<== Retour


MAURICE GENEVOIX

LA SOLOGNE, LA LOIRE, LA FORÊT


Portrait par Jacques Tassin-wiki

"J'aurai mon paradis dans les cœurs qui se souviendront."
(Un jour, éd. Seuil, 1976, p. 203)


BIOGRAPHIE DE MAURICE GENEVOIX

Maurice Genevoix est né à Decize, "petite ville en Loire assise", près du "beau fleuve éternellement glissant", le 29 novembre 1890. Son père, Gabriel Genevoix, fils et petit-fils de pharmaciens parisiens, avait épousé une jeune fille de Châteauneuf-sur-Loire, Camille Balichon, dont le père tenait un commerce d'épicerie en gros.

C’est Châteauneuf-sur-Loire qui a été le cadre de son enfance. Avec son frère René, il fréquenta "l'asile" (l'école maternelle), puis "la grande école" (la communale). Ils se partageaient entre trois maisons toutes proches : celle qui était au débouché des "Petits Sentiers" avec l'entrepôt d'épicerie attenant, celle que les Genevoix avaient fait construire dans la rue Saint-Nicolas, enfin la "maison de grand-mère Clotilde" dans la Grand'Rue qui descend vers le "Port".

C'est dans la maison de la rue Saint-Nicolas (à l'angle de la Petite Rue du Port) que Maurice avait sa chambre qu'il occupa pendant trente-cinq ans:

Je ne voyais pas la Loire, mais je la savais là… La lumière, le vol des nuages répétaient dans les plaines du ciel le glissement du grand fleuve invisible. Mais si proche!… Et souvent, dans le calme immense de la nuit, j'entendais le murmure de la Loire friselant contre les piles du pont et le cri des courlis sur les grèves.

Tout enfant, il s'imprégna de l'atmosphère de cette petite ville de Châteauneuf, de laquelle se nourrit sa sensibilité s'est nourrie et à laquelle il est toujours resté fidèle :

Je tiens, et plus que jamais, pour un grand privilège d'avoir, futur écrivain, passé toute mon enfance dans une petite ville française d'avant 1914. L'école, reflet elle-même de la bourgade avec ses paysans vignerons, ses fils de pêcheurs, de bourreliers, de charrons, de taillandiers, de sabotiers, nous intégrait à un monde infiniment divers et chaleureux. Il y avait tout à la fois confrontation, opposition, brassage, au demeurant mutuel enrichissement. La vie sociale, un peu repliée sur elle-même, fermentait merveilleusement. Telle qu'elle était — je m'en suis aperçu depuis — elle s'intégrait à son tour, d'un mouvement naturel et profond, à un ensemble très ancien, très vénérable et très précieux, qui s'appelait la civilisation française et que le train du monde contemporain, frénétique, bruyant et fou, devait bouleverser sous nos yeux, peut-être irréparablement.

En 1901, il est entré comme pensionnaire au lycée d'Orléans, où il fut à la fois "gamin insupportable et excellent élève". Il connut les dortoirs sans chauffage, les réveils au tambour à cinq ou six heures selon les saisons, la toilette dans le lavabo collectif, les journées en uniforme (capote à boutons dorés, casquette et matricule), les lectures clandestines (London, Kipling, Daudet, Balzac).

Mais, en 1903, il ressentit douloureusement la mort de sa mère. Désormais, les dimanches ou pendant les vacances, il ne retrouvait plus à Châteauneuf que sa grand-mère Clotide et son père, rendu plus sévère encore par son veuvage. Alors le jeune garçon s'évadait de plus en plus souvent vers la Loire…

Entre 1908 et 1911, il fut élève du lycée Lakanal, à Sceaux, pour préparer le concours d’entrée à l'Ecole Normale Supérieure, où il fut reçu. Il décida alors — avant d'entreprendre ses études de normalien — d'effectuer une des deux années de son service militaire, comme le permettait alors le statut particulier des élèves admis aux Grandes Ecoles. Il fut affecté à Bordeaux, au 144e Régiment d'infanterie, où il découvrit le plaisir du sport.

En 1914, "cacique" de sa promotion à l'E.N.S., il présenta son Diplôme d'études supérieures sur Le Réalisme des romans de Maupassant. Il lui restait alors un an à effectuer à l'Ecole pour passer l'agrégation et commencer une carrière d'enseignant, qu'il avait l'intention d'effectuer en détachement auprès d'universités étrangères. Mais, le 2 août 1914, ce fut la mobilisation générale.

A la veille de son départ pour la guerre, Maurice grimpa dans le clocher de l'église pour embrasser du regard le paysage qu'il allait quitter : "J'emplissais mes regards de bouquets d'arbres, d'eaux calmes et d'eaux glissantes, de toits serrés et fraternels, d'horizons bleus, d'un ciel immense où commençaient à tourner, frouant, virant, les vols des martinets du soir… Entre eux et moi, personne. Personne que ma propre enfance et la pensée poignante de ma jeune mère disparue, de ce qui passe et meurt au sein des apparences et de leur trompeuse durée."

Maurice Genevoix rejoignit alors le 106e Régiment d'infanterie, comme sous-lieutenant. Il se trouva aussitôt plongé dans l'horreur de cette guerre qui tua Alain-Fournier en septembre 1914, Louis Pergaud en avril 1915. Lui-même fut atteint de trois balles allemandes. Après sept mois de soins dans divers hôpitaux, il rentra à Châteauneuf-sur-Loire, réformé à 70% d'invalidité.

Ce fut alors, pour Maurice Genevoix, l'heure d'un "nouveau devoir", celui de témoigner. Prenant appui sur ses carnets de guerre, il écrivit cinq livres — d'abord largement censurés — qui seront réunis ensuite sous le titre de Ceux de 14. Cela l'amèna à vivre un moment à Paris; mais, atteint de la grippe espagnole, il retourna à Châteauneuf et retrouva sa petite chambre chez son père.

Alors il se consacra entièrement à l'écriture :

"J'y travaillais des heures, quotidiennement. J'y occupais une pièce d'angle, à la fois chambre et bureau, orientée à l'ouest et au midi. Alors déjà, volontairement, je m'astreignais à une discipline de travail que j'ai respectée très longtemps. Elle comportait entre autres une séance de labeur nocturne dont je retrouve encore le charme étrange, feutré, cerné par le silence de la petite ville endormie. Et dans ce silence… Dès le printemps, j'ouvrais toute grande l'une des fenêtres, celle qui s'orientait vers la Loire. Au revers des maisons du bourg, bordant une frange de jardinets, sinuait un sentier qui existe encore aujourd'hui et que les anciens cadastres désignaient de ce nom parlant: "Sentier de Roanne à la mer". Parmi les potagers utilitaires, un jardin mystérieux dérobait ses merveilles derrière les murs touffus de thuyas et de lauriers. C'est lui qui dépêchait vers moi, avec l'odeur nocturne du miellat et des feuilles nouvelles, le chant des premiers rossignols. L'été venait. La nuit d'août avivait ses étoiles. A de longs intervalles, des éclairs muets tremblaient sous l'horizon du Sud. Un calme immense régnait par l'étendue. Pas d'autre bruit que le grattement menu de ma plume sur le papier. Ou peut-être... D'où venu? Soupir fluide, lent friselis de source ou de surgeon qui s'attarde sous le ciel. Ma plume reste en suspens, j'écoute, et mon cœur s'émeut: c'est la Loire, le courant de la Loire qui atteint l'étrave d'une pile, se soulève au musoir de pierre, s'entrouvre en éventail, et passe... Et toute la nuit vivante est là, dans ma chambre. Et je sais, je saurai tout à l'heure, à l'instant de céder au glissement du premier sommeil, que le saut de l'ablette à la lune, le long cri d'un courlis sur le Val, ou l'orage silencieux d'une éclosion d'éphémères, vont traverser mes rêves et revivre avec mon réveil. C'est ainsi que grandit l'amour."

Il écrit des romans : Jeanne Robelin (1920), Rémi des Rauches (1922), La Joie, Vaincre à Olympie (1924), Raboliot (1925), qui lui valut le prix Goncourt, La Boîte à pêche (1926) et Les Mains vides (1928).

Pour les romans sur la Loire, il n'avait qu'à se référer à ses errances quotidiennes au bord du fleuve.

Promenade du Chastaing à Châteauneuf

En revanche, pour préparer Raboliot, il voulut séjourner quelques semaines entre Sauldre et Beuvron :

J'ai vécu là des jours, des nuits aussi dont pas une heure n'a passé à vide, n'a sonné le creux: une osmose entre la terre et moi, les prés roucheux, les chênes ronds épars dans la brume légère du Beuvron, le jappement d'un renard sur une trace, le mugissement d'un héron butor dans la jonchère, l'éveil du jour, la première étoile, le saut d'une carpe, le vol planant d'une buse en chasse.


Un jour de 1927, au hasard d'une promenade dans la petite ville voisine de Saint-Denis-de-l'Hôtel, il découvrit et acheta une petite maison paysanne, "abandonnée des hommes mais peuplée d'oiseaux et de plantes qui s'y épanouissaient en liberté": ce sont les Vernelles.  

Une vieille maison, une paysanne, tassée sur elle-même, abandonnée, au bord de l'effondrement; et néanmoins — comment dire? — rêveuse, pleine de mémoire et souriant à ses secrets. Ai-je dit "abandonnée" ? Inhabitée, oui, délaissée par les hommes; mais abandonnée, non. Il y avait les herbes folles, drues, fleuries de muscaris et de compagnons-blancs, les églantiers, leur odeur de pommes chaudes, les grappes de jais noir du sureau penché sur le puits, les pirouettes piaillantes des mésanges, le chant vers le talus de la fauvette babillarde et, ronflant de tout près sur ma tête, le vol des rouges-queues s'envolant des avant-toits. […] Au pied même du talus la Loire coulait. Le ciel et l'eau étaient du même bleu fleur de lin, un peu plus lumineux sur la Loire que dans le ciel. Sur l'autre rive quelques métairies, un fin clocher, un autre, rappelaient la présence des hommes; et avec eux le chatoiement des champs, jaune des colzas, rose des sainfoins, vert soleilleux des blés grandissants; tout cela dans l'harmonie allègre d'un printemps au seuil de l'été.

Le site des Vernelles

Dès l'année 1928, après le décès de son père, qui succomba à une brève pneumonie, il décida de passer la fin de l'été aux Vernelles (avec la vieille Angèle qui était au service de la famille Genevoix depuis trente ans), puis de s'y installer à demeure.

"Chaque jour était comme une naissance. Persistance, ma tristesse devenait consentement. Autant la mort de ma mère avait rué mes douze ans vers la détresse et la révolte, autant celle de mon père s'intégrait à un ordre du monde qui m'intégrait moi-même à la coulée du temps, à la réalité d'un univers qui tout ensemble dissolvait mon être et l'augmentait inépuisablement. Pas une aube, pas une heure du jour qui ne me fussent révélation, ferveur. Aujourd'hui,je pense que la guerre avait passé par là, avec sa cruauté, ses aberrations, sa bêtise. Les Vernelles me réconciliaient, me rendaient à une liberté où il m'était donné de me connaître dans ma vérité la plus vraie, et ainsi à ma vocation."

Pendant trois ans, Maurice Genevoix s'occupa de restaurer sa demeure, de remplir la bibliothèque, d'aménager le jardin, de planter des tilleuls, un cèdre bleu, des acacias, des pins. Dans cette maison qui combalit tous ses vœux, il recevait ses nombreux amis: Jean Guéhenno, André Billy, Vlaminck, Jean Zay, Jean-Louis Bory…

Dans son bureau au premier étage des Vernelles, il continua à écrire, surtout des "romans-poèmes" ("c'est la poésie que je guette; je sais qu'elle est partout, et qu'il n'est pas de terre désolée, pas de ruines où elle ne fleurisse"): Rroû, Le Jardin dans l'île, Forêt voisine (1933), La Dernière harde (1938).

En 1938, il se maria, mais sa femme mourut brutalement. Presque aussitôt arriva la guerre. Il partit alors pour un voyage de plusieurs mois au Canada, trouvant là matière nouvelle pour quelques livres.

A son retour en France, en zone libre, il rencontra Suzanne Neyrolles, veuve d'un ingénieur et mère d'une fillette, Françoise. Ils se marièrent en 1943, puis décidèrent de revenir aux Vernelles, qu'ils trouvèrent dévastée par les troupes d'occupation et qu'il fallu remettre en état. C’est là que, en 1944, naquit sa fille Sylvie.

"Les Vernelles sont devenues ma maison. J'y ai vécu de ma vie d'homme, et je sais à présent qu'elles sont mon méridien, mon port d'attache, mon ancre de salut. Ici seulement les liens qui de toutes parts me ceignent, et que je sens bouger doucement dès que je songe à l'homme que je suis, je les ai un à un acceptés; chacun d'eux est une affirmation, un consentement, une certitude de liberté. Et s'il m'arrive, songeant alors au train du monde, au relais des générations lorsque l'homme que je suis aura fermé les yeux, s'il m'arrive de souhaiter quelque survie ici-bas, une marque encore vivante de mon passage vite effacé, c'est d'ici que je voudrais lancer ma dernière bouteille à la mer."


En 1946 Maurice Genevoix a été élu à l'Académie française. Puis il en devint il Secrétaire perpétuel, fonction qu'il occupa jusqu'en 1974. Vivant à Paris, il avait alors moins de temps pour écrire. Alors il retrouva ses thèmes favoris comme la Loire (La Loire, Agnès et les garçons, 1962) ou la forêt (La Forêt perdue, 1967). Ses réflexions sur lui-même et sur le monde aboutirent à des œuvres autobiographiques comme Au cadran de mon clocher (1960), Jeux de glaces (1961), Un jour (1976), Trente mille jours (1980).

Maurice Genevoix est mort dans sa maison de vacances en Espagne, l'été 1980.

Il n'y a pas de mort. Je peux fermer les yeux, j'aurai mon paradis dans les cœurs qui se souviendront. Même si cet univers est fini, il est, dans les limites de l'espace et du temps, inépuisable.


HENRI TROYAT lui a rendu hommage (Revue des deux mondes, janvier 1981) :

Je revois Maurice Genevoix dans le jardin de sa maison des Vernelles, me parlant avec un  sourire malicieux des arbres qu'il a plantés, de la Loire qu'il a tant aimée, du roman qu'il voudrait encore écrire, des bêtes qui ont accompagné ses pas. Même griffé par l'âge, son visage était celui d'un enfant ébloui par le spectacle de l'univers. Ses amis, parmi lesquels je me compte, ont été à jamais marqués par sa gentillesse, son érudition et sa gouaille. Mais, par miracle, ceux-là même qui ne l'ont jamais approché ont réçu de lui, à travers ses livres, le même rayonnement. Il y a, dans le cas de Maurice Genevoix, une coïncidence exceptionnelle entre l'homme qu'il était et l'œuvre qu'il a laissée. Le relire, c'est le ressusciter. Nul mieux que lui n'a su raconter la singulière aventure de l'homme au milieu de la nature. Il a abattu les barrières entre l'animal et nous. Il nous a rendus frères de tout ce qui respire sur notre planète. Il nous a appris que nous n'étions pas les maîtres de la création, mais les égaux, par le creur, par le ventre, de cette immense foule de poils, de plumes et d'écailles. Sans doute est-ce la longue épreuve de la guerre de 1914-1918 qui lui a donné cet amour effréné de la terre. D'avoir frôlé la mort lui a ouvert les yeux sur la chance extraordinaire que représente chaque minute écoulée en un monde paisible, parmi des êtres chers. Il a été un gourmet de la vie. La jeunesse l'a compris et l'a adopté comme un de ses guides. Du domaine de l'ombre où il s'est réfugié, il continue à nous enseigner, d'une voix chaude, le bonheur prodigieux d'exister encore.


Maurice Genevoix recevant l'Association orléanaise Guillaume-Budé et son secrétaire André Lingois
aux Vernelles en 1974


TEXTES SUR LA LOIRE

La Loire en été, lorsqu'elle est épuisée par le soleil, étouffée par le sable.

L'été, la Loire est basse entre ses vastes grèves. Toute l'eau de Loire s'en est allée, roulant des sables vers la mer. Depuis longtemps elle ne coule presque plus. Et cependant elle baisse toujours. Tout ce sable qu'elle entraînait, le voilà qui s'arrête, qui se dénude par larges bancs, laissant voir des andains parallèles comme sur une prairie fauchée. Une prairie moite encore, aux creux d'un vert marécageux, mais qui sèche et se dore, et se brûle au soleil, poudreuse, dévorée de lumière, tremblante sous la vibration torride de l'espace. Même aux places où l'eau rôde encore, on sent sous sa langueur glissante la grève immense qui la boit. A travers un glacis bleuâtre elle transparaît au loin, rosissante. Elle pousse vers la lumière de minces langues couleur de flamme. Il ne reste plus guère, entre les rives où crissent sous de fauves chardons les sauterelles ivres de chaleur, parmi les étendues de sable désertiques, qu'un chenal épuisé qui sinue et se traîne, çà et là des mouilles endormies, plus vertes que des mares, d'un étrange vert acide où fermentent des mousses, où des algues emmêlent un épais nonchaloir, où des bulles montent des profondeurs en efflorescences opalines, mollement balancées dans cette touffeur tiède et verte, dans cette gelée gonflée d'une millénaire fécondité.

wiki

La Loire au moment des grandes crues, lorsqu'elle charrie un flot puissant, qui avance en grondant comme une masse irrésistible.

La Loire couleur de boue charriait des moutons d'écume, d'une pâleur sale sur la teinte plus lourde des eaux. Le ciel semblait refléter la Loire, boueux comme elle, engluant à ses nuées la clarté pauvre qui sourdait d'en haut. Le vent soufflait toujours : on le voyait accourir de loin, par grandes risées venues du sud-ouest. Elles chassaient les moutons devant elles, les culbutaient en houle confuse de troupeau, éparpillaient autour d'eux de laineux flocons d'écume. Et la pluie qui tombait les criblait de ses gouttes, y creusait comme des trous d'éponge, les faisait enfin s'écrouler, mollement, sur l'eau pesante. Des remous se creusaient en spirales tourbillonnantes ; et la nappe entière des eaux tournait jusqu'à la rive lointaine. C'était un bruit égal et soutenu, sans sursauts, sans accalmies. Par moments il s'enflait davantage, par moments semblait s'affaisser, mais toujours à lente courbe, à rythme tranquille et fort, amplement. Chaque parcelle de l'espace bruissait immensément ; cela coulait avec l'eau tournoyante, glissait avec le vol des nuages, tremblait dans l'air avec l'ondée.

La crue de la Loire en 1846

Dans Rémi des Rauches on trouve, sur le thème des  crues, de véritables passages d'épopée.

Tous, ils regardaient le fleuve. Ils voyaient les eaux dévaler d'un seul bloc, glisser d'une effrayante vitesse entre l'épaulement des levées. Elles luisaient, sous le ciel blanchissant ; de rares bouchons d'écume les tachaient encore ; des remous les creusaient çà et là ; et des branches emmêlées descendaient avec elles, pareilles à des buissons flottants. Mais toutes ces choses passaient comme à travers un songe, entraînées sitôt apparues, dans le branle énorme du courant. Ils ne voyaient plus rien que cette masse d'eaux luisantes, que cette force allant son chemin, cette espère de bélier qui fonçait immensément sous l'étreinte chétive des levées.
Les levées n'étaient plus que des barrières d'enfants, si dérisoires, si minces qu'ils en détournaient leurs yeux. Elles-mêmes, par endroits, s'écartaient de la Loire, fuyaient loin dans les terres et lui laissaient la place. La Loire les rejoignait déjà, couvrant les champs d'une nappe loqueteuse qu'on voyait glisser très vite, ramper autour des îlots émergés, ronger leurs bords et bientôt les dissoudre. Depuis longtemps, les rauches avaient disparu. Derrière elles, les têtes rondes des osiers traçaient encore une frange de souples feuillages qui pourtant éclatait peu à peu, perdait ses grains comme un collier rompu. Les pieds des aulnes étaient dans l'eau ; les échalas des vignes, au-dessus des ceps immergés, pointillaient l'eau de hachures parallèles. L'eau coulait à plein flot dans les grands bois d'amont. […]
Et la Loire avait monté encore, englouti là-bas les têtes des osiers, effacé les lignes d'échalas, isolé les grands arbres des bois en submergeant les taillis à leurs pieds. Sur cette rive, la lande avait toute disparu, cachée sous un linceul d'eaux plates, mouvantes à peine et plombées de livides reflets. Il ne pleuvait plus ; le vent était tombé soudain ; et dans l'air immobile, presque prostré, la clameur de la Loire, maintenant, s'entendait seule : non plus le bruit du flot poussant le flot, ni le choc du courant lancé contre les rives, mais une clameur bestiale, une bramée grandissante et qui semblait sortir d'une monstrueuse poitrine, sans fin. […]
Dans la nuit commençante, les eaux éployaient leur immensité blême. Des grandes épaves glissaient, ténébreuses, des troncs d'arbres vagues, des meules de paille, des bêtes noyées aux formes molles et terribles. […]
Deux lourdes choses paraissaient vers l'amont. qui tournoyaient lentement, côte-à-côte : c'étaient deux vaches, aux flancs gonflés, aux pattes raidies. Elles passèrent, grotesques et macabres, avec un lent tournoiement de baudruches. Longtemps, longtemps elles demeurèrent visibles dans la pâleur blafarde de la nuit. Et les hommes se penchaient au bord de la levée, les suivaient d'un farouche regard, cependant que la Loire, à leurs pieds, tout près d'eux, leur jetait au visage son interminable clameur, le monstrueux grondement de sa victoire.

(Rémi des Rauches, III, éd. Flammarion, p. 95-105)

Sous la surface de l'eau on imagine le monde fascinant dans lequel le pêcheur de Loire jette son carrelet, son filet ou, le plus souvent, sa ligne.

L'eau coulait, vivait, bruissait, clapotante au soleil sur les bancs de galets, blondoyante sur les grèves, et tout à coup verte en ses profondeurs, verte et lourde, et dormante, à la chute de la grève on ne savait en quel abîme. On voit mieux, d'en haut, bouger au fond des mouilles les dos sombres des poissons, entre les herbes rôder le museau d'un brochet, sous les fleurs des renoncules d'eau s'arrondir la nageoire d'une carpe, tandis que clappent et sucent, invisibles, ses lèvres blanches et barbues. Sur les cailloux, l'eau mince sursaute, en vaguelettes innombrables à quoi s'accroche le soleil ; c'est un fourmillement de soleil, une danse éblouissante qui s'éparpille et s'atténue, se rallume et s'irise, tournoie au ras du fleuve, et brusquement s'éloigne en un reploiement d'éventail. Sous l'eau mince, les galets roux tressaillent ; ils roulent souplement, s'effilent, se soulèvent et nagent. Une épouvante les bouleverse, les chasses en éclatement de fuite, au choc d'une pierre qui roule sur le perré, au toucher sournois d'une ombre qu'allonge et déforme sur l'eau, derrière les épaules d'un pêcheur, le soleil crépusculaire.

La fine buée, presque invisible, qui reste toujours suspendue au-dessus du fleuve.

Ce n'est qu'une vallée, large d'une couple de lieues, trop large pour le fleuve qui divague d'une lisière à l'autre. Plate et nue comme le fleuve, elle est comme lui bleuâtre, et comme lui, constamment couverte d'une buée légère à peine sensible aux yeux, mais qui fond les lignes et les formes dans un air exquisement tendre, une sorte de limpidité duveteuse... Même aux heures d'été, cette buée flotte au-dessus de lui, en lui. On l'aperçoit de loin, mêlée au ciel, avant de découvrir le creux plat où divague la Loire. Qu'on vienne de la Sologne noire et bleue de pineraies où stagne l'éclat froid des étangs, de l'épaisse forêt d'Orléans ou du Gâtinais aux terres rouges, cette molle et vaporeuse écharpe, émanée du fleuve invisible, en signale de partout la souveraine présence. Elle ne pèse point comme un brouillard ; elle monte, elle demeure suspendue ; elle a, des eaux fluviales, les vibrations coulées et tremblantes ; elle est comme un fleuve aérien, plus ample et moins réel que l'autre, dont elle propage à l'infini le rayonnement et la caresse. (Almanach-agenda du Touring-Club de 1930).

La Loire crépusculaire, dans Rémi des Rauches.

Rémi regardait la Loire. La beauté du jour finissant remuait son être d'une grande émotion vague. C'était un soir d'octobre magnifique et tranquille. Quelques branches défeuillées à demi, les deux berges tout de suite lointaines et la Loire reflétant le ciel, il n'y avait rien que cela; rien que le ciel et les eaux d'ambre vert qui se mêlaient au couchant mauve et gris. Un calme infini s'épandait sur le monde. La brise ne soufflait plus. L'ample rivière coulait, sans un frisson, sans une moire. La Loire l'intimidait. Une adoration craintive montait en lui, à la voir si calme, si belle dans sa grande pureté froide. Elle reflétait tout le ciel, plus transparente, plus aérienne que lui. Elle prenait toute la lumière, et elle la muait en une chose inconnue, plus limpide, plus précieuse encore que la lumière. C'était la Loire. Maîtresse de toutes les heures qui passent, miroir des clairs de lune et des nuits pleines d'étoiles, des brumes roses des matins d'avril, des nuages fins qui raient les couchants de septembre, des longues flèches de soleil dardées à travers les nuages de l'été, elle prenait ce soir-là qui passait, et d'instant en instant, au fil de ses eaux tranquilles, elle l'entraînait doucement vers la nuit.

wiki-Soufflereve

Le père Jude, un personnage de Rémi des Rauches, vieux pêcheur taciturne, ne devient éloquent que pour parler du fleuve dans l'intimité de laquelle il vit chaque jour.

Personne ne connaît la Loire. Elle est sauvage, sauvagement libre. Lorsqu'elle se bat contre les hommes, et qu'elle leur fait du mal, c'est parce qu'ils ont voulu la contraindre. Il n'est pas un coin de cette terre qui ne soit ce qu'il est à cause d'elle, pas un coin où elle n'ait coulé, où elle ne coule encore, à plein ciel ou cachée. Autrefois sans doute elle a baigné les forêts de Sologne ; tous les cailloux qui gâtent les terres, au pied de la côte, c'est elle qui les y a laissés, en s'en allant. Elle est montée au nord, vers l'autre grande forêt, mais avec quels caprices, quels retours, quelle volonté de rester chez elle, maîtresse de toute l'ample vallée ! Ce pays est à elle. Elle le tient jusqu'aux entrailles. De Bouteille jusqu'à Orléans, plus loin encore, elle coule en des cavernes crayeuses, elle y bouillonne au temps des crues, mine leurs parois, ébranle leurs assises. Ces surgeons lourds qui s'étalent à la surface même de ses eaux, c'est elle encore, qui revient à la lumière du ciel ; et le tranquille Loiret, si bellement transparent et vert, n'est qu'un sourire de la Loire...  J'ai vu, loin au midi, des montagnes au pied desquelles elle coule, pourpres de bruyères en fleur et fauves de fougères brûlées ; je l'ai regardée au fond des gorges, écumeuse parmi des rocs sombres, et si loin à mes pieds que cette frange d'écume bondissante semblait immobile et figée. Je sais qu'elle a grandi dans la peine, qu'elle a frayé sa route, âprement, à travers de rudes contrées. Comment n'aurait-elle pas aimé nos plaines faciles, nos lents coteaux où le soleil s'attarde, et toute cette paisible lumière sur le miroir aplani de ses eaux ! Elle les a pris, sauvage encore, elle s'est embellie de leur grâce, adoucie de leur mollesse heureuse, mais sans vouloir s'y abandonner : elle est restée la conquérante, la fantasque, la rivière aux menteuses langueurs, aux brusques et terribles colères...  Et moi, je l'aime. Je l'aime pour la beauté dont elle comble mes yeux, pour les courbes molles de ses rives, pour les grèves ardentes que le soleil fait trembler, les grèves mauves à l'ombre des osiers, les grèves bleues sous le clair de lune, pour la vive fraîcheur des courants qui dansent sur les galets roux, pour le mystère glauque des mouilles, et pour les ablettes d'argent qui sautent près des bateaux-lavoirs... 

Rémi des Rauches, II, éd. Flammarion, 1922, p. 85

Sur la pêche.

Peut-être, enfin, comme les patients pêcheurs au long de leurs veilles nocturnes, solitaires, méditatives, sentirons-nous jusque dans nos fibres le mystère du monde fluvial, les spires des remous au soleil, leur tiède poussée, la montée des surgeons glacés venus des lointaines profondeurs, des rivières inconnues roulant et bruissant dans des ténèbres éternelles. Et puissions-nous, comme eux encore lorsqu'ils lèvent leurs nasses d'osier, lorsque ayant halé sur le sable les mailles de leur "grand filet" ils empoignent à pleines mains et jettent dans les mannes béantes de beaux poissons fleuris de nageoires rouges, puissions-nous ravir à la Loire de beaux secrets étincelants!"


TEXTES SUR LA SOLOGNE

Raboliot marche dans la nuit avec sa chienne :

Ce fut une bonne marche que celle-là, dans la nuit large et fraîche où brillait le soleil des loups. Les bois, très vite, avaient rejoint la route. Raboliot, Aïcha marchaient dans la ligne d'ombre qui ourlait le taillis; à leur gauche, des éclats de silex luisaient parfois sur la chaussée; à leur droite, à travers les branches dépouillées, des taches de lune tombaient qui par endroits s'élargissaient en flaques, entre de petits chênes encore noirs de leurs feuilles, tenaces au delà de la mort.
Ils franchirent le pont sur le canal, une large allée d'eau blême, une tranchée sans fond béante aux entrailles de la terre, où bougeaient des reflets, où les images des bouleaux plongeaient de longs rayons tremblants, plus pâles que les rayons de lune.
De grandes clartés étales s'élargissaient à la surface des champs bleuâtres. Elles dormaient, inertes, d'un étrange sommeil éveillé, pareilles à d'immenses yeux par où la terre, vaguement, aurait contemplé le ciel. La route montait, redescendait, sans heurts, suivant les mouvements tranquilles des glèbes. Les taillis s'éloignaient peu à peu; des prés ras accueillaient les regards entre les lignes sombres des plaisses ; et des pineraies surgissaient çà et là avec la senteur des résines, les unes toutes proches et laissant voir le ciel entre les troncs noirs clairsemés, d'autres massant au loin de lourds carrés sombrement immobiles.
— Une nuit d'or, mon Aicha !
Cette nuit-ci était d'or parce qu'il faisait clair de lune. Mais pour un vrai braco, les nuits d'or sont nombreuses en hiver. Cela dépend du flair de l'homme, de sa souplesse à saisir, en chaque nuit, la complicité qu'elle vous offre: noire et venteuse, la nuit aurait appelé le falot du lanternier ; brumeuse et pâle, bruissante de pluie flne sur la jonchée des feuilles,elle aurait guidé le chasseur vers les grands arbres où les faisans perchés posent des ronds noirs sur les branches; neigeuse, elle l'aurait conduit à la lisière de quelque bois, en telle place de bon affût d'où l'on voit les lapins et les lièvres boultiner, affamés, sur la friche blanche.
Au fil de cette marche légère, les souvenirs de nuits d'or s'égrenaient en la mémoire de Raboliot. L'heure savoureuse s'enrichissait de toutes les jouissances passées: chaque pas, chaque sensation l'exaltaient avec chaque souvenir; la présence d'Aicha se mêlait à cette joie, l'attendrissait d'une tiédeur d'amitié.
— On en a fait, tous les deux, ma jolie!
Il se tournait un peu vers elle; et elle levait la tête sans cesser de trotter, remuant la queue, muette toujours. Ils descendaient avec la route; au creux des terres, devant eux, une buée pâlissait sous la lune, légère, suspendue, transparente; des joncs lisses y luisaient faiblement, des roseaux y trempaient leurs panaches, de grandes massettes la traversaient de leurs quenouilles à pointes aiguës. Ils approchaient, pressentant devant eux un gouffre de clarté stagnante, l'une de ces larges lueurs glacées qui dormaient, immobiles, par l'étendue. Tout près, à toucher la route, un rang de petits saules tendit un entrelacs de branches, s'entr'ouvrit tout à coup, démasqua l'échafaud d'une bonde profilé, raide et noir, sur la plaque fluide de l'eau.
C'était l'étang de Buzidan, cerné de labours inclinés par delà une foisonnante ceinture d'herbes. Au bord des pentes, des pineraies se dressaient sur le ciel; et l'on voyait aussi dans une large échancrure, sur le faîte d'une butte un peu plus haute, les bâtiments plats d'une ferme et des meules rondes éparses sous leur coiffe, tassées comme d'énormes bolets.
Raboliot prit à travers champs et se mit à monter vers la ferme. Dans les roseaux qu'il frôlait au passage, nulle vie ne s'émouvait que celle des feuilles froissées; les judelles se cachaient aux profondeurs du fourré aquatique; il n'y eut rien qu'un oiseau terne,au vol bas, qui se leva devant eux sans un cri: quelque petit butor sans doute, troublé dans sa solitude. Ils l'entendirent longtemps après pousser sa clameur étrange, son beuglement mélancolique.
De corne en coin, ils traversèrent une pineraie de maritimes. Des coupes anciennes n'avaient laissé là que de beaux arbres espacés, entre lesquels jouait la lumière et flottait un air libre, baigné d' aromes. Raboliot aspirait les odeurs de la nuit, celle des pousses vertes, celle des essences légères que diffusait la sève, et celle des feuilles tombées qui feutraient l'humus gras; et il sentait passer, aussi, l'odeur des champignons soulevant du chapeau la jonchée des aiguilles, une autre odeur encore, imperceptible, où se mêlaient un relent de suie froide et des fumets vivants d'étable et de porcherie. Il évitait les souches blessantes, parfois heurtait du pied une pomme de pin écailleuse et sèche qui roulait en grelottant, ou bien sentait, sous sa semelle, s'écraser une russule croquante, un lactaire mou qui suintait.

Raboliot, IV, éd. Grasset, 1925, p. 65.

wiki-LeRidant


Julien GRACQ, dans ses promenades, a découvert tout à la fois la Sologne de Raboliot et celle du Grand Meaulnes :

Longues promenades à pied à travers la Sologne de Nouan, qui est comme un parc sauvage et varié où les allées de sable blanc gris s'enfoncent en toutes directions dans la parfaite solitude. Tous les aspects en sont ouverts et gracieux ; ici le bouleau domine, silhouette plus légère contre le ciel que celle d'aucun autre arbre, associé à des châtaigniers isolés, à la riche verdure jaune piquée de rosettes plus claires, à des sapinaies encore jeunes — çà et là un chêne de Ruysdaël étire très loin la tente sombre de ses branches basses — entre les troncs clairsemés la bruyère fleurit partout de violet un feutrage sec, une sorte de tapis-brosse roussi et flammé — les laies humides et vertes percées pour la chasse dans le taillis disparaissent sous le tremblé des fougères presque arborescentes. Par intervalles un champ de seigle ou de maïs s'arrondit comme un atoll battu par le ressac des plantes folles, chichement défendu contre le gibier par son rempart de treillis métallique et sa grand-garde d'épouvantails. Presque sous les pieds gicle de partout au coin des sentes le lourd giflement d'ailes du faisan, poussif et ronflant comme une motocyclette à l'allumage, le petit trot basculant et mécanique du lapin secoue et fait étinceler à travers l'herbe les menus derrières candides — l'écureuil flotte et se déroule de branche en branche comme un souple boa de plumes rousses, presque immatériel, le hérisson retourne du museau, avec lenteur et sagacité, le tapis de feuilles sèches. Chaque promenade — et le sentier méandreux vous déroute très vite, vous dévoie du monde habité — devient une merveilleuse escapade au royaume des fables, où l'on avance le cœur battant un peu au coin de chaque layon ; le passage de l'homme au milieu de la sauvagerie ne propage ici à très courte distance qu'une très faible onde d'alarme, vite refermée derrière lui comme un sillage dans la mer. Cette longue promenade de fin de journée sous le beau soleil jaune et oblique était à proprement parler délicieuse, et la vue, la plus approchée jusqu'ici que je connaisse des jardins d'Eden.
Çà et là seulement, quand on longe une sapinaie, le froissement de mer du vent dans les branches ramène au sens du lointain et de l'étendue, de l'ailleurs, et un instant froisse au cœur le sentiment épanoui et protégé qu'on avait du jardin sauvage. Et plus encore, dans cette solitude aimable, y ramène le pin isolé, ramassant toujours autour de lui cette aura tragique et hargneuse qu'ont ressentie les poètes des chansons de geste — noir et immobile comme un homme qui guette, qui pressent et qui se souvient, au milieu de cette vie confuse et naïve.
Vers Marcilly, autre promenade le lendemain soir, cette fois dans la Sologne des étangs. Par instants, au milieu des taillis, des bois confus, des roselières, au fil de la route, une pelouse rase et soignée, un cottage de briques rouges, un pavillon de chasse tout blanc au fond de la ligne de barrières blanches d'une avenue, apparaissent, puis disparaissent aussitôt aussi rapidement qu'un rai de bleu dans un ciel de nuages. Seul le long cordon ombilical et coudé des chemins privés, qui débouchent entre deux poteaux couleur de chaux sur l'accotement, relie à la route les petits châteaux de chasse qui se tiennent très au large tapis sous les arbres, et se souviennent du hallier, du viandis et de la bauge: curieusement le chasseur ici a agencé son habitat sur le modèle du terrier; on ne voit de la route que son issue mesquine et couverte: deux ornières de sable gris séparées par une bande d'herbe, qui se perdent au premier coude derrière la fumée verte des bouleaux. Pays qui se referme et se pelotonne sur lui-même à la façon d'un ciel de nuages, et qui rend moins invraisemblable, à le visiter, l'équipée du Grand Meaulnes vers le château perdu: la lumière qui disparaît derrière les arbres, la bergère aperçue de loin dans une clairière, et sur laquelle les fourrés se referment avant qu'on ne l'atteigne.
(Lettrines, Pléiade, 2, 236)

wiki-Lharsayn


TEXTE SUR LA FORÊT D'ORLÉANS

Bûcheron en forêtAu carrefour de Chenailles que jouxte Chicamour, précisément à la Croix des Six-Routes, au centre de cette étoile dont les feuillages mesurés sertissent les branches, on peut lire quelques passages de Forêt voisine où Maurice Genevoix a savamment associé la fidélité topographique et le plus fleuri des savoirs botaniques. Ce sont des pages toutes ruisselantes du jus des épithètes les plus pulpeuses, toutes foisonnantes des dénombrements les plus minutieusement vrais. Ce qui y est décrit vit autour de nous, et on en reçoit ce plaisir à deux degrés qui naît de la correspondance de la réalité et de son expression.

Nous pénétrâmes dans la grande charmeraie de Montliard, près des fontaines. C'était une charmeraie splendide. Les fûts droits s'élançaient d'un haut jet, à quatre ou cinq fusant de la même souche puissante dont la masse soulevait le sol comme un tertre. Mille tertres velouteux, mordorés de mousses épaisses. Un air liquide flottait sur eux, d'immenses profondeurs d'air un peu glauques. Leur tiédeur fraîche coulait inépuisablement, mouillait la peau d'une douceur ineffable. Des nappes de feuilles horizontales soutenaient, soulevaient les regards, de palier en palier les guidaient vers les cimes. Tout là-haut d'autres feuilles bougeaient, traversées d'éclats bleus de ciel. Des vols légers les émouvaient parfois, aussitôt assoupis au creux des golfes d'ombre. On n'entendait nul chant d'oiseau. Il régnait dans ces profondeurs un silence d'abîme marin, mais d'une légèreté délicieuse qu'on percevait de tout son corps, qu'on aspirait avec les flots de l'air. Un pouillot, en boule de plumes vertes, se laissa tomber des hautes branches. Il glissait, il coulait lentement, les ailes presque repliées, soutenu dans sa chute comme un poisson sur ses nageoires. Il cessa de plonger, flotta sous nos yeux une seconde, et remonta doucement dans un remous de brise tranquille. (Forêt voisine, "Futaies")


Brinon

Le "pays de Raboliot"


<== Retour