<== Retour


Titre général


1- Diderot et ses comptes rendus des Salons du Louvre
2- Diderot de Boucher à David, entre la peinture de genre et la peinture académique
3- Diderot et l'émotion artistique
4- Diderot et l'avenir de la peinture


Denis Diderot est né il y a 300 ans, précisément le 5 octobre 1713. C’est donc l'occasion de lui rendre hommage. Mais l’œuvre de Diderot est un monde. Quel Diderot fallait-il évoquer ? Le directeur de l’Encyclopédie ? Le philosophe ? Le romancier ? L’homme de théâtre ? Nous avons choisi de privilégier le Diderot critique d’art, le Diderot auteur des Salons. Pour quelle raison ?  Parce que, dans ces textes plus que dans les autres, il nous montre les mille facettes de sa personnalité, parce qu’il nous livre ses réactions spontanées, parce qu’il y parle de tout – des tableaux bien sûr, des artistes – mais aussi et surtout de lui-même, et cela avec la plus grande spontanéité, avec le plus grand naturel.

Evidemment la tâche n’est pas simple. En effet tout le monde reconnaît qu’il n'est pas facile de déterminer quels ont été les goûts de Diderot en matière d'art. Lui même avouait que, natif de Langres, il était resté un de ces Langrois dont la tête, comme une girouette, n'est jamais fixe dans un point. Toutefois il a dit aussi que le séjour dans la capitale l'avait un peu corrigé et rendu plus constant dans ses goûts. On veut bien le croire, mais cette constance n’apparaît pas toujours dans les comptes rendus qu’il faisait des Salons.


– I –

Titre Salons


Salons

Comment Diderot a-t-il été amené à écrire ses Salons ? Tous les deux ans, en septembre, l’Académie royale de peinture organisait, dans le Salon carré du Louvre, une exposition des œuvres de ses membres. Comme on le voit sur des représentations du Salon par Saint-Aubin ou Martini, les tableaux étaient accrochés serrés les uns contre les autres et sur plusieurs niveaux en hauteur, de telle sorte que certains étaient difficilement discernables.


Grimm

C'est celui qui se faisait appeler le baron Grimm qui a demandé à Diderot de rendre compte de ces expositions des peintres contemporains. En effet Grimm avait lancé une chronique de la vie intellectuelle parisienne, intitulée Correspondance littéraire, philosophique et critique. C’était un périodique, manuscrit, qui était envoyé seulement à une quinzaine d'abonnés étrangers, parmi lesquels Catherine de Russie.


Livret 1

Entre 1759 et 1781, Diderot a donc assuré, avec beaucoup de sérieux, le compte rendu de neuf salons sur douze. Pour cela, il se fondait sur le Livret imprimé qui était préalablement distribué aux visiteurs de l’exposition.


Livret 2

Pendant sa visite, il griffonnait sur le livret quelques notes et de vagues croquis. Puis, une fois de retour à la maison, il développait son texte. C’était bien sûr un exercice difficile, parce qu’il devait rédiger ses critiques alors qu’il n’avait plus l’œuvre sous les yeux et alors qu’il écrivait pour des gens qui ne la verraient sans doute jamais.


Vacheries

Dans ses comptes rendus des Salons – qui n'étaient pas destinés au grand public – Diderot avait toute liberté. C'est pourquoi il s’y livre à une critique souvent féroce des nombreuses "croûtes" qui encombraient ces expositions du Louvre. Un des plaisirs, pour nous, de la lecture des Salons, c’est ce qu’on pourrait appeler les "vacheries" de Diderot .

• Ce portrait est détestable: cet homme-là n'a donc point d'amis qui lui disent la vérité ?

• A effacer avec la langue pour avoir osé peindre des dieux sans en avoir d’idée

• Dites-moi, pourquoi êtes-vous peintre ? Il y a tant d’autres états dans la société où la médiocrité même est utile.

• Froide et mauvaise miniature ; mauvais salmis, qui n’en vaut pas un de bécasses.

• On dirait, cher monsieur, que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches.


Clairon

A propos du tableau de Carle Vanloo représentant Mademoiselle Clairon dans le rôle de Médée, il écrit :

Enfin nous l'avons vu, ce fameux tableau de Jason et Médée. O mon ami, la mauvaise chose…! C'est une décoration théâtrale avec toute sa fausseté ; un faste de couleur qu'on ne peut supporter; un Jason d'une bêtise inconcevable…


Vian Piscine

Ou bien, à propos du tableau de Joseph Marie Vien, Guérison d'un infirme à la piscine de Bethesda, qu’il a découvert en visitant le Salon de 1759 avec son amie Sophie Volland :

Le Christ y a l'air benêt comme de coutume. Et le malade assis par terre est vigoureux et gras : ma Sophie a bien raison quand elle dit que, s'il est malade, il faut que ce soit d'un cor au pied ! [195]


Armide

A propos du Renaud et Armide présenté par son ami Lagrenée au Salon de 1767 :

J’enrage. Je crois que si ce maudit Lagrenée était là, je le battrais. Chienne de bête, si tu n’as point d’idées, que n’en vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui t’aiment, qui estiment ton talent et qui t’en souffleraient. Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud, gros valet, joufflu, rebondi, sans grâce, sans finesse. Armide, à l’avenant. Scène insipide d’opéra. Ni esprit, ni dignité, ni passion, ni poésie, ni mensonge, ni vérité. Maître Lagrenée, vous n’avez donc pas la moindre idée de la coquetterie, des artifices d’une femme perfide qui cherche à tromper, à séduire, à retenir, à réchauffer un amant ; vous n’avez donc jamais vu couler ces larmes de crocodile…  [567]


Psyché

Deux ans plus tard, dans l’exposition de 1769, il y avait un autre tableau du même Lagrenée sous le titre Psyché surprenant l’Amour endormi. Devant ce tableau, Diderot dit qu’il a l’impression de voir un gamin qui a la jaunisse et qu’une garde-malade vient réveiller pour lui administrer un lavement.  [838]


Suzanne

La lecture des Salons nous permet aussi de retrouver ce Diderot libertin que nous aimons bien, ce Diderot qui, comme il l’avoue lui-même, n’avait rien d’un "capucin" et qui ne se privait pas de regarder certaines œuvres d’un œil un peu grivois. Même si le tableau était mauvais, il ne lui déplaisait pas d’attarder son regard sur les jeunes femmes qui avaient posé, par exemple, pour quelque "Vénus”. Lorsqu’on lui montre une Suzanne dénudée convoitée par les deux vieillards, il reconnaît qu’il n’a pas la réaction vertueuse attendue : "Je regarde Suzanne et, loin de ressentir de l’horreur pour les vieillards, peut-être ai-je désiré d’être à leur place". [1020]


Vien Amour

Le tableau de Joseph-Marie Vien intitulé La marchande d’Amours montre une marchande à la toilette, en réalité une entremetteuse, qui propose à une jeune femme un petit Amour qu’elle vient de sortir de son panier. Et Diderot ne manque pas d’insister sur le sens érotique de l'œuvre ; il souligne le geste indécent du petit Amour papillon, geste complété par celui de la suivante, qui, dit-il, "dévore des yeux toute la jolie couvée".

L’Amour a la main droite appuyée au pli de son bras gauche qui, en se relevant, indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet. Et puis cette suivante qui, d’un bras qui pend nonchalamment, va – de distraction ou d’instinct – relever avec l’extrémité de ses jolis doigts le bord de sa tunique, à l’endroit…. [252]


Greuze Oiseau

Devant la Jeune fille pleurant son oiseau mort de Jean-Baptiste Greuze, Diderot tient à mettre en lumière un sens qui aurait pu échapper à un visiteur ingénu du Salon de 1765. Bien sûr, dit-il, ce n’est pas son oiseau que pleure cette jeune fille ; ce qu’elle pleure, c’est évidemment sa virginité qu’elle vient de perdre. Et voilà Diderot qui engage un dialogue avec cette "enfant en peinture", un Diderot qui joue le rôle d’un confesseur plein d’indulgence, pour avouer finalement qu’il ne lui déplairait pas trop d’avoir été à la place du garçon.

Çà, petite, ouvrez-moi votre cœur, parlez-moi vrai. Est-ce la mort de cet oiseau qui vous retire si fortement et si tristement en vous-même ?… Vous baissez les yeux, vous ne me répondez pas. Vos pleurs sont prêts à couler. Je ne suis pas père, je ne suis ni indiscret, ni sévère. Eh bien, je le conçois, il vous aimait, il vous le jurait et le jurait depuis si longtemps ! Il souffrait tant ! Le moyen de voir souffrir ce qu'on aime !…
Et laissez-moi continuer; pourquoi me fermer la bouche de votre main ? Ce matin-là, par malheur, votre mère était absente. Il vint, vous étiez seule. Il était si beau, si passionné, si tendre, si charmant ; il avait tant d'amour dans les yeux, tant de vérité dans les expressions ! il disait de ces mots qui vont si droit à l'âme ! Votre mère ne revenait toujours point; ce n'est pas votre faute, c'est la faute de votre mère… »
Mais, mon ami, ne riez-vous pas, vous, d'entendre un grave personnage s'amuser à consoler une enfant en peinture de la perte de son oiseau, de la perte de… tout ce qu'il vous plaira ? Mais aussi voyez donc qu'elle est belle ! qu'elle est intéressante! Je n'aime point à affliger ; malgré cela, il ne me déplairait pas trop d'être la cause de sa peine.
[381]


Cochin Ecole

Bien sûr, on pourrait être tenté de ne pas prendre trop au sérieux les jugements critiques de ce Diderot ou sarcastique ou libertin. On aurait tort, car Diderot avait une réelle compétence en matière d’art et, s’il était souvent sévère, il était tout à fait autorisé à montrer une telle sévérité. En effet, quand Grimm lui avait demandé de rendre compte du Salon de 1759, il était bien préparé à cette tâche. Il avait beaucoup lu et il avait déjà publié, dans l’Encyclopédie, deux articles importants, l’un sur le Beau, l’autre sur la Composition en peinture. Et puis il avait l’habitude de fréquenter les artistes; il allait les voir au travail dans leur atelier et, là, il s’attachait à développer ses facultés visuelles.


Isabey

Mais c’est surtout la fréquentation des expositions qui lui a permis d’acquérir ces compétences. C’est ce qu’il constate dans les premières lignes du Salon de 1765 :

Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, c’est à vous, mon ami Grimm, que je les dois. Sans vous, j’aurais suivi, au Salon, la foule des oisifs ; j’aurais accordé comme eux un coup d’œil superficiel et distrait aux productions de nos artistes ; d’un mot j’aurais jeté dans le feu un morceau précieux ou porté jusqu’aux nues un ouvrage médiocre, approuvant, dédaignant sans rechercher les motifs de mon engouement ou de mon dédain. C’est la tâche que vous m’avez proposée qui a fixé mes yeux sur la toile et qui m’a fait tourner autour du marbre. J’ai donné le temps à l’impression d’arriver et d’entrer. J’ai ouvert mon âme aux effets ; je m’en suis laissé pénétrer. J’ai interrogé l’artiste et j’ai compris ce que c’était que finesse de dessin et vérité de nature ; j’ai conçu la magie des lumières et des ombres ; j’ai connu la couleur ; j’ai acquis le sentiment de la chair. [291]


– II –

Titre 2

Pendant environ vingt années, entre 1760 et 1780, Diderot a suivi, salon après salon, la production des peintres français. A cette époque restait importante la distinction entre ce qu’on appelait le "grand goût" et le "petit goût", c’est-à-dire entre la peinture historique, mythologique, religieuse, et ce qu’on appelait la "peinture de genre", celle-ci étant considérée comme inférieure par ces messieurs de l'Académie, mais pourtant toujours bien représentée dans les différents Salons.
Ces vingt années ont marqué le passage entre le genre dit "rococo" et le néo-classicisme. Mais c’est seulement dans son dernier Salon, en 1781, que Diderot a pu découvrir huit tableaux d’un nouveau venu, âgé alors de 33 ans, Jacques-Louis David, un nouveau venu pour lequel il a affiché aussitôt son admiration, mais sans sentir peut-être que ce retour à la vertu et à la simplicité de l'antique était la voie dans laquelle la peinture allait s’engager au début du siècle suivant.


Boucher Diane

Mais revenons au Salon de 1759. Cette année-là Diderot a dû aller à l'encontre de l’engouement du public pour les peintres "rococo", comme Boucher et Fragonard. Ce qui est sûr, c’est que Diderot n’aimait pas François Boucher.

Cet homme a tout, excepté la vérité. Son élégance, sa mignardise, sa galanterie romanesque, sa coquetterie, son goût, sa facilité, sa variété, son éclat, ses carnations fardées, sa débauche doivent captiver les petits-maîtres, les petites femmes, les jeunes gens, les gens du monde, la foule de ceux qui sont étrangers au vrai goût, à la vérité, aux idées justes, à la sévérité de l’art. Comment résisteraient-ils au saillant, au libertinage, à l’éclat, aux pompons, aux tétons, aux fesses de Boucher ? [205]


Boucher Jardinière

En découvrant, en 1765, la Jardinière endormie de Boucher, Diderot n’a eu qu’une envie : bouter ce tableau hors du Salon.

C’est l’image d’un délire. A droite, sur le devant, la bergère – Catinon ou Favart – couchée et endormie, avec une bonne fluxion sur l’œil gauche (pourquoi aussi s’endormir dans un lieu humide ?), un petit chat sur son giron. En face de la dormeuse, un berger, debout, qui la contemple ; il en est séparé par une petite barricade rustique. Il porte d’une main un panier de fleurs, de l’autre il tient une rose. Cette rose à la main du paysan, n’est-elle pas d’une platitude inconcevable ? Et pourquoi ce benêt-là ne se penche-t-il pas, ne prend-il pas, ne se dispose-t-il pas à prendre un baiser, sur une bouche qui s’y présente ? [313]


Odalisque

Devant l’Odalisque brune, toujours de Boucher, Diderot s'indigne de son caractère quasi pornographique :

N'avons-nous pas vu au Salon une femme toute nue, étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l'attitude la plus facile, la plus commode, à ce qu'on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse… N'en déplaise à Boucher – qui n'avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme, d'après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse – je dis que, si j'avais eu voix dans ce chapitre-là, je n'aurais pas balancé à lui représenter que –  si, grâce à ma caducité et à la sienne, ce tableau était innocent pour nous – il était très propre à envoyer mon fils, au sortir de l'Académie, dans la rue Fromenteau, qui n'en est pas loin, et de là chez Louis ou chez Keyser; ce qui ne me convenait nullement. [Note : on allait rue Fromenteau pour rencontrer des prostituées et chez Keyser pour se procurer des dragées contre la vérole.] [725]


Essaim d'amours

Et puis il y avait Fragonard, Jean-Honoré Fragonard, autre peintre "rococo". Au Salon de 1767, Diderot a accablé le peintre pour son tableau intitulé L’Essaim d’Amours.

C’est une belle et grande omelette d’enfants dans le ciel. Il y en a par centaines, tous entrelacés les uns dans les autres, têtes, cuisses, jambes, corps, bras, avec un art tout particulier. Mais cela est sans force, sans couleur, sans profondeur, sans distinction de plans. J’aurais attendu de cet artiste quelque effet piquant de lumière, et il n’y en a point. Monsieur Fragonard, cela est diablement fade. Belle omelette, bien douillette, bien jaune et bien brûlée.  [755]


Coresus

Pour être juste, il faut dire que Diderot avait apprécié ce morceau de réception de Fragonard, Corésus et Callirhoé, avec sa mise en scène très théâtrale. En effet, s’il était résolument hostile à la peinture dite "rococo", il était resté attaché à la tradition académique du "grand goût", aux scènes mythologiques, bibliques, antiques, allégoriques. Toutefois, pour ce type de peinture, trop souvent conventionnelle, il avait de grandes exigences, des exigences de vraisemblance et de vérité. Il était intransigeant sur la justesse des détails, sur la composition, sur l’harmonie des attitudes des personnages, sur le choix des couleurs et de la lumière.


Vénus Madeleine etc

Ce qu’il ne supportait pas, dans cette peinture académique, c’est surtout l’affadissement des grands héros de la mythologie ou des personnages des Écritures saintes. Il se moquait de ces Vénus qui ressemblaient trop à la pauvre fille que le peintre avait prise pour modèle ; il raillait ces Jupiter aux joues roses, ces Adonis livides ou ces Marie-Madeleine improbables.


Vénus Vulcain

Dans le Mars et Vénus surpris par Vulcain, un tableau présenté par Lagrenée au Salon de 1769, il trouve que Vénus a l'air d'une catin, Mars d'un efféminé et Vulcain d'un cocu mesquin : "Où est le désordre ? où est la chaleur de la passion ? Qu’on m’ôte cela et que je ne le revoie pas davantage." [837]


Charité romaine

Dans le Salon de 1765, le public avait pu comparer deux Charité romaine, l’une par Lagrenée, l’autre par Jean-Jacques Bachelier. Le thème – qui avait déjà été traité par Rubens en 1612 – vient de Valère-Maxime : celui-ci raconte que Cimon, qui risquait de mourir de faim dans sa prison, était visité régulièrement par sa fille Péro, qui, en cachette, lui donnait le sein pour le nourrir de son lait.

• Chez Lagrenée, Diderot trouve que la femme est trop jeune, trop belle, le vieillard trop sain et trop vigoureux : "Je ne veux point que ce soit une jeune femme : il faut une femme au moins de trente ans, vêtue d’une étoffe grossière et commune ; qu’elle n’ait pas de beaux tétons bien ronds, mais de bonnes, grosses et larges mamelles, bien pleines de lait. Le vieillard est trop beau, trop frais, plus en chair que s’il avait eu deux vaches à son service ; il n’a pas l’air d’avoir souffert un moment et, si cette jeune femme n’y prend garde, il finira par lui faire un enfant."  [329]
• Même réaction critique devant le tableau de Bachelier : "La femme a la physionomie bizarre de l’enfant d’une Mexicaine qui a couché avec un Européen, et où les traits caractéristiques des deux nations sont brouillés. Ayant trop voulu que le vieillard fût maigre, sec et décharné, moribond, on l’a rendu hideux à faire peur. Enfin la position de ce vieillard n’est pas très commode pour cette action."  [338]


Saint Benoît

Diderot a plutôt bien apprécié le tableau de Jean-Baptiste Deshays (actuellement au musée d’Orléans) qui montre Saint Benoît mourant recevant le viatique. Toutefois, il ne peut s’empêcher de critiquer l’attitude de saint Benoît, qui lui paraît trop droit, trop ferme sur ses genoux, qui n’a pas assez l’air d’un mourant. Alors, comme cela lui arrive souvent, il refait le tableau à son idée :

Je demande si, malgré la pâleur de son visage, on ne lui accorde pas plusieurs années de vie. Je demande s’il n’eût pas été mieux que ses membres se fussent dérobés sous lui, qu’il eût été soutenu par deux ou trois religieux, qu’il eût eu les bras un peu étendus, la tête renversée en arrière, avec la mort sur les lèvres et l’extase sur le visage.  [215]


Essais peinture

Donc Diderot était resté attaché à la grande peinture académique, même si les œuvres contemporaines le décevaient très souvent. Mais son mérite a été de reconnaître l’intérêt de ce qu’on appelait alors, avec un peu de condescendance, la "peinture de genre". Il s’agit d’une peinture qui cherche, comme il le dit, la "vérité de nature", et qui la cherche essentiellement dans des objets, des paysages ou des portraits. Cette idée apparaît nettement dès 1765 dans ses Essais sur la peinture.


Baudouin Modèle

Diderot avait bien conscience du caractère artificiel de ces œuvres conçues entièrement en atelier et il ne cesse de dire qu’un peintre, pour prendre appui sur la réalité, doit quitter cet atelier et aller au moins dans les rues pour observer des hommes dans des attitudes naturelles.

Toutes ces positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées, toutes ces actions froidement et gauchement exprimées par un pauvre diable – et toujours par le même pauvre diable – gagé pour venir, trois fois la semaine, se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur, qu’ont-elles de commun avec les positions et les actions de la nature ? Cent fois, j’ai été tenté de dire aux jeunes élèves que je trouvais sur le chemin du Louvre avec leurs portefeuilles sous le bras : Mes amis, laissez-moi cette boutique de manière.

Artiste

Allez-vous en aux Chartreux, et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête : allez à la paroisse, rôdez autour des confessionnaux et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain, allez à la guinguette, et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère. Cherchez les scènes publiques ; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie.  [469]

Plus les années passaient, plus Diderot était persuadé que le mérite d’un artiste était non pas, comme on disait à cette époque, d’embellir la nature, mais plutôt de "faire ressemblant". Déjà, lors du Salon de 1765, devant des paysages d’Antoine Le Bel, il avait écrit : "Un paysagiste est un peintre en portrait qui n’a guère d’autre mérite que de faire très ressemblant". [354]



Régley

Et lors du Salon de 1769, il s'était senti conforté dans cette idée en s’arrêtant devant les portraits de son ami Maurice Quentin de La Tour, particulièrement devant ce portrait de l’abbé Régley – fondateur et curé de l’église de Saint-Sulpice – un pastel qui se trouve au musée d’Orléans.

La Tour me confia que la fureur d’embellir et d’exagérer la nature s’affaiblissait à mesure qu’on acquérait plus d’expérience et d’habileté, et qu’il venait un temps où on la trouvait si belle, si une, si liée – même dans ses défauts – qu’on penchait à la rendre telle qu’on la voyait. Mais venons-en aux morceaux de cet artiste : quatre chefs-d’œuvre renfermés dans un châssis de sapin, quatre Portraits. Ah ! mon ami, quels portraits ! Mais surtout celui d’un abbé ! C’était une vérité et une simplicité dont je ne crois pas avoir encore vu d’exemples : pas l’ombre de manière, la nature toute pure et sans art, nulle prétention dans la touche, nulle affectation de contraste dans la couleur, nulle gêne dans la position. C’est devant ce morceau de toile grand comme la main que l’homme qui réfléchissait s’écriait : Que la peinture est un art difficile ! et que l’homme qui n’y pensait pas s’écriait : Ô que cela est beau ! [846]


– III –

Titre Emotion

Pour Diderot, un tableau ne doit pas se considérer froidement. La peinture est là pour susciter en nous des sensations, des émotions, des réflexions. Elle doit, comme il le dit, "aller à l'âme par l'entremise des sens". Pour lui, un tableau fait appel à notre sensibilité, plus encore que la réalité qui nous entoure. Dans une lettre à Mlle de La Chaux de 1751, il écrit une phrase qui va tout à fait dans ce sens : "Je suis sûr, lui dit-il, que jamais clair de lune ne vous a autant affectée dans la nature que dans une Nuit de Vernet". De nombreux textes des Salons montrent bien que les meilleurs tableaux sollicitaient tous ses sens. Devant l’un, il dit entendre "la mer mugissant au pied d’un phare" ; devant un autre il goûte "la fraîcheur de l’eau", devant un autre il ressent "la douceur de la mousse couvrant des pierres sèches et roides".
Et il voulait que la peinture éveille aussi en lui des émotions : admiration, terreur, pathétique, ou volupté. Il écrit dans ses Essais sur la peinture : "Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m'indigner d'abord ; tu récréeras mes yeux après, si tu peux". Il répète qu'un tableau doit pouvoir atteindre une intensité aussi grande qu’un texte littéraire.


Martyre

Et puisque de fait la peinture doit permettre de "grands ébranlements de l’âme", Diderot est prêt à accepter qu'elle représente des scènes d'une grande violence, qu’elle illustre des grand crimes, tels que ceux qu’offrent en abondance les mythologies antique ou chrétienne.

Je ne hais pas les grands crimes, premièrement parce qu’on en fait de beaux tableaux et de belles tragédies ; et puis c’est que les grandes et sublimes actions et les grands crimes portent le même caractère d’énergie. Les crimes que la folie du Christ a commis et fait commettre sont autant de grands drames. Jamais aucune religion ne fut aussi féconde en crimes que le christianisme. Depuis le meurtre d’Abel jusqu’au supplice de Calas, pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée. C’est une belle chose que le crime, et dans l’histoire, et dans la poésie, et sur la toile, et sur le marbre.  [380-257]


Casanove

C’est parce qu’il aimait la violence et les convulsions que Diderot appréciait les tableaux de bataille de Casanove.

Il sort de son cerveau des chevaux qui hennissent, bondissent, mordent, ruent et combattent, des hommes qui s'égorgent en cent manières diverses, des crânes entrouverts, des poitrines percées, des cris, des menaces, du feu, de la fumée, du sang, des morts, des mourants, toute la confusion, toutes les horreurs d'une mêlée. [367]


Peintre atelier

Afin que leurs oeuvres aient assez d'intensité pour susciter ainsi de fortes émotions, Diderot demandait aux peintres non seulement ce qu'il appelle "l’enthousiasme de l'âme", mais aussi "l'enthousiasme du métier". Et l'enthousiasme du métier – c’est-à-dire la manière pour le peintre de se comporter devant sa toile – lui paraît être une condition essentielle pour l’artiste de génie.

Transportez-vous dans un atelier ; regardez travailler l'artiste. Si vous le voyez arranger bien symétriquement ses teintes et ses demi-teintes tout autour de sa palette, ou si un quart d'heure de travail n'a pas confondu tout cet ordre, prononcez hardiment que cet artiste est froid, et qu'il ne fera rien qui vaille. Ce n'est pas là l'allure du génie. Celui qui a le sentiment vif de la couleur a les yeux attachés sur sa toile ; sa bouche est entr'ouverte ; il halète ; sa palette est l'image du chaos. C'est dans ce chaos qu'il trempe son pinceau ; et il en tire l'œuvre de la création : et les oiseaux et les nuances dont leur plumage est teint, et les fleurs et leur velouté, et les arbres et leurs différentes verdures, et l'azur du ciel, et la vapeur des eaux qui les ternit, et les animaux, et les longs poils, et les taches variées de leur peau, et le feu dont leurs yeux étincellent. Il se lève, il s'éloigne, il jette un coup d'œil sur son œuvre ; il se rassied ; et vous allez voir naître la chair, le drap, le velours, le damas, le taffetas, la mousseline, la toile, le gros linge, l'étoffe grossière ; vous verrez la poire jaune et mûre tomber de l'arbre, et le raisin vert attaché au cep. [472]


Vernet Tempête appoche

En disant qu’il faut aussi au peintre l'enthousiasme de l'âme, Diderot montrait son désir de guérir l’art contemporain de ses mièvreries. Il voulait ranimer les grands enthousiasmes créateurs, même chez les peintres de paysages qui, dit-il, peuvent eux aussi connaître cette exaltation de l'esprit, cet ébranlement profond de la sensibilité qu’on appelle l’enthousiasme. C’est ce qu’il écrit dans une de ses Pensées détachées sur la peinture :

Le grand paysagiste a son enthousiasme particulier ; c’est une espèce d’horreur sacrée. Ses antres sont ténébreux et profonds ; ses rochers escarpés menacent le ciel ; les torrents en descendent avec fracas ; ils rompent au loin le silence auguste de ses forêts. L’homme passe à travers la demeure des démons et des dieux. Si j’arrête mon regard sur cette mystérieuse imitation de la nature, je frissonne.  [1023]


Vernet Tempête

Nous sentons bien que, par là, Diderot anticipait sur la future peinture romantique. Et c’est ce qui explique son enthousiasme devant les tableaux, pleins de bruit et de fureur, de son ami Joseph Vernet.

 Si Vernet suscite une tempête, vous entendez siffler les vents et mugir les flots ; vous les voyez s’élever contre les rochers et les blanchir de leur écume. Les matelots crient. Les flancs du bâtiment s’entrouvrent. Les uns se précipitent dans les eaux. Les autres, moribonds, sont étendus sur le rivage. Ici des spectateurs élèvent leurs mains aux cieux. Là une mère presse son enfant contre son sein. D’autres s’exposent à périr pour sauver leurs amis ou leurs proches. Un mari tient entre ses bras sa femme à demi pâmée. Une mère pleure sur son enfant noyé ; cependant le vent applique ses vêtements contre son corps et vous en fait discerner les formes. Des marchandises se balancent sur les eaux et des passagers sont entraînés au fond des gouffres.  [270]


Vernet Nuit

Mais l'enthousiasme peut naître aussi de la beauté parfaite d'une scène immobile et silencieuse, telle La Nuit par un clair de lune du même Vernet.

Le tableau qu’on appelle son Clair de lune est un effort de l’art. C’est la nuit partout, et c’est le jour partout. Ici, c’est l’astre de la nuit qui éclaire et qui colore ; là, ce sont des feux allumés ; ailleurs, c’est l’effet mélangé de ces deux lumières. Vernet a rendu en couleur les ténèbres visibles et palpables de Milton. Je ne vous parle pas de la manière dont il a fait frémir et jouer ce rayon de lumière sur la surface tremblotante des eaux : c’est un effet qui a frappé tout le monde. [270]


Galerie

Au-delà de l'émotion et de l'enthousiasme, la peinture, pour Diderot, doit porter à la méditation, en activant l’esprit du spectateur qui est appelé à donner un sens à ce qu’il voit et qui, éventuellement, en tire des leçons.

Par exemple les tableaux de ruines qu’Hubert Robert a présentés au Salon de 1767 suscitent, chez Diderot, une longue méditation lyrique, comme, par exemple, la Grande Galerie du Louvre ruinée par le temps.

Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! Les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ? C'est une grande galerie voûtée et enrichie intérieurement d'une colonnade qui règne de droite et de gauche. Vers le milieu de sa profondeur, la voûte s'est brisée et montre au-dessus de sa fracture les débris d'un édifice surimposé. Cette longue et vaste fabrique reçoit encore la lumière par son ouverture du fond. Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités. [701]


Greuze

Puisque la peinture invite à la méditation, elle doit pouvoir jouer un rôle moral. C’est pourquoi Diderot appréciait tant certains tableaux de Jean-Baptiste Greuze, des tableaux proches de ceux qu'il recommandait pour le théâtre, "des tableaux pathétiques, dit-il, qui suscitent une émotion douce". Ils ont pour titre La Piété filiale, La Fiancée de village, La Bonne mère, Les Heureux époux… Dans ces tableaux de Greuze, les héros de la grande "peinture d'histoire" ont laissé la place à des gens modestes et vrais ; mais l'intention morale est plus que jamais présente. Diderot écrit, dès 1763 : "Le pinceau n’a-t-il pas été assez et trop longtemps consacré à la débauche et au vice ? Ne devons-nous pas être satisfaits de le voir concourir enfin – avec la poésie dramatique – à nous toucher, à nous instruire, à nous corriger et à nous inviter à la vertu ? Courage, mon ami Greuze ! Fais de la morale en peinture et fais-en toujours comme cela." [275]
L’intérêt de ce genre de peinture est qu’il demande un effort de la part du spectateur : il doit, à partir d’un simple titre, identifier les personnages, interpréter leurs attitudes et leurs gestes, donner un sens à la scène et en découvrir la signification morale.


Greuze Ingrat esq

Voici, comme premier exemple, Le Fils ingrat de Greuze (dont, au salon de 1765, Diderot n'a vu que cette esquisse). Le sujet est simple : sans être ébranlé par les supplications de ses parents, de ses frères et soeurs, le grand fils ingrat va abandonner sa famille pour aller s'enrôler dans l'armée et suivre un sergent recruteur. Alors Diderot va théâtraliser le dessin de Greuze, animer les personnages, les faire parler… et même sonoriser la scène.

Malgré le secours dont le fils aîné de la maison peut être à son vieux père, à sa mère et à ses frères, il s'est enrôlé ; mais il ne s'en ira point sans avoir mis à contribution ces malheureux. Il vient avec un vieux solda. Il a fait sa demande : son père en est indigné ; il n'épargne pas les mots durs à cet enfant dénaturé, qui lui rend injures pour reproches. Le bon vieillard fait effort pour se lever ; mais une de ses filles, à genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. On voit le jeune libertin au centre du tableau ; il a l'air violent, insolent et fougueux ; il a le bras droit élevé du côté de son père, au-dessus de la tête d'une de ses sœurs ; il se dresse sur ses pieds ; il menace de la main ; il a le chapeau sur la tête ; et son geste et son visage sont également insolents. Il est entouré de l'aînée de ses sœurs, de sa mère et d'un de ses petits frères. Sa mère le tient embrassé par le corps ; le brutal cherche à s'en débarrasser et la repousse du pied. La sœur aînée s'est interposée ; elle  a saisi son frère par son habit et lui dit, par la manière dont elle le tire : “Malheureux, que fais-tu ? Tu repousses ta mère, tu menaces ton père. Mets-toi à genoux et demande pardon.” A l'autre extrémité de la scène, vers la porte, le vieux soldat – qui a enrôlé et accompagné le fils ingrat chez ses parents – s'en va, le dos tourné à ce qui se passe, son sabre sous le bras et la tête baissée. J'oubliais qu'au milieu de ce tumulte un chien, placé sur le devant, l'augmentait encore par ses aboiements.  [390]


Greuze Puni esq

Le mauvais fils puni est la suite de la scène précédente (encore une fois, c’est l’esquisse, et non le tableau fini, que décrit Diderot). Le fils ingrat a perdu une jambe à la guerre. Lorsqu'il revient chez lui, il trouve son père qui vient de mourir, sans doute de misère. Et Diderot, pour donner son sens moral à cette mise en scène, met l’accent sur la mère :

Elle se tait, mais ses bras, tendus vers le cadavre, disent : "Tiens, vois, regarde; voilà l'état où tu l'as mis". Le fils ingrat paraît consterné ; la tête lui tombe en devant ; il se frappe le front avec le poing. Quelle leçon pour les pères et pour les enfants ! [391]

Diderot a expliqué pourquoi il considérait ces deux esquisses comme de véritables chefs-d’œuvre de composition :

Point d'attitudes tourmentées ni recherchées ; les actions vraies qui conviennent à la peinture ; et, dans le dernier, surtout, un intérêt violent, bien un et bien général. Avec tout cela, le goût, aujourd’hui, est si misérable, si petit, que peut-être ces deux esquisses ne seront jamais peintes, et que, si elles sont peintes, Boucher aura plus tôt vendu cinquante de ses indécentes et plates marionnettes que Greuze ses deux sublimes tableaux. [392]


Finalement, ces deux esquisses ont bien été peintes par Greuze et on peut maintenant regarder, au Louvre les tableaux définitifs.

Greuze Ingrat

Le Fils ingrat

Greuze Puni

Le Fils puni

Greuze Ingrat & Puni

Il n’est certes pas interdit de préférer, comme Diderot, les esquisses aux tableaux achevés.


– IV –

Titre Avenir

A cause de ce goût particulier que Diderot avait pour les tableaux de Greuze, on considère souvent que seule comptait pour lui la chose représentée, les idées qu’elle porte, sa charge d'émotion. En fait, il n'en est rien. Diderot a vite compris que l'activité artistique est essentiellement la traduction d'une vision particulière du peintre. Cela apparaît, par exemple, dans ce conseil qu'il donne aux jeunes artistes : "Éclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de la nature". [1023] Ainsi le mérite de Diderot est d’avoir compris que l'avenir de la peinture était dans la transposition des impressions ressenties au contact de la nature.

Loutherbourg Lac Soir

C’est ce qu’il dit à Philippe-Jacques de Loutherbourg, un élève de Carle Vanloo et de Casanove. Les conseils qu'il lui donne font penser à ceux qui, un siècle plus tard, seront appelés "les peintres de Barbizon" et, peut-être aussi, à ceux qu’on appellera les impressionnistes.

Le spectacle de la nature animée t’attend. Prends le pinceau que tu viens de tremper dans la lumière, dans les eaux, dans les nuages. Les phénomènes divers dont ta tête est remplie ne demandent qu’à s’en échapper et à s’attacher à la toile. Tandis que tu t’occupes, pendant les heures brûlantes du jour, à peindre la fraîcheur des heures du matin, le ciel te prépare de nouveaux phénomènes. La lumière s’affaiblit, les nuages s’émeuvent, se séparent, s’assemblent, et l’orage s’apprête. Va voir l’orage se former, éclater et finir et que, dans deux ans d’ici, je retrouve au Salon les arbres qu’il aura brisés, les torrents qu’il aura gonflés, tout le spectacle de son ravage ; et que mon ami et moi, l’un contre l’autre appuyés, les yeux attachés sur ton ouvrage, nous en soyons encore effrayés.  [399]

On voit bien, à la fin du texte, que Diderot a une préférence pour les paysages tourmentés, les orages, les torrents, ces paysages qu'aimeront les futurs romantiques.


Loutherbourg Animaux

On voit aussi qu’il a compris le défi que les peintres ont à relever : rendre sur la toile "toute la scène de la nature" et surtout l’insaisissable : les vapeurs qui se forment le soir, la lumière rougeâtre du soleil vue à travers le brouillard… Diderot développe ces idées à propos de Loutherbourg dont certains paysages, comme ce Paysage avec figures et animaux, annoncent évidemment les peintres du XIXe siècle.


Robert Fountain

Alors Diderot s’interroge. Il voudrait comprendre comment le peintre s’y prend pour rendre ces effets de lumière. Alors il s’approche de la toile pour dépasser la chose représentée et considérer le travail de la pâte et du pinceau.

Comment montre-t-on de la lumière à travers une vapeur obscure ? Comment – cette lumière peinte sur la même surface que le fond – ce fond n'est-il pas éclairé ? Par quelle magie fait-on passer ma vue successivement par une épaisseur de ténèbres, une pellicule de lumière – où je vois voltiger des atomes – et une seconde épaisseur de ténèbres ? Je n'y entends rien; et il faut convenir que, si la chose n'était pas faite, on la jugerait impossible. »  [717]


Robert Pont

Devant une autre toile d'Hubert Robert représentant un Pont sous lequel on découvre les campagnes de Sabine, il voudrait comprendre comment, sur une petite surface, le peintre a pu produire une telle impression de profondeur. Pour cela Diderot va guider le regard de celui qui découvre le tableau.

Imaginez, sur des grandes arches cintrées, un pont de bois d'une hauteur et d'une longueur prodigieuses; il touche d'un bout à l'autre de la composition et occupe la partie la plus élevée de la scène. Brisez la rampe de ce pont dans son milieu et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voitures qui passent en cet endroit. Descendez de là, regardez sous les arches et voyez dans le lointain, à une grande distance de ce premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur de l'espace en deux, laissant, entre l'une et l'autre fabrique, une énorme distance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont, et dites-moi, si vous le savez, quelle est l'étendue que vous découvrez. Je ne vous parlerai point de l'effet de ce tableau; je vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint. Il est sur une très petite toile, sur une toile d'un pied dix pouces de large, sur un pied cinq pouces de haut.  [698]


Loutherbourg Paysage

Anticipant sur le grand débat qui devait opposer plus tard Delacroix à Ingres, Diderot affirme nettement la primauté de la couleur sur le dessin. Il le dit très clairement dans ses Essais sur la peinture : "Si, dans un tableau, la vérité des lumières se joint à celle de la couleur, tout est pardonné, du moins dans le premier instant. Incorrections de dessin, manques d'expression, pauvreté de caractères, vices d'ordonnance, on oublie tout." [478] L’important pour lui c’est la couleur et le rendu de la lumière.

Le ciel répand une teinte générale sur les objets. La vapeur de l'atmosphère se discerne au loin ; près de nous son effet est moins sensible. Autour de moi, les objets gardent toute la force et toute la variété de leurs couleurs ; ils se ressentent moins de la teinte de l'atmosphère et du ciel. Au loin, ils s'effacent, ils s'éteignent, toutes leurs couleurs se confondent  et la distance qui produit cette confusion, cette monotonie, les montre tous gris, grisâtres, d'un blanc mat ou plus ou moins éclairé, selon le lieu de la lumière et l'effet du soleil. C'est le même effet que lorsqu’on fait tourner un globe tacheté de différentes couleurs, lorsque cette vitesse est assez grande pour lier les taches et réduire leurs sensations particulières à une sensation unique et simultanée.
Que celui qui n'a pas étudié et senti les effets de la lumière et de l'ombre dans les campagnes, au fond des forêts, sur les maisons des hameaux, sur les toits des villes, le jour, la nuit, laisse là les pinceaux, surtout qu'il ne s'avise pas d'être paysagiste. Ce n'est pas dans la nature seulement, c'est sur les arbres, c'est sur les eaux de Vernet, c'est sur les collines de Loutherbourg que le clair de la lune est beau. » [478]

Clairs de lune

Un peu plus loin dans le même texte Diderot écrit : "Les ombres ont aussi leurs couleurs". Cette formule montre qu’il avait parfaitement assimilé une théorie que nous appellerons, nous "préimpressionniste", une théorie qui, en fait, venait de Chardin.


Chardin portrait

En effet, le grand mérite de Diderot a été de repérer, d'identifier dans Chardin des techniques picturales qui seront reprises par les peintres du siècle suivant. Or c’est dès le Salon de 1765 que Diderot a remarqué l'originalité de ses natures mortes.

Chardin Pêches

Ce Chardin entend la théorie de son art ; il peint d’une manière qui lui est propre et ses tableaux seront un jour recherchés. Les petits tableaux de Chardin représentent presque tous des fruits, avec les accessoires d'un repas. C'est la nature même. Les objets sont hors de la toile et d'une vérité à tromper les yeux. Chardin, c’est toujours la nature et la vérité : vous prendriez les bouteilles par le goulot, si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent l’appétit et appellent la main.  [197]

 

Chardin Olives

Dans le Bocal d'olives, l'artiste a placé, sur une table, un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d'olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade, avec un pâté. Voilà le tableau que j'achèterais. C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c'est que ces olives sont réellement séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent. Ô Chardin, ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette ; c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau, et que tu attaches sur la toile. Le faire de Chardin est particulie : il a de commun avec la manière heurtée que, de près, on ne sait ce que c’est et qu’à mesure qu’on s’éloigne l’objet se crée et finit par être celui de la nature.  [264 - 348]

Cette dernière phrase est importante ; elle montre que Diderot a compris en quoi Chardin innovait. Il a repéré cette technique, qui réapparaîtra plus tard en peinture, et qu'il appelle "la manière heurtée". Alors que les peintres s'appliquaient à fondre les teintes et à adoucir les contours, Chardin, lui, juxtaposait les touches de couleurs, leur fusion ne se faisant que dans l'œil  de celui qui regarde le tableau d'un peu loin.


Raie 1

Son analyse de la Raie dépouillée, que Chardin a présentée au Salon de 1763, prouve que Diderot a perçu l'originalité de cette toile, une toile qui a fasciné Marcel Proust et dont, exactement deux siècles plus tard, Francis Ponge a souligné l'importance historique. Diderot a bien compris qu’en peinture le sujet peut n’être pas essentiel et être le support d'une recherche picturale, un exercice de style sur la lumière, les reflets et les textures. C'est ce qui apparaît dans son commentaire de la Raie dépouillée dans le Salon de 1763.

L'objet est dégoûtant ; mais c'est la chair même du poisson. C'est la peau. C'est son sang. L'aspect même de la chose n'affecterait pas autrement. On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l'effet transpire de dessous en dessus. D'autres fois on dirait que c'est une vapeur qu'on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu'on y a jetée. Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit. On m'a dit que Greuze, montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court, et vaut mieux que le mien.  [265]

Raie 2

On voit que c'est un regard très "moderne" que Diderot porte sur ce tableau. Il s’en approche pour déconstruire la toile, pour y distinguer la matière colorée qui la constitue, appliquée en couches épaisses par endroits, en écume légère ailleurs. Puis il s’en éloigne et la magie opère : le poisson dépouillé apparaît, l’objet devient abject, dégoûtant, puis l'abject devient beau. C’est ce que Marcel Proust a ressenti, lui qui a fait ressortir, à propos de cette Raie dépouillée, "la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d'une cathédrale polychrome". Et Proust, dans son essai sur Chardin et Rembrand, ne fait que confirmer les intuitions de Diderot .

Nous avions appris de Chardin qu'une poire est aussi vivante qu'une femme, qu'une poterie vulgaire est aussi belle qu'une pierre précieuse. Le peintre avait proclamé la divine égalité de toutes choses devant l'esprit qui les considère, devant la lumière qui les embellit. II nous avait fait sortir d'un faux idéal pour pénétrer largement dans la réalité, pour y retrouver partout la beauté, non plus prisonnière affaiblie d'une convention ou d'un faux goût, mais libre, forte, universelle : en nous ouvrant le monde réel, c'est sur la mer de beauté qu'il nous entraîne.

Chardin Varia


Van Loo

Diderot a donc su se libérer du "grand goût" de son époque – que Proust appelle d’ailleurs le "faux goût" – pour sentir que c’est dans la "peinture de genre" – plus peut-être que dans le néoclassicisme de Delacroix – que résidait l'avenir de la peinture.


Barbey d'Aurevilly, auteur d'une étude intitulée Goethe et Diderot, n’aimait guère la philosophie de Diderot, mais il reconnaît ses grandes qualités de critique d’art.

Diderot – ce charlatan éblouissant qui joue l'inspiré et fait la Pythie dans sa robe de chambre – cesse d'être saltimbanque quand il s'agit d'art. Il eut la bonne foi d'oublier sa philosophie – ses systèmes, toutes les idées qui font de lui le plus enragé d'un siècle enragé de matérialisme – devant une toile ou devant un marbre qui remuait sa sensibilité. Cet esprit faux en tant de choses avait la sensibilité juste. La plupart de ses jugements sur les hommes de l'École française – Chardin, Vernet, Vanloo, Greuze, Lautherbourg, Casanova, Lagrenée, Deshays, Boucher – sont restés, et la forme qu'il a donnée à ces jugements n'a pas, après lui, été surpassée. Cette forme originale et primesautière est de la plus piquante variété. Là aussi il est créateur.


Références des pages de l'édition "Bouquins" chez Robert Laffont :
Diderot, Oeuvres, tome IV, Esthétique - Théâtre


<== Retour