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LE DOMAINE DE COURANCES
(Essonne)

Agrippa d'Aubigné - Anatole France - Alfred Jarry


XVIe s. — Cosme Clausse et son fils Pierre

En 1460, un bourgeois parisien, Jean Lapite, reçut la seigneurie de Courances (dont on a une mention dès 1233). Vers 1530-1540, son fils Etienne Lapite ajouta à la vieille demeure médiévale une "galerie peinte en vert" donnant sur un "jardin". En 1552, Courances a été acheté par Cosme Clausse, seigneur de Marchaumont, secrétaire des Finances du roi Henri II (propriétaire depuis 1550 de la seigneurie voisine de Fleury-en-Bière). Il confièrent l'embellissement du château à un architecte qui travaillait à Fontainebleau pour le roi, Gilles Le Breton.

Courances n'était alors qu'un manoir installé sur deux plates-formes entourées de fossés en eau. Cosme Clausse puis son second fils Pierre, grand maître des Eaux et Forêts, ont ensuite acquis les terrains nécessaires pour faire un parc et s'assurer la maîtrise de la rivière de l'École et de plus de dix sources. En effet ils avaient l'intention d'y faire un "jardin d'eau" selon le modèle réalisé à Fontainebleau. Ils firent creuser des canaux et établirent deux pièces d'eau le long de l'allée d'Honneur, ainsi que la Grotte ou "Dôme" (restauré en 2005), le "Grand Canal" (celui de Fontainebleau ne date que de 1604) et la "Salle d'eau" (encadrée alors par quatorze "gueulards" de grès en forme de tête de dauphins).

En 1562, Agrippa d'Aubigné, que son père élevait dans la religion calviniste, alors élève de Matthieu Beroalde, fut chassé de Paris par les désordres de la première guerre de Religion. C'est ainsi qu'il arriva en coche à Courances où il fut capturé par le capitaine d'Achon et sa bande. Il avait dix ans. Il raconte cet épisode dans Sa vie à ses enfants.

Cette troupe de quatre hommes, trois femmes et deux enfants prirent leur chemin au travers du bourg de Courance, où le chevalier d'Achon, qui avait là cent chevaux-légers, les arrêta prisonniers et, aussitôt, les mit entre les mains d'un inquisiteur nomme Démocarès. Aubigné ne pleura point pour la prison, mais oui-bien quand on lui ôta une petite épée bien argentée et une ceinture à fers d'argent. L'inquisiteur l'interrogea à part, non sans colère de ses réponses. Les capitaines, qui lui voyaient un habillement de satin blanc, bandé de broderie d'argent, et quelque façon qui leur plaisait, l'amenèrent en la chambre d'Achon, où ils lui firent voir que toute sa bande était condamnée au feu et qu'il ne serait pas temps de se dédire étant au supplice. Il répondit que l'horreur de la messe lui ôtait celle du feu.
Or il y avait là des violons ; et, comme ils dansaient, Achon demande une gaillarde à son prisonnier. Ce que n'ayant point refusé, il se faisait aimer et admirer à la compagnie quand l'inquisiteur, avec injures à tous, le fit ramener en prison.
Par lui Béroalde, averti que leur procès était fait, se mit à tâter le pouls à toute la compagnie et les fit résoudre à la mort très facilement. Sur le soir, en apportant à manger aux prisonniers, on leur montra le bourreau de Milly qui se préparait pour le lendemain. La porte étant fermée, la compagnie se met en prières.
Et, deux heures après, vint un gentilhomme de la troupe d'Achon, qui avait été moine, et qui avait lors en garde les prisonniers. Celui-ci vint baiser à la joue Aubigné, puis se tourna vers Bérolade, disant : "Il faut que je meure ou que je vous sauve tous, pour l'amour de cet enfant. Tenez-vous prêts pour sortir quand je le vous dirai. Cependant donnez-moi cinquante ou soixante écus pour corrompre deux hommes sans lesquels je ne puis rien." On ne marchanda point à trouver soixante écus cachés dans des souliers. A minuit, ce gentilhomme revint accompagné de deux. Et, ayant dit à Béroalde : "Vous m'avez dit que le père de ce petit homme avait commandement à Orléans : promettez-moi de me faire bien recevoir dans les compagnies". Cela lui étant assuré avec honorable récompense, il fit que toute la bande se prit par la main et lui, ayant pris celle du plus jeune, mena tout passer secrètement auprès d'un corps de garde, de là dans une grange par dessous leur coche et puis dans des blés, jusques au grand chemin de Montargis, où tout arriva avec grands labeurs et grands dangers.

Agrippa d'Aubigné, Oeuvres, éd. Pléiade, p. 386

 


XVIIe siècle — Claude Gallard et son fils Claude

En 1622, le vieux château de Courances, bien délabré, a été vendu par François Clausse, le fils de Pierre, et acheté par Claude Gallard, conseiller et secrétaire du roi Louis XIII, d'origine orléanaise, enrichi dans la gestion des biens séquestrés en justice.

Claude Gallard reconstruisit le château entre 1627 et 1630 (avec Jean Poulain et Jean Pasquinot comme maîtres-maçons et Claude Dublet comme maître-charpentier). Entouré d'un fossé en eau, il comporte un corps de logis rectangulaire flanqué de deux pavillons saillants; le mur est composé de moellons crépis et enduits. Dès lors le domaine de Courances prenait place parmi les grandes propriétés des Parisiens fortunés de la haute administration royale : l'exploitation agricole des terres passa au second plan, laissant la place à un programme d'embellissement et d'agrément.

En 1638, le fils, Claude II Gallard, prit la succession et poursuivit les achats de terres et l'embellissement du parc, construisant "La Gerbe" et traçant une allée allant jusqu'au "Rond de Moigny".

Courances Dame

Un tableau de Beaubrun, peint vers 1660, montre l'épouse de Claude, Anne Vialar,
première "dame de Courances", qui tient un petit tableau représentant le parc.

En 1642, le maître maçon Jean Poulain est à nouveau sollicité pour édifier un pavillon d'entrée encadré par un haut mur relié à deux petits pavillons carrés.


En 1676, Madame de Sévigné était de passage à Courances. Elle écrit à sa fille le 12 mai 1676:

"J'ai couché à Courances où je me serais bien promenée si je n'étais encore une sorte de poule mouillée. C'est mouillée au pied de la lettre, car je sue tout le jour."


La charge financière se révéla trop lourde pour les Gallard. Courances fut saisi par leurs créanciers et vendu aux enchères en 1677. Toutefois c'est une branche cadette de la famille qui put acheter le domaine, en la personne de Galliot Gallard, frère cadet de Claude II Gallard. Puis son fils François Galliot Gallard hérita du domaine


XVIIIe siècle — Anne-Marguerite-Catherine Potier de Novion, seconde "dame de Courances"

François Galliot Gallard eut une fille unique, Anne-Marguerite-Catherine Gallard, qui épousa en 1708 Nicolas Pottier de Novion. Leur fils André hérita de Courances à la mort de son père en 1720; mais sa mère resta à la tête de la propriété comme deuxième "dame de Courances" pendant cinquante années.

Elle s'employa à restaurer la domination féodale sur la seigneurie, réclama des droits anciens qui avaient été oubliés, restaura moulins et viviers et agrandit l'exploitation agricole.

Le portail architecturé fermant la cour depuis 1642 disparut pour laisser place à une grille implantée au-devant du pont dormant qui franchissait la douve; la vue était alors dégagée sur l'Allée d'arrivée, bordée de canaux et d'une quadruple rangée de tilleuls.

C'est avant 1756 que fut creusé le Miroir dans l'axe principal, pièce d'eau rectangulaire d'un hectare où se reflète le château.

Les travaux entrepris au XVIIIe siècle manifestent la volonté de dégager des vues, au nord, vers l'entrée, et au sud, en agrandissant l'écrin boisé destiné à accueillir le Miroir. On peut mettre ces choix esthétiques — insistance sur l'axe, accentuation de la symétrie, renforcement de la présence de l'eau — en relation avec les idées alors dominantes en matière d'art des jardins telles qu'elles avaient été développées par Antoine-Joseph Dézallier d'Argenville, le vulgarisateur de l'œuvre de Le Nôtre au XVIIIe siècle, dans son traité La théorie et la pratique du jardinage.


Au XVIIIe siècle, on disait : "Les parterres de Cély / Les bois de Fleury / Les eaux de Courances / Sont trois merveilles en France".

* Cély-en-Bière - Fleury-en-Bière



XVIIIe s. - XIXe siècle — Charles-Aymar de Nicolay et son fils Théodore de Nicolay

En 1772, la petite-fille d'Anne Gallard, Philippine, entra dans une très ancienne famille de la grande noblesse de robe parisienne en épousant Charles-Aymar de Nicolay, président de la Chambre des Comptes, dit "le grand Nicolaÿ". Coutances devint leur lieu de villégiature, avec, dans le château, une très belle bibliothèque.

Dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, à la suite de l'Angleterre, de grandes transformations devaient marquer l'art des jardins : rejet de la régularité, volonté d'imiter la nature, recherche d'un pittoresque inspiré par la peinture de paysage. Le marquis de Nicolay fut sensible à cette évolution du goût. En 1782, il fit replanter la grande Allée d'arrivée avec des platanes. De plus on entreprit, en 1794, "d'enlever les arbres étrangers" d'un "jardin anglais" pour pouvoir y installer des cultures vivrières, ce qui donne à penser qu'une parcelle du parc avait été mise à la nouvelle mode, mais sans affecter l'ensemble du tracé.

Dès le début de la Révolution, les Nicolay émigrèrent en Italie ; mais ils revinrent en 1793 pour défendre la reine devant le tribunal révolutionnaire. Le 7 juillet 1793, Charles Aymard de Nicolay et son fils aîné furent guillotinés. Coutances, mis sous scellés entre 1793 et 1798, fut ensuite restitué à Philippine-Léontine de Nicolaÿ (qui mourut en 1820). Son fils, Théodore de Nicolay (1782-1871), pair de France, s'employa à relever le domaine et à enrichir son patrimoine foncier. C'est sans doute à cette époque que la "Salle d'Eau" fut transformé en lac paysager.

Ce Nicolay était un grand aristocrate soucieux d'instruction et d'hygiène (il rémunérait lui-même l'instituteur et le chirurgien du pays). En 1830, son attachement légitimiste (ainsi qu'un drame familial, le viol de ses deux petites filles) l'amena à s'exiler en Suisse, tout en conservant Courances jusqu'à sa mort (à Genève en 1871).


XIXe siècle — Le domaine à l'abandon

Pendant quarante-deux ans, le château resta à l'abandon: un arbre poussait à travers le plancher du salon, les toits s'écroulaient, les balustres s'effondraient. Le parc restait fermé, sauf une fois par an où les gens du voisinage venaient y chasser le corbeau.

Anatole France a 37 ans quand il publie Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881). Il se sert du domaine de Courances, réputé pour son état de délabrement, dans un des épisodes du roman.
Son héros, Sylvestre Bonnard, grand amateur de vieux livres et de vieux manuscrits, se rend au chez le baron Paul de Gabry, pour explorer sa bibliothèque. Il descend du train à la gare de Melun et, perdu dans ses pensées, se met en route à pied vers le château de Courances (appelé dans le roman Lusance), alors qu'il se trouve à près de vingt kilomètres ! Heureusement le baron va le récupérer sur la route !

*

Lusance, 8 août 1874. Quand je descendis de voiture à la station de Melun, la nuit répandait sa paix sur la campagne silencieuse. La terre, chauffée tout le jour par un soleil pesant, exhalait une odeur forte et chaude. Au ras du sol, des parfums d'herbe traînaient lourdement. Je secouai la poussière du wagon et respirai d'une poitrine allègre. Mon sac de voyage, que ma gouvernante avait bourré de linge et de menus objets de toilette, me pesait si peu dans la main que je l'agitai comme un écolier agite, au sortir de la classe, le paquet sanglé de ses livres rudimentaires. […] La belle nuit! Elle règne dans une noble langueur sur les hommes et les bêtes qu'elle a déliés du joug quotidien et j'éprouve sa bénigne influence. […]
"Eh ! c'est pardieu bien lui ! Bonjour monsieur Sylvestre Bonnard. Où alliez-vous donc, battant la campagne de votre pied léger, tandis que je vous attendais devant la gare avec mon cabriolet ? Vous m'aviez échappé à la sortie du train et je rentrais bredouille à Lusance. Donnez-moi votre sac et montez en voiture près de moi. Savez-vous bie qu'il y a, d'ici au château, sept bons kilomètres ?"
Qui me parle ainsi, à pleins poumons, du haut de son cabriolet ? M. Paul de Gabry, neveu et héritier de M. Honoré de Gabry, pair de France en 1842, récemment décédé à Monaco. Aussi bien, c'était M. Paul de Gabry chez qui je me rendais avec ma valise bouclée par ma gouvernante. Cet excellent homme venait d'hériter, conjointement avec ses deux beaux-frères, des biens de son oncle qui, issu d'une très ancienne famille de robe, possédait dans son château de Lusance une bibliothèque riche en manuscrits, dont quelques-uns remontent au XIIIe siècle. C'était pour inventorier et cataloguer ces manuscrits que je venais à Lusance sur la prière de M. Paul de Gabry.
Je ne puis dire que je fus surpris de le rencontrer, puisque j'avais rendez-vous avec lui. Mais j'avoue qu'entraîné par le cours naturel de mes pensées j'avais perdu de vue le château de Lusance et ses hôtes, à ce point que l'appel d'un gentilhomme campagnard, au départ de la route qui déroulait devant moi, comme on dit, "un bon ruban de queue" me frappa tout d'abord les oreilles ainsi qu'un bruit insolite. Ma valise prit place dans le cabriolet et je suivis ma valise.
Mon hôte me plut par sa franchise et sa simplicité. Le regard tendu vers les oreilles de son cheval qui battait du sabot la route bleuie parla lune, il m'avertit de l'état d'abandon dans lequel je trouverais le parc et le château, restés absolument déserts depuis trente-deux années.
J'appris de lui que M. Honoré de Gabry, son oncle, était, en son vivant, fort mal avec les braconniers du pays, que son garde-chasse tirait comme des lapins. Un d'eux, paysan vindicatif, qui avait reçu en plein visage le plomb du seigneur, le guetta un soir derrière les arbres du mail et le manque de peu, car il lui brûla d'une balle le bout de l'oreille. "Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d'où venait le coup, maisil ne vit rien et regagna le château sans hâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, il lui donna l'ordre de clore le manoir et le parc et de n'y laisser entrer âme qui vive. Il défendit expressément qu'on touchât à rien, qu'on entretînt ni qu'on réparât rien sur sa terre et dans ses murs jusqu'à son retour.
Il est mort, l'an dernier, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, mon beau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deux ans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant au parc, il faudrait pour le visiter qu'il y eût encore des allées.
Mon compagnon se tut, et l'on n'entendait plus que le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. Des deux côtés de la route, les gerbes dressées dans les champs prenaient, sous la clarté incertaine de la lune, l'apparence de grandes femmes blanches agenouillées, et je m'abandonnais aux magnifiques enfantillages des séductions de la nuit.
Ayant passé sous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit et roulâmes sur une avenue seigneuriale, au bout de laquelle le château m'apparut brusquement dans sa masse noire. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès à la cour d'honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d'eau courante, remplaçait un pont-levis détruit dès longtemps. Les étoiles se reflétaient dans l'eau sombre avec une merveilleuse netteté. M. Paul me conduisit, en hôte courtois,jusqu'à ma chambre située dans les combles au bout d'un long corridor.
Le lendemain, nous prîmes le café sur la terrasse, dont les balustres, embrassés et arrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaient pris entre les noeuds de la plante lascive, dans l'attitude éperdue des femmes thessaliennes aux bras des centaures ravisseurs.
Le château avait, par suite de remaniements successifs, perdu tout caractère. C'était une ample et estimable bâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notables dommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais lorsque j'entrai dans le grand salon du rez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthes pourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeaux tournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leur chassis. Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi là et il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de ses larges feuilles. Je ne vis pas ce spectacle sans inquiétude, en songeant que la riche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans une pièce voisine, était exposée depuis longtemps à des influences délétères. Toutefois, en contemplant le jeune marronnier du salon, je ne pus m'empêcher d'admirer la vigueur magnifique de la nature et l'irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dans la vie.

*

Alors qu'il travaillait la nuit dans la bibliothèque du château de Lusance, Sylvestre Bonnard vit tout à coup, assise sur le dos d'une Chronique de Nuremberg, une dame haute comme une bouteille, richement vêtue et tenant une baguette à la main. C'était une fée qui, pleine d'impertinence, s'amusa à lui jeter au visage des coquilles de noisette et à lui chatouiller le nez avec sa plume. "Monsieur Sylvestre Bonnard, vous n'êtes qu'un cuistre", lui dit-elle, quand il affirma que, pour lui, les fées n'existaient pas. Et, indignée, elle lui jeta au nez sa plume pleine d'encre avant de disparaître.

En 1866, le château reçoit la visite de peintres qui travaillent alors dans la forêt de Fontainebleau: Jules Le Coeur (qui possède une propriété à une vingtaine de km de là, à Marlotte), Renoir et Sisley.

"Nous sommes partis mercredi à 2 heures de l'après-midi, Renoir, Sisley et moi, à travers la forêt, et nous sommes arrivés vers 7 h 30 - 8 h pour souper et coucher à Milly, une gentille et très animée petite ville (Seine-et-Oise) à environ 6 heures de chez nous. Le lendemain, à 5 h 30, nous étions sur pieds et sommes partis en voiture pour Courances où se trouve ce si beau château abandonné par le marquis de Nicolay et qui, entouré d'eau et non entretenu, tombe petit à petit comme un morceau de sucre oublié dans un endroit humide." (lettre de Jules Le Coeur du 17 février 1866)



Fin du XIXe siècle - Le banquier Samuel de Haber

En 1872, les héritiers d'Aymard de Nicolaÿ mirent Courances en vente. C'est le baron Samuel de Haber qui acheta le domaine. Il jouissait d'une grande fortune qu'il avait mise au service du gouvernement français et avait aidé aux négociations pour la règlement de la dette de guerre de 1870.

Le parc de Courances n'était alors qu'un vaste marécage. Le plan de terrassement, dressé sous la direction de l'architecte Hippolyte Destailleur, montre que le nouveau propriétaire a fait procéder, avant tout autre chose, au curetage de l'ensemble des douves, des bassins et des canaux (c'est alors, sans doute pour employer les boues récupérées, que furent comblés certains canaux comme ceux bordant l'Allée de Moigny).

On combla la douve séparant la plate-forme du château de celle du jardin, ce qui permit de disposer d'un vaste espace pour mettre en place des grands tapis de broderie. On remania le Miroir et son pourtour (allées sablées, pièces de gazon, mosaïculture et statues). On creusa un nouveau bassin, dit le Dauphin, dans l'axe du Miroir.

Comme la fille unique de Samuel Haber, Laure, avait épousé le comte Octave de Béhague, de la vieille noblesse française, cela imposait un mode de vie aristocratique et une propriété à la campagne. C'est alors que Samuel de Haber entreprit la restauration du château, toujours avec l'architecte Hippolyte Destailleur. Il voulut rendre la château conforme au style Louis XIII ("un château de brique à coins de pierre") et la façade fut revêtue de brique ocre-rouge et de pierre. Contre l'avis de son gendre il relia, par une aile basse, le château à ses dépendances. Deux escaliers furent ajoutés: l'un donnant sur le parc (variation sur celui de l'aile de la Belle Cheminée du Primatice à Fontainebleau), l'autre donnant sur la cour nord (copié sur l'escalier de Fontainebleau).

Le système hydraulique du parc fut rénové, le grand axe restitué et le reste du parc transformé en style paysager. Deux parterres de broderie ornèrent la cour côté parc. Une statue de la nymphe Aréthuse attribuée à Claude Poirier et provenant de Marly fut placée au-dessus du Miroir (elle a été achetée par le Louvre en 2004 pour compléter sa collection de statues en provenance de Marly et a été remplacée par un moulage).

 

Le château de Lurance, "distant de peu de kilomètres, au sud-ouest de Paris", dans lequel Alfred Jarry a situé son roman Le Surmâle (publié en 1902) est inspiré du château de Courances, à une vingtaine de kilomètres de Corbeil, où Jarry louait une villa et d'où il partait pour de longues randonnées à bicyclette. Les eaux vives de Courances étaient alors utilisées pour produire de l'électricité dans un petit moulin dans lequel Jarry a pu voir une impressionnante salle des machines. Et l'Allée d'Honneur était bordée de lanternes électriques. C'est cette modernité de Courances qui a inspiré Jarry : il lui a emprunté le cadre de son château de Lurance et l'idée d'une machine électrique capable de produire du désir amoureux.

En 1920, André Marcueil a rassemblé divers amis dans son château de Lurance, qui est distant de peu de kilomètres, au sud-ouest de Paris. Il veut leur démontrer que l'amour est un acte sans importance et purement une affaire de volonté, qu'en conséquence rien n'empêche de surpasser tel Indien qui aurait possédé une puissance virile peu commune.

Les hôtes partaient. En un flot double, leurs silhouettes enveloppées de fourrures s'épandirent à droite et à gauche du haut perron. Puis, sous les globes électriques des cinq potence de fer jalonnant irrégulièrement l'avenue, ce fut le mouvement d'autres lumières, le clapotis du pas de chevaux, le vrombissement de quelques autos. Les divers véhicules s'échelonnèrent et il n'y eut bientôt d'autre bruit devant le château que le murmure de l'eau courante des douves.
Lurance, héritage maternel d'André Marcueil, avait été construit sous Louis XIII; mais il paraissait la chose la plus naturelle du monde que ses immenses lampadaires forgés se complétassent de lampes à arc et que la force de ses eaux vives fût motrice de machines chargées d'alimenter les feux électriques. De même, il semblait que les allées à perte de vue dont les rayons larges se soumettaient tous les horizons n'avaient point été travées pour servir au rampement des carrosses, mais que l'architecte, par quelque obscure prescience du génie, les avait destinées, trois cents ans d'avance, aux véhicules modernes. Il est certain qu'il n'y a point de raison que les hommes travaillent à faire durable s'ils ne supposent confusément que leur oeuvre a besoin d'attendre quelque surcroît de beauté, qu'ils sont incapables de lui fournir aujourd'hui, mais que lui réserve le futur. On ne fait pas grand, on laisse grandir.

Pour expérimenter ce qu'il avance, André Marcueil a fait venir à Lusance sept courtisanes avec lesquels il se propose de faire la démonstration de ses propres possibilités dans le domaine érotique. Mais il se trouve en face de la jeune Ellen Elson, fille d'un savant américain. Elle enferme à clef les courtisanes et s'offre pour subir seule l'épreuve. Au terme de celle-ci, en proie à une ivresse toujours plus grande, Ellen semble mourir ; André, lui, connaît un état de prostration imprévu. Alors l'inventeur américain cherche à lui inspirer à nouveau du désir pour sa fille grâce à une machine de son invention, la Machine-à-inspirer-l'amour. Mais le prodigieux Surmâle est tellement excité que la machine elle-même s'éprend de lui : au lieu d'être atteint par le courant, il en produit lui-même. Alors il tente de s'enfuir du château…

Marcueil dévalait les escaliers… Quand les trois hommes sortirent sur le perron, ils n'aperçurent plus qu'une silhouette grimaçante que la douleur avait lancée çà et là, à une vitesse surhumaine, par l'avenue, qui s'était cramponnée avec une poigne d'acier à la grille, sans autre dessein que de fur et de se débattre et qui avait faussé deux des barreaux carrés de cette grille monumentale. Et le corps d'André Marcueil, tout nu et doré par places d'or rouge, restait entortillé autour des barreaux, ou les barreaux autour di corps.
Le Surmâle était mort là, tordu avec le fer.

En 1951, le poète Jindrich Heiseler imagina, en vue d'un film, quelques images sur la mort du Surmâle électrocuté par la Machine-à-inspirer-l'amour et dont le corps nu reste empalé sur les grilles de Lurance. Ces grilles sont celles de Courances.

Courances machine

La machine électique de Courances, original de la Machine-à-inspirer-l'amour.

Courances électricité

Les globes électriques suspendus à des potences pour éclairer l'avenue.

Les grilles sur lesquelles s'est empalé le Surmâle de Jarry.

 


Début du XXe siècle - Le comte Jean de Ganay et la comtesse Berthe de Ganay

Berthe (1868-1940) et Martine (1870-1939) de Béhague étaient déjà orphelines lorsqu'elles héritèrent de leur grand-père en 1892. Etant l'aînée, Berthe de Béhague reçut la propriété de Courances. De 1899 à 1914, Berthe et son mari, le comte Jean de Ganay, utilisèrent la compétence des paysagistes Henri Duchêne (entre 1899 et 1902) et son fils Achille, pour travailler à l'embellissement du parc.

Le restauration de la "Salle d'eau" montre la volonté de rétablir un état historique du parc. A partir de 1906, Achille Duchêne commença à réfléchir aux transformations à apporter à l'emplacement de l'ancien "jardin anglais" des Nicolaÿ. Là, il créa de toutes pièces un dispositif d'une originalité totale mais en parfaite harmonie avec le reste des lieux : la pièce d'eau du Fer à cheval, la Baigneuse, le Quinconce de marronniers. En 1908 ont été installées de belles broderies, représentatives du "style Duchêne", devant la grande façade du château côté parc. Pour donner de l'unité à l'ensemble, Duchêne a redistribué autour des nouvelles pièces d'eau et dans les douves les quatorze "gueulards" qui, à l'origine, encadraient l'ancienne "Salle d'eau".

Berthe de Ganay (née Berthe de Béhague), profitant d'une pièce d'eau un peu encaissée en contrebas du moulin de l'ancienne scierie, entreprit (avant 1908) d'y créer un jardin anglo-japonais. Le fouillis végétal vint dissimuler la régularité du bassin, une petite île permit de donner de la profondeur à cette création qui s'inscrivait dans la vogue du japonisme des années 1900. Un peu plus tard, une jardinière anglaise, Kathleen Lloyd Jones, vint aider la propriétaire à enrichir cette libre évocation d'un jardin japonais.


Première moitié du XXe siècle — La famille de Ganay répare les dommages causés par la guerre.

Courances a beaucoup souffert des guerres successives :
— Pendant la guerre de 14-18, Berthe de Ganay accueille dans le château un hôpital militaire.
— De 1940 à 1944, Jean de Ganay, devenu veuf, n'occupe qu'une petite partie du château occupé par les Allemands qui y ont établi une Kommandantur, un cantonnement pour les "rampants" de la Luftwaffe et une école de conduite. A leur départ, ils firent sauter un dépôt de munition qui se trouvait dans le parc.
— De 1944 à 1948, les communs abritèrent un camp disciplinaire américain, les châtelains étant toujours cantonnés à des quartiers restreints dans le château. Un deuxième dépôt de munitions explosa accidentellement en causant encore plus de dégâts. C'est à ce moment-là que la quasi-totalité du mobilier inventorié disparut.
— Entre 1948 et 1954, le marquis de Ganay, Hubert, fils aîné de Berthe et filleul de Martine, avec son fils Jean-Louis (né en 1922), marié à Philippine de Noailles (née en 1925) s'efforcent de faire disparaître les traces des occupations successives et retirent certains "ornements" ajoutés par l'architecte Destailleur au XIXe siècle (lucarnes, oeils-de-boeuf, cheminées, épis de faîtage).
— De 1949 à 1955, le maréchal anglais Montgomery, adjoint au commandant des troupes de l'OTAN, basé à Fontainebleau, s'installa à son tour dans les étages nobles : il a laissé le mas qui arbore aujourd'hui les couleurs de la famille Ganay et un très grand billard.
— En 1955, la famille de Ganay reprend possession de l'ensemble du domaine de Courances.
— En 1983, le domaine du marquis de Ganay est classé au titre des Monuments historiques.

Ernest de Ganay (1881-1963) a d'abord été un poète de la mouvance post-symboliste, celle d'Albert Samain, Henri de Régnier, Robert de Montesquiou. Puis, ayant obtenu son diplôme de l'École du Louvre sur "Les jardins anglais au XVIIIe siècle", il s'est spécialisé dans l'histoire des jardins et la défense du patrimoine. Il s'est beaucoup intéressé à Courances, qu'il écrit volontairement "Courance".

Courance

Que d'autres aient recours au multiple artifice
Des parterres sans fin, des fleurs et des jeux d'eau,
De tous les dieux rangés autour de l'édifice,
Des vases et des buits alignés au cordeau.

Que d'autres aient besoin de la flore et des marbres,
Toi, tu n'as demandé, Courance, pour ta part,
Que le secret accord des gazons et des arbres
Et des bassins réglés le simple et le seul art.

Que de sources en toi s'assemblent et s'unissent
Pour former tes chansons et pour remplir sous l'arc
De la verte futaie un Canal où frémissent
Tant de sensibles eaux ! Gagnons le fond du parc…

Dans sa pierre vieillie et dans sa brique rose
Au fond du Tapis-Vert de hauts arbres bordé,
Tranquille tout au loin la demeure repose
Tandis que le Rond-d'Eau reflète sa beauté ;

C'est au pied de l'Hercule, oui, c'est ici, Courance,
Au fond de ton beau parc qu'il convient d'attester
Pour nous ce que peut être un fier château de France
Et tout ce qu'en nos coeurs il sait faire chanter !


Visite de l'intérieur du château

• Le grand vestibule du premier étage, avec une cheminée surmontée d'un médaillon représentant le profil de Louis XIV.
• La salle de billard avec le portrait d'Anne Gaillard par Beaubrun.

• La salle à manger, où avait poussé un arbre dans la période d'abandon du château.
• Le bureau avec une belle cheminée du XVIe ou XVIIe siècle.

• La chapelle avec des boiseries de 1626 et une Vierge en grès du XIVe siècle récupérée dans les ruines d'une chapelle de Templiers.
• La bibliothèque du baron Haber, celle où Sylvestre Bonnard fit ses recherches et où il aperçut la petite fée ; on y voit un ensemble de tapisseries aux armoiries de Maximilien de Béthune, duc de Sully, représentant des singes caricaturant les humains.

 


Découverte du parc de Courances

 

Courances Plan

 

9- Le Rond de Moigny avec une statue anonyme représentant Apollon vainqueur du serpent Python. A côté une source.

 

 

 

8- Les Nappes, trois marches d'eau, sont du XVIe s; elles sont gardées par deux loups et par deux lions. Le bassin avec l'enfant à cheval sur un dauphin est l'oeuvre de l'architecte Destailleurs. On dit que Louis XIII, lorsque séjournait à Fontainebleau, faisait venir son eau de la Fontaine du Roy.

7- Le Grand-Canal était le second en France après Fleury-en-Bière; il a inspiré celui de Fontainebleau. La Gerbe (avec un jet d'eau autrefois) est un bassin à dix côtés.

6- Les broderies de buis sont de Duchêne. Le Miroir est la seule création du XVIIIe s.

5- L'ensemble pièce d'eau de la Baigneuse, Fer à Cheval, quinconces de marronniers est une création d'Achille Duchêne au début du XXe siècle (la statue de la Baigneuse est une copie; l'original de cette statue venant de Marly est au Louvre).

 

 

4- Le "jardin japonais" a été esquissé avant 1914 par Berthe de Ganay avec l'aide d'une jardinière anglaise.

3- Le canal de la Foulerie (de chanvre) a été mis en place sans doute au début du XVIIe s. par les Clausse ou les Gallard.

2- Le château a été édifié en 1628. L'aspect Louis XIII a été souligné par des briques en 1872. L'escalier en fer à cheval a été copié sur celui de Fontainebleau.

1- L'Allée d'Honneur est bordée de pièces d'eau (dans le style du XVIe s.) et de platanes (plantés en 1782)

Comme nombre de châteaux de l'Ile de France, Courances est souvent utilisé pour des tournages de films, par exemple, en 2007, le Molière de Laurent Tirard, avec Fabrice Luchini (dans le rôle de monsieur Jourdain).

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