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HONORAT DE BUEIL, SEIGNEUR DE RACAN

DANS L'ANJOU ET LE MAINE


  • Généalogie de la famille de Bueil
• Le château de Jean de Bueil à Vaujours
• L'église de Bueil
Le manoir de Champmarin
Racan au château de la Roche-au-Majeur
L'abbaye de la Clarté-Dieu
L'église Saint-Paterne
Neuvy-le-Roi
Racan portrait

La puissance de la famille de Bueil fut grande au Moyen Age et jusqu'au XVIIe siècle. On s'intéresse particulièrement à deux de ses membres :
Jean V de Bueil (1406-1477) qui fut avec Jeanne d'Arc devant Orléans et qui s'inspira de ses aventures dans un roman, Le Jouvencel,
Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), ami de Malherbe et académicien, auteur de nombreuses poésies et de la pastorale Arthénice, plus connue sous le nom de Bergeries.


Dans le "pays de Racan", on voit
— les ruines du château-fort de VAUJOURS, qui fut le domaine préféré de Jean V de Bueil et où il dicta son roman, le Jouvencel ;
— l'église de BUEIL, fondée en 1394 par Hardouin de Bueil et érigée en collégiale en 1476, avec une crypte où furent les sépultures de l'ancienne famille de Bueil ;
— le manoir de CHAMPMARIN, à Aubigné-Racan, demeure du XVIe siècle avec des vestiges du Moyen Age et des adjonctions du XIXe siècle, où Racan est né le 5 février 1589 ;
— le château de LA ROCHE-RACAN. construit à partir de 1636 par Jacques Il Gabriel (l'ancêtre des célèbres architectes) pour le poète Racan, et dont il reste un imposant pavillon ;
— les restes de l'abbaye cistercienne de LA CLARTÉ-DIEU, fondée au XIIIe siècle, dont l'abbé Denis Rémefort de la Grelière, élu en 1634, encouragea Racan à mener à bien sa paraphrase des Psaumes ;
— l'église de SAINT-PATERNE-RACAN qui fut la paroisse du poète et qui a recueilli plusieurs des objets religieux qui se trouvaient à la Clarté-Dieu, en particulier une "Adoration des Mages" en terre cuite du XVIe siècle ;
— l'église de NEUVY-LE-ROI où furent inhumés les membres de la branche cadette de la famille de Bueil et, en particulier, Honorat de Bueil en 1670.

Pays de Racan

 


GÉNÉALOGIE DE LA FAMILLE DE BUEIL

Bueil généalogie

 


LE CHÂTEAU DE JEAN DE BUEIL À VAUJOURS

Avec le château de Vaujours, on entre dans les domaines de la famille de Bueil, qui fut l'une des plus glorieuses de l'ancienne monarchie et la plus puissante du nord de la Touraine. On a pu écrire que “dans toute la région qui s'étend sur la rive droite de la Loire, depuis le château d'Amboise jusque sous les murs d'Angers et sur une profondeur d'environ vingt lieues, il n'était guère de paroisse où l'on ne vît, au-dessus de quelque porte de castel, glorieusement briller sur son fond d'azur le croissant d'argent des Bueil, entouré de ses six croix recroisetées au pied fiché d'or”.

Cette famille de Bueil a été une famille de gens de guerre au service de la monarchie, et cela pendant plusieurs générations.

On remarque Jean III de Bueil qui a combattu les Anglais pendant trente ans et qui, finalement, les a jetés hors de l'Anjou. Il a eu trois fils qui ont continué la tradition familiale : l'aîné, Jean IV, maître des arbalétriers du roi, est mort à Azincourt (1415), laissant deux fils :
— Jean V, de qui allait naître la branche aînée des Bueil (qu'on appellera les "Bueil-Sancerre"),
— Louis qui, avant de mourir dans un tournoi à Tours sous les yeux de Charles VII (1447), avait eu un fils bâtard, Jacques, de qui est issue la branche cadette, dite "des Bueil-Fontaines" ; c'est à cette branche qu'appartient le poète Racan (Honorat de Bueil).


Le château de Vaujours est, étymologiquement, le château du "Val-Joyeux" (Vallis Jocosa). Il est attesté aux XIIIe et au XIVe siècles, alors qu'il dépend des barons de "Chasteaux".

En 1398, la seigneurie de Chasteaux devient la propriété de Hardouin de Bueil, évêque d'Angers et président de la Chambre des Comptes de Louis Ier duc d'Anjou (son tombeau a été découvert dans la cathédrale d'Angers, avec sa crosse et son anneau). Hardouin de Bueil  a fait au château un certain nombre d'aménagements (construction de la chapelle). Ensuite, son neveu Jean V en a hérité, en a fait sa résidence et c'est là qu'il est mort en 1477.

Louis XI fait épouser en 1461 à Antoine de Bueil (fils de Jean V) sa demi-soeur Jeanne (une des quatre filles que Charles VII avait eues d'Agnès Sorel) ; le contrat de mariage affecta à Antoine "le chastel et maison de Val-Joyeux pour sa demeure" (Louis XI vint plusieurs fois chasser à Vaujours).

Aux XVIe-XVIIe siècles, le château est seulement gardé par quelques hommes d'armes.

En 1666, Louis XIV achète à la famille de Bueil (ruinée à la suite d'un procès contre Racan) la châtellenie de Chasteaux, dont dépendait Vaujours, pour la donner à Louise de La Vallière ; il l'érigea alors en duché.

Il semble que Louise de La Vallière ne vint qu'une seule fois dans le château, en 1669  (elle fonda un hôpital à Château-la-Vallière où l'on conserve son portrait en carmélite).

La propriété passa ensuite à la duchesse de Châtillon, puis à sa fille la duchesse d'Uzès qui la vendit en 1815 à un Anglais, Thomas Stanhope Holland qui s'y fournit en pierres de taille pour son château du Vivier des Landes, à 5 kms de là.


Vaujours

 

Au lieu de placer le château sur une hauteur, on a préféré le placer dans le lit de la Fare qui pouvait ainsi alimenter les douves. Quand intervint l'artillerie, on compléta les défenses par des ouvrages avancés.

On entre par une porte précédée d'un pont-levis et ouvrant entre deux grosses tours semi-circulaires avec des bossages à forte saillie (qui faisaient ricocher les boulets mais qui facilitaient l'escalade). On accède alors dans la basse-cour, avec, du côté sud, un casernement rectangulaire et la tour du Charron (XVe siècle, avec bossages, mâchicoulis et arcatures trilobées).

Un autre pont-levis franchissant un fossé permettait d'accéder dans la cour du château proprement dit.

A gauche, une grosse tour-donjon circulaire avec salle inférieure à belle voûte en coupole surbaissée (cf les donjons de Mondoubleau, Châteaurenault, Châtillon-sur-Indre) et des mâchicoulis sans doute plus décoratif que fonctionnels.

En face, à gauche, chapelle construite par Hardouin de Bueil au début du XVe (deux travées couvertes de croisées d'ogives).

Ce qui fait l'originalité de Vaujours, ce sont les complément de défense liés au développement de l'artillerie :
— d'abord Jean V a fait doubler le pied des murailles par des sorte de terrasses pour porter l'artillerie qui battait  la douve marécageuse (fausses-braies).
— puis il a ajouté, à plus de 50 m en avant du corps de place, deux "bastions" ou "boulevards" pour l'artillerie, l'un au sud et l'autre au nord-est, tous deux accessibles par un pont fortifié franchissant les douves (on voit poindre ces grandes constructions adaptées à l'artillerie que Vauban perfectionnera).

Le bastion du nord-ouest, faisant face à la colline et contrôlant les vannes de mise en eau des douves, est un boulevard quadrangulaire dont chaque angle est renforcé par un minuscule bastion muni d'orillons rajoutés. Ces ouvrages pourraient dater des guerres de Religion, mais le caractère très archaïque de leurs archères-canonnières incite à y voir des ouvrages des années 1465, époque où Jean de Bueil, entraîné dans la ligue du Bien Public, était en rébellion contre son roi.”

 

Vaujours plan


Jean V de Bueil fut essentiellement un homme de guerre. Il fut de toutes les campagnes depuis 1424 (bataille de Verneuil) jusqu'à la mort de Charles VII. On l'avait surnommé "le Fléau des Anglais". D'octobre 1428 à mai 1429, il a participé aux combats devant Orléans, avec Gilles de Rais et La Hire. Puis il a suivi Jeanne d'Arc dans son aventure et a assisté au sacre de Reims.

Dans les années suivantes, il continuera à se battre pour la défense de la cause royale, à Château-l'Hermitage, à Saint-Céneri, aux Ponts-de-Cé. Il fut de toutes les campagnes et eut une vie d'aventures jusqu'à la trêve de Tours de mai 1444, qui fut scellée par le mariage d'Henri VI avec Marguerite d'Anjou.

Ensuite Bueil fut pris quelque peu dans les intrigues et les rivalités de la Cour. Le roi le récompensa de ses services en 1450 en le nommant Grand Amiral de France.

Après la bataille de Formigny, en 1450, un fort parti anglais s'était retranché à Bayeux, où Jean V le contraignit à la reddition : “Les Anglais, voyant qu'il ne leur était pas possible de plus résister qu'ils ne fussent emportés d'assaut, se rendirent par composition qui fut telle qu'ils s'en iraient leurs vies sauves, un bâton blanc en leur poing, qui fut grand pitié, car la plupart étaient mariés et avaient femmes et enfants. Et quand vint à sortir de la ville se trouva bien quatre cents demoiselles à pied qui s'en allaient avec leurs maris et emportaient d'elles leurs enfants entre leurs bras, qui leur étaient fort griefs. Pourquoi le seigneur de Bueil, qui gracieux était aux dames, nonobstant que par la composition fut dit qu'ils s'en iraient tous à pied, impétra pour l'honneur de gentillesse que les dames, damoiselles, enfants et plusieurs gentilhommes anglais auraient chevaux, chariots et litières pour les emmener, dont les Anglais le mercièrent fort et tendrent le plaisir qui leur avait fait à grande courtoisie.”  (d'après Charles de Bourdigné, poète angevin).
Jean de Bueil poursuivit son engagement dans les luttes contres les Anglais et il fut par exemple à la bataille de Castillon en 1453 où les Français écrasèrent la cavalerie de Talbot.
A la mort de Charles VII (1461), Jean de Bueil connut, comme beaucoup, la disgrâce ; il entra donc dans la guerre dite "du Bien public" contre Louis XI. Il fit sa soumission en 1469, ce qui marqua la réconciliation de Louis XI avec la famille de Bueil.

Pendant 40 ans encore, Jean de Bueil a combattu pour défendre la cause royale, ce qui lui vaudra d'être nommé "Grand Amiral de France". Puis, après 1469, il se retira dans ses châteaux de Vaujours ou de Saint-Calais.


C'est à Vaujours que Jean V de Bueil a écrit un roman qui est le récit voilé de sa propre vie et de ses aventures, Le Jouvencel. Dans son esprit, cette oeuvre devait être une sorte de traité d'éducation militaire et morale destiné à convaincre les jeunes nobles de l'intérêt de la vie militaire.

"Les gens de guerre sont nés et ordonnés à peine et travail; mais le haut vouloir et grand couraige qu'ils ont et le désir d'honneur avoir et la louange du monde qu'ils acquièrent, avec aussi le grand plaisir qu'ils prennent à voir et à apprendre de jour en jour choses nouvelles, les font joyeusement passer leurs souffrances, dangers, pauvretés et disettes.”

Le Jouvencel est en fait un roman à clef. En effet, Jean de Bueil ne pouvait pas, sous Louis XI, exprimer trop ouvertement son ancienne admiration pour Charles VII. Mais nous possédons la clef de l'oeuvre grâce à un commentaire qui en fut fait peu après par un compagnon de Jean de Bueil, Guillaume Tringant.

L'INTRIGUE. — Le Jouvencel est un jeune garçon, courageux, entreprenant, qui vit dans un pays ravagé par la guerre. Il est surtout plein de ruse et cela lui permet de s'emparer d'une ville, Crathor, et, pour cet exploit, il est nommé capitaine et lieutenant du roi sur tout le pays. Il continue ensuite de combattre contre le duc Baudouin et il finit par expulser l'ennemi du royaume. Le roi l'envoie alors secourir son cousin, Amydas, dont les sujets se sont révoltés. Et Amydas, pour mieux s'attacher le Joucencel, lui donne sa fille en mariage et lui laisse entendre qu'il sera son héritier. Le Jouvencel remporte la victoire, mais il apprend bientôt que le roi l'a trompé, qu'il a en réalité un fils (dont il lui a caché l'existence) et que c'est donc ce fils qui héritera du royaume. Mais le Jouvencel est plein de grandeur d'âme; il refuse de se liguer contre son beau-père et, fidèlement, il lui rend les serments des gens d'armes qu'il avait reçus comme régent du royaume.

Le roman commence aux premiers jours du printemps dans une contrée ravagée par la guerre : le peu d'habitations qui subsistent ressemblent plus à “des réceptacles de bêtes sauvages” qu'à des demeures humaines. Deux châteaux sont face à face, Luc et Verset, occupés par des garnisons ennemies. Le château de Luc est délabré et sa garnison misérable : les hommes d'armes sont maigres et mal vêtus, la plupart sont estropiés. Il leur reste peu de chevaux et la plupart vont à pied. Le plus mal habillé de tous les hommes de la place, mais aussi le plus énergique et le plus intelligent, c'est le Jouvencel, dont vont être racontées les aventures.
Son premier "exploit" est de voler le linge d'une lessive pour rembourrer son justaucorps de cuir; puis il s'empare de quelques bestiaux et de chevaux  rétifs. Il participe alors à des coups de mains lancés depuis la garnison de Luc et, comme ces expéditions sont couronnées de succès, le Jouvencel est couvert d'éloges.
Aussitôt, tout enflé d'orgueil, il songe à se rendre à la Cour pour y faire fortune. Mais ses compagnons le persuadent de n'en rien faire et lui démontrent que le métier des armes est plus honorable et aussi plus fructueux que celui de courtisan.
Le capitaine de Luc donne alors au Jouvencel le commandement d'une sortie. Mais l'affaire tourne mal et notre jeune chef est fait prisonnier. Le voilà enfermé dans une des tours de la ville de Crathor. Mais sa captivité lui permet d'observer les lieux et de concevoir un plan d'attaque. A peine délivré, il met ce plan à exécution : Crathor est pris et le Jouvencel est nommé capitaine par acclamations.
Ses compagnons lui font alors remarquer que ses anciens vêtements ne sont guère de mise dans cette nouvelle situation et qu'il doit désormais renoncer à sa jaquette coupée et à son petit mantelet. Mais notre héros proteste, disant qu'il aimerait mieux solder un archer de plus que d'acheter une robe neuve.
Alors se succèdent les opérations militaires : on s'empare de la place d'Escallon, on fait lever le siège de Sardine. Le Jouvencel, finalement, est assiégé dans Crathor, mais une armée vient le délivrer et il est nommé lieutenant de Crathor et de toute la contrée.
Le premier usage qu'il fait de son autorité de lieutenant du roi consiste à juger un cas de discipline (un gentlhomme avait amené un prisonnier dans la ville sans l'autorisation du capitaine). Puis il entraîne sa compagnie devant Escallon et détrousse une centaine d'hommes avant de se replier dans Crathor.
Arrive ensuite une ambassade du roi, qui confirme le Jouvencel dans ses fonctions de lieutenant. La réception solennelle des lettres du souverain est accompagnée de trois discours prononcés par les ambassadeurs : maître Jean Bien-Assis exhorte le Jouvencel à pratiquer la justice et à maintenir l'ordre et la prospérité; le sire de Chamblay parle de la guerre en rase campagne, des sièges et de la guerre maritime; le troisième, maître Nicolle, fait lui aussi un long discours pour lui montrer que la carrière militaire qu'il a choisie est tout à fait propre à assurer son salut éternel.
Le Jouvencel, lui, fait un discours sur la noblesse qu'on acquiert au métier des armes. Puis il profite de l'enthousiasme suscité pour lancer ses capitaines à l'assaut d'une "grosse ville champêtre", Francheville, où "ils prirent grand butin et bons prisonniers".
Deux gentilhommes demandent alors au Jouvencel la permission de combattre, l'un à pied et l'autre à cheval, contre deux des gens du duc Baudouin. le Jouvencel est réticent, mais il accepte. C'était une faute car, pendant que les soldats sont occupés à regarder la joute, le duc Baudouin pénètre en force dans le pays et s'empare de plusieurs villes. Le roi alors doit venir à la rescousse : il arrive avec son artillerie, s'empare de la ville de Cap et force Baudouin à se retirer.
Maintenant que l'ennemi est expulsé du royaume, le roi est fort en peine de ses gens d'armes, qu'il voudrait entretenir, tout en débarrassant le pays de leur présence. Donc, après délibération du Conseil, on décide de les envoyer, par mer, secourir le roi Amydas, cousin du roi, contre ses sujets révoltés. Et c'est le Jouvencel qui commande l'expédition. Dès son arrivée, comme prévu, il est nommé régent et gouverneur du royaume et il épouse la fille du roi. Détail pittoresque : le mariage est célébré et consommé alors que le Jouvencel et ses compagnons se ressentent encore du mal de mer qui les a éprouvés pendant la traversée.
Le roman raconte alors les combats menés par le Jouvencel aux côtés du roi Amydas, occasion pour Jean de Bueil de développer quelques principes moraux. Par exemple on propose au roi de lui faire prendre une ville par trahison. Il repousse cette offre avec indignation, car, dit-il, un noble roi doit tout entreprendre au grand jour. Toutefois il laisse entendre que si quelque audacieux tente l'entreprise à son insu, il obtiendra facilement son pardon. Et le Jouvencel, qui a compris, s'empare de la ville.
Bien sûr, les ennemis du roi Amydas sont vaincus et le Jouvencel triomphe. C'est alors que des envieux lui révèlent que le roi l'a trompé, qu'il lui a caché l'existence d'un fils qui doit être son héritier, et qu'il a fait cela pour que le Jouvencel, alléché par l'appât de l'héritage de son beau-père, ait plus de coeur à la besogne. Le Jouvencel, noble et généreux, déclare qu'il ne saurait porter la main sur un héritage qui ne lui appartient pas. Il refuse de se liguer contre son beau-père et il rend fidèlement au roi  les serments des gens d'armes qu'il avait reçus en tant que régent du royaume.

Philippe Contamine a montré que ce roman était particulièrement éclairant sur les méthodes de guerre dans la première moitié du XVe siècle. La guerre de Cent Ans a été essentiellement une guerre de sièges et non de batailles rangées. Autant que possible, on essayait de prendre la ville ennemie par surprise, par ruse, en escaladant la muraille ou en forçant quelque poterne. Par exemple, dans le roman, on voit quelques dizaines d'hommes s'emparer d'une ville-forte en se cachant la nuit dans un tas de fumier et en profitant du bruit que faisaient les roues d'un moulin.

“Une bonne partie de la noblesse, y compris les plus grands seigneurs, avait perdu le goût de la guerre. La poursuite des combats reposait sur l'activité d'une centaine de "capitaines de gens d'armes et de trait", souvent de petite extraction. Chacun d'eux était à la tête d'une compagnie comptant quelques dizaines d'aventuriers. Pas de solde régulière, mais on se rattrapait sur le pays, ami ou ennemi. Un contrôle royal très vague, intermittent. Beaucoup se sentaient d'abord les hommes de tel ou tel prince. On menait une guerre de coups de main, d'embuscades, de médiocres razzias, que l'un de ces capitaines, Jean de Bueil, évoqua plus tard, non sans quelques enjolivements, dans le roman du Jouvencel. Au total, en marge de la vie courante, une petite société militaire assez tenace, cruelle, hardie, anarchique.” (Ph. Contamine, QSJ, p. 93)

Le roman du Jouvencel  présente donc d'une manière très vivante ces capitaines et ces aventuriers, qui se battaient d'une manière assez anarchique.

Il faut savoir que le Jouvencel est un roman à clefs et que, derrière les noms propres, on peut reconnaître des villes de l'Anjou ou de l'Orléanais aussi bien que les chefs de guerre de l'époque (par exemple, le héros qui porte le nom de Jouvencel est évidemment Jean de Bueil lui-même).

Or, dans le roman, on raconte en détail le siège d'une ville nommée Crathor; Jean de Bueil a écrit cet épisode de la prise de Crathor avec ses souvenirs du siège d'Orléans de mai 1429 : la description du site et des fortifications établies par l'ennemi, les bombardements d'artillerie, l'arrivée des secours, tout cela correspond assez exactement à ce que nous savons du Siège d'Orléans.

Mais ce qui est curieux c'est que Jeanne d'Arc soit absente de ce récit ou plutôt qu'elle ait été remplacée par un certain "comte de Parvenchères" qui réagit comme elle, qui va comme elle prier à la cathédrale, qui loge comme elle dans une partie excentrée de la ville, etc. Pourquoi Jean de Bueil a-t-il ainsi gommé le personnage de Jeanne, pourtant fort romanesque ? C'est que le Jouvencel se voulait roman didactique; il fallait donc montrer l'exemple de bons capitaines. Or Jean de Bueil ne considérait pas Jeanne d'Arc comme un bon capitaine et il désapprouvait ses méthodes :  Jeanne d'Arc n'avait pas lu Végèce; elle se montrait entêtée et comptait un peu trop sur le hasard (ou sur le miracle!). On peut même dire que Jean de Bueil, qui se considérait comme un spécialiste de la guerre de siège, avait certainement mal supporté la lubie du roi qui avait introduit une fille illuminée, inexperte, au milieu de rudes capitaines rompus au métier de la guerre. Donc, pas de Jeanne d'Arc dans l'épisode du siège de Crathor, car ce n'était pas là un exemple à donner aux futurs gens de guerre…

Ainsi donc ce château de Vaujours, très intéressant en lui-même par son architecture,  est également très lié, par ce roman du Jouvencel qui y fut écrit, au souvenir de ces multiples combats, sièges et aventures qui caractérisent la Guerre de Cent Ans, et même, tout particulièrement, à l'épopée de Jeanne d'Arc.


LES ÉGLISES DE BUEIL

Les deux églises curieusement accolées sont dues à la famille de Bueil.

wiki-Peyot


L'église paroissiale Saint-Pierre-aux-Liens

Elle a été construite entre 1480 et 1512. Elle communique avec la collégiale par l'ancienne porte extérieure de celle-ci (la tour-clocher, commencée en 1541, est restée inachevée).

Statues du XIVe encadrant la porte de la collégiale..

Fonts baptismaux sculptés de 1521 avec couvercle en bois sculpté orné de statuettes des douze apôtres.

Bueil 1

jn-1988


L'église collégiale (dédiée à Saint-Michel et aux Saints-Innocents)

Elle est plus ancienne. Elle fut fondée en 1394 par Hardouin de Bueil, évêque d'Angers, et érigée en collégiale en 1476.

La crypte (toujours accessible par une trappe) a longtemps reçu les sépultures de la famille de Bueil. En effet, les seigneurs de Bueil avaient fondé à perpétuité un chapitre composé de six chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augustin avec un doyen, un chantre et des enfants de choeur. Ces chanoines devaient veiller sur les tombeaux des Bueil. Les seigneurs y reposaient près des reliques qu'ils avaient rapportées de pays lointains, et près des trophées qu'ils avaient enlevés à l'ennemi. Sur leur tombeau on plaçait la dalle de bronze que, suivant la mode féodale, ils avaient fait fondre de leur vivant par quelque maître canonnier.

On a compté jusqu'à treize sépultures dans la crypte et, dans le choeur de l'église (qui allait jusqu'à la barre de bois encore visible), se dressaient onze monuments funéraires, dont celui de Jean V en cuivre.

Cet ensemble de sépultures des Bueil-Sancerre a été bouleversé à la Révolution. En 1863, on a pu récupérer quelques gisants qui ont été établis dans des enfeux vingt ans plus tard.

 

TOMBEAUX DE L'ÉGLISE DE BUEIL

Bueil 2

JN-1988

Bueil église plan

PIERRE DE BUEIL, second fils de Jean III - l'un des fondateurs du chapitre et de la collégiale - l'un des plus valeureux chevaliers de son temps - mort en 1414

MARGUERITE DE CHAUSSE, épouse de Pierre de Bueil - primitivement à côté de son époux

JEAN V (dalle de cuivre qui a disparu)

JEANNE DE MONTEJEAN, première épouse de Jean V († 1456); hennin, robe ornée des armes de Bueil et de celles de Montejean (d'or, fretté de gueules); sa statue ressemble à celle d'Agnès Sorel à Loches († 1450)

MARTINE TURPIN, seconde épouse de Jean V († 1480), fille d'Antoine Turpin de Crissé. Dans cet enfeu n°4 il y avait primitivement les gisants de Pierre de Bueil et de sa femme Marguerite; au XIXe, on y a regroupé des éléments très disparates :
— le sarcophage (XIVe/XVe siècle) de Pierre de Bueil et de son épouse Marguerite,
— des éléments du tombeau de Jeanne de Montejean (baldaquin et blason),
— le corps du gisant de Martine Turpin, apporté en 1850 du château du Plessis-Barbe, après destruction de la chapelle de ce château qui appartenait à la famille de Bueil du Xe au XVe siècles;
— une tête provenant peut-être d'une statue de sainte Madeleine (en conséquence, elle a été vénérée comme une sainte Madeleine: pour que les enfants parlent plus vite, on leur donnait à avaler de la poudre prise sur le bras de la statue, accessible à travers une grille de protection).

 

wiki-Daniel Jolivet

 


INSCRIPTION

"L'an 1380 Pierre de Bueil, chevalier, et Marguerite de Chaussé, sa femme, commencèrent le Chastel du Boys; et pour lors étaient en vie révérent père en Dieu Hardouin de Bueil, évêque d'Angers, Jehan de Bueil, chevalier, seigneur de Bueil, de Montrésor, de Château-Fromont, de Pocé, de Saint-Kales, de la Marchière, Courcillon et autres lieux, Guillaume de Bueil, seigneur de Valaines, Marguerite de Bueil, dame de la Varenne, Marie de Bueil, dame de ce nom, et étaient les dessus dits seigneurs et dames, frères et soeurs du dit Pierre de Bueil, père de Marie de Bueil, dame de Fontaines-Guérin, et oncle de Jehan de Bueil, chevalier, de Jehanne de Bueil, dame de l'Isle-Bouchart, de Marie de Bueil, dame de Pasavant, et de Catherine de Bueil, enfants du dit sire de Bueil et fut le dit lieu du partage de Bueil."

Cette inscription a été rédigée longtemps après la date de 1380 par des généalogistes de la maison de Bueil ; elle comporte des erreurs. Elle est intéressante parce qu'elle présente la filiation de la famille de Bueil à la fin du XIVe siècle, au moment où Pierre de Bueil et sa femme Marguerite construisaient à Neuvy le château du Bois dont les Bueil-Fontaines et Racan devaient conserver la seigneurie jusqu'au XVIIIe s.


L'amitié de la famille de Ronsard avec celle des sires de Bueil était fort ancienne. Quand Louis de Bueil, l'arrière-petit-fils de Jean V, mourut dans une rixe en 1563, Ronsard avait écrit pour lui un poème-épitaphe. [Louis de Bueil, grand Echanson de France, gouverneur d'Anjou, Touraine et Maine, était célèbre par sa défense de Saint-Dizier contre l'armée de Charles-Quint, en 1544] :

Cy dessous gît un comte de Sancerre,
Un preux Louis de Bueil, qui avait
Autant de dons que Nature en pouvait
Mettre en un corps magnanime à la guerre.
Cy gît celui qui semblait un tonnerre
Quand de ses rois les ennemis trouvait,
Que la vertu et l'honneur qu'il suivait
Firent sans pair, tant qu'il vécut en terre.
Mais le haut Ciel, qu'homme ne peut fléchir,
L'ôta du monde, afin de s'enrichir
De sa belle âme, à nulle autre seconde;
Pour ne souffrir qu'un coeur si valeureux
Vît notre siècle ingrat et malheureux,
Où la vertu ne vivait plus au monde.

[Ronsard, éd. Pléiade, II, 510]

Louis de Bueil, le père de Racan, était lui aussi lié à Ronsard et à sa famille. C'est ainsi que, le 20 novembre 1585, il se rendit à Croixval avec le notaire de Saint-Paterne, pour assister Ronsard qui prenait alors ses dispositions testamentaires et qui résigna, ce jour-là, ses trois prieurés de Montoire, de Croixval et de Château-du-Loir en faveur de son ami Galland, principal du collège de Boncourt.


LE MANOIR DE CHAMPMARIN

Avec Champmarin, la maison natale de Racan, on passe de la branche aînée de la famille de Bueil à la branche cadette des Bueil-Fontaines.

Ce domaine est venu dans la famille de Bueil par le mariage de Louis de Bueil, le père de Racan. Louis de Bueil naquit en 1544 au château du Bois (à Neuvy-le-Roi). Comme il était le cadet, il aurait dû être d'Eglise, mais il préféra la carrière des armes, ce qui n'étonna pas chez un descendant des Bueil.

Il fit campagne en 1569 contre l'amiral de Coligny et contre le jeune roi de Navarre. Il fut à Jarnac, à Moncontour, à Saint-Jean-d'Angély. A quarante ans, il était capitaine, lieutenant royal en Bretagne, gouverneur du Croisic et chevalier de l'ordre.

A quarante-quatre ans, le 15 février 1588, il épousa une jeune femme de 30 ans, Marguerite de Vendômois (fille aînée du lieutenant royal du Maine), veuve de Mathurin de Vendômois, sieur de Champmarin. Et c'est à Champmarin que le ménage s'installa, exactement sur la limite du Maine et de l'Anjou.

Louis Arnould : “On ne pouvait choisir de cadre plus propice à une lune de miel : à l'écart du bourg, sur une pente sablonneuse, abrité d'un côté par une garenne de chênes et de châtaigniers, ouvrant de l'autre sur le vaste et fertile horizon du val du Loir, le modeste logis féodal s'était blotti, sain, bien aéré, à la fois solitaire et voyant sur la plaine. Une avenue d'ormes y conduit encore aujourd'hui, et derrière le vieux puits trois larges baies invitaient à entrer dans la cour d'honneur. On voyait s'ouvrir à gauche la boulangerie creusée dans le tuf et surmontée d'un pignon; à droite s'étendaient en pente douce vers la plaine les quatre arpents des jardins clos de murs et coupés par les anciens fossés. Vis-à-vis de l'entrée s'élevait la petite façade de la maison, flanquée d'un côté par l'ancienne tour féodale, de l'autre par l'élégante chapelle aux fines nervures gothiques; la façade avait subi une restauration Renaissance, et les fenêtres à meneaux mettaient la demeure féodale au goût du commencement du siècle. A l'intérieur, les chambres à poutrelles ornées de hautes cheminées tout unies, grossièrement taillées par des maçons de village, étaient présidées çà et là par de naïves statues encastrées dans le mur, qui témoignaient de la piété des habitants.

Champmarin 1 Champmarin 2
Champmarin 3 Champmarin 4

jn-1988

À l'arrière, restes de l'ancien manoir médiéval (cellier et chapelle). — Corps de logis reconstruit au XVIe (restauré et complété au début du siècle par le critique Louis Arnould, qui avait acquis le domaine). — Communs creusés dans le rocher, avec l'ancienne boulangerie.

 


Près d'un an après son mariage, le 5 février 1589, Marguerite de Vendômois mettait au monde un fils.

On était alors en plein dans les troubles de la Ligue et Louis de Bueil, en restant toujours fidèle au roi, s'était fait bien des ennemis. C'est pourquoi il ne se sentait pas en sécurité dans ce petit domaine de Champmarin. Il décida donc d'emmener le nouveau-né dans son château de la Roche-au-Majeur, qui lui paraissait plus sûr.

Mais, auparavant, il fallait baptiser l'enfant. Le 17 février, le curé du village vint donc procéder au baptême dans la chapelle de Champmarin. Selon l'usage du pays, l'enfant eut deux parrains, mais, comme on était pressé, on prit non pas des nobles mais deux bourgeois, des gens de la suite du capitaine. L'enfant reçut le prénom d'Honorat, le grand saint de Provence (souvenir des attaches des Bueil avec la région niçoise : il y a un mont Saint-Honorat à 20 km de Beuil).

Trois ou quatre jours plus tard, on se met en route pour La Roche-au-Majeur (à six lieues de Champmarin = vingt kms) : l'enfant et sa nourrice sont escortés par 40 gentilhommes et 120 mousquetaires. Comme on le redoutait, au moment de traverser le Loir, la petite troupe est attaquée par un parti de Ligueurs et, pendant les échanges de coups de mousquets, la nourrice doit abriter l'enfant derrière le tronc d'un chêne.

Racan s'est toujours réjoui d'avoir ainsi reçu le baptême du feu alors qu'il n'avait que quinze jours d'âge. Il rapprochait son aventure d'un épisode de l'Enéide  où l'on raconte comment Métabus s'y prit pour faire franchir, un plein combat, une rivière en crue à sa petite fille Camille, la future reine des Volsques : Métabus attacha l'enfant à un javelot, qu'il envoya avec force sur l'autre rive.

“Pressant l'enfant contre sa poitrine, Métabus cherchait à atteindre les longues pentes des bois solitaires. De toutes parts, des traits furieux le pressaient et la cavalerie répandue voltigeait autour de lui. Tout à coup, dans sa fuite, il rencontra une rivière grossie qui roulait à pleins bords ses flots écumants. Sur le point de s'élancer à la nage, son amour paternel le retient; il tremble pour son cher fardeau. Il agite tous les projets en lui, et soudain, il prend ce parti : au formidable javelot qu'il tenait dans sa main vigoureuse, le guerrier lie sa fille encerclée d'écorce et de liège sauvage; il l'attache en équilibre au milieu du trait et, le balançant de son énorme main, le bras ramené en arrière, il lance le javelot. Les flots mugissent; par-dessus le courant du fleuve, avec le trait strident, fuit la malheureuse Camille. Métabus, qu'une nombreuse troupe d'ennemis serre de plus près, se jette à l'eau et, d'une main victorieuse, sur l'autre rive, il arrache du gazon la javeline et l'enfant qu'il consacre à Diane.” [Enéide, XI, 544-566].

Il ne déplaisait pas à Racan d'avoir commencé sa vie par un épisode assez romanesque. Et c'est donc ainsi qu'ayant quitté Champmarin, le domaine maternel, il se retrouva au château de La Roche qui appartenait à son père.

Le nom de Racan est celui d'une terre (une ferme et un moulin) que Louis de Bueil acheta sur la paroisse de Neuvy-le-Roi; cela lui permit de mettre le titre de cette seigneurie dans son nom et de le transmettre à son fils, qui fut donc marquis de Racan et qui immortalisa le nom de ce petit hameau, toujours composé d'un ancien moulin et d'une grosse ferme, à 3 km au sud de Neuvy-le-Roi.

Une coïncidence amusante : Racan appartient à la famille de Bueil ; or ce nom vient du village de Beuil, dans une vallée des Alpes près de Nice ; et, comme l'étymologie de ce nom est l'italien Boglio et donc le latin bovile, on peut dire que Racan, descendant de cette famille, était prédisposé à être l'auteur des Bergeries.


LE CHÂTEAU DE LA ROCHE-AU-MAJEUR

Le nom s'explique par le fait que le seigneur de Bueil était le "majeur" (ou maire) de son suzerain féodal qui était le chanoine de Saint-Martin de Tours, prévôt d'Oé [en l'absence du prévôt, c'est entre les mains du "majeur" qu'on allait payer les redevances de cette seigneurie ecclésiastique].

Ce château était un ancien bien de famille des Bueil et c'est là que le petit Honorat fut transporté quelques jours après sa naissance en février 1589.

Il y fut élevé par sa mère, son père étant mort au siège d'Amiens (contre les Espagnols), en 1597, alors que l'enfant n'avait que huit ans.

Louis Arnould imaginait ainsi l'enfance du petit Honorat au château de La Roche :

“Tandis que le jeune enfant prenait ses ébats sur la terrasse du château, qui fait si bien balcon sur la vallée, des images fortes et gracieuses à la fois s'imprimaient dans son âme d'enfant. Au-dessus de sa tête, il entend le frémissement des grands arbres du parc; à quarante pieds de profondeur, la petite rivière formant chute fait tourner un moulin avant de baigner le pied du château. Par toute la largeur du vallon s'étendent des prairies humides, coupées de haies vives et semées d'animaux qui paissent. Le coteau d'en face, habillé de futaies, est troué de caves habitées, qui regardent comme des gros yeux; et, quand la vue suit la sinueuse coulée du vallon, à droite, elle se repose, au-delà du premier tournant, qui fait comme une passe de verdure, sur l'entremêlement gai des peupliers verts et des blanches maisons du bourg de Saint-Pater; à gauche, ayant plus longue et plus large carrière, elle remonte de prairies en prairies jusqu'à un lointain clocher qu'on distingue parmi les arbres de l'horizon élargi. Tel est le joli vallon de Touraine qu'embrasse la vue de la Roche-au-Majeur, si bien baignée d'air pur sur son flanc de coteau, vrai nid d'oiseau et berceau de poète.”

Et sa mère devait mourir cinq ans plus tard, en 1602. Il n'avait alors que treize ans et il se retrouvait seul héritier mâle de la race des Bueil-Fontaines. Il lui fallait donc un tuteur et la famille décida de le confier au duc de Bellegarde, qui était alors un des plus hauts officiers de la Cour. Bellegarde était en effet Grand Ecuyer de France et il avait épousé Anne de Bueil-Fontaines, la cousine de Racan,  en 1594.

Racan quitta donc la Touraine pour se retrouver à Paris.


Aussitôt Bellegarde fit admettre le jeune garçon comme page à la Chambre du roi. Et notre jeune tourangeau se trouva plongé dans les multiples intrigues de la cour de Henri IV.

C'est ainsi qu'il put suivre les débuts de sa cousine Jacqueline de Bueil sur laquelle le roi avait jeté son dévolu (il avait 50 ans; elle en avait 16). Tallemant raconte que Henri IV la marchanda pour 30.000 écus, qu'il la maria presque aussitôt et qu'il fit surveiller le mari pendant la nuit de noces par deux gentilshommes pour qu'il ne touche à sa jeune femme; la nuit suivante, Jacqueline de Bueil fut admise dans le lit royal, alors que le mari, lui, couchait dans un petit galetas juste au-dessus.

Tallemant des Réaux raconte ainsi les débuts de cette liaison  :

"Henri IV, qui ne cherchait que de belles filles et qui, quoique vieux, était plus fou sur ce chapitre-là qu'il n'avait été en sa jeunesse, la fit marchander, et on conclut à trente mille écus. Mais Mme la princesse de Condé souhaita que, par bienséance, on la mariât en figure, si j'ose ainsi dire. Cesy, de la maison de Harlay, homme bien fait et qui parlait agréablement, mais qui avait mangé tout son bien, s'offre à l'épouser. On les marie un matin. Le Roi impatient et ne goûtant point qu'un autre eût un pucelage qu'il payait, ne voulut pas permettre que Césy couchât avec sa femme et la vît dès ce soir-là."

Pourtant…, continue Pierre de L'Estoile dans son Journal, M. de Cézy eut l'honneur de coucher la premier avec sa mariée, mais éclairé, ainsi qu'on disait, tant qu'il y demeura, des flambeaux, et veillé des gentilshommes par commandement du Roi, qui le lendemain coucha avec elle, à Paris, au logis de Montauban, où il fut au lit jusqu'à deux heures après midi. On disait que son mari était couché en un petit galetas au-dessus de la chambre du Roi, et ainsi était dessus sa femme, mais il y avait un plancher entre deux.

Cette faveur du roi déchaîna évidemment contre la jeune femme jalousies et médisances. On fit sur elle un poème fort peu aimable intitulé Inventaire de la nymphe au petit museau où l'on dit qu'elle était  "troussée comme une escargote” et “piaillante comme un poulet”.

Pour sa complaisance, Jacqueline de Bueil reçut le titre de comtesse de Moret et elle vécut brillamment à la cour.


Racan n'avait guère d'atouts pour briller dans ce milieu des pages de la Cour. Il était, dit-on, "mal fait", et, toujours selon Tallemant des Réaux, il avait "la mine d'un fermier"; il était mal soigné et très distrait;  il bégayait et avait un défaut de prononciation lui faisait prononcer les -r- comme des -l- et les -c- comme des -t- :  “Je suis Latan, page de la Chamble d'Henli Tatlième”.

Une particularité toutefois : le jeune garçon faisait des vers. Ses poèmes de jeunesse sont le reflet ce milieu de libertins cyniques dans lequel la mort de ses parents l'avait amené à vivre. Par exemple, dans un poème qui fut célèbre en son temps, il propose tout crûment à un vieillard de prendre sa place dans le lit de sa jeune épouse, puisqu'il est notoire qu'il est désormais incapable de la satisfaire :

Vieux corps tout épuisé de sang et de moelle,
D'où l'âme se départ,
Jouirez-vous toujours d'une chose si belle
Sans nous en faire part ? […]

Puis donc que désormais vos vieux membres de glace
Ne lui sont qu'ennuyeux
Ne lui défendez point de mettre en votre place
Quelqu'un qui fasse mieux.

Laissez en liberté cette beauté céleste.
N'en soyez point jaloux.
Quand j'en prendrai ma part, vous en aurez de reste
Plus qu'il n'en faut pour vous.


Le grand événement de la vie de Racan devait être sa rencontre avec Malherbe. Malherbe, en effet, de passage à Paris en 1605, avait été pris en charge par le duc de Bellegarde qui le recevait chaque jour à sa table.

Tallemant : “Ce fut en l'an 1605, comme le Roi était sur le point de partir pour aller en Limousin. Il commanda [à Malherbe] de faire des vers sur son voyage; Malherbe en fit, et les lui présenta à son tour. C'est cette pièce qui commence : "O Dieu, dont les bontés de nos larmes touchées, etc". Le Roi la trouva admirable, et désira de le retenir à son service; mais, par une épargne, ou plutôt une lésine que je ne comprends point, il commanda à M. de Bellegarde, alors premier gentilhomme de la Chambre, de le garder jusqu'à ce qu'il l'eut mis sur l'état de ses pensionnaires. M. de Bellegarde lui donna mille livres d'appointement avec sa table et lui entretint un laquais et un cheval.
Ce fut là que Racan, qui était alors page de la chambre sous M. de Bellegarde, et qui commençait déjà à rimailler, eut la connaissance de Malherbe, et en profita si bien que l'écolier vaut quasi le maître.
A la mort d'Henri IV, la reine Marie de Médicis donna cinq cents écus de pension à Malherbe, qui depuis ce temps-là ne fut plus à charge à M. de Bellegarde.”

C'est ainsi que naquit une longue amitié entre le poète de cinquante ans et le jeune Racan qui devint son élève. Et l'on sait que Malherbe était un maître exigeant et tâtillon qui, dit-on, proférait force soupirs et jurons lorsqu'il corrigeait les essais poétiques du jeune Honorat.

Mais une autre complicité devait s'établir entre Racan et son vieux maître. Malherbe, en effet, — les manuels scolaires "oublient" de la dire — était "fort adonné aux femmes" (l'expression est de Tallemant) et il avait l'habitude de raconter ses prouesses sexuelles en des termes qui choquaient les oreilles pourtant peu chastes des habitués de l'Hôtel de Bellegarde; toujours selon Tallemant, on l'avait même surnommé le "Père Luxure" ! Et Malherbe encourageait le jeune Racan à lui raconter ses "friponneries" dans les mauvais lieux de Paris; il l'aidait même à mettre en vers ses aventures les plus croustillantes.


Le moment vint bientôt pour Racan de se choisir une carrière. Mais son tempérament nonchalant l'empêchait de prendre une décision. Il hésitait entre la carrière des armes (tradition familiale), la vie à la Cour, le mariage, ou, comme il le dit joliment, "faire petit pot" dans son château de Touraine.

Il faisait part à Malherbe de ses incertitudes en ces termes :

“La première vie et la plus honorable est de suivre les armes; mais d'autant qu'il n'y a maintenant de guerre qu'en Suède ou en Hongrie, je n'ai pas moyen de la chercher si loin, à moins que de vendre tout mon bien pour m'équiper et pour fournir aux frais du voyage. La seconde est de demeurer dans Paris pour liquider mes affaires, qui sont fort brouillées, et celle-là me plaît le moins. La troisième est de me marier, sur la créance de trouver un bon parti dans l'espérance que l'on aura de la succession de Mme de Bellegarde qui ne me peut manquer; mais cette succession sera peut-être longue à venir, et cependant, épousant une femme qui m'obligera, je serai contraint d'en souffrir, en cas qu'elle fût de mauvaise humeur. Je pourrais aussi me retirer aux champs, à faire petit pot, ce qui ne serait pas séant à un homme de mon âge et ce qui ne serait pas aussi vivre selon ma condition.”

Comme il ne parvenait pas à se décider, Malherbe lui répondit par un apologue dont La Fontaine, plus tard, fera sa fable Le Meunier, son fils et l'âne :

La feinte est un pays plein de terres désertes;
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t'en veux dire un trait assez bien inventé :
Autrefois à Racan Malherbe l'a conté.
Ces deux rivaux d'Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d'Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins),
Racan commence ainsi : “Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j'y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance,
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l'armée, ou bien charge à la cour?
Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes :
La guerre a ses douceurs, l'hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter;
Mais j'ai les miens, la cour, le peuple à contenter.”
Malherbe là-dessus : “Contenter tout le monde!
Ecoutez ce récit avant que je réponde.

…………………………………
[et il raconte alors la fable du Meunier]
…………………………………
“Quant à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement :
Les gens en parleront, n'en doutez nullement.”


La tradition familiale poussait plutôt Racan vers la carrière militaire. Mais, par malchance, ses tentatives pour s'illustrer dans les armes comme son illustre ancêtre Jean de Bueil se terminèrent toutes piteusement :
— À dix-neuf ans, il est dans une sorte d'école militaire à Calais, à un moment où Henri IV encourageait les gentilshommes à aller combattre dans les rangs des Hollandais contre les Pays-Bas; Racan est prêt à se lancer contre l'ennemi , lorsqu'il apprend qu'on vient de décider une trêve de douze ans.
— À vingt-et-un ans, en 1610, il est à nouveau sur le pied de guerre, lorsque lui parvient la nouvelle de l'assassinat du roi par Ravaillac.
— De 1615 à1620, les occasions de se mettre en campagne se multiplièrent, mais, chaque fois, la guerre fuyait devant lui.

Alors Racan abandonna ses beaux rêves de gloire militaire. Des combats, il n'aura connu, dans la garde d'honneur du roi ("la cornette blanche"), que les chevauchées, les cortèges et les parades. Pour lui, pas de ces lieutenances, de ces gouvernements de places ou de provinces qu'avaient obtenus ses ancêtres, ses oncles, son père, ses cousins de la branche aînée. Lui, le cousin de Mme de Bellegarde, le pupille du Grand Ecuyer, le compagnon de jeux de Louis XIII, il n'aura récolté en tout et pour tout que le titre banal de "conseiller du roi en ses conseils d'Etat et privé" et la charge honorique de "gouverneur des ville, chastel et île du Croisic".

Il se laissa donc aller à son tempérament amoureux. La femme qui l'attirait le plus, c'était sa cousine Jacqueline, l'ancienne maîtresse de Henri IV, devenue, par grâce royale, comtesse de Moret (en souvenir de son amant défunt, la Cour lui servait une pension de 14.000 livres). Mais Racan tombait mal : la belle Jacqueline avait décidé depuis quelque temps de "faire la dévote"; puis elle fit semblant de devenir aveugle; heurement cela ne dura pas et bientôt, dit Tallemant, "elle se remit à faire l'amour tout de nouveau".

Tallemant :

“Henri IV se refroidissant, elle s'avisa de faire la dévote. Elle n'avait que du linge uni, une grande pointe, une robe de serge, les mains nues (c'était pour les montrer, car elle les avait belles). Jusque là elle avait été un peu goinfre, mais fort agréable. Henri IV fut tué avant qu'elle eut achevé sa farce. Elle joua un autre personnage ensuite, car elle feignit de devenir aveugle. On croit que c'était pour faire pitié à la Reine-mère. Enfin elle fit semblant que M. de Mayerne, un médecin célèbre qui était fort son ami, lui avait fait recouvrer la vue d'un oeil; mais il ne paraissait point que l'autre fut plus malade. Elle se remit à faire l'amour tout de nouveau”.

Racan se plaça donc sur le rang de ses soupirants et, s'adaptant au ton qui régnait dans cette cour, il s'attacha à mettre en vers son amour pour celle qu'il appelle "Cloris".

J'avais juré devant le grand autel
De n'adorer jamais rien de mortel
Le dernier jour que je fus à confesse.
Au nom de Dieu, Père, pardonnez-moi:
Puisqu'aujourd'hui je sers une déesse,
Je ne crois pas avoir faussé ma foi.

Et si bientôt le long usage
Ne vous fait voir dans mon visage
Comme je meurs pour les appas
Dont les Grâces vous ont pourvue,
Je croirai que vous n'avez pas
Encore recouvré la vue.

Mais Racan n'eut pas plus de chance en amour qu'à la guerre : c'est un certain marquis de Vardes sut se faire agréer; c'est lui qui épousa l'ancienne maîtresse du défunt roi, et, avec elle, la pension royale et le comté de Moret.


Finalement, donc, de sa vingtième à sa trentième année, Racan n'a connu que des déceptions, dans tous les domaines. On comprend alors qu'il ait songé à faire retraite dans son manoir de la Roche-au-Majeur. Chaque fois qu'il y revenait pour ses affaires ou pour se délasser des courtisans et des coquettes, il se sentait de plus en plus tenté par la vie de gentilhomme campagnard.

Et c'est ce sentiment qu'il exprimera en 1618 dans un long poème adressé à son voisin de campagne René d'Armilly, ses célèbres Stances sur la Retraite (inspirées d'Horace et d'un poème de Desportes Sur les plaisirs de la vie rustique) :

Tircis, il faut penser à faire la retraite :
La course de nos jours est plus qu'à demi faite,
L'âge insensiblement nous conduit à la mort;
Nous avons assez vu sur la mer de ce monde
Errer au gré des flots notre nef vagabonde,
Il est temps de jouir des délices du port. […]

O bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire,
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses désirs.

Il laboure le champ que labourait son père,
Il ne s'informe point de ce qu'on délibère
Dans ces graves conseils d'affaires accablés;
Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages,
Et n'observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu'il a du salut de ses blés. […]

Tantôt il se promène au long de ses fontaines,
De qui les petits flots font luire dans les plaines
L'argent de leurs ruisseaux parmi l'or des moissons;
Tantôt il se repose avecque les bergères
Sur des lits naturels de mousse et de fougères
Qui n'ont autres rideaux que l'ombre des buissons.

Il soupire en repos l'ennui de sa vieillesse
Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse
A vu dans le berceau ses bras emmaillotés;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses enchaînées
Vieillir avecque lui les bois qu'il a plantés.

Il ne va point fouiller aux terres inconnues,
A la merci des vents et des ondes chenues,
Ce que nature avare a caché de trésors,
Et ne recherche point, pour honorer sa vie,
De plus illustre mort ni plus digne d'envie
Que de mourir au lit où ses pères sont morts. […]

Agréables déserts, séjour de l'innocence,
Où, loin des vanités, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment,
Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,
Soyez-le désormais de mon contentement.

Outre ces Stances sur la Retraite, l'oeuvre poétique la plus connue de Racan est sa pastorale, Les Bergeries.

Tallemant des Réux raconte comment l'oeuvre prit naissance :

À Paris, Racan continuait à voir régulièrement son ami Malherbe qui habitait à l'auberge Notre-Dame, dans une modeste chambre garnie. Ils décidèrent un jour de "choisir quelque dame de mérite et de qualité pour être le sujet de leurs vers". Malherbe n'hésita pas et choisit Mme de Rambouillet. Racan, lui, jeta son dévolu sur une jeune bourguignonne que le frère de Bellegarde, le marquis de Termes, venait d'épouser. Mais il se trouvait que les deux jeunes femmes s'appelaient l'une et l'autre Catherine : Catherine de Vivonne et Catherine Chabot. Malherbe en fit aussitôt un jeu. Il fallait d'abord trouver un anagramme pour "Catherine" et l'on en trouva trois : Arthénice, Eracinthe et Carinthée. Le premier, Arthénice, semblait de loin le meilleur et les deux amis se disputaient le mérite de l'avoir découvert. On décida donc qu'il appartiendrait à celui qui le premier saurait le mettre dans ses vers. Racan fut le plus rapide : il profita d'une commande qu'on lui avait faite — des vers pour un ballet — pour y glisser le nom d'Arthénice. Cela lui donna le droit d'utiliser le fameux anagramme et il se lança dans la composition de sa grande pastorale, qui est connue sous le nom de Bergeries, mais dont le titre premier fut Arthénice, en hommage à Catherine de Termes.

Nous sommes à l'époque où Mme de Rambouillet, choquée par la grossièreté qui règne à la Cour, vient d'ouvrir son salon, la célèbre Chambre bleue, qui se veut une école de délicatesse littéraire et morale. Racan décide donc de composer quelque chose qui soit dans le goût de la marquise et qui, surtout, fasse hommage à la belle qu'il s'est choisie, Mme de Termes. Il opte pour une pastorale qui évoquera les amours contrariées de la bergère Arthénice (Catherine de Termes) et du berger Alcidor (son mari, le marquis de Termes) Conformément à la loi du genre et à la mode développée par l'Astrée, Arthénice devait être présentée comme une femme idéale, modèle de beauté, de pureté et de vertu. Mais, pendant que Racan était attelé à la composition de son poème, Mme de Termes eut la maladresse de se moquer un peu trop ouvertement de lui. Il décida donc de se venger, et, pour cela,  il remania son texte pour transformer la bergère Arthénice en une femme infidèle et légère.

La pastorale en cinq actes fut mise en scène par la troupe de Valleran Lecomte. Si son mérite est faible sur le plan dramatique, elle n'est pas sans qualités dans la peinture des sentiments et dans le style. Mais surtout Racan y témoigne d'un sens des choses de la campagne assez remarquable : ses bergers ne sont pas des courtisans enrubannés, mais des paysans tourangeaux joyeux vivants et pleins de bon sens; on sent, derrière le poète, le gentilhomme campagnard que fut Racan.

Analyse des Bergeries : La bergère Arthénice est née sous la protection de Diane et a été désignée tout enfant pour être un jour l'épouse du berger Lucidas. Mais elle a donné son coeur à Tisimandre, amant malheureux d'Ydalie, éprise à son tour d'Alcidor, lequel brûle d'amour pour Arthénice. Arthénice, la première, trahit le choix secret de son coeur en accordant plus de faveurs à Alcidor, suscitant ainsi la jalousie de Lucidas. Celui-ci donne rendez-vous à la bergère près de l'antre du magicien Polysthène avec l'accord de ce dernier. La jeune fille y rencontre Tisimandre, désespéré de l'indifférence d'Ydalie à son égard. Cherchant à le séduire, la jeune fille tente, mais en vain, de l'arracher à sa rivale, lorsqu'apparaît Lucidas qui conduit Arthénice dans l'antre du magicien : là un miroir enchanté lui révèle faussement l'intimité d'Alcidor et d'Ydalie. Le coeur brisé, Arthénice décide sur le champ de se retirer parmi les jeunes filles vouées au culte de Diane et, repoussant Alcidor, se réfugie dans la paix du couvent. Mais en apprenant qu'Alcidor, qui a tenté de se suicider, est en danger de mort, elle accourt vers lui, bouleversée : à la vue du jeune homme, saisie d'émotion, elle défaille entre les bras de son père Silène. Celui-ci, frappé par tant de passion, décide de hâter le mariage des jeunes gens. Entre temps, le père d'Ydalie, apprenant les prétendues relations coupables qu'entretiennent sa fille et Alcidor, veut immoler Ydalie sur l'autel de Diane. Mais Tisimandre qui veillait sauve la jeune fille. Celle-ci finira par passer de la reconnaissance à l'amour et consentira à accorder sa main à son sauveur. Reste un dernier obstacle au mariage d'Arthénice : c'est l'opposition de Diane qui tient au fait que le futur époux est un étranger. Toute difficulté disparaîtra lorsque Silène reconnaîtra en Alcidor l'un de ses neveux, disparu enfant lors d'une crue du fleuve. Il ne reste plus au poète qu'à chanter le bonheur du berger et de la bergère.

Cette pastorale eut grand succès, et Racan voulut en profiter pour pousser ses affaires auprès de Mme de Termes. Mais il s'y prenait avec une maladresse qui faisait dire à Malherbe : “Du côté des Bergeries, son cas va le mieux du monde; mais certes, pour ce qui est des bergères, il ne saurait aller pis. Cette affaire veut une sorte de soins dont sa nonchalance n'est pas capable. S'il attaque une place, il y va d'une façon qui fait croire que, s'il l'avait prise, il en serait bien empêché; et s'il la prend, il la garde si peu qu'il faut croire qu'une femme a été bien surprise quand elle a rompu son jeûne pour un si misérable morceau.”

Par chance (si l'on peut dire!), le marquis de Termes trouva la mort en 1622 au cours d'une expédition militaire. Dès lors, Racan n'eut plus qu'une idée : épouser la jeune veuve.

Il intrigue auprès du duc de Bellegarde pour que celui-ci intervienne auprès de sa belle-soeur. Pour montrer le sérieux de son projet, il jure de renoncer à toutes celles qu'il a aimées auparavant, par exemple la comtesse de Moret :

Dans ces tourments passés dont je me plains encore
Jamais de tant d'ardeurs je ne fus consumé;
Et toutes ces beautés de qui j'étais charmé
A ce nouveau soleil ne servaient que d'aurore.

Alors il soumet la jeune femme à un véritable harcèlement épistolaire. Malherbe, qui était chargé de faire passer ces lettres, pestait devant la naïveté de son ami. Nous avons conservé une lettre fort amusante dans laquelle Malherbe reconnaît certes avoir toujours poussé son jeune disciple vers les femmes, en lui enseignant qu'il n'y a que "deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons !" Mais, en l'occurrence, Racan devrait avoir la sagesse de comprendre que Mme de Termes se moquait de lui !

Lettre de Racan à Mme de Termes :  “Votre beauté se passe aussi bien que votre jeunesse. Vingt ans au plus vous en feront voir la fin, et alors tous les biens que vous épargnez maintenant en votre solitude ne seront pas capables de racheter un des jours que vous aurez perdus. […] Croyez-moi, Madame, jouisez des plaisirs de la vie pendant que vous en avez le moyen, et soyez désormais meilleure ménagère de vos années que de vos rentes”.

Lettre de Malherbe à Racan : “Etant amis au degré que nous le sommes et vivant ensemble comme nous vivons, je ne saurais vous taire le déplaisir que vous me faites de continuer un dessein dont j'ai tant de fois essayé de vous dégoûter. Vous aimez une femme qui se moque de vous. […] Il est malaisé que je n'aie dit devant vous ce que j'ai dit en toutes les bonnes compagnies de la cour, que je ne trouvais que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons. Et vous pouvez bien penser qu'un homme qui tient ce langage ne trouve pas mauvais que vous soyez amoureux. Il le faut être, ou renoncer à tout ce qu'il y a de doux dans la vie. Mais il le faut être en lieu où le temps et la peine soient bien employés. On se noie en amour aussi bien qu'en une rivière. Il faut donc sonder le gué de l'un aussi bien que de l'autre, et n'éviter pas moins que le naufrage la domination de je ne sais quelles suffisantes qui veulent faire les rieuses à nos dépens. […] Quand une femme refuse ce qu'on lui demande, ce n'est pas qu'elle condamne la chose qui lui est demandée; c'est que le demandeur ne lui plaît pas. […]  Celle à qui vous en voulez est très belle, très sage, de très bonne grâce et de très bonne maison. elle a tout cela je l'avoue; mais le meilleur y manque : elle ne vous aime point; et sans cette qualité tout et rien ne valent pas mieux l'un que l'autre. Vous avez ouï dire qu'avec le temps et la paille les néfles se mûrissent. C'est ce qui vous fait espérer que, si vous êtes aimé à cette heure, vous le pourrez être quelque jour. Je voudrais que vous eussiez entretenu l'homme qui vient du lieu où est votre prétendue maîtresse. Vous auriez appris qu'en un mois qu'il y a été, il ne s'est presque passé jour qu'il ne l'ait vue aux compagnies, parée et ajustée d'une façon qui ne montrait pas qu'elle eût envie de revenir au logis sans avoir fait un prisonnier. Vous prendrez peut-être la chose à votre avantage et direz qu'elle ne le faisait que pour se divertir des pensées mélancoliques où la plongeait votre éloignement. Je vous en sais bon gré. Quand on se veut tromper, il ne se faut point tromper à demi. Vous êtes en possession de souffrir des rebuts, vous en avez fait l'apprentissage en plusieurs bonnes écoles; il est temps de faire votre chef-d'oeuvre et prendre votre lettres de maîtrise. Or sus, prenez-les, soyez dupe, et archidupe si bon vous semble; ce ne sera jamais avec mon approbation. Je vous regarderai faire, comme on regarde un ami se perdre, après qu'on a fait tout ce qu'on a pu pour le sauver…”

Il faut savoir en effet que, dans cette société qui entourait Mme de Rambouillet, Racan s'était fait une réputation universelle de bègue, de naïf et de maladroit.

Si, à La Roche, Racan était "roi de son village",  sa relative pauvreté faisait que, selon Tallemant, quand il se rendait à Paris, “il a logé longtemps dans un cabaret borgne, d'où M. Conrart le voulant faire déloger : "Je suis bien, je suis bien, lui dit-il : je dîne pour tant; et le soir on me trempe pour rien un potage”. Cette particularité ne faisait que s'ajouter à sa réputation universelle de bègue, de naïf et de maladroit.

Ses distractions, en particulier, faisaient la joie de tous et on se plaisait à le mystifier. Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, rapporte plusieurs des "distractions" de notre poète, qu'il place, avec La Fontaine, dans la catégorie des "rêveurs" (cela rappelle les distractions du Ménalque de La Bruyère) :

Une fois qu'il avait couché avec Bussy-Lamet, son cousin, il prit un petit livre de ce temps-là qu'on appelait la France mourante, et s'en alla avec au privé. Au lieu de jeter le papier dont il s'était servi, il jeta son livre dedans, et revint tenant ce papier devant son nez, puis l'alla mettre sur la toilette. “Qu'est-ce cela ?, dit Bussy. — C'est la France mourante. — C'est mon! regardez-y bien; sentez-le un peu. — Ah! je l'ai donc jeté dans le privé.” Il prend un pain de bougie, l'allume et l'y jette aussi. “Ah! vraiment, dit-il, voilà le livre!”

Une fois en rêvant, il mangea tant de pois qu'il n'en pouvait plus : “Regardez, dit-il, ces totins de latais, ils ne m'avertissent pas, ils m'ont laissé trever”.

Il allait voir un jour un de ses amis à la campagne, seul et sur un grand cheval. Il fallut descendre pour quelque nécessité : il ne put trouver de montoir; insensiblement il alla à pied jusqu'à la porte de celui qu'il allait voir; et y ayant trouvé un montoir, il remonte sur sa bête et s'en revient sur ses pas, sans sortir de sa rêverie.

Il lui est arrivé plusieurs fois de se heurter par la rue. Un jour que Malherbe, Yvrande et lui avaient couché en même chambre, il se leva le premier et prit les chausses d'Yvrande pour son caleçon. Quand Yvrande voulut s'habiller, il ne trouva point ses chausses; on les chercha partout. Enfin il regarda Racan, et il lui sembla plus gros qu'à l'ordinaire par le bas. “Sur ma foi, lui-dit-il, ou votre cul est plus gros qu'hier, ou vous avez mis mes chausses sous les vôtres”. En effet, il y regarda et les trouva.

Il a plusieurs fois donné l'aumône à de ses amis, les prenant pour des gueux.

Une après-dîner, il fut extrêmement mouillé. Il arrive chez M. de Bellegarde et entre dans la chambre de Mme de Bellegarde, pensant entrer dans la sienne; il ne vit point Mme de Bellegarde et Mme des Loges, qui étaient chacune au coin du feu. Elles ne disent rien, pour voir ce que ce maître rêveur ferait. Il se fait débotter et dit à son laquais : “Va nettoyer mes bottes; je ferai sécher ici mes bas”. Il s'approche du feu, et met ses bas à bottes bien proprement sur la tête de Mme de Bellegarde et de Mme des Loges, qu'il prenait pour deux chenets; après, il se met à se chauffer. Elles se mordaient les lèvres de peur de rire; enfin elles éclatèrent.

On dit qu'il boita tout un jour, parce qu'il fut toujours à se promener avec un gentilhomme boiteux.

Un matin étant à jeun, il demanda un doigt de vin chez un de ses amis. L'autre lui dit : “Tenez, il y a là-dessus un verre d'hypocras et une verre de médecine que je vais prendre. Ne vous trompez pas”. Racan ne manque pas de prendre la médecine, et cet homme ayant eu soin de la faire faire la moins désagréable qu'il avait pu, Racan crut que c'était de médiocre hypocras, ou de l'hypocras éventé. Il va à la Messe, où peu de temps après il sentit bien du désordre dans son ventre, et il eut bien de la peine à se sauver dans un logis de connaissance. Le malade qui avait pris l'autre verre ne sentait que de la chaleur, et n'avait aucune envie d'aller. Il envoie chez Racan, qui lui manda que pour ce jour il serait purgé sans payer l'apothicaire.

Il semble même que Racan ait été parfois le souffre-douleur de cette petite société de courtisans. Il est révélateur que Charles Sorel l'ait mis en scène dans son Francion et dans son Berger extravagant. L'une des mystifications dont il fut la victime est célèbre; on la connaît sous le nom des "Trois Racans" :

Mlle de Gournay, la fille adoptive de Montaigne, vivait à Paris en compagnie de la fille naturelle d'Amadis Jamin, le secrétaire de Ronsard. Elle avait publié en 1626 un recueil sous le titre l'Ombre de la demoiselle de Gournay  et elle avait envoyé un exemplaire un Racan (qu'elle ne connaissait que de réputation).
Celui-ci annonce donc à ses amis qu'il a l'intention d'aller remercier la vieille demoiselle le jour même à trois heures, tout en précisant qu'il ne l'a en fait jamais rencontrée. Alors l'idée d'une mystification nait dans l'esprit de son cousin, le chevalier de Bueil, et de son ami d'enfance, Yvrande.
A une heure, le chevalier se rend chez Mlle de Gournay, se fait passer pour Racan, reçoit les compliments de la vieille dame et prend congé.
A deux heures, Yvrande arrive, se fait annoncer comme M. de Racan; la dame s'étonne, dit qu'elle vient de recevoir M. de Racan; Yvrande feint de s'indigner qu'un autre ait pu se faire passer pour lui et quitte la vieille pédante après l'avoir accablée de compliments.
Il est alors près de trois heures, et le vrai Racan arrive. Mais laissons la parole à Tallemant des Réaux :

“Voilà le vrai Racan qui entre tout essoufflé. Il était un peu asthmatique, et la demoiselle était logée au troisième étage. “Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un siège.” Il fit tout cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. “O la ridicule figure, Jamin!, dit Mlle de Gournay. — Mademoiselle, dans un quart d'heure je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand j'aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si haut? Ah!, disait-il en soufflant, qu'il y a haut! Mademoiselle, je vous rend grâce de votre présent de votre Omble que vous m'avez donnée, je vous en suis bien obligé.” La pucelle cependant regardait cet homme avec un air dédaigneux. “Jamin, dit-elle, désabusez ce pauvre gentilhomme; je n'en ai donné qu'à tel et qu'à tel; qu'à M. de Malherbe, qu'à M. de Racan. — Eh! Mademoiselle, c'est moi. — Voyez, Jamin, le joli personnage! au moins les deux autres étaient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant bouffon. — Mademoiselle, je suis le vrai Racan. — Je ne sais pas qui vous êtes, répondit-elle, mais vous êtes le plus sot des trois. Merdieu! je n'entends pas qu'on me raille.” La voilà en fureur. Racan, ne sachant que faire, aperçoit un Recueil de vers. “Mademoiselle, lui dit-il, prenez ce livre, et je vous dirai tous mes vers par coeur.” Cela ne l'apaise point; elle crie au voleur; des gens montent, Racan se pend à la corde de la montée et se laisse couler en bas.”

Ce "canular" est devenu célèbre. Boisrobert en a fait une saynète sous le titre Les Trois Racans ; on dit que Racan assista à une représentation et que cela le fit rire aux larmes; et quand on lui demandait si tout cela était vrai, il répondait : “Oui dà, il y a du vlai, il y a du vlai!”.  Sorel reprit le thème dans son Francion ("les trois Salluste") et ce fut la donnée de plusieurs comédies de salon. On la retrouve même dans certaines images d'Epinal.


En 1628, Racan approchait de la quarantaine et il était temps pour lui de prendre un parti. Il renonça donc à soupirer pour Mme de Termes et chercha autour de lui. Dans la région de Saint-Pater, il devait découvrir une famille noble et très honorable, les du Bois, seigneurs de Fontaines, qui avaient une fille de 15 ans, Madeleine. Racan décida de l'épouser. Comme, à cette époque, Racan devait accompagner Louis XIII au siège de La Rochelle, ses fiancailles furent assez cahotiques.

Un jour, dans son château de La Roche, Racan décide d'aller rendre visite à la jeune fille dans son château de Fontaines. Pour cela il veut mettre un bel habit de taffetas céladon (c'est-à-dire vert tendre). Mais son valet Nicolas lui fait remarquer que le temps n'est pas sûr et que, s'il venait à pleuvoir, l'habit céladon serait gâté. Racan se laisse donc persuader de faire les trois lieues avec son vieil habit de bure. Puis, en vue du château de Fontaines, les deux hommes s'arrêtent dans un bosquet et Racan se met en devoir de revêtir l'habit céladon. Il était en train d'enfiler son haut-de-chausses lorsque Mlle de Fontaines apparaît, qui se promenait avec deux compagnes. Fous rires des jeunes filles devant cet homme sans hauts-de-chausses. Embarras de Racan qui répète, affolé : “Mademoiselle; c'est Nitolas qui l'a voulu. Palle poul moi, Nitolas, je ne sais que lui dile!”

Malherbe n'approuvait pas ce mariage qu'il considérait comme une farce, d'autant plus qu'il devait se faire pendant le carnaval. D'ailleurs il trouvait que la fiancée était laide. Et puis il estimait que le mariage mettrait fin à la carrière poétique de son élève; il le dit dans cette formule un peu gauloise : une fois marié, "il aura bien à monter ailleurs que sur le Parnasse".

C'est Malherbe qui se chargea de faire part de ce mariage à Mme de Termes : “M. de Racan va se marier avec une fille d'Anjou que l'on dit être assez riche et assez laide. Son économie accroîtra peut-être la première qualité et le temps infailliblement la seconde. Il n'est ici que pour demander congé à Mme de Bellegarde. Je crois qu'il n'aura point de peine à l'obtenir. Cela fait, il s'en retourne se faire mettre dans l'histoire de carême-prenant de l'année (*). Tellement que, si quelqu'un de ses amis des lieux où vous êtes a envie de danser à ses noces, il est temps qu'il se prépare. Pour l'épithalame, il ne lui coûtera rien, il fera ses écritures lui-même. Après cela, adieu les Muses : il aura bien à monter ailleurs que sur le Parnasse…”

(*) Effectivement, le mariage se fit pendant le Carnaval.

Le mariage eut lieu en présence de la duchesse de Bellegarde, ce qui impressionna beaucoup les habitants de Saint-Pater. La cérémonie à peine terminée, Racan installa sa jeune épouse au château de La Roche et retourna à La Rochelle.


Madeleine du Bois était  pieuse. Son plaisir fut de jouer à la châtelaine et de servir de marraine aux nouveaux-nés des familles modestes de la région (ainsi que l'attestent de nombreux registres de paroisses). Elle aimait les travaux d'aiguille et elle confectionna au petit point tout un ornement d'église, chasuble, manipule et étole (qui est actuellement à la sacristie de Saint-Paterne).

Son mari la laisse souvent seule, car son service l'oblige à suivre Louis XIII dans ses campagnes en Savoie. Ses talents militaires semblent pourtant n'avoir pas été bien remarquables. Par exemple, lors de la campagne de 1635 en Lorraine, alors qu'il commandait un escadron de gentilshommes de l'arrière-ban, on dit que son absence d'autorité fit qu'un assez inénarrable désordre régnait dans sa petite troupe. Aussi, dès qu'il eut 50 ans, en 1639, Racan décida de manière irévocable de quitter le services des armes :

Déjà cinquante hivers ont neigé sur ma tête.
Il est désormais temps que, loin de la tempête,
J'aspire à ce repos qui n'est point limité
Que de l'éternité.

Désormais donc il allait vraiment se consacrer à sa famille. En sept ans, de 1632 à 1639, Madeleine eut cinq enfants, d'abord trois garçons, Antoine, Louis et Honorat, puis deux filles, Françoise et Madeleine.


La vie de Racan fut changée lorsqu'il hérita d'une partie de la fortune de la duchesse de Bellegarde qui était morte le 1er octobre 1631 :

Sans doute influencé par la piété de sa jeune femme, Racan avait commencé une paraphrase de sept psaumes de David et il avait dédié cette oeuvre à la duchesse de Bellegarde, sa mère d'adoption. Ce geste était alors un acte d'indépendance et de courage. En effet, le duc de Bellegarde — qui avait accordé  protection dans sa province aux mutineries de Gaston d'Orléans — venait d'être déclaré criminel de lèse-majesté par le roi; son duché venait d'être confisqué et lui-même avait dû s'enfuir de France; la duchesse, très affectée,  était venue se retirer en Touraine.

Racan, devenu riche, décida de s'occuper du château de ses pères, qui en avait bien besoin. Il voulait, disait-il, "laisser dans les bâtiments des marques d'avoir été".

“Ce fut alors que je voulus, dans les bâtiments, laisser des marques d'avoir été. La succession de madame de Bellegarde, qui avait augmenté ma fortune de quinze mille livres de rente, me donna le pouvoir de dépenser soixante mille livres dans la moindre de mes maisons, qui était celle que mon père m'avait laissée et où j'avais été nourri. […] Je voulus honorer et relever dans ma bonne fortune la maison qui m'avait aidé et soutenu en ma misère.”

Il résolut d'élever un nouveau château sur une partie seulement de l'ancien, en se servant des fondements de la construction féodale. L'ensemble était, d'une manière assez originale, perpendiculaire au rebord du coteau.

Louis Arnould :  “Au lieu d'allonger le château sur le coteau, il le mit en quelque sorte à cheval sur la terrasse. Celle-ci fut traversée, au milieu, par une fine galerie à portique, qui joignait un pavillon construit en contre-haut à l'autre pavillon élevé sur le niveau de la vallée. Ainsi le château, qui se présentait de profil lorsqu'on le regardait du bas de la vallée, ne se développait dans toute son ampleur que pour celui qui arrivait par la terrasse. La grande entrée donnait du côté de Tours, sur le chemin de Neuvy, qui monte le coteau en pente douce dans un repli de terrain. Par là s'ouvrait la large cour d'honneur, appuyée sur les anciennes tours féodales. Elle présentait, à droite, les communs appuyés au rocher; à gauche, au-dessous de la garniture des balustres, l'escarpement pittoresque du vallon; au fond, la façade du château avec sa ligne pleine de mouvement, avec la finesse et la transparence de sa galerie centrale, qui s'ouvrait de l'autre côté sur une grande avenue plantée d'arbres.”

Roche 1
Roche 2

jn-1988

L'aile droite du château, sur la hauteur, se composait d'un pavillon qui contenait, au premier étage, la chapelle, où l'on montait par un large escalier à balustres dit du Fer-à-cheval.

Racan dédia cette chapelle à saint Louis, qui était le patron de son père, dont la dévotion s'était beaucoup répandue en France grâce à Louis XIII (l'oratoire fut béni le 2 novembre 1636).

Le pavillon de l'aile gauche dominait la vallée. Les deux ailes étaient reliées par une galerie légère, qui laissait au milieu un passage en portique pour aller de la cour d'honneur dans le parc.

La façade latérale du pavillon de gauche, qui domine la vallée, se décompose en plusieurs éléments : à la base un massif de maçonnerie de deux étages couronné d'une large terrasse à balustres; au-dessus, trois étages d'habitation, les fenêtres du haut étant surmontées de frontons décorés. Le motif central, qui déborde vers le bas sur la fenêtre centrale, est composé de deux chimères en cariatides supportant un grand cadre de pierre en saillie sur lequel deux lions héraldiques tiennent le blason à croissant des Bueil; au-dessus, une grande horloge surmontée d'un casque à cimier.
Au niveau inférieur du pavillon sont les caves et le cellier, au-dessus les cuisines, le tout voûté en voûtes d'arêtes; au rez-de-chaussée de la terrasse sont les appartements de réception; un escalier monumental, au plafond formé de voûtes d'arêtes, conduit aux deux étages supérieurs; partout la décoration est abondante : guirlandes, festons, jattes et couronnes de fleurs et de fruits.
A l'extérieur, Racan avait ménagé un verger (sur la pente au-delà du chemin de Neuvy), où il faisait mûrir pois, fèves et melons, et, dominant le château, un beau parc de chênes, de pins et de hêtres où il avait fait pratiquer, selon la mode lancée par l'Astrée, des allées droites, des cabinets de verdure et des charmilles.

Les travaux achevés, Racan obtint une déclaration du roi par laquelle l'ancien château de La Roche-au-Majeur s'appellerait désormais La Roche-Racan. Cette construction lui avait coûté 60.000 livres.

Comme "maître maçon", Racan avait pris un certain Jacques Gabriel, du village de Saint-Pater, qui lui servait à l'occasion de secrétaire. Et ce Jacques Gabriel fut à l'origine de toute une lignée d'architectes pendant plusieurs générations (parmi lesquels son petit-fils Jacques III qui participa à la construction de la façade de la cathédrale d'Orléans).

Son fils, Jacques II, bâtira le château de Choisy et une partie du Palais-Royal; son petit-fils, Jacques III sera élève de Mansard et continuera le Louvre (c'est lui qui participa à la construction de la façade de la cathédrale d'Orléans); Jacques-Ange Gabriel élèvera l'Ecole Militaire et les colonnades de la place de la Concorde.

Racan était certes très fier de son oeuvre architecturale, mais, finalement, il ne comptait pas trop sur elle pour immortaliser son nom :

“Les bâtiments ne font paraître que la richesse de ceux qui en font la dépense; s'il y a quelque chose d'ingénieux, l'on n'en donne la gloire qu'à l'architecte qui les conduit, et ils n'étendent guère plus loin que leur ombre la magnificence de leur maître, ni l'adresse de l'entrepreneur. Le nom de Chapelain sera connu par sa Pucelle aux extrémités du Nord et sur les bords du Boristhène et de la Vistule, avant que les peuples de la Sarthe et de la Maine sachent que Racan a élevé des pavillons et des portiques et, de quelque petite étendue que soit la réputation que nous en espérons, elle n'a rien de durable à l'éternité.

Tous ces chefs-d'oeuvres antiques
Ont à peine leurs reliques.
Par les Muses seulement
L'homme est exempt de la Parque,
Et ce qui porte leur marque
Demeure éternellement.”


Racan eut trois garçons et  deux filles. Son aîné, Antoine, se révéla lourd d'esprit et peu intelligent (on l'utilisait souvent comme parrain et il parsemait tous les registres de la région de sa grosse signature "Anthoine de Bueil"). Ses deux autres fils étaient mieux doués et il les plaça à Paris comme pages, Louis auprès d'Anne d'Autriche et Honorat auprès de la Grande Mademoiselle. Le château conserve un portrait de Louis en costume militaire de cour (de l'école de Mignard), alors qu'il était âgé d'environ dix-huit ans. Honorat, lui,  devait mourir à seize ans, en 1652.

A propos des fils de Racan, on raconte qu'un jour les pages de la reine furent fort émus de ce que l'argentier voulait leur retrancher l'une des deux petites oies (garnitures de rubans) qui leur étaient dues. Ils délèguèrent le jeune Racan pour aller porter requête à la reine. Celle-ci lui répondit : “Etant le fils de M. de Racan, vous ne l'aurez point que vous ne me la demandiez en vers”. Alors le père vint au secours de son fils, et fit pour lui ce madrigal :

Reine, si les destins, mes voeux et mon bonheur
Vous donnent les premiers des ans de ma jeunesse,
Vous dois-je pas offrir cette première fleur
Que ma muse a cueillie aux rives de Permesse ?
Si mon père, en naissant, m'avait pu faire don
De l'esprit poétique ainsi que de son nom,
Qui l'a rendu vainqueur du temps et de l'envie,
Je pourrais dans mes vers donner l'éternité
A Votre Majesté
Qui me donne la vie.

L'aînée des filles, Françoise, fut mise au couvent chez les bénédictines du Boullay, près de Châteaurenault. Le château garde d'elle son portrait peint par Mignard. La cadette, Madeleine, resta à La Roche avec son frère aîné Antoine.


L'un des plaisirs de Racan, quand il allait à Paris, était d'assister aux séances de l'Académie, où il avait été élu en 1634 (il était le 28ème). Pour son discours de réception, il choisit de préparer un développement paradoxal "contre le progrès des sciences". Il rédigea donc son texte dans lequel il montrait que les sciences étaient le fruit de la vanité et de la corruption générale. Ensuite, toujours distrait, il laissa le papier traîner sur sa table ; quand il revint, sa harangue avait été à demi dévorée par un jeune lévrier. Finalement, il trouva  cet incident fort bénéfique : “Je ne sais point d'autre finesse pour polir ma prose, quand elle doit être vue en public, que de la récrire plusieurs fois, comme les orfèvres passent l'argent par plusieurs fontes pour le raffiner. Et certes l'Académie et ma réputation avons grande obligation au jeune levron enfermé qui mangea ma harangue et qui m'obligea de la récrire par coeur. Si elle eût paru au même état que je l'avais apprêtée pour le dîner de ce folâtre animal, elle eût agacé les oreilles délicates de ces Messieurs comme font des bruits trop avancés et m'eût fait classer comme un rustique du cabinet des Muses.”

Les séances de l'Académie se tenaient alors chez le chancelier Séguier, dans l'ancien hôtel de Bellegarde où il avait passé tant d'années de sa jeunesse. Malherbe, alors, était mort depuis plusieurs années, et Racan rédigea des notes sur son vieux maître, en essayant de faire revivre l'homme qui avait guidé ses premiers essais poétiques, en insistant sur les "mots" qu'il fit, sans reculer devant certaines platitudes ou certaines grossièretés qui nous étonnent un peu.

Les nombreuses amitiés parisiennes de Racan (Conrat, Chapelain...) font qu'il entretenait alors une abondante correspondance où l'on parle de problèmes littéraires, de la hiérarchie des genres, des règles, de la poésie lyrique, du genre épique, etc, et où il se livre au naturel, avec ses ambitions et ses insuffisances. En 1659, il se trouva engagé malgré lui dans une querelle à l'Académie entre Chapelain et Ménage à propos de l'élection de Gilles Boileau (le frère aîné de Nicolas). Par son étourderie et sa nonchalance, il se fit des ennemis dans les deux camps, d'où un échange de lettres aigres-douces entre La Roche et Paris.

Quant à l'édition de ses oeuvres complètes qu'il projetait, il était trop "nonchalant" pour la mener à bien. Il publia seulement des Psaumes et poésies chrétiennes.

Son oeuvre se termina par une Ode au Roi  (fin 1658), dans laquelle l'ancien page de Henri IV, l'ancien enseigne de Louis XIII, jurait de se faire, autant qu'il vivrait, le chantre de Louis XIV :

Quand Henri de ses longs malheurs
L'eut par sa valeur délivrée [la France]
Mon Apollon sous sa livrée
A produit ses premières fleurs;
Ton père qui, toujours auguste,
Prit dans la paix le nom de Juste
Et dans la guerre de vainqueur
A vu dans l'été de mon âge
Eclater toute la vigueur
De ma force et de mon courage.

Je l'ai suivi dans les combats,
J'ai vu foudroyer les rebelles,
J'ai vu tomber leurs citadelles
Sous la pesanteur de son bras.
J'ai vu forcer les avenues
Des Alpes qui percent les nues
Et leurs sommets impérieux
S'humilier devant la foudre
De qui l'éclat victorieux
Avait mis La Rochelle en poudre.

Pourtant Racan n'eut pas droit, en 1662, à une pension royale, car il fut desservi par Chapelain (qui lui en voulait après l'affaire de l'Académie).

Il en fut consolé en 1668 en trouvant son nom avec celui de Malherbe dans le premier recueil des Fables de La Fontaine et dans la Satire IX de Boileau : ces éloges durent rassurer le vieux poète qui voyait la jeune génération poétique remplie d'admiration pour son talent.


Les dernières années de sa vie furent mélancoliques. Les chagrins avaient commencé pour lui en 1652, avec la mort, à Paris, de son fils Honorat, son benjamin de 16 ans. Cet extrait de l'épitaphe qu'il lui consacra montre bien que Racan avait conscience d'assister à la fin de la grande famille de Bueil :

Tout le siècle jugeait qu'en sa vertu naissante
La tige de Bueil, jadis si florissante,
Voulait sur son déclin faire un dernier effort.

Autre cause de souci : la branche aînée des Bueil n'avait pas cessé de contester la succession de Mme de Bellegarde. Chacun se défendait avec âpreté : la famille de Bueil se sentait menacée de devoir vendre ses domaines de Touraine, du Maine et de l'Anjou et Racan, lui, ne voulait rien céder à cause des nombreuses dettes qu'il avait depuis la construction du château de La Roche. C'est Racan qui gagna le procès, ce qui contraignit le comte de Sancerre à céder ses terres à Mlle de la Vallière.

Dès lors, le comte de Sancerre était ruiné. Il mourut presque aussitôt sans enfants, voyant s'éteindre en lui la descendance mâle de la branche aînée des Bueil. Et ses soeurs durent vendre leurs terres de Saint-Christophe, de Châteaux et de Vaujours, l'acquéreur étant Mlle de la Vallière qui allait en faire le centre de son duché (1667).

Racan vécut ses dernières années à la Roche en exerçant sa bonté et sa piété. Son fils Antoine le chagrinait bien un peu par son inconduite et ses aventures galantes de jeune débauché. Mais Louis avait commencé une carrière militaire et Madeleine était entrée en religion. Françoise, elle, sortie du couvent en 1657, épousa messire Charles de la Rivière dans la chapelle du château de La Roche. Fin 1660, Antoine, alors âgé de 28 ans, épousait une demoiselle de 38 ans, Louise de Bellanger, un "sot" mariage qui valut à Racan les félicitations ironiques de Chapelain. Et Racan vit naître ses premiers petits-enfants, un fils et une fille de Françoise et  deux fils d'Antoine (qui devaient l'un et l'autre renouer avec les traditions militaires de la famille de Bueil).

Les toutes dernières années de la vie de Racan furent  assombries par les soucis d'argent et les procès; il eut même de ses biens saisis. Aussi décida-t-il d'aller, pour ses affaires, passer l'hiver de 1669-1670 à Paris. C'est là qu'il mourut, le 21 janvier 1670, à l'âge de 81 ans. Trois mois après, son corps fut rapporté en Touraine et inhumé dans la sépulture des Bueil-Fontaines dans l'église de Neuvy-le-Roi.


Le domaine de La Roche devait rester dans la famille jusqu'en 1745. A la mort de Racan, son château passa entre les mains de son fils aîné Antoine de Bueil, qui mourut en 1684, puis au fils aîné d'Antoine, Honorat de Bueil, qui le posséda jusqu'à sa mort à Malplaquet en 1709. Son frère-cadet Pierre-Antoine lui succéda. Le 2 novembre 1745, il vendit le château.

Le domaine fut acheté par Michel Rolland des Ecotais : un serviteur, sans doute ému par cette vente, a grossièrement gravé sur le mur d'une chambre voûtée du deuxième étage “Le 8 septembre Mr le Conte De Bueil a vandu le chateau. 1745”.

Michel de l'Ecotais plaça les armes de sa famille sur le motif central de décoration de la façade latérale et fit des grandes pièces du premier étage plusieurs petites pièces ornées de boiseries.

A la Révolution, le château fut acheté par le sieur Etienne René. En 1818, il passa au sieur Mabille qui démolit le pavillon en contre-haut et la chapelle et qui établit dans le château une fabrique de poterie.

Se succédèrent ensuite Philarète Bardon de l'Héraudière, le comte Jacques Antoine de Chabot (époux de la veuve de Talma) et Aimé Bodin, professeur de rhétorique au lycée de Tours.

Un avocat parisien, Huet, restaura les bâtiments à partir de 1845. Il replaça les armes de Racan sur la façade et ajouta du côté de la terrasse deux appendices au pavillon subsistant. Il établit dans la vallée un bélier hydraulique qui envoyait l'eau dans le parc.

Après lui, à partir de 1875, M. de Civrieux, ancien officier, restaura l'intérieur du château, rendant ses anciennes dimensions au salon du premier étage.

En 1888, un négociant parisien, M. Gauthier, reprit le château, restaura la terrasse et développa la culture de la vigne, vendant son vin sous le nom de Clos de la Roche-Racan.


L'ABBAYE DE LA CLARTÉ-DIEU

L'abbaye de la Clarté-Dieu a été fondée en 1239 grâce à un legs de 3000 écus que fit Pierre des Roches, évêque de Winchester, à l'ordre de Citeaux. Douze religieux et trois convers ont pris possession de l'abbaye le 22 juillet 1240 sous l'autorité de Renaud, premier abbé. En 1364, elle a été pillée et incendiée par Amaury de Trôo, capitaine de Château du Loir.Sa reconstruction suscita d'énormes dépenses qui grevèrent sérieusement ses finances et l'état des bâtiments se dégrada au fil des siècles. Elle a été ruinée à la Révolution. Les bâtiments restants ont longtemps abrité une exploitation agricole.

Il reste du XIVe le bâtiment des convers et, en ruine, la chapelle des étrangers.

D'une reconstruction du XVIIIe siècle il reste un grand pavillon de 1713.

On voit encore les substructions de l'église, dont une partie du mobilier se retrouve dans l'église de Saint-Paterne.


Curieusement, la pastorale des Bergeries avait été approuvée par les apologistes catholiques qui revendiquèrent Racan comme un des leurs. Notre poète eut même la surprise de trouver son nom dans l'énorme et indigeste Somme théologique du P. Garasse qui y écrit :  M. de Bueil "a montré dans ses Bergeries incomparables le sentiment qu'il a de la Providence divine".

On voit mal comment le texte des Bergeries peut susciter un tel commentaire. Mais l'explication se trouve dans le fait que Racan et Malherbe, conscients qu'ils avaient écrit l'un et l'autre des vers passablement libertins, avaient eu l'habileté d'envoyer des vers très flatteurs à ce P. Garasse, ce qui les avait mis à l'abri des foudres de ce pourfendeur du libertinage.

Voyant cela, une protestante zélée, Mme des Loges, essaya aussitôt de convertir Racan et elle lui fit parvenir un ouvrage édifiant d'un certain du Moulin; Racan, qui était peu porté sur le débat théologique, lui renvoya l'ouvrage avec ces vers:

Bien que du Moulin en son livre
Semble n'avoir rien ignoré,
Le meilleur est de toujours suivre
Le prône de notre curé.
Toutes ces doctrines nouvelles
Ne plaisent qu'aux folles cervelles.
Pour moi, comme une humble brebis,
Je vais où mon pasteur me range
Et n'ai jamais aimé le change
Que des femmes et des habits.

Cette attitude sceptique et même un peu libertine n'empêcha pas Racan d'écrire une oeuvre religieuse.

Il s'agit d'une adaptation des Psaumes de David. Racan avait fait des premiers essais, qui lui avaient paru maladroits, et il avait abandonné ce projet. C'est l'abbé de la Clarté-Dieu qui l'encouragea à poursuivre.

En 1634, en effet, avait été élu comme abbé de la Clarté-Dieu le moine Denis Rémefort de la Grelière, un homme du monde qui était entré tardivement dans les ordres. Racan se lia d'amitié avec lui. Ensemble, ils se promenaient, causaient, chassaient dans ce vallon de la Clarté.

À ce propos, Tallemant des Réaux raconte une autre distraction de Racan : Un jour qu'il voulait mener un prieur de ses amis à la chasse aux perdreaux, le Prieur de la Clarté-Dieu lui dit : "Il faut que je dise vêpres, et je n'ai personne pour m'aider. — Je vous aiderai", dit Racan. En disant cela, Racan oublie qu'il avait son fusil sur l'épaule, et, sans le quitter, il dit Magnificat tout du long.

C'est cet abbé de Rémefort qui poussa Racan à reprendre l'oeuvre abandonnée : “M. l'abbé de Raimefort, de qui la clarté du jugement pénètre en toutes les belles sciences et qui, après avoir passé la plus grande partie de sa vie dans les tempêtes du monde, est venu prendre terre en notre voisinage, m'a redonné le courage que j'avais perdu et m'a fait croire que j'avais assez de force en mon élocution pour soutenir la langueur de ma vieillesse... Je trouve dans les Psaumes de David la matière que la stérilité de mon esprit ne peut maintenant produire et un sujet pieux plus convenable à mon âge que les passions de l'amour, pour qui ma jeunesse s'est trop étendue au-delà de ses bornes.”

Toutefois Racan crut bon non pas de simplement traduire les psaumes, mais de les "accommoder le plus qu'il pourrait au temps présent", sous la forme d'une sorte de paraphrase modernisée qui, parfois, étonne : David y parle de poudre à canon, vitupère les duellistes, critique les libres penseurs du XVIIe siècle, fait allusion à la mort de Charles Ier et à l'artillerie de Louis XIV, parle des mosquées des Turcs qui viennent de s'emparer de Candie… Racan s'explique sur ces étrangetés; il a voulu, dit-il, "expliquer les matières et les pensées de David par  les choses les plus connues et les plus familières du siècle et du pays où nous sommes".

Racan soumit son travail à l'approbation de l'Académie et, en 1651, il fit paraître 32 psaumes, sous le titre d'Odes sacrée.  Puis, toujours avec les encouragements de l'abbé de Rémefort, il poursuivit son travail jusqu'en 1654 sur les 111 psaumes qui lui restaient.

Mes premières chansons n'avaient rien que de rude.
Mes vers allaient rampant sans ordre et sans étude
Et ne produisaient rien qui les fît estimer.
Mais tu m'as inspiré ces divines merveilles
Qui charment les oreilles
Et l'art, dans mon esprit, de les bien exprimer.

Toutefois, doutant de leur valeur, il diffèrera leur publication jusqu'en 1660. Ce travail lui valut une certaine considération des Chapelain, Ménage et Conrart, qu'il retrouvait lors de ses brefs séjours à Paris.

Aujourd'hui on ne lit plus ces psaumes, on ne lit plus guère les Bergeries. Mais les poésies diverses de Racan offrent encore beaucoup de surprises et de charme. Finalement Boileau avait raison lorsqu'il écrira : “Racan avait plus de génie que Malherbe, mais il est plus négligé et songe trop à le copier. Il excelle surtout à mon avis à dire les petites choses; et c'est en quoi il ressemble mieux aux Anciens, que j'admire surtout par cet endroit.”

Il faut effectivement se persuader que ce Racan, dont les anthologies poétiques du XVIIe siècle donnent une image assez austère et même ennuyeuse, fut un personnage très attachant, plein d'esprit et d'humour.


L'ÉGLISE DE SAINT-PATERNE-RACAN

L'église actuelle de Saint-Paterne-Racan (anciennement "Saint-Pater") est une reconstruction de la fin XVIIIe / début XIXe, l'église ancienne ayant été détruite par un incendie en 1768.

C'est dans cette église qu'en juillet 1804, Julie Bouchaud des Hérettes (l'Elvire de Lamartine) épousa le physicien Charles (Julie vécut avec son oncle au manoir de la Grange-Saint-Martin qui existe toujours près de Neuillé-Pont-Pierre).


Retables :
— [nef principale] Retable de 1686, peut-être oeuvre de l'architecte Pierre Gabriel; le prévôt d'Oë refusa qu'on y mît une épitaphe de Louis de Bueil, le père de Racan ;
— [nef secondaire] Retable antérieur à 1641; saint Dominique et sainte Catherine de Sienne reçoivent le Rosaire des mains de la Vierge ; on dit que leur visage est celui de Racan et de son épouse (les personnages agenouillés étant le curé et son vicaire) ; les femmes du village s'opposèrent à sa destruction lors de la Révolution.

Dans la sacristie :
— Chasuble, avec manipule et étole, brodée par Madeleine du Bois, l'épouse de Racan; fut sauvée à la Révolution par une vieille servante du château, qui la rendit en 1801.

Statues (provenant sans doute de l'abbaye de la Clarté-Dieu) :
— [nef principale] Les Pères de l'Eglise (saint Jérôme, saint Augustin, saint Léon, saint Ambroise), du XVIIIe siècle.
— [encadrant l'autel] Evêques (saint Grégoire de Naziance, saint Basile)
— [autel de la nef collatérale] Saint Joachim et sainte Anne, du XVIIe siècle
— [enfeu] Vierge à l'Enfant du XVIe + Mages et saint Joseph en terre cuite du XVIIe siècle.

Saint-Paterne Mages


L'ÉGLISE DE NEUVY-LE-ROI

L'église Saint-Vincent est composée d'éléments des XIIIe et XVIe siècles (son portail, du XIIe siècle, a été récupéré sur une autre église).

Racan, dans une "Notice généalogique concernant la famille de Bueil" (manuscrit de la Bibliothèque Nationale) dit que, dans la crypte de Bueil, se trouvaient, à droite, les comtes de Sancerre, à gauche les seigneurs de la branche cadette de Bueil-Fontaines. En fait, il n'y a jamais eu de Bueil-Fontaines dans l'église de Bueil. Tous, à partir de Jacques (marié à Louise, héritière des Fontaines-Guérin) ont été inhumés dans l'église Saint-Vincent de Neuvy. Et Racan y fut lui-même enterré en 1670. Mais ce tombeau des Bueil n'a jamais été retrouvé.

À droite du choeur, une chapelle seigneuriale a été construite pour Jacques de Beaune (1445-1527), seigneur de Semblançay (à 12 km au sud de Neuvy), banquier et surintendant des finances. Louise de Savoie le fit condamner à mort. Le courage de cet homme de plus de 80 ans impressionna, ce qui inspira l'épigramme célèbre du poète Clément Marot :

Lorsque Maillart, juge d'Enfer, menait
à Montfaucon Samblançay l'âme rendre,
à votre avis, lequel des deux tenait
meilleur maintien ? Pour le vous faire entendre,
Maillard semblait homme qui mort va prendre
et Samblançay fut si ferme vieillard
que l'on cuidait, pour vrai, qu'il menât pendre
à Montfaucon le lieutenant Maillart.


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