits. Il reste donc à nous pencher sur l’autre corde de son œuvre, sur cette "mélancolie noire". Disons que c’est à peu près ce que Baudelaire appelle le spleen. Et l’on sait que le spleen est causé par une sorte de dégoût de l’existence qu’éprouve celui dont l’esprit est obsédé par les images d’un Idéal inaccessible, par les images d’un monde où, comme le disait Baudelaire, tout serait beauté, luxe et volupté. Ce n’est pas pour rien que Baudelaire a rendu à Gautier l’hommage que l’on sait : il y avait entre eux de très grandes affinités.
L’aspiration vers l’Idéal
Revenons à cette nouvelle intitulée Fortunio dont Gautier a dit qu’elle exprimait sa "pensée véritable". Le héros de cette nouvelle, le marquis Fortunio, a — comme Baudelaire, comme Gautier — la nostalgie de l’Orient, la nostalgie du luxe oriental. Alors, comme il est immensément riche, Fortunio a réussi à créer, en plein Paris, un Eldorado, un paradis oriental de pourpre, d’or, de pierreries, de lumière, un paradis où il tente d'échapper à la civilisation.
Il vivait là en joie, se livrant à tous les raffinements du luxe asiatique, servi à genoux par ses esclaves, avec des vêtements indiens, la robe et le turban de mousseline à fleurs d’or, les babouches de maroquin jaune et le kriss au manche étoilé de diamants. Il s’y plongeait délicieusement dans cet abrutissement voluptueux si cher aux Orientaux, et qui est le plus grand bonheur qu’on puisse goûter sur terre, puisqu’il est l’oubli parfait de toute chose humaine. En plein Paris, un petit monde étincelant, tiède, doré, harmonieux, parfumé, un monde de femmes, d’oiseaux et de fleurs, un palais enchanté, un rêve de poète exécuté par un millionnaire poétique — chose aussi rare qu’un poète millionnaire — s’épanouissait comme une fleur merveilleuse des contes arabes.
[Fortunio, chap. XXIV, éd. Pléiade, p. 714-716]

Une des douze eaux-fortes de Milius
illustrant une édition de Fortunio de 1880 (Amis des Livres)
Cette nostalgie de l’Orient est en fait une nostalgie de la Beauté idéale. Et cette Beauté idéale, pour Gautier, a son reflet terrestre dans certaines femmes, et surtout dans la sublime Carlotta Grisi, dont, par une malice du destin, il avait épousé la sœur, Ernesta. On n’aurait jamais fini d’énumérer les textes, en vers ou en prose, dans lesquels Gautier essaie de dire, avec ses pauvres mots, la beauté rayonnante d’une femme.
Voici la Cydalise, une des filles du Doyenné :
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Voici maintenant Apollonie Sabatier, celle qu’on appelait la "Présidente", à laquelle Baudelaire a voué une véritable passion.
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Lorsque Gautier rêvait de l’Amour idéal, il le voyait comme une union parfaite des deux âmes. C’est ce qu’il a voulu exprimer dans sa longue nouvelle intitulée Spirite, qu’il a écrite, on le sait, en pensant fortement à Carlotta Grisi, cette Carlotta qu’il aimait toujours et qu’il allait voir aussi souvent qu’il le pouvait dans sa maison près de Genève. Dans cette nouvelle, Spirite, il a imaginé qu’une jeune fille, Lavinia d’Audifeni, était morte sans pouvoir se faire aimer de Guy de Malivert, mais qu’elle avait obtenu du Ciel la possibilité de rester à ses côtés sous forme d’un fantôme bienveillant, que Guy de Malivert nomma Spirite et dont il fut bientôt amoureux. Désormais le jeune homme n’avait plus d’autre désir que de rejoindre le fantôme de sa Lavinia. Aussi, le jour de la mort de son amant, Spirite vint-elle prendre son âme. Et c’est alors qu’on a pu assister au spectacle idéal de l’union de deux âmes :
Dans le ciel pénétrable aux seuls yeux des voyants, au centre d’une effervescence de lumière qui semblait partir du fond de l’infini, deux points d’une intensité de splendeur plus grande encore, pareils à des diamants dans de la flamme, scintillaient, palpitaient et s’approchaient. Ils volaient l’un près de l’autre, dans une joie céleste et radieuse, se caressant du bout de leurs ailes, se lutinant avec de divines agaceries. Bientôt ils se rapprochèrent de plus en plus et, comme deux gouttes de rosée roulant sur la même feuille de lis, ils finirent par se confondre dans une perle unique. [Spirite, chap. XVII, fin, II, éd. Pléiade, p.1230] |
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En fait, Gautier refuse l’idée que la mort soit une fin ; il préfère croire à une sorte de panthéisme qui expliquerait le monde comme une harmonie universelle. Dans un poème, Madrigal panthéiste, il imagine qu’après la mort les deux éléments d’un couple vont d’abord se perdre dans un grand tout, pour renaître ensuite sous une autre forme ; alors ils vont à nouveau se reconnaître grâce à des "affinités secrètes", constituer un nouveau couple et continuer à vivre leur amour. [23]
De l’Idéal au spleen
Tel était le monde idéal de Gautier ; mais telle était aussi — il le savait bien — l’illusion. C’est pourquoi il ne cesse de dire que tout élan vers l’Idéal, toute quête de l’amour et de la beauté sont voués à l’échec. C’est là le thème de plusieurs de ses romans ou nouvelles :
Dans Fortunio, le voluptueux marquis, après avoir fait l’expérience de l’amour avec une jeune courtisane, Musidora, puis avec une très jeune javanaise, sera finalement déçu, et, avec une cruelle indifférence, il retournera en Orient.
Dans Mademoiselle de Maupin, D'Albert trouve certes son idéal féminin avec "Théodore", c’est-à-dire Madelaine de Maupin ; et pourtant il devra se contenter de l'amour très terrestre que lui offre Rosette.
Dans La Toison d'or, Tiburce s'est forgé de la femme une image idéale à partir de la Madeleine de la Descente de Croix de Rubens ; à cause de cela, il parvient difficilement à accepter l'amour trop terrestre de la belle Gretchen.
Dans Laquelle des deux, un jeune dandy a rencontré des jumelles, qui réalisaient presque, à elles deux, l'idéal de la Beauté ; mais il découvre finalement avec horreur qu’elles ont l’une et l’autre cédé au prosaïsme du siècle, qu’elles se sont mariées très vulgairement et qu’elles se retrouvent bourgeoisement enceintes.
Tous ces échecs disent la même chose : l'impossibilité pour l’homme de s’arracher à la terre, d’échapper à sa condition terrestre. Ce thème de l’Idéal inaccessible, Gautier l’exprime dans son poème Montée sur le Brocken, ce sommet de l’Allemagne orientale, célèbre pour les images étranges qu’on y voit de soi-même, les fameux "spectres" du Brocken [24]. Ce poème nous dit que, même parvenu en haut de la plus haute montagne, l’homme sera toujours aussi loin du Ciel.
Lorsque l’on est monté jusqu’au nid des aiglons,
et que l’on voit, sous soi, les plus fiers mamelons
se fondre et s’effacer au flanc de la montagne,
et, comme un lac, bleuir tout au fond la campagne,
on s’aperçoit enfin qu’on grimperait mille ans,
tant que la chair tiendrait à vos talons sanglants,
sans approcher du ciel qui toujours se recule,
et qu’on n’est, après tout, qu’un Titan ridicule.
On n’est plus dans le monde, on n’est plus dans les cieux,
Et des fantômes vains dansent devant vos yeux.[Premières poésies, éd. Bartillat, p. 295.]
Le fantastique comme intrusion dans l’Idéal
Pourtant Gautier a cru trouver un moyen non pas certes d’atteindre, mais d’entrevoir ce monde idéal. Ce moyen, c’est le recours au fantastique. En effet, il n’en reste pas à un fantastique aimable, facile, finalement encore assez réaliste dans sa mise en scène. Le fantastique c’est aussi une expérience que l’on peut faire lorsque, comme dit Hamlet "the time is out of joint", lorsque le temps se détraque, sort de ses gonds, se disjoint [25]. Alors le présent, en quelque sorte, se fissure et, par cette fissure, le passé, sous-jacent, peut apparaître pendant un moment. C’est ainsi que le héros du Pied de Momie peut entrevoir des scènes de l’Egypte ancienne et le palais des Pharaons, que le héros de Spirite peut entrevoir le Parthénon au temps de sa splendeur, que le héros d’Arria Marcella se retrouve dans la Pompéi d’avant l’éruption, que le héros de La Morte amoureuse évolue dans les splendeurs de Venise…
Et, dans ce passé devenu soudain accessible, une femme, une morte, est toujours là, qui se trouve provisoirement ranimée par l’amour qu’elle inspire à l’homme qui a pu briser l’obstacle du temps.
Dans La Morte amoureuse, le temps se disjoint régulièrement pour un prêtre, Romuald, ce qui lui permet de rejoindre une morte, la belle Clarimonde, avec laquelle il vit des moments de bonheur parfait sous la forme d’un riche seigneur vénitien.
Dans Arria Marcella, le jeune Octavien fait du tourisme dans l’Italie du XIXe siècle ; il se promène la nuit dans les ruines de Pompéi. C’est alors qu’il passe progressivement des ruines modernes dans la ville antique telle qu’elle était au Ier siècle. Là il rencontre celle dont il rêvait, la belle Arria Marcella, morte dans l’éruption du Vésuve. Et la force de l’amour d’Octavien est telle qu’elle permet à cette morte de retrouver un moment les couleurs et les désirs de la vie.
Dans La Cafetière, Théodore est endormi dans une pièce dont les murs sont ornés d’une tapisserie et de tableaux anciens. Alors tous les personnages des tableaux s’animent et font revivre une réception d’autrefois. Théodore y participe et danse avec Angela, une femme d’une très grande beauté, qui lui fait connaître un bonheur ineffable.
Dans Omphale, c’est encore le même thème. Le narrateur loge dans un pavillon à la décoration rococo, avec une tapisserie représentant une marquise et son époux sous les traits d’Ulysse et d’Omphale. Plusieurs nuits de suite la marquise, morte depuis longtemps, descend de sa tapisserie pour faire l’amour avec le jeune garçon.
Toutes ces nouvelles expriment à leur manière une révolte contre l’idée d’une mort définitive. Elles expriment le refus d’admettre que des femmes qui ont incarné une Beauté quasi céleste ne subsistent que sous la forme de cendres ou de lambeaux immondes. D’où ce rêve fantastique de la possibilité d’une remontée du passé dans le présent, en profitant d’une fissure accidentelle dans le mur du temps.
Mais tout cela n’est qu’illusion. De plus, celui qui vit une telle expérience brave un interdit ; c’est pourquoi, dans les nouvelles de Gautier, quelqu’un intervient toujours pour faire cesser ce qui est perçu comme un scandale :
Dans Omphale, c’est l’oncle du narrateur qui, après avoir découvert les relations coupables de son neveu avec la marquise, décroche la tapisserie et la roule pour la mettre au grenier.
Dans Arria Marcella, c’est le père de la femme morte dans l’éruption qui, découvrant sa fille et Octavien passionnément enlacés, prononce une formule d’exorcisme qui renvoie Arria Marcella dans la mort et Octavien dans l’enfer du XIXe siècle.
Dans La Morte amoureuse, c’est un ami de Romuald, Sérapion, qui, excédé de le voir s’abandonner aux caresses de la morte amoureuse, l’oblige à aller ouvrir le cercueil de celle qui fut Clarimonde. Le corps, aspergé d’eau bénite, tombe aussitôt en poussière, ce qui rendra impossible toute nouvelle communication entre les deux amants.
La mélancolie noire
Cette impossibilité pour l’homme d’échapper à l’engluement dans son corps, dans son temps et dans le Temps, c’est sans doute l’origine de la "mélancolie noire" qui minait Théophile Gautier. C’est là sans doute cette" idée secrète" qu’il ne souhaitait pas exprimer trop clairement, et qu’il dissimulait par ses bouffonneries.
Baudelaire a confirmé que Gautier était souvent pris par le vertige et l’horreur du néant. Et de fait, il y a, dans son œuvre, beaucoup de "memento mori" et une véritable obsession de la mort, même si celle-ci n’apparaît pas immédiatement : "Mes vers — dit-il — sont les tombeaux tout brodés de sculptures, / Ils cachent un cadavre, et sous leurs fioritures / Ils pleurent bien souvent en paraissant chanter". [26].
Cette mélancolie commence par la crainte de son propre vieillisement. Dans le poème Dernier vœu : Gautier a pris conscience que Carlotta Grisi, la tant aimée, approche de la cinquantaine, alors que lui-même a déjà cinquante-cinq ans : aussitôt l’idée de la mort s’installe dans son esprit.
Voilà longtemps que je vous aime :
l’aveu remonte à dix-huit ans !
Vous êtes rose, je suis blême ;
j’ai les hivers, vous les printemps.
Des lilas blancs de cimetière
près de mes tempes ont fleuri ;
j’aurais bientôt la touffe entière
pour ombrager mon front flétri.
Mon soleil pâli qui décline
va disparaître à l’horizon,
et sur la funèbre colline
je vois ma dernière maison.
Oh ! que de votre lèvre il tombe
sur ma lèvre un tardif baiser,
pour que je puisse dans ma tombe
le cœur tranquille reposer.¡Emaux et Camées, "Dernier voeu", éd. Bartillat, p. 564]
Gautier déchiffre-t-il la célèbre formule "vulnerant omnes, ultima necat" sur le cadran solaire de l’église d’Urrugne, il écrit son poème L’Horloge : "Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève" [27].

Le cadran solaire de l'église d'Urrugne (Pyrénées-Atlantiques)
Toute une partie de l’œuvre de Gautier évoque les "vanités" de l’art baroque, ces tableaux dans lesquels un crâne décharné évoque la précarité de la vie humaine et l'inanité des biens terrestres. Dans un long poème, La Comédie de la Mort, Gautier a tenté d’exorciser sa peur :
C’est ici que l’énigme est encor sans Œdipe
et qu’on attend toujours le rayon qui dissipe
l’antique obscurité.
C’est ici que la Mort propose son problème
et que le voyageur, devant sa face blême,
recule épouvanté.[Premières poésies, "La Comédie de la Mort" VI, éd. Bartillat, p. 164.]
Obsédé par des images de la mort, Gautier pense, avec horreur, que les cadavres, dans leur tombe, continuent de percevoir des sensations ; et, dans ce poème, il imagine un hymen atroce entre une belle trépassée et le ver qui commence à ronger son corps. [28]
Gautier avait été fasciné par les tableaux du peintre espagnol Juan Valdés Leal, qu’il avait vus à l’hôpital de la Caridad à Séville et qui rappellent que tout se termine par la corruption des corps.
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Valdès Leal, Finis gloriae mundi (Séville) |
Valdès Leal, In ictu oculi (Séville) |
Hélas ! depuis le temps que le vieux monde dure,
nous la savons assez, cette vérité dure,
sans nous montrer, Valdès, ce cauchemar affreux,
ce masque au nez de trèfle, aux grands orbites creux,
trous ouverts sur le vide, et qui font voir dans l’ombre
les abîmes béants de l’éternité sombre ![Premières poésies, "Deux tableaux de Valdès Léal", éd. Bartillat, p. 425]
THÉOPHILE GAUTIER LE “POETE IMPECCABLE”
On comprend donc qu’il y avait chez Gautier tous les ingrédients d’une possible révolte : révolte contre la société, révolte contre la condition humaine, révolte contre la mort. Toutefois, quels que fussent ses sentiments, il a vite renoncé à en faire étalage dans son oeuvre. Le romantisme était passé de mode et lui-même considérait ce déballage intime comme plutôt dégradant. C’est d’ailleurs cette volonté de rester digne qui lui a valu l’admiration des Goncourt et de Baudelaire.
Baudelaire l’a approuvé de n’avoir pas pris position sur les problèmes de son époque, de s’être enfermé dans une sorte de dédain aristocratique : "Récriminer — dit Baudelaire — faire de l'opposition et même réclamer la justice, n'est-ce pas s'emphilistiner quelque peu ?" [29]. Et c'est pourquoi il a vu en Gautier "un poète impeccable, un parfait magicien ès lettres françaises".
Les Goncourt, eux aussi, ont vu, en Gautier "un parfait homme de lettres" et ont approuvé son refus du sentimentalisme : "C'est donner dans l’idiotisme bourgeois à propos de la poésie que de lui demander du sentimentalisme ! La poésie, ce n’est pas ça. C’est une goutte de lumière dans un diamant, des mots rayonnants, le rythme et la musique des mots. Ça ne prouve rien, ça ne raconte rien, une goutte de lumière !" [30].
L’art pour l’art
Donc, pour Gautier, comme pour Baudelaire, l’Art doit n’avoir d’autre fin que lui-même ; il ne doit pas se confondre avec la réflexion philosophique, le discours politique ou un quelconque humanitarisme social ou religieux. On reconnaît là la fameuse doctrine de "l’Art pour l’Art".
L'art pour l'art signifie, pour les adeptes, un travail dégagé de toute préoccupation autre que celle du beau en lui-même. Ce qui a été exécuté dans une autre intention que de satisfaire aux éternelles lois du beau ne saurait avoir de valeur dans l'avenir. Que les artistes se gardent donc bien de s'atteler au service d'une école de philosophie ou d'une coterie politique, qu'ils laissent les fourgons chargés de théories embourbés dans leurs profondes ornières. Les vers d'Homère, les statues de Phidias, les peintures de Raphaël ont plus élevé l'âme que tous les traités des moralistes. Ils ont fait concevoir l'idéal à des gens qui d'eux-mêmes ne l'auraient jamais soupçonné et introduit cet élément divin dans des esprits jusque-là matériels. L'art pour l'art veut dire non pas la forme pour la forme, mais bien la forme pour le beau.
[Gautier, "Du beau dans l’art", L’art moderne]
Et si l’on veut trouver ailleurs une profession de foi de Gautier poète, il faut relire ce qu’il a écrit dans Le Triomphe de Pétrarque.
Sur l'autel idéal entretenez la flamme.
Guidez le peuple au bien par le chemin du beau,
par l’admiration et l’amour de la femme.
Que votre poésie, aux vers calmes et frais,
soit pour les cœurs souffrants comme ces cours d’eau vive
où vont boire les cerfs dans l’ombre des forêts.
Faites de la musique avec la voix plaintive
de la création et de l’humanité,
de l’homme dans la ville et du flot sur la rive.[Premières poésies, "Le triomphe de Pétrarque", éd. Bartillat, p. 208]
La célébration du monde visible
Alors, de quoi la poésie de Gautier est-elle faite ? Dans le roman d’Oscar Wilde, Dorian Gray explique que Gautier était "un homme pour qui le monde visible existe", qu’il a consacré une grande partie de son talent à une "célébration du monde visible". [31] En effet, dans le monde qui l’entoure, il s’efforce d’individualiser les choses, de les détailler avec un soin minutieux, dans une langue qui emprunte beaucoup au vocabulaire de la peinture et du dessin. Ce qu'il veut, c’est restituer les sensations, les impressions morales que produit sur nous le monde. Son œuvre est comme une célébration du quotidien. Baudelaire l'avait bien compris lorsqu’il dit : "Gautier a exprimé, sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain". [32]
Ainsi sont nés des petits textes ciselés avec soin — émaux et camées — qui veulent seulement donner l’impression de la beauté.
La nue
A l'horizon monte une nue,
sculptant sa forme dans l'azur.
On dirait une vierge nue
émergeant d'un lac au flot pur.
Debout dans sa conque nacrée,
elle vogue sur le bleu clair,
comme une Aphrodite éthérée,
faite de l'écume de l'air.
On voit onder en molles poses
son torse au contour incertain,
et l'aurore répand des roses
sur son épaule de satin.
Ses blancheurs de marbre et de neige
se fondent amoureusement
comme, au clair-obscur du Corrège,
le corps d'Antiope dormant…[Emaux et Camées, "La nue", éd. Bartillat, p. 557]
Le laurier du Généralife
Dans le Generalife, il est un laurier-rose,
gai comme la victoire, heureux comme l'amour.
Un jet d'eau, son voisin, l'enrichit et l'arrose :
une perle reluit dans chaque fleur éclose,
et le frais émail vert se rit des feux du jour.
Il rougit dans l'azur comme une jeune fille :
ses fleurs, qui semblent vivre, ont des teintes de chair ;
on dirait, à le voir sous l'onde qui scintille,
une odalisque nue attendant qu'on l'habille,
cheveux en pleurs, au bord du bassin au flot clair.
Ce laurier, je l'aimais d'une amour sans pareille.
Chaque soir, près de lui, j'allais me reposer.
A l'une de ses fleurs, bouche humide et vermeille,
je suspendais ma lèvre, et parfois, ô merveille !
j'ai cru sentir la fleur me rendre mon baiser...[Premières poésies, "España", éd. Bartillat, p. 415]
Venise, poème que cite Oscar Wilde cite dans le Portrait de Dorian Gray (1890) :
Sur une gamme chromatique,
le sein de perles ruisselant,
la Vénus de l’Adriatique
sort de l’eau son corps rose et blanc.
Les dômes, sur l’azur des ondes,
suivant la phrase au pur contour,
s’enflent comme des gorges rondes
que soulève un soupir d’amour.
L’esquif aborde et me dépose,
jetant son amarre au pilier,
devant une façade rose,
sur le marbre d’un escalier.[Emaux et Camées, "Sur les lagunes", éd. Bartillat, p. 457]
La musique
L’aboutissement de cette entreprise poétique, c’est évidemment la musique. Il faut savoir que Théophile Gautier est de tous les poètes romantiques celui dont les textes ont été le plus choisis pour être mis en musique : on connaît environ 540 adaptations musicales dues à 270 compositeurs, parmi lesquels on trouve Berlioz, Offenbach, Bizet, Massenet, d'Indy, de Falla, etc…
C’est dès 1834 que Berlioz a mis en musique Les Nuits d’été de Gautier, une suite de six poèmes, parmi lesquels Le Spectre de la Rose :
Soulève ta paupière close
qu’effleure un songe virginal ;
je suis le spectre d’une rose
que tu portais hier au bal.
Tu me pris encore emperlée
des pleurs d'argent de l'arrosoir,
et parmi la fête étoilée
tu me promenas tout le soir.O toi qui de ma mort fus cause,
sans que tu puisses le chasser,
toutes les nuits mon spectre rose
à ton chevet viendra danser.
Mais ne crains rien : je ne réclame
ni messe ni “De Profundis”.
Ce léger parfum est mon âme,
et j'arrive du paradis.Mon destin fut digne d'envie ;
et pour avoir un trépas si beau
plus d'un aurait donné sa vie,
car j'ai ta gorge pour tombeau.
Et sur l'albâtre où je repose
un poète avec un baiser
écrivit : Ci-gît une rose
que tous les rois vont jalouser.[Premières poésies, éd. Bartillat, p. 260.].

CARICATURES ET PORTRAITS
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par Hippolyte Mailly, 1865 |
par Hippolyte Mailly, Le Hanneton, 3 mai 1867 |
par B. Roubaud, Le Charivari, 19 juillet1839 |
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par Nadar |
par Nadar, Journal Amusant, 1858 |
par Nadar |
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par Clésinger |
par Nadar |
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photographie par Bertall, 1860 |
Berizzi, dessin d'après une photographie |
Timbre 1972 |
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NOTES
1. Gautier, "Victor Hugo".
2. Louis Boulanger (1806-1867), auteur de Supplice de Mazeppa, Balzac en robe de moine, La Ronde du sabbat (lithogr.) — Eugène Deveria (1805-1865), auteur de La Naissance de Henri IV.
3. Les Jeunes-France, Le Bol de punch, I, 158.
4. Reliquiae, p. 586
5. Goncourt, Journal, 13 déc. 1857, I, 319 + 31 déc. 1872, II, 535.
6. Goncourt, Journal, 1er dec. 1895, III, 1199.
7. Adolphe Hervier (1818-1879).
8. Autres visites des Goncourt à Neuilly : 17/07/63 + 29/06/66.
9. Balzac, lettre du 16 octobre 1838 à Mme Hanska.
10. Lettre à James Joyce, juin 1920.
11. "Gautier vu par Henry James", Poésies, p. 857.
12. Joseph Méry (1797-1866), journaliste, romancier, poète, auteur dramatique et librettiste.
13. Goncourt, Journal, 2 déc. 1868, II, 184.
14. Goncourt, Journal, 11 mai 1863, I, 966.
15. Voir lettre à Sainte-Beuve du 16/11/1863.
16. Goncourt, Journal, 09 nov. 63, I, 1029.
17. John Martin (1789-1854).
18. Préface de Jeunes-France, I, 13.
19. Mademoiselle de Maupin, chap. VI, I, 332.
20. Le dénouement de ce roman est peut-être une image dérisoire de Gautier lui-même, qui, amoureux de la belle Carlotta Grisi, avait finalement épousé sa très banale sœur. "Toute la vie de Gautier a été détraquée par cette méprise : allant chez Carlotta Grisi, il s’est trompé de porte, est entré chez Ernesta, lui a oublié quelques enfants dans le vagin, qui l’ont mené devant monsieur le maire. On croit d’ailleurs qu’avec Carlotta Théo fut condamné au platonisme, étant de sa nature très maladroit avec les femmes un peu distinguées et ne se trouvant à l’aise qu’avec les femmes-servantes, les maîtresses domestiques, ainsi que le fut pour lui Ernesta." (Goncourt, Journal, 13 déc. 1857, I, 319 + 31 déc. 1872, II, 535).
21. Lettre à Sainte-Beuve du 16 nov. 1863.
22. Goncourt, Journal, 23 nov. 1863, I, 1033.
23. Emaux et Camées, p. 444.
24. Les "spectres du Brocken" sont produits par l'ombre d'un objet ou d'une personne projetée sur le brouillard et entourée d'une sorte d'arc-en-ciel.
25. Hamlet, fin de I, 5.
26. Premières poésies, "La Comédie de la Mort", p. 141.
27. Premières poésies, "L'Horloge", p. 372.
28. Premières poésies, "La Comédie de la Mort" IV, p. 156. "Il est des trépassés de diverse nature : / aux uns la puanteur avec la pourriture, / le palpable néant, / l'horreur et le dégoût, l'ombre profonde et noire / et le cercueil avide entrouvrant sa mâchoire / comme un monstre béant."
29. Baudelaire, L'Art romantique, Théophile Gautier, p. 1024.
30. Goncourt, Journal, 22 juin 1863, I, 976
31. O. Wilde, Le portrait de Dorian Gray, voir chap. 9 et 14.
32. Baudelaire, L'Art romantique, Théophile Gautier, p. 1104.


































