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UN DEMI-SIÈCLE DE POLÉMIQUES
À PROPOS DE MONUMENTS EN HOMMAGE À ÉTIENNE DOLET



Au XVIIIe siècle, Etienne Dolet n'avait pas bonne réputation. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire l'article qui lui est consacré dans les Mémoires de Nicéron (1733). Et Étienne Pasquier, dans son Liber Iconum (édition des Oeuvres de 1723, col. 1265), a résumé le personnage en une phrase : "Cui placuit nullus nulli hunc placuisse necesse est" [Inévitablement tous ont détesté celui qui a détesté tout le monde.] L'affaire semblait entendue : Dolet avait été un homme vindicatif, haineux, homosexuel, plagiaire, hypocrite, opportuniste, hérétique et finalement assassin.

Mais ensuite, et dès le XVIIIe siècle, de nombreuses publications ont eu pour but de le réhabiliter et de le présenter comme un martyr victime du fanatisme religieux. On peut citer, entre autres :
– Jean-François Née La Rochelle (1779) : "Je vais essayer de dissiper les nuages qu'une haine industrieuse avait répandus sur sa réputation."
– Louis-Aimé Martin (1830) intitule clairement son ouvrage Réhabilitation d'Étienne Dolet.
– Joseph Boulmier (1857): "C'est le Christ de la pensée libre".
– Richard Copley Christie (1881) : "La mort de Dolet ne fut un deuil que pour les quelques hommes de lettres dans lesquels l'amour de la littérature ou l'amour de la justice n'était pas vaincue par la bigoterie religieuse ou la malveillance personnelle."
– Alphonse Taillandier (1836), "Dolet a été victime du fanatisme religieux".
Grand Dictionnaire Larousse (1870) : "Il fut un martyr de la philosophie ou plutôt de la libre pensée".
– Orentin Douen (1881): "Nous ne nous croyons pas en droit de lui refuser le titre de martyr".

A l'issue de cette entreprise de réhabilitation, les mouvements républicains et les associations de libres penseurs ont eu le projet de rendre hommage à Étienne Dolet, au minimum en donnant son nom à des rues, au mieux en érigeant un monument.

Mais cette intention a suscité, en réaction, nombre de protestations venant de ceux qui conservaient de Dolet une image totalement négative. D'où un foisonnement de polémiques qui, pendant plus d'un demi-siècle, ont répété inlassablement les mêmes arguments pour et contre Étienne Dolet, polémiques qui ont été attisées par trois projets de monument : à Orléans, où Dolet naquit, à Lyon, où il exerça le métier d'imprimeur-éditeur, à Paris, où son corps a été brûlé avec ses livres.


PARIS
Premier projet de monument et première polémique à Paris entre 1881 et 1889. La place Maubert étant le lieu où avaient été torturés et brûlés vifs plus d'une dizaine de victimes de l'Inquisition, dont Étienne Dolet, on décida d'y élever une statue évoquant Dolet, les mains liées, sur le point d'être étranglé. Le journal Le Figaro s'empressa de réunir tous les arguments contre l'homme que fut Dolet ; le député de la Seine Bourveville fit une longue conférence pour répondre à ces accusations. Le monument parisien fut inauguré le 19 mai 1889.

Des manifestations qui se déroulèrent ensuite chaque année sur la place Maubert; elles furent l'occasion d'échanges assez vifs, qui eurent l'intérêt de mettre en lumière les ambiguités de la personnalité de Dolet :
– successivement Ferdinand Buisson (1891), René Doumic (1896), Duval-Arnoul (1898) rappelèrent les noirceurs de sa vie et de son oeuvre;
– Jean Jaurès, dans un article de l'Humanité, n'entra pas dans les discussions, mais souligna le travail de l'imprimeur-éditeur qui oeuvra pour affirmer "le droit supérieur de la conscience libre" contre "les haines fanatiques".

Curieusement un auteur de feuilletons, Jules Lermina, publia en 1904 Le Martyr d'Étienne Dolet, qui rendit le personnage de Dolet sympathique au public populaire.

En 1907, les polémiques s'apaisèrent :
– Octave Galtier publia un Étienne Dolet dont la conclusion regrette les polémiques, qui tombent toujours dans l'excès;
– le douanier Rousseau, dans un de ses tableaux, montra des enfants qui faisaient une ronde autour du monument de la place Maubert, sans doute dans une volonté d'apaisement.


ORLÉANS
Pendant ce temps, les Orléanais avaient conscience qu'on attendait d'eux un geste en faveur de cet Étienne Dolet qui était né dans leur ville et qui n'avait pas manqué une occasion de rappeler qu'il était "Aurelius". Mais les municipalités successives, entre 1878 et 1905, furent d'accord pour… ne rien faire.

En 1910, un autre auteur de romans, Michel Zévaco, publia Triboulet suivi de La Cour des Miracles, un roman à l'intrigue complexe dans lequel Étienne Dolet joue un rôle. Zévaco imagine qu'il rédige un testament dans lequel il souhaite que « le souvenir des iniquités présentes fût perpétué par cette simple parole qu'on redirait aux foules, d'année en année : "Ici on a brûlé un homme parce qu'il aimait ses frères et prêchait l'indulgence et proclamait le bienfait de la science". » Ce roman, destiné à un lectorat populaire, fut peut-être un argument pour les francs-maçons orléanais et pour ceux qui se disaient les Emules d'Etienne Dolet.

Mais, en 1912, un maire radical, Fernand Rabier, ayant été élu, catholiques et conservateurs s'inquiétèrent et envoyèrent à tous les membres du Conseil municipal un texte rappelant Qui était Etienne Dolet : un courtisan, un lâche, une « casserole », un assassin. Le conseil municipal du 29 juillet 1912 examina le projet d'un monument à Étienne Dolet, qui serait érigé devant la gare. La polémique reprit : Albert Laville et Fernand Rabier défendirent chacun un point de vue opposé. Puis le projet d'un monument fut adopté par 15 voix contre 9.

Sans plus tarder, les opposants réagirent sous forme d'une caricature de A.-E. Millo où l'on voit, entourant une statue représentant Dolet debout sur son bûcher, quatre personnages qui reprennent les arguments traditionnels contre Dolet. Les polémiques continuaient, avec les mêmes arguments depuis une trentaine d'années.


LYON
Pendant ce temps, à Lyon, Edouard Herriot, membre du parti radical, avait été élu maire (1905). Très tôt, il songea à un monument d'hommage à Etienne Dolet.

En 1913, sentant que le projet de monument risquait d'aboutir, les anti-Dolet lyonnais partirent en guerre, en particulier Le Nouvelliste de Lyon et La Dépêche de Lyon. Un conseil municipal du 4 novembre 1913 opposa Paul Duquaire qui dénonça un "outrage au catholicisme" et Édourard Herriot qui montra que Dolet avait été un représentant de la "libre pensée".

Dix mois plus tard, le 3 août 1914 (jour de l'anniversaire de la mort de Dolet), la France entrait en guerre. Le monument lyonnais ne fut jamais érigé, pas plus que le monument prévu devant la gare d'Orléans.


ORLÉANS
Après la guerre, seule subsistait la statue de la place Maubert. Elle ne rappelait aux Parisiens que des mauvais souvenirs, l'époque où, en France, deux partis s'affrontaient dans des polémiques interminables. C'est pour cette raison peut-être qu'André Breton, dans Nadja, en 1929, a publié la photographie de la statue avec ce commentaire : « À Paris, la statue d'Étienne Dolet, place Maubert, m'a toujours tout ensemble attiré et causé un insupportable malaise ».

Mais, on n'en avait pas vraiment fini avec Etienne Dolet. En 1930, deux publications attirèrent à nouveau l'attention sur lui :
– le journal Le Populaire republia le roman-feuilleton de Jules Lermina
– Marc Chassaigne fit paraître un Étienne Dolet, portraits et documents inédits, dans lequel, reprenant toute la vie de Dolet, il critique les interprétations antérieures, en particulier celle de Copley Christie.

C'est à ce moment que le président de la section orléanaise de la Ligue des droits de l'homme crut pouvoir relancer l'idée d'un hommage à Etienne Dolet, cette fois sous la forme d'un simple buste en bronze. Le maire Eugène Turbat (élu en 1929), radical socialiste et franc-maçon, y fut favorable. Un artiste orléanais, Mégret, réalisa le buste (en donnant à Dolet, mort à 37 ans, le visage d'un vieillard). On décida de le placer dans le jardin de l'Hôtel de Ville. L'inauguration eut lieu le 12 mars 1933 en présence du maire, du député Jean Zay, du secrétaire général de la Libre-Pensée et du député de l'Oise, élu du parti radical.

Comme on pouvait s'y attendre, les opposants relancèrent la polémique vieille de plus d'un demi-siècle. La veille de l'inauguration, s'indignant de cette victoire des loges maçonniques, le Journal du Loiret reprit tous les arguments contre ce prétendu « martyr du fanatisme et de l'intolérance », rappela les arguments d'Albert Laville le 29 juillet 1912; le lendemain, il tourna en dérision la cérémonie d'inauguration. Le Républicain orléanais, lui, par la plume de son rédacteur Roger Secrétain, joua l'apaisement, tout en reconnaissant que ce bronze au visage renfrogné était assez misérable et disgracieux.

Les passions étant calmées, le buste resta dix ans dans son jardin. Puis, en 1942, on récupéra ses 50 kg de bronze (alors qu'à Paris la statue de la place Maubert était également envoyée à la fonte).

Quinze ans plus tard, en 1957, les Émules d'Étienne Dolet ont fait faire, par Edmond Van Den Noorgaete, une reproduction en pierre du buste de bronze disparu. C'est ce que l'on voit encore aujourd'hui. On remarque que, dans une volonté d'apaisement, l'inscription du socle ne présente plus Dolet comme "martyr de la Libre Pensée", mais comme "martyr de la pensée".

* * *

Il est vraiment impossible de répondre à coup sûr aux multiples questions sur lesquelles on s'est affronté pendant un demi-siècle: Dolet séditieux? plagiaire? hypocrite? hérétique? assassin?

Ce qui est sûr, c'est que Dolet a affirmé nettement que le message du christianisme avait été presque entièrement dévoyé par l'Église, qui s'est arrogé le droit d'imposer ses idées, même par la plus extrême violence. Dolet, en refusant les dogmes, les endoctrinements, l'asservissement de la pensée, a montré que la dignité de l'homme était de se forger en toute liberté ses propres opinions.

Dolet eut sans cesse des doutes quant à l'immortalité de l'âme. Il écrit par exemple à Cottereau (Carmen I,XV) : "Ne mortis horre spicula quae dabit / Sense carere uel melioribus / Locis tegi et statu esse laeto / Elysii est nisi spes inanis." [Ne redoute pas les traits de la mort : tu lui devras de ne plus sentir ou d'être en repos en des lieux meilleurs… à moins que les Champs Elysées ne soient une espérance vaine.] Et, quand il traduit l'Axiochus, lorsque le texte dit simplement à l'homme : "quand tu seras mort, toi tu ne seras plus (σὺ οὐκ ἔσει), il ne peut s'empêcher d'ajouter tu ne seras plus "rien du tout".

En revanche, Dolet croyait dans la survie de l'esprit lorsque celui-ci a su s'exprimer dans une œuvre assez forte pendant sa vie terrestre. On lit dans les Commentaria II, col. 954 : "Pecudem non hominem nominaro qui, ut pecus, uitam silentio transegerit nullis relictis homine dignis monumentis quae vixisse non perpetuo mortuum fuisse testentur". [J'appellerai un animal et non un homme celui qui, comme une bête, aura passé sa vie sans se faire remarquer, sans laisser aucun monument digne d'un homme, attestant qu'il a vécu et qu'il n'est pas mort à jamais.]

Les seuls MONUMENTS dans lesquels Étienne Dolet croyait étaient pour lui les oeuvres littéraires. Or, paradoxalement, ce ne sont pas ses oeuvres qui lui ont permis de survivre, mais la mort horrible qu'on a imposée à celui qui n'avait pas voulu se soumettre.

Quant aux trois MONUMENTS qu'on a souhaité lui consacrer, il n'en subsiste qu'un pauvre buste dans un jardin d'Orléans.


Esquisse en plâtre de Paul Geoffroy proposée à Paris en juillet 1884 Le projet de Jean-Baptiste Germain
Dolet en imprimeur-humaniste
Le projet de Paul Berthet
Dolet les mains liées

Le projet d'Ernest Guilbert
"Une effigie théâtrale qui semble celle d'un artiste d'opéra prêt à chanter un air de bravoure!" (J. Lermina)

Le monument tel qu'il exista place Maubert avec ses deux plaques latérales

L'arrestation de Dolet dans son imprimerie en présence de son épouse Louise Germain et de son fils Claude. La France relevant la Libre-Pensée Dolet est étranglé avant d'être brûlé

Le douanier Rousseau, la ronde autour du monument (détail d'un tableau)

L'affiche des opposants orléanais au projet de monument :

– Un ivrogne !– Un assassin !
– Un apache ! – Un misogyne !
– Un sacrilège dans la ville de Jeanne d'Arc !

Le buste

Le monument d'Orléans aujourd'hui

Le modèle
dans Icones sive imagines, per Nicolaum Reusnerum, Basileae, 1589


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