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MONTESQUIEU

AU CHÂTEAU DE LA BRÈDE


La Brède extérieur

wiki-Carole J.-2004

LA VIE DE CHARLES-LOUIS DE SECONDAT

1689-1700.
Jacques de Secondat (1654-1713) a servi comme capitaine de chevau-légers avant de se retirer sur ses terres de Guyenne, dans le château de La Brède que lui avait transmis Marie-Françoise de Pesnel (1665-1696) lorsqu'il l'épousa en 1686.
Leur fils Charles-Louis de Secondat naquit le 18 janvier 1689, à la Brède. Il a été baptisé le même jour dans l’église paroissiale, son parrain étant un pauvre mendiant (afin que cela "lui rappelle toute sa vie que les pauvres sont ses frères"). Comme la plupart des enfants issus de famille noble, Montesquieu a été confié jusqu’à l’âge de trois ans à une meunière qui lui servit de nourrice. Jusqu’à onze ans, il fréquenta l’école du village.

1700-1715.
Pendant cinq ans, Montesquieu a été élève du collège des Oratoriens de Juilly, près de Paris.  En 1705, il revint à Bordeaux, où il fut amoureux (sans succès) de la fille d’un armateur, M. Denis. Son oncle Jean-Baptiste de Montesquieu, président à mortier au Parlement de Bordeaux, le poussa à faire des études de droit, à Bordeaux, puis à Paris. Il fut reçu, en 1714, conseiller au Parlement de Bordeaux. A la mort de son père, en 1713, il était devenu baron de la Brède et avait hérité des nombreuses propriétés de la famille.

1715-1720
En 1715, Montesquieu rencontra à Clairac la fille d’un ex-lieutenant-colonel, Jeanne de Lartigue, une protestante d’un physique assez ingrat, ayant une jambe plus courte que l'autre, mais pourvue d’une dot de 100.000 livres. Il l’épousa et lui fit d’emblée deux enfants (Jean-Baptiste né en 1716, Marie en 1717), puis, plus tard, Denise née en 1727. Il en sema quelques autres ailleurs. En effet son mariage ne l’empêcha pas de multiplier les aventures amoureuses ("Je me suis attaché dans ma jeunesse à des femmes que j’ai cru qu’elles m’aimaient. Dès que j’ai cessé de le croire, je m’en suis détaché." - "Il faut rompre brusquement avec les femmes: rien n'est si insupportable qu'une vieille affaire éreintée." - "J'ai assez aimé de dire aux femmes des fadeurs et de leur rendre des services qui coûtent si peu." - "A l'âge de trente-cinq ans, j'aimais encore"…).
En 1716, à la mort de son oncle Jean-Baptiste, Montesquieu hérita de sa fortune, de la baronnie de Montesquieu et de la charge de président à mortier au Parlement de Bordeaux. Mais il avait peu de goût pour la procédure, à laquelle il prétendait ne rien connaître.
S’étant fait élire à la toute récente Académie des sciences, arts et belles-lettres de Bordeaux, il rédigea pour elle de nombreux traités scientifiques sur les sujets les plus variés (l'écho, les grandes rénales, la pesanteur, la transparence des corps, etc.)

1721-1733.
L’entrée de Montesquieu dans le monde des lettres se fit par un ouvrage publié anonymement à Amsterdam en 1721, les Lettres persanes, une histoire de sérail un brin licencieuse dans laquelle il dépeignait, sur un ton humoristique et satirique, la société française à travers le regard de visiteurs persans.
L’immense succès de ce roman, qui se vendit "comme du pain", lui ouvrit les portes des salons parisiens, notamment celui de l'influente marquise de Lambert, celui de Mme de Tencin et le club de l'Entresol. Les milieux libertins qu’il fréquentait alors lui inspirèrent Le Temple de Cnide, un roman publié sans nom d'auteur en 1725, "qui lui valut beaucoup de bonnes fortunes, à condition qu'il les cacherait".
Ayant vendu, en 1726, sa charge du Parlement de Bordeaux, il alterna désormais les séjours à Bordeaux et à Paris, où il résidait à l’hôtel de Flandre (rue Dauphine) et rue de la Verrerie, puis de 1734 à sa mort, rue Saint-Dominique. Il se sentait bien surtout à la Brède, au mileu des paysans garscons "pas assez savants pour raisonner de travers".
Des publications érudites sur des questions historiques, juridiques et politiques lui valurent d'être élu en 1728 à l’Académie française, malgré l'opposition du cardinal Fleury.

Montesquieu 1728

Montesquieu en 1728 (dessin anonyme)


Alors Montesquieu, laissant à sa femme la gestion de ses affaires et l'éducation de ses trois enfants, voyagea en Europe (Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie, Suisse, Hollande, Angleterre) à la découverte des systèmes politiques et économiques, des mœurs, de la religion, de la culture, de la géographie des différents pays, mais aussi, et peut-être avant tout, avec l'espoir de devenir diplomate, ambition qui ne se réalisa pas, peut-être parce qu'on le savait auteur des Lettres persanes.
En 1731, il revint à Bordeaux, où il habita successivement rue Sainte-Catherine, rue des Lauriers, rue Margaux, rue du Mirail et rue Porte-Dijeaux.

1734-1755
Esprit des LoisSes nombreuses lectures lui permirent de publier un ouvrage important : les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (en 1734), qui lui valut un succès important dans les cercles de pouvoir, anglais notamment.
Puis, vivant à la Brède en propriétaire terrien, y recevant quelques amis comme les Italiens Guasco et Venuti, l'Anglais Yorke, le philosophe Helvétius, il se livra à une vaste réflexion fondée sur son expérience immédiate, sur les observations faites en Europe et sur ses lectures. De là sortit un vaste ouvrage, l’Esprit des lois (paru à Genève en 1748). Cette œuvre rencontra un grand succès (22 éditions en quelques mois), mais elle fut aussi critiquée tant par les jansénistes que par les jésuites, ce qui conduira Montesquieu à publier en 1750 une Défense de l’Esprit des lois et à passer ses dernières années à corriger et améliorer son ouvrage (mis à l'Index dès 1751).
Fatigué par ses longues recherches dans les livres et devenu presque aveugle, ayant résilié le bail de son appartement parisien, c'est pourtant àParis qu'il mourut brutalement d’une infection pulmonaire, le 10 février 1755.


MONTESQUIEU INTIME À LA LUMIÈRE DE SES CAHIERS

• Je n'ai presque jamais eu de chagrin, et encore moins de l'ennui.
• Ma machine est si heureusement construite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine.
• J'ai l'ambition qu'il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie; je n'ai point celle qui pourrait me faire trouver du dégoût dans le poste où la Nature m'a mis.
• L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'ait ôté.
• Je m'éveille le matin avec une joie secrète; je vois la lumière avec une espèce de ravissement. Tout le reste du jour je suis content.
• Je passe la nuit sans m'éveiller; et, le soir, quand je vais au lit, une espèce d'engourdissement m'empêche de faire des réflexions.
• Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des gens d'esprit, et il y a peu d'homme si ennuyeux qui ne m'ait amusé très souvent: il n'y a rien de si amusant qu'un homme ridicule.
• Je ne hais pas de me divertir en moi-même des hommes que je vois; sauf à eux de me prendre à leur tour pour ce qu'ils veulent.
• Je n'ai pas été fâche de passer pour distrait: cela m'a fait hasarder bien des négligences qui m'auraient embarrassé.

On peut illustrer cela par quelques anecdotes que rapporte Stendhal :

• Montesquieu parlait science avec trois ou quatre collègues dans la salle de l'Académie de Bordeaux; on se promenait, et, à chaque tour, on s'approchait de la fenêtre sur laquelle était un vase d'œillets. Ce vase était vivement échauffé par le soleil. Montesquieu le tourne sans qu'on s'en aperçoive, puis, au tour suivant, s'écrie : "Voici qui est bien singulier, Messieurs; les plus grandes découvertes tiennent souvent à une observation donnée par le hasard. Le côté de ce vase d'œillets qui est à l'ombre est bouillant et le côté exposé au soleil est froid." Les savants de province prennent la chose au sérieux; on discute et, qui plus est, on explique. Montesquieu, effrayé pour leur amour-propre, se hâte d'avouer la plaisanterie.

• Il courait la ville un jour avec madame de Montesquieu, femme excellente, pleine de sens et qui avait toute son estime. Il lui dit : "Nous voici à la porte de madame de… ; je vais monter; attendez-moi un instant." Il ne descendit qu'au bout de trois heures : il avait entièrement oublié sa femme; c'était une distraction et non pas un mauvais procédé. Le fâcheux, c'est que la dame chez laquelle il était monté passait pour être sa maîtresse.

• Allant voir sa cousine, il se trouve que cette dame venait de faire arranger son appartement et on avait établi des marches à monter et à descendre à l'entrée de chaque chambre. Le président avait la vue mauvaise et de plus était fort distrait : "Ah! ma cousine, lui avait-il dit, vous avez fait arranger votre appartement en ut ré mi fa sol et je me casse le cou."

 


MONTESQUIEU VIGNERON

Le château avait été édifié à partir de 1306 sur les restes d’une construction plus ancienne. Remanié à partir de 1419, repris à la Renaissance, il a conservé son caractère de forteresse, atypique par sa forme polygonale qui se reflète dans l’eau des douves. Il constitue un ensemble plutôt disparate de façades compliquées et de tours dissymétriques.

Ce château était au cœur d’un domaine arboré d’environ 150 hectares, que Montesquieu s’efforçait de protéger des incursions de braconniers. Il avait aménagé un parc dans le goût anglais. Une allée menait à une ferme où l’on élevait bestiaux et volailles dans "une vaste ménagerie en trois corps réunis" (la ferme actuelle est du XIXe siècle).

Mais l'essentiel était le vignoble, auquel Montesquieu se consacra toute sa vie. Alors qu’il avait acquis 100 journaux de landes incultes dans la paroisse de Pessac, avec l’intention d’y planter des vignes, il se heurta à l’intendant de Guyenne soucieux de faire appliquer un texte interdisant de planter de nouveaux vignobles dans cette province. Après un dur combat contre l’Administration, Montesquieu eut gain de cause.

Il se plaisait à sentir autour de lui sa fortune sous forme de vignes : "Ce qui fait que j'aime être à La Brède, c'est qu'à La Brède il me semble que mon argent est sous mes pieds ; à Paris, il me semble que je l'ai sur les épaules. À Paris, je dis : Il ne fait dépenser que cela. À ma campagne, je dis : Il faut que je dépense tout cela." - "Je n'ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la Cour; j'ai songé à la faire en faisant valoir mes terres."

Dans les bâtiments de la ferme se trouvaient les chais dans lesquels Montesquieu surveillait la vinification de ses récoltes. Il avait acquis, dans ce domaine, une véritable compétence. Sa terre produisait des vins blancs et surtout des rouges "entre deux mers". Les terres de son épouse, en Armagnac et en Agenais, lui permettaient de fabriquer des eaux-de-vie. Il a dit plusieurs fois son attachement à ces coteaux de Graves "qui produisent peu, mais bon" et se plaisait à sentir autour de lui

Ses revenus dépendaient beaucoup de ses vignes. C’est ainsi que le 1er janvier 1724 il écrit : "J’ai si mal vendu mes vins que je ne sais si je pourrais partir [à Paris] si tôt que je le croyais." Ou bien il écrit à Mme Dupré de Saint-Maur : "Je fais mes vendanges ; imaginez-vous que toute ma fortune dépend de trois jours de soleil."

Il profita de ses voyages pour trouver des clients pour ses vins. À la Hollande, à l’Angleterre, il souhaitait adjoindre non seulement l’Écosse et l’Irlande, "aux habitants desquels je prie Dieu d’augmenter la soif" (lettre au lieutenant général Lord Bukeley), mais aussi, pourqioi pas, "les îles d’Amérique".

Sa correspondance est parfois celle d’un négociant en vins : à l’épouse d’un bon client, M. Dupin, il écrit : "Je ferai, avec une exactitude surprenante votre commission sur le vin et je vous prie d’agréer que je remercie M. Dupin de la préférence qu’il donne aux miens."

Ses lettres à son ami l'abbé de Guasco font souvent allusion à ses préoccupations de vigneron.

Paris, 1742. – "Je crains bien que, si la guerre continue, je ne sois forcé d’aller planter des choux à la Brède. Notre commerce de Guyenne sera beaucoup aux abois : nos vins nous resteront sur les bras, et vous savez que c’est toute notre richesse."

Bordeaux, 1er août 1744. – "L’air, les raisins, le vin des bords de la Garonne, et l’humeur des Gascons, sont d’excellents antidotes contre la mélancolie. Je me fais une fête de vous mener à ma campagne de la Brède, où vous trouverez un château, gothique à la vérité, mais orné de dehors charmants, dont j’ai pris l’idée en Angleterre. Comme vous avez du goût, je vous consulterai sur les choses que j’entends ajouter à ce qui est déjà fait. Mais je vous consulterai surtout sur mon grand ouvrage, qui avance à pas de géant depuis que je ne suis plus dissipé par les dîners et les soupers de Paris : mon estomac s’en trouve aussi mieux."

Bordeaux, juin 1745. – "Je voudrais bien pouvoir vous tenir dans la terre de la Brède, et là y avoir de ces conversations que l’ineptie ou la folie de Paris rendent rares. Nous avons ici l’abbé de Guasco, qui me tient fidèle compagnie à la Brède. Il faut avouer que l’Italie est une belle chose, car tout le monde veut l’avoir : voilà cinq armées qui vont se la disputer. Pour notre Guyenne, ce ne sont que des armées de gens d’affaires qui en veulent faire la conquête. Je n’irai à Paris d’un an tout au plus tôt. Je n’ai pas un sou pour aller dans cette ville, qui dévore les provinces et que l’on prétend donner des plaisirs parce qu’elle fait oublier la vie. Depuis deux ans que je suis ici, j’ai continuellement travaillé à la chose dont vous me parlez [l’Esprit des Lois] ; mais ma vie avance et l’ouvrage recule à cause de son immensité." (lettre à Mgr Cerati)

La Brède, 16 mars 1752. – "Dès que j’ai été libre de quitter Paris, je n’ai pas manqué de venir ici, où j’avais des affaires considérables. J’ai envoyé le tonneau de vin à milord Eliban, que vous m’avez demandé pour lui. Milord me le paiera ce qu’il voudra ; et s’il veut ajouter à l’amitié ce qu’il voudra retrancher du prix, il me fera un présent immense. Vous pouvez lui mander qu’il pourra le garder tant de temps qu’il voudra, même quinze ans s’il veut. Mais il ne faut pas qu’il le mêle avec d’autres vins et il peut être sûr qu’il l’a immédiatement comme je l’ai reçu de Dieu : il n’est pas passé par les mains des marchands. Mon cher abbé, à votre retour d’Italie pourquoi ne  passeriez-vous pas par Bordeaux, et ne voudriez-vous pas voir vos amis, et le château de la Brède, que j’ai si fort embelli depuis que vous l’avez vu ? C’est le plus beau lieu champêtre que je connaisse et je jouis de mes prés : Sunt mihi caelicolae ; sunt caetera numina Fauni. [*]"

La Brède, 27 juin 1752. – "J’ai reçu des commissions considérables d’Angleterre pour du vin de cette année."

La Brède, 4 octobre 1752. – "Vous avez grand tort de n’avoir point passé par la Brède quand vous revîntes d’Italie. Je puis dire que c’est à présent un des lieux aussi agréables qu’il y ait en France, au château près, tant la nature s’y trouve dans sa robe de chambre et au lever de son lit. J’ai reçu d’Angleterre la réponse pour le vin que vous m’avez fait envoyer à milord Eliban ; il a été trouvé extrêmement bon. On me demande une commission pour quinze tonneaux, ce qui fera que je serai en état de finir ma maison rustique. Le succès que mon livre a eu dans ce pays là contribue, à ce qu’il paraît, au succès de mon vin."

Paris, 9 avril 1754. – Je serai au mois d’août à la Brède : O rus, quando te aspiciam ? [**] Je ne suis plus fait pour ce pays-ci, ou bien il faut renoncer à être citoyen. Vous devriez bien revenir par la France méridionale : vous trouverez votre ancien laboratoire et vous me donnerez des nouvelles idées sur mes bois et mes prairies. La grande étendue de mes landes vous offre de quoi exercer votre zèle pour l’agriculture. D’ailleurs j’espère que vous n’oubliez point que vous êtes propriétaire de cent arpents de ces landes, où vous pourrez remuer la terre, planter et semer tant que vous voudrez."

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[*] D'après Ovide, Métamorphoses, I, 193. "Sunt mihi semidei, sunt rustica numina, nymphae / Faunique satyrique et monticolae Silvani." (J'ai à moi des demi-dieux, des divinités rustiques, les Nymphes, les Faunes, les Satyres et les Silvains, hôtes des montagnes).
[**] Horace (Satires, II,6,60) : "O rus ! quando ego te aspiciam, quandoque licebit / Nunc veterum libris, nunc somno et inertibus horis / Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ."

Montesquieu, propriétaire attentif et avisé, très proche des réalités terriennes, est aussi un seigneur justicier, qui garde précieusement ses titres, qui veille à ce que ses voisins ou ses vassaux n'usurpent pas ses droits, surtout le droit de chasse, qui n'hésite pas à soutenir des procès, et qui donne sans cesse des instructions à son juge seigneurial, Pierre Latapie, pour défendre ses intérêts.
L'aristocrate, jaloux de ses prérogatives, reste cependant, dans la vie quotidienne, un homme simple, familier avec ses gens, parlant gascon avec eux, estimant leur bon sens, et toujours prêt à utiliser ses relations à Bordeaux ou à Paris afin de les aider à débrouiller leurs affaires. …
Il s'est fait beaucoup d'amis; il leur écrit souvent; il les invite à venir à La Brède. Il reçoit ses hôtes avec son épouse. Madame de Montesquieu, demeurant habituellement à La Brède, s'occupait non seulement du gouvernement de la maison, mais aussi de la gestion du domaine. On lit souvent, dans la correspondance de Montesquieu avec ses hommes d'affaires, "Voyez Mme de M., elle vous remettra des pièces, elle vous précisera mes instructions".


LA DESTINÉE DE LA BRÈDE

Montesquieu a souhaité que son domaine de La Brède fût transmis intact aux générations futures : "Nous devons à la mémoire des nos aïeux de conserver, autant que nous le pouvons, les maisons qu’ils ont possédées et chéries, car, par le soin qu’ils en ont eu, par les dépenses qu’ils ont faites à les bâtir et à les embellir, on peut juger avec grande apparence que leur intention a été de les faire passer à la postérité." (Traité des devoirs)

Ce souhait a été partiellement réalisé et, dès la fin du XVIIIe siècle, des voyageurs sont venus visiter ce qui fut la demeure du grand écrivain. Trente ans après la mort de Montesquieu, le 23 mai 1785, une romancière allemande, Sophie de Lichtenfels, dont le nom avait été francisé en de La Roche, est venue en curieuse à la Brède, confondant d'ailleurs la chambre de Montesquieu et celle de Jeanne, son épouse.

En 1838, c'est Stendhal qui est venu y rendre hommage à un auteur pour lequel il avait "de la vénération" et qui a parcouru les principales pièces du château sous la conduite d'une "servante revêche".

En 1926, une partie de la bibliothèque (enrichie par son fils et ses descendants) a été vendue aux enchères.

En 1939, à la suite d’un jugement du tribunal civil de la Seine mettant fin à l’indivision qui régnait entre les descendants de Montesquieu, les manuscrits de Montesquieur ont été mis aux enchères. La bibliothèque de Bordeaux a pu acquérir, entre autres, une grande partie de la correspondance, les manuscrits des Pensées et du Spicilège. La Bibliothèque Nationale acquit le manuscrit de l’Esprit des Lois.

Vers 1950, Paul-Émile Cadilhac est venu faire des repérages à La Brède pour un grand ouvrage à paraître aux éditions de l'Illustration, Demeures inspirées et sites romanesques.

En 1994, une descendante de Denise, la plus jeune fille de Montesquieu, la comtesse Jacqueline de Chabannes a fait une dation, à la bibliothèque municipale de Bordeaux, de l’intégralité des manuscrits et des ouvrages qui était encore conservés dans la bibliothèque de la Brède. Sans descendants, elle résida au château jusqu’à son décès en 2004, ayant préalablement créé une fondation destinée à préserver et faire découvrir ce domaine de son ancêtre.


STENDHAL RACONTE SA VISITE À LA BRÈDE LE 7 AVRIL 1838

Je suis allé à La Brède ce matin. En y arrivant j'ai été saisi d'un respect d'enfant, comme jadis en visitant Potsdam et touchant le chapeau percé d'une balle de Frédéric II. Ce jour de La Brède marquera dans ma vie ; ordinairement la visite d'un palais de roi ne m'inspire que l'envie de me moquer.
La terre de La Brède où Montesquieu était né, mais qu'il mit en culture et augmenta, est située sur l'extrême bord des terres cultivées, à droite de la route de Bordeaux à Bazas et Bayonne. Un peu plus loin, on entre dans ce vaste désert de sable nommé les Landes. C'est le pays le plus triste du monde ; l'eau y est couleur de café, comme la Sprée qui coule à Berlin, et le sable est à peine couvert, de temps à autre, par des pins qu'on écorche pour avoir de la résine. Même quand il n'est pas écorché, ce pin est le plus vilain arbre du monde. Il n'a que le nom de commun avec le magnifique pin à tête ronde qui fait la gloire de la villa Ludovisi à Rome.

Une antique avenue, plantée par l'auteur de l'Esprit des Lois, conduisait au château où il est né ; on vient d'en faire de l'argent. Une centaine de pins de cette avenue subsiste encore ; c'est à l'endroit où l'on quitte l'affreux chemin vicinal venant du bourg de La Brède pour tourner à droite vers le château.
J'étais tout attention. J'ai aperçu un édifice sans façade à peu près rond, environné de fossés fort larges remplis d'une eau fort propre, mais couleur de café. Cette eau vient des Landes et les poissons ne peuvent y vivre. Cet aspect horriblement triste et sévère m'a rappelé le château où Armide retenait prisonniers les chevaliers chrétiens qu'elle avait amenés du camp des Croisés.
Ce château est élevé; il a l'air très fort. Dans l'endroit le plus large, les fossés ont 70 pieds de large et 30 ou 35 dans le lieu le plus étroit. L'eau est au niveau des bords et les fossés ne sont point encaissés.
Pour y entrer il faut passer trois ponts-levis et l'on va d'un pont-levis à l'autre entre deux bons murs percés de meurtrières. Aujourd'hui ces petits ponts sont en bois et fixes. Après le premier, et vis-à-vis la porte, on trouve une petite île qui fait tête de pont; on en a fait un jardin grand comme la main ; elle est défendue par trois tours rondes dont deux au delà du fossé.
Les eaux sont retenues par une digue ; en ruinant la digue on dessécherait les fossés. Deux de ces tours défendent cette digue si essentielle. Les murs du château ne sont pas arrondis; il forme un polygone de 12 côtés peut-être. Au delà des fossés, il y a une prairie et des terres à blé et ensuite la forêt de chênes qui entoure le château de toutes parts. Il triomphe en occupant le centre de ce grand espace vide. Après le troisième pont, on arrive dans une cour de douze pieds de large sur vingt de long, ayant vue sur les fossés. On passe pour y entrer dans une belle tour ronde à mâchicoulis passablement élégants. C'est tout ce qu'offre d'élégant l'extérieur sévère de ce château sans façade. On voit que la prudence en a percé les fenêtres étroites.
On arrive donc dans cette petite cour et on se trouve vis-à-vis d'une porte et de fenêtres à pointes en ogives.

Une petite servante disgracieuse, quoique non laide, nous a introduits avec mauvaise humeur dans une salle à manger boisée en noyer, où tout à la forme de l'ogive, même les fauteuils et les chaises. Il n'y a pas de plafond, mais un plancher bas et singulier.

De là, en passant à gauche, nous sommes entrés dans un salon également sombre, boisé en noyer et gothique. Mais cette décoration n'a rien de grand; c'est du petit gothique mesquin comme la décoration en ogive des petits théâtres du boulevard. Ce salon est tapissé et bien tenu. J'ai remarqué sur la boiserie les gravures des ports de mer de Joseph Vernet. Ces gravures maigres et écorchées font un effet mesquin sur le sombre de la boiserie. Comme la cheminée est gothique, haute et sans miroir, pas mal, la pendule, moderne, est juchée à gauche à la hauteur des marines de Vernet. Au-dessus de la pendule, il y a deux portraits à l'huile qui font un vif plaisir à l'œil, comme ne contrariant pas la décoration générale. L'un de ces portraits, d'une bonne couleur, représente une jolie femme qui a les paupières trop grosses et les yeux un peu ronds comme quelques figures de femmes de Sébastien del Piombo. Elle est en Madeleine regardant un crucifix et la main sur une tête de mort dans l'ombre. L'autre portrait est un terrible guerrier qui fait la moue pour effrayer les enfants; il porte le costume de la cour de Louis XIII.

Ce salon, peu élevé et avec une seule fenêtre, est sombre, triste et prépare bien à la pièce voisine qui est la chambre à coucher de Montesquieu, à laquelle, nous dit la servante disgracieuse, on n'a rien changé. Cette chambre montre l'extrême simplicité du grand homme qui avait compris les grands peintres d'Italie et pour lequel tout ornement bourgeois et mesquin faisait laideur. Cette chambre n'a qu'une seule fenêtre, à la vérité assez grande, et ouvrant au midi sur la partie la moins large du fossé qui a bien là 35 pieds. Elle est boisée en noyer d'une couleur point sombre et nullement majestueuse. Cette boiserie forme de petits panneaux carrés de deux pieds de côté. Le lit à quatre colonnes est en damas vert bien fané. Montesquieu mourut à Paris en février 1755, peu de mois après y être arrivé de La Brède; ainsi ce lit fut employé pour la dernière fois il y a 83 ans. La servante nous a répété qu'on n'avait rien changé absolument à l'ameublement de cette chambre. Le lit est soutenu par quatre colonnes fort grosses de noyer absolument sans ornements. Il n'y a pas de plafond, mais un plancher fort commun et peu élevé. La cheminée gothique est sans miroir. L'absence de miroir en cet endroit est une chose à laquelle je n'ai jamais pu m'accoutumer; c'est pour moi le dernier degré du triste et du malheureux. Vis-à-vis la cheminée, et à hauteur d'homme, est un miroir de deux pieds carrés dont les bords sont en biseaux et le cadre en glace de quatre ou cinq pouces de large; ceIa devait être de bon goût en province vers 1738, il y a un siècle. C'est absolument le contraire du vilain genre joli de la cour de Louis XV. Mais le jambage droit de cette cheminée gothique et dont le rebord est bien à 4 ou 5 pieds de haut, est usé par la pantoufle de Montesquieu qui avait coutume d'écrire là sur son genou. L'histoire de Bordeaux du bonhomme dom Devienne, imprimée à Bordeaux en 1771, c'est-à-dire seize ans après la mort du président, rapporte qu'il passa à La Brède les années 17… et 17… et qu'il y écrivit la Grandeur et la Décadence des Romains.
Nous ne pouvions nous détacher de cette chambre dont les progrès du luxe rendent l'aspect simple jusqu'à la pauvreté. A côté du lit est un gros médaillon faux bronze qui me semble une mauvaise copie de la médaille de Dassier. Il y a un buste en terre cuite près de la fenêtre de la salle, qui a les yeux éveillés et ressemble à Montesquieu. La servante grognon nous a dit que c'était un ami de Montesquieu. Il me semble que le propriétaire de La Brède pourrait y placer une servante cicerone, dont les gages seraient payés par les curieux. La servante revêche nous a dit que presque tous les jours, en été, il vient des curieux.
On pourrait confier à la servante cicerone un des volumes de la bibliothèque de Montesquieu annoté de sa main. La réception que nous trouvons à La Brède me rappelle qu'on était jadis positivement mal reçu à Ferney par les ordres du Genevois qui a acheté le château de Voltaire. De tels successeurs habitant ces lieux célèbres sont utiles à la gloire des grands hommes qui leur ont fait un nom: le voisinage de vulgaire fait contraste.
Sur la table, au milieu de la chambre de Montesquieu, il y a un registre pour les noms des curieux; phrases stupides et fautes d'orthographe comme au Brocken (Harz) et à Weimar, mais pas de noms connus.
Près du lit est un portrait, horriblement mal fait, d'une femme assez jolie; la physionomie a une expression de douceur; on dit que c'est une des maîtresses de Montesquieu. J'ai eu tort de ne pas copier le nom qui est à la partie supérieure du portrait, suivant le bon usage du XVIIe siècle. Mais j'étais un peu ému, je l'avoue, et, dans ce cas, la rêverie est si douce que tout soin manuel coûte infiniment.
Près de la fenêtre est un exécrable dessin d'une statue de Montesquieu qui est à la cour royale de Bordeaux et que je n'ai pu encore me déterminer à aller voir; c'est sans doute un pamphlet contre ce grand homme.

La servante nous a fait passer à la bibliothèque, pièce immense et aussi simple que la chambre. La voûte, en plein cintre, est recouverte de planches peintes d'une couleur claire. La pièce peut avoir 50 pieds de long et 20 de largeur. Les livres sont dans des armoires vitrées fort petites et il me semble qu'il y a encore un grillage en fil de fer sous les vitres triangulaires et carrées, selon les formes singulières des volets qui ferment ces armoires. Les reliures sont simples et, ce me semble, fort postérieures au siècle de Montesquieu. J'ai remarqué des éditions in-4° de la plupart des bons auteurs romains et grecs.
Mais la servante nous disait en grognant : "Je suis attendue". Un domestique était venu lui dire qu'on la demandait, pour tâcher de s'approprier l'étrenne.
Au-dessus de celle des fenêtres de la bibliothèque qui est la plus voisine de la porte d'entrée, on voit des portraits de famille exécrables; on les a placés à contre-jour et l'on a bien fait. Parmi les portraits sont deux médailles en plâtre avec barbes et cheveux enluminés qui peuvent coûter quatre sous pièce et me semblent bien postérieures à Montesquieu. Comme je fuis, à l'égal de la peste, le contact des littérateurs et savants de province, il est possible que je manque de voir à Bordeaux quelque portrait contemporain de Montesquieu. Il occupait une place décisive; il fut célèbre de bonne heure; le siècle abondait en peintres de portraits; il est très probable qu'un homme mieux placé que moi dans le monde en trouverait. Toutes les charges que je vois à la tête des éditions de Montesquieu que j'ai, toutes sont de très mauvaises copies de la médaille de Dassier.

Malgré la mauvaise mine de la servante, nous quittâmes lentement ces trois pièces honorées par la présence d'un grand homme. Le salon a une charge de M. Lainé avec tous ses titres. Rien ne rapetisse autant un mort, surtout après que la monarchie qui avait inventé ces titres, par exemple celui de Ministre d'état, a été chassée.

Délivrés de la servante, nous faisons lentement le tour de ce château singulier (dodécagone et sans façade). L'eau-café des fossés à fleur de terre est agitée par le vent…


STENDHAL PROLONGE SA VISITE À LA BRÈDE EN S'INFORMANT SUR MONTESQUIEU

Nous revenons à pied à La Brède. Les rues sont larges, irrégulières, mais les maisons belles, blanches et bâties en pierres de taille comme Bordeaux et tous les environs. Je vois bière écrit sur la porte d'un café; il n'y a point de bière, mais nous trouvons des gens fort polis, et, comme je parlais de l'architec ture singulière de deux portes, la maîtresse de la maison me dit : "Ceci, Monsieur, appartenait aux Templiers." L'architecture me semble de la Renaissance.
Je vais à l'église, intéressante pour moi à cause d'une anecdote de Montesquieu. La porte, fort jolie, a huit ou dix arcades en plein cintre appliquées contre le mur. L'abside est également entourée de petites colonnes appliquées contre le mur soutenant des pleins cintres : donc église romane, réparée ou achevée sous le règne du gothique.
Montesquieu avait porté un livre à la messe; il l'oublia; on le porta au curé qui le prit pour un livre de magie; il y avait, au milieu des pages, des triangles, des cercles, des carrés, en un mot, c'étaient les éléments d'Euclide.
Oserai-je raconter l'anecdote que l'on m'a contée en prenant le frais à l'ombre du mur du cimetière dans une pièce de luzerne d'une verdeur charmante? Pourquoi pas? Je suis déjà déshonoré comme disant des vérités qui choquent la mode de 1838 :
Le curé n'était point vieux; la servante était jolie; on jasait, ce qui n'empêchait point un jeune homme d'un village voisin de faire la cour à la servante. Un jour, il cache les pincettes de la cheminée de la cuisine dans le lit de la servante. Quand il revint huit jours après, la servante lui dit: - « Allons, dites-moi où vous avez mis les pincettes que j'ai cherchées partout depuis votre départ. C'est là une bien mauvaise plaisanterie. » L'amant l'embrassa, les larmes aux yeux, et s'éloigna.

Nous ne sommes rentrés à Bordeaux qu'à huit heures, au retour de La Brède. On avait reçu des nouvelles agréables de la Martinique; nous sommes allés féliciter M. G. au sortir de table. Je me suis pris d'une affection réelle pour Mme G. Outre qu'elle a infiniment d'es-prit et un courage singulier – elle ne brave point le danger: le danger n'existe pas pour elle –, il est impossible d'avoir un naturel plus pur de toute affectation.
J'ai trouvé chez elle deux hommes d'esprit, nés à Bordeaux peu après la mort de Montesquieu. L'illustre président donnait même le titre de cousin à l'un deux qui conserve précieusement l'exemplaire de
l'Esprit des Lois que Montesquieu envoya à son père. Il porte la date de Leyde chez les Libraires associés, 1749. Le titre porte huit lignes d'explications assez inutiles après la réputation du livre, mais qu'il fallait au moins donner en note par respect pour l'auteur qui, en 1748, les jugea nécessaires. Il paraît que cette édition est la seconde, car, à la fin du premier volume (les deux volumes sont reliés en un tome dans les exemplaires donnés par l'auteur), il y a un errata d'une page annonçant les changements faits par l'auteur sur l'édition précédente imprimée à Genève. Le premier changement est le ciel au lieu de les dieux, quatrième ligne de la préface; Dieu, deux lignes plus haut.
Par bonté pour ma curiosité, on a parlé de Montesquieu, dont le fils s'appelait M. de Secondat, fort brave homme, fort différent de son père, mais qui, à défaut de la bosse du génie, avait celle de l'acquisition; n'est-ce pas le mot? Dès qu'il voyait de beaux fruits ou une jolie bagatelle, M. de Secondat ne pouvait résister à l'envie de s'en emparer, mais le valet qui le suivait avait ordre de tout payer.
Les trois jolis petits garçons que nous avons vus ce matin à La Brède et qui portent le nom de Montesquieu, ne descendent du grand homme que par les femmes tout au plus.
Parmi les portraits de famille qui entourent la principale fenêtre de la bibliothèque, nous avons trouvé plusieurs portraits de famille placés à contre-jour, et l'on a bien fait de les placer ainsi. Une vieille dame fort sèche, de race ibère, tient à la main une lettre sur laquelle j'ai lu la date : Agen, 23 septembre 1723. La famille de Montesquieu était originaire de l'Agenais. Mme G. nous a dit que Montesquieu maria une fille à lui, d'infiniment d'esprit, à un cousin peu aimable qu'il fit venir d'Agen pour continuer le nom. Montesquieu eut un fils, et, par égard pour le sacrifice qu'il avait imposé à sa fille, il ne lui fit pas porter le nom de Montesquieu. Le second des beaux enfants auxquels nous avons adressé la parole, sur le perron Intérieur du château, vis-à-vis le passage qui conduit aux trois ponts-levis, nous a fait une réponse pleine d'esprit et de bon sens. Il faudrait l'envoyer à Paris dans un collège; il rencontrerait la gloire de son aïeul et noblesse oblige.

Ces messieurs, presque contemporains de Montesquieu, nous encouragent à leur faire des questions: je rapporterai de pures baga telles.
1° Montesquieu parlait science avec trois ou quatre collègues dans la salle de l'Académie de Bordeaux; on se promenait, et, à chaque tour, on s'approchait de la fenêtre sur laquelle était un vase d'œillets. Ce vase était vivement échauffé par le soleil. Montesquieu le tourne sans qu'on s'en aperçoive, puis, au tour suivant, s'écrie: "Voici qui est bien singulier, Messieurs; les plus grandes découvertes tiennent souvent à une observation donnée par le hasard. Le côté de ce vase d'œillets qui est à l'ombre est bouillant et le côté exposé au soleil est froid." Les savants de province prennent la chose au sérieux; on dis cute et, qui plus est, on explique. Montesquieu, effrayé pour leur amour-propre, se hâte d'avouer la plaisanterie.
2° Il courait la ville un jour avec Mme de Montesquieu, femme excellente, pleine de sens et qui avait toute son estime. Il lui dit: "Nous voici à la porte de Mme de ... ; je vais monter; attendez-moi un instant." Il ne descendit qu'au bout de trois heures; il avait entièrement oublié sa femme; c'était une distraction et non pas un mauvais procédé. Le fâcheux c'est que la dame chez laquelle il était monté passait pour être sa maîtresse.
3° Montesquieu était fort distrait. Allant voir sa cousine, la grand- mère de M. G., il se trouve que cette dame venait de faire arranger son appartement et on avait établi des marches à monter et à descendre à l'entrée de chaque chambre. Le président avait la vue mau vaise et de plus était fort distrait: « Ah! ma cousine, lui dit-il, vous avez fait arranger votre appartement en ut ré mi fa sol et je me casse le cou. »
4° Montesquieu passa, comme on sait, deux années en Angle terre, puis il vint s'éterniser à La Brède. Mes amis de Bordeaux pensent qu'il pouvait avoir douze ou quinze mille livres de rente (ce qui rend plus méritoire l'anecdote Robert de Marseille.) Quand il était absent, il n'écrivait à Mme de Montesquieu que pour demander de l'argent; quelquefois un an s'écoulait sans qu'il écrivît. Quand enfin une lettre arrivait, Mme de Montesquieu soupirait. En mourant, il dit à ses enfants: "Mes amis, si vous avez quelque chose, vous le devez à Mme de Montesquieu."
5° Montesquieu n'avait pas de fils; il avait une fille pleine d'es prit; il la força en quelque sorte à épouser un cousin portant le nom de Montesquieu, qu'il fit venir d'Agen ou des environs. La fille se soumet; Mme de Montesquieu lui donne un fils, mais par égard pour le sacrifice qu'il avait demandé à sa fille, il ne lui fit pas porter le nom de sa baronnie; on l'appela M. de Secondat. Ce brave homme n'eut rien de son père que son extrême distraction. En se promenant au marché il s'emparait de tous les beaux fruits qu'il rencontrait et les mangeait sans songer à les payer, mais son domes tique qui le suivait avait ordre de tout payer. Il paraît même que M. de Secondat s'emparait aussi de tous les petits objets qui frappaient ses yeux agréablement.
Un M. Latapie avait vécu depuis son bas âge dans la maison de Montesquieu et avait été son secrétaire. On me dit qu'avant de mou rir il a donné aux éditeurs des œuvres du grand homme quelques bribes insignifiantes, par exemple Arsace et Isménie. Ce M. Latapie, après la mort de Montesquieu, fut professeur de botanique et de grec.


PAUL-ÉMILE CADILHAC RACONTE SA VISITE DE LA BRÈDE VERS 1950

À 4 lieues au sud de Bordeaux, dans la région des Graves, un chemin vicinal, à droite sur la route de Toulouse, conduit au château de La Brède. La féodalité, la Renaissance et les siècles classiques l’ont tour à tour édifié ou modifié. Il garde cependant fière mine, un peu sombre, un peu strict sur ses douves, vastes comme un étang, qui ceignent de toutes parts son hexagone irrégulier. Des prairies, à leur tour, encadrent l’eau, vertes et grasses comme celles de la campagne anglaise, et, au loin, des bois ferment l’horizon, qui furent en partie le parc de Monsieur le Président Montesquieu. A proximité des douves, trois tours à l’allure de pigeonniers semblent détachées en flanc-garde. Devant la façade la plus large, qui donne sur les prairies, un cadran solaire, qui a perdu son aiguille, dresse une sphère, sans doute le globe terrestre, érigée là par le maître du logis.

Trois ponts-levis, remplacés aujourd’hui par trois passerelles, conduisent à la cour d’entrée, transformée en terrasse. Sur le premier guichet de pierres grises, une niche se creuse et l’on peut lire O rus quando te aspiciam ? Le second, qui abrite l’image d’une Vierge de faïence, porte ces deux mots : Deliciae Domini…
La cour s’ouvre de guingois à l’extrémité de la troisième passerelle et l’on a l’impression, le dernier vantail soudain ouvert, de pénétrer dans la forteresse par la brèche. Quatre portes, enfouies dans la verdure et où l’on accède par des brefs degrés, coupent la façade.

C’est par la seconde que l’on entre dans le logis, par un vestibule à peu près carré où tournent harmonieusement six colonnes torses qui soutiennent un plafond à caisson. Deux malles, hautes et longues, entreposées dans un coin, ont servi à Montesquieu lors de ses voyages.

Deux portes à double vantail se font vis-à-vis. Par celle de droite nous entrons dans le grand salon de réception. Il a de la majesté avec son plafond à poutrelles, ses lambris de chêne foncé qui recouvrent tous les murs, son mobilier en très grande partie d’époque, notamment un cabinet italien du XVIe siècle au décor noir et or.  Deux fenêtres éclairent la pièce, où de nombreux portraits se font face. Entre autres, ceux de Montesquieu en premier président, de ses parents et de son fils. On y voit également Louis XIV enfant avec sa mère et le cardinal Mazarin. Je note une réduction du buste de Montesquieu par J.-J. Lemoyne. La cheminée, en pierre peinte jouant le bois, supporte trois personnages, dont deux tiennent des cornes d’abondance.

Nous jetons un coup d’œil rapide sur une petite pièce d’angle, où un mobilier Louis XIII côtoie un bureau à cylindre que surmonte un médaillon d’Henri IV et de Sully.

Quelques secondes, nous demeurons immobiles au seuil de la chambre de l’écrivain. La pièce, entièrement lambrissée, apparaît un peu encombrée, mais combien émouvante ! Rien n’a changé ici depuis la mort de Montesquieu. Voici son lit à colonnes, garni de soie bleue et de damas vert, une commode ventrue sur laquelle s’érige une réplique en plâtre du buste que lui consacra Houdon, ses fauteuils et son canapé en tapisserie jaune, sa cassette à serrer lettres et papiers. En face de la fenêtre à petits carreaux est suspendu, parmi de nombreuses toiles, dont un portrait de sa fille aînée, un agrandissement en bronze de la médaille que fit de lui Dassier en 1753.
La cheminée, très peinte, très chargée, s’orne, au-dessus du manteau, d’une toile marouflée représentant un paysage. On nous montre, sur l’un des montants, plus usée, la place où, assis dans un confortable fauteuil, Montesquieu reposait son pied pour se chauffer quand il rentrait de promenade ou d’une visite à ses vignes.
Au mur, je remarque encore, et cela ne laisse pas de nous toucher, la canne mince, à béquille d’argent, dont il se servait quotidiennement.
On nous a gardé pour la fin le plus émouvant : sa table à écrire, sur laquelle fut composé
l'Esprit des Lois. Un meuble très simple, en chêne, à peine découpé, de deux mètres de long environ, mais qui garde, avec ses lignes noblement et simplement incurvées et les pieds de biche qui la supportent, une grâce très XVIIIe siècle. Des taches d’encore maculent la surface…

Toujours au rez-de-chaussée, nous visitons, toute proche de celle du maître, la pièce où dormait son secrétaire et où séjourna, d’après la tradition orale, Latapie. Toute petite, à peu près carrée, elle est meublée d’un lit à colonnes torses, d’une armoire, de deux ou trois sièges. La courtepointe et les rideaux sont vert et rouges à raies noires. Le plafond carrelé est divisé par des baguettes noires. Un petit cabinet de toilette a été aménagé dans l’épaisseur du mur.

On accède au premier étage par un escalier à vis, en pierre de Bretagne, construit dans une tourelle qui donne dans le vestibule.

Au seuil de la bibliothèque, une inscription latine proclame : Hic mortui docent vivos mori. Cette longue, large et haute pièce, aux plafonds arrondis et singulièrement peints en rouge, aux murs tapissés d’armoires dont les unes sont en chêne, les autres en sapin, laisse une impression de grandeur et de noblesse indéniables. Ce fit jadis la salle du conseil, placée tout au haut du donjon (car nous nous trouvons ici dans la partie la plus ancienne de la Brède) et elle demeura longtemps sans destination bien précise jusqu’au jour où le père de Montesquieu y installa la bibliothèque. Mais c’est ce dernier qui en a fait sa chose, son bien, sa création.
Lentement, patiemment, au fonds primitif, qui comprenait vraisemblablement des ouvrages de théologie et de droit, ainsi qie des manuscrits et des papiers de famille, il ajouta de nombreux ouvrages, anciens et modernes, qui documentèrent ses principales œuvres. Il lisait beaucoup et nous a laissé des in-folio de notes et d’extraits connus sous le nom de
Geographica, Spicilège et Pensées. C’est ici qu’il a écrit ce mot, d’un égoïsme apparent, mais qui rejoint Montaigne : "L’étude a été pour moi un souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne m’ait ôté."
Durant une de ses absences, vers 1728, il fit dresser par l’abbé Duval, son secrétaire, le catalogue de la bibliothèque, environ quatre mille volumes, qui, par la suite, s’augmentèrent de nombreux ouvrages rapportés de voyage ou achetés à Paris et aux librairies de Bordeaux, comme l’attestent certaines factures qu’on a retrouvées.
Quatre fenêtres, deux basses et deux hautes, donnent jour à la bibliothèque par le mur du fond. A l’opposé s’étale une immense cheminée dont le manteau est décoré de fresques anciennes représentant des scènes de la
Chanson de Roland. Dans l’âtre, trois plaques de fonte richement historiées et quatre ou cinq paires de chenets.
Deux hauts chandeliers, à colonne torse, et dont chacun porte huit luminaires, éclairaient la bibliothèque le soir. Dans un coin, un pupitre double et tournant, à mettre les in-folio.

Du côté opposé, une porte, dans le goût gothique, dissimulée dans la boiserie, conduit à la chambre de Mme de Montesquieu. Vraisemblablement l’écrivain, qui travaillait souvent dans la bibliothèque, quelquefois même avec sa fille Denise, qu’il avait baptisée sa petite secrétaire, entrait chez sa femme et y restait plus ou moins longtemps à lire ou à écrire.

À gauche de la cheminée s’ouvre une petite chapelle intime, très sombre, éclairée par une seule fenêtre derrière l’autel. Les seigneurs de La Brède avaient reçu le privilège d’y faire célébrer la messe. Leur prie-Dieu figure à gauche. Au-dessus, dans un cadre noir accroché au mur, on a inséré une copie du testament de Louis XVI.

Les autres pièces du château ont été transformées et aménagées, selon les époques, de manière différente. Elles ne présentent qu’un intérêt secondaire. On a voulu sauvegarder, et on y est parvenu, celles où vécut le grand écrivain.


VISITE INTÉRIEURE DE LA BRÈDE

– Le vestibule : plafond à compartiments, colonnes torses, appliques de cuivre sur les miroirs; malles de voyage.

– Le grand et le petit salon : armoire peinte, portrait de Montesquieu en Premier Président.

La chambre de Montesquieu : large fenêtre à meneaux, lit à courtines, portraits de famille, buste de Montesquieu par Houdon, cheminée avec l'usure d'un d'un montants, canne à béquille d'argent.

Le cabinet de toilette : très rustique mais bien éclairé.

La chambre du secrétaire : lambris de chêne, plafond à caissons, lit à courtine.

– La bibliothèque à l'étage (dans l'ancienne salle du conseil du donjon) : armoires vitrées, écritoire de Montesquieu avec une plume d'oie, cheminée "décorée" au XIXe s. en style gothique troubadour, accès vers l'oratoire et la chambre de Mme de Montesquieu. Sur le carrelage en terre cuite, on voit des empreintes de pattes de chien qui ont été faites dans la terre non encore cuite (peut-être un porte-bonheur, le chien symbolisant le foyer, la fidélité).

– L'oratoire.


Les ARMES de la maison de Secondat de la Brède de Montesquieu

Armes

Armes 2

D'azur à un croissant d'argent, accompagné en chef de deux coquilles d'or


L'ÉGLISE DE LA BRÈDE

Dédiée à Saint Jean d’Etampes ou d’Estampes, l'église de La Brède doit son nom à la présence sur la paroisse d’une installation templière.

Elle a fait l’objet d’une reconstruction en style néo-roman par un disciple de Viollet-le-Duc entre 1854 et 1864. Subsistent du bâtiment d’origine la façade de la nef et le portail central de style roman saintongeais, qui sont datés du XIe siècle.

On y remarque un "tétramorphe", représentation romane des quatre évangélistes autour du Christ en majesté inspirée de la vision d’Ezéchiel, retranscrite par Saint-Jean dans l’Apocalypse : l'Aigle (Jean), le Taureau (Luc), le Lion (Marc) et l'Homme (Mathieu).

Stendhal raconte deux anecdotes liées à cette église :

Je vais à l'église, intéressante pour moi à cause d'une anecdote de Montesquieu. La porte, fort jolie, a huit ou dix arcades en plein cintre appliquées contre le mur. L'abside est également entourée de petites colonnes appliquées contre le mur soutenant des pleins cintres : donc église romane, réparée ou achevée sous le règne du gothique.
• Montesquieu avait porté un livre à la messe; il l'oublia; on le porta au curé qui le prit pour un livre de magie; il y avait, au milieu des pages, des, triangles, des cercles, des carrés, en un mot, c'étaient les éléments d'Euclide.
Oserai-je raconter l'anecdote que l'on m'a contée en prenant le frais à l'ombre du mur du cimetière dans une pièce de luzerne d'une verdeur charmante ? Pourquoi pas ? Je suis déjà déshonoré comme disant des vérités qui choquent la mode de 1838.
• Le curé n'était point vieux; la servante était jolie; on jasait, ce qui n'empêchait point un jeune homme du village voisin de faire la cour à la servante. Un jour, il cache les pincettes de la cheminée de la cuisine dans le lit de la servante. Quand il revint huit jours après, la servante lui dit : "Allons, dites-moi où vous avez mis mes pincettes que j'ai cherchées partout depuis votre départ. C'est là une bien mauvaise plaisanterie." L'amant l'embrassa, les larmes aux yeux, et s'éloigna.


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