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MADAME DE SÉVIGNÉ AU CHÂTEAU DES ROCHERS À VITRÉ (Vendée)



La jeunesse de Marie de Rabutin-Chantal

Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal (1596-1627), d’une ancienne famille de Bourgogne, s’était mésallié en épousant Marie (1603-1633), la fille de Philippe de Coulanges (1561-1636), qui s’était enrichi dans la ferme des gabelles. Ils s’installèrent à Paris, place Royale (actuelle place des Vosges). Et c’est là qu’est née, le 5 février 1626, Marie de Rabutin-Chantal.

Généalogie

 

L’enfant devait se retrouver rapidement orpheline, son père ayant été tué au combat contre les Anglais dans l’île de Ré en 1627 et sa mère étant morte jeune, en 1633. Elle fut élevée non par les Rabutin, mais par les Coulanges.

Elle découvrit alors les domaines qui leur appartenaient :
– le château de Bourbilly, à l’ouest de Semur-en-Auxois, où elle a vécu une partie de sa petite enfance, mais où elle n'est revenue par la suite qu'à de rares intervalles ;
– le château de Montaleau à Sucy-en-Brie, à quatre lieues de Paris, qui appartenait à son oncle Philippe de Coulanges, où elle habita de 1632 à 1636, avec, pour compagnon de jeux, le petit Emmanuel, plus tard joyeux convive et gai chansonnier ;
– l’abbaye de Livry-sur-Seine (au sud-est de Melun), dont était commandataire un autre oncle maternel, l’abbé Christophe de Coulanges, « le bien bon », qui veilla sur son enfance ; elle y retourna souvent.


Le mariage et le veuvage

Quand Marie eut dix-huit ans, l’abbé de Coulanges lui fit épouser le marquis Henri de Sévigné (1623-1651). Le mariage se fit en l’église Saint-Gervais le 4 août 1644.

Le marquis était riche ; il possédait :
– l’hôtel de la Tour de Sévigné à Vitré
– le domaine des Rochers à Vitré (120.000 livres)
– la terre de Sévigné (18.000 livres)
– le domaine de Bodegat (120.000 livres)
– le domaine de Buron à Vigneux-de-Bretagne (100.000 livres), au nord-ouest de Nantes.

Cette Madame de Sévigné, de nature "enjouée" parut vite à la bonne société "un peu trop guillerette", jusqu’à choquer les belles âmes comme le prince d’Harcourt. Quant au marquis, déjà volage avant son mariage, il reprit bientôt ses habitudes de garçon. Il devint l'amant de Ninon de Lenclos, puis — celle-ci ayant rompu en juillet 1650 — celui de Mme de Gondran, dite "la belle Lola".

Bientôt effrayée par les prodigalités de son mari, la marquise de Sévigné demanda et obtint la séparation de biens. Malgré l’avis de son oncle Coulanges, elle eut pourtant la faiblesse de s’engager en sa faveur pour plus de 50.000 livres.

Mais Sévigné s'attira bientôt une méchante affaire avec le chevalier d'Albret, autre amant de « Lola », qu'il avait moqué et insulté. Un duel, derrière le couvent de Picpus, règla le différend : le 4 février 1651, le marquis fut mortellement blessé.

Son épouse se retira alors quelques mois au Buron, château où elle fera encore quelques séjours jusqu’en 1689 (voir lettre du 27 mai 1680).


Une jeune veuve très convoitée

La jeune veuve, jolie, spirituelle, fut rangée parmi « les plus aimables et les plus honnêtes personnes de Paris » (Tallemant). Elle se retrouva très entourée et très convoitée :
– le duc de Rohan et le marquis de Tonquédec se prirent de querelle pour elle (1652),
– Foucquet lui fit une cour pressante et conservait ses lettres,
– le prince de Conti avait des vues sur elle,
– Turenne se mit parmi ses soupirants,
– le duc de Lesdiguières, comme bien d’autres, "en voulait",
– le comte de Montmoron et le comte de Lude étaient cités parmi les galants de cette trop jolie femme.

Elle attirait non seulement par sa beauté, mais aussi par son esprit. Elle avait reçu une très solide formation ; elle savait un peu de latin et très bien l’italien. De bonne heure elle avait été mise en relation avec des gens de lettres, avec Chapelain et Ménage notamment. Son intelligence, sa culture l'avaient distinguée parmi les femmes de la société précieuse. On tenait grand compte de ses avis et, vers 1660, son salon était parmi les vingt plus importants de Paris. La reine Christine de Suède tint à la connaître et elle fut éblouie. Elle était aussi l’amie intime de Mme de Lafayette.

Pourtant, malgré ses succès et toutes les sollicitations, Mme de Sévigné resta vertueuse et refusa de se remarier. Mais elle comprit qu’elle devait devenir plus réservée et à se faire moins coquette.


Son portrait par Mlle de Scudéry et Bussy-Rabutin

Sous le nom de Clarinte, elle eut son portrait dans la Clélie de Mlle de Scudéry (3e partie) :

"Clarinte a l'imagination vive, et l'air de toute sa personne est si galant, si propre et si charmant, qu'on ne peut, sans honte, la voir sans l'aimer. Elle avoue pourtant qu'elle est quelquefois sujette à quelques petits chagrins sans raison, qui lui font faire trêve avec la joie pour trois ou quatre heures seulement [...]. Sa conversation est aisée, divertissante et naturelle: elle parle juste; elle parle bien, elle a même quelquefois certaines expressions naïves et spirituelles qui plaisent infiniment; et quoique elle ne soit pas de ces belles immobiles qui n'ont pas d'action, toutes les petites façons qu'elle a n'ont aucune affectation et ne sont qu'un pur effet de la vivacité de son esprit, de l'enjouement de son humeur et de l'heureuse habitude qu'elle a prise d'avoir toujours bonne grâce [...]. Clarinte aime fort à lire, et ce qu'il y a de mieux, c'est que, sans faire le bel esprit, elle entend admirablement toutes les belles choses [...]. Quand il le faut, elle se passe du monde et de la Cour, et se divertit à la campagne avec autant de tranquillité que si elle était née dans les bois [...]. Elle écrit comme elle parle, c'est-à-dire le plus agréablement et le plus galamment qu'il est possible [...]. Jamais nulle autre personne n'a su mieux l'art d'avoir de la grâce sans affectation, de l'enjouement sans folie, de la propreté sans contrainte, de la gloire sans orgueil et de la vertu sans sévérité."

Elle eut moins de plaisir à lire, dans l’Histoire amoureuse des Gaules, le portrait que faisait d’elle son cousin Bussy-Rabutin qui, à cette occasion, révélait les tendres sentiments qu’il avait eus pour elle avant même la mort du mari. En fait Bussy-Rabutin avait confié le manuscrit de son Histoire amoureuse à Mme de la Baume qui, au lieu de le lui rendre, l’avait fait publier à l’insu de l’auteur (Mme de Sévigné lui en fait reproche dans une lettre du 26 juillet 1668). Quelques extraits :

Pour une femme de qualité, son caractère est un peu trop badin. Elle reçoit avec joie tout ce qu’on lui veut dire de libre, pourvu qu’il soit enveloppé.
La plus grande marque d'esprit qu'on lui peut donner, c'est d'avoir de l'admiration pour elle; elle aime l'encens; elle aime d'être aimée, et, pour cela, elle sème afin de recueillir; elle donne de la louange pour en recevoir.
Elle aime généralement tous les hommes; quelque âge, quelque naissance et quelque mérite qu'ils aient, et de quelque profession qu'ils soient; tout lui est bon, depuis le manteau royal jusqu'à la soutane, depuis le sceptre jusqu'à l'écritoire. Entre les hommes, elle aime mieux un amant qu'un ami; et, parmi les amants, les gais que les tristes; les mélancoliques flattent sa vanité; les éveillés, son inclination; elle se divertit avec ceux-ci, et se flatte de l'opinion qu'elle a bien du mérite d'avoir pu causer de la langueur à ceux-là.
Elle est d'un tempérament froid, au moins si on en croit feu son mari: aussi lui avait-il l'obligation de sa vertu, comme il disait; toute sa chaleur est à l'esprit. A la vérité, elle récompense bien la froideur de son tempérament. Si l'on s'en rapporte à ses actions, je crois que la foi conjugale n'a point été violée: si l'on regarde l'intention c'est une autre chose. Pour en parler franchement, je crois que son mari s'est tiré d'affaire devant les hommes, mais je le tiens un sot devant Dieu.
Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, a trouvé un moyen sûr, à ce qu'il lui semble, pour se réjouir sans qu'il en coûte rien à sa réputation: elle s'est faite amie de quatre ou cinq prudes, avec lesquelles elle va en tous les lieux du monde. Elle ne regarde pas tant ce qu'elle fait qu'avec qui elle est: en ce faisant, elle se persuade que la compagnie honnête rectifie toutes ses actions.
La plus grande application qu'ait Mme de Sévigné est à paraître tout ce qu'elle n'est pas; depuis le temps qu'elle s'y étudie, elle a déjà appris à tromper ceux qui ne l'avaient guère connue, ou qui ne s'appliquent pas à la connaître; mais, comme il y a des gens qui ont pris en elle plus d'intérêt que d'autres, ils l'ont découverte, et se sont aperçus malheureusement pour elle que tout ce qui reluit n'est pas or.

Portrait Lefèbvre

Portrait par Claude Lefèbre, vers 1665 (musée Carnavalet) [wiki]


Le mariage de sa fille

Mme de Sévigné n’aimait pas le milieu de la Cour et elle ne fréquentait le Louvre que pour y faire briller sa fille Françoise — " la plus jolie fille de France" selon Bussy — qui, à dix-sept ans, au ballet des Arts, avait dansé la première entrée avec le roi lui-même.

Cette fille, qu’elle adorait jusqu’à l’excès, attirait déjà une foule d’adorateurs. La Feuillade, en 1668, entreprit de faire d’elle la maîtresse du Louis XIV. Et l’ambassadeur Giustiniani se vantera plus tard de l’avoir possédée.

Finalement, elle épousa le comte de Grignan, un homme de quarante ans, assez laid, qui avait déjà été marié deux fois, mais sans avoir d’enfants. Il était couvert de dettes, que la dot de 196.000 livres allait servir à amortir.

Le mariage eut lieu en janvier 1669. Le couple s’installa à Paris. Mais le comte fut nommé lieutenant général en Provence (pour tenir la place du duc de Vendôme alors trop jeune) ; alors la nouvelle comtesse, au début de 1671, suivit son mari à Grignan.

La marquise alla la rejoindre à Grignan en 1672, avec l’abbé de Coulanges ; elle passa quinze mois en Provence.

Le comte de Grignan, voulant s’assurer une descendance — ce que ses deux premières femmes n’avaient pu faire — accabla si bien sa femme de ses ardeurs qu’en six ans elle devait accoucher de six enfants. Pourtant l’amour maternel n’était pas le fort de leur mère.

Mme de Sévigné souffrit beaucoup de cette séparation. Il lui restait son fils Charles, alors âgé de 21 ans, qui allait commencer une carrière de libertin et accumuler les maîtresses, d'abord Ninon de Lenclos, puis la Champmeslé, avec laquelle il connut un fiasco qui amusa sa mère ("son dada demeura court à Lérida") et qui lui fit rechercher les remèdes les plus étranges (lettres d’avril 1671).


Les premiers ennuis

En 1677, Mme de Sévigné loua à Paris l’hôtel de Mme de Kerneveroy (dont le nom a été francisé en "Carnavalet"). Elle était encore, cette année-là, « plus belle, plus fraîche, plus rayonnante que jamais ».

Mais, bientôt les ennuis commencèrent pour elle :
– l’éloignement de sa fille lui pesait beaucoup ;
– elle voyait disparaître des amis chers, dont l’abbé de Coulanges et Mme de La Fayette ;
– elle souffrait de rhumatismes aux jambes et de convulsions de la main, ce qui l’amena à faire des cures à Vichy (mai-juin 1676) et à Bourbon-l’Archambault (1687) ;
– surtout, elle avait des ennuis d’argent, car les Grignan menaient grand train et se ruinaient ; vers 1688, son gendre commença à dépenser beaucoup pour bâtir une autre aile à son château de Grignan et y aménager un grand vestibule.

Sa gaieté naturelle se teintait alors d’un pessimisme qui apparaît souvent dans ses lettres :
– "Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement pour envisager sans désespoir tout ce que je vois."
– "Le moyen de vivre sans cette douce doctrine du christianisme ? Il faudrait se pendre vingt fois le jour, et encore, avec tout cela, on a bien de la peine à s’en empêcher."
– "Vous me demandez si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort. : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux."
(lettre du 16 mars 1672)


Le premier séjour aux Rochers (mai à décembre 1671)

Lasse de la vie de Paris et contrainte, par les soucis financiers, de mener une vie plus modeste, Mme de Sévigné vint souvent à Vitré, soit, en ville, dans son hôtel de la Tour de Sévigné, soit, tout près, dans son château des Rochers.

La Tour de Sévigné était, près de la porte Gatecel, un vieux logis d'allure gothique, avec des pignons aigus, décorés de motifs de plomb sculptés et ciselés. Il groupait entre cour et jardin, plusieurs corps de bâtiments et possédait sur l'arrière une grosse tour qui s'enclavait dans les murailles de la ville.

Le château des Rochers, qui remontait au XIIIe siècle, présentait alors un appareil militaire rébarbatif — défenses, canonnières, fortifications, hautes murailles, fossés, grand portail de pierre orné des armes des Sévigné. En fait, le manoir se compose de deux bâtiments en équerre, flanqués de deux tours, l'une à tourelles à l'angle intérieur de la façade principale, l'autre qui fait charnière entre la façade opposée et l'aile qui s'en détache. Couronnant le tout, de hauts pignons, de belles toitures à pente aiguë couronnent le tout. Mme de Sévigné y ajouta une chapelle. Deux autres adjonctions ont été faites au XVIIIe et au XIXe siècle.

Mme de Sévigné fit un premier séjour en Bretagne de mai à novembre 1671, entre le mariage de sa fille et son départ pour la Provence.

Le voyage s'effectua en grand équipage: deux calèches avec sept chevaux de carrosse dont quatre attelés à sa voiture et, de plus, trois ou quatre hommes à cheval. Avec elle il y avait son oncle, l'abbé de Coulanges, son fils Charles et l'un de ses parents, l'abbé de La Mousse, un timide doté d'un aimable caractère.

Le plus simple, pour aller aux Rochers, était de passer par Orléans et de faire le trajet jusqu’à Nantes en utilisant les services de la marine de Loire. Ainsi en mai 1680 : "Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la diligence, qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris. […] Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde; j'y ai fait mettre le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le soleil n'a point entrée dedans: nous avons baissé les glaces; l'ouverture du devant fait un tableau merveilleux; celle des portières et des petits côtés nous donne tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes que l'abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l'air, bien à notre aise; tout le reste, comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud : on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le Roi et la Reine: voyez, je vous prie, comme tout s'est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois." (lettre du 9 mai 1680)

Mais l'état des routes bretonnes, en ce mois de mai, rendait les déplacements fort difficiles, surtout entre Vitré et les Rochers: "Nous avons trouvé les chemins fort raccommodés de Nantes à Rennes, par l'ordre de M. de Chaulnes; mais les pluies ont fait comme si deux hivers étaient venus l'un sur l'autre. Nous avons toujours été dans les bourbiers et les abîmes d'eau: nous n'avions osé traverser par Châteaubriant, parce qu'on n'en sort point. Nous arrivâmes à Rennes la veille de l'Ascension; cette bonne Marbeuf voulait m'avaler et me loger, et me retenir; je ne voulus ni souper, ni coucher chez elle. Le lendemain, elle me donna un grand déjeuner-dîner, où le gouverneur, et tout ce qui était dans cette ville, qui est quasi déserte, me vint voir. Nous partîmes à dix heures, et tout le monde me disant que j'avais trop de temps, que les chemins étaient comme dans cette chambre, car c'est toujours la comparaison; ils étaient si bien comme dans cette chambre que nous n'arrivâmes ici qu'après douze heures du soir, toujours dans l'eau, et de Vitré ici, où j'ai été mille fois, nous ne les reconnaissions pas: les pavés sont devenus impraticables, les bourbiers sont enfoncés, les haut et bas, plus haut et plus bas qu'ils n'étaient; enfin, voyant que nous ne voyions plus rien, et qu'il fallait tâter le chemin, nous envoyâmes demander du secours à Pilois; il vient avec une douzaine de gars; les uns nous tenaient, les autres nous éclairaient avec plusieurs bouchons de paille, et tous parlaient si extrêmement breton que nous pâmions de rire. Enfin, avec cette illumination nous arrivâmes ici, nos chevaux rebutés, nos gens tout trempés, mon carrosse rompu, et nous assez fatigués; nous mangeâmes peu, nous avons beaucoup dormi; et ce matin nous nous sommes trouvés aux Rochers, mais encore tout gauches et mal rangés."

À l'arrivée aux Rochers, elle écrivit à sa fille : "Enfin nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises [inscriptions], ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables ; mais il y en a de si vifs et de si tendres qu'on a peine à les supporter. […] C'est une chose étrange que les grands voyages : si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est ; mais la Providence fait qu'on oublie. […] Ils avaient fait ici une manière d'entrée [réception] à mon fils. Vaillant [le régisseur] avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate. Ils vont en très bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident : Monsieur l'abbé [de Coulanges] avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d'un coup il l'oublie ; ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir ; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir. Ce contretemps nous a fâchés… […] Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante. Pilois [le jardinier] les élève jusques aux nues avec une probité admirable. Tout de bon, rien n'est aussi beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait. Voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils qui est revenu de Candie [la Crète], "vago di fama" [avide de gloire] : n'est-il point joli pour n'être qu'un mot ? Je fis écrire hier encore, en l'honneur des paresseux "bella cosa far niente" [la belle chose que de ne rien faire].

Sa préoccupation aux Rochers fut d’abord de s’occuper de la construction d’une chapelle. Non pas qu’elle fût dévote : elle se rangeait parmi les "tièdes" en religion (lettre du 10 juin 1671) ; elle refusait même certains dogmes de l’Église et n’acceptait pas l’idée d’un enfer éternel ; elle se moquait de ceux qui faisaient étalage de leur piété, n’aimait pas les Jésuites et n’avait d’indulgence que pour les Messieurs de Port-Royal, seul îlot de liberté contre l’absolutisme. Mais, ce faisant, elle voulut complaire à l’abbé de Coulanges.

Cette chapelle est de forme octogonale, avec un toit renflé en dôme. Elle était à peu près achevée en 1671, mais n'entra en service que le 15 décembre 1675. Tandis qu'on la bâtissait et que "le bien bon" abbé de Coulanges s'activait sur les échafaudages avec les maçons, la marquise venait inspecter les travaux et écrivait à sa fille: "J'ai dix ou douze charpentiers en l'air, qui lèvent ma charpente, qui courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à leur aider d'en bas. On songe à ce bel effet de la Providence que fait la cupidité ; et l’on remercie Dieu qu’il y ait des hommes qui, pour douze sous, veuillent bien faire ce que d’autres ne feraient pas pour cent mille écus." (lettre du 4 novembre 1671).

L'aménagement actuel de la chapelle est du XIXe siècle. Le carrelage d'origine a été remplacé par un parquet de bois. Sur une boiserie ajoutée en avant de la porte intérieure, on a fait figurer l’écusson des Coulanges, supporté par des angelots.

À Vitré, Mme de Sévigné fréquentait quelques voisines, dont elle fait à sa fille le portrait sans bienveillance, celui de Mme de Launay, "bariolée comme la chandelle des Rois" ou celui de Mlle du Plessis, "la biglesse", qu'elle trouve d’une irritante niaiserie, "plus affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais" (lettres du 5 juillet 1671 et du 29 septembre 1675).

À la mi-juillet, son fils étant reparti, l'abbé de la Mousse ayant mal aux dents et l'abbé de Coulanges au genou, elle se promène seule dans son parc : "Il me plaît de me promener le soir dans mon mail jusqu'à huit heures. Cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qui soit aisé de rencontrer ailleurs…" [lettre du 15 juillet 1571]

Fin juillet, en prévision d’une visite de son amie le duchesse de Chaulnes, elle s’occupa de faire nettoyer son parterre et son parc, ce qui suscita un incident avec un de ses domestiques, Picard : "Mme la duchesse de Chaulnes est à Vitré; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne. En attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d'ennui. Comme je suis sa seule consolation, elle viendra ici, et je veux qu'elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous savez qu'on fait les foins; je n'avais pas d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici. Et, en leur place, j'envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c'est que faner? Faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard me vint dire qu'il n'irait pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi! la colère me monte à la tête. Je songeai que c'était la centième sottise qu'il m'avait faite; qu'il n'avait ni coeur, ni affection; en un mot, la mesure était comble. Je l'ai pris au mot; et quoi qu'on m'ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti." (lettre du 22 juillet 1671)

Au début d'août, à Vitré, se sont tenus les "États" de Bretagne. Il s'agissait pour les notables de discuter — en fait d'approuver — la somme des contributions fixées par le roi et demandées par l'intendant de la province. Invitée par le gouverneur de Bretagne, M. de Chaulnes, Mme de Sévigné alla participer au repas et au bal qui suivit ; mais elle n'assista pas, le lendemain, à l'ouverture des États, car "c'était trop matin". Elle en retint que le dîner fut pantagruélique : "On mangea à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table : Monsieur en tient [préside] une, Madame l'autre. Cela fait une assez grande mangerie. La bonne chère est excessive : on remporte les plats de rôtis comme si on n'y avait pas touché ; mais, pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils n'imaginaient pas qu'il fallût qu'une porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer (ces pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un côté de la table à l'autre…) ; cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte que le bruit fit taire les violons, les hautbois, les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et de Coëtlogon avec deux Bretonnes dansèrent des passe-pieds merveilleux et des menuets… Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivaient en foule pour ouvrir les États… Quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie [magnificence] : voilà les États. J'oublie quatre cents pipes de vin [160 000 litres] qu'on y boit… Je partis lundi de cette bonne ville de Vitré. Toute la Bretagne était ivre ce jour-là. Nous avions dîné à part. Quarante gentilhommes avaient dîné en bas et avaient bu chacun quarante santés : celle du roi avait été la première, et tous les verres cassés après l'avoir bue… Il y avait dimanche un bal. Il y avait une basse-Brette [femme de Basse-Bretagne] qu'on nous avait assuré qui levait la paille [qui excellait]. Ma foi, elle était ridicule et faisait des hauts-le-corps qui nous faisaient éclater de rire ; mais il y avait d'autres danseuses et d'autres danseurs qui nous ravissaient… Après tout ce buit, j'ai un besoin de repos qui ne se peut dire : j'ai besoin de dormir, j'ai besoin de manger (car je meurs de faim à ces festins), j'ai besoin de me rafraîchir, j'ai besoin de me taire (tout le monde m'attaquait et mon poumon était usé). Enfin j'ai trouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail, Pilois, mes maçons ; tout cela m'est uniquement bon, en l'état où je suis. Quand je commencerai à m'ennuyer, je m'en retournerai." (lettres du 5 et du 19 août 1671)


Les trois principaux séjours aux Rochers entre 1675 et 1684

L’année 1672 la tint d’abord à Paris, avec quelques soucis : la mort de sa tante La Trousse (lettre du 1er juillet 1672), la maladie de Mme de La Fayette, la guerre de Hollande qui l’inquiète pour son fils (lettre du 20 juin 1672), la prodigalité des Grignan et les ennuis de santé de sa fille. Puis elle alla, en août, retrouver sa fille en Provence où elle resta jusqu’en octobre 1673. C’est Mme de Grignan qui vint ensuite à Paris, qu’elle quitta fin mai 1675.

La marquise vint alors aux Rochers, de septembre 1675 au début de mars 1676. Pour gagner Nantes, elle prit un bateau à Orléans, après avoir bien hésité sur le choix du batelier : "A peine sommes-nous descendus ici que voilà vingt bateliers autour de nous, chacun faisant valoir la qualité des personnes qu'il a menées, et la bonté de son bateau. Nous avons été longtemps à choisir: l'un nous paraissait trop jeune, l'autre trop vieux; l'un avait trop d'envie de nous avoir, cela nous paraissait d'un gueux, dont le bateau était pourri; l'autre était glorieux d'avoir mené M. de Chaulnes; enfin la prédestination a paru visible sur un grand garçon fort bien fait, dont la moustache et le procédé nous ont décidés. Nous allons donc voguer sur la belle Loire: elle est un peu sujette à se déborder, mais elle en est plus douce." (lettre du 11 septembre 1675)

Dès son arrivée aux Rochers, elle fit le tour du parc ; et elle écrivit à sa fille : "J’ai trouvé ces bois d’une beauté et d’une tristesse extraordinaires : tous ces arbres que vous avez vus si petits sont devenus grands, droits et beaux en perfection ; ils sont élagués, et font une ombre agréable ; ils ont quarante à cinquante pieds de hauteur. La bonté du terrain y a contribué plus que leur âge. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme dit Molière, pas plus grands que cela. C’est inci une solitude faire exprès pour bien rêver." (lettre du 29 septembre 1675)

Après ce séjour, elle délaissa la Bretagne, car, à la fin de 1676, sa fille était revenue à Paris, où elle restera jusqu’en octobre 1688, bien qu’elle supportât assez mal l’amour envahissant de sa mère. Toutefois Mme de Sévigné fit d’autres séjours en Bretagne dans l’été 1677 et à la fin de 1679.

Son séjour de mai à octobre 1680 fut assombri par la mort des amis, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld et Fouquet, ainsi que par les dépenses excessives des Grignans et de son fils Charles.

Mais elle se plaît toujours dans son parc, qu’elle continue à agrandir par l’achat de terres et à embellir avec l’aide de son fidèle intendant Pitois. Elle écrit à sa fille: "Je ne sais pas ce que vous avez fait ce matin; pour moi je me suis mise dans la rosée jusqu'à mi-jambes, pour prendre des alignements; je fais des allées de retour tout autour de mon parc, qui seront d'une grande beauté; si mon fils aime les bois et les promenades, il bénira bien ma mémoire."

A ces alignements elle donne des noms : la Sainte Horreur, l'Infiny, le Mail, l'Humeur de ma fille, le Cloître, la Solitaire, la Royale... Quatre rangées d’arbres suggèrent un cloître, non loin d’un labyrinthe où l’on ne saurait s’égarer. Au centre de la grande allée du parterre s'élève un cadran solaire dont elle a choisi elle-même la devise: Ultimam time (crains la dernière heure). Au bout de l'allée, c’est la place Coulanges, puis, marqué par deux pavés, l'endroit d'où l'écho répond le mieux, cet écho que Mme de Sévigné appelait "un petit rediseur de mots jusque dans l'oreille".

Elle aime jouir seule de ce parc et ne souhaite pas trop la visite des "Madames" de Vitré qui voudraient venir la distraire: "Je trouve les jours d’une longueur excessive, je ne trouve point qu’ils finissent ; sept, huit, neuf heures du soir n’y font rien. Quand il me vient des Madames, je prends vitement mon ouvrage ; je ne les trouve pas dignes de mes bois, je les reconduis ; ‘la dame en croupe et le galant en selle’ s’en vont souper, et moi je vais me promener. […] Je trouve Pilois, je parle de trois ou quatre allées nouvelles que je veux faire ; et puis je reviens quand il fait du serein." (lettre du 9 juin 1680)

Elle aime les promenades la nuit, où elle s’amuse à se faire peur avec les ombres inquiétantes des sous-bois : "L’autre jour on me vint dire: Madame, il fait chaud dans le mail, il n’y a pas un brin de vent ; la lune y fait des effets les plus brillants du monde. Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étaient point nécessaires ; j’allai dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre ; je trouvai mille coxigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci, par-là, des hommes noirs, d’autres ensevelis tout droits contre des arbres, des petits hommes cachés, qui ne montraient que la tête, des prêtres qui n’osaient approcher. Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits, et que notre imagination en est le théâtre, nous nous en revînmes sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité." (lettre du 12 juin 1680)

Marcel Proust, dans A l'ombre des jeunes filles en fleur, cite ce passage comme exemple des grands talents de peintre de Madame de Sévigné : "Ma grand'mère, qui était venue à Mme de Sévigné par le dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature, m'avait appris à en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. Elles devaient bientôt me frapper d'autant plus que Mme de Sévigné est une grande artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir. Je me rendis compte à Balbec que c'est de la même façon que lui qu'elle nous présente les choses, dans l'ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d'abord par leur cause. Mais déjà cet après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre où apparaît le clair de lune: "Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je mets tous les bonnets, coiffes et casques qui n’étaient pas nécessaires ; je vais dans ce mail, dont l’air est bon comme celui de ma chambre ; je trouve mille coxigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes ensevelis tout droits contre des arbres, etc", je fus ravi par ce que j'eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que, lui, les caractères?) le côté Dostoïevski des Lettres de Mme de Sévigné." (Pléiade, I, 653)

Le séjour de septembre 1684 à septembre 1685 apporta une nouveauté. Son fils Charles venait de se marier et elle put découvrir sa belle-fille, sur laquelle, avant de constater qu’elle s’entendait bien avec elle, elle porta d’abord un jugement sans indulgence: "Ma belle-fille n’a que des moments de gaieté, car elle est tout accablée de vapeurs ; elle change cent fois le jour de visage, sans en trouver un bon ; elle est d’une extrême délicatesse ; elle ne se promène quasi pas ; elle a toujours froid ; à neuf heures du soir, elle est tout éteinte ; les jours sont trop longs pour elle…" (lettre du 27 septembre 1684)


Le dernier séjour (1689-1690)

La marquise de Sévigné fit un dernier séjour aux Rochers de mai 1689 à octobre 1690, après le départ de sa fille pour le Midi.

Elle y mène une vie simple, dont on a un écho lorsqu’elle raconte comment on fait carême aux Rochers : "Nous faisons ici une fort bonne chère ; nous n’avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la mer ; le poisson ne nous manque pas, et j’aime le beurre charmant de la Prévalaie [près de Rennes], dont il nous vient toutes les semaines ; je l’aime et je le mange comme si j’étais bretonne : nous faisons des beurrées infinies, quelquefois sur de la miche ; nous pensons toujours à vous en les mangeant ; mon fils y marque toujours ses dents, et ce qui me fait plaisir, c’est que j’y marque aussi toutes les miennes : nous y mettrons bientôt de petites herbes fines et des violettes ; le soir un potage avec un peu de beurre, à la mode du pays, de bons pruneaux, de bons épinards ; endin ce n’est pas jeûner, et nous disons avec confusion : ‘Qu’on a de peine à servir la sainte Eglise’ !" (lettre du 19 février 1690)

Une fois encore, les de Chaulnes l’invitent à Rennes. On l'y accueille avec des égards inouïs; tout un chacun veut la voir et la recevoir: visites, raouts, sorties, soupers. Elle n'y tient plus et soupire après ses chers Rochers.

Mais voilà qu’une autre invitation lui est faite, qu’elle n’ose toujours pas refuser : les de Chaulnes veulent lui montrer la côte sud de la Bretagne. Partout, à Auray, à Port-Louis, à Lorient, on la traite comme le mérite sa renommée ; mais c'est à Vannes qu'elle triomphe le plus devant le premier président du Parlement, M. de la Faluère, homme excellent et naïf, qui ne lui parle que par exclamations: «Quoi? C'est là Mme de Sévigné! Quoi? C'est elle-même!»

Le Parlement de Rennes était alors exilé à Vannes depuis quinze ans, à la suite des émeutes de 1675. Mais il allait rentrer en grâce et Mme de Sévigné en avait fait part dans une lettre du 23 octobre 1689: "Il y a très bonne compagnie à Rennes, tout y brille de joie; les Bretons ne sentent pas tous les millions qu'on va demander à la province, ils ne songent qu'au retour du Parlement dans cette ville et dans ce palais le plus beau de France..." Ce palais du Parlement de Rennes, Mme de Sévigné le connaissait bien pour l'avoir visité avec ses amis de Chaulnes; elle y avait même, avant le bannissement, assisté à quelqu'une des séances de l'Assemblée, dissimulée dans une des deux tribunes ouvrant sur la Grand' Chambre, mises à la disposition du gouverneur.

Pour l'hiver, ses amies — Mme de la Fayette ainsi que Mme de Coulanges (qui avait une propriété à Brévannes, près de Villeneuve-Saint-Georges) — l'avaient invitée à revenir à Paris. Mais elle préféra rester en Bretagne (peut-être aussi par souci d'économie) : "Ce mot d'être l'hiver aux Rochers effraie. C'est la plus douce chose du monde. Je ris quelquefois et je dis : C'est donc cela qu'on appelle passer l'hiver dans les bois ? Mme de Coulanges me disait l'autre jour : Quittez vos humides Rochers. Je lui répondis : Humide vous-même… c'est Brévannes qui est humide ; mais nous sommes sur une hauteur ; c'est comme si vous disiez : votre humide Montmartre. Ces bois sont présentement tout pénétrés du soleil, quand il en fait ; un terrain sec et une place Madame [espace découvert au bout du mail] où le midi est à plomb [vertical] ; et un bout d'une grande allée où le couchant fait des merveilles ; et quand il pleut, une bonne chambre avec un grand feu… souvent deux tables de jeu, comme présentement ; il y a bien du monde, qui ne m'incommode point : je fais mes volontés ; et quand il n'y a personne, nous sommes encore mieux, car nous lisons avec un plaisir que nous préférons à tout." (lettre du 30 novembre 1689)

C’était là son dernier séjour en Bretagne. En octobre 1690 elle retourna à Grignan, pour y jouir de la "douce chaleur" du climat provençal. Elle y resta un an ; puis revint à Paris. Elle y retourna en mai 1694. C’est là qu’elle mourut de la petite vérole en avril 1696. Elle avait 70 ans.


La vie quotidienne aux Rochers

L'emploi de temps d'une journée aux Rochers peut être reconstitué d'après les lettres de la marquise.

Lever à 8 heures, messe dans la chapelle à 9 heures, promenade, déjeuner. L'après-midi, travaux d'aiguille, promenade, causerie, correspondance. Quand Charles était là, il lisait à haute voix du Montaigne, du Virgile, du Pascal; ces lectures pouvaient durer plusieurs heures. Dîner à 8 heures. Nouvelles lectures à haute voix, mais moins austères "de peur de dormir", jusqu'à 10 h. Mme de Sévigné, elle, lit ou écrit dans sa chambre jusqu'à minuit.

Comme diversion, les visites de gentilshommes ou de dames des environs, des déplacements à Vitré, par exemple au moment de la réunion des Etats, où l'on s'amuse à voir les Bretons mettre à sec 400 pièces de vin: "Il passe autant de vin dans le corps d'un Breton que d'eau sous les ponts!"


Mme de Sévigné bonne gestionnaire

Aux Rochers, il y avait certes des dépenses qu'il fallait oser, pour agrandir le domaine par l’achat de terres, pour embellir le parc et aussi pour bâtir la chapelle. Mais la marquise fut toujours sagement économe. Alors que le marquis de Sévigné, son fils Charles et les Grignan avaient été des gouffres d'argent, elle savait compter et se faire payer son dû. Dans une lettre, elle conseille à sa fille "d'être toujours habile, comptante, calculante et supputante, car c'est tout; et qu'importe d'avoir de l'argent, pourvu qu'on sache seulement combien il est dû...".

Elle le sait, elle, qui s'occupe du revenu de sa terre et fait rendre compte aux fermiers, au risque d'être moquée par son fils, qui, couché sous un arbre, un livre à la main, estime fort ridicule de préférer un compte de fermier à un conte de La Fontaine!

Aux jours de pluie, elle s’enferme dans la chambre de l'abbé, "pour compter avec ces jetons qui sont si bons" ce que rapportent Les Rochers et ce qu'on peut lever de son revenu pour ne pas trop s'endetter.

Elle sait la nécessité d'économiser et de réunir des fonds. Elle sait aussi résister au désir qu’elle a d’aller passer l’hiver à Grignan. Elle écrit à sa fille, le 13 décembre 1684: "Douze mille francs du Roi seraient fort bons pour passer l'hiver avec vous. Mais ce placet avait reçu quelques difficultés: il a fallu trouver sur soi cette partie casuelle et c'est ce qui se fait en mangeant ici une partie de ce que me doit mon fils et réservant tout mon revenu pour le paiement de mes dettes; ce sommeil m'était d'autant plus nécessaire que je n'avais pas d'autres ressources; mais il me coûte cher à mon coeur, et plus cher que je ne puis vous le dire."

En 1685, alors qu’elle voudrait bien revenir à Paris, elle estime qu’elle doit encore rester aux Rochers : "J'ai une terre à raffermer", dit-elle dans une lettre ; et, dans une autre : "J'attends un fermier qui me doit 11.000 francs".

La volonté de réduire les dépenses des Grignan et d’éteindre les dettes familiales obsèdèrent ses dernières années. Et son besoin de faire des économie peut expliquer en partie ses séjours aux Rochers, où la dépense était beaucoup moindre qu’à Paris.


Son amour de la nature

Mme de Sévigné avait découvert la nature à Sucy-en-Brie et à l’abbaye de Livry où elle aimait se promener seule dans la campagne. De même, aux Rochers, elle se promenait souvent dans les bois, suivie par un seul laquais, jusqu’à la nuit tombée : "Je suis toujours dehors, faite comme un loup-garou", écrit-elle en novembre 1675.

Chaque séjour aux Rochers lui donnait l'occasion d'exalter la splendeur des ombrages, la beauté d'un clair de lune, les charmes de la solitude. Elle parle avec émotion du "triomphe du mois de mai" ou de "la mélancolie de l'automne", "ces beaux jours de cristal de l’automne qui ne sont plus chauds, qui ne sont pas froids". Elle aimait aussi la nature "quand le rossignol, le coucou, la fauvette ouvrent le printemps dans nos forêts".

Ses lettres écrites aux Rochers comportent de multiples notations qui disent son amour de la nature et son sens de la beauté :
– "Le parc est bien plus beau que vous ne l'avez vu, et l'ombre de mes petits arbres est une beauté qui n'était pas hier représentée par les bâtons de ce temps-là."
– "Ces allées sont d’une beauté, d’une tranquillité, d’une paix, d’un silence à quoi je ne puis m’accoutumer."
– "Je ne puis m’empêcher de rêver dans les grandes allées sombres que j’ai."
– "Pilois a élevé mes arbres, jusqu'aux nues, avec une probité admirable, sans trop mutiler leurs branches, de telle sorte que rien n'est si beau que ces jeunes allées."
– "J'ai trouvé ces bois d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires. […] C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver; vous en feriez bien votre profit et je n'en use pas mal; si les pensées n'y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun."
(29 septembre 1675)
– "Ces bois sont toujours beaux; le vert en est cent fois plus beau que celui de Livry. Tout est encore du même vert qu'au mois de mai; vous n'avez jamais observé cette beauté."
(20 octobre 1675)
– "L'été de la Saint-Martin et mes promenades sont fort longs. Je n'en reviens point que la nuit soit bien déclarée, et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon air: je crains l'entre chien et loup quand on ne cause point et me trouve mieux dans ces bois que toute seule dans ma chambre."
(13 novembre 1675)
– "Je serais fort heureuse dans ces bois, si j’avais une feuille qui chantait : ah ! la jolie chose qu’une feuille qui chante!"
(26 juin 1680)
– "Nous avons eu ici les jours les plus beaux du monde jusqu’à la veille de Noël. J’étais au bout de la grande allée, admirant la beauté du soleil, quand tout d’un coup je vis sortir du couchant un nuage noir et poétique où le soleil s’alla plonger, et en même temps un brouillard affreux ; et moi de m’enfuir. Je n’ai pas sorti de ma chambre et de la chapelle jusques à aujourd’hui, que la colombe a apporté le rameau : la terre a repris sa couleur ; et les arbres, qui étaient couverts de fenouil confit, sont comme à l’ordinaire ; et le soleil, ressortant de son trou, fera que je reprendrai aussi le cours de mes promenades."
(28 décembre 1689).
– "Que pensez-vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours ? Répondez. Vous allez dire : 'Du vert'. Point du tout, c’est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge ; et puis ils poussent tous une petite feuille ; et comme c’est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. Nous couvons tout cela des yeux. Les charmes ont leur manière, les hêtres une autre."
(19 avril 1690)

Mme de Sévigné allait souvent à Livry-sur-Seine; et elle aimait se promener dans le parc de l’abbaye :
"Je suis venue à Livry achever les beaux jours et dire adieu aux feuilles. Elles sont encore toutes aux arbres ; elles n’ont fait que changer de couleur. Au lieu d’être vertes, elles sont aurore, et de tant de sortes d’aurore que cela compose un brocart d’or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer." (Livry, 3 novembre 1677)
"Je quitte ce lieu à regret, ma fille : la campagne est encore belle ; cette avenue et tout ce qui était désolé des chenilles et qui a pris la liberté de repousser avec votre permission, est plus vert qu’au printemps dans les plus belles années ; les petites et les grandes palissades sont parées de ces belles nuances de l’automne dont les peintres font si bien leur profit ; les grands ormes sont un peu dépouillés, et l’on n’a point de regret à ces feuilles picotées : la campagne en gros est encore toute riante ; j’y passais mes journées seule avec des livres." (lettre du 2 novembre 1679)

Son amour de la nature est confirmé par le chagrin qu’elle eut de voir que, dans sa propriété du Buron, près de Nantes, son fils avait fait abattre les derniers arbres pour en tirer quelques sous: "Je fus hier à Buron. J'en revins le soir ; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde; mon fils, dans son dernier voyage, lui a donné les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté; tout cela est pitoyable; il en a rapporté quatre cents pistoles dont il n'eut pas un sou, un mois après. […] Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le coeur." (lettre du 27 mai 1680)


Mme de Sévigné et la misère du peuple

Sainte-Beuve, dans ses Portraits de femmes, a reproché à Mme de Sévigné d’avoir parlé avec désinvolture de la misère des paysans et des violences commises en Bretagne par les troupes royales contre les paysans révoltés. Il lui a reproché d’avoir conservé son amitié au gouverneur de Chaulnes qui, parce qu’on l’avait insulté et qu'on avait jeté des pierres dans son jardin, avait déclenché une répression féroce.

Il ne lui pardonne pas certaines passages de ses lettres :
"Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps ; ainsi les bons pâtiront pour les méchants. Mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille homme de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une hauteur et s’une beauté merveilleuse."
– "On roua avant-hier un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. Il dit en mourant que c'étaient les fermiers du papier timbré qui lui avaient donné vingt-cinq écus pour commencer la sédition, et jamais on n'en a pu tirer autre chose. On a pris soixante bourgeois; on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d'injures, et de ne point jeter des pierres dans leur jardin." (lettre du 30 octobre 1675)
"Vous me parlez bien plaisamment de nos misères : nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours seulement pour entretenir la justice : la ‘penderie’ me paraît maintenant un rafraîchissement."

En réalité, elle fut de plus en plus choquée en voyant le sort fait aux paysans bretons. Dès son premier séjour, en 1671, elle avait découvert le système des "états provinciaux", réunis chaque année sur convocation royale pour faire entendre la voix de la province, mais surtout pour voter le "don gratuit" au roi (dont le montant était en réalité fixé par le pouvoir royal) et pour répartir les impôts. En effet, à son arrivée aux Rochers, la femme du gouverneur, Mme de Chaulnes, était venue la visiter dans sa retraite puis l'avait emmenée à Rennes pour assister aux États. Cela inspira à l’épistolière une peinture pittoresque de ces assemblées, avec leurs dîners sans fin, leurs bals interminables, leurs comédies, leur musique. Dès le premier jour, il y a chez le gouverneur deux tabIes de quatorze couverts chacune. "La bonne chère est excessive; on remporte des plats de rôtis tout entiers, et pour les pyramides de fruits il faut faire hausser les portes." L'affluence croît, on dresse bientôt quinze à vingt tables, on boit sec — quatre cents pipes de vin sont prévues — on porte les santés du roi, de la reine, du gouverneur et de la gouvernante, de la marquise — fort honorée là-bas — et de sa fille, dont le nom écorché par ces gosiers bretons devient "Mme de Carignan". On vote enfin au roi un don gratuit de deux millions cinq cent mille livres et, comme le prince fait une remise de cent mille écus, la joie éclate et on boit.

Mais le gouvernement royal ne tarda pas à établir de nouveaux impôts contraires aux privilèges du duché. Les Etats de 1673 protestèrent vivement et les nouvelles taxes furent abolies, mais moyennant un don gratuit de deux fois deux millions six cent mille livres! Le désespoir succède alors aux Te Deum et aux feux de joie et, bientôt, se change en révolte, quand, en 1675, on rétablit les impôts illégaux, plus un autre sur le tabac.

Devant ces injustices et la violence de la répression, Mme de Sévigné s’émeut. "Nos pauvres bas Bretons, à ce que je viens d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs ; et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent ‘mea culpa’ : c’est le seul mot de français qu’ils sachent. On ne laisse pas de pendre ces pauvres bas Bretons ; il demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche…" (lettre du 24 septembre 1675).

Un peu plus tard, à sa fille qui, par esprit de corps, approuve pleinement les moyens répressifs de M. de Chaulnes, elle déclare tout net : "Vous jugez superficiellement de celui qui gouverne cette province, quand vous croyez que vous feriez de même; non, vous ne feriez pas comme il a fait, et le service du Roi ne le voudrait pas."

Quand elle apprend que des troupes ont envahi la ville de Rennes, elle s’apitoie sur les victimes : "Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? Il y a toujours cinq mille hommes, car il en est venu encore de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois; et si on ne les trouve dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir sur peine de la vie, de sorte qu'on voyait tous ces misérables, vieillards, femmes accouchées, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher." (lettre du 30 octobre 1675)

Si, dans sa correspondance, ses critiques restaient mesurées, c’est qu’elle se doutait que ses lettres étaient décachetées. De plus, elle venait, grâce à la princesse de Tarente, d'être exonérée de toutes taxes. Dans ces conditions, elle ne pouvait guère écrire des réquisitoires contre le gouvernement royal et ses représentants.

Mais le véritable opinion de Mme de Sévigné sur la province et ses habitants s'exprime dans cette phrase d'une lettre adressée à Mme de Grignan: "J'aime nos Bretons, ils sentent un peu le vin, mais votre fleur d'orange ne cache pas de si bons coeurs."


Les Rochers aujourd’hui

Rochers 1
Rochers 2
La façade et la chapelle (wikimedia)
L'arrière (wikimedia)

Cette propriété, apanage des Sévigné, se situe au creux d'un vallon qu'arrose l'un des affluents de la Vilaine. De Vitré au château on traverse un pays riant, ombragé de hêtres, de chênes, de châtaigniers. La demeure elle-même se trouve sur une manière de plateau d'où la vue néanmoins demeure assez limitée, bornée par de molles ondulations, des clôtures, des haies et de nombreux bouquets d'arbres. Nulle part, malgré le nom de la terre, on n'aperçoit de rochers. En fait, jadis, à l'ouest des parterres, justifiant cette appellation, plusieurs rocs — depuis arasés — émergeaient du sol.

Le château tel qu'on le voit aujourd'hui se compose de deux bâtiments en équerre, flanqués de deux tours, l'une à tourelles à l'angle intérieur de la façade principale actuelle, l'autre qui fait charnière entre la façade opposée et l'aile qui s'en détache. Couronnant le tout, de hauts pignons et des toitures à forte pente.

Le grand portail d’entrée, orné des armes des Sévigné, a été abattu au milieu du XVIIIe siècle. A la même époque, un bâtiment a été greffé sur la demeure primitive, prolongeant la façade, mais sensiblement moins élevé. Il touche presque à la chapelle, jadis plus isolée.

Au XIXe siècle, le comte de Ternay, a fait élever contre la partie primitive une manière de véranda.

Une fausse "chambre de Mme de Sévigné" avait été installée au rez-de-chaussée à l'usage des touristes. On peignit sur la cheminée les armes des Sévigné et des Rabutin. On y mit les initiales MRCS (Marie Rabutin Chantal Sévigné), entrelacées, comme à l'hôtel Carnavalet de Paris, avec la cordelière des veuves...

La véritable chambre, dans la tour, a été aménagée en petit musée. Parmi les portraits conservés, originaux ou copies : Mme de Sévigné à trente-cinq ans, en robe de cour (sans doute par Jean Nocret), le baron de Chantal (père de la marquise), le marquis de Pomenars (qui égayait fort Mme de Sévigné), Charles de Sévigné (d'après Sébastien Bourdon) et Guillaume d'Harouis (seigneur de Seilleraie et trésorier des Etats de Bretagne). On y montra aussi, entre autres documents, le livre de comptes du fidèle Pilois, arrêté de la main de la marquise, signé par elle et daté "des Rochers ce 1er novembre 1671" et un recueil de poésies d'auteurs français, copiées par elle dans sa jeunesse…

Chapelle

La chapelle (wiki)


La statue de Madame de Sévigné dans le jardin public

Le 8 octobre 1911, sous la présidence de Paul Deschanel, représentant l'Académie française, la ville de Vitré inaugura une statue de Mme de Sévigné. Il y avait eu la veille une soirée de gala, avec à-propos en vers, fleurs de rhétorique et une conférence du bretonnant Anatole Le Braz. Un cortège, précédé de sapeurs porte-hache et groupant les diverses sociétés de la cité, défila par les rues ; on prononça maintes harangues, et un banquet à six plats, flanqués d'une dizaine de crus, couronna le tout. Dans l'intervalle, au cours de la matinée, quelques privilégiés avaient été reçus au château des Rochers, à une lieue et demie de Vitré, par le comte et la comtesse des Nétumières.

Cependant l'érection de cette statue en Bretagne souleva une vague de contestation et d'indignation qui dura longtemps. On considérait la marquise comme une ennemie du peuple, attachée à ses privilèges et cautionnant les répressions féroces dont furent victimes les Bretons en révolte contre un impôt injustement levé par le roi. Les Vitréens l'appelèrent longtemps "la marquise du cul tourné", parce que sa statue tournait le dos à la ville.

La polémique atteignit son paroxysme en 1932 !... La Municipalité et la Préfecture durent même protéger la marquise en installant des gardes autour de sa statue ; même les soldats du 70e RI furent réquisitionnés pour protéger cette femme "au cœur de pierre" qui, disait-on, n'aimait pas Vitré ("l'air de Vitré tue tout le monde", écrit-elle à sa fille le 30 août 1671).

Il était d’autant plus injuste de l’accuser de complicité avec le pouvoir royal qu’elle a toujours été en opposition avec ce pouvoir : elle demeura étrangère à la Cour et à ses intrigues qu’elle commentait avec un irrespect gaillard ; elle était liée à la Fronde par son mari, par le cardinal de Retz et La Rochefoucauld ; elle resta attachée à Fouquet malgré sa disgrâce ; elle fut en sympathie avec les jansénistes parce qu'ils étaient persécutés par le pouvoir…

Aujourd'hui, au contraire, la marquise est devenue la reine de Vitré : son nom et son image sont partout. Miracle du tourisme littéraire…


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