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LES ACTIVITÉS DE LA SECTION ORLÉANAISE DE L'ASSOCIATION GUILLAUME-BUDÉ

ENTRE 1988 ET 2024

Présidents : Alain MALISSARD, Bertrand HAUCHECORNE, Catherine MALISSARD



 SAISON 1988-1989

La section a organisé, comme l'an passé, sept conférences ainsi qu'une sortie littéraire – celle qui avait été prévue en juin 88. Des changements sont intervenus, puisque le président Lionel MARMIN, en activité depuis vingt-quatre ans, a passé le flambeau à M. Alain MALISSARD. De nouveaux membres ont fait également leur entrée au Bureau.


La saison s'est ouverte le vendredi 30 septembre par une conférence de M. Paul MARTIN, professeur à l'Université de Montpellier, dont le sujet était : « Enquête policière sur le meurtre de César ».
M. P. Martin nous met d'abord en garde contre l'anachronisme facile : la police de la Rome républicaine ne sert qu'au maintien de l'ordre et il n'y a jamais eu d'enquête menée contre les meurtriers de César, en dépit de la stature de la victime. Et de poser la question essentielle : pourquoi a-t-on assassiné le grand vainqueur des Gaules, qui a passé dans l'histoire pour un homme de clémence ? Il faut interroger la vie de ce personnage étrange, neveu par alliance de Marius, chef des « populares », qui fait sa carrière politique en misant sur un parti sans avenir et se lance assez tard (à plus de trente-trois ans) dans l'aventure militaire que l'on sait. Il en revient chargé de gloire, d'honneurs… et de pouvoir. Au début de 44 il obtient la dictature à titre perpétuel et se comporte comme un monarque ; cette attitude attise les haines – les Romains étant très chatouilleux sur tout ce qui rappelle le comportement monarchique – suscite les complots et la catastrophe a lieu le 15 mars 44 avant J.-C. : Jules César est tué dans la Curie de Pompée, vaste construction dont il ne reste aucun vestige.
P. Martin rappelle les circonstances et les hésitations du, destin : César a bien failli échapper à la mort, à la fois parce qu'il était souffrant et parce qu'il aurait été prévenu par un billet envoyé par un rhéteur ami du nom d'Artémidore. Il arrive devant les 900 sénateurs avec trois heures de retard ; une foule se précipite sur lui ; tout va alors se passer très vite, dans la confusion, de sorte que les témoins ne verront rien ou n'oseront pas intervenir.
En recoupant les témoignages historiques, on peut arriver à reconstituer la scène : un premier homme – sans doute Cimber – donne le signal ; Casca intervient par derrière, mais rate son coup ; ensuite c'est la boucherie : César se débat, hurle, se défend même avec son style, mais finit par tomber, sous vingt-trois coups de poignard, dont un seul mortel. À un certain moment, il aurait reconnu Brutus et prononcé le mot fameux, en grec, la langue de son enfance. Les conjurés, qui avaient prévu de traîner son corps au Tibre, l'abandonnent pour courir rassurer les sénateurs épouvantés. Trois esclaves fidèles vont ramener la dépouille de César chez lui.
Brutus et Cassius sont connus comme les responsables de cette énorme conjuration qui a réuni les adversaires de toujours, mais aussi des Césariens, effrayés de voir l'évolution de l'ancien partisan de Marius. La leçon sera entendue par Auguste et ses successeurs : jamais l'Empire n'avouera son titre royal.


Le jeudi 24 novembre, M. Michel WORONOFF, professeur à l'Université de Besançon, a fait une conférence sur « Les guerres de Troie : histoire et épopée ».
Le conférencier a d'abord rappelé l'aventure de l'allemand Schliemann qui, à l'âge où d'habitude on se retire des affaires, consacra toute sa fortune à réaliser son rêve de jeunesse : rechercher les lieux décrits par Homère dans l'Iliade. L'archéologue amateur entreprit ses investigations là où tous les savants hellénistes étaient persuadés qu'elle n'était point, c'est-à-dire à une localité nommée – tout simplement ! – Ilia Nova. Il fit procéder à une tranchée dans le site (aujourd'hui Issarlik) qui révéla par la suite l'existence de neuf cités superposées dont la toute première, d'origine anatolienne, peut être datée approximativement vers 3000 avant notre ère. Selon la tradition, la destruction de Troie (c'est en réalité la sixième) par les Grecs remonterait aux années 1250 (avant notre ère). Or la composition de l'Iliade date de 750 environ avant J .-C. : ce qui fait cinq siècles d'écart pendant lesquels la légende s'installe et prolifère. Mais Schliemann avait décidé de faire crédit aux poètes, à Homère et aussi à Hésiode, lequel attribue à Apollon et à Poséïdon la construction des remparts de la ville. La « grande Troie » est une cité de haute civilisation et de haute technologie (ces Troyens connaissaient les murs anti-sismiques), de grande religion aussi, puisqu'elle partage les mêmes dieux avec la terre grecque. Elle est invincible derrière ses murailles d'architecture divine ; elle ne pourra être détruite qu'avec la complicité ou la volonté des dieux : Homère dit-il autre chose ?
Les archéologues du XXe siècle ont remarqué que cette Troie (la sixième) a été détruite par un tremblement de terre avec des traces visibles, vers 1250. C'est grâce à cela que l'on s'est aperçu de l'erreur de Schliemann : la Troie que les Achéens ont conquise n'est pas cette cité puissante chantée par les aèdes, mais une ville rebâtie à la va-vite, un amas de gourbis et de masures édifiés sur les ruines des maisons patriciennes, vingt fois moins importante que la précédente.
Cette opposition entre les deux Troie (la n° 6 et la n° 7) nous a été parfaitement montrée par la série de diapositives prises sur le site par M. Woronoff : aux belles portes de ville aux bastions impressionnants, aux demeures imposantes de plan trapézoïdal s'opposent les modestes cabanes, bâties de bric et de broc. À partir de là, ce sera le déclin : la Troie du temps de la domination romaine ne sera plus qu'une petite bourgade de province avec son théâtre minuscule adossé aux murailles géantes de l'Ilion légendaire.


Le jeudi 1er décembre, la section a accueilli M. Charles-Marie TERNES, professeur d'histoire à l'Université de Luxembourg, qui a prononcé une conférence dans le cadre du bi-centenaire : « Les influences antiques sur la notion d'État et de Bien Public chez Robespierre d'Arras ».
L'ambition du conférencier était de dessiner un portrait plus juste et plus nuancé de Robespierre, qui est resté dans le souvenir des Français le symbole de la rigueur implacable et qui porte à lui tout seul la responsabilité de la Terreur. Or cet orateur à l'éloquence violente avait horreur de la violence ; il est pétri de contradictions, il offre un mélange curieux de buts élevés et de préoccupations terre-à-terre, d'égocentrisme forcené et d'une conscience aiguë du Bien commun.
Les références constantes qu'il fait à l'Antiquité viennent sans doute et d'abord de son éducation traditionnelle : Maximilien Robespierre fut un bon élève de Louis-le-Grand, appliqué, sérieux renfermé, – on serait tenté de dire : sans génie. Aux premiers jours de la Révolution, rien ne semble annoncer le grand rôle qu'il jouera : dans le bouillonnement des idées nouvelles, le jeune avocat d'Arras reste très effacé, très modéré. N'affirmera-t-il pas qu'il abhorre la peine de mort ? On le considère même généralement comme un mauvais orateur ; seul Mirabeau sera bon prophète : « Robespierre ira loin, car il croit tout ce qu'il dit ».
M. Ternes pense que l'être profond de notre révolutionnaire sera justement révélé par son contact permanent avec l'Antiquité, ses penseurs et ses écrivains, modèles de référence. Robespierre partage visiblement certaines idées de Platon sur les rapports entre la force et la justice, sur la peur du désordre. Son dévouement à l'État, valeur suprême, mais « monstre froid », vient directement de Rome, et en particulier de Cicéron, homme politique et théoricien, qui fait dans le De Republica de l'idée d'utilité commune l'une des bases de l'état idéal. Robespierre trouve également dans ce livre la définition du chef d'état : « un maître, un guide, un conducteur » ; il rêve de devenir le gubernator cicéronien en oubliant que la réalité échappe parfois aux politiciens, même épris de pragmatisme.
Robespierre n'a pas eu le temps de réaliser quelque chose de constructif ; les excès de Thermidor ont causé sa perte. Il n'a pas eu le temps non plus d'élaborer des théories avant les événements de la Révolution. Confronté à ceux-ci, il a besoin de modèles et il les trouve dans la culture antique dont il est pétri, bien plus qu'un Gracchus Babœuf par exemple.
M. Ternes conclut en remarquant avec un certain étonnement que ce personnage célèbre, jugé très sévèrement par le public et la très grande majorité des historiens, qui fut pourtant d'une honnêteté foncière, n'a suscité aucune biographie, ni inspiré aucune œuvre, au contraire de son rival Danton.


Le vendredi 16 janvier 1989 s'est tenue l'assemblée générale des adhérents. À la suite du compte rendu des activités de la section et du rapport financier, M. le président Lionel MARMIN a évoqué deux événements budistes de taille : l'élection à l'Académie française de Mme Jacqueline de Romilly et l'élection d'un nouveau président à l'Association Guillaume Budé, M. Jacques Bompaire. M. Marmin a ensuite présenté sa démission en tant que président de la section ; il a donc été procédé à l'élection d'un nouveau Bureau. Le nouveau président est M. Alain MALISSARD, maître de conférence à l'Université d'Orléans.
Ensuite M. Jacques BOUDET nous a parlé d'une orléanaise méconnue : « Thérèse Levasseur, la compagne de Jean-Jacques Rousseau ».
J. -J. Rousseau, dont les amitiés furent souvent tumultueuses, a gardé toute sa vie près de lui une humble fille fidèle, et pourtant décriée, passant pour une sorte de mégère ou de harpie. Cette Thérèse Levasseur, née le 21 septembre 1721 à Orléans, baptisée à la paroisse Saint-Michel (à l'emplacement de l'ancien théâtre devenu mairie) est la fille cadette d'un officier de la Monnaie d'Orléans. Les parents se retirent avec elle à Paris. C'est là que Rousseau fait la connaissance de Thérèse, alors servante d'auberge, qui subvient aux besoins de la famille, « terrible famille », d'où se détache la mère, « le lieutenant criminel », cordialement détestée de Jean-Jacques. Ce qui est sûr, c'est que tout ce petit monde vit à ses crochets, en réclamant de l'argent ou en volant (le « beau-frère » aurait subtilisé à l'auteur du Discours de l'inégalité quarante-deux chemises de belle qualité !). La mère Levasseur aurait participé au fameux complot, mais il est difficile de faire la part du réel et celle de l'imaginaire.
Bien entendu, quand on évoque la compagne de Rousseau, on ne peut pas passer sous silence l'histoire des cinq enfants abandonnés. Rousseau a raconté la naissance du premier, alors que le couple se trouve à Chenonceau, et le premier abandon, suivi des quatre autres, sur lesquels il reviendra plusieurs fois dans les Confessions. On connaît la thèse de Jules Lemaître – qui reprend certaines accusations faites du vivant de Rousseau : celui-ci, atteint d'une infirmité, aurait préféré passer pour criminel plutôt que pour impuissant. Le doute persiste encore…
M. Boudet s'est interrogé sur les sentiments réels qui ont uni Thérèse à Jean-Jacques. Celui-ci déclare catégoriquement : « Je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour ». Mais il en profite pour expliquer les raisons de son mariage, car il l'a épousée secrètement à Bourgoin en 1768. Elle fut dans les derniers mois pour lui une infirmière dévouée. La postérité ne l'a cependant pas ménagée, rappelant ses liaisons et sa triste fin en 1801 – selon la légende, elle mendiait à la porte de la Comédie française. M. Boudet propose en conclusion sa réhabilitation dans une belle formule : « N'a-t-elle pas été pendant trente-trois ans la compagne fidèle de l'être le plus insociable » ?


Le samedi 18 février M. Gabriel SPILLEBOUT, professeur émérite à l'Université de Tours et ancien président des Amis de Rabelais et de la Devinière a fait une conférence sur « Rabelais à table ».
Il faut être prudent avec les idées reçues. On a souvent dit, après Ronsard, après de Thou, que Rabelais était un ivrogne et un goinfre : dans les Bigarrures du seigneur des Accords, on le voit à table avec le cardinal Jean du Bellay, s'appropriant un plat de lamproie par un subterfuge habile. Pourtant les portraits que nous avons de lui le montrent plutôt comme un homme de mœurs sages et régulières.
Rabelais lui-même est sans doute responsable de cette réputation, lui qui écrit dans le prologue du Gargantua qu'il composa son livre pendant le temps qu'il prenait « sa réfection corporelle, savoir est buvant et mangeant » ; et l'œuvre, également, car on y parle souvent de manger et de boire. Qui ne se souvient de la ripaille qui précéda la naissance de Gargantua où l'on engloutit les abats de 367014 bœufs, du festin qui suivit la victoire du Gué de Vède au cours duquel furent servies plusieurs milliers de pièces de gibier et de volailles ? Qui n'a encore dans l'oreille le menu du dîner offert par l'évêque des Papimanes, celui du souper chez la reine de Quintessence ou l'énumération des offrandes faites par les Gastrolâtres à Messer Gaster ?
Pourtant, ne nous méprenons pas, Rabelais connaît aussi les vertus de la frugalité : dans le banquet du Tiers Livre, inspiré par le Banquet des Sophistes d'Athénée, il n'est nulle question de ripaille et Rabelais ne mentionne rien d'autre que les propos échangés ; dans le Gargantua, Ponocrates blâme les excès de table de son jeune élève qui, au saut du lit, engloutissait « belles tripes frites, belles charbonnades, beaux jambons, belles cabirotades et force soupes de prime » ; enfin, à Thélème, Rabelais ne cite les « offices » qu'au détour d'une phrase, sans insister. Et l'on peut supposer qu'il aurait approuvé la belle formule de l'humaniste italien Gerolamo Cardano : « Seul le sage sait manger; le commun des hommes ne fait que se nourrir ».
Il faut replacer les ripailles de l'œuvre de Rabelais dans le contexte de l'époque. Plusieurs documents nous ont conservé le détail des multiples services de certains grands banquets et Rabelais lui-même, dans une plaquette de 1550 (La Sciomachie), donne des indications sur le festin qui suivit les fêtes données à Rome pour célébrer la naissance du second fils de Henri II : on y servit 1000 pièces de poisson, 1500 pièces de four, 30 poinçons de vin et 150 douzaines de pain de bouche. Mais il ne faut pas oublier qu'il y avait 1500 convives, que la maison du cardinal était alors « ouverte à tous venants » et que les restes, en ces occasions, servaient à nourrir les serviteurs de second rang. Ne parlons donc pas d'orgie, mais seulement d'un bon repas.
Ce qui caractérisait la vie quotidienne au XVIe siècle, dans toutes les classes de la société, c'était plutôt la sous-alimentation. Mais comme, dans cette époque d'insécurité, on ne faisait pas de réserves, il pouvait arriver que, à l'occasion de quelque fête, une ripaille serve de revanche contre la précarité de l'existence. C'est à cette pratique que Rabelais se réfère. Et encore fait-il un clin d'œil au lecteur en signalant que les seize ou dix-sept mille pièces de viande du banquet de la Devinière furent « honnêtement » apprêtées par seulement trois cuisiniers, Fripesauce, Hoschepot et Pilleverjus. Toutes ces ripailles de géants, c'est évidemment « pour de rire » ; elles n'expriment en rien la réalité du temps, mais plutôt les fantasmes de gens mal nourris.


Le jeudi 20 avril a eu lieu la conférence de M. Raymond CHEVALLIER, professeur à l'Université de Tours, intitulée « Les voyages dans le monde romain ».
Le conférencier s'est donné comme but de faire une typologie des voyageurs dans l'Empire romain, c'est-à-dire dans un monde d'une très grande mobilité. En premier lieu il place les « voyageurs par force » : les déportés, les prisonniers de guerre (nombreux, car on dit que César fit emmener d'Alésia près de 80.000 personnes), les otages, les exilés – comme Ovide chez les Gètes à Tomes sur la mer Noire –, les colons, fondateurs de villes nouvelles ; puis les administrateurs de l'empire, – tels Pline le Jeune ou Agricola –, voire les empereurs eux-mêmes (on connaît les voyages d'Hadrien grâce au Panégyrique de Trajan), les ambassadeurs, les militaires, tous très mobiles et, somme toute assez peu nombreux, car l'Empire a tenu avec un nombre restreint d'hommes au total. Une autre catégorie est fournie par les négociants et marchands, sur lesquels on sait assez peu de choses, une autre par les métiers itinérants – parmi eux les professeurs, les médecins et les artistes. Le tourisme culturel existait déjà : on allait à la recherche des monuments ou des merveilles de la nature ; le thermalisme avait également ses adeptes.
L'Antiquité romaine connaissait même les voyages gastronomiques, comme celui d'Apicius en Égypte pour goûter des crustacés inconnus. Les voyages d'exploration étaient pratiqués, et parfois pour des motifs intéressés : Néron aurait envoyé des émissaires sur le Nil à la recherche de l'ambre. Une dernière catégorie – non des moindres – concerne les voyages dits « de formation », comme le tour des villes universitaires (Athènes, Alexandrie, Pergame) et les voyages pour motif religieux, par exemple les pèlerinages païens aux grands oracles dont le plus fréquenté reste celui de Delphes.
La seconde partie de la causerie a consisté en un commentaire de photographies variées représentant des moyens de transport, terrestres et marins ; des auberges ou thermopolia, la mansio de Thésée, de belles demeures (la villa de Catulle à Sirmio, la Villa Adriana, le site de Baïes), des statues de dieux et de nombreuses stèles funéraires aux inscriptions touchantes comme celle-ci : « Voyageur, arrête-toi pour me faire un brin de causette… »


Le cycle de conférences a été clos brillamment le jeudi 18 mai par M. Marc BACONNET, I.P.R. de Lettres, directeur du C.P.R. d'Orléans-Tours, président du Centre d'Action culturelle d'Orléans et écrivain, avec une causerie sur le thème : « Pourquoi écrire un roman aujourd'hui ».
M. Baconnet, dans une belle improvisation, – en réalité aussi soigneusement préparée que les « savants labyrinthes » de son dernier roman, Les Flocons noirs, paru récemment chez Gallimard, a livré ses réflexions sur son art et ses « secrets de fabrication ».
Il faut, avoua-t-il, de l'audace et même de l'inconscience pour écrire des œuvres romanesques, surtout depuis la mise en question du roman, dans l'Ère du soupçon de Nathalie Sarraute, et, plus récemment du Livre des fuites de J.-M. G. Le Clezio. Il y a un certain nombre d'obstacles à surmonter, d'abord d'ordre intérieur, comme la peur de ne pas aller au bout de ce qu'on a commencé : faire naître des histoires demande du courage et du souffle ; c'est « une épreuve ». Les obstacles extérieurs se révèlent plus insidieux : il y a d'abord celui de l'édition, car il faut savoir que 80% environ des manuscrits ne sont pas publiés, et, parmi les restants, il y a une déperdition phénoménale. De plus, le roman n'est pas considéré comme la tâche la plus noble (écrire des textes sur des textes est aujourd'hui le summum de la littérature) ; le roman n'est pas pris au sérieux, parce qu'il est écrit surtout par des non-écrivains ; la place du roman français a diminué de moitié en quelques années. Cela vient certes de la prééminence actuelle du roman étranger (sud-américain notamment) et de la concurrence des autres supports comme le film ou la B.D.
M. Baconnet de poser alors la question de fond : qu'est-ce qui fait la spécificité du roman ? Est-ce que le romancier a encore quelque chose à dire devant une pareille concurrence ? Une réponse se trouve dans le premier roman de Julien Gracq, où il définit la lecture : « une heure encore pour savourer l'angoisse du hasard », ce que corrobore la définition de Gilles Deleuze : « le roman : une machine branchée sur le hasard ». On peut trouver une autre réponse chez Milan Kundera : « le roman, c'est ce qui crée de l'existence avec de l'écriture, et non ce qui rend compte de la réalité » – ce qui témoigne de la mort définitive du « réalisme ». Pour M. Baconnet, le roman ne survivra que s'il arrive à « tisser toute la trame des possibles », à multiplier les points de vue différents, à « faire entendre la voix qui dit sa quête » tout en invitant le lecteur« à prendre le relais ». La forme du roman est imposée par l'écriture même « déambulatoire et labyrinthique », – la légende de Thésée et d'Ariane étant la scène fondatrice de tout roman.
Dans la dernière partie de son passionnant et passionné exposé, M. Baconnet a remarquablement défini le rôle du romancier de notre temps : il écrit pour produire des mythes, pour conduire le lecteur à des interrogations fondamentales et angoissées. Et l'atout majeur du genre romanesque, c'est qu'il permet la digression – au sens astronomique du terme, c'est-à-dire l'éloignement apparent avec ses changements de rythme et de tempo. Le roman est bien le dernier refuge de la liberté.


Le dimanche 4 juin a été consacré à une Promenade littéraire « Au pays du poète Racan, entre Touraine et Vendômois », sous la conduite attentive et érudite de Jean NIVET.
Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), appartenait à la très ancienne famille de Bueil dont l'ancêtre illustre fut Jean de Bueil qui participa à de nombreux combats de la guerre de Cent Ans et qui fut un compagnon de Jeanne d'Arc. Ce Jean de Bueil (1480) a donné une image des entreprises militaires du XVe siècle dans Le jouvencel, « un roman militaire plein de vie et de vérité sous couleur de la fiction » (Philippe Contamine). Racan, lui, vécut pendant longtemps dans l'ombre de Malherbe dont il fut à la fois le disciple et le complice en « friponneries ». Jeune officier, amoureux de Catherine de Termes dont il fera (par anagramme) la belle Arthénice de sa célèbre pastorale Les Bergeries, nonchalant dans son travail aussi bien qu'en amour, Racan fut surtout pour ses contemporains un éternel maladroit, un sympathique étourdi dont Tallemant des Réaux se plaît à raconter les multiples « distractions ». Son amour pour son domaine tourangeau de La Roche-au-Majeur lui donnait souvent l'envie de tout quitter pour se retirer sur ses terres, sentiment qui est à l'origine de son chef-d'œuvre, les Stances sur la Retraite. Il garda pourtant de nombreux contacts avec les milieux littéraires parisiens, fut élu à l'Académie et eut le bonheur de voir ses talents et ceux de Malherbe reconnus par la nouvelle génération, celle des Boileau et des La Fontaine.
L'itinéraire nous a menés près de Château-la-Vallière, aux ruines du château féodal de Vaujours (le château de Jean de Bueil), puis à Aubigné-Racan, près du Lude, au manoir de Champmarin, la maison natale de Racan, qui fut la demeure du professeur Louis Arnould, le dernier spécialiste du poète. Au début de l'après-midi nous avons été accueillis par M. Brackers de Hugo dans le château de La Roche-Racan (alias La Roche-au-Majeur) construit par un « maître-maçon » local, Jacques Gabriel, père et grand-père de plusieurs illustres architectes. Le circuit s'est achevé par la visite des églises du canton : les ruines de l'abbaye de la Clarté-Dieu dans un site agreste, l'église de Saint-Paterne-Racan (avec ses retables où l'on pense voir les visages de Racan et de son épouse), les deux églises de Bueil-en-Touraine, curieusement accolées, où l'on a admiré les sépultures de la famille, et, pour finir, l'église de Neuvy-le-Roi où est enterré Racan.


Composition du nouveau Bureau :
Président d'honneur : M. Lionel MARMIN.
Président : M. Alain MALISSARD, maître de conférences à la Faculté des Lettres d'Orléans.
Vice-président honoraire : Mgr P. Marie BRUN.
Vice-présidents : M. Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire, et M. Bernard RIBEMONT, maître de conférence à la Faculté des Sciences d'Orléans et animateur du Centre d'études médiévales.
Secrétaires : M. André LINGOIS, professeur honoraire et membre du C.E.M. et M. Jean NIVET, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorière : Mme Geneviève DADOU, professeur honoraire de Lettres supérieures.
Trésorier-adjoint : M. Georges DALGUES, ancien directeur du Centre Charles-Péguy.

Les secrétaires : André Lingois et Jean Nivet


 

 SAISON 1989-1990

La saison 1989-1990 s'est ouverte le vendredi 20 octobre par une conférence de M. Paul MARTIN, professeur à l'Université de Montpellier, fidèle à son rendez-vous orléanais. Le sujet était en harmonie avec la célébration du Bicentenaire, puisqu'il s'agissait de « Rome et la Révolution française ».
M. Paul Martin a rappelé d'entrée de jeu le mot célèbre de Marx : « La Révolution s'est drapée alternativement dans la chlamyde grecque et dans la toge romaine ». « Mais l'« anticornanie » n'est pas, comme d'aucuns auraient tendance à le croire, une coquetterie ornementale, mais bien une des clefs pour expliquer la démarche du processus révolutionnaire.
Pour les hommes de 89, les références à l'Antiquité sont d'ordre historique ; ce goût pour l'histoire vient de l'enseignement des Jésuites et des Oratoriens, et avant tout des manuels scolaires. Le Traité des Etudes de Rollin, la bible pédagogique, est un tissu de déclamations contre rois et tyrans, dont se souviendront les Danton et Robespierre ! Dans l'histoire romaine, les révolutionnaires retiendront surtout deux périodes de la République : les débuts et les derniers moments, séparés par cinq siècles, en jouant sans cesse sur les comparaisons. Un exemple : la mort de Louis XVI sera ressentie en référence et par rapport à la chute des Tarquins et, à la fin de l'ère républicaine, Saint-Just retrouvera les accents d'un Cicéron fustigeant Catilina.
La Révolution française fut aussi une révolution culturelle ; elle chercha d'autres exemples antiques, quelquefois ridicules, comme le changement des noms de pays (Saint-Tropez devenant Héraclée !) ou le culte de Brutus le régicide, dont le buste devait figurer dans toutes les mairies de France. Mais il existe un point de convergence plus profond et plus intéressant : les Français de l'époque ont eu l'impression de revivre des événements de l'histoire romaine ou d'incarner véritablement des idées antiques. Ainsi la haine des rois, qui est un des points forts de l'idéologie romaine, va être cultivée comme un sentiment national ; de même la France d'alors, comme la Rome éternelle, va se sentir dépositaire d'une mission civilisatrice et pacificatrice. De même que la République romaine a toujours eu l'impression d'être confrontée à des adversaires en monarchie, de même la France de 1790 se considérait comme seule faisant face à une coalition de monarques hostiles. On comprend alors que les discours de Saint-Just, Robespierre, Couton, etc. soient remplis de références, voire d'emprunts aux historiens latins, Tite-Live en tête.
Après avoir multiplié les exemples mettant en lumière les parallélismes frappants entre Rome et la Révolution française, M. Paul Martin s'est interrogé sur les explications possibles : ou bien les révolutionnaires pétris de latinité ont rejoué l'Histoire, ou bien il faut reconnaître que celle-ci balbutie, faute de se répéter. Mais ne faut-il pas plutôt admettre que la pensée européenne (y compris la pensée révolutionnaire) a été façonnée par des schémas mentaux – analogues aux schémas mythiques analysés par Dumézil – qui datent de l'Antiquité la plus lointaine ?


Le mardi 21 novembre, M. André BORDEAUX, professeur honoraire à la Faculté des Lettres de Tours et ancien professeur au lycée Pothier d'Orléans, a prononcé une conférence au sujet original : « La foi, les femmes et la folie dans Shakespeare ».
M. Bordeaux a d'abord rappelé, non sans humour, comment lui était venue l'idée de cette conférence et a justifié le titre de celle-ci, en s'appuyant sur les quatre tragédies les plus connues de Shakespeare : Hamlet, Othello, King Lear, Macbeth. Dans ces quatre pièces, pour les quatre héros, la foi déçue laisse la place à la folie.
Dans un premier temps, notre conférencier a étudié le premier terme de sa proposition : la foi, ou plus exactement ce qu'il a appelé « la fission de la foi », c'est-à-dire « la découverte de l'image de l'être aimé qui ne correspond plus à son identité », ce qui provoque, chez le héros, un dégoût et une blessure ; le héros blesse à son tour d'autres êtres et perd sa foi en la vie. Il arrive parfois que cette image soit le pur produit de l'imaginaire : c'est le cas d'Othello dont la propension à la jalousie est soigneusement entretenue par Iago. Hamlet reconnaît lucidement qu'il se trompe : « Il n'est rien de bon ni de mauvais que la pensée ne rende tel… »
La femme, comme le rappelle M. Bordeaux, est « le point de contact le plus intime que l'Homme ait avec le Monde ». Dans Shakespeare, l'image de la femme est triple : d'abord tentatrice, car « tout ce qui est en-dessous de la ceinture appartient au démon », mais en même temps marquée du sceau indélébile du sacré, et enfin génitrice. Mais elle reste fondamentalement ambivalente, tiraillée entre la pureté divine et le pouvoir démoniaque.
La folie – ce chaos intérieur – a été traité par Shakespeare de manière très moderne, en particulier la folie obsessionnelle ; à ce sujet, M. Bordeaux prend comme exemple d'abord le personnage du Roi Lear (le fou se fait centre du monde et réclame à grands cris la destruction de la race) et celui d'Hamlet, qui pose le problème de la relativité de la folie (Hamlet est devenu le mythe du « fou responsable »).
M. Bordeaux déclare pour conclure qu'il faudrait en contrepartie examiner les aspects positifs de la foi dans les pièces en question : tous les méchants, et même Iago ont le sens du sacré ; de nombreux personnages invoquent le pardon et la pitié ; toutes les figures féminines sont rédemptrices : « La grâce de la femme est le signe le plus sensible en ce monde d'une autre grâce, signe ambigu certes, mais indélébile… ».


Le mercredi 20 décembre, M. Bernard RIBEMONT, vice-président de notre section, maître de conférences à la Faculté des sciences et animateur du Centre d'Études médiévales d'Orléans, a parlé de « L'image du Monde au Moyen Âge : réalité et imaginaire ».
Dans la première partie de sa conférence, à la fois savante, foisonnante et passionnante, M. Ribémont a précisé la question du statut de l'image au Moyen Âge : elle est un compromis entre réalité et imaginaire, à la fois observation de l'Univers et modèle idéal – ou déformé – de celui-ci. À cette époque l'homme a conscience d'appartenir à une totalité et le rassemblement des connaissances paraît possible.
La deuxième partie de la conférence passe en revue les différents regards portés sur cette « imago mundi » :
1) En tant que forme floue, cette image imprègne toute la pensée médiévale, en poésie comme en morale, dans le Roman de la Rose (aussi bien celui de Guillaume de Lorris que celui de Jean de Meung) ou le Chemin de longue étude de Christine de Pizan : l'Homme en tant que microcosme sent qu'il est régi par des mécanismes cosmiques.
2) L'image du Monde est aussi le support d'un imaginaire, voire d'une herméneutique : témoin la panthère considérée comme un animal fantastique, quasi divin, avec son pouvoir de résurrection.
3) Elle est un modèle, hérité du modèle cosmographique d'Aristote, adapté par Albert le Grand, puis par saint Thomas d'Aquin.
4) Elle est un vaste réservoir d'images – ce qui pose le problème du cheminement de la simple illustration à la démonstration.
5) Elle existe en tant que livre, c'est-à-dire reflet du savoir « moyen »; l'historien va y trouver un document de choix.
Dans la dernière partie – particulièrement développée et illustrée par de remarquables diapositives obligeamment prêtées par M. l'abbé Garnier, spécialiste de l'iconographie médiévale – le conférencier a montré la richesse et l'originalité de la pensée médiévale, tout en insistant sur les différences avec notre temps. L'homme du Moyen Age vit dans une union intime avec la nature ; la perception du temps est uniquement liée aux travaux de la terre. L'Homme – microcosme – participe à l'Univers – macrocosme – tout en s'interrogeant sur celui-ci, mais son interrogation a pour but de le rapprocher de son Créateur. C'est là une des idées-forces de la grande période médiévale, les XIIe et XIIIe siècles. Le XIIe est celui du rayonnement de la cosmologie platonicienne dans le cadre du dogme chrétien ; il est marqué par la stabilité de la société féodale, le progrès technique, l'apogée de la littérature avec Chrétien de Troyes. Le siècle suivant voit l'apogée de l'aristotélisme, la floraison des grandes Sommes, des encyclopédies, le foisonnement des images du monde, avec prédominance de l'histoire naturelle, où une réelle observation voisine avec le fantastique le plus bizarre, comme l'ont montré les étonnants animaux des enluminures.
« L'image du monde au Moyen Âge, a conclu M. Ribémont, est d'un accès parfois difficile : il ne faut pas rester au niveau de l'anecdote, mais remonter à la philosophie et à la théologie. Mais c'est un domaine vivant, varié, gai et merveilleux, où la richesse naïve de l'imagination fait oublier que les théories scientifiques sont vite dépassées. »


Le mercredi 17 janvier 1990 s'est tenue l'Assemblée générale des adhérents. Le président Alain Malissard a fait un bref compte rendu de l'Assemblée générale de l'Association qui s'est tenue à Paris en juin 1989, rappelant avec satisfaction la bonne santé de Budé ainsi que celle de la collection des Belles-Lettres, puis, à la suite du rapport moral et financier de notre section – dont la bonne tenue est également réconfortante – il a annoncé les grandes lignes du programme de la saison prochaine. Le Bureau actuel a été ensuite réélu à l'unanimité.
Ensuite M. Lionel MARMIN, président honoraire, a parlé d'« Un homme de lettres oublié : Léon Blum ».
S'il est vrai que l'homme politique a été très connu, le juriste, membre du Conseil d'État l'a été nettement moins, en revanche l'écrivain – journaliste – critique ne rencontre guère d'écho aujourd'hui. M. Marmin a d'abord retracé ses origines : né clans une famille de commerçants juifs aisés de la rue Saint-Denis, patriotes et républicains, Léon Blum a connu une jeunesse heureuse. Il s'est révélé très vite un élève fort brillant ; reçu second très jeune à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, mais rebelle à sa discipline, il démissionne, et entame alors une carrière de dandy mondain, fréquentant les salons à la mode et participant aux revues littéraires éphémères aux côtés de Daniel Halévy, Fernand Gregh et… Paul Valéry. En 1892 il entre à la célèbre Revue Blanche, laquelle réunit de grands noms d'horizons très divers de Barrès à Zola. En décembre 1895 il est reçu au concours du Conseil d'État et en même temps devient le critique attitré de la Revue Blanche pour le livre. Certains de ses articles comme les Nouvelles Conversations de Gœthe avec Eckermann font grand bruit ; il y affirme ses admirations pour Barrès (qui est alors l'auteur de la trilogie du Culte du Moi, dont il devient un ami fidèle), pour le Gide des débuts (il fera l'éloge de Paludes, puis des Nourritures) ; il remarque le premier essai de Proust (Les Plaisirs et les jours) qu'il juge « trop coquet et trop joli ».
En quittant la Revue Blanche vers la fin de 1901, Léon Blum deviendra chroniqueur théâtral dans différents journaux et revues (le Gil Blas, Comoedia, l'Excelsior, l'Humanité de Jaurès, Le Matin de Bruneau-Varilla, La Revue de Paris), ce qui fit sa notoriété. L'homme politique inscrit à la 14e section du Parti socialiste, animée par Bracke-Desrousseaux, a suivi pendant près de dix ans la production théâtrale au jour le jour, parfois par de courts billets ; ses jugements nous paraissent aujourd'hui dans l'ensemble moins lucides que ceux qu'il avait portés sur les livres, témoin son enthousiasme pour Porto-Riche, mais, en revanche, il ne s'est pas trompé sur Becque, sur Rostand, sur le Claudel de l'Annonce faite à Marie. La fin de l'exposé a été consacrée à l'activité proprement littéraire de Léon Blum (il est charitable d'oublier sa production poétique) avec deux livres : en 1904 Du Mariage (livre très moderne quant au fond) et en 1914 Stendhal et le beylisme, ouvrage intéressant mais peu remarqué à l'époque, sinon par Émile Faguet, son ancien maître.
La vie littéraire de Léon Blum s'est donc définitivement arrêtée au moment où il se consacre entièrement à la politique. R. Poincaré l'accueillit à la Chambre par un compliment qu'on aimerait entendre plus souvent de nos jours : « Il serait souhaitable que beaucoup de parlementaires aient le talent et la culture de Léon Blum ».


Le mardi 20 février, M. Jean-Claude MARGOLIN, professeur à la Faculté des Lettres de Tours et ancien directeur du Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, a parlé d'« Érasme, pionnier et pèlerin de l'Europe ».
Ce personnage célèbre, né à Rotterdam en 1469, qui fut l'ami et le correspondant de tous les grands esprits de son siècle, dont les traits nous sont familiers grâce aux portraits de Holbein et de Quentin Metsys, est resté pour nous avant tout un symbole, celui de l'humanisme européen ; dans cette époque agitée, il est le pacifiste, qui se proclame « citoyen du monde », civis mundi.
M. Margolin a parfaitement montré l'Érasme pèlerin, au sens latin du terme, c'est-à-dire le voyageur dans une Europe encore cloisonnée et divisée par des obstacles de toute sorte. On le trouve à Paris, en Sorbonne, à Londres, où il rencontre Thomas More et le futur Henri VIII, en Italie, à Rome, Sienne, Naples, Turin et surtout Venise, près du grand éditeur Alde Manuce, pour finir ses jours à Bâle en 1536. Il va de couvent en couvent à la recherche d'un manuscrit, il sillonne les chemins de l'Europe « latine », mais va encore plus loin par son abondante correspondance (plus de 3400 lettres connues) qui le rend présent aussi bien en Pologne qu'en Espagne.
M. Margolin est plus réservé sur l'autre point de son propos : peut-on aller jusqu'à affirmer qu'Érasme a eu une « conscience européenne » ? Si l'on répond oui, c'est qu'il faut restreindre la portée du terme d'Europe : pour l'auteur des Colloques, c'est la « respublica christiana », qu'il confond d'ailleurs avec la République des Lettres. À cette époque professeurs et étudiants faisaient librement leur tour des Universités d'Europe (au fait n'est-ce pas là notre projet « Erasmus » ?) Cependant ce sentiment d'appartenance à une Europe de la culture ne l'empêche pas de critiquer à l'occasion ses hôtes, ni de manifester un réel opportunisme, tout en se reconnaissant « Batave et sujet de Charles-Quint ».
La vision européenne d'Érasme reste très intellectuelle et humaniste. Pour avoir conscience de l'entité politique, et même géographique de l'Europe, il faudra attendre le début du XVIIe siècle. Nous sommes convaincus qu'Érasme, dans la mesure où il a prêché la paix et la tolérance, a fait œuvre de pionnier, mais que des siècles ont été nécessaires pour faire l'Europe, dont l'achèvement nous préoccupe encore beaucoup…


Le jeudi 22 mars, M. Jean-Pierre CASTELLANI, maître de conférences à l'Université de Tours et secrétaire général de la Société internationale d'études yourcenariennes a fait une causerie intitulée : « Marguerite Yourcenar, romancière ? »
Le point d'interrogation étant capital, M. Castellani a commencé son analyse par une autre question, celle qui fut posée un jour à Michel Tournier par un écolier : « Qu'y a t-il de vrai dans toutes vos histoires ? – Si je réponds "rien", dit l'auteur de Vendredi, je suis un menteur, un mythomane ; si je réponds : "tout", alors où est la création ? »
Il suffirait de se référer aux définitions des dictionnaires pour percevoir combien les notions d'écrivain, de romancier et de romanesque sont vagues. Quels sont les rapports de l'écrivain avec ses personnages, avec le réel, avec la vie ? Yourcenar historienne et romancière ? Yourcenar philosophe et poète de l'histoire ? Autant de questions que les journalistes n'ont pas manqué de lui poser et auxquelles elle s'est contentée de dire : « La meilleure réponse à vos interrogations est dans mes livres ».
D'ailleurs elle s'est expliquée directement avec son lecteur dans ses nombreuses préfaces et postfaces… Dans le volume de la Pléiade Œuvres romanesques on trouvera, signale-t-elle, dans son avant-propos « ceux de mes ouvrages qui rentrent plus ou moins dans la catégorie du roman, de la nouvelle ou du conte, catégorie devenue si vaste de nos jours qu'elle échappe de plus en plus aux définitions… » Feux, qu'elle considère comme une série de récits « entremêlés de pensées », peut ainsi être intégré dans ce volume alors qu'elle exclut Souvenirs pieux, Archives du Nord et Quoi l'Éternité? pour les placer dans un second volume qui devrait sortir un jour et qui comprendrait « le théâtre, les essais et la poésie, versifiée ou non ». Mais en dépit de ce titre Œuvres romanesques, elle se plaît à maintenir l'ambiguïté, voire à tenir des propos quelque peu provocateurs. C'est ainsi qu'en décembre 1984, alors qu'un journaliste du Monde lui demandait « si elle en avait fini avec le roman », du fait que ses derniers textes étaient des textes courts, elle répondit : « Je ne fais pas de différence entre romanesque et poési… Est-ce qu'on écrit des romans ? Je n'ai pas l'impression d'en avoir jamais écrit ».
En fait, en 1921, elle avait projeté d'écrire un long roman qui devait s'intituler Remous ; 400 pages furent rédigées de 1921 à 1926, mais il ne vit jamais le jour, les pages furent détruites… Cependant de ce grand dessein irréalisé, de ce « roman-océan » plutôt que roman-fleuve vont naître La mort conduit l'attelage (1935), recueil de trois nouvelles qui lui-même servira à L'Œuvre au noir (1968), Anna soror (1981) et Comme l'eau qui coule (1982), Remous réapparaîtra aussi en partie dans le Labyrinthe du Monde.
Il y a chez Marguerite Yourcenar un rythme de création assez varié. Alexis ou le traité du vain combat, Feux, le Coup de grâce sont écrits et publiés assez rapidement, en deux ans à peine. Néanmoins la gestation est plutôt lente ; il y a des mutations, de nombreuses ré-écritures. Ce sera le cas des Mémoires d'Hadrien qui connaîtra plusieurs phases, dont certaines détruites, d'autres reprises, puis abandonnées pendant des années avant de trouver leur forme définitive de 1948 à 1950. Hadrien a été en somme son amant pendant des années et l'attitude de Marguerite Yourcenar sera celle d'une romancière qui revendique le pouvoir d'invention, les rapports privilégiés avec ses personnages. « J'ai goûté (dit-elle dans sa postface à Anna soror) le suprême privilège du romancier, celui de se perdre tout entier dans ses personnages » et, évoquant Anna et Miguel : « J'ai vécu sans cesse à l'intérieur de ces deux corps et de ces deux âmes… avec cette indifférence au sexe qui est, je crois, celle de tous les créateurs en présence de leurs créatures ». Comment ne pas penser au fameux : « Madame Bovary, c'est moi » de Flaubert !
La volonté de concentrer, de passer de l'océan au fleuve, aux petites rivières est une constante dans son œuvre… M. Castellani affirme qu'elle a connu le désespoir de l'écrivain à la recherche de sa structure personnelle. En fait, celle qui lui convient, c'est le récit à la première personne, la lettre, la confession; mais au XVIIe siècle Hadrien eût été une tragédie et à la Renaissance un essai. En tout cas, selon le conférencier, le texte narratif correspond mieux à sa nature que le théâtre ou le poème dont le cadre figé l'enferme.
Et pour conclure sur cet écrivain « fragile et rigoureux » à l'écriture janséniste qui véhicule un véritable feu et dont la vie fut une alternance d'errance et de retraite, M. Castellani a lu une page d'Un homme obscur et quelques lignes de Patientia des Mémoires d'Hadrien.


Le mercredi 2 mai, « Scythes et Grecs », par Mlle Véronique SCHILTZ, maître de conférence à l'Université de Besançon.
La première partie de la conférence est consacrée à un tableau général du monde des Scythes dans l'Antiquité.
Les Grecs ayant fondé des colonies aux confins de la mer Noire, c'est par les textes grecs, ceux d'Hérodote en particulier, que les Scythes nous ont d'abord été révélés. Puis sont venues les découvertes archéologiques qui ont fait connaître les éléments typiques de l'art scythe. Celui-ci, par opposition à l'art grec qui cherche le Beau à travers la ressemblance, se caractérise par l'abstraction et la stylisation. C'est lui qui a donné naissance à l'art moderne abstrait soviétique, qui s'oppose à l'hyperréalisme et au figuratif et se rapproche de l'art nègre et du cubisme.
Les Scythes étaient des nomades qui, parcouraient la steppe en reliant l'Orient et l'Occident (bien avant la route de la soie au début de notre ère) ainsi que la mer Noire et le nord de la Sibérie. Ils ont subi l'influence de la Grèce, mais les Grecs ont pu également apprendre des Scythes (c'est la raison pour laquelle les découvertes archéologiques récentes ont entraîné un développement des études grecques en U.R.S.S.).
Le cadre géographique dans lequel vivaient les Scythes était la steppe. Au premier millénaire av. J.-C., en raison du développement de l'élevage, ils ont pratiqué le nomadisme, soit horizontal, soit vertical avec la transhumance. Le milieu où ils vivaient était cohérent, avec un climat continental, des arbres rares, des graminées. La faune était abondante et variée avec des ongulés, des cervidés, des hardes de cerfs et des prédateurs comme les loups, les aigles et les panthères.
Les langues parlées étaient iraniennes, finno-ougriennes et altaïques, c'est-à-dire turco-mongoles. Les Scythes étant un peuple sans écriture, l'art leur servait de langage écrit.
C'était aussi un peuple sans architecture (on vivait sous la tente), sans art majeur (sauf quelques stèles), sans peinture (sauf les couleurs décorant les tissus et les feutres). L'art s'appliquait aux seuls objets transportables et utiles. Les armes, les harnachements des chevaux, les parures et les bijoux s'ornaient de décors animaliers. Les matériaux utilisés étaient rarement la céramique, souvent le bois, la corne, le cuir, le tissu ou le feutre. Ces nomades s'attachaient à un art fait pour être vu dans le mouvement et leur tente, la yourte, représentait le microcosme du monde entier.
Les Scythes et les Grecs étant séparés par une frontière de quelques centaines de kilomètres, sur la bordure nord de la mer Noire, il y eut inévitablement une osmose entre ce peuple de marins et ce peuple de cavaliers. La colonisation grecque s'effectua en deux temps. D'abord furent fondés des comptoirs commerciaux où les Grecs achetaient métal, bétail, peaux, fourrures, et vendaient différents objets ; les guerres médiques mirent fin à ce commerce. Puis, au IVe siècle, Athènes se lança dans une vaste entreprise de colonisation pour se procurer du blé dans les terres fertiles de Crimée et sur les rives des fleuves ; alors les peuples locaux, fascinés par les Grecs, se modifièrent et l'aristocratie scythe s'hellénisa.
La deuxième partie de la conférence fut consacrée au commentaire de diapositives. Mlle Schiltz montra d'abord quelques-uns des objets qui, en 1975, furent présentés à Paris dans I'exposition « L'Or des Scythes », dont elle fut le commissaire. Ces objets, pour la plupart en or, ont été trouvés dans des tombeaux au nord du Caucase, dans le Kouban ; ce sont des représentations de cerfs, de panthères, des plaques de carquois. Certains sont ornés de décors du Proche-Orient. Un miroir représente la traduction d'images scythes en langage grec. Des brachtées sont ornées de modèles empruntés aux monnaies grecques ; d'autres objets sont encore plus nettement hellénisés.
Mlle Schiltz présente ensuite certaines pièces qui ont été trouvées, plus à l'est, dans les tombeaux de l'Altaï. Pour expliquer leur parfaite conservation, on est amené à faire l'hypothèse suivante : peu après l'inhumation, des voleurs de métaux auraient ouvert la tombe, dans laquelle se sont infiltrées les pluies d'automne ; cette eau a bientôt gelé, formant un noyau de glace qui a préservé les tissus. C'est ainsi que l'on a pu récupérer des objets en bois, en cuir, des harnais, des barres de mors, des représentations de chevaux déguisés en cerfs. L'influence de la Chine sur les harnais est particulièrement nette. Des tapis de selle en feutre étaient ornés de galons iraniens ou de soie chinoise et barbarisés avec des queues de cheval. Certains objets provenaient sans doute de la dot d'une princesse chinoise mariée à un chef nomade. On trouva même une peau humaine tatouée.
La conférence continua par la présentation de stèles, d'objets donnés au tsar au XVIIIe siècle. Puis on s'intéressa aux découvertes récentes faites en Bactriane, au nord de l'Afja, dans six tombes datant environ de 20 ap. J.-C., c'est-à-dire de la fin du royaume gréco-bactrien d'Alexandre. Parmi les pièces découvertes dans ces tombes se trouvaient des bracelets ornés d'or et de turquoise, une dague avec des raisins, un objet orné d'une scène dionysiaque traitée à la barbare, un guerrier avec une armure à la romaine.
Il est clair que, en quinze ans, depuis la grande exposition de 1975, nous avons continué à enrichir nos connaissances sur ces Scythes dont la culture s'est trouvée au croisement des trois cultures grecque, chinoise et indienne.


Le mercredi 16 mai, M. Clément BORGAL, professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Pothier d'Orléans, et critique littéraire auteur d'un récent Jean Cocteau ou de la claudication considérée comme l'un des beaux-arts (P.U.F. 1989) a fait une fort belle conférence intitulée : « Jean Cocteau le Socrate du théâtre ».
Le conférencier a rappelé d'abord l'abondance et la grande variété de l'œuvre théâtrale de notre « maître sorcier » qui va de Parade (1917) à Bacchus (1951). Pour Cocteau, comme pour les Grecs qu'il suit parfois d'assez près, le théâtre est poésie, et la poésie spectacle, c'est-à-dire à la fois mensonge et vérité. Dans ce monde de l'artifice et du trompe-l'oeil, M. Clément Borgal distingue trois aspects essentiels du théâtre de notre plus grand illusioniste : la provocation, l'exhibitionnisme et le surnaturel.
Le goût du défi était inhérent à la personnalité du poète, qui a fait sien le mot d'ordre de Diaghilev : « Étonne-nous ! » Et de chercher d'emblée la provocation dans la mise en scène, en réaction contre le réalisme de la fin du XIXe siècle, mais aussi la provocation dans les sujets, afin de « décaper les lieux communs du théâtre » , comme Socrate faisait avec le langage, en redonnant aux idées reçues un sens nouveau et une seconde jeunesse. Ce désir de provocation se retrouve également dans la création de personnages « impossibles », comme la Mort et les Anges dans Orphée, ou la Sphinx dans la Machine infernale. Mais le personnage le plus provocant, c'est assurément Cocteau lui-même, visible et présent partout dans ses oeuvres. Dans Orphée (que ce soit la pièce ou le film) l'assimilation est évidente et voulue.
M. Borgal a consacré la dernière partie de son exposé à l'étude du monde de Cocteau où le surnaturel constitue l'élément primordial, qu'il affirme dès les premières pages du Potomak. De même Orphée dira : « Nous baignons dans le surnaturel jusqu'au cou ». Dans ce monde règnent d'abord le destin, personnage invisible auquel se heurtent les héros, puis les divinités, comme les humains elles aussi prisonnières du destin, enfin les intermédiaires, comme l'ange Heurtebise. Cela dit, l'élément le plus important du surnaturel reste le langage, non pas le langage conventionnel de la poésie (Cocteau s'y est essayé dans Renaud et Armide et c'est bien là son moins bon théâtre), mais « un langage de medium », à la fois clair et obscur, simple et complexe. Comme chez Socrate, c'est bien le langage qui déclenche tout. « Le poète est un homme engagé par ses mots. »


Le dimanche 10 juin a eu lieu une promenade littéraire « Autour de la forêt de Fontainebleau » sous la conduite de Geneviève DADOU, professeur honoraire de Lettres Supérieures au Lycée Pothier et trésorière de la Section.
La première halte fut la chapelle Saint-Blaise-des-Simples à Milly la Forêt où M. Georges Dalgues évoqua le Cocteau dessinateur, artiste, amateur de plantes, de fleurs et d'animaux. Le second arrêt fut Barbizon, avec la visite de l'Auberge Ganne dont les murs et les meubles conservent les peintures ou ébauches d'artistes célèbres comme Corot, Théodore Rousseau, Millet, Diaz et d'autres moins connus mais estimables, tels Charles Jacques ou Ferdinand Chaigneau. Ce haut lieu de l'art a obtenu sa notoriété en littérature par le séjour qu'y firent, dans l'été 1865, les frères Goncourt et qu'ils transposèrent dans leur roman sur l'art et les peintres : Manette Salomon.
Mme Dadou a évoqué au passage à Avon le Prieuré des Basses-Loges où vinrent au XVIIe siècle Anne d'Autriche, Mme de Maintenon et Louis XIV, et qui est surtout connu de nos jours par l'institut qu'anima Gurdjieff et le dernier séjour de Katherine Mansfield. Au pont de Valvins, M. Jacques Boudet rappela les fréquents séjours que fit Mallarmé dans sa modeste demeure de vacances, et, devant sa tombe au cimetière de Samoreau, lut les pages d'Henri Mondor sur la mort du poète.
Après le repas pris au bord de la Seine à Thomery, dont les chasselas assurèrent la renommée du Moyen Âge au début du XXe siècle, ce fut la visite du château de By, ancienne propriété de Rosa Bonheur. Cette femme peintre, de nos jours bien oubliée, connut de son temps une célébrité aussi grande que George Sand dont elle partageait le goût de la tenue masculine (mais pas celui de la pipe !). En 1848, à vingt-quatre ans, elle est sacrée grande artiste pour son Labourage nivernais (peint d'après nature dans la campagne de Saint-Benin-d'Azy) que les critiques modernes auraient tendance à taxer un peu vite de « pompier ». La visite de la demeure, de l'atelier et du petit musée a quelque chose de touchant : Rosa Bonheur était un peintre honnête, très représentatif de son époque ; son seul tort est d'avoir eu une trop grande gloire de son vivant.
La promenade, fort agréable, dans le massif forestier de Fontainebleau, plein du souvenir de Musset et des héros de L'Éducation sentimentale, s'est achevée par la visite du château de Bourron, près du village de Marlotte fréquenté par Murger, Zola, Claudel, Mallarmé et les Impressionistes. Le chemin du retour a permis de jeter un coup d'ceil à la majestueuse église de Larchant, lieu d'un pèlerinage autrefois célèbre à Saint Mathurin et, après les destructions de Montgomery, passée à l'état de « ruine grandiose ».

Les secrétaires : André Lingois, Jean Nivet.


 

 SAISON 1990-1991

La rentrée de la saison 1990-1991 a eu lieu le vendredi 19 octobre avec la traditionnelle conférence de M. Paul MARTIN, professeur à l'Université de Montpellier, dont le titre était « Antoine et Cléopâtre s'aimaient-ils? » Question à première vue curieuse, alors que les amours de ces deux personnages furent tumultueuses et de notoriété publique… mais ne furent-elles pas dictées par la politique, comme l'ont pensé de nombreux historiens ?
P. Martin s'est d'abord empressé de réfuter la légende du coup de foudre. En 55 av. J.-C., Antoine, simple officier de cavalerie sous les ordres de César, rencontre une jeune reine de quinze ans, fille de Ptolémée XII, qui l'a, vraisemblablement, à peine remarqué. Celle-ci en revanche sera sensible aux avances de César, qui en fera sa maîtresse en titre et la mère de Césarion. C'est sans doute à Rome, au cours d'une cérémonie officielle, qu'Antoine l'a rencontrée pour la deuxième fois. La troisième rencontre aura lieu après la mort de César, alors qu'Antoine, ayant partagé le pouvoir avec Octave, convoque la reine d'Égypte à Tarse. C'est là qu'au cours d'une mise en scène théâtrale, Cléopâtre, déguisée en Aphrodite, va « vamper » le récent maître de l'Orient. À la question traditionnelle : Cléopâtre était-elle belle ?, Paul Martin répond sans ambages, s'appuyant sur les témoignages de Plutarque et sur la statuaire : elle a de l'éclat, du « sex appeal », de la grâce plutôt qu'une beauté classique ; elle est surtout d'une intelligence aiguë et d'une culture universelle – ce qui séduit Antoine, lui-même fin et cultivé. Ils vont vivre pendant l'année 41 la « vie inimitable », mais cette idylle n'empêchera pas Antoine de retourner en Italie, d'épouser en troisièmes noces Octavie, la propre sœur d'Octave, tandis que la Reine accouche d'Alexandre et Cléopâtre Sélénè. Antoine retourne en Orient préparer son expédition contre les Parthes, arrive en Égypte en 37, épouse Cléopâtre et légitime ses jumeaux… À partir de cette date, le prestige d'Antoine va en diminuant, du fait de sa dépendance financière et militaire ; il perd peu à peu ses partisans. On connaît la suite : la défaite d'Actium, le suicide manqué d'Antoine et sa mort entre les bras de Cléopâtre.
Paul Martin a tenu, dans sa conférence comme dans son ouvrage, à réhabiliter la « traîtresse » de la propagande augustéenne, telle qu'elle apparaît dans une ode célèbre d'Horace : la reine au beau profil a donné des preuves d'amour dans un monde où l'amour est la seule arme du pouvoir aux mains des femmes.


Le vendredi 16 novembre, M. LI CHUAN CHEN, ancien maître de conférences de l'Université de Pékin, actuellement lecteur à l'École des langues orientales, a fait une causerie – illustrée de 120 diapositives – sur « Le Bouddhisme et la route de la soie ».
La Chine, pour les Anciens, était le pays des Sères, c'est-à-dire des faiseurs de soie et les échanges entre le monde grec et l'Asie remontent sans doute aux temps homériques ; la route de la soie est citée par Ptolémée, Pline l'Ancien et Denys le Périégète. Cette route, qui suit à peu près la vallée du Hoang-Ho ou Fleuve Jaune, traverse le Sin-Kiang, offre ensuite deux variantes : l'une, au nord, passe à travers le Turkestan chinois et mène en Afghanistan, par le désert de Tarim ; l'autre, nettement plus au sud, gagne Kashgar, puis le Cachemire. C'est par cet itinéraire que le bouddhisme, issu de l'Inde via le Tibet a pénétré dans la Chine de la dynastie des Han (en gros au début de notre ère). Cette route, qui a fait l'objet d'un intense trafic caravanier jusqu'à l'époque de Marco Polo, a été sans cesse menacée par les brigands et les pirates, attirés par la richesse des marchands : elle a été de ce fait jalonnée de fortins, de caravansérails, de monastères et de sanctuaires. Elle constitue une vaste fresque de monuments inspirés par la religion bouddhique. On peut citer, par exemple, la première séquence consacrée aux cinquante-trois grottes situées au nord de Pékin, grottes aménagées et sculptées, sur lesquelles ont été ajoutées parfois des façades de temples, ou encore les célèbres statues colossales – qui datent en général du Ve siècle après notre ère – dont la plus connue est la plus haute (c'est le « Bouddha qui voyage »).
La « longue marche » de M. Li Chuan Chen, tout à fait à l'aise dans notre langue, nous a mené ensuite dans la Vallée du Fleuve Jaune, dans de nouvelles grottes, cette fois remplies de fresques étonnantes, dont l'une d'un superbe bleu monochrome représentait le nirvana. Le voyage s'est achevé à Lhassa, devant les deux demeures du Dalaï Lama : le palais blanc aux treize étages et le palais rouge, lieux sans doute propres à nous faire rêver, mais à nous rappeler aussi les exactions d'un régime qui fut naguère l'opium de nos intellectuels…


Le mercredi 12 décembre, M. Gérald ANTOINE, professeur émérite à la Sorbonne, ancien Recteur de l'Académie d'Orléans, a parlé – fort brillamment et spirituellement comme à l'accoutumée – de « Rome vue par deux écrivains diplomates, Chateaubriand et Claudel ».
Après avoir décrit la genèse de son sujet, le conférencier a cherché d'abord à réduire la distance entre ces deux grands écrivains en montrant leurs similitudes : deux hommes nés chacun au même moment de leur siècle (1768-1868) attachés à la foi catholique, dont les situations se ressemblent au départ, le premier étant secrétaire d'ambassade, le second « détaché surnuméraire ». Lors de sa première mission, en 1803, Chateaubriand, conscient de sa valeur et auréolé de sa jeune gloire d'auteur, est persuadé de la sottise de son supérieur, le cardinal Fesch ; Claudel en 1915 a manifestement plus d'envergure que l'ambassadeur en titre, mais il ne joue pas les ambitieux, utilisant son séjour pour emmagasiner le plus d'impressions possibles en vue de la rédaction du Père humilié.
Cette similitude de situation n'a pas suscité de ressemblance entre les visions de Rome des deux écrivains, bien au contraire. M. G. Antoine, en comparant la Correspondance de Chateaubriand à ses amis (Fontanes, Chênedollé) et le Voyage en Italie d'une part, et le Journal de Claudel, plus les lettres à sa belle-sœur, les dépêches et télégrammes diplomatiques, un poème de guerre intitulé Rome, a confirmé son impression première : Chateaubriand et Claudel ont porté sur la Ville éternelle deux regards à peu près totalement opposés. Tous deux certes ont été frappés par la grandeur du paysage romain, avec de sérieuses différences : Chateaubriand voit la grandeur et la majesté partout, mais principalement dans le passé, et même dans la mort, tandis que Claudel y voit l'énormité, mais dans la lumière et dans la vie (n'avouera-t-il pas n'avoir jamais vu de ruines en Italie, ou n'avoir jamais employé le mot ?) La même opposition se retrouve dans l'ultime face-à-face devant la Rome païenne et chrétienne : d'un côté la Lettre à Fontanes où Chateaubriand va jusqu'à comparer le « Colisée, ruine accomplie » et SaintPierre « ruine future », de l'autre le Claudel optimiste du Journal et du poème sur Rome.
M. Gérald Antoine conclut en vérifiant une fois de plus l'exactitude de la notion célèbre d'Amiel : « Tout paysage est un état d'âme » : à la Rome ruine funèbre du chantre de l'outre-tombe correspond la Rome vivante, frémissante de soleil et de chaleur du poète de la Joie.


Le 18 janvier s'est tenue l'Assemblée générale de la section ; elle a été suivie d'une causerie sur « Le vin dans la Rome antique », par M. André LINGOIS, professeur honoraire, chargé de cours à l'Université du Temps libre d'Orléans.
André Lingois, œnophile de longue date, ne prétendait pas à un travail exhaustif sur un aussi vaste sujet, mais avait la seule ambition de faire œuvre de vulgarisation – avec une fort belle illustration de plus de cent diapositives – s'appuyant sur les textes des auteurs latins de Caton l'Ancien à Palladius, ainsi que sur les historiens, depuis les « classiques », comme Raymond Billiard ou Roger Dion jusqu'aux spécialistes actuels comme André Tchernia ou François Salviat.
La première partie de l'exposé à été géographique et agronomique : à partir du début du Ier siècle (après J. -C. ), on peut faire un recensement des grandes régions viticoles de l'Italie, car la notion de cru est toute récente ; Catulle est le premier à citer le Falerne. Il faut se reporter à Pline l'Ancien pour trouver ce qu'on appellerait de nos jours un classement. C'est encore à lui qu'on se réfère, mais aussi à des auteurs plus anciens comme Caton ou Varron ou plus tardifs comme Columelle ou Palladius (IVe s. après J. -C.) pour connaître « les travaux et les jours » du vigneron : ceux-ci n'ont guère changé, au moins jusqu'à la mécanisation des années 70. En revanche, la vinification – objet de la deuxième partie – diffère de nos méthodes actuelles, car si les Anciens avaient bien constaté le phénomène de la fermentation, ils ne l'expliquaient pas et le maîtrisaient encore moins. On comprend qu'ils aient pratiqué la « chimie indigène » : salage, plâtrage, traitement à la poix ou à la résine, etc. Certaines habitudes antiques, comme celle qui consiste à traiter des raisins surmaturés ou à additionner le moût de miel, de manière à faire le mulsum chanté par les poètes, ne nous surprend nullement, par contre il y a des préparations – ou des mixtures – qui choquent notre goût moderne. Il en est de même pour l'usage du vin (c'était le dernier point) qui a parfois surpris l'auditoire : par exemple le passage des amphores au fumarium, là où aujourd'hui on ne met que des jambons !
Pour conclure, M. Lingois a tenté de répondre à la question obligatoire : à quoi ressemblaient les vins romains ? Peut-on comparer le Falerne Opimien à un Clos Vougeot 1929 ? Si les laudatores temporis acti chantent le nectar mythique, si les détracteurs n'ont que mépris pour ces fous qui osaient mettre de l'eau de mer ou des parfums orientaux dans le jus de la treille, entre ces deux extrémités on peut noter objectivement quelques constantes : la présence de vins peu taniques mais riches en alcool, l'absence quasi totale de vins secs type Sauvignon, la pratique des vins médecins, l'usage extrêmement rare du vin pur (merum). Tout compte fait, malgré la très grande différence qu'on imagine entre le palais d'un Pline et celui d'un œnologue contemporain, il est réconfortant d'apprendre que, dès l'époque d'Auguste, il existait non seulement le plaisir de la dégustation, mais celui de la collection : à la mort d'Hortensius, les héritiers avaient découvert 10.000 amphores de uetus uinum


Le mardi 5 février M. Robert AULOTTE, professeur émérite à la Sorbonne, président de la Société des Amis de Montaigne, a parlé de « Montaigne lecteur des auteurs latins ».
En faisant remarquer dans les Essais le très grand nombre des emprunts (800 sur 1300) aux écrivains latins, M. Aulotte a donné les raisons de cette préférence : la pratique d'une langue quasi maternelle, une véritable séduction exercée par Rome, une connaissance intime de l'histoire antique.
Montaigne a fréquenté les auteurs latins les plus variés, avec autant d'éclectisme que d'application, aussi bien Plaute qu'Horace, Sénèque que les écrivains de la fin de l'Empire comme Claudien ou saint Augustin. Il s'intéresse aux historiens qui sont « sa droite balle » – en particulier Tacite – ainsi qu'à la philosophie morale, mais c'est, de son propre aveu, la poésie qu'il aime d'une particulière inclination. Ses poètes préférés, il les cite au chapitre 15 du livre II : Martial, Horace, Lucrèce, Ovide – dont il admire les Métamorphoses – et surtout Virgile, « le maistre du cœur ».
M. Aulotte s'est ensuite interrogé sur la manière dont se marque la présence de ces auteurs dans les Essais. Montaigne, comme tous les auteurs de la Renaissance, fait des citations, mais n'emploie jamais le mot ; il parle d'« allégations » ou d'« emprunts », soit par copie fidèle, soit par paraphrase. L'abondance des références à autrui a pu poser un cas de conscience à un homme qui « de plus en plus a assuré sa voix à la première personne » ; or il s'en est expliqué par toute une série de réflexions parallèles. La citation a, de tradition, deux fonctions essentielles : l'une de décoration (citation ornementale), l'autre de mise à l'abri (citation d'autorité). S'il a pratiqué abondamment la première, en revanche il a toujours refusé systématiquement la seconde, au nom de l'esprit d'examen. Pour lui, d'ailleurs, la citation a gardé son sens juridique : Montaigne convoque l'auteur devant le tribunal de sa pensée.
La dernière partie de la conférence a été consacrée aux deux auteurs latins les plus cités, c'est-à-dire Sénèque – dont il admire plus le style et ses fameuses « pointes » (ou « acumina ») que la philosophie, – et Cicéron dont il aime les formules, tout en faisant de sérieuses réserves sur sa profondeur de pensée. Car, avec Montaigne « cesse l'aveugle soumission à l'Antiquité et s'ouvre l'âge d'un humanisme critique. »


Le lundi 18 mars, dans la grande salle de lecture de la Bibliothèque municipale, a eu lieu l'inauguration d'une exposition (qui a duré jusqu'au 30 mars) intitulée De l'écriture antique aux éditions modernes, ou Comment peut-on lire de nos jours des textes écrits il y a plus de 2000 ans ?
Le point de départ de cette entreprise a été l'exposition itinérante réalisée sur panneaux par l'Association Guillaume-Budé ; grâce à l'obligeance du Conservateur, M. Deguilly de son personnel dévoué, elle a été enrichie de documents variés, rares pour la plupart et rarement exposés, dont un manuscrit de Salluste du XIIe siècle, provenant de la bibliothèque de l'abbaye de Fleury (Saint-Benoît), un exemplaire de l'Ars maior de Donat, une lettre de Guillaume Budé datant de 1520, sans parler d'une édition de l'Aulularia avec annotations de notre saint patron…


Le 20 mars, Mme Odette TOUCHEFEU, professeur à l'Université de Nantes, a présenté, dans l'auditoriuem du Musée des Beaux-Arts, avec des documents iconographiques à l'appui : « La Grèce antique dans l'œuvre de Marc Chagall ».
Après avoir rappelé très succinctement la carrière de cet artiste russe mort en Provence en 1985 à quatre-vingt-dix-huit ans, la conférencière a centré son étude sur trois grandes ceuvres inspirées par l'Antiquité : deux albums de lithographies et une mosaïque de grande dimension, trois œuvres très différentes de celles que le grand public connaît.
La première de ces ceuvres, une illustration de Daphnis et Chloé, a été commandée en 1961 par l'éditeur Terriade ; le tirage en restera confidentiel (250 exemplaires, plus 20 hors commerce). Chacune des quarante-six lithos accompagne un passage du roman, mais le tableau n'est jamais « une illustration terme à terme de la séquence choisie » ; par exemple la scène printanière intitulée par Chagall « Printemps au pré » interprète très librement le texte de Longus. Mme Touchefeu insiste bien sur le fait que l'artiste donne sa propre lecture de l'œuvre grecque, en refusant le réalisme ; il a « le premier introduit la métaphore dans la peinture ».
La deuxième œuvre présentée est un album de douze lithographies, paru en 1967, avec le titre : « Sur la terre des dieux » ; Chagall a illustré des passages d'Eschyle, d'Aristophane, de Théocrite, de Sapho et d'Anacréon… Sans aucun doute, on y retrouve la lumière et les couleurs du paysage grec, mais il ne faut pas y chercher de références précises au monde hellénique : Chagall puise son inspiration dans sa propre sensibilité.
L'œuvre la plus spectaculaire – et aussi la plus fidèle aux sources antiques – est sans conteste la grande mosaïque de l'Odyssée, qui orne depuis vingt ans le hall de la Faculté de droit et des sciences économiques de Nice. Elle a été réalisée peu de temps après sa grande ceuvre : le Message biblique, pour laquelle on construisit un musée en 1973, c'est-à-dire de son vivant, chose exceptionnelle. Cette mosaïque de l'Odyssée est d'ailleurs en quelque sorte le pendant du Message biblique : Ulysse est pour lui « le symbole de l'Homme et qui va jusqu'au bout de son chemin d'homme… »


Le 11 avril, notre président Alain MALISSARD a fait une conférence très appréciée sur « Les poètes et le pouvoir à Rome ».
Le pouvoir de la poésie, à Rome, tient d'abord à son rayonnement, à sa grande diffusion, à son audience. À la fin de la République et au premier siècle de l'Empire, dans les couches aisées de la population, sévissait une sorte de « métromanie  », une manie d'écrire des vers ; et cette maladie durait encore à l'époque de Trajan. La prose, en effet, était considérée comme un genre sérieux, difficile, réservé à des professionnels – orateurs, historiens, philosophes – alors que la poésie, don naturel, serait pour le plaisir (ad delectationem). La poésie, parce qu'elle peut être l'affaire de tous, est populaire. Aussi écoute-t-on volontiers celui qui ajuste bien les syllabes et les sons, celui qui sait créer une musique. Et, sa parole étant écoutée, le poète a donc du pouvoir ; il peut avoir un poids politique. Ainsi les jeunes poètes (neoteroi) qui se sont rassemblés autour de Catulle ont eu une action pamphlétaire efficace, ce qui ne sera plus toléré sous l'Empire.
Le pouvoir de la poésie tient non seulement à son audience, mais aussi à sa nature même. Le poète, pour les Grecs et les Romains, ce n'est pas seulement le poeta, le technicien ; c'est aussi le vates, le prophète inspiré par un souffle divin (diuino spiritu). Aussi va-t-on presque toujours considérer la poésie comme l'expression d'une certaine sagesse et le poète comme apte à initier les masses, voire à les conduire.
Or les hommes politiques sont dans la même position que les poètes : comme eux, ils doivent rechercher l'assentiment de la foule ; comme eux, ils se présentent en intermédiaires entre les dieux et le peuple : dès la République, ils disposent d'un pouvoir (imperium) qui est mêlé de divin. Il va donc y avoir très tôt une tradition romaine de l'entente entre les poètes et les hommes politiques : Caton, Cicéron, Pison, Memmius… se sont attaché des poètes. C'est que les Romains ont le sentiment que l'action n'est jamais rien sans le récit de l'action, que la vraie éternité ne peut être donnée que par l'écriture – et spécialement par l'écriture poétique – qui seule ajoute quelque chose de définitif à la gloire (Cicéron a longtemps cherché un poète qui raconterait, en vers grecs, ses exploits contre Catilina). Aussi presque tous les hommes politiques vont-ils tenter d'utiliser les poètes, d'une manière assez souple sous la République, d'une façon très marquée à partir d'Octave-Auguste, qui voulut faire converger l'élan poétique et le renouveau politique, marquant ainsi l'instauration d'une poésie du pouvoir.
Car il est évident qu'il y a eu une politique littéraire d'Auguste. Il s'agissait d'élever la personnalité du prince, d'ancrer le régime dans l'histoire et dans une culture héritée de cette histoire : pour cela, les poètes étaient nécessaires. Une des grandes idées fut de tendre, entre la plus lointaine Antiquité et Auguste, deux grandes arches, l'une allant de Troie jusqu'à l'installation des Romains dans le Latium et l'autre allant de Romulus jusqu'à Auguste lui-même. Virgile se chargea de la partie épique et Tite-Live de la partie historique.
Virgile était déjà très césarien avant même de rencontrer Mécène. Bien des thèmes des Bucoliques et des Géorgiques, écrites alors qu'il n'était encore l'instrument de personne, correspondent à la politique augustéenne ; et l'Énéide va souligner la mission salvatrice d'Auguste, fils d'Énée par excellence, grand rassembleur, qui se trouve le prince de la paix et de l'union. Avec Virgile il y eut, par une sorte de miracle, rencontre d'une grande idée politique et d'une grande faculté poétique.
Properce, lui aussi, chanta les légendes romaines en rapport avec les grands thèmes de la politique d'Auguste. Mais avec lui s'arrête le « chant sincère »et inspiré des poètes au pouvoir. Horace, qui éprouvait peu de sympathie pour la personne du prince, essaya surtout de se dérober au devoir de chanter sa grandeur. Tibulle, encore plus nettement, refusa la poésie officielle et se confina volontairement dans l'élégiaque, ce qui était une manière de marquer son indifférence.
Avec Ovide fut consommée la rupture entre le pouvoir et la poésie. Jamais Ovide ne cessa, face à un pouvoir usé, de multiplier les marques de sa dissidence et les provocations. Et lorsque, à la fin des Métamorphoses, il place un éloge d'Auguste, il le fait d'une manière tellement appuyée qu'on voit bien qu'en fait il n'y croit pas. Quand Auguste meurt, en 14, il n'y a plus qu'un seul poète qui chante, et c'est lui, Ovide ; mais il est exilé ; du coup la poésie renaît par sa souffrance, dans les Tristes ou dans les Pontiques.
Et désormais ce sera toujours le lot de la poésie. On entre en effet dans une période de répression : Phèdre, par exemple, qui transforma la fable d'Esope en véritable pamphlet politique, sera lui aussi exilé, à la demande de Séjan. Une loi, sous Tibère, la lex maiestatis, va même protéger la personne de l'empereur et menacer toute dissidence. Alors les poètes meurent ou se taisent.
Vint alors Néron, avec lequel on assiste à une tentative de mettre la poésie au pouvoir. Suivant l'exemple de César, d'Auguste, de Tibère, Néron a produit une œuvre poétique importante. Et, de ce goût pour la poésie, il va faire une sorte de méthode de pouvoir. On sait que lui-même a chanté, qu'il est monté en scène, organisant des triomphes artistiques pour remplacer les triomphes militaires. La poésie répondait pour lui à une nécessité intérieure : bercer ses angoisses, calmer ses remords. S'il fit exécuter Lucain, c'est surtout à cause d'un conflit littéraire à propos de la Pharsale : Néron reprochait à cette oeuvre son romantisme baroque et Lucain y prenait de plus en plus ses distances à l'égard de la réforme axiologique de l'empereur. Avec Néron, le pouvoir a donc triomphé des poètes, qui vont désormais se réfugier dans cette retraite à l'écart que préconise le Dialogue des Orateurs de Tacite.
Mais le poète, toujours en fait sollicité, toujours plus ou moins vaincu, toujours renaissant, reste finalement éternel, en tout cas plus éternel que les monuments que font construire les empereurs, que leurs arcs de triomphe. Et même s'il disparaît presque totalement, même s'il ne se mêle pas aux grands, même s'il ne laisse qu'un nom, le poète survit toujours.


Le vendredi 17 mai, Mme Suzanne SAÏD, professeur aux Universités de Strasbourg et de Columbia a parlé de « L'espace tragique dans le théâtre grec ».
La conférencière a précisé en préambule que le terme d'espace tragique avait une double dimension : scénique d'abord, avec quatre niveaux : l'orchestra, le logéion (d'où parlent les acteurs), le théologéion (une sorte de toit en terrasse au-dessus de la skènè où apparaissent les dieux) et la machine, l'eccyclème, sorte de chariot à roulettes, d'une manière générale un espace défini par des relations entre un dedans et un dehors. La seconde dimension est une réalité textuelle : les lieux dont on parle, qu'on ne voit pas, lieux imaginaires certes, mais doués d'une certaine réalité scénique.
Le but a été de nous montrer les relations entre l'espace concret et l'espace imaginaire grâce à l'exemple de toutes les tragédies qui se passent à Argos : l'Orestie d'Eschyle, où la cité argienne est avant tout un espace mythique identifié par les légendes, avec une prédominance de souvenirs homériques, Les Suppliantes du même auteur, où Argos joue un rôle semblable, l'Électre de Sophocle, où le dramaturge remonte à la plus ancienne tradition épique, l'Électre d'Euripide où la ville a perdu son caractère mythique, où l'espace s'est en quelque sorte sécularisé, la réalité contemporaine faisant irruption dans la tragédie.
Mme Said a ensuite étudié l'espace théâtral dans chacune des œuvres citées ; dans la trilogie eschylienne, c'est le palais, l'autel d'Apollon, et la tombe d'Agamemenon, la cité étant hors-scène et la dimension politique réduite ; dans Sophocle l'espace scénique s'agrandit ; dans Euripide, le lieu hors scène devient de plus en plus complexe : la campagne paisible s'oppose au palais, à la fois lieu de luxe et endroit souillé ; Argos est évoquée avec précision, mais aussi comme un espace étrange, le pays où l'on n'arrive jamais, la ville où Oreste ne pénètrera jamais…
« Pour bien comprendre le théâtre antique – telle fut la conclusion – il faut être attentif à tous les signes, ceux du texte, mais aussi ceux des mouvements scéniques, ceux qui ne prennent du sens que par rapport à ce qui est dit. »


Le dimanche 2 juin a été le jour de l'excursion littéraire dont le thème était « Provins, la vallée de la Voulzie, leurs écrivains et leurs poètes ». Cette promenade – organisée matériellement par M. Jean NIVET – a eu lieu grâce à l'obligeance de M. Joël EYMERET, proviseur du Lycée Thibault de Champagne, de M. Pierre BENARD, président de « Provins, ville d'art » et de nombreux amis provinois.
Les budistes, venus nombreux, après le parcours pittoresque de la ville haute, ont été accueillis au lycée, qui n'est autre que le palais – fort remanié, il est vrai – des Comtes de Champagne, par Mme Eymeret : on leur y servit généreusement un « brunch » fort apprécié. Dans l'ancienne salle des gardes, M. Bénard, après avoir rappelé les grandes heures de Provins, une vraie capitale au XIIe siècle, évoqua la Révolution qui la ruina et fit de la cité des comtes de Champagne un décor parfait pour l'imagination romantique, montrant à l'appui quelques superbes lithographies du recueil de Du Sommerard. Au pied de deux fenêtres, seuls vestiges du Palais d'Henri le Libéral, notre vice-président et médiéviste connu, Bernard RIBÉMONT (qui avait fait dans le car un exposé très documenté sur les trouvères, en particulier Gace Brûlé, Guiot de Provins, et surtout Chrétien de Troyes) présenta le plus célèbre des comtes de Provins, Thibaut IV, dit le Chansonnier (1201-1257).
Le groupe dirigea ensuite ses pas non loin de là, à l'ombre de saint Quiriace, dans la demeure de Caroline Angebert, amie de Victor Cousin et de Lamartine, qui y tint cénacle à partir de 1848 (que Balzac utilisa dans Pierrette comme « maison de M. Auffray »). Sa propriétaire actuelle, Mme Tancelin, nous la fit visiter fort obligeamment. En descendant vers la ville basse, rue Saint-Thibault, fut évoquée la figure de Villegaignon, qui tenta au XVIIe siècle de faire vivre une petite colonie calviniste au Brésil, expérience qui fit réfléchir Montaigne sur le problème des « sauvages ».
Après un agréable déjeuner à la pittoresque « Hôtellerie de la Croix-d'or », et un rapide coup d'œil, place Honoré de Balzac, à l'école qui a remplacé la maison des Rogron de sinistre mémoire, le groupe a gagné le Jardin Garnier, où, devant les restes de la statue d'Hégésippe Moreau, M. Bénard a évoqué le personnage que Baudelaire croyait promis à de grandes destinées, mais que sa paresse et sa facilité ont transformé en « idole des fainéants et dieu des cabarets ». La postérité a gardé de lui une aimable élégie que notre guide a lue avant de nous mener à la Bibliothèque, où Mme Marzin nous accueillit pour nous montrer les richesses du fonds local.
La promenade s'est poursuivie jusqu'aux sources de la Voulzie, dans un site frais et verdoyant; là, M. Chartier, ancien professeur de géographie de la Faculté d'Orléans, nous expliqua le fonctionnement du captage de ces eaux.
La dernière halte a été, sur le chemin du retour, à quelques kilomètres au sud de Provins, le château de Lourps – aimablement ouvert par son propriétaire, M. Michaux – ; M. B. Ribémont y commenta les séjours de J. K. Huysmans dans cette demeure qu'il dépeignit dans À Rebours et En Rade, mais en exagérant singulièrement l'aspect fantastique.


Du samedi 24 août au lundi 2 septembre 91, notre section locale a organisé, pour ses membres et pour les étudiants de l'Université du Temps libre, un « Voyage à Rome » sous la conduite de notre président Alain MALISSARD, l'organisation matérielle – impeccable d'ailleurs – étant confiée à la « Compagnie des Voyageurs » à Besançon. Le thème en était la connaissance de la Rome antique, des vestiges républicains aux sanctuaires paléochrétiens, avec des ouvertures sur l'extérieur (Ostie, Tivoli, les Monts Albains). Et les soirées libres nous ont permis d'apprécier la vie nocturne de la Rome vivante. Pour mémoire, voici le programme dans ses grandes lignes :
– le 25 août : Visite du Forum Boarium et du Forum holitorium, du château Saint-Ange, du Testaccio et du Janicule;
– le 26: visite du Forum républicain, du Palatin ; l'après-midi visite des Forums impériaux, du Colisée, de l'arc de Constantin, des thermes de Caracalla ;
– le 27 : visite (exceptionnelle) de la Domus aurea ; l'après-midi, sur la Via Appia antica, visite des Catacombes de Saint-Calixte, du Cirque de Maxence, du tombeau de Romulus, du Mur d'Aurélien à la Porte Saint-Sébastien, et de Saint-Jean-de-Latran;
– le 28 : promenade sur la Via Appia antica, puis excursion aux Castelli Romani via Castelgandolfo, le Musée naval du Lac Némi, Frascati et le site antique de Tusculum;
– le 29 : visite de Saint-Pierre de Rome, du Musée du Trésor et des fouilles de la Basilique jusqu'à la partie inférieure ; l'après-midi Ostia antica et son Musée;
– le 30 : le matin, visite del'Ara Pacis, du Mausolée d'Auguste et du Panthéon ; l'après-midi excursion à la Villa Adriana;
– le 31 : le matin, le Capitole, les Musées Capitolin et des conservateurs ; l'après-midi visite de la Basilique de San Clemente et de ses fouilles (sanctuaire de Mithra) ; visite libre du centre historique;
– le 1er septembre : matinée libre ; le soir promenade commentée du Palais Farnèse à la Fontaine de Trévi, retour par le Largo Argentina – un dernier salut au Ponte Sisto (près de l'hôtel du même nom où le groupe était hébergé) en attendant le Palatino de 19 h, ce vieux train cher à Michel Butor…

Geneviève Dadou et Jean Nivet.


 

 SAISON 1991-1992

Le 23 octobre, M. Yves AVRIL, professeur au Lycée Saint-Charles à Orléans a inauguré le cycle de conférences avec un sujet original : « Rome à Saint-Petersbourg ou les poètes latins dans la poésie russe ».
Le conférencier, amateur fervent de la littérature russe et grand voyageur, a, dans un premier temps, résumé l'histoire de la ville, sa naissance, sa croissance rapide et son rôle culturel dans l'Europe des Lumières. Comme la Rome de Romulus, Saint-Petersbourg a sa date officielle de fondation ; elle a aussi son chantre, l'un des premiers écrivains de la Russie, Théophane Prokopovitch, qui n'hésite pas à comparer Pierre le Grand à Auguste, avec ses trois titres : César (tsar), Imperator et Pater patriae. La cité elle-même baroque et surtout néo-classique est ancrée dans le monde romain. La culture latine – et particulièrement la poésie – y est très vite présente ; elle va se répandre sous l'influence d'un personnage étonnant, Lomonossov : en 1756, celui-ci met sur pied une réforme de l'enseignement ; la matière essentielle sera le latin, avec, en 3e année, lecture des grands poètes. Le fondateur du célèbre lycée de Tsarkoîé-Sêlo, ouvert en 1811 – dont le plus brillant élève fut Pouchkine – prône avant tout le latin « qui donne le goût d'une authentique émulation pour le bien public »… La place de la culture latine restera longtemps dominante dans les nombreuses pensions des grandes villes (souvent tenues par des émigrés français) et dans les nombreux cercles et associations qui groupent les jeunes intellectuels, dont certains ambitionnent de traduire tous les classiques grecs et latins, et en premier lieu les poètes.
Dans la seconde partie de son exposé – qui fut une très agréable promenade érudite parmi les poètes russes, de Derjavine né en 1743 à Anna Akhmatova, morte en 1966 – M. Avril a tenu à illustrer la présence de la poésie latine dans la poésie russe, en choisissant les quatre poètes les plus aimés des contemporains de Pouchkine.
Le premier, Horace, a été le symbole du poète fier de son art ; ses laudateurs, comme Batiouchkov (1ère moitié du XIXe s.) l'ont farouchement défendu contre l'accusation de flatterie à l'égard du pouvoir. Ses grands thèmes : la gloire, le charme de la retraite, la solitude du poète, ont été maintes fois repris, d'abord par Derjavine, puis par Trediatovski, Karpnitz, et surtout Pouchkine, notamment dans Le Poète et la foule.
D'une manière assez inattendue, Martial est compté parmi les plus grands : c'est oublier que les Russes admirent la concision, l'union de la « mica salis » à la « mica fellis » (le grain de sel et la goutte de fiel), tout en lui attribuant une valeur universelle. Le satirique Juvénal a beaucoup inspiré la poésie du XIXe siècle, et d'abord la satire politique, l'imitation du modèle antique, voire la « fausse traduction » permettant de braver la censure. Mais le plus aimé est sans conteste Ovide, l'Ovide des derniers poèmes, celui de l'exil, qui engendre l'incompréhension et la mort. Pouchkine lui dédiera en 1821, de son lieu d'exil (à vrai dire moins pénible), deux poèmes, imité quelques années après par Tepliakov…
M. Avril a conclu par une évocation du très grand poète Ossip Mandelstam (dont on commémore en ce moment la naissance) : nourri de l'humanisme classique, amoureux de la langue française et de sa poésie, il est venu à Paris, dans une chambre à côté de la boutique de Péguy, il a connu un exil plus douloureux que celui d'Ovide et qu'il avait pressenti quinze ans avant, en écrivant Tristia. Mais, plus courageux que Juvénal, il a bravé Staline et a perdu la vie dans les camps de Sibérie. Cependant sa voix se fait toujours entendre : « la poésie est une charrue qui retourne le temps de façon que les couches profondes apparaissent à la surface… ».


Le mercredi 13 novembre, M. Pierre LÉVÊQUE, professeur émérite à l'Université de Besançon, fondateur du Centre de Recherche sur l'Histoire ancienne, a parlé de « La genèse de la religion grecque ». Désireux d'aller encore plus loin que Charles Picard dans Les Religions pré-helléniques, M. Lévêque, avec l'éloquence qu'on lui connaît, sans aucune note, a remonté le temps et parcouru l'espace, puisqu'il a fait de fréquents rapprochements avec les religions primitives du monde entier, chez les Lapons comme dans le Japon ancien.
Il a commencé par décrire la civilisation paléolithique du Bassin méditerranéen : ces chasseurs-cueilleurs, vivant en petits groupes déjà très organisés, vénéraient dans des grottes-sanctuaires à la fois un grand animal (la plupart du temps un ours) et une divinité féminine. Les représentations des cavernes montrent l'union sacrée – et charnelle – entre cette déesse-Mère et un grand animal cornu, symbole du sexe masculin… Cette hiérogamie, premier fantasme de l'Homme de la forêt ainsi que les mutilations rituelles des enfants (attestées par les découvertes récentes) sont certainement à l'origine des rites grecs conservés jusqu'au Ve siècle. À l'époque néolithique survient un changement : l'homme pratique l'agriculture, se sédentarise et fonde des nécropoles. En apparence rien n'est changé dans le rapport entre déesse et dieu animal (en général un taureau), mais l'étreinte qui donne la vie va exprimer un prolongement, une « survie » ; la déesse-Mère va symboliser « l'éternel retour ».
« Cette civilisation néolithique, dit M. Lévêque, nous amène à comprendre les grands mythes grecs qui sont nés à cette époque », comme le couple mère/fille – ce serait Déméter et Corè, donatrice du blé ou celui de l'enfant divin qui meurt et ressuscite. Aux deux fonctions essentielles de ces dieux primitifs, c'est-à-dire la fécondité et la fertilité, il faut ajouter le don de vie éternelle…
Toute une partie de la religion grecque est née à cette époque néolithique, avant l'arrivée des Indo-Européens à l'âge du bronze. Du fait de sa solide implantation, elle a résisté aux envahisseurs hellènes, mais, pendant un millénaire, il y a eu des contacts entre les religions, voire des cas de syncrétisme. Le seul dieu qui soit authentiquement indo-européen est Zeus, maître souverain et dieu de la foudre ; on le trouve marié ensuite à une grande déesse crétoise, Héra ; cependant les fouilles ont révélé un autel dédié à un Zeus nourrisson qui semble être le propre fils d'Héra !
En dépit de ces avatars, conclut M. Lévêque, la religion grecque est tout à fait cohérente : c'est une religion des forces de fécondité, du triomphe de la vie sur la mort, ce qui la différencie de la religion romaine. Sans doute la religion des cités, à partir de 800 av. J.-C., va encore évoluer, mais on y retrouve les schèmes des temps préhistoriques : les Grecs sont bien les héritiers de tout le passé de la Méditerranée orientale.


Le vendredi 6 décembre, M. Alain MICHEL, professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne et vice-président de l'Association Guillaume-Budé, a prononcé une conférence sur « Alain et les conceptions antiques du sacré », conférence d'une haute tenue sur un sujet qui lui tient à cœur, puisque c'était le thème de son intervention lors d'un récent colloque tenu à Mortagne sur Alain et les religions.
Alain écrit en 1933 Les Dieux, « livre lié à une certaine expérience humaniste du temps » ; à la démarche traditionnelle qui étudie, comme l'a fait Auguste Comte, les étapes de l'Humanité, Alain préfère considérer les étages et il suggère une sorte de coïncidence entre les deux : pas de progrès sans approfondissement.
Contrairement à une opinion répandue, Alain ne fut pas l'ennemi de la religion ; il a au contraire étudié le phénomène religieux de l'Antiquité avec la plus grande sympathie, dans un « esprit platonicien » ; ce grand rationaliste nous donne une vision mystique de l'Histoire et même de la raison. Pour lui, il ne faut pas ramener la religion à la terre, mais la tirer vers le sublime, où – paradoxalement – réside l'humilité, voire l'esprit d'enfance. Dans la religion, il y a primat de cet esprit d'enfance, mais en même temps élévation. D'après Alain, l'expérience religieuse c'est d'abord celle de l'enfant, mélange magique d'émerveillement et de peur, mais aussi de jeu. L'auteur des Dieux nous décrit ensuite le cheminement de cette expérience : d'abord la religion de la nature avec son panthéisme naïf, puis la religion de la conquête, de l'efficacité, des dieux apolliniens, enfin la religion de l'esprit qui réconcilie, celle du Christ.
Alain Michel reprend ces trois étapes : la première, à la fois naturelle et magique, se rencontre dans la féerie et le conte, le Pays de Cocagne et la forêt enchantée, manifestation enfantine du Sacré. La deuxième étape, c'est celle où la religion devient celle de la cité, où la mythologie répand des personnages dans toute la nature, des héros, – trop égoïstes et trop humains – avec un dieu au sommet de la hiérarchie, « un Zeus qui pèche par excès d'anthropomorphisme, qui manque de divin ». La troisième étape est celle de l'esprit ; aux yeux d'Alain, c'est l'expérience du christianisme qui apparaît comme le lieu du paradoxe et de l'exigence difficile : l'obligation de la rigueur absolue. On est loin de l'image du philosophe radical qui transige ! Alain est persuadé que le Christianisme a apporté le réalisme et l'Histoire, alors que les religions anciennes ne montraient que la vérité symbolique et le sens littéral. Situé « entre Jupiter et Jéhovah », le Christ enseigne cette notion fondamentale « que la puissance déshonore, même Dieu ». L'une des grandes idées de la théologie moderne – qui fut d'ailleurs celle du Moyen Age – c'est que le Christ a réuni l'Humanité et la Divinité. Les philosophes peuvent donner à son message, qui se présente comme un récit historique, une signification plus symbolique qu'historique. Il affirme le primat de l'esprit et de sa non-violence.


Le dimanche 15 décembre, un groupe important de budistes, conduit par M. Malissard, a eu la chance d'assister au Théâtre de la Cartoucherie de Vincennes aux représentations d'Agamemnon et des Choéphores d'Eschyle dans la mise en scène d'Ariane Mnouchkine, qui a tenu à nous accueillir elle-même et à s'entretenir avec nous au sortir du spectacle, lequel fut un très grand moment de théâtre.


Le mercredi 21 janvier 1992 s'est tenue l'Assemblée générale de la section. Le président Alain MALISSARD, devant une salle archi-comble, s'est félicité de la bonne santé de notre section, du fait de l'accroissement des adhésions, de la fréquentation régulière aux conférences ainsi que de la situation financière en équilibre. Après avoir rappelé les activités de l'année 1991 et annoncé les projets de la saison 1992, il a fait part de ses inquiétudes quant à l'avenir des langues anciennes dans les lycées comme dans les Universités et a lu le texte de défense élaboré par la CNARELA.
L'Assemblée générale a été suivie d'une conférence de notre trésorière, Mme Geneviève DADOU, ancien professeur de khâgne au lycée Pothier, sur « Les images de Rome dans la Modification de Michel Butor ».
Cette œuvre de 1956, aujourd'hui classique, se présente, dit-elle en préambule, comme « un kaléidoscope d'images déformées par le souvenir ou par le rêve, et transformées par la magie du romancier ». Le héros, Léon Delmond, pris entre deux femmes et deux vies, part pour son douzième voyage à la recherche d'une ville fascinante en même temps qu'à l'investigation d'un Moi difficile à cerner. C'est au cours des vingt-deux heures (!) passées dans un wagon du Paris-Rome que va se produire la « modification ».
Dans un premier temps, G. Dadou a passé en revue quatre voyages significatifs du héros, épars dans le roman placé sous le signe de « l'achronologie systématique » : deux sont faits avec l'épouse, les autres avec la maîtresse, Cécile, qui fait connaître à Léon la Rome baroque et, d'autre part, circonscrit son territoire : du Palais Farnèse jusqu'à Saint-Jean-de-Latran avec un lieu privilégié : la Piazza Navona et son célèbre café Tre Scalini. À cette période de découverte romaine, enthousiaste et heureuse, notre guide a opposé en second point la visite incomplète qui aboutit à une frustration : tout le passé religieux de Rome est refusé par Cécile l'anticléricale, si bien que Léon visite seul Saint-Pierre, le Musée du Vatican et surtout la Chapelle Sixtine avec sa fresque du Jugement dernier, visite d'ailleurs préparée par la lecture du VIe livre de l'Énéide (Enée aux enfers) qui marque fortement l'imaginaire du héros.
Plein de réminiscences culturelles, mais aussi d'angoisses personnelles, Léon Delmont, dans son compartiment surchauffé, est en proie à un véritable cauchemar. Cette dernière approche du roman évoque sa descente aux enfers, où se déconstruit le mythe de Rome. Le délire devient si violent que les voyageurs du train se confondent avec les personnages de Virgile et Michel-Ange, auxquels se joint comme guide la louve fondatrice. G. Dadou voit dans ce délire une confrontation entre la tradition antique et la tradition chrétienne, entre la mythologie la plus ancienne et tous les personnages de l'Histoire, mais aussi comme une interrogation sur l'homme, le héros et le lecteur, – le « vous » adopté par Butor faisait entrer chacun de nous dans l'histoire.
Au fond, le vrai sujet, dit en substance G. Dadou dans la conclusion magistrale de sa conférence – superbement illustrée par les photographies de Pierre Navier – n'est pas tant l'évolution psychologique du personnage central que les multiples visages de la Ville, matière même de l'œuvre d'art. La Modification apparaît comme une méditation sur le mythe romain et les paysages urbains, à la manière de Chateaubriand.


Le 12 février, M. Pierre MONAT, professeur à l'Université de Besançon, a fait, sous le titre : « La Bible à l'épreuve des citations », une très originale conférence, avec documents à l'appui, qui répondait à la question : les premiers auteurs latins chrétiens trahissaient-ils la Bible quand ils la citaient ?
Après une amusante captatio beneuolentiae, M. Monat a rappelé la valeur fondamentale de la citation chez les Anciens, qui lui attribuaient un rôle de testimonium indiscutable, mais aussi les dangers, car la citation, sortie du contexte, est détournée de son sens, ou mal comprise, voire l'objet d'un total contresens. Le grand livre sacré n'a pas été à l'abri de ces mésaventures. Le but du conférencier était de montrer comment la Bible avait été utilisée de façon sérieuse par des gens qui la considéraient comme une auctoritas, mais aussi de façon arbitraire, en toute bonne foi, tous ces extraits ayant constitué en quelque sorte des anthologies ou des dossiers servant d'argumentaires.
En premier lieu, M. Monat a fait un rappel du monde de la Bible et de sa transmission à travers les âges. Il ne faut pas perdre de vue que la Bible est une collection de livres d'époques différentes, liés à l'histoire d'un peuple pendant quatorze siècles, écrits peu homogènes, de styles parfois opposés. À cela s'ajoute un problème de traduction : au départ, l'œuvre est écrite pour la plus grande part en hébreu, le Nouveau Testament en grec ; la seconde étape est la traduction en grec à Alexandrie dite des Septante ; vient ensuite la traduction latine, artisanale et maladroite dite des Veteres latinae, suivie au IVe siècle de la version de saint Jérôme appelée Vulgate et officialisée par le Concile de Trente… si bien qu'il y a aujourd'hui de sérieuses différences entre la vieille Bible de nos grands-parents et celle d'Élie Chouraqui… M. Monat a étudié ensuite les conditions de l'utilisation des textes sacrés dans le dialogue entre juifs et chrétiens d'une part, entre chrétiens et païens de l'autre – dialogue parfois difficile, autour de l'héritage commun, ou autour d'un texte de base ou « canon ». Certains textes ont entraîné d'interminables discussions.
Pour renforcer l'autorité de la Bible, les auteurs chrétiens ont confectionné des excerpta (morceaux choisis) ou testimonia (témoignages), dont M. Monat a donné plusieurs exemples, regroupés autour d'un thème, de manière à constituer de véritables dossiers. Ceux-ci étaient parfois des centons hétéroclites et certaines lectures allaient à l'encontre radicale de la version primitive.
Le conférencier s'est ensuite interrogé sur la fonction de ces recueils de testimonia : ils ont été abondamment utilisés dans les polémiques avec les Juifs et avec les païens, où leur valeur prophétique était mise en évidence. On se pose encore des questions sur la provenance de ces dossiers, sans aller jusqu'à affirmer comme cet anglais qu'il s'agissait d'une sorte de pré-évangile. Il y a eu sans doute deux étapes, et la première remonte peut-être aux Esséniens ; « de toute façon, ce sont des témoignages authentiques qui peuvent recouper, ou éclairer la grande tradition…


Le 26 mars, à l'occasion de la « Semaine des Langues anciennes», dans la grande salle du Museum, M. Claude AZIZA, professeur à l'Université de Paris-III et critique cinématographique, a présenté « L'Antiquité dans le cinéma des origines de 1900 à 1925 », avec des documents filmés à l'appui, dont un montage sur le film épique présenté par Douglas Fairbanks Jr.
Le conférencier a d'abord fixé ses limites : la période étudiée va du premier film « à l'antique » (Néron essayant du poison sur des esclaves, de l'italien Promio) réalisé un an seulement après l'invention des Frères Lumière, jusqu'au début du parlant. Le mot de peplum n'était pas employé, car il date des années soixante. Par commodité, M. Aziza propose la dénomination d'« archaïo-peplum » pour désigner la production antérieure à 1918. Ce cinéma, très abondant, est l'héritier de certaines formes littéraires et artistiques où l'Antiquité a une place de choix. Les exemples les plus marquants se trouvent dans le roman du XIXe siècle, les Martyrs, Salammbô, mais aussi Les Derniers jours de Pompéi, Fabiola, Ben-Hur ou Quo Vadis. Mais il faut ajouter l'influence de l'opéra, de la peinture, – en effet les peintres dits « pompiers » sont de gros consommateurs d'Antiquité – du mystère médiéval, et même du cirque. Les films de cette période sont de courtes bandes muettes, des tableaux vivants ; assez vite vont se multiplier les adaptations d'œuvres littéraires ; ainsi on va compter dix-huit versions en dix ans des Derniers Jours de Pompéi ; en 1910, quatre Messalines sont réalisées. Ces films, qui parfois prêtent à sourire, ont fait avancer la technique : ainsi dans le premier grand film à peplum, la Cabiria de Giovanni Pastrone, apparaissent pour la première fois le travelling et les trucages.
Les sujets peuvent être rangés en quatre groupes : la Bible, le christianisme et ses martyrs, la mythologie et ses légendes, et Rome, une Rome mythique et fantasmagorique, centrée autour de César et de l'Empire, avec ses « monstres », comme Néron, Poppée et Messaline. Mais il ne faut pas s'y tromper, le pittoresque n'est pas gratuit. Aucun de ses films – en majorité italiens – n'est innocent : chacun fait passer une image de la Romania, une image de l'unité que seul le passé pouvait donner. Ce cinéma de divertissement est en quelque sorte un cinéma orienté.
De cette immense production, où l'on compte plus d'un millier de films, il ne reste bien souvent que des titres. Les œuvres qui ont été sauvées en revanche sont de grands films, ou qui contiennent des séquences remarquables, comme la course de chars du Ben-Hur de Fred Niblo (1925) que nous avons eu la chance de voir. « Ces films, conclut M. Aziza, ont préparé notre vision actuelle de l'Antiquité et ont fait rêver des millions d'hommes du monde entier… ».


Le 15 avril, la section a accueilli M. Jean ROSE, agrégé des Lettres, qui enseigne actuellement à Chartres après avoir fait une longue carrière au Mexique et en Amérique du Sud en tant que professeur ainsi qu'en tant que conseiller culturel. Passionné de culture mexicaine et d'étude de la langue nahuatl, il nous a donné une remarquable conférence sur « Le sacrifice chez les Aztèques ». Son but était de mettre fin à un certain nombre d'idées reçues et de faire comprendre les raisons profondes de ce rite jugé barbare et en contradiction avec une civilisation aussi raffinée.
L'offrance à Cortès d'une jarre de sang humain et le tzompantli ou chevalet de crânes empalés font encore frémir, au point que ce rite est souvent présenté comme un « accident » ou un phénomène marginal. Or c'est là une grossière erreur, dit M. Rose ; le sacrifice humain est au centre de tout pour ce peuple qui a imposé sa domination pendant deux siècles. Selon leurs croyances, l'univers en perpétuel mouvement reçoit son énergie du sang humain ; ce sont les dieux qui, les premiers, ont donné leur sang, et les hommes doivent les imiter. Le sacrifice est un devoir qui assure la continuité des dieux et du cosmos ; il est également lié à un lieu doué de vertus particulières : le centre de l'Univers – d'où le choix de Tenochtitlan-Mexico désigné par les dieux, Quetzalcoatl (le célèbre « serpent à plumes ») en tête. Dans ce lieu privilégié de la communication avec le divin, où l'équilibre du cosmos ne peut être maintenu que par le don du sang, les sacrifices humains ont lieu sur une grande échelle. Mais, à ce sujet, M. Rose pense qu'il faut sans doute ramener le chiffre avancé de 80.000 victimes annuelles à un millier. Ces sacrifices sont faits selon des rites divers : mort par les flèches, par le feu, par la décapitation, par la noyade, lorsqu'il s'agit d'enfants, et même au cours d'un jeu qui rappelle celui des gladiateurs (un guerrier sans armes, les mains attachées, subit les assauts de cinq adversaires armés). À tous ces rites, qui ont été empruntés à d'autres pays, les Aztèques ont imprimé leur marque personnelle – pour nous insoutenable – : l'arrachement du cœur de la victime et la présentation de ce cœur tout palpitant au Soleil. Laissons de côté notre sensibilité occidentale : après l'exécution rituelle, le cannibalisme; la chair du supplicié est consommée avec du maïs, la cuisson ayant transformé ces deux éléments en nourriture qui donne aux membres de la communauté les deux formes d'énergie, en tant qu'êtres vivants et en tant qu'éléments du cosmos.
Avant de conclure, M. Rose a passé en revue les différentes explications habituellement données à ce rite. Celles qui sont d'ordre matériel, comme l'excédent démographique, sont à rejeter ; parler d'une stratégie de la terreur ou d'un rituel qui renforcerait l'image de la hiérarchie sociale n'est pas satisfaisant non plus. Pour les Aztèques il n'y a pas de séparation entre le profane et le sacré ; la terreur était acceptée par tous, y compris les victimes associées à l'œuvre de préservation du Cosmos. Le sacrifice était le moteur de cette mission sacrée, non l'instrument. « Enseigné par les dieux, il est imposé par l'ordre des choses. Comme le disait Jacques Soustelle, il n'est inspiré ni par la cruauté, ni par la haine… ».


Le cycle 1991-1992 a été clos le 22 mai par une conférence de Jean-Marie BARNAUD, professeur au Lycée de Grasse, poète et romancier, dont le titre avait un caractère un peu provocateur : « Faut-il commémorer Arthur Rimbaud ? »
J.-M. Barnaud a tout d'abord reconnu sa dette envers son ami Alain Freix, lui-même poète et spécialiste de Joë Bousquet, et avoué ensuite qu'il était difficile d'associer l'idée de commémoration avec le nom de Rimbaud, car celui-ci est avant tout l'homme du refus : refus de la littérature, refus de la mère « au bleu regard qui ment ». De plus, commémorer, c'est sacraliser l'évènement, en effacer la singularité. « L'enfant de Charleville a troué d'une balle l'horizon de la poésie », disait René Char. Commémorer, c'est aussi faire la part belle à la légende. Pour y échapper, pour retrouver le regard naïf sur le « passant considérable » selon Mallarmé, notre conférencier nous propose trois lectures exemplaires de Rimbaud, trois lectures de poètes : André Suarès, Joë Bousquet et René Char.
Le premier, un grand esprit trop méconnu de nos jours, avait – dès 1912, l'année où Paterne Berrichon publie son hagiographie – en chantier un livre sur Rimbaud que Gide voulait publier, après avoir demandé à Claudel d'écrire aussi « son Rimbaud », dans l'espoir d'une belle empoignade. Suarès avait vu juste : « Rimbaud est trahi par le culte qu'on lui rend ». Ce qui nous intéresse davantage aujourd'hui, selon J.-M. Bamaud, c'est l'étude de la poétique de l'auteur des Illuminations. Suarès a bien vu les deux grands traits d'écriture, « entrée dans la modernité » : d'abord la disjonction, c'est-à-dire la réaction contre la tyrannie du langage, grâce à une écriture « éclatée et hallucinée », en second lieu, l'ellipse, une écriture de combat, laconique, « figure du solitaire ou de l'homme pressé ».
Le deuxième lecteur, Joë Bousquet, pourtant assez fidèle au Surréalisme, n'a pas suivi André Breton dans son jugement sur Rimbaud. Il ne distingue pas l'admirable poète du trafiquant d'Abyssinie : il existe une secrète fidélité de Rimbaud à lui-même dans son abdication. La poésie, c'est « l'arme de vérité qui permet l'exploration de la vie ». Écrire n'est ni une consolation ni une fuite, ce n'est pas traquer l'absolu, c'est « briser la chambre au miroir ». Pour Bousquet, le rapport essentiel entre la poésie et la vie n'a pas été interrompu par le silence de Rimbaud au Harrar : « Un poète ne peut quitter la poésie », écrivait-il à Lucien Becker.
René Char reconnaissait trois maîtres : Héraclite, Lautréamont et Rimbaud. Comme chez Suarès et Bousquet, le regard poétique de Char sur Rimbaud protège la poésie, mais aussi la réactive et en révèle le sens. Char refuse la lecture universitaire : « Un poème exige la participation, la rencontre d'un regard. Lire la poésie, c'est un acte physique, même un acte amoureux… ».
Après un développement très pertinent sur Char lecteur de Rimbaud, J.-M. Barnaud a conclu sur quelques vérités simples : il n'y a pas de Rimbaud définitif ; trois lecteurs lui ont rendu sa liberté, sans « réduction idéologique » ; la vraie lecture rend le texte à sa différence. Après Rimbaud, la poésie est vouée à l'éclair ; le poète est voué, comme le dit si bien René Char, « à vivre dans l'entr'ouvert, sur la ligne de partage entre ombre et lumière… ».


Le dimanche 14 juin, M. Jean NIVET a conduit l'excursion littéraire « Au Pays d'Alain-Fournier et du Grand Meaulnes ».
Pendant le long trajet qui nous a menés jusqu'à l'arrêt auto-routier « Forêt de Tronçais », nous avons pu assister dans le car à la projection du film de Jean-Gabriel Albicocco, ce qui a permis de rappeler aux « anciens » les souvenirs d'une promenade Budé de 1965, où nous avions eu l'honneur de saluer Isabelle Rivière, et où nous avions écouté le metteur en scène parler de ses projets cinématographiques. Le film, hélas !, a fort mal vieilli, en dépit de la grâce de Brigitte Fossey et de quelques photos de Sologne (trop) léchées.
Mais, cela dit, reste intact le charme de l'école d'Épineuil-le-Fleuriel, grâce à ses hôtes, M. et Mme Lullier, qui en ont fait (pour combien de temps encore ?) « un musée de la ferveur », selon le mot de notre ami Georges Dalgues. C'est là que l'on comprend que le Grand Meaulnes est formé d'une réalité que « nous pouvons parcourir en tous sens à la recherche de son mystère caché ». Après le pèlerinage dans la classe et dans la « chambre aux rêves », nous avons retrouvé, en parcourant le village, l'itinéraire quotidien de l'enfant Henri-Alban : le café Daniel, les Petits-Coins, la Maison des Tourterelles, la Belle-Étoile, le Gué du Glacis…
L'après-midi a été consacré à la visite du site de l'abbaye de Lorroy, tristement abandonnée – un des modèles du Domaine des Sablonnières, abandonné lui aussi – et à la Chapelle d'Angillon, le pays natal. Nous avons été reçus au château de Béthune où l'on nous a projeté un intéressant montage audio-visuel intitulé « Étranges paradis d'Alain-Fournier ».
Le retour s'est fait par Nançay : dédaignant les signaux des mondes lointains, nous nous sommes contentés de jeter un coup d'œil sur la boutique de l'oncle Florentin, où Augustin Meaulnes retrouve Yvonne de Galais… Modeste village, « ce lieu du monde que je préfère, disait Alain-Fournier, ce pays de fin de vacances… ».


Du mardi 1er septembre au mardi 8 septembre, notre section locale a organisé, pour ses membres et pour les étudiants de l'Université du Temps libre d'Orléans, comme en 1991, un voyage sous la conduite de notre président Alain MALISSARD, dont le thème était : « La Vallée du Rhône à l'époque romaine » (l'organisation matérielle en était également confiée à la « Compagnie des Voyageurs » à Besançon). Nous en rappelons le programme dans ses grandes lignes :
– 1er septembre : Visite des fouilles de Saint-Romain-en-Gal; de Vienne (théâtre, temple de Livie et d' Auguste, ruines du sanctuaire de Cybèle).
– 2 septembre: Visite du Musée de Vienne; de Vaison-laRomaine (sites de Puymin et de Villasse).
– 3 septembre : Visite rapide de Cavaillon (arc de triomphe); du site de Vernègues; des Antiques à Saint-Rémy de Provence ; du site de Glanum.
– 4 septembre : Journée consacrée à la visite d'Arles (arènes, théâtre, thermes de Constantin, cryptoportique du forum, Musée, Alyscans).
– 5 septembre : Visite du Musée archéologique de Marseille, des sites et des fouilles du port.
– 6 septembre : Visite du site de Barbegal; de Nîmes (amphithéâtre, sanctuaire de la Fontaine et temple de Diane, castellum, Maison Carrée, Porte d' Auguste, Tour Magne, Musée).
– 7 septembre : Visite du Pont du Gard; d'Orange (théâtre antique, arc de Triomphe).
– 8 septembre : Retour, arrêt à Lyon et visite des fouilles de Fourvière.

Le secrétaire : André Lingois.


 

 SAISON 1992-1993

La saison 1992-1993 a été inaugurée, le mercredi 18 novembre, par une conférence de M. Louis VALENSI, Inspecteur Général de l'Éducation nationale, spécialiste de l'histoire de l'art antique et budiste de la première heure, sur « Urbanisme et pensée romaine ». Nous avons eu le plaisir d'inaugurer en même temps notre nouveau lieu de réunion : la très belle et vaste salle du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, obligeamment prêtée par le Conservateur, M. Éric Moynet.
M. Valensi a d'abord défini le mot d'urbanisme, né au XIXe siècle : celui-ci désigne à la fois une organisation de l'espace, une répartition équilibrée des surfaces et une maîtrise des problèmes de la vie communautaire. Pour le Romain comme pour le Grec, dont il a recueilli l'héritage, la ville est le lieu de la civilisation en même temps qu'elle apparaît comme « la traduction au sol d'un ordre cosmique ».
Le conférencier a construit son exposé sur trois points majeurs qui correspondent aux trois grandes fonctions de la ville antique qui était un espace sacré, un sanctuaire du droit, un lieu de mémoire. Il s'est appuyé sur des textes latins – textes de poètes le plus souvent – et a illustré son propos de diapositives évocatrices, du Forum de César aux provinces lointaines.
Fonder une ville est un acte religieux : le tracé du premier sillon ou sulcus primigenus par Romulus, rite d'origine étrusque, a été un symbole maintes fois représenté ; d'autres actes religieux suivront, comme les rites de purification. Cette conception aura une triple conséquence : Rome se conçoit comme une ville close régie par Jupiter, comme le siège de la paix des dieux, enfin comme un reflet de l'ordre cosmique. L'urbanisme serait en somme « né de la vision surnaturelle des choses ». Dans l'Urbs, sanctuaire du droit, l'espace est hiérarchisé, en quelque sorte par cercles concentriques : le pomoerium, siège de l'imperium domi, l'Ager Romanus, lieu des innombrables cultes chantés dans les Fastes d'Ovide, et l'Ager publicus. La ville est également le lieu d'application du droit qui délimite les prétentions de chaque groupe social, et le lieu où s'exerce le métier de citoyen. L'Urbs est aussi le lieu privilégié de la mémoire, d'abord la mémoire du sol (les terres des colonies les plus lointaines ont été cadastrées dans un quadrillage parfait et le double envoyé à Rome), mais surtout la mémoire de la bienveillance divine et des hauts faits des hommes ou de leurs bienfaits. La ville est marquée par la volonté de structurer géométriquement l'espace, comme à Timgad (superbement photographié du haut du ciel) ; cet espace devient monumental et théâtral, jusqu'aux confins de l'Empire comme à Palmyre. Héritée de la Grèce, l'architecture romaine a changé les proportions et s'est vouée au grandiose.
Dans sa conlusion, d'un raccourci remarquable, de Milet dessiné par Hippodamos à l'Urbs codifiée par Vitruve, M. Valensi nous a montré que l'urbanisme n'est pas une science de technocrate, mais une synthèse entre réalité, politique, économie, droit, religion… et mythe.


Le samedi 5 décembre, la section a organisé une sortie à Paris. La matinée fut consacrée à une visite de l'exposition. « Les Étrusques et l'Europe » au Grand Palais, sous la conduite par M. GUITTARD, professeur à l'Université de Tours et étruscologue. En soirée les « budistes » assistèrent à une représentation des Euménides d'Eschyle, dernière pièce de la trilogie de L'Orestie, faisant suite aux représentations d'Agamemnon et des Choéphores de l'an dernier, dans une mise en scène d'Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie de Vincennes.


Le mercredi 9 décembre, M. Jean DERUELLE, ingénieur, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, a prononcé une conférence intitulée « De la Préhistoire à l'Atlantide des mégalithes, les leçons du radiocarbone ». M. Deruelle a publié en 1990, aux éditions France-Empire, un ouvrage portant le même titre, qui s'inscrit délibérément dans la ligne d'une « Nouvelle Préhistoire », laquelle ne fait pas encore l'unanimité chez les archéologues actuels.
M. Deruelle a surpris d'emblée en prenant au pied de la lettre le mythe platonicien de l'Atlantide. Si l'on en croit le Critias et le Timée, cette île immense, au-delà des colonnes d'Hercule, avait constitué un vaste et riche empire, qui s'est étendu jusqu'au Bassin méditerranéen. Mais les rois de ce pays, devenus des conquérants belliqueux, ont vu leur île engloutie sous les flots, par punition des dieux.
La seconde surprise a été la relecture de I'Histoire, et surtout de la Préhistoire, à la lumière du mythe en premier lieu, et ensuite du radiocarbone. Selon notre conférencier, l'effondrement des royaumes crétois, mycéniens, hittites était dû au déferlement des « Peuples de la Mer » qui ont failli ruiner l'Égypte à deux reprises. Cette vaste opération, attestée par les historiens, impliquerait l'existence d'une grande puissance, la fameuse Atlantide. Dans le Timée, Platon – à qui nous devons faire confiance – règle d'un coup le débat sur l'origine de ces envahisseurs « venus du fond de la mer Atlantique, il y a neuf mille ans » et qui ont conquis des bases en mer Tyrrhénienne (en Sicile, en Sardaigne et en Corse) d'une part, en Afrique du Nord et en Libye de l'autre. C'est alors qu'il faut parler de la « révolution copernicienne » du radiocarbone ou « carbone 14 ». On sait que la radioactivité permet de dater, avec une marge relativement étroite (un à deux siècles), les vestiges d'origine végétale ou animale. Cette méthode a ouvert en archéologie « plusieurs millénaires inconnus ». L'Europe centrale et du Nord apparaît dès le Ve millénaire comme un foyer de civilisation avancée ; il faut donc reculer de 1000 ans au moins toutes les dates traditionnelles de la Préhistoire et – nouvelle surprise ! – il faut inverser les mouvements des peuples : ce sont les « Nordiques » qui sont allés vers l'est et non les Indo-Européens qui ont déferlé vers l'ouest. Le radiocarbone a également révolutionné notre connaissance de la civilisation des mégalithes : la plupart d'entre eux auraient été érigés entre 4500 et 3000, bien avant qu'il fût question des Mycéniens et des Minoens, qui passent couramment pour être les inspirateurs de ces monuments. Or ces « barbares constructeurs » connaissaient, selon M. Deruelle, l'astronomie et même le théorème de Pythagore !
Étonnés par ces révélations, nous attendions le dernier mystère : où faut-il chercher l'Atlantide engloutie ? Ni à Santorin, ni dans les sables du royaume d'Antinéa, ni au large de l'Armorique, mais sur un large plateau marin entre Angleterre et Pays-Bas, que M. Deruelle a assimilé au Dogger Bank. Par suite d'un réchauffement du climat provoquant une montée du niveau de la mer, l'île aurait été submergée, comme la ville d'Ys ou le Zuydersee au Moyen Âge…
M. Deruelle avait pris la précaution de nous dire qu'il s'agissait bien d'une thèse audacieuse, en dépit d'une solide caution scientifique. Le public a été fortement intrigué, voire ébranlé, mais est demeuré sceptique. Peut-être préférait-il croire aux « muthoi », c'est-à-dire aux belles légendes.


Le mercredi 6 janvier a eu lieu l'Assemblée générale de la section. Le président honoraire Lionel MARMIN, qui a reçu récemment des mains de M. le recteur J. Bompaire la médaille Guillaume-Budé, a rendu hommage à Fernand Robert, ainsi qu'à notre vice-président, Mgr P.-M. Brun, homme d'une culture et d'une érudition hors du commun. Le président en exercice, Alain MALISSARD, a présenté un compte rendu des activités budistes, sur le plan national et local, avant de nous faire part de ses projets pour la saison 1993-1994, avec la célébration du quarantième anniversaire de la section, et de clore sur la situation des études anciennes dans l'enseignement secondaire et supérieur.
Georges DALGUES, trésorier-adjoint de la section, ancien attaché au centre Charles-Péguy, a fait ensuite une éloquente causerie sur « Le Pouvoir poétique des mots ».
S'autorisant de la phrase célèbre de Mallarmé : « Ce n'est pas avec des idées que l'on fait des vers, c'est avec des mots » et prenant appui sur ce fait que l'usage commercial que nous faisons du langage nous aveugle sur la réalité objective des éléments qui le composent et nous rend insensibles les pouvoirs physiques des mots, G. Dalgues a montré, preuves en main et à l'oreille, que le poète se sert de ces mots« non pas selon leur sens, mais selon leur pouvoir ».
Après avoir insisté sur l'ambiguïté fondamentale du mot-en-soi, du mot-objet, matière impure qui mêle inséparablement son et sens, et de plus matière commune et usée, à travers les noms de personnes (Minos et Pasiphaé, Isabelle et Claire, Verlaine et Nerval), à travers les noms de lieux, exotiques, comme Chandernagor et Samarcande, ou familiers, comme Orléans, Beaugency ou la litanie du Conscrit des Cent Villages d'Aragon, à travers les mots répandus dans les glossaires, les dictionnaires, les encyclopédies, les précis techniques, les manuels et les catalogues, le conférencier nous a donné à entendre ce que tels mots peuvent comporter de sensualité sensible, et combien la matière verbale – d'essence magique – peut parfois l'emporter sur la matière mentale – de nature logique. Matière verbale qui suppose, pour qu'en soient accueillies en profondeur les vertus d'enchantement, une certaine forme de sensibilité formelle, parallèle à la sensibilité musicale.
Mais si un seul mot peut être poésie, c'est au poète d'assembler les mots pour en faire le vers – et le poème. Qu'est-ce qu'un beau vers (et nous en avons eu de rayonnants exemples), sinon la combinaison miraculeuse de mots qui allient en perfection l'idée et l'image, le sens et le son, l'énoncé et son rythme ? Les lois de cet alliage restent à définir, et tout beau vers porte en soi son propre secret, puisqu'un beau vers peut naître même d'une idée ou d'une image fausses. Sans doute, l'allitération, par exemple, a-t-elle des pouvoirs éprouvés. Mais il est bien d'autres combinaisons poétiques, que c'est au poète de gouverner, et selon un code qui lui est personnel. Il résulte de tout cela que le vers est unique, intouchable ( « Dignité du vers : un seul mot qui manque empêche tout », dit Valéry) et donc essentiellement intraduisible. Et preuves faciles en sont abondamment données.
Passant ensuite à un essai de définition de la poésie verbale, G. Dalgues rappelle la querelle qui, dans les années 25, opposa l'abbé Brémond et Paul Valéry sur la « poésie pure ». Pour l'abbé Brémond, est poète celui qui, naturellement, enregistre en vers l'injonction intérieure qui le soulève (cf. Lamartine et les surréalistes). Pour Valéry, est poète celui qui, lucidement, compose ses vers « avec des mots entre tous élus, d'abord, pour leur matérialité… ». Non qu'il faille nier « l'inspiration », ni que les dieux « gracieusement nous donnent pour rien le premier vers », à la hauteur duquel le poète s'efforcera de porter tous les autres. Mais tout poème est d'abord travail d'ouvrier de la langue et, contrairement à une idée reçue, tout poète est d'abord un versificateur.
En tout état de cause, force nous est de constater que, si nous savons où réside la poésie (c'est-à-dire dans le langage des hommes…), son essence nous reste mystérieuse, et que le problème de ses origines, de sa nature et de ses cheminements en nous n'est pas près d'être résolu. Elle n'en existe pas moins, et il n'est que de l'entendre. Ce dont, pour finir, G. Dalgues ne veut pour preuve que « cette grappe de Chanaan » qu'est la fin de La Maison du Berger de Vigny, qui s'achève sur le plus beau vers peut-être de la langue française : « Ton amour taciturne et toujours menacé ».


Le mercredi 27 janvier, la section a accueilli – à l'occasion de la représentation de l'Oreste d'Alfieri au théâtre d'Orléans – M. Jean GILLIBERT, metteur en scène, acteur, directeur de troupe (il a animé le Théâtre Antique de la Sorbonne), écrivain et psychanalyste. Le sujet de sa causerie, parfois déconcertante pour le profane, mais riche en aperçus féconds, incidentes et parenthèses, était « Le thème "matricidaire" d'Oreste, du tragique grec à la psychanalyse ».
Le premier propos a été une référence à Freud et au complexe d'Ocdipe, c'est-à-dire au désir de tuer le père et de s'unir à la mère, complexe qui est en quelque sorte une interprétation du mythe. Il y a une différence notable entre l'analyse freudienne et le mythe tragique, car la tragédie antique repose sur la nécessité de la croyance en l'oraculaire : dès la naissance de son fils, Laïos sait qu'il sera tué par lui.
M. Gillibert a ensuite étudié le mythe d'Oreste dans la trilogie eschylienne. La première pièce, Agamemnon, raconte le retour du chef argien et son assassinat par Clytemnestre et Égisthe, meurtre rituel, sauvage, avec émasculation. Oreste doit revenir comme vengeur de son père ; il apparaît au début des Choéphores devant le tombeau d'Agamemnon, où aura lieu la reconnaissance avec Électre. Le chœur des Choéphores, ou porteuses d'offrandes funèbres, joue un rôle essentiel. Leur chant rituel va pousser Oreste à la réalisation du meurtre, le lyrisme conduisant progressivement à l'exaltation et à la vengeance. Cependant la décision du vengeur est prise dès le départ. Comme chez Corneille (et on pense aux stances du Cid) la tragédie grecque n'est pas – contrairement à ce qu'on croit – une illustration du Fatum ou de la Moïra, mais bien l'aboutissement d'une volonté. Sans doute Oreste a besoin d'affermir sa nécessité de vengeance, il a besoin des imprécations d'Électre, de la ritualisation de la mort du père par l'intermédiaire du chœur. Il commettra alors le « matricide », et c'est justement la psychanalyse qui a nommé cet acte, alors que les Anciens utilisaient indifféremment le terme de parricide.
M. Gillibert a longuement insisté sur la violence de ce théâtre, en distinguant les scènes de présentation et d'exhibition des « représentations » où le langage sert de médiation, selon la distinction germanique entre Vorstellung et Darstellung. La projection des cadavres de Clytemnestre et d'Égisthe dans l'orchestra par la machinerie de « l'ekkyklèma » fait partie des premières.
Après deux digressions passionnantes sur la comparaison entre Oreste et Hamlet d'une part, et sur la tragédie grecque et le drame wagnérien de l'autre, le conférencier a abordé la troisième pièce de la trilogie, Les Euménides, où interviennent les dieux, où Apollon donne sa voix à Oreste. Tuer devient un acte autant théologique que psychologique, jamais mythique. À ce sujet, l'analyse rationnelle de Freud est particulièrement éclairante. M. Gillibert aborde enfin la pièce d'Alfieri, cet aristocrate italien qui vivait en France à la Révolution. Les données sont les mêmes que dans Eschyle, mais certains personnages ont été modifiés, comme Clytemnestre qui apparaît hantée par le remords. Le grand changement réside surtout dans la scène ou Oreste et Pylade échangent leur identité : il y a là un ton nouveau, une impression d'étrangeté très moderne.
M. Gillibert conclut alors sur le personnage d'Oreste qui, selon lui, n'est pas un vrai mythe, au sens profond que lui donne Dumézil, mais une légende. « Les Grecs ont eu cette particularité d'avoir gardé les grands mythes indo-européens, mais en choisissant les risques et les chances de l'observation humaine, d'où est née la sagesse, la sophia que nous admirons ».


Le mercredi 10 février, M. Jacques JOUANNA, professeur à la Sorbonne et membre du Bureau national, a obtenu un grand succès avec sa conférence – abondamment illustrée de diapositives – intitulée « Sur les traces d'Hippocrate de Cos, père de la médecine ».
D'emblée M. Jouanna a tenu à décaper la légende du personnage resté pour la plupart d'entre nous le symbole de la pratique médicale, connu par son fameux serment et ses Aphorismes, légende soigneusement entretenue par les habitants de Cos, fiers de leur sanctuaire d'Asklépios et de leur immortel platane au pied duquel le maître enseignait ses disciples. Or l'archéologie reste muette, car la cité que l'on visite n'existait pas au temps d'Hippocrate ; seuls les témoignages littéraires offrent une caution sérieuse, en particulier le Protagoras de Platon. On y apprend qu'Hippocrate fut, de son vivant au Ve siècle, aussi célèbre que Périclès ; qu'originaire de Cos, il appartenait à la famille des Asclépiades, et qu'il faisait payer ses élèves. On apprend aussi que cette famille – ou plutôt ce « génos » – qui remonterait au mythique Asklépios, divisée en trois branches, selon les lieux (Cos, Cnide et Rhodes), avait hérité d'un savoir médical transmis de père en fils, ce qui remet en cause le lieu commun qui veut qu'Hippocrate soit « le père de la médecine ». La chose sûre est que le savoir médical, à partir de lui, n'est plus réservé à des membres de la famille, mais enseigné à des étudiants liés en quelque sorte par contrat. Le Serment n'apparaît pas uniquement comme un code de déontologie, mais comme un texte historique destiné aux disciples recrutés par association.
M. Jouanna a abordé ensuite la carrière d'Hippocrate. Celui-ci n'aurait pas eu une si grande renommée s'il était resté à Cos, où il passa la première partie de son existence. Son activité s'est exercée dans des lieux divers : à Athènes, à Corinthe, à Délos, à Abdère, à Thasos, en Macédoine, en Thrace et en Thessalie où il mourut, après avoir légué sa « chaire de médecine » à son gendre Polybe. C'est vraisemblablement à celui-ci que l'on doit une bonne partie des traités dits « hippocratiques », et en particulier la théorie bien connue des quatre humeurs.
M. Jouanna, dans la dernière partie de son exposé, a étudié ces œuvres qu'il faut classer avec la plus grande prudence. C'est en effet une collection d'écrits divers d'auteurs variés et de dates différentes, dont beaucoup proviennent vraisemblablement de l'École de Cos, mais certains aussi de la rivale Cnide, sans parler des textes d'origine inconnue que forment les traités philosophiques (d'ailleurs fragmentaires). On peut remarquer également que ces écrits avaient sans doute des destinations diverses. Ce n'est pas tout à fait à tort qu'ils ont été considérés comme l'œuvre d'un seul homme, car on y trouve une « certaine unité de pensée hippocratique », révélée par plusieurs aspects : la faculté d'observation minutieuse des maladies (avec une description systématique des symptômes), une observation déjà « écologique » des rapports entre l'Homme et son milieu, une explication rationnelle des phénomènes (refusant nettement toute intervention divine et toute pratique magique), enfin une véritable réflexion sur l'activité médicale et la mission du médecin.
Ces dernières réflexions, dit M. Jouanna en conclusion, constituent pour nous la partie la plus originale de la pensée hippocratique, élément du vaste mouvement intellectuel de l'époque de Périclès, où la science et l'art s'unissent dans le mot de « technè », où la sagesse s'allie à la modestie, comme dans cette maxime :« C'est le malade qui lutte contre la maladie; le médecin n'apporte qu'une aide ».


Le 18 mars, la section a accueilli M. Jean-Yves GUILLAUMIN, professeur à l'Université de Saint-Étienne, qui avait intitulé sa conférence « Quand l'Antiquité gréco-romaine inventait les mathématiques ».
D'emblée, le conférencier a souligné, d'une part, l'extrême dispersion des mathématiciens antiques dans l'espace, depuis l'Ionie, patrie de Thalès et de Pythagore, jusqu'à Alexandrie, fief d'Euclide, et, d'autre part, la concentration dans le temps : trois siècles, en gros de 600 à 300 av. J.-C. L'époque la plus ancienne est celle de Thalès, qui ébauche une théorie de la géométrie ; vers 450, les Pythagoriciens jettent les bases d'une théorie des proportions ; en 290 règne Euclide, qui met en forme les connaissances de ses prédécesseurs ; ce sera enfin le temps d'Archimède, de ses découvertes et des premières applications pratiques.
M. Guillaumin a résumé dans une première partie l'histoire des origines des mathématiques. Les Babyloniens ont sans doute utilisé des notions élémentaires, à la fois pour l'arpentage et les premiers calculs astronomiques. En Égypte, selon Hérodote, serait née la géométrie, de manière tout empirique et utilitaire. Les Grecs ont récupéré ces notions, mais c'est à eux que revient l'honneur d'avoir inventé la démonstration. On doit aux philosophes éléates les notions fondamentales de postulat et d'axiome. C'est là un fait d'une extrême importance : la géométrie n'est pas née de vérités d'évidence ou de « notions communes », comme le pensaient les Stoïciens, mais d'une philosophie qui emploie un outil nouveau et spécifique : la dialectique. Ce qui n'empêche pas les mathématiciens antiques de rester dans le concret, comme en témoignent des termes actuels : le trapèze évoque la table à quatre pieds (trapezion) ; le centre, la piqûre laissée par le compas (centron): Ce double aspect va se retrouver dans la classification des sciences (1- artithmétique, 2- géométrie, 3- astronomie, 4- musique), à côté d'une distinction plus tardive entre science spéculative et technique. Pythagore donnait déjà la première place aux mathématiques : « mathèma », c'est la connaissance par excellence, le « savoir pur ». Pour Platon, c'est une « propédeutique à la philosophie ». Cet idéal va traverser toute l'Antiquité jusqu'à l'humanisme du XVIe siècle.
Le conférencier a abordé ensuite la question des textes mathématiques transmis par l'Antiquité. Les œuvres sont variées, souvent très techniques ou purement utilitaires. Les plus intéressants et les plus curieux sont les textes pythagoriciens et il faut les réhabiliter, même si certains, comme ceux qui portent sur la valeur symbolique des nombres, nous paraissent farfelus. Ces spéculations sur le nombre trouvent leur parallèle en géométrie et vont influencer l'architecture et l'art antiques. Le principe de beauté réside dans le nombre, « arithmos ». Pour les Pythagoriciens, tous les arts relèvent de cette science des nombres. Cette conception est présente dans l'enseignement médiéval par l'intermédiaire de Boèce (VIe siècle ap. J .-C.). Le théoricien du quadrivium déclare qu'il y a quatre voies menant à la philosophie, correspondant aux quatre sciences classées par Pythagore, en accord avec quatre vertus fondamentales, la justice faisant un couple indissoluble avec la géométrie… Les leçons de Boèce se poursuivront dans les écoles monastiques ; la mise en application des principes pythagoriciens se retrouvera par exemple dans le domaine de l'architecture, comme en témoignent les carnets des maîtres d'œuvre des églises cisterciennes.
Une telle influence durera jusqu'à la Renaissance, dit en conclusion M. Guillaumin, qui en donne deux exemples : l'un, concret (le succès du jeu pythagoricien de l'« arithmomachie »), l'autre littéraire (la célèbre lettre du chapitre VIII du Pantagruel). L'idée généreuse de Rabelais selon laquelle le progrès intellectuel s'accompagne d'un progrès moral était déjà dans Boèce, pour qui la mathématique « purifie l'esprit » et reste « la seule lumière qui permette d'aller à la poursuite de la vérité ».


Le mercredi 7 avril, nous avons accueilli le professeur Jean TULARD, venu à titre amical nous parler, pour notre plus grand plaisir, d'un sujet qui lui était très familier, en tant qu'historien et en tant que spécialiste du cinéma. Sa conférence, illustrée de nombreux extraits de films, avait pour titre « Les douze Napoléons vus par le cinéma ».
Jean Tulard a choisi douze images de notre héros, sans doute le seul personnage historique à avoir franchi l'étape du mythe parmi la masse énorme de films (plus de deux cents) qui lui sont consacrés. Le septième art, dès sa naissance, s'est emparé de cette figure emblématique : les frères Lumière, d'abord, puis Zecca dans des œuvres courtes, aujourd'hui perdues. Mais l'épopée napoléonienne cinématographique commence véritablement avec l'un des plus célèbres films, le Napoléon d'Abel Gance, 1927, lequel vient de réaliser J'accuse sur triple écran, où l'acteur Albert Dieudonné finit par se prendre lui-même… pour Napoléon. À ce film de victoire qui flatte l'orgueil national. J. Tulard met en parallèle le Waterloo de l'Allemand Karl Grün, qui montre, à peu près à la même époque, avec un évident souci de revanche, un Blücher triomphateur.
Le film historique est rarement innocent et, pendant la guerre, il peut servir la propagande. Staline l'avait bien compris en engageant le réalisateur Petrov à tourner un Koutousov, le général qui força la Grande Armée à battre en retraite ; l'allusion était claire : il fallait voir, en Koutousov, Joukov et, en Napoléon, Hitler. Parallèlement en 1945, dans le même esprit, le Führer avait commandé un film sur la résistance de Kolberg (devant les Russes en 1807) ; ce film, où Napoléon incarnait le péril judéo-démocratique, fut le dernier du IIIe Reich.
L'U.R.S.S. a été longtemps fascinée par Napoléon : Bondardchouk, qui n'est pas un cinéaste négligeable, adapta Guerre et Paix, où la bataille de la Moskowa fut magistralement reconstituée ; il signa aussi un Waterloo avec Dino de Laurentis. Les U.S.A. n'étaient pas en reste : dès l'avant-guerre, La Vie de Marie Waleska avait mis face à face un Napoléon romantique (Charles Boyer) et une héroïne mythique (Garbo). En 1954, Henry Coster tourna une Désirée Clary, avec Marlon Brando ; c'était un pâle remake d'un bon Sacha Guitry de 1942, Le Destin fabuleux de Désirée Clary, avec un inattendu Jean-Louis Barrault en Bonaparte.
Après la guerre, en France, Napoléon reprit du service ; Sacha Guitry le met encore en scène, d'abord dans Le Diable boiteux, où il se sert de Talleyrand pour justifier sa « collaboration », puis, dans un Napoléon de 1954, il érige une statue qui se veut prestigieuse, sans conviction véritable, malgré Daniel Gélin en Bonaparte et Raymond Péllegrin en Napoléon. Le public, en revanche, va plébisciter Pierre Mondy dans le grand rôle de l'Austerlitz d'un Abel Gance vieillissant (1960). La dernière incarnation du personnage date de 1985, à la fois dérisoire et prophétique : c'est l'Adieu Bonaparte de l'Égyptien Youssef Chahine, qui a voulu donner sa version (hostile, bien entendu) de la Campagne d'Égypte ; la séquence que nous avons vue, où Patrice Chéreau-Bonaparte danse dans les souks du Caire aux accents d'Oum Khalsoum, est tout simplement affligeante… Au moins cette scène – malicieusement proposée par notre conférencier, dont l'humour a été pour nous un régal – nous avertit que le mythe napoléonien est entré en récession.


Du vendredi 16 avril au dimanche 25 avril, la section a organisé, pour ses membres et pour ceux de l'Université du Temps Libre d'Orléans, un « Voyage en Sicile », sous la conduite de son président Alain MALISSARD, l'organisation matérielle étant, comme d'habitude, confiée à la « Compagnie des Voyageurs » de Besançon. Le programme était le suivant :
– Vendredi 16 : arrivée à Palerme et première visite de la ville.
– Samedi 17 : visite du site de Solunto, de Cefalu, traversée à l'île de Lipari.
– Dimanche 18 : tour de l'île de Lipari, visite du Musée éolien, promenade dans Lipari, embarquement, arrêt à l'île de Vulcano, départ pour Taormina par Milazzo et Messine.
– Lundi 19 : visite de Taormina (théâtre et ville), passage à Catane, visite du château d'Euryale, première visite de Syracuse.
– Mardi 20 : visite commentée du Musée archéologique de Syracuse, de la zone archéologique, promenade à la fontaine de Cyanè, seconde visite de Syracuse.
– Mercredi 21 : départ pour Agrigente, visite de Caltagirone, de la Villa Casale à Piazza Armerina, de Gela (musée, site et fortifications grecques).
– Jeudi 22 : journée entière à Agrigente : visite de l'église San Nicola, du Musée, promenade dans la ville, visite de l'abbaye de Santo Spirito, visite détaillée des « terrasses antiques ».
– Vendredi 23 : départ d'Agrigente, visite du site d'Heraclea Minoa, visite de Sélinonte, continuation vers Trapani avec excursion à l'île de Mozia (visite des sites, du musée célèbre par son Éphèbe).
– Samedi 24 : départ de Trapani, visite de Ségeste (temple et théâtre), visite de la cathédrale de Monréale, retour à Palerme et seconde visite.
– Dimanche 25 : visite du Musée archéologique de Palerme et du palais Mirto ; embarquement vers 15 heures.


Le mercredi 12 mai, M. François VANNIER, professeur à l'Université d'Orléans, a prononcé une conférence intitulée « Érechthéion et Parthénon, trésor d'Athènes ou trésor d'Athéna ? »
Quand on parle de trésor dans le monde grec, on pense d'abord à Delphes et au Trésor des Athéniens, superbement situé à un détour de la Voie Sacrée. Ce temple en miniature avait deux fonctions précises : contenir, protéger les offrandes de la Cité et, en même temps, témoigner de sa valeur passée et présente. Le pèlerin, en contemplant ce monument érigé après la victoire de Marathon, y voyait la marque de la puissance athénienne, sans doute encore plus sensible sur l'Acropole du Ve siècle.
Vers 450, Athènes entreprend un vaste et ambitieux programme de construction, dont la pièce centrale est le Parthénon, temple « surdimensionné » pour l'époque, destiné à contenir la statue géante d'Athéna sculptée par Phidias. M. Vannier pose alors la question attendue : ce Parthénon a-t-il été construit à la gloire d'Athéna ou à la gloire d'Athènes ? Et de mettre en doute la finalité religieuse de l'édifice. On ne possède aucun texte de fondation, aucune « charte religieuse » ; Démosthène, évoquant le renom de la ville, cite les Propylées, l'Arsenal, le Parthénon, mais aucun autre temple. Ce chef-d'œuvre ne serait-il qu'un monument profane ? Thucydide considérait la fameuse statue chryséléphantine comme un bien d'échange, un « trésor de guerre ». M. Vannier a cherché ensuite un témoignage dans l'étude des sculptures, et en particulier la frise des Panathénées, censée reproduire le cortège de la « fête nationale ». Or on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'une œuvre réaliste, mais d'une célébration symbolique. Ces cavaliers tant admirés représentent la jeunesse et la beauté ; de même les autres sculptures, Géants, Centaures ou Amazones, figurent la lutte de l'ordre contre le chaos. Sans doute les Athéniens du Ve siècle avait dû déjà remarquer cette ambiguïté – voulue et calculée par Périclès – entre le religieux et le profane, où le culte de la Cité se confond avec celui de la divinité tutélaire, l'Athéna Polias.
Avec l'Érechtéion, la différence est énorme : il est en quelque sorte le négatif du Parthénon. Véritable temple-sanctuaire, il est de dimensions modestes et de plan hétérogène, agrémenté d'un portique avec des statues-colonnes (les Caryatides ou « Koraï ») qui lui ont donné sa célébrité. Alors qu'on le croit antérieur, sa construction date des années 420-405, après la mort de Périclès, sous l'impulsion de Nicias le Pieux. Son aspect irrégulier s'explique par des contraintes topographiques et religieuses. Ce temple apparaît comme le vrai sanctuaire d'Athéna, avec un « xoanon », c'est-à-dire une statue cultuelle d'aspect plutôt grossier, mais il accueille également d'autres dieux et héros du passé religieux de la Cité, comme Héphaïstos ou Boutès, le frère d'Érechtée ; on trouve à l'intérieur des autels, ainsi que dans les temples archaïques. L'Érechthéion apparaît donc à la fois comme le conservatoire du patrimoine religieux d'Athènes et le signe d'une restauration des valeurs traditionnelles, en réaction contre la politique « moderne » d'un Périclès promoteur du « temple de la Raison d'État »…


Le dimanche 6 juin a eu lieu l'excursion littéraire « Aux marches de la Touraine et du Poitou », organisée et dirigée par Mme Geneviève DADOU et M. André LINGOIS. La longueur du circuit n'avait pas découragé les amateurs de géographie littéraire qui furent trop nombreux, au point qu'il a été nécessaire de rééditer le voyage le dimanche 3 octobre.
Pendant le trajet d'Orléans à Tours, G. Dadou nous a entretenus de la Relation d'un voyage de Paris en Limousin fait par La Fontaine en 1663 pour accompagner son oncle Jannart envoyé en disgrâce. En approchant du plateau de Sainte-Maure, Bernard Ribémont a évoqué la figure peu connue de Benoît de Sainte-Maure, clerc du XIIe siècle et auteur d'une œuvre imposante (30.900 vers !), qui eut un retentissement énorme pendant tout le Moyen Age, Le Roman de Troie.
Le bourg animé de Descartes, alias La Haye, a été notre premier arrêt, au nom prestigieux et objet d'un interminable litige (la querelle dure encore : Descartes est-il poitevin, comme le laisse entendre la rumeur qui veut que Madame mère ait mis bas au Pré-Falot, c'est-à-dire en Poitou, ou bien authentiquement tourangeau, comme le veulent les organisateurs du charmant petit musée Descartes ?). André Lingois nous a parlé des enfances du grand homme, de la carrière aventureuse de ce « cavalier français qui partit d'un si bon pas » et, en guise de conclusion, a lu un des rares passages, tiré d'une lettre à un ami, où le philosophe se laisse aller à des confidences, révélant son attendrissement pour « les personnes louches », c'est-à-dire atteintes de strabisme ! Cependant le point fort de l'arrêt à Descartes fut la visite à un autre enfant du pays – un peu oublié à vrai dire aujourd'hui – le romancier René Boylesve, né à La Haye en 1867, fils de François Tardiveau, notaire, et de Marie-Sophie Boilève. Il a raconté son enfance et sa jeunesse dans deux livres aux charmes un peu désuets, mais qui annoncent déjà le Proust de Cornbray : La Becquée et L'Enfant à la balustrade. C'est justement dans cette maison, gardée intacte et ouverte généreusement aux budistes par son propriétaire M. Chapoton, que le groupe a pu apprécier la lecture de quelques pages, à la fois ironiques et émouvantes…
Après avoir salué de loin Châtellerault, évoqué la maison de famille de Descartes, ainsi que le souvenir d'un autre romancier contemporain de Boylesve et lui aussi un peu oublié, Marcel Prévost, le groupe s'est arrêté sur la place du village de Bonneuil-Matours pour y commémorer le poète Maurice Fombeure (disparu en 1981). M. Lionel Marmin parla de sa famille et de son enfance ; M. Georges Dalgues du poète de « la bonne vieille terre française et de la bonne vieille vie française… qui parle un français clair et gai comme du vin blanc », selon les termes mêmes de l'éloge qu'en fit un jour Claudel…
Au début de l'après-midi, après le repas à Chauvigny (que l'on a regretté de ne pouvoir visiter), ce fut la visite du château de Touffou, dans un site admirable dominant la vallée de la Vienne. Le fief échut en 1519 à Jean de Chasteigner, qui le reconstruisit dans le style de la Renaissance et en fit un lieu de culture humaniste (Scaliger, notamment, y fut précepteur des enfants).
Le chemin du retour nous conduisit à Archigny, puis à La Puye, deux villages qui gardent le souvenir des Acadiens, ces pionniers, installés dans les Provinces maritimes du Canada, notamment le Nouveau-Brunswick, chassés à partir de 1755 et réinstallés par ordre de Louis XV sur des terres pauvres entre Vienne et Gartempe, où les exilés reconstituèrent leur habitat et leurs communautés d'outre-Atlantique. Gérard Lauvergeon fit un rappel historique de la question et nous entretint de l'identité acadienne ainsi que de sa littérature, illustrée naguère par les romans d'Antonine Maillet au parler savoureux.
La dernière étape fut le cœur de la Brenne, jadis marécage hostile. C'est à Saint-Michel-en-Brenne, devant les reste de l'abbaye de Saint-Cyran, surnommée au XVIIe siècle le « Port-Royal de la Touraine », que G. Dadou évoqua magistralement d'abord le premier saint Cyran, apôtre berrichon et mort en 655 à cet endroit, puis la grande figure du fondateur du Jansénisme en France, M. de Saint-Cyran, gascon d'origine, ainsi que les épigones célèbres, comme Lancelot, – pour clore sur une histoire du Jansénisme, ce mouvement qui se prolongea bien au-delà de la destruction de Port-Royal-des-Champs, en 1711.

Les secrétaires : André Lingois, Jean Nivet.


 

 SAISON 1993-1994

La saison 1993/1994 a été marquée par des activités plus nombreuses que de coutume et destinées à un plus large public. Il s'agissait d'un prélude à une manifestation importante : le 40e anniversaire de la fondation de notre section, qui sera fêté, jour pour jour, le 23 novembre 1994.


Le mercredi 20 octobre 1993, la première réunion de la section a été consacrée à « La Sicile retrouvée » et a donné lieu à une conférence à trois voix, dont le support était constitué par un choix de 150 diapositives prises par M. Pierre NAVIER lors du voyage « Budé» » d'avril dernier, M. Gérard LAUVERGEON étant chargé de la partie géographique, M. Alain MALISSARD du commentaire historique, tandis que Mme Geneviève DADOU avait pour mission de faire la liaison grâce à des textes littéraires, anciens et modernes, de Pindare à Dominique Fernandez.
La Sicile, « le plus prodigieux carrefour de civilisations du monde » (selon Jean d'Ormesson), a occupé une position capitale dans le Bassin méditerranéen, parce qu'elle était à la fois un obstacle, un lieu de relâche dans les courants de navigation et un objet de convoitise. L'antique Trinacria constituait un monde à elle seule, dont l'insularité était plus nettement marquée qu'aujourd'hui. Cette terre était consacrée à Cérès et Libera ; ce « magasin aux vivres » – selon le terme du vieux Caton – a toujours eu une réputation de fertilité, ce que les géographes actuels contestent, car montagnes et plateaux arides occupent les 4/5 du territoire. Néanmoins la Sicile a été, dès les temps préhistoriques, un lieu de peuplement et surtout d'envahissement. Les premiers occupants, Sicarres et Elymes, ont été, à l'âge du fer, refoulés dans la partie occidentale par les Sicules venus d'Italie. Dès la fin du IXe siècle, les Phéniciens s'y sont installés, puis les Grecs, d'abord à Naxos en 757, puis à Agrigente en 580. Les mêmes terres vont être occupées de haute lutte par les Carthaginois puis par les Romains, à partir de 264, date de la première guerre punique (en attendant les Normands, les Arabes, les Angevins, les Aragonais…).
La Sicile, toujours convoitée, a été le lieu idéal pour le mélange des populations, au-delà des destructions successives. Les exemples abondent :
– Ségeste, ville élyme à l'origine, hellénisée, alliée à Athènes – et qui voulut montrer son excellence par la construction de son temple dorique (inachevé) – fit appel à Carthage, ce qui causa sa ruine au siècle suivant ;
– Solunto, comptoir phénicien, colonisé par les Grecs puis les Romains, garda ses anciens cultes tout en adoptant les nouveaux ;
– Mozia, îlot minuscule au sud de Marsala, la plus ancienne colonie punique, célèbre aujourd'hui par son éphèbe exhumé en 1979, ce « surhomme en marbre d'Anatolie, avec sa tunique merveilleuse », dont Dominique Fernandez a fait un si bel éloge.
Le reportage photographique nous a permis de saisir l'opposition entre une Sicile côtière perpétuellement illuminée, magnifiquement solaire, où règne l'esprit grec de Pindare et de Pythagore… et une Sicile intérieure sombre, voire mélancolique, tumultueuse, celle des cultes chthoniens, du mythe de Proserpine, celle d'Empédocle et d'Eschyle. La colonisation grecque a commencé sur la côte ionienne : Leontinoï, Megara Hyblea, Catane et surtout Syracuse, faite de quatre villes dominées par la forteresse cyclopéenne d'Euryale. Sur la côte sud, trois sites intéressent particulièrement archéologues et visiteurs : Géla, la plus ancienne, création des Rhodiens, où l'on peut voir encore le seul exemple d'architecture militaire grecque, Agrigente et ses dix temples, la plupart ornant cette étonnante terrasse qui laissa Goethe béat d'admiration, Sélinonte et son chaos gigantesque. C'est dans cette région de Sicile que les Romains ont sans doute découvert l'hellénisme. Par la suite ils y ont imprimé leur marque : le théâtre grec de Taormina a été « rhabillé » à la mode latine ; à l'époque impériale, les riches demeures se sont établies, comme à la villa Casale de Piazza Armerina. Pendant le Ier millénaire après J.-C., puis au Moyen Âge, les civilisations se sont mêlées : l'exemple le plus caractéristique est la transformation du temple d'Athéna en cathédrale de Syracuse. Le voyageur Renan s'est émerveillé devant cette « combinaison sans exemple », devant ce« monde mêlé et plein de vie ». Et cet émerveillement, nous l'avons tous ressenti pendant deux heures – trop courtes !


Le mardi 17 novembre 1993, M. Francis DEGUILLY, conservateur en chef des bibliothèques d'Orléans, et M. Alain MALISSARD, notre président, ont parlé de « La Rome antique d'Étienne Du Pérac (1525-1604) ». Il s'agissait de la présentation d'un plan de Rome du XVIe siècle, retrouvé à la bibliothèque d'Orléans. La première partie, assurée par M. Deguilly, a eu pour objet le récit de la découverte du document, tandis que M. Malissard s'est intéressé à l'étude du plan en question par rapport à nos connaissances historiques et archéologiques.
C'est pendant l'hiver 1993 – à l'occasion de rangements préliminaires au déménagement des bâtiments de l'ancien Évêché vers la future médiathèque – que furent découverts, sous les combles, enroulés, le plan de Rome du XVIe siècle, avec un autre du XVIIe, ainsi qu'un plan de Paris du XIXe et des tableaux synoptiques. Le plan le plus ancien, et le plus rare, trouvé en très mauvais état, vient d'être soigneusement restauré, et le public budiste a pu l'admirer sur place à l'issue de la conférence. Ce document ne figurait pas dans les catalogues de la Bibliothèque et M. Deguilly pense qu'il provient du Grand Séminaire (l'actuel collège Jeanne d'Arc) et qu'il a dû servir à des fins pédagogiques.
Ce plan n'est pas un « plan zénithal», ni une vue cavalière, mais un plan en trois dimensions, tel qu'il apparaîtrait à un observateur placé au sommet d'un mât planté sur le Janicule. Il s'agit d'une reconstitution imaginaire, selon une orientation inhabituelle est-ouest. L'auteur (qui a réalisé le dessin comme la gravure), Étienne Du Pérac, parisien de naissance, a séjourné à Rome de 1654 à 1682 ; architecte du conclave à Rome, il a exécuté une peinture murale au Vatican ; revenu en France, il exercera ses talents au château de Fontainebleau et dressera le plan du pavillon de Flore. Passionné d'archéologie, il exécuta ce plan en 1574, comme en témoigne la date inscrite dans le cartouche. En examinant l'œuvre de plus près. M. Deguilly a trouvé une autre date : 1650. Il s'agissait donc d'une réimpression, les mêmes planches ayant servi à une autre édition… ce qui serait impossible de nos jours. On suppose que c'est un Orléanais fortuné du XVIIe siècle qui a acheté à Rome les deux plans pour en faire don à l'Évêché.
M. Alain Malissard, afin de plonger son auditoire dans l'ambiance de la Rome du XVIe siècle, a d'abord lu un sonnet des Antiquités de Rome de Du Bellay, puis la page du Journal de Voyage de Montaigne, où celui-ci déclare « qu'on ne voit plus rien de l'ancienne Rome et que l'essentiel est plutôt dessous ». Cela s'explique par trois causes : l'usure naturelle, les travaux entrepris par le pape Sixte Quint (en 1471, le Forum est mis en adjudication), et surtout le sac de Rome (6 juin 1527) par les lansquenets de Charles Quint.
Il est très difficile, en 1574, de faire le plan de la Rome antique ; les artistes et graveurs de l'époque, épris de grandiose et de culture humaniste, veulent « restituer tous les anciens monuments avec leurs noms ». En cela, ils sont aidés par les travaux de leurs prédécesseurs comme le Pogge, mais aussi par une série d'ouvrages documentaires, sortes de « Guides bleus », héritage des travaux de Raphaël, lequel avait commencé d'établir un relevé exhaustif des vestiges romains. C'est à ces sources que puisent Du Pérac et son « rééditeur » de 1650, ainsi qu'à un plan de Septime Sévère, une forma urbis inscrite dans le marbre, mais sérieusement mutilée…
Au cours du second point de son exposé, M. Malissard a cherché dans le plan « imagé » de Du Pérac ce que Montaigne appelait la « verisimilitude », autrement dit la part d'exactitude, confirmée soit par les textes latins, soit par les traces archéologiques encore visibles à la Renaissance – comme c'était le cas des aqueducs et des termes. En revanche, on y relève des erreurs manifestes (par exemple la Porte Majeure a été confondue avec la Porte Aequilina), des oublis (l'Ara Pacis, découverte au début du XVIe siècle, n'est pas mentionnée), des « inventions littéraires » (la maison de Pétrone, nulle part attestée, y figure), des modifications d'aspect (le Mausolée d'Hadrien est gratifié d'une statue imaginaire), des erreurs d'orientation (le Forum a varié de 90° !). Du Pérac, en voulant ne rien omettre de l'histoire romaine, a superposé les siècles : ainsi, au Capitole exigu, il a placé dix-neuf temples, justaposant des édifices d'époque différente… Mais comment ne pas pardonner à cet amoureux (méconnu) de la Rome antique, nourri de Frontin, de Pline l'Ancien et d'Ovide ?


Le jeudi 9 décembre 1993 s'est tenue l'Assemblée générale de la section. Après avoir évoqué brièvement le Congrès national de l'Association tenu à Dijon du 26 août au 3 septembre, le président Alain MALISSARD, dans son rapport d'activité, s'est félicité de la « bonne santé » de la section, a rappelé les 9 conférences de la saison, le voyage de printemps en Sicile, la promenade littéraire de juin (laquelle eut un tel succès qu'il fallut la renouveler en octobre). Ce rapport a été adopté à l'unanimité, de même que le rapport financier : sur ce point, la situation est satisfaisante, mais il faudra prévoir des charges nouvelles pour l'année 1994 (notamment la cotisation d'assurance, désormais obligatoire), ce qui va amener à faire des économies, concernant en particulier l'envoi des invitations aux adhérents. Il a été procédé également à l'élection d'un Bureau remanié, par suite de la démission d'un des vice-présidents. Le nouveau Bureau est donc ainsi composé :
Président : M. Alain Malissard
Vice-présidents : MM. Jacques Boudet et Jean Nivet
Secrétaire : M. André Lingois
Secrétaire-adjoint : M. G. Lauvergeon
Trésorière : Mme Geneviève Dadou
Trésoriers-adjoints : MM. Georges Dalgues et Pierre Navier.

La conférence qui a suivi (et qui était exactement la 200e organisée par notre section depuis 1954) avait pour titre « Renan et la fin d'un règne ». Elle a été prononcée par Mme Geneviève DADOU, professeur honoraire de Première supérieure et trésorière de la section. Ernest Renan étant mort le 2 octobre 1892, c'est donc avec un an de retard qu'a eu lieu cet hommage budiste, après une commémoration officielle bien discrète. Mme Dadou a rappelé que c'est un passage de Claudel qui lui a donné l'idée du titre: « Dans ces tristes années 80, à l'époque du plein épanouissement du naturalisme, jamais le joug de la matière ne parut mieux affermi. Tout ce qui avait un nom dans l'art, dans la science et la littérature était irréligieux. Renan régnait… ». L'objet de la conférence a donc été (en partie tout au moins) de nous montrer comrnent « l'humble fils de Tréguier était devenu le pontife du Collège de France », et aussi de mesurer le scandale provoqué par la Vie de Jésus, au point de faire passer son auteur pour l'Antéchrist aux yeux des bien-pensants.
Mme Dadou fait d'abord un portrait de ce jeune Breton dont l'exceptionnelle intelligence est remarquée par les prêtres au Petit Séminaire de Tréguier et qui, en 1846, après son passage à Saint-Nicolas-du-Chardonnet (où il fut l'élève de Mgr Dupanloup) rompt avec l'Église. L'influence de la Bretagne sur Renan est capitale ; il lui attribue son caractère chimérique et sa dualité : ses oppositions entre passion et scepticisme, entre rationalisme et poésie. Mais c'est à Paris, dans les milieux universitaires et mondains, que notre défenseur de la littérature celtique va régner pendant trente ans. Le jeune agrégé de philosophie se consacre alors à l'étude des langues sémitiques et devient très vite une autorité en philologie. Cependant, c'est dans le domaine de l'histoire des religions qu'il va connaître la célébrité, laquelle s'accroît de ses étroites relations avec le monde scientifique dont l'importance grandit à partir de 1860, et dont le représentant le plus connu est justement son ami intime Marcelin Berthelot. Il règne aussi sur l'opinion publique en tant que collaborateur du Journal des Débats, au milieu de personnalités comme Taine ou Ernest Lavisse. Pour simplifier, disons qu'il fait figure de maître à penser de l'époque 1880 et qu'il incarne l'idéologie des milieux intellectuels et bourgeois.
Dans la deuxième partie de sa brillante conférence, Mme Dadou a justifié l'expression « fin de règne », fin qu'avait prévue Renan lui-même dans la péroraison de la Prière sur l'Acropole avec son « immense fleuve d'oubli ». Les dernières décennies du XIXe siècle voient disparaître successivement Victor Hugo, Fustel de Coulanges, Renan lui-même, puis Taine et Leconte de Lisle. La littérature « fin de siècle » ou décadente sombre dans le désespoir ; le roman naturaliste – d'après l'enquête de Jules Huret en 1891 – est en train de mourir. Renan apparaît alors comme le porte-drapeau de cette tristesse désabusée. Mais il faut corriger cette impression, d'abord parce que Renan, par son tempérament de poète, n'a jamais connu le dogmatisme étroit des scientistes, ni leur rigidité intellectuelle, ensuite parce qu'il a prévu lui-même la contestation et pressenti la naissance d'un monde nouveau à travers les premières manifestations du symbolisme. Même s'il affirmait par devant sa croyance en « la part virile de notre raison cultivée par la science », il la démentait par son scepticisme, au point que ses contemporains ont eu grand mal à porter un jugement sur une personnalité « si complexe et si fuyante », selon l'expression de Sainte-Beuve.
Mme Dadou s'est demandé en conclusion si l'on avait, cent ans après, une meilleure perspective pour juger… et s'est refusée à répondre. Mais, si l'on a des doutes sur la pensée de Renan ou sur la pérennité de ses travaux philologiques en cette fin du XXe siècle – qui ressemble étrangement à celle du XIXe – « il faut n'en avoir aucun sur la qualité littéraire de l'œuvre ».


Le jeudi 10 janvier 1994, Mme de LA GARANDERIE, professeur honoraire à l'Université de Nantes, seizièmiste réputée pour ses travaux sur notre « saint patron », a ouvert l'année de la célébration du quarantième anniversaire de notre section par une conférence très attendue intitulée « Qui était Guillaume Budé ? »
En préambule, notre conférencière s'est demandé pourquoi cet homme de la Renaissance, si souvent cité, était si mal connu. La réponse est d'ordre linguistique : Budé écrit des ouvrages d'érudition en latin, idiome des intellectuels à l'époque où les langues vernaculaires se constituent, et, de plus, dans un Iatin « terriblement difficile », aux antipodes de celui de son compatriote Érasme.
Notre défenseur de la latinité classique représente en réalité un type nouveau d'intellectuel, différent d'un Rabelais. Il fait des études de droit à la faculté d'Orléans – dont, disons-le en passant, il dit pis que pendre – et entame une carrière laïque. Représentant d'une bourgeoisie plutôt riche, passionné de chasse, il va, à vingt-quatre ans, opérer une sorte de « conversion profane » aux études et, dans la joie, il redécouvre l'Antiquité. Comme la plupart des grands humanistes, « c'est un archéologue émerveillé devant les textes anciens ».
Mme de La Garanderie fait alors l'inventaire de ces études nouvelles : d'abord la connaissance du latin, du grec et, éventuellement, de l'hébreu ; ensuite et surtout l'invention de la méthode dite « philologique » que Budé va personnifier. Cet éternel étudiant apprend le grec à peu près seul et devient assez vite le meilleur helléniste du royaume ; il amasse dans ses fiches les matériaux de son futur Commentaire sur la langue grecque. Le juriste relit le Digeste en philosophe et en économiste avant la lettre ; en 1515, il publie le De Asse (« Du Sou »), qui traite du problème des monnaies et, en particulier, de l'équivalence des monnaies antiques avec celles du XVIe siècle. L'ouvrage est sans doute périmé, mais il a eu le mérite de « faire sortir du tombeau des réalités antiques » ; de plus, il arrivait à point nommé : le jeune roi François Ier, peu savant, mais d'esprit fin et de belle éloquence, va incarner sur le champ le mythe du « Père des Lettres et protecteur des Arts ». Entre 1515 et 1530, parce qu'il a la faveur royale (il sera en 1521 bibliothécaire de Fontainebleau, puis Maître des Requêtes, jouant ce rôle d'un ministre de la Culture de nos jours), Budé n'aura de cesse de rappeler au Roi sa promesse de créer une institution en dehors des structures existantes et en dehors du contrôle de la Sorbonne. En 1530, le Collège des lecteurs royaux (futur Collège de France) verra le jour, en dépit des difficultés et, en particulier, des hésitations d'Érasme, pressenti pour diriger l'établissement.
Notre conférencière consacra la dernière étape de son exposé à montrer un aspect peu connu, voire totalement ignoré des historiens de Guillaume Budé (Plattard n'en souffle mot) : le défenseur de la cause des Lettres fut un homme profondément religieux, et même mystique. Cet homme de foi s'est posé la grave question de l'intérêt des études dans une destinée chrétienne sur le plan du salut. Et de donner sa réponse dans le De Transitu, Ce mot de « transitus », Budé le prend dans trois sens : une conversion à un christianisme authentique, un passage des études profanes à l'écriture sainte, un transfert des ressources humanistes à une méditation sur le Christ.
Disons en conclusion, avec Mme de La Garanderie, que, pour Budé, la culture n'est pas un ajout, un ornement de l'esprit, mais une « institution » de l'homme vers Dieu. Faisons plus modestement nôtre cette devise budiste : « La culture sert à voir plus clair en soi-même ».


Le jeudi 27 janvier 1994, la section a accueilli, en tant que journaliste et écrivain, M. Dominique JAMET, naguère coordinateur de la Nouvelle Bibliothèque de France, venu parler des « Pensées et actions humanitaires de l'Antiquité à nos jours ».
Le conférencier a commencé par définir l'adjectif'« humanitaire », très à la mode depuis quelque temps et objet d'un débat permanent. Le mot n'est apparu qu'en 1836 avec une connotation ironique. Littré le qualifie de néologisme, avec le sens de « qui intéresse l'humanité entière ». Mais la notion contenue dans le mot sous sa forme la plus rudimentaire, la solidarité, est en revanche très ancienne, aussi ancienne que le mot « humanité » dans le sens « d'espèce humaine présentant des traits communs ». Cette solidarité s'exerce dès les origines au travers d'un groupe (clan, tribu, village ou État). Dans l'histoire, la forme la plus fréquente de cette solidarité est d'origine guerrière : c'est le cas des cités grecques s'armant contre l'invasion perse (on pense à Salamine et aux Perses d'Eschyle), ou de la coalition gauloise contre César, vaincu à Gergovie et vainqueur à Alésia…
M. Jamet analyse ensuite les autres formes de solidarité « primaire » : la solidarité politique, inventée par les Romains (partout où le « ciuis Romanus » sera opprimé, Rome interviendra), la solidarité religieuse, au fond de même espèce (elle fut le prétexte des Croisades). La charité est une forme d'intervention particulière : elle fonctionne comme un placement, un « ticket d'entrée au Paradis » où le donateur cherche la rémunération de sa générosité. Cette charité ne se montre pas toujours altruiste; elle est souvent liée au prosélytisme ; l'évangélisation postule la supériorité du « donateur » sur les « infidèles », en toute bonne conscience. Cette forme de charité a eu, tout compte fait, des effets déshumanisants.
C'est seulement au XVe siècle qu'on peut parler de démarche humanitaire, lorsque l'Européen reconnaît à l'étranger, au moins en pensée, sa spécificité et sa différence. C'est l'attitude de Bartolomeo de Las Casas, de Montaigne parlant des « Cannibales », au XVIIIe siècle de Montesquieu et de Voltaire (avec son relativisme religieux) ; Adams, Jefferson et Franklin vont jeter ensuite les bases d'une pensée et d'un système égalitaires. Le premier exemple authentiquement humanitaire date de 1793 ; il est cité dans l'ouvrage de Jean-Christophe Rufin, Le Piège humanitaire (Hachette, 1993) : des colons français chassés de Saint-Domingue ont été accueillis à bras ouverts par les Américains de Caroline du Sud. On relève dans l'histoire quelques exemples isolés d'aides semblables, totalement désintéressées. Mais il faudra attendre, en juin 1859, lors de la bataille de Solférino, le projet d'Henri Dunant d'organiser des secours indépendants des gouvernements, donc totalement neutres, pour qu'on parle d'une véritable action humanitaire, et même de la fondation d'un « corpus humanitaire ».
C'était d'ailleurs l'objet de la troisième partie de l'exposé de Dominique Jamet, qui a rappelé les difficultés de la Croix Rouge internationale lors du conflit de 39-45, celle-ci n'étant pas intervenue quand les gouvernements l'ont refusée. Elle a alors perdu son rôle prépondérant et populaire, car les initiatives nationales et individuelles se sont multipliées, sans parler d'organisations puissantes comme l'UNICEF. Alors que les conflits se sont rapidement médiatisés, un réseau humanitaire s'est fortement développé, luttant pour une idée commune, à savoir que ni la guerre, ni la maladie, ni la famine ne doivent réguler l'Histoire. Aux droits fondamentaux correspond alors un « devoir d'ingérence ». Certes les dérives de l'action humanitaire sont toujours possibles : l'aide matérielle peut être détournée, récupérée commercialement et politiquement ; elle peut être regardée comme un moyen de chantage, ou un alibi qui dispense de tout autre effort. Le reproche le plus grave qu'on puisse faire à l'humanitarisme, c'est qu'il soit considéré comme une fin en soi, alors qu'il devrait être accompagné d'une action politique ou… militaire, en accord avec le principe pascalien : « la justice sans la force est impuissante ».


Le lundi 7 février 1994, M. Max GALLO, historien, romancier et homme politique a prononcé une remarquable conférence sur « Le romancier devant l'histoire ».
La mémoire est essentielle. Devant l'histoire, l'attitude des romanciers est fort diverse et Max Gallo passe en revue A. Dumas, M. Yourcenar, Stendhal, J. Vallès, Aragon, Zola, Malraux, pour dégager quatre types principaux de rapport à l'histoire.
L'histoire comme décor, comme ingrédient trouve son exemple accompli chez Dumas, toujours aussi populaire (« J'ai violé l'histoire, mais pour lui faire un enfant »).
Le roman peut être aussi témoignage sur l'époque : Balzac, bien sûr, mais aussi Kafka qui nous fait sentir les tendances lourdes du XXe siècle. Stendhal nous montre avec Fabrice un individu plongé brusquement dans l'événement historique à Waterloo. Jules Vallès, qui a seize ans en 1848, fait comprendre les frustrations d'une adolescence et la longue attente révolutionnaire de toute une génération. Même des œuvres de fiction pure peuvent être capitales pour interpréter un moment de l'histoire. Boulgakov, dans Le Maître et Marguerite, nous introduit dans le climat de peur et d'absurdité dans Moscou des années 30, sous Staline, comme Kundera dans La Plaisanterie rend palpable l'atmosphère de la Tchécoslovaquie des années 50.
Plus riche est le roman où l'histoire est la matière première d'une réflexion sur l'homme dans un environnement daté. C'est ce qu'a tenté Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d'Hadrien et dans L'Oeuvre au Noir. C'est à ce genre que se rattache Max Gallo qui, dit-il, par ses personnages et son écriture, tente d'élucider le rapport de l'homme à l'histoire.
Enfin, il y a des cas où l'œuvre du romancier le pousse à se faire acteur de l'histoire. Zola intervient dans l'affaire Dreyfus parce que ses livres portent un certain nombre de valeurs (mais non l'homme Zola lui-même). Peut-être aussi Malraux veut-il être au cœur de l'histoire qui se fait pour alimenter son œuvre de romancier.
Historien formé aux techniques de recherche, ancien enseignant universitaire, auteur de nombreux ouvrages d'histoire, Max Gallo, romancier également très productif, a un pied en chaque domaine, ce qui lui permet d'examiner séparément, en connaissance de cause, histoire et roman.
L'histoire savante est, dit-il, un « récit sur un récit », mais ce récit n'a pas la forme romanesque, bien que certains livres d'histoire se lisent comme des romans (ceux de Michelet, par exemple, ou le Montcaillou de Le Roy Ladurie). Le récit historique obéit à une volonté scientifique, à des règles, confronte les points de vue, répond à une problématique.
Cependant l'histoire est tangente au récit romanesque, car l'historien fait, dans la masse de sa documentation, des tris personnels, souvent subjectifs. De plus, tributaire de la qualité de la langue de l'historien, elle reste un genre littéraire. Pierre Nora a lancé l'« égo-histoire », c'est-à-dire l'autobiographie raisonnée qui évoque l'environnement dans lequel on a vécu et les événements tels qu'ils ont été perçus par l'auteur.
Enfin, l'histoire a tout envahi, elle est anthropophage (« la chair fraîche» de Marc Bloch) et multiforme. Et Max Gallo d'énumérer les formes d'histoire auxquelles la séance présente peut se prêter : histoire de l'Association Guillaume-Budé à Orléans (chronologie des événements, annales des conférences…), histoire sociologique (par des renseignements récoltés à l'entrée, étude des spectateurs par âge, profession, niveau social…), histoire des motivations des participants, etc.
Mais, ayant accompli tous ces travaux historiques, il manquerait peut-être l'essentiel : l'indéfinissable, le fugitif, l'affectif (l'ennui ou l'intérêt, la relation affective entre voisins, ou avec celui qui parle…). Pour la récente manifestation des pêcheurs bretons, ce serait le désir de violence. Ce qui échappe au filet rationnel de l'historien, il faut un autre mode de création pour l'atteindre : ce peut être une poésie, un tableau, un concerto, un roman, permettant la « saisie intuitive » de ce qui s'est réellement passé et qui ne se renouvellera pas. Le romancier est « à la recherche du temps perdu ».
Mais cette restitution précise ne peut se faire qu'à certaines conditions : la capacité de l'écrivain à sentir, à saisir la réalité, l'organisation du récit et surtout l'implication totale de l'auteur en tant que personne dans son œuvre. Cet engagement « corps et âme » le distingue de l'historien, limité par les exigences scientifiques, et qui doit canaliser, contrôler son désir de « chair fraîche ». Le romancier, lui, entre dans son œuvre avec toutes ses potentialités affectives, ses enthousiasmes, ses blessures, sa spontanéité et sa naïveté. Mais il y a aussi chez lui un côté « roué », une part de monstruosité et d'angélisme qu'il va réutiliser au moment de la création. Il lui faut exploiter sa propre personne pour donner à ce qu'il restitue la singularité du temps perdu.
Max Gallo s'appuie, dans son dernier roman Les Rois sans visage, sur sa bonne connaissance des années 30 et son engagement politique. Tout en reconnaissant leur importance, il les considère comme secondaires. Le romancier doit savoir, comme historien et comme citoyen, mais ce n'est pas pour dénoncer, pour écrire un pamphlet. Il doit comprendre le parcours et le fonctionnement d'un personnage comme Bousquet. Il n'a pas d'adversaire mais, en démasquant les mobiles et les singularités d'une destinée, il réalise l'alchimie d'une histoire individuelle, toujours pathétique, souvent pitoyable, avec la grande histoire (exemple du commandant du camp d'Auschwitz dans La Mort est mon métier de Robert Merle). Le roman est un genre antitotalitaire par excellence : il restitue à chaque individu sa part d'humanité quels que soient ses crimes, ses fautes, ses faiblesses. Il ne porte pas condamnation, il révèle des comportements. Mais, ayant les cartes en main, le lecteur peut faire le tri à sa guise, choisir. L'histoire, elle, fournit des éléments factuels, souvent indiscutables. Le roman est un « scanner », mais où le romancier passe le premier à la radiographie, ce qui l'incite à l'humilité. Il doit apporter de la clarté là où il y a de l'opacité, de l'ombre là où il y a trop de lumière.
Le conférencier conclut alors en évoquant deux écrivains emblématiques : Alexandre Soljenitsyne dont L'Archipel du Goulag a réalisé une véritable trouée dans les consciences occidentales et dont les romans ont plus fait pour ébranler les convictions à l'Ouest que les nombreux livres d'histoire ou articles, pourtant souvent mieux informés ; et Salman Rushdie dont la liberté de l'œuvre est intolérable à l'intégrisme musulman.
Un dialogue s'est instauré ensuite entre le romancier et le public, principalement autour de trois sujets : l'existence de « roman pur », l'influence du Nouveau Roman de nos jours et la diversité des approches romanesques. Le mot de la fin fut donné par le doyen de l'assemblée, M. Clovis Duveau (92 ans), budiste de longue date et proustien convaincu…


Le mercredi 16 mars 1994, un autre romancier, Michel TOURNIER, est venu parler de « L'Atelier de l'écrivain », devant un public très nombreux, où les jeunes étaient avantageusement représentés, de la sixième à l'Université. C'est pourquoi le public avait dû abandonner le confort de l'auditorium du Musée des Beaux-Arts pour l'austère mais vaste salle du Baron.
L'atelier de l'écrivain, c'est pour Michel Tournier, matériellement parlant, sa maison de la vallée de Chevreuse où il exerce la « profession d'artisan en chambre », car il reste fidèle, dit-il, à la tradition manuscrite : loin des débats d'intellectuels, il façonne des objets, lentement, patiemment,« vingt fois sur le métier ». Il avoue qu'il lui faut beaucoup de temps pour composer : quatre à cinq ans en moyenne pour un livre en chantier.
Mais la solitude de l'auteur a son échappatoire : l'oral, qu'il a connu très tôt en réalisant des émissions pour la radio. Et Michel Tournier revendique comme second métier celui de conteur. Il propose alors à son auditoire de réfléchir sur l'essence du conte (c'était là le « sujet réel », selon le terme des grammairiens, de sa conférence). Ce genre, qui est pour lui le sommet de l'art littéraire, fait pour intriguer et pour susciter toutes sortes d'interprétations, remonte à la nuit des temps, trésor inépuisable qui va de la Bible et des récits hassidiques aux contes de fées et aux récits fantastiques du XIXe siècle, relayés insensiblement par les grandes œuvres de la science-fiction (comme Le Cerveau du nabab de Kurt Siodmak, qu'il affectionne particulièrement et qu'il cite dans Le Vent Paraclet).
Notre écrivain oppose le conte à la nouvelle, qu'il considère comme son contraire, et qui ne demande qu'une lecture « plate », à deux dimensions. Mais précisons bien qu'il entend par nouvelle uniquement l'œuvre réaliste, nourrie du fait divers ou de l'observation. Maupassant, Tchékov, le Mur de Sartre en sont de parfaits exemples, alors que les Trois Contes de Flaubert sont de vrais contes, et même Un Cœur simple, grâce au perroquet de Félicité. Le conte serait à rapprocher de la fable et, comme celle-ci, il a connu son âge d'or durant la période classique ; Michel Tournier rend hommage à Perrault en évoquant Le Chat botté et Barbe-Bleue, qu'il place au rang des tragédies de Racine (au grand dam de quelques auditeurs !). Ces contes présentent assurément des aspects puérils, mais aussi des côtés poétiques et font appel à des réminiscences enfouies dans l'inconscient collectif…
Devant un public d'enfants – ou de personnes ayant gardé leur âme d'enfant – la formule-sésame « Il était une fois… » garde tout son pouvoir. Et Michel Tournier ajoute i : « alors le silence devient total et l'attention décuplée ». Et d'essayer sur nous, intrigués, déconcertés – nous qui attendions de savantes théories – deux contes. Le premier, digne des Mille et Une Nuits, narre l'histoire d'un Calife d'Ispahan qui met en compétition deux artistes, un Chinois et un Français ; le Chinois peint un jardin paradisiaque et l'autre se contente de placer un miroir où se reflètent non seulement l'œuvre du concurrent, mais aussi tout le jury en grande tenue – qui le déclare vainqueur ! Le second récit raconte l'aventure d'Amandine, une petite fille vivant dans un univers aseptisé, qui, un beau jour, décide d'aller voir ce qu'il y a dans la propriété voisine, de l'autre côté du mur… Le romancier nous a invités à tirer une leçon immédiate : dans le premier conte, la palme donnée à l'artiste au miroir veut dire que le plus beau tableau n'a de valeur que s'il est regardé, de même que le livre a besoin d'un public pour exister. L'histoire d'Amandine a suscité de multiples lectures, jusqu'à symboliser la métaphysique qui nous entraîne de l'autre côté des choses. Mais l'auteur doit se garder de proposer une interprétation plutôt qu'une autre ; l'essentiel est qu'il ait conscience que son histoire possède des richesses sous-jacentes, un « souterrain », qu'elle « sonne le creux » sous le pied du lecteur…
Michel Tournier conclut son éloge inconditionnel du conte par une réflexion générale sur la littérature : dans l'ordre de la création littéraire, le lecteur est partie prenante et c'est justement dans le conte que son rôle s'avère le plus important. Mais cela ne vaut bien entendu que pour la fiction ; là où l'auteur ne donne qu'un squelette, le lecteur apporte tout le reste. La valeur d'une œuvre consiste à rendre créateur celui qui la reçoit.


Le mercredi 6 avril 1994, la section orléanaise a reçu M. Philippe CONTAMINE, membre de l'Institut, professeur à Paris-IV, ancien directeur du Centre Jeanne-d'Arc d'Orléans. Bien que son sujet, « Les hérauts d'armes dans la France du XVe siècle », s'adressât en premier lieu aux médiévistes, un public nombreux était présent, curieux de connaître l'histoire d'une charge qu'avait rétablie Napoléon Ier et qui subsiste de nos jours en Angleterre.
Le corps des hérauts d'armes a été officialisé au début du XVe siècle, à une époque où la noblesse, en partie pour faire pièce à l'ascension sociale de la bourgeoisie, tient à affirmer sa première place et à maintenir solidement ses structures. La date est connue : le 1er janvier 1407 en l'église Saint-Antoine-le-Petit, près de l'Hôtel Saint-Paul (demeure royale), les hérauts prennent possession de la chapelle majeure.
Nous savons en quoi consiste leur tâche par l'existence d'un « Manuel » et surtout par les lettres de supplication adressées en 1408 au roi Charles VI : « voir, savoir, rapporter loyalement… les faits d'armes de chevalerie ». Le personnage a donc d'abord un rôle guerrier ; il observe la valeur des divers chefs pour désigner « le champion du monde de chevalerie », rôle d'arbitre qui s'inscrit d'ailleurs dans une tradition remontant au XIIIe siècle. La supplique en question met en cause le recrutement de ces hérauts : paradoxalement, ceux-ci sont choisis dans les basses classes. Et de proposer un autre choix, par le Roi lui-même, ainsi qu'il en est des officiers royaux, avec rémunération honnête, et surtout une hiérarchie. On ne devient héraut qu'après avoir été « poursuivant d'armes » pendant sept ans. Un certain Jean Héraud a proposé un « cursus honorum » des officiers d'armes : la nomination du poursuivant – lequel doit satisfaire à deux conditions essentielles, être jeune et éloquent – se fera publiquement au cours d'une cérémonie avec remise d'écusson. Au bout de quatre ans, le poursuivant, après avoir voyagé et fréquenté les nobles cours, pourra « accéder au grade supérieur » ; il prêtera serment devant le Prince ; au cours d'une sorte de second baptême il recevra un nouveau nom correspondant à une seigneurie ou un pays ; en échange de quoi, il recevra des bénéfices. Certains pourront devenir maréchaux et ensuite rois d'armes.
Il s'agit bien sûr, dit M. Contamine, d'un modèle, ou d'un idéal jamais atteint ; sans doute, dans la seconde moitié du XVe siècle, on parle de l'« office » des hérauts d'armes avec des obligations (comme la circulation réglementée par des sauf-conduits) et des privilèges (fiscaux notamment). Mais ceux-ci n'ont jamais joué réellement ce rôle fondamental « pour la pompe et le bon fonctionnement de l'État » rêvé par Charles V, pas plus qu'ils n'ont vraiment rempli leur fonction « de notaire ou de tabellion du milieu nobiliaire ». Ils auraient dû notamment enregistrer les nouveaux anoblis ; pour cela il faut se reporter aux registres de la Chancellerie et de la Cour des Comptes.
Dans la réalité, les hérauts d'armes sont souvent associés aux trompettes et huissiers, c'est-à-dire à une domesticité dont ils voulaient se distinguer. En effet l'ambition de ces gens, parfois peu recommandables, dont la postérité n'a gardé que les « noms de baptême » fort pittoresques, était d'accéder à la noblesse.
Il y a eu cependant des exceptions : certains hérauts savaient effectivement manier la plume et avaient des connaissances en héraldique ; d'aucuns peuvent être considérés comme les précurseurs des reporters. Froissart les a systématiquement interrogés ; Gilles le Bouvier, héraut de Charles VII, a laissé en 1450 un fort intéressant Livre de la description des pays ; celui qui accompagna la mission de Leu de Rosmital parlait dix-sept langues. Leurs interventions ont été, dans l'ensemble, utiles pour comprendre l'histoire de la noblesse du XVe siècle.
Mais, dès le XVIe siècle, on assista à leur déclin. À partir du moment où la guerre devient une entreprise collective et où le haut fait individuel se raréfie, le rapporteur perd de son importance et la monarchie ne prend guère au sérieux les hérauts d'armes. M. Contamine regrette qu'à l'époque de Louis XIV ils n'aient pas poursuivi leur travail de recensement d'un Armorial de France qui aurait abouti à un Gotha de la noblesse… qui serait fort utile aux historiens.


Du vendredi 15 avril au mardi 26 avril 1994, la section a organisé un « Voyage en Syrie », avec le support logistique de la « Compagnie des Voyageurs » à Besançon. Quarante-cinq budistes enthousiastes ont été conduits par le président Alain MALISSARD (qui avait fait l'année précédente une expédition de reconnaissance), assisté d'un guide local très efficace. Nous en rappelons succinctement le programme :
– Vendredi 15 avril : d'Orléans à Paris et vol Air-France vers Damas.
– Samedi 16 avril : le matin, à Damas, visite du quartier chrétien sur les pas de saint Paul, puis visite du sanctuaire de Saiya Zenab, de Shahba (Philippopolis) et Qanawât ; déjeuner à Sûwayda et visite du musée ; dans l'après-midi, visite de Bosra ; retour à Damas.
– Dimanche 17 avril : départ de Damas pour la visite de Maalûla et la visite du Crac des Chevaliers; départ pour Tartus après le déjeuner; continuation sur Lataquié, avec bref arrêt à Jablé.
– Lundi 18 avril : départ de Lattaquié pour la visite de Ugarit ; continuation vers Slenfé avec un arrêt au Qalaat Salah ad-Dîn (Saône) ; déjeuner à Slenfé ; continuation sur Apamée; visite d'Apamée; arrivée à Hama.
– Mardi 19 avril : excursion au Qsar ibn Wardan et visite du musée ; retour à Hama avec arrêt à un village ancien ; visite des norias et du musée ; départ après le déjeuner vers le musée de Maarat ann Nûman, le site d'Ebla et Alep.
– Mercredi 20 avril : visite de la ville d'Alep avec le musée archéologique, la Citadelle, la Grande Mosquée, les souks, les caravansérails, le quartier Jédéidé et les quartiers chrétiens.
– Jeudi 21 avril : temps libre à Alep le matin ; l'après-midi, excursion à Aïn-Dara, à Qalaat Samaân (Saint Siméon) et à la ville morte de Deir Samaân.
– Vendredi 22 avril : départ d' Alep pour la visite de Rasafa, franchissement du lac Assad, arrêt à Qalaat Jubar et à Raqqa, arrêt sur les bords de l'Euphrate à la citadelle d'Halabiyé et arrivée à Deir ez Zor.
– Samedi 23 avril : départ de Deir ez Zor pour la visite de Mari et de Doura Europos ; déjeuner à Deir ez Zor ; continuation vers Palmyre par la route du désert.
– Dimanche 24 avril : visite du musée et de l'essentiel du site de Palmyre (du temple de Bâal Shamin au temple de Bâal par le tétrapyle) ; l'après-midi, promenade dans l'oasis et visite de la vallée des tombes ; en fin de journée, ascension au château arabe.
– Lundi 25 avril : le matin, route vers Damas et visite du musée archéologique ; l'après-midi, visite de Damas (palais Azem, mosquée des Ommayades et souks).
– Mardi 26 avril : De Damas à Paris et retour à Orléans.


Le vendredi 6 mai 1994, M. Stéphane BRAUNSCHWEIG, directeur du Centre dramatique national d'Orléans, jeune metteur en scène de grand renom, est venu à titre amical nous parler du spectacle donné au mois de mai à l'Hexagone rénové du Carré Saint-Vincent. L'entretien – car le nom de conférence ne conviendrait pas à ce propos spontané destiné à engager la discussion – était intitulé « Autour du "Docteur Faustus" de Thomas Mann ». Il s'agissait en effet du spectacle appelé aussi « Le Manteau du Diable », inspiré du livre de l'écrivain allemand, réalisé par Stéphane Braunschweig et Giorgio Barberio Corsetti (deux versions ont vu le jour, l'une en français, l'autre en italien).
Le mythe de Faust, rempli de résonances actuelles, était depuis longtemps dans les préoccupations de notre metteur en scène ; son projet primitif était de monter la pièce de Goethe, puis d'adapter le roman entier de Thomas Mann ; mais il a reculé devant la trop grande richesse et le foisonnement de l'œuvre. Aussi les adaptateurs se sont-ils contentés de centrer l'action sur le chapitre XXV, où le héros, le compositeur Adrian Leverkühn, inventeur fictif de la dodécaphonie, rencontre le Diable et se livre à un long dialogue au cours duquel est révélée la destinée faustienne du musicien – inspiré de Schönberg. À la différence du Faust goethéen, le contrat est signé d'avance ; pas besoin de pacte paraphé par le sang, celui-ci étant remplacé par la syphilis qui va décupler ses facultés créatrices.
Mais Thomas Mann n'est pas la source unique de la pièce ; pour relier théâtralement l'épisode choisi à l'ensemble du mythe, ont été introduites quelques scènes « emblématiques » empruntées à Marlowe – qui réalisa le premier Faust au XVIe siècle –, à Goethe, incontournable, et – de manière plus inattendue – à Andersen (La Petite Sirène) et à Baudelaire (Le Vampire).
Après avoir expliqué l'utilisation de l'arsenal technologique de la vidéo ( on assiste à un « ballet hallucinatoire » sur treize téléviseurs) destiné à créer un univers poétique en marge – ou en contrepoint ? – du texte, voulant jouer de la contradiction entre la télévision – medium froid qui répond à la froideur du personnage central – et les images de feu et de chaleur, S. Braunschweig s'est interrogé sur la signification moderne du vieux mythe de Faust ; à ses yeux, ce mythe peut métaphoriser un certain nombre de situations de crise contemporaine. Chez Goethe, Méphisto invite Faust à sortir de son univers studieux pour aller dans le monde ; de nos jours, le Diable nous attire dans un monde régi par les media, le monde virtuel de la télévision qui fonctionne comme une fiction… diabolique.
Un fructueux dialogue s'est ensuite instauré avec le public, au sujet de la place du texte de Thomas Mann sur l'origine du mythe de Faust et sur le rôle de la syphilis. Les participants qui avaient déjà vu le spectacle ont interrogé le metteur en scène sur l'invention des « trucages » techniques, sur la part d'écriture personnelle par rapport aux extraits, enfin sur les influences reçues. Stéphane Braunschweig, à la fois plein de conviction et de modestie, a cité Merleau-Ponty parlant de Cézanne pour définir son parti pris artistique : « un principe de déformation cohérente ». Il s'est recommandé de son maître Antoine Vitez : « Il faut faire du théâtre de tout, même de l'actualité… Mais le grand texte, c'est celui qui résiste au bout de décennies de lecture… ou de siècles ».


L'excursion littéraire du dimanche 5 juin 1994 a eu pour thème : « Deux Bourguignons au siècle des Lumières, Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne et Georges-Louis Leclerc de Buffon ». Elle a été assurée par MM. Jean NIVET et André LINGOIS (M. Gérard Lauvergeon ayant préparé les commentaires géographiques).
La première étape a été – non loin d'Auxerre (le lieu d'apprentissage de Rétif, qui fut évoqué pour mémoire) – le village de Courgis, au milieu des vignes, où le jeune Nicolas apprit les rudiments du latin sous la férule de son demi-frère, curé du lieu. Nous avons été accueillis au presbytère par M. Mongin, qui nous a montré l'église et ses richesses, connue des rétiviens par le « petit trou » où notre héros cacha un billet doux pour la belle Jeannette Rousseau (dont nous avons vu la maison à quelque distance).
À l'entrée du village de Sacy – résidence de Jacques Lacarrière, que nous aurions aimé y rencontrer ! – le groupe s'est arrêté devant la métairie de la Bretonne et A. Lingois y a évoqué la figure du « pater familias » (peint dans des pages hagiographiques de La Vie de mon père et de La Femme de laboureur) et l'enfance de Rétif (racontée dans les premières époques de Monsieur Nicolas).
Après un déjeuner bourguignon fort apprécié à l'Auberge de la Beursaudière à Nitry (pays natal du père de Rétif) et un arrêt à la pittoresque cité médiévale de Noyers (pays de l'oncle avocat Jean Rétif), nous avons atteint Montbard et l'hôtel Buffon, où nous attendait M. Ickowicz, conservateur du Musée et passionné de notre grand homme. À la suite de la visite commentée du remarquable petit musée installé dans les anciennes écuries du château, le groupe a gravi la montée vers le « Parc » (aménagé à grands frais par le naturaliste sur les ruines de l'ancien château) et visité les deux tours médiévales qui restent, la tour Saint-Louis, où Buffon s'installait pour travailler, et la tour de l'Aubespin, en haut de laquelle il se livrait à des expériences. De là, nous nous sommes rendus aux « Forges de Buffon », rénovées par une association de sauvegarde. Dans cet endroit fort agréable, sur une dérivation de l'Armançon, Buffon avait construit sa grande usine de traitement du minerai de fer, à une époque où l'esthétique industrielle n'existait pas dans le vocabulaire mais dans les faits. Le conservateur du site a fait revivre pour nous le haut-fourneau (dont l'architecture fonctionnelle rappelle les constructions de Claude-Nicolas Ledoux), la forge, la fonderie, les installations hydrauliques, que nous connaissions déjà par les planches de l'Encyclopédie.
Après le XVIIIe siècle rural, celui des prémices de la transformation agricole de la France (pour Emmanuel Le Roy Ladurie, l'œuvre « bourguignonne » de Rétif est un document précieux), nous avons eu un autre aspect du Siècle des Lumières, où l'artisanat laisse la place à l'industrialisation, et où la spéculation intellectuelle n'interdit pas le sens pragmatique des affaires…


 

 SAISON 1994-1995

La réunion d'ouverture du cycle 1994-1995 a été, à l'imitation de la saison précédente, une conférence à trois voix intitulée « À la découverte de la Syrie », en quelque sorte le carnet de route du voyage de la section en avril 1994, avec des photographies prises par un groupe de participants. Le président Alain MALISSARD, instigateur et organisateur du voyage, MM. Gérard LAUVERGEON et André LINGOIS s'étaient partagés le commentaire, en sacrifiant le plus souvent possible à la tradition budiste, c'est-à-dire en lisant des textes littéraires : tablettes archaïques, poèmes arabes anciens ou souvenirs des voyageurs ou archéologues du XVIIIe siècle à nos jours, de Volney à André Parrot.
Un coup d'œil sur la géographie a montré la différence entre trois types de régions : les plaines cultivées (qui justifient l'appartenance au « croissant fertile »), celle de l'Euphrate ainsi que le fossé d'effondrement du Ghrab irrigué par l'Oronte, connu par ses jardins et ses norias ; la montagne, qui continue les deux chaînes du Liban et de l'Anti-Liban ; le désert, qui prolonge celui d'Arabie.
La première étape de notre promenade à travers le temps a été celle des trois millénaires avant notre ère. En effet, dans cet espace relativement réduit, de brillantes civilisations se sont développées : Uruk, les Babyloniens, les Hittites, les Araméens et, vers le Xe siècle, les Chananéens, qui deviendront les Phéniciens. Les trois grands sites mis au jour par l'archéologie, Mari (3000 av. J.-C.), Ebla (2500 av. J.-C.), Ugarit (1500 av. J.-C.), portent la marque de véritables royaumes organisés, de centres artistiques et de lieux de mémoire, puisqu'on y a trouvé des milliers de tablettes gravées, les archives les plus anciennes de l'humanité avec Sumer. Ugarit est pour nous, sans doute, le lieu le plus émouvant, puisqu'il est le berceau de notre écriture (l'alphabet de 28 consonnes et semi-voyelles passe pour le premier des alphabets modernes, puisqu'il est purement phonétique).
La seconde étape nous a conduits en Syrie romaine, la plus riche en monuments et en mosaïques. Les Romains, débarqués en Syrie en 62 av. J.-C. avec les légions de Pompée, y sont restés pendant près de quatre siècles. Trajan, Hadrien, Septime Sévère, Caracalla y ont imprimé leurs marques, sans parler des deux empereurs autochtones, Héliogabale et Philippe l'Arabe, lequel fit de sa ville natale, Shabba, une véritable capitale. Les vestiges abondent dans cette région du Hauran, l'actuel pays des Druses, les plus spectaculaires se trouvant à Basra. Le terme de « vestiges » se révèle d'ailleurs impropre à propos du théâtre, miraculeusement protégé, avec sa cavea, son portique et son mur de scène intacts. Mais les spectateurs ont peut-être préféré le site d'Apamée, ville séleucide reconstruite par Trajan, puis ruinée par un séisme, redécouverte au XIXe siècle et récemment relevée du chaos, avec sa superbe perspective de colonnades le long d'un cardo de plus de 2 km. Toutefois le choc, pour tout le monde, a été la vision de Palmyre du haut du château arabe, découvrant ses ruines opulentes au milieu de sa palmeraie, dont Volney disait, enthousiaste : « Il faut reconnaître que l'Antiquité n'a rien laissé, ni dans la Grèce, ni dans l'Italie, qui soit comparable à la magnificence de Palmyre ».
L'étape suivante fut consacrée à la Syrie chrétienne et byzantine.
N'oublions pas que c'est à Damas qu'un juif intransigeant du nom de Saül de Tarse a été baptisé pour devenir saint Paul, le propagateur de la foi. L'époque byzantine connut une grande prospérité ; de grandes villes surgirent du désert comme Rasafa, ou, plus exactement, Sergiopolis, la ville de saint Serge, dont le culte reste vivant, avec celui de son compagnon saint Bacchus, à Maaloula, terre aride où l'on parle encore aujourd'hui l'araméen, qui fut la langue du Christ. C'est vers cette époque qu'est né également le culte de Siméon le Stylite, qui passa 50 ans au sommet d'une colonne de 20 mètres de haut ; il ne reste de celle-ci qu'une pierre usée, mais au centre d'une basilique, le plus vaste des sanctuaires byzantins, dont l'architecture et la décoration étonnent par leur audace.
Notre voyage s'est poursuivi en Syrie franque et médiévale, sans doute la plus connue du fait des croisades, de son Krak des Chevaliers, et aussi du château de Saône qui, en dépit de sa position imprenable, fut pris par le sultan Salad-al-Dîn, autrement dit Saladin. Quelques belles vues de la citadelle d'Alep, des palais ottomans et surtout de la mosquée des Ommeyades à Damas ont évoqué la grande époque de l'Islam qui aurait mérité, à elle seule, une longue étude.
La dernière séquence a suggéré un aperçu de la vie quotidienne contemporaine, en particulier le mélange des religions : sunnites traditionnels, chiites au mausolée de la fille d'Ali, chrétiens orthodoxes, catholiques de rite melkite entre autres. Le contraste est également frappant entre la steppe, avec ses villages en pisé et leurs toits en cône, et les vieux quartiers des cités avec leurs pittoresques souks qui n'ont pas changé depuis la description qu'en faisait Pierre Loti, il y a exactement cent ans, jour pour jour…


Le dimanche 23 octobre, la section a organisé une sortie à Paris afin de mieux connaître Voltaire et le théâtre de Sénèque.
Le matin, ce fut la visite commentée d'une exposition, à l'Hôtel de la Monnaie, sur « Voltaire et l'Europe », à l'occasion du tricentenaire de sa naissance, exposition composée de peintures, de dessins (dont les célèbres découpures de Jean Huber exceptionnellement prêtées par le musée de l'Ermitage), de manuscrits, d'ouvrages de la bibliothèque vendue à la Grande Catherine, de sculptures (de Pigalle notamment), sans oublier tous les documents relatifs aux représentations théâtrales d'Oedipe à Mahomet.
L'après-midi, nous avons assisté, au Théâtre des Amandiers de Nanterre, à une représentation du Thyeste de Sénèque, dans une traduction de Florence Dupont et une mise en scène de Jean-Pierre Vincent. Thyeste est « la pièce la plus cannibale, la plus sanguinolente qu'ait jamais écrite ce stoïcien », et sans doute l'une des plus cruelles de la scène (Antonin Artaud ne s'y était pas trompé). La rigueur de J.-P. Vincent (qui s'est entretenu avec nous après la représentation) et sa volonté de distanciation dans un décor symbolique et dépouillé nous ont fait retrouver les deux ressorts tragiques fondamentaux : terreur et pitié.


Le quarantième anniversaire de la fondation de la section orléanaise a été marqué par des manifestations inhabituelles, auxquelles budistes et sympathisants furent généreusement conviés.
Le mardi 22 novembre, en l'église Saint-Pierre du Martroi, a été donné un concert par l'ensemble vocal Anonymus, sous la direction de Mme Anne-Cécile CHAPUIS. Ce concert, présenté par M. André POUJADE et intitulé « Poésie et musique chorale de la Renaissance à nos jours », a montré toute l'étendue du registre de ce groupe d'amateurs de haut niveau : des « classiques » du XVIe siècle (Costeley/Ronsard, Jannequin/Marot) aux mélodies modernes, très « techniques », de Ravel et Poulenc.
Le mercredi 23 novembre eut lieu la séance commémorative du quarantième anniversaire à l'auditorium du musée des Beaux-Arts, en présence de M. J.-P. SUEUR, maire d'Orléans, et de M. Paul JAL, membre du Bureau national représentant le président Bompaire. M. Alain MALISSARD a prononcé l'allocution de bienvenue, en évoquant d'abord la soirée fondatrice du 23 novembre 1954, où MM. Germain Martin et Jacques Boudet portèrent la section sur les fonts baptismaux, et la conférence inaugurale de M. Michel Adam. M. Malissard salue la présence de M. Adam – venu retrouver la section orléanaise pour ce quarantième anniversaire – et rappelle que celui qui fut notre premier conférencier, alors jeune professeur de philosophie au lycée Pothier, avait pris comme sujet la nuit fondatrice du 23 novembre 1654 pendant laquelle Pascal « étreignit la vérité avec passion ». M. Malissard continua en soulignant les 40 années de présence continue de la section dans la vie culturelle orléanaise, le rôle actif des pionniers – dont plusieurs manquent hélas ! à l'appel – et de tous les fidèles, en rendant un hommage particulier à M. Lionel Marmin, qui assura la présidence pendant 22 ans.
Les quarante années d'activité ont été évoquées ensuite dans un montage photographique commenté avec un humour mêlé de quelque nostalgie par M. Jean NIVET, qui a retrouvé dans les archives des deux secrétaires (Michel Adam de 1954 à 1961, André Lingois ensuite) des documents précieux et des photographies émouvantes. Certaines nous ont particulièrement touchés : Roger Secrétain et le recteur Gérald Antoine écoutant une conférence au centre Charles-Péguy, Mgr P.-M. Brun conduisant ses promenades dans l'Orléans ancien, Maurice Genevoix nous recevant aux Vernelles, M. Jacques Boudet dirigeant la première excursion littéraire le 5 juin 1955 au pays de George Sand… Jean Nivet a eu raison de conclure cette rétrospective en affirmant que « la section orléanaise avait bien servi la cause de Guillaume Budé, notre saint patron ».

Pour terminer, M. Michel RAIMOND, l'un des « pères fondateurs » de la section orléanais, alors professeur au lycée Pothier, aujourd'hui professeur émérite à Paris-Sorbonne, a prononcé une très brillante conférence dont l'intitulé « Un personnage proustien, Odette dans tous ses états », avait tant soit peu intrigué l'assistance, qui dut attendre la fin pour saisir l'ambiguïté du terme. Il s'agissait un peu de la psychologie, voire de la physiologie du personnage, mais principalement des différents états du texte.
La conférence a situé dans une première partie les nombreux avatars d'Odette de Crécy. À Combray, celle-ci passe (à tort) pour la maîtresse de Charlus : c'est « la dame en blanc » ; dans un autre épisode, elle apparaît comme « la dame en rose », couleur symbolique liée à la sensualité. Swann, en proie à la jalousie rétrospective, la soupçonne d'avoir eu un passé de débauche dans des « villes de plaisir » ; il l'accuse même (avec raison) de lesbianisme. Devenue la mère de Gilberte, sous une façade de respectabilité, elle allonge la liste de ses amants. Le lecteur assiste aux métamorphoses du personnage sur une très longue durée, de 1873 à 1928, où défilent 50 ans de vie parisienne.
Il y a cependant une permanence dans les métamorphoses de cette fort belle femme, que le Narrateur admire depuis qu'il l'a vue apparaître à un détour d'une allée du Bois et dont l'attitude provocante contraste avec le regard triste si bien rendu dans un portrait peint par Elstir. Cette beauté perdurera : à la fin du cycle romanesque, alors que tous les figurants luttent en vain contre le vieillissement, Odette demeure « comme un défi au Temps ». Et le conférencier d'évoquer ensuite son évolution sociale : elle est la femme galante, la demi-mondaine « qui grimpe dans la société par le lit ».
M. Michel Raimond fait remarquer que le personnage n'est vu que « de biais », à travers les yeux du Narrateur et surtout ceux de Swann, qui reflètent les variations d'humeur, de la tendresse à la haine. Le statut romanesque d'Odette repose sur un jeu d'oppositions : elle incarne la grâce et le charme ; d'autre part, elle est sotte et inculte ; elle est tour à tour aimante et d'une grande méchanceté ; remplie de vulgarité et de mauvais goût, elle peut sembler la distinction même. Ce caractère, qui vit la vie la plus mouvementée de toutes les créatures proustiennes et dans lequel l'auteur a accumulé les effets de contraste, conserve sa part de mystère. On peut même parler de « personnage inachevé » ou « non clos ». M. Raimond ne résiste pas au plaisir – partagé avec bonheur par le public – de lire le passage où Charlus raconte au Narrateur la rencontre d'Odette avec Swann, en y ajoutant des commentaires pleins de verve. C'est là, dit-il, la marque du très grand romancier : le pouvoir de donner une parole vraie à un personnage fictif.
Dans la dernière partie de sa conférence, M. Raimond, dans son souci d'éclairer l'héroïne d'une lumière nouvelle, a cherché des images de celle-ci ailleurs que dans la Recherche définitive. Dans des pages longtemps inédites, on découvre que le Dr Cottard a été l'amant épisodique d'Odette ; on y trouve même le seul passage « hard » de Proust. Ses cahiers de brouillons – légués à prix d'or par M. Guérin – révèlent comment l'auteur constitue peu à peu les traits d'un personnage. Ainsi, dans l'ébauche, Odette apparaissait d'une beauté exceptionnelle, alors qu'elle provoque une réaction immédiate de rejet de la part de Swann. Proust suggère que « le désir peut naître non d'une attirance, mais d'une angoisse qui crée un besoin ». Ces notes sont éclairantes à maints égards : on saisit, par exemple, le sens profond de la petite phrase de Vinteuil ; on comprend mieux les nombreuses suppressions qui justifient le mot de Marcel Schwob selon lequel « Proust a su ménager les silences du récit » ; on retrouve des points communs entre les deux figures féminines en apparence les plus dissemblables, Odette et Oriane de Guermantes. « De telles études sont précieuses, dit M. M. Raimond en conclusion de son magistral exposé, quand elles permettent de saisir sur le vif les hésitations du romancier, quand il ne s'agit pas d'érudition morte, mais quand elles donnent accès à des significations. »


Le lundi 12 décembre 1994, M. Peter WÜLFING, professeur à l'Université de Cologne et président du Colloquium didacticum, a clôturé l'année par une conférence originale sur « La guerre des Gaules de César et la conscience européenne ».
Le conférencier a ouvert son propos par une réflexion très actuelle sur l'eurocentrisme et la culture occidentale dominante. Celle-ci s'est imposée avec véhémence, au prix de mutilations insoupçonnées. Cette suprématie, très dangereuse, et à laquelle correspond l'appauvrissement des espèces végétales et animales, s'est révélée dès l'Antiquité, et le Bellum Gallicum de César en porte témoignage. Ce livre a joué un grand rôle, car, à partir du XIXe siècle, dans tous les pays européens, il a servi de texte de base. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, le latin était la langue des relations internationales, du droit et le moyen de communication des hommes cultivés ; en 1700, la moitié des ouvrages publiés en Allemagne étaient en latin; les « auteurs » étaient Térence, Cornélius Népos, Quinte-Curce pour les « jeunes », Cicéron, Tacite, Virgile, pour les aînés, César n'étant qu'un auteur militaire.
Au XIXe siècle, à l'époque où le latin devient une sorte de langue étrangère obligatoire, notamment dans les lycées allemands (que M. Wülfing qualifie d'« écluses de l'élite »), il a fallu faire un choix et César a été retenu pour des raisons essentiellement pédagogiques : un vocabulaire de 2000 mots environ, assimilable en trois ans, et une langue d'une grande clarté syntaxique. Il faut y ajouter des motivations plus subtiles : il s'agissait de contrebalancer la belle histoire grecque par des hauts faits romains ; les pays de l'Europe, et notamment France, Angleterre, Allemagne, Hollande, y trouvent une part de leur histoire ; de plus, à côté des légendes parfois scabreuses des poètes, la Guerre des Gaules peut être mise entre toutes les mains.
La première impression que laisse ce livre au lecteur, c'est qu'il s'agit d'un rapport de guerre fort bien fait et, en même temps, une œuvre à la louange de son auteur. La réalité se révèle tout de même plus compliquée, nous suggère M. Wülfing, qui a étudié dans sa deuxième partie quelques images-clefs (quatre exactement) restées dans la mémoire de tous les latinistes.
D'abord « l'attaque » du texte : Gallia est omnis divisa in partes tres, Belgique, Aquitaine et Gaule proprement dite, image simple qu'on retrouve à la première page des albums d'Astérix. Ensuite la formule « his rebus cognitis », qui fait partie intégrante du récit, lequel se répète à l'envie : César décide, passe à l'action, mais pas avant de s'être informé par des sources diverses, révélant un système parfaitement organisé. L'expression incredibili celeritate, qui revient si souvent, dénote la rapidité d'intervention de César ou de ses troupes formées à une discipline sévère. Par exemple, dans un passage du Ve livre (la campagne d'hiver en Gaule belgique), le sujet du récit n'est pas la bataille, mais l'organisation de celle-ci et la « maîtrise de l'espace ». César fait la démonstration de sa célérité et de son efficacité. C'est là la supériorité sur les Gaulois, indisciplinés, avides, peu tenaces, véritable contre-image des Romains. Pour les lecteurs du XIXe siècle, César devient le représentant d'une culture fondée sur le génie militaire et civil ; dans le Bellum Gallicum se trouvait formulée une éthique rationalisée où ils se reconnaissaient facilement. Le quatrième « cliché » est connu de tous : César parle à la troisième personne. Rien de très singulier, dira-t-on, et c'est l'habitude dans les « commentaires ». Mais le Bellum Gallicum échappe au genre traditionnel, surtout parce qu'il fait preuve d'une réserve étonnante à l'égard du sentiment religieux. Cette méfiance vis-à-vis des signes divins chers aux historiographes latins a été bien accueillie au XIXe· siècle. On a beaucoup discuté sur l'objectivité de César : elle est due en grande partie à la langue volontairement dépouillée. L'écrivain tourne le dos à la « performance rhétorique » et au style orné, de même qu'il se refuse à employer des termes trop techniques.
M. Wülfing rappelle en conclusion l'excursus célèbre du Bellum Gallicum sur les Gaulois : nos « ancêtres » auraient vécu dans des conditions insupportables, soumis aux factions et aux querelles interminables, au pouvoir illimité des druides, « dans l'ensemble peu fiables et peu compétents ». Il n'était donc pas pensable qu'un voisin aussi civilisé les laisse dans cet état, et une intervention devait résoudre tous les problèmes ! Un tel discours a beaucoup servi au siècle précédent… et continue à servir au nôtre. « Tout notre rationalisme européen, tout notre amoralisme sont présents dans César ».
Quelle belle leçon de relativisme – et de culture – nous a donnée M. Wülfing, qui manie la langue française aussi aisément que la latine, sans parler de l'allemande…


Le mercredi 18 janvier 1995, la section orléanaise a tenu son Assemblée générale avant d'écouter une conférence par un des membres du Bureau. Le président Alain MALISSARD a d'abord rappelé, dans son rapport moral, la bonne santé de la section (250 adhérents, dont 50 nouveaux), ainsi que son activité, particulièrement dense en cette année 1994, en insistant sur le point culminant des 22 et 23 novembre. Le rapport financier a mis en évidence les dépenses exceptionnelles du quarantième anniversaire, couvertes en grande partie par des subventions.
Après l'adoption des deux rapports, la parole a été donnée à M. Gérard LAUVERGEON, professeur honoraire de Première Supérieure au lycée Pothier, sur un sujet à la fois historique et géographique, « Les frontières dans le monde gréco-romain ».
Ce sujet, dit en préambule notre conférencier, a été longtemps considéré comme mineur, et il a inspiré en France une certaine méfiance, la géopolitique passant pour un terrain mouvant. L'hypothèque est aujourd'hui levée, depuis les travaux de la revue Hérodote et les ouvrages d'Yves Lacoste : les frontières n'apparaissent plus comme des lignes d'affrontement, mais comme des lieux d'échange. Cet intérêt nouveau conduit à un réexamen des frontières des mondes de l'Antiquité.
Le premier volet de l'exposé a été consacré à la Grèce, où un très grand nombre de cités-états, de dimensions très petites, a multiplié les frontières. M. Lauvergeon nous fait remarquer que l'importance politique de celles-ci a été secondaire, la cité se définissant par une communauté humaine, mais que le territoire est choisi pour les ressources qu'il procure ou les protections qu'il assure. Les cités sont souvent séparées par des zones de confins, terres pauvres, espaces d'attribution incertaine, comme 1a limite entre Sparte et Argos, analogues aux « marches » du Moyen Age. La frontière linéaire ne s'est réellement imposée qu'au XVIIIe siècle, du fait de l'émergence de l'idée d'état-nation et de la naissance de la cartographie. À vrai dire, cette notion était déjà née en Grèce, à l'âge classique, au temps d'Hérodote et de Thucydide qui parlent des « bornes » de l'Attique, marquées par des statues d'Hermès, donc sacralisées par les dieux.
La conquête d'Alexandre va changer l'échelle du problème ; en allant du Granique à l'Indus, Alexandre a voulu explorer les limites du monde, rêvant d'un empire universel… et sans limites…
Ce rêve a été repris dans le monde romain, notamment par Jules César et par Auguste. Mais ce dernier, après le désastre des légions de Varus, a été rappelé aux réalités : Rome a dû admettre l'existence d'un monde non-romain, c'est-à-dire de frontières délimitées et stables. Sous Tibère, ce sont des frontières naturelles : Rhin, Danube, Euphrate. À partir de Vespasien, l'empire s'enfermera dans le fameux limes dont les restes demeurent visibles en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Roumanie et jusqu'en Syrie.
Cartes et photographies à l'appui, M. Lauvergeon a convié son auditoire à une promenade autour de l'empire du IIe siècle. Sur le Rhin ont été installés des camps (exemple Mayence) ou des colonies de vétérans – simple renforcement des frontières dites « naturelles ». Mais, à partir des années 60 ap. J.-C., les armées romaines ont franchi le fleuve et ont installé aux « Champs Décumates » (la vallée du Neckar) 380 km de défense, avec des tours de guet. On retrouve la même configuration sur le Danube, où des camps légionnaires surveillent les endroits stratégiques, comme à Ratisbonne et à Carnuntum, entre Vienne et Budapest. Un autre exemple de la protection des confins de l'Empire fut la création par Trajan d'une nouvelle province, la Dacie, qui fut, comme les Champs Décumates, abandonnée vers 270 par Aurélien.
Pour trouver l'exemple parfait de limes fermé, il faut aller en Grande-Bretagne, où le rempart d'Hadrien – qui s'étend sur 177 km – joua son rôle de gardien efficace pendant trois siècles. À l'opposé, on peut parler de « limes ouvert », ligne discontinue qui inclut de larges portions désertiques ; en Afrique, il fonctionne comme une sorte de « glacis de surveillance » avec un système de fortins avancés, où 30.000 hommes suffisaient à assurer le contrôle d'une région immense. En Orient, on retrouve le même système en plus élaboré, avec des postes isolés reliés par une piste, la Strata Diocletiana. Là où le limes se trouvait dans une terre de vieille civilisation, Rome va utiliser des cités anciennes, comme Doura Europos, et ce qu'on appelle des « états-tampons », comme l'Arménie ou le royaume de Palmyre.
Ce limes, dit M. Lauvergeon en abordant sa conclusion, est loin d'avoir une unique fonction militaire : il assure la romanisation (ponctuelle comme en Bretagne, ou en profondeur comme en Gaule) ; il est également un lieu de pouvoir (par exemple, les légions du Danube ont imposé Septime Sévère). Cette frontière n'est pas non plus hermétique : elle joue un rôle de contact, d'échange ; l'exemple le plus probant reste le limes de la Germanie : il a été, sans aucun doute, mode de séparation, mais aussi de stabilisation, voire d'intégration et d'acculturation. Il a laissé comme héritage essentiel un vaste réseau urbain de la mer du Nord à la mer Noire, avec son cortège de cités vivantes : Nimègue, Cologne, Bonn, Strasbourg, Bâle, Regensburg, Vienne, Budapest, Belgrade… le long de « fleuves qui réunissent plus qu'ils ne séparent », selon le mot de Fernand Braudel.


Le vendredi 17 février, M. Géraldi LEROY, professeur à la faculté des Lettres d'Orléans, ancien directeur du Centre Charles-Péguy, a fait une conférence sur « Les écrivains sous l'Occupation », qui connut une aflluence record.
D'emblée, le conférencier a limité « un sujet infini qui entre dans un débat toujours renaissant » et a fait remarquer que, contrairement à une idée reçue, entre l'Armistice et la Libération, la vie culturelle française a connu une grande activité, et notamment dans le domaine théâtral. La littérature a été beaucoup moins encadrée que la radio et les Allemands ont eu le soin « d'affecter un libéralisme culturel », ayant même autorisé ce que la censure de Vichy interdisait.
M. Leroy a exposé, dans une première partie, le contrôle de l'occupant vis-à-vis de l'édition. La division de la Propagande (Propaganda Abteilung) quadrillait le territoire partagé en six centres, avec quatre services, dont certains furent récupérés par l'ambassade d'Allemagne d'où émanait une censure : les « listes Otto » interdisaient les livres « capables d'empoisonner l'opinion », par exemple des auteurs classés d'extrême-droite comme Maurras, antifascistes comme Malraux ou juifs comme Julien Benda, Suarès ou B. Crémieux… Cette répression a été complétée par la « Convention sur la censure des livres » signée par les éditeurs français. Ceux-ci étaient tenus de remettre deux exemplaires de chaque parution, mais on leur laissait le soin de contrôler eux-mêmes le contenu. En réalité, ils ont fait plus que ce que leur demandaient les Allemands. Pour se faire bien voir, Grasset publie un livre élogieux pour Hitler ; Denoël et Stock publient les ouvrages des « collaborateurs » ; Gallimard fait très vite des concessions et met à la tête de la N.R.F. Drieu la Rochelle ; ensuite il jouera sur les deux tableaux.
Et les écrivains ? La première période, immédiatement après la défaite, a montré un désarroi bien compréhensible chez de nombreux auteurs, d'Aragon à Gide. Mauriac ne voit comme solution que la fidélité au Maréchal. Il sera intéressant de voir par la suite comment ont réagi « ces guides de l'opinion » devant la censure, la répression en général et l'interdiction qui frappait les Juifs. Les attitudes furent diverses : une infime minorité (Tzara, René Char, J. Guéhenno) a réagi par le silence ; au contraire, la majorité s'est soumise et a publié des ouvrages, parfois d'importance, que ce soient des « collabos » comme P. Morand ou des écrivains plutôt « de gauche » comme Desnos, Queneau, Ponge ou Paulhan ; il faut y ajouter les noms de Mauriac, Sartre, Simone de Beauvoir… et même Aragon et Elsa Triolet.
M. Leroy propose alors de regrouper les écrivains autour des deux pôles. D'une part les « opportunistes », de tradition anti-troisième République, symbole de décadence, et antisémite (avec virulence chez Céline, ou de manière plus diffuse comme chez Jouhandeau), avec des pacifistes convaincus comme Giono, ou des militants d'extrême-droite devenus des « ultra-collaborationistes » de Je suis partout. Il faut ajouter à cette catégorie les divers « abstentionnistes », indifférents à la politique, témoins Cocteau, Colette et Léautaud. En face, ceux qui ont résisté, pour des raisons politiques après 1941 (Aragon, puis Sartre), ceux qui se sont engagés effectivement (René Char, Malraux, André Chamson, Prévost, mort au Vercors). Il y a eu également une « lutte par la plume », comme en témoignent les revues nombreuses : Poètes casqués, Fontaine, Confluences, Les Cahiers du Rhône, puis Les Lettres françaises. Ces mouvements ont abouti à la fondation du Comité National des Écrivains.
G. Leroy conclut de manière quelque peu pessimiste en disant que l'attitude des écrivains français entre 1939 et 1944 n'a pas particulièrement tranché sur l'attitude du reste de la population. Il y a eu une minorité de « collabos » (dont le plus célèbre reste Robert Brasillach) et une majorité d'« attentistes ». Comment juger ? Les écrivains étaient-ils condamnables d'avoir fait preuve de réalisme en s'accommodant de la situation ? Le devoir moral les obligeait-il à se taire, autant dire à ne pas exister ? À ce genre de questions, ils ont répondu en ordre dispersé. L'opinion publique – comme l'épuration – a été très sévère pour eux, parce qu'elle leur a attribué d'autorité un rôle de guides. M. Leroy constate avec objectivité – certains diront avec un ton désabusé, ayant souhaité qu'il s'engageât davantage – qu'il n'est pas sûr que les littérateurs soient qualifiés pour juger de la politique et que leur lucidité dépasse celle du simple citoyen…


Le vendredi 17 mars, M. Philippe HEUZÉ, professeur de langue et littérature latine à l'Université de Nantes, est venu parler, avec photos à l'appui, des « Peintres et poètes à Pompéi ».
La peinture pompéienne, anonyme à une exception près, représente un héritage difficile à interpréter. Elle se prête cependant à une analyse typologique fondée sur des récurrences et l'on peut parler traditionnellement de quatre styles successifs. Selon d'éminents spécialistes, il s'agirait d'une production de masse, presque« mécanique », et il semble inutile de spéculer sur la signification de celle-ci ou sur sa dimension artistique. M. Heuzé est d'un avis opposé: il considère cette peinture, et en particulier dans les troisièmes et quatrième styles (c'est-à-dire en gros de 20 av. J.-C. jusqu'à 79 ap. J.-C., date de l'éruption), comme fortement imprégnée d'une culture et d'un goût esthétique très sûrs. En s'appuyant sur une vingtaine d'exemples, il a montré la parenté évidente entre cette production picturale, miraculeusement arrachée à la destruction, et la production poétique de l'époque augustéenne et du siècle suivant. Ces peintres inconnus avaient du talent et, de plus, ils savaient lire intelligemment les poètes.
M. Heuzé nous montra d'abord des témoins du deuxième style, en particulier une paroi entière peinte en trompe-l'œil, la décoration devenant le sujet même de la peinture. À l'époque suivante apparaissent, sur ces panneaux, de véritables tableaux à sujets mythologiques. Ces tableaux ne relèvent ni de clichés, ni de poncifs; ils sont en relation étroite avec des œuvres littéraires et ont des sources précises : ainsi Narcisse nous renvoie aux Métamorphoses d'Ovide (lequel sera abondamment illustré), le Petit Amour maladroit à Anacréon, les Ménades surprises aux Bacchantes d'Euripide, les paysages dits « sacro-idylliques », très caractéristiques du troisième style pompéien, évoquent à la fois Théocrite et les Bucoliques de Virgile.
Les représentations de scènes historiques sont rares ; l'exemple le plus connu est celui de la bataille d'Issos ; il s'agit en réalité d'une mosaïque, la plus grande de Campanie, trouvée dans la maison du Faune, qui reproduit un tableau célèbre dans l'Antiquité, dû à un grand maître, sans doute Polygnote de Thasos. Cette superbe mosaïque, où le geste de renoncement de Darius répond au terrible regard d'Alexandre, a été composée avec quatre couleurs (blanc et noir, jaune et rouge). L'artiste pompéien a cherché à imiter la technique des maîtres grecs, attestée par les recherches de Pline l'Ancien, et en même temps à retrouver la saveur des épopées du passé.
M. Heuzé a ajouté d'autres exemples picturaux, représentant pour la plupart des scènes homériques, en les rapprochant des peintures romaines aujourd'hui au Vatican (les « Noces aldobrandines ») et, en particulier, le très beau tableau illustrant le début de l'Iliade.
Pour bien montrer la double ambition, esthétique et culturelle, de ces peintres campaniens du 1er siècle, notre conférencier insiste sur la dernière image, une des plus célèbres, et d'une extraordinaire fidélité à Virgile : Enée blessé au cours de son combat avec Turnus, appuyé sur son fils éploré, est soigné par Iapyx, tandis qu'à l'arrière-plan Vénus lui envoie le dictame salvateur…


Pour le dernier acte de l'année jubilaire, la section a accueilli, le vendredi 7 avril, à l'auditorium de la médiathèque, notre Président national, M. Jacques BOMPAIRE, recteur honoraire et ancien professeur de langue et littérature grecques à la Sorbonne, venu parler d'« Un grand écrivain grec du siècle des Antonins, Lucien de Samosate ». Notre président a en effet un attachement tout particulier pour ce personnage méconnu qu'une tradition scolaire réserve aux hellénistes de quatrième (espèce à protéger d'urgence !). Il lui a consacré une thèse en 1958 et a entrepris depuis quelques années la publication de l'œuvre dans la collection Budé.
Le conférencier a d'abord retracé le cadre historique. Lucien, originaire de Samosate, capitale de la Syrie Commagène (aujourd'hui en pays kurde, administré par la Turquie) vit au siècle des Antonins, marqué par les deux grands règnes d'Hadrien et Marc-Aurèle. C'est une époque de grande prospérité, à l'apogée de la Pax Romana. Grecs et Orientaux se sentent tout à fait romains, mais ils écrivent en grec. C'est le cas de Lucien, dont la langue originelle est l'araméen ; c'est le cas de Galien, le médecin de Pergame, des historiens Appien et Plutarque, de l'orateur Maxime de Tyr, du romancier Longus de Lesbos, des philosophes Épictète et Arrien.
Avec Aelius Aristide et Hérode Atticus, Lucien est un des représentants les plus caractéristiques de la « seconde sophistique ». Ces nouveaux sophistes étaient en réalité des professeurs de rhétorique et des conférenciers, souvent itinérants et toujours très populaires. Lucien fit des tournées dans le monde romain, en Gaule (sans doute à Bordeaux), et s'installa vers 150 à Athènes, où il fréquenta les philosophes. On le retrouve en Orient, puis en Égypte, où il occupa un poste de fonctionnaire à la Préfecture. Il mourut vraisemblablement à Athènes vers 190.
Lucien reste un bel exemple d'intellectuel curieux, épris de liberté, et qui a circulé librement toute sa vie dans l'Empire. Ce grand voyageur est resté fidèle à la culture classique, celle qui forma les Platon et les Thucydide. Son œuvre est fort variée. On lui connaît des diatribes, des épigrammes, une tragédie parodique, des ouvrages de rhétorique pure, comme les Controuersiae de Sénèque, un livre de critique littéraire (Sur la manière d'écrire l'histoire), des récits fantastiques (ou du genre Ménippée), un Éloge de la mouche, admiré par Érasme. Mais ce qui a fait sa gloire, ce sont les Dialogues (Dialogues des Morts, Dialogues des Dieux, Dialogues des Marins, Dialogues des Courtisanes). Lucien a transformé le dialogue platonicien en le mêlant à la satire et à la parodie ; certains ne sont pas indignes de leur modèle, comme l'Hermotime ; d'autres sont nettement plus burlesques, comme le Banquet ou l'Anacharsis (du nom de son héros, le Scythe qui préfigure le bon sauvage). M. Bompaire insiste sur un aspect peu connu de Lucien : l'œuvre à mi-chemin entre le conte et la nouvelle, à laquelle se rattachent le Coq, le Navire, le Toxaris (un recueil de dix nouvelles sur l'amitié), le Philopseudès (où l'on trouve pour la première fois le thème de l'apprenti sorcier), l'Âne, roman picaresque à mettre en parallèle avec l'Âne d'Or d'Apulée.
M. Bompaire fait ensuite le point sur les aspects philosophique, religieux et littéraire de l'œuvre du rhéteur syrien. Celui-ci n'est pas senti comme un véritable philosophe, juste retour des choses pour lui qui en a dit tant de mal, surtout des Stoïciens. En réalité, il admire sincèrement Épicure, qu'il qualifie de « libérateur de la pensée » (dans l'éloge qu'il adresse à Celse). Il attaque également la religion officielle et les cultes orientaux. De ce fait, il sera considéré plus tard comme un allié des chrétiens, mais c'est là une rencontre fortuite. Du point de vue littéraire, on a toujours loué son atticisme ; or ce terme s' applique davantage à sa culture artistique ; certaines de ses descriptions rivalisent avec la peinture.
M. Bompaire, pour notre plus grand plaisir, a choisi pour conclure un florilège de Lucien, tour à tour poétique, charmant, ironique, caustique… et toujours étonnamment moderne. On l'a maintes fois comparé à Voltaire, mais c'est un parallèle un peu superficiel, car Lucien ne construit rien, n'a pas de message à transmettre. Il reste un cynique, adepte de la parrêsia, de la liberté de langage, en somme un héritier d'Aristophane.


Le dimanche 21 mai a eu lieu l'excursion littéraire, aux environs de Montargis, intitulée « Le Gâtinais littéraire, artistique et musical ». Ce programme pouvait paraître limité; en réalité, il s'est avéré trop riche, si bien qu'il a été décidé de faire, l'an prochain, un second voyage, pour donner place, notamment, aux artistes. Les trois points forts de la journée ont été : l'évocation d'Aristide Bruant à Courtenay, la visite du château de Massenet à Egreville et celle du Bignon-Mirabeau. Il revenait de droit à un enfant du pays, en l'occurrence le président Alain MALISSARD, de conduire la promenade ; mais il a été aidé dans sa tâche pour le Bureau tout entier. Sur la route de Montargis, Gérard Lauvergeon a assuré le commentaire géographique, tandis qu'Alain Malissard évoquait avec humour ses souvenirs d'écolier .
Après une visite à la vieille église Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Courtenay, les budistes ont gagné l'Hôtel de Ville où les attendait M. Neveux, maire et conseiller général, ainsi que M. le président du Syndicat d'initiative. Ils avaient préparé à notre intention· une exposition, modeste préfiguration du musée Bruant que M. le Maire avait souhaité fonder durant son mandat. Les visiteurs ont pu admirer les affiches et illustrations, la plupart signées Poulbot ou Steinlen ; ils ont également découvert la foisonnante activité littéraire de Bruant, héritier d'Eugène Sue et de Paul Féval. M. Neveux évoqua avec talent les rapports du poète-chansonnier avec son pays natal, son enfance curtinienne, ses débuts de chanteur à la maîtrise de M. le Curé, ses essais poétiques au Lycée impérial de Sens, mais surtout sa retraite à partir de 1896 au moulin de Liffert, où il devint, en compagnie de Mathilde Tarquini d'Or et de ses chiens, « Monsieur Aristide » ou le Châtelain de Courtenay.
Après une chaleureuse réception à la Mairie et un sympathique repas au « Relais », les participants furent conduits à travers le charmant paysage de la vallée de la Clairis – un morceau du Gâtinais français – par demi-groupes, soit vers Égreville, soit vers le Bignon.
Au château d'Égreville, vieille demeure du XVIe remaniée au XIXe et achetée en 1899 par le compositeur Jules Massenet, la propriétaire actuelle, Mme Bessand-Massenet, nous attendait pour nous faire les honneurs de la maison, remplie à profusion des souvenirs du musicien qui y composa notamment Le Jongleur de Notre-Dame. Un montage audio-visuel a permis de rappeler l'abondante production de l'auteur de Manon (l'audition d'extraits célèbres, sur les lieux-mêmes, a été complétée, sur le chemin du retour, par un choix fait par André Poujade de pièces moins connues, en particulier une des Scènes alsaciennes).
Le second château, niché dans la verdure, « un château de vallée, / herbe dressée de trois prairies », regorge de poésie et d'histoire. La demeure primitive a vu la naissance d'Honoré-Gabriel Riqueti, libertin scandaleux et futur « MirabeauTonnerre ». Elle passa, après la Révolution, aux mains de la veuve de Condorcet, puis au gendre de celle-ci, le général O'Connor, défenseur des libertés irlandaises qui offrit ses services à Napoléon. Son petit-fils fit reconstruire en 1880 le château tel qu'on peut le voir aujourd'hui, propriété de la famille de la Tour du Pin, du fait du mariage du grand-père du poète avec la fille d'Arthur O'Connor. Ce décor agreste, un peu sauvage et mélancolique, a servi aux jeux d'enfance de Patrice de la Tour du Pin, puis a fortement contribué à l'éveil de sa vocation poétique, et resta sa terre d'élection jusqu'à sa mort en 1975. Madame de la Tour du Pin et trois de ses filles nous ont fait visiter les salons du château, ainsi que l'entresol (lequel contient une étonnante collection de chromos 1900 patiemment constituée par un peintre, familier du poète). Mme de la Tour du Pin nous parla, avec une émouvante simplicité, du poète, de ses carnets (dont le premier volume vient d'être publié), de ses amis, de sa vie au Bignon. Et, au déclin du jour, sur le perron, devant « les marais tout embués de légende», « Vers un obscur et bas pays, / Troué de chapelets d'étangs », nous avons écouté la voix du poète, en cherchant, selon le mot de Roger Secrétain, « les signes d'un monde quotidien, tout proche de nous ».


Du 26 août au 2 septembre 1995, notre section a organisé un voyage à Rome, sous la conduite de notre président Alain MALISSARD, avec le concours de Veglia Castaldi, notre guide romaine, et, pour l'intendance, de la « Compagnie des Voyageurs » à Besançon.
Le programme reprenait, en partie, les visites traditionnelles du séjour à Rome d'août 1991, c'est-à-dire Forum, Colisée, temples du Forum Boarium et du Largo Argentina, Panthéon, Musées du Capitole et des Conservateurs, Saint-Pierre et Basiliques majeures… Mais, cette année, un temps beaucoup plus frais nous a permis de profiter davantage de nos « vacances romaines ».
Des visites – nouvelles pour les participants de 91 – ont été très appréciées, comme celle des jardins du Vatican (celle du Musée est en partie gâchée par une cohue bruyante et trop d'activités mercantiles), celle de Saint-Pierre aux Liens, et de Sainte-Praxède, sans oublier la dernière, réservée aux amateurs éclairés : la visite de l'excubitorium de la 7e cohorte des pompiers, au Transtevere.
Deux sorties « hors les murs » ont complété un programme au « tempo di roma » très accéléré :
– le mardi 29 août : une excursion à Tivoli, avec, le matin, la visite (pour la plupart, c'était une confirmation plutôt qu'une découverte, mais l'agrément n'en était que plus vif) de la Villa Adriana, et, l'après-midi, au sortir d'un déjeuner en musique aux flanc du Monte Ripoli, la promenade dans les Jardins de la Villa d'Este et au temple de la Sibylle.
– le 1er septembre, une excursion à l'abbaye du Mont-Cassin, avec retour par le littoral du Latium, et la visite de la « grotte de Tibère » à Sperlunga, dont le musée conserve d'étonnants vestiges…

Les secrétaires : Gérard Lauvergeon, André Lingois.


 

 SAISON 1995-1996

La saison 1995-1996 a été inaugurée le lundi 6 novembre 1995 par la très belle conférence de notre vice-président Jean NIVET, qui a parlé de « Ronsard et Cassandre ».
Ce sujet, d'apparence banale, a révélé un problème qui donna lieu à des controverses du vivant même du poète et qui se sont ranimées par la publication de la nouvelle édition des Oeuvres dans la collection de la Pléiade. Les figures féminines des Amours et des Sonnets appartiennent-elles aux conventions littéraires ou sont-elles bien vivantes ? et dans quelle mesure cette poésie est-elle autobiographique ? À cette double interrogation sur la place tenue dans l'œuvre par Cassandre et sur le rôle qu'elle a joué dans la vie du poète, Jean Nivet a répondu par une enquête menée par étapes, comme s'il s'agissait d'une intrigue policière, pour notre curiosité et surtout pour notre plaisir.
Ronsard s'est toujours déclaré amant de Cassandre, du premier au dernier poème. Alors qu'il vient de terminer les Odes pindariques, en 1550, il se met à pétrarquiser et à chanter les beautés de Cassandre. Les lecteurs du temps ont cru qu'il s'agissait d'« amours contrefaite » et que le nom de la dame faisait seulement écho à Troie. Au XVIIe siècle, on pensa à un personnage réel ; mais il fallut attendre le XIXe siècle pour que l'anonymat disparût : il s'agissait de la fille de Bernard Salviati, seigneur de Talcy, laquelle épousa Jean de Peigné, seigneur de Pray (dont Alfred de Musset descend en ligne directe). Comme Du Bellay pour son Olive, Ronsard avait conservé le vrai nom de sa dame, « ce beau nom de Cassandre » auquel il s'était d'abord attaché.
Mais Ronsard n'était-il pas tombé amoureux de la dame elle-même ? Certes, les premiers poèmes sont trop chargés d'artifices pour paraître sincères. En revanche, le portrait de Cassandre échappe aux stéréotypes, avec ses caractéristiques physiques fortement individualisées ; de plus, les précisions chronologiques (la fameuse rencontre du 21 avril 1545 au château de Blois) et les précisions géographiques renvoient à une réalité vécue, dans un terroir limité autour de Vendôme. Cassandre apparaît donc comme une figure bien vivante.
Se pose alors le problème de la nature de ses relations avec le poète : s'agissait-il d'une« complicité littéraire », d'un badinage amoureux ou d'un véritable amour ? C'est là le point de départ d'un long débat entre les ronsardiens persuadés de l'existence d'une authentique passion et les tenants d'une simple fiction littéraire. Le conférencier a donc consacré la deuxième partie de son exposé à ce qu'il appelle « les palinodies de la critique ».
Au début du XXe siècle, Paul Laumonier dans sa thèse Ronsard poète lyrique – relayé par Henri Longnon et Roger Sorg, puis par des érudits locaux vers 1930 – invite à lire les Amours comme un journal des liaisons du poète. Cette lecture biographique et réductrice a suscité, après 1950, les réactions d'universitaires comme Raymond Lebègue et Gilbert Gadoffre, affirmant que ces amours sont « plus littéraires que senties, fidèles aux conventions de l'amour courtois ». Leur volonté d'insister systématiquement sur les sources littéraires des poèmes a engendré une autre réaction, vingt ans plus tard, l'ouvrage de Michel Dassonville réhabilitant « l'apport de l'expérience vécue ». Certains commentateurs, tel François Hallopeau, propriétaire de la Possonnière, allèrent plus loin, accréditant un véritable roman des amours de Ronsard et de Cassandre. Cette exploitation romanesque abusive jeta le discrédit sur le « biographisme » et la mode actuelle est de distinguer catégoriquement le Ronsard poète, imitateur des latins, néo-latins et italianisants, de l'amant qu'éventuellement il fut.
Ces attitudes contradictoires ont une explication simple : il y a, en réalité, deux Cassandres. La première, celle que l'on découvre dans la succession des éditions originales antérieures à 1560, est le produit d'un Ronsard lyrique qui exprimait les émotions que lui donnaient sa vie personnelle et ses lectures ; l'autre, celle que présente l'édition de 1584, est un personnage poétique reconstitué à partir de poèmes hétérogènes. C'est cette dernière que nos contemporains connaissent le plus souvent, mais ce n'est certes pas la plus intéressante.
Aussi Jean Nivet nous invite-t-il à, redécouvrir, à l'aide de l'édition Laumonier, le vrai visage de l'inspiratrice, changeant au cours du temps et selon les « intermittences du cœur ». On trouve d'abord une Cassandre pleine de sensualité, puis, en 1552, une Cassandre assagie mais toujours familière. Elle devient ensuite la femme que l'on invite à « cueillir les roses de la vie ». À partir de 1554, une certaine nostalgie se fait sentir, puis des plaintes de son indifférence. Dans le recueil suivant, Ronsard se console avec Marie de Bourgeuil et semble avoir définitivement rompu. Cette relecture des Amours nous a persuadés aisément que ce personnage n'était en aucune façon une femme désincarnée et que Ronsard ne jouait pas le rôle d'un Pétrarque transi. Au contraire, le pétrarquisme du poète est souvent parodique, ou détourné vers un érotisme parfois troublant.
D'ailleurs Cassandre compte encore pour lui, bien au-delà de sa « rupture » de 1565. Chaque fois que Ronsard réédite ses œuvres, il reprend ses poèmes, les corrige et, de ce fait, opère un retour sur son passé. Pour cette raison, entre autres, on peut dire que Ronsard n'a jamais cessé de vivre avec la pensée de Cassandre et même lorsqu'il chantait, dans des poèmes de commande, d'autres dames. Son œuvre trouve une plus grande unité et une plus grande richesse si l'on admet que le souvenir de son amante y est toujours présent, par exemple dans deux sonnets évoquant la vieillesse (publiés seulement en 1587), où l'émotion est garante de la sincérité.
Sans doute, conclut J. Nivet, Cassandre a pu n'être au départ qu'un prétexte à des exercices poétiques ; mais le jeu a très vite cessé. Cet amour, qui est resté sans doute inachevé, a été pour lui une chance : l'amant s'est donné par l'écriture l'ivresse d'une passion fictive. Ainsi Cassandre est devenue pour toujours une héroïne littéraire.


Le vendredi 15 décembre 1995, deux orléanais musicologues, M. Pierre BERNIER, organiste amateur et ancien président de l'Association régionale des Amis de l'Orgue, et M. François-Henri HOUBART, musicien de grande renommée, professeur au Conservatoire d'Orléans et titulaire de l'orgue de l'église de la Madeleine à Paris, ont animé une conférence intitulée « À la découverte des orgues du Loiret ». Dans sa présentation, le président Alain Malissard a signalé le caractère original de cette séance : jusqu'ici, la musique avait tenu peu de place dans les manifestations des budistes orléanais et elle n'avait jamais donné lieu à une double illustration, visuelle et sonore.
Les conférenciers s'étaient fixé trois objectifs : inventorier la richesse du patrimoine organistique de notre région, montrer l'évolution de l'orgue en tant qu'instrument à partir du XVIe siècle et faire entendre des extraits de divers morceaux pour orgue, du XVIIe siècle à nos jours. Les tâches ont été partagées : M. Bernier s'est chargé surtout du premier point, avec diapositives à l'appui, tandis que M. Houbart a assuré la partie plus proprement technique, ainsi que les commentaires musicaux. L'attention de l'auditeur – en même temps spectateur – ne pouvait faiblir, car la conférence de deux heures était présentée sous la forme de neuf séquences relativement courtes, autour d'un thème, avec, à chaque fois, une ou plusieurs photographies et un extrait musical.
Il est bien sûr impossible de faire un compte rendu linéaire de cette causerie en duo, d'une richesse foisonnante, avec d'heureux intermèdes pour mélomanes, comme cet extrait de la Suite du 1er ton de Clérambault, du début du XVIIIe siècle, sur l'orgue de Saint-Salomon de Pithiviers, ou ce 1er mouvement du Concerto pour violon en la mineur de Vivaldi retranscrit par J.-S. Bach, ou encore la Toccata médiévale d'Édouard Migna, Grand Prix de Rome et organiste de Saint-Paterne à Orléans.
La Région Centre possède un riche patrimoine de 261 instruments (88 dans le Loiret). Le plus ancien, celui de Lorris, « en nid d'hirondelle », date de 1501.
Si l'orgue existe depuis le haut Moyen Âge (au Xe siècle, l'abbatiale de Fleury en possédait un), c'est seulement à partir du XVIe siècle qu'il a commencé à se répandre, et son « âge d'or » se situe au XIXe siècle, alors que s'installent dans notre région un assez grand nombre de facteurs d'orgue, dont le plus connu se nomme Jean-Baptiste lsnard. L'instrument le plus curieux, un orgue à cylindre, se trouve dans un petit village du Gâtinais, Courtemaux ; il fonctionnait sans organiste, à la manière des pianos mécaniques.
L'inventaire mené depuis 1990 a permis, dit M. Bernier, non seulement d'attirer l'attention sur des orgues méconnues, comme à Briare, mais de faire prendre conscience aux communes de leurs richesses, souvent mal entretenues, ou dans un état de délabrement total, comme à la Chapelle-Vieille de Saran.
Les illustrations nous ont permis de faire une jolie promenade dans les églises du Loiret, de distinguer l'orgue de tribune de l'orgue de chœur (Notre-Dame de Beaugency possède les deux, signées de noms célèbres, J.-B. Stolz et Cavaillé-Coll), de remarquer l'influence de la mode sur l'habillage des orgues, ce qui permet de les classer au premier coup d'œil.
M. Houbart a montré, avec enregistrements à l'appui, la variété des registres de ces instruments qui ne se prêtent pas à tous les styles de musique : « On ne joue pas, dit-il, du César Franck – qui commença sa carrière en 1845 à Orléans – sur un orgue du XVIIIe de style allemand ».
La dernière partie de son intervention a été consacrée aux nombreuses et récentes restaurations de quelques orgues de notre région, faites par des artisans scrupuleux comme Boisseaux (à Chécy, Sully et Châteauneuf), Koenig (à Beaugency), Fossart (à Bellegarde et, tout récemment, à Saint-André de Fleury, dont l'orgue restauré a été inauguré par Marie-Claire Alain) et J.-F. Dupont (qui a refait l'orgue du Conservatoire d'Orléans dans la salle voûtée du « Saloir »).
L'enregistrement parfait d'un choral de Bach par J.-F. Houbart sur ce bel instrument a mis, en quelque sorte, un... point d'orgue à cette intéressante rétrospective.


La séance du jeudi 11 janvier 1996 a été consacrée à l'évocation d'une des journées du voyage à Rome – au mois d'août 1995 – organisé pour la section par notre président. Le sujet, « Tivoli, Antiquité et Renaissance », a donné l'occasion, selon une tradition bien établie, d'une conférence à plusieurs voix, abondamment illustrée, d'une part par des photographies prises sur place par Pierre Navier (avec la collaboration de plusieurs participants), d'autre part avec des textes littéraires variés, d'Horace à Montaigne, de Pline le Jeune à Gabriele d'Annunzio.
M. Alain MALISSARD a rappelé en introduction le destin de cette cité de Tibur, aux confins du Latium et des pays sabins, dont l'origine mythique remonte à Tiburnus, fils du divin Amphiaraos. C'est là que la fameuse Sibylle, appelée Albunea par Virgile, rendait ses oracles, peut-être à l'endroit même où fut construit, en surplomb de la gorge, un temple rond longtemps attribué à Vesta. La cité de Tibur, d'abord ennemie de Rome, devint vite florissante et, dès la fin de la période républicaine, fut un lieu de séjour privilégié, dont témoignent les restes des villas de Mécène, Varus, de Manlius Vopiscus et même, selon une tradition locale, d'Horace. L'auteur des Odes et celui des Silves ont célébré la fraîcheur et le pittoresque du site, qu'admirèrent les artistes du XVIIIe siècle comme Hubert Robert et Fragonard, ou les voyageurs amoureux des ruines comme Chateaubriand.
M. Gérard LAUVERGEON a fait le commentaire géographique du lieu, point de rencontre entre les derniers contreforts des monts Sabins et la plaine du Latium, au débouché de la via Tiburtina qui se prolonge en suivant le cours de l'Aniene (l'Anio latin) et traverse l'Apennin jusqu'à l'Adriatique. Le plateau calcaire de Tivoli est cisaillé par le fleuve qui vient alimenter une impressionnante cascade ; le paysage verdoyant ruisselle de résurgences ou « cascatelles » ; dans l'Antiquité, toute cette eau était captée et amenée à Rome par trois aqueducs.
L'empereur Hadrien a jeté son dévolu sur le site dès son avènement en 118. M. Malissard rappela que la construction de la Villa Adriana dura pendant tout son règne, mais en deux phases vraisemblablement séparées par une pause entre 120 et 125. À la première période appartiennent les grands thermes, impressionnants par leurs voûtes grandioses à demi écroulées, les thermes dit à heliocaminus (premier exemple du chauffage solaire), la « Piazza d'Oro », la caserne des Prétoriens avec ses pavements de mosaïque. L'édifice circulaire appelé traditionnellement« théâtre maritime » continue d'intriguer les archéologues : il s'agit sans doute du lieu de retraite favori de l'empereur. De très belles images ont permis de nous attarder, pour notre plus grand plaisir, sur le Canope, fermé au sud par le Serapeum, plein des souvenirs de l'Égypte et du bel Antinoüs, si joliment évoqué par Marguerite Yourcenar.
De la Villa Adriana aux jardins de la Villa d'Este, il n'y a que quelques pas, vite franchis. M. André LINGOIS résuma l'histoire de cette « folie » commandée par le fils de Lucrèce Borgia, le cardinal Hippolyte d'Este, qui fit une fulgurante mais assez brève carrière, à la fois dans la hiérarchie ecclésiastique et dans la diplomatie. Après avoir été le favori de François Ier, après avoir manqué l'élection pontificale, il est nommé en 1550 gouverneur de Tivoli. Jugeant sa demeure indigne de son rang, il confie à l'architecte Pirro Ligorio – l'auteur de la Casina de Pie IV au Vatican – le soin de remodeler sa maison et d'y aménager en contrebas les jardins « à l'italienne », inspirés de ceux de Lucullus. Ceux-ci sont conçus comme une architecture autour de deux éléments naturels, la verdure et l'eau. Les fontaines jaillissantes et bruissantes – parfois véritables chefs d'œuvre techniques – faisant l'orgueil de la famille d'Este ; leur délabrement charma les visiteurs romantiques. En 1855, le cardinal Von Hohenlohe entreprit de restaurer le domaine et invita Franz Liszt. Mme DADOU, chargée de la conclusion musicale avec l'aide de M. André POUJADE, parla du séjour du musicien entre 1861 et 1868, alors qu'il avait pris les ordres mineurs. Celui-ci, devant les fontaines ressuscitées, composa les célèbres Jeux d'eau de la Villa d'Este, dont la virtuosité ne doit pas faire oublier l'inspiration évangélique. Et la conférence s'acheva sur un extrait de cette pièce évocatrice, tandis que, sur l'écran, les eaux scintillaient sous l'inimitable lumière de Rome.


Le jeudi 8 février 1996, nous avons accueilli dans l'auditorium du Musée des Beaux-Arts, trop exigu pour la circonstance, Mme Sylvie DURBET-GIONO, qui avait intitulé sa conférence « Jean Giono ou le goût du bonheur ». D'emblée, la fille de Jean Giono a limité son dessein, en toute modestie : ce n'est pas l'écrivain, depuis longtemps étudié et savamment commenté, mais le père, dans son cadre familial et quotidien, qu'elle a évoqué, cet homme « totalement, égoïstement heureux ».
Il a d'abord été question des origines. L'aïeul est né en 1795 – c'est-à-dire cent ans exactement avant l'écrivain – dans un village italien du Val Chiusella, près d'Ivrea ; gendarme du roi de Piémont-Sardaigne, il s'est enfui en France à cause de ses relations avec les Carbonari. On le retrouve plus tard à la Légion étrangère, en Afrique, puis en Provence où il fait souche. Son fils Jean-Antoine, cordonnier itinérant, se fixe sur le tard à Manosque, où il épouse une repasseuse d'origine picarde. De l'union inattendue entre la catholique, autoritaire et travailleuse, et le romantique anarchiste va naître Jean Giono. De sa mère il hérite son œil bleu et son teint clair, de son père quelques traits caractéristiques comme l'inaptitude aux affaires, le penchant pour l'affabulation, mais aussi la générosité (« une générosité hémorragique »), ainsi que la passion de l'ouvrage bien fait.
Son goût du bonheur n'a, bien sûr, rien à voir avec l'aisance : son enfance et son adolescence furent pauvres. Après un bref passage au collège, sans éclat, il entra à seize ans dans le monde du travail, heureux de son emploi modeste au Comptoir d'Escompte, heureux de lire Homère et Virgile au flanc des collines plantées d'antiques oliviers, heureux de griffonner des pages en toute innocence, car il n'avait jamais imaginé, au départ, selon sa fille, qu'il serait un écrivain connu, vivant de sa plume : il écrivait égoïstement pour lui-même.
C'est à la rencontre avec le peintre et graveur Lucien Jacques – « l'ami qu'il attendait » – que l'on doit son entrée en littérature, une entrée remarquée puisqu'il s'agissait de Colline. Sylvie Giono raconte avec humour la première « montée à Paris » de son père, la longue attente chez l'éditeur Grasset. Elle évoque ensuite la carrière qui commence avec l'installation à la maison de Paraïs, le succès du « Giono première manière », l'expérience du Contadour, « où l'on refaisait le monde entre deux discours pacifistes ». Puis ce furent les heures noires : l'emprisonnement en 1939 pour défaitisme, la déception devant les abandons et surtout les neuf mois d'incarcération à Saint-Vincent-des-Forts au lendemain de la Libération, sa réputation imméritée de« collabo » (qu'on lise à ce sujet la mise au point définitive de Pierre Citron) et sa « vengeance littéraire » du Hussard, qui s'est traduite par la description réaliste du choléra où tous les Manosquins meurent de vilaine façon.
La conférencière parla ensuite du pouvoir d'imagination de Giono, de l'invention de ses personnages, comme l'apparition dans les rues de Marseille d'Angelo, « un épi d'or sur son cheval noir », ou de ses merveilleux « voyages immobiles ». Son bonheur, en dehors de l'amour sensuel de la vie, c'est avant tout le bonheur d'écrire. Le travail littéraire représente sa joie d'exister, son état de grâce. Après la publication de l'Iris de Suse, il s'est éteint, parce qu'il n'avait plus la possibilité d'écrire.
L'assistance a apprécié la simplicité charmante ainsi que le talent de conteur – héritage paternel oblige ! – de Sylvie Giono, qui a répondu généreusement aux questions variées, par exemple sur les rapports de l'auteur avec le cinéma, sur ses goûts culinaires, ses lectures, ses auteurs étrangers préférés. Tout le monde aurait aimé prolonger cet échange : rendez-vous fut pris pour l'été prochain, à la maison du Paraïs, Montée des Vraies Richesses, à Manosque ...


Le dimanche 11 février 1996, l'Association a organisé une sortie à Paris qui a connu un succès inespéré, puisqu'il a fallu fréter deux autocars.
La première visite eut lieu le matin au Musée du Petit-Palais, à l'occasion de l'exposition « À l'Ombre du Vésuve », d'après les collections du Musée national d'archéologie de Naples. Cette exposition – remarquablement présentée dans un lieu où les visiteurs peuvent circuler à leur aise et s'attarder – a permis aux budistes de revoir les plus belles pièces qu'ils avaient admirées lors du voyage en Campanie de l'été 1990, et aussi de découvrir quelques-unes des œuvres cachées dans les réserves.
À 13 heures 30, nous avions rendez-vous à l'église de la Madeleine où nous attendait François-Henri Houbart, titulaire des orgues. En effet, lors de sa dernière conférence, il avait réservé à ses amis orléanais une visite exceptionnelle. Après un exposé historique et technique sur l'instrument, F.-H. Houbart a donné un concert à notre intention, fait d'improvisations personnelles pleines de brio. Les participants ont pu, pour leur plus grande joie, par petits groupes, accéder à la tribune et pénétrer dans les arcanes de l'orgue.
Vers 16 heures, le groupe s'est acheminé vers le Musée de la Vie romantique, l'ancien Musée Renan-Scheffer, au 16 de la rue Chaptal. Cet ancien hôtel particulier, aménagé par le peintre Ary Scheffer, agréable demeure bourgeoise au fond d'une allée provinciale, a conservé les traces d'une société brillante qui en fréquenta les salons entre 1830 et 1880.
Ajoutons que ces visites avaient été préparées par les commentaires de plusieurs membres du Bureau : Alain MALISSARD pour l'exposition du Musée de Naples, Gérard LAUVERGEON pour l'historique de l'église de la Madeleine (dont la construction fut fort mouvementée) et Geneviève DADOU pour le Musée de la Vie romantique, en particulier à propos de son dernier hôte célèbre, Ernest Renan.


Le lundi 11 mars, Mme Françoise GURY, chargée de recherche au C.N.R.S., est venue parler du « Métier d'astrologue à Rome ».
L'astrologue, omniprésent dans l'Antiquité, est une figure ambiguë ; il peut obtenir richesses, considération et pouvoir, mais sa puissance en fait un homme dangereux. En général, il n'a pas bonne presse et la profession est encombrée d'aventuriers, de charlatans et d'escrocs, comme Regulus, le captateur le testaments épinglé par Pline le Jeune. Certains ont acquis leur réputation auprès des empereurs, comme Ptolémée, le mentor d'Othon, ou le fameux Thrasylle invité par Tibère. Leur art est assez mal connu, car les témoignages des écrivains (Lucain, Properce, Ovide notamment) sont seulement allusifs ; cependant, tous se moquent de leur faconde ou de leur jargon.
« Il est difficile de classer les astrologues à Rome », dit Mme Gury, car ils forment un groupe très hétérogène : ceux qu'on appelle communément les Chaldéens viennent de tous les coins de l'Empire ». On peut bien sûr les ranger en deux grandes catégories : les astrologues « de plein air » et les praticiens « à huis clos ». Les premiers, comme ce Diophane que met en scène Apulée, racolent sur la voie publique, fournissant des amulettes, des talismans, des tablettes de défixion. Les seconds, astrologues prudents et discrets, se rendent à domicile ; ils consultent même, comme nos voyantes, par correspondance. Certains ont avec eux une « équipe technique », pour satisfaire une belle clientèle ; ils sont parfois pensionnés à l'année par leurs consultants. Du fait de leur familiarité avec les puissants du régime, ils ont passé pour conspirateurs.
La conférencière a ensuite étudié les différentes stratégies des astrologues. Ceux-ci peuvent inquiéter le client – tel Horus qui accoste Properce sur le forum en lui annonçant une foule de malheurs – ou au contraire le rassurer en lui prédisant ce qu'il désire entendre ; les uns affichent une conduite vertueuse, d'autres étalent le luxe de la réussite, d'autres mènent une existence errante. D'une manière générale, on peut dire que « la crédulité constitue le fonds de commerce de l'astrologie ». Mais la concurrence est souvent rude entre devins de toutes sortes, les nécromants et les oracles. Les astrologues sont aussi un peu médecins : ils prescrivent des régimes alimentaires et vendent des herbes ou des drogues ; ils sont également magiciens et les empereurs font appel à leurs services, comme Marc-Aurèle pour guérir sa femme Faustine d'une funeste passion. Les plus méfiants ne se fient pas à la flatteuse réputation de ces « mages » ; ainsi Tibère fit passer un « examen probatoire » à la Villa Jovis au célèbre Thrasylle. Ce dernier sauva sa vie en jouant la comédie, mais grâce à des qualités sans rapport avec la connaissance des astres…
La dernière partie de l'exposé a montré la difficulté que l'on a aujourd'hui à définir la science astrologique des Romains, qui perdura au Moyen Age. L'un de leurs astrologues, Firmicus Maternus, reconnaît que l'astrologie se fonde sur la « connaissance de l'âme humaine grâce au jugement personnel » (autrement dit la psychologie). Elle se nourrit des émotions, des passions, même des moindres rumeurs ; elle repose aussi sur son ancienneté, souvent sur une vaste culture. Elle frappe surtout l'imagination : la prédiction de l'avenir a besoin d'un lieu particulier, d'un décorum concourant à inspirer le respect, en somme d'une mise en scène. Les astrologues de renom, conclut Mme Gury, ont consciemment usé de la révélation théâtralisée et ont exercé un pouvoir exorbitant, en dépit de la condamnation unanime des historiens et écrivains latins. Les astrologues sont-ils des imposteurs ? Le débat reste ouvert. « Entre science et charlatanisme, ils apparaissent surtout comme détenteurs d'un savoir-faire ». Mais ils ont été destinés a une postérité littéraire : l'astrologue fait figure d'âme damnée au service du Mal.


Le jeudi 25 avril, Yves ANGELO, metteur en scène, est venu parler de « Cinéma et roman ». Sa conférence s'est déroulée en deux temps : le premier consacré à une étude générale des rapports entre la littérature et l'art cinématographique, le second point – axé sur l'exemple du film Le Colonel Chabert, d'après Balzac, que notre conférencier a réalisé en 1993 – a été suivi d'un échange assez long avec le public.
Yves Angelo a rappelé d'abord la primauté de l'écrit (« au commencement était le texte, même sous la forme d'un synopsis très concis ») et en particulier de l'œuvre littéraire, puisque 9 films sur 10 proviennent d'une adaptation. Les rapports entre cinéma et roman sont évidents, que ce soit de ressemblance ou de différence. Ainsi, devant l'écran, on partage une émotion collective, alors que la lecture demande un acte personnel et solitaire où la part d'un imaginaire se révèle bien plus intensément. Le cinéma se nourrit de l'éphémère et du mouvement, tandis que la littérature s'enracine et s'enrichit dans la durée. L'œuvre écrite garde toujours sa supériorité, du fait que le lecteur se fait sa propre image du décor et des personnages ; le cinéma nous confine dans des lieux, propose une action et impose un regard. Mais cinéma et roman devraient se rejoindre, non dans une représentation du réel et de la vie dans sa superficialité – ce qui est hélas ! le cas le plus fréquent – mais dans la recherche d'une réflexion profonde et intime. C'est dans ce sens que ces arts peuvent être complémentaires. Yves Angelo en profite pour indiquer des voies: l'adaptateur récupère une part de liberté en suggérant des sensations, même ténues, voire impalpables, tâche difficile puisque les images de la caméra possèdent un fort coefficient de réalité ; il faut, dit-il, « faire un sort à la sacro-sainte fidélité du film qui voudrait suivre le roman pas à pas ». Il faut provoquer chez le spectateur quelque chose de comparable à l'impression qu'il a eue pendant la lecture. Le respect de ce principe rend la traduction cinématographique d'œuvres comme À la Recherche du Temps perdu à peu près impossible : dans ce cas le film n'est qu'une simple et plate illustration. Le but du cinéma est de provoquer notre imaginaire et de nous ramener à l'intérieur de nous-mêmes; en quelque sorte, il a atteint sa fonction lorsqu'il nous tend un miroir.
À la suite d'un passage fort intéressant sur le style cinématographique qu'il serait trop long de rappeler ici, Y. Angelo a abordé son second point : pourquoi avoir adapté Le Colonel Chabert ? Ce roman ne fait pas partie, à ses yeux, des grands romans balzaciens, que la perfection rend intouchables. Le Colonel Chabert est une longue nouvelle, apparemment simple, et qui, par sa mouvance et sa fragilité, permet plusieurs lectures, ou des éclairages différents, autrement dit, « une appropriation ». Ce qui a intéressé notre metteur en scène, c'est la possibilité d'enrichir le récit en se servant de l'œuvre tout entière de Balzac, et d'y souligner, sans changer l'approche historique, les éléments propres à toucher le spectateur moderne. Il insista ensuite sur la transformation qu'il a fait subir au héros, en partie à cause du choix de son interprète : le roman montre un être maltraité par la vie, usé, fini, alors que le Chabert du film a encore beaucoup de santé et d'appétit. Ce changement donne, selon lui, plus de profondeur au personnage : puisque celui-ci reste capable de profiter de la vie, son renoncement prend alors une plus grande valeur.
Cc dernier propos a servi de transition vers une ample discussion sur des sujets variés : une comparaison avec la « version » de 1942, un parallèle entre la fin du roman et celle du film de 1993, laissant, selon son réalisateur, une « ouverture plus large », un échange de vues sur la composition, en particulier le rapport entre les morts du champ de bataille et les « morts métaphoriques » de l'étude de Me Derville où s'entassent les dossiers de succession, rapport que souligne du même coup l'opposition entre les grands espaces épiques, colorés, et le monde clos, monochrome du notaire qui collectionne les drames humains. Yves Angelo a tenté également de réhabiliter le film historique, qui met en scène une aventure finalement intemporelle ; paradoxalement, en projetant l'événement dans le passé, la résonance de l'actualité s'en trouve accentuée. Le revenant de la tuerie d'Eylau se montre, tout compte fait, plus proche de nous que le rescapé de l'enfer du Viet-Nam…


Le lundi 20 mai, M. Pierre NAUDIN, professeur à la Faculté des Lettres d'Orléans, a prononcé la dernière conférence du cycle 95-96, intitulée « Littérature et médecine en France à l'époque classique ».
D'emblée, M. Naudin limita son sujet : il ne s'agit pas des médecins en tant que personnages littéraires, ni des médecins écrivains (ils furent en général bien obscurs, sauf peut-être La Mettrie au XVIIIe siècle). Content de piquer notre curiosité, le conférencier nous invita à feuilleter – en imagination – les 1500 pages d'un bel in-folio de 1631, soit la seconde édition de l'œuvre de Nicolas-Abraham de la Framboisière, composée de quatre traités : la principauté, le gouvernement, les lois, les ordonnances. On pourrait aussitôt penser qu'il s'agit d'un ouvrage juridique. Or il s'agit bien de médecine et Monsieur de la Framboisière fut un clinicien de valeur, comptant parmi ses patients le jeune roi Louis XIII et l'archevêque de Reims. Ses observations médicales méritent l'intérêt, compte tenu des connaissances du temps, surtout dans le domaine de la diététique (les vins d'Orléans, dit-il, sont caractérisés par leur force et leur bonté et profitent à l'estomac ; ils ont, en outre, une saveur de… framboise).
Pour retrouver la littérature, un détour s'avère nécessaire par la politique, ou plus exactement par le politique… Car il ne faut pas méconnaître le rôle dévolu par la société au médecin : celui-ci remplit une fonction proprement politique ; il préside au gouvernement des corps et de la vie humaine ; il est donc l'auxiliaire du Roi… et même de Dieu, car il perpétue à sa manière la création divine. De telles conceptions seront partagées pendant l'âge classique et une bonne moitié du XVIIIe siècle, comme en témoigne le livre de Louis de Santeul paru en 1739, Des propriétés de la médecine par rapport à la vie civile. M. Naudin n'a pas résisté au plaisir des devinettes en nous faisant le portrait d'un autre grand médecin de l'époque, spécialiste des fièvres, qui connut une vogue étonnante, considéré par ses pairs comme « réformateur, dynamique, ambitieux et un peu brouillon » : cette sommité médicale se nommait Pierre Chirac !
La question primordiale fut alors posée : le discours médical, déjà caractérisé au Grand Siècle par sa technicité, appartient-il à la littérature ? La réponse positive ne fait guère de doute, surtout si l'on en croit les dernières pages de l'œuvre de La Framboisière, tout empreintes de rhétorique. M. Naudin se propose de mettre au jour les présupposés idéologiques de ces écrits médivaux, dont le dernier témoignage serait les Mélanges de physique et de morale du docteur Louis de la Caze (1763) où l'auteur compare le « corps animal » au corps politique. Cette assimilation entre le corps social et le corps biologique visant à légitimer le régime monarchique, le seul conforme aux lois naturelles, est évidemment fort contestable ; cette confusion réapparaîtra au XIXe siècle avec le darwinisme social.
Cela dit, la médecine entretient parfois de bons rapports avec la littérature et peut même lui apporter quelques lumières. M. Naudin prend comme exemple le personnage de Panurge, intelligent et plein de ressources, mais au comportement déroutant. Serait-ce un pur produit de la fantaisie rabelaisienne ? La clef se trouverait plutôt au chapitre 7 de l'Introduction à la chirurgie du très célèbre Ambroise Paré : portrait du mélancolique, selon la théorie non moins célèbre des humeurs. Cette grille hippocratique s'applique très bien aux personnages de Molière, à condition d'y apporter les nuances… médicales (Alceste serait en réalité « un colérique devenu atrabilaire par adustion »).
Après avoir montré d'autres exemples de l'apport de la médecine dans l'approche des textes littéraires, notre conférencier conclut malicieusement par une boutade : « Littérature et médecine ont formé de tout temps un couple indissociable ; la littérature est à la fois une maladie (incurable) et une médecine efficace, puisqu'elle rend (parfois) immortel ».


Le dimanche 9 juin a eu lieu l'excursion littéraire, intitulée, comme celle de l'an dernier, « Le Gâtinais artistique et littéraire » – puisqu'elle était à la fois un complément et une variante de la précédente – le long de la vallée du Loing. Le président Alain MALISSARD en a assuré la conduite, assisté, comme de coutume, par des membres du Bureau. Ce fut aussi une promenade à travers les siècles, puisque les trois centres d'intérêt étaient l'Antiquité gallo-romaine (avec Montbouy et Sceaux), le Moyen Age (avec Ferrières) et le XIXe siècle (autour du peintre Girodet et du sculpteur Triqueti, tous les deux de Montargis).
Sur le chemin de l'aller, aux Bordes, fut évoquée une aventure amoureuse du Prince des Poètes, Paul Fort, qui enleva, un soir d'hiver 1913, une toute jeune fille, qu'il avait surnommée « Germaine Tourangelle » et qu'il épousa… 40 ans plus tard. À Lorris, on lut quelques extraits de la première partie du Roman de la Rose, faute de pouvoir en dire plus sur ce Guillaume, fils d'un Guillaume, sergent de la Forêt des Loges… En passant non loin de Presnoy, M. Marmin évoqua le personnage de Jean-Baptiste Louvet de Couvray, dont les Amours du Chevalier de Faublas trônent encore dans les bibliothèques entre Laclos et Rousseau. Les budistes avaient quelque peu oublié que cet écrivain, qui connut une aventure romanesque exemplaire, joua un rôle politique à la Révolution et échappa de peu à l'échafaud.
Le premier arrêt se fit devant l'amphithéâtre de Chenevières à Montbouy ; M. Malissard y a parlé de la civitas des Senons – « in primis firma et magnae inter Gallos auctoritatis », selon les termes mêmes de César – et des ensembles ruraux comprenant souvent théâtre (et, dans ce cas, à la fois théâtre et arènes), établissement thermal autour d'un sanctuaire des eaux.
Rendez-vous fut donné ensuite à Montargis, dans le square du Musée, devant la statue du célèbre chien attaquant Macaire, l'assassin d'Aubry de Montdidier. À l'ombre du grand séquoia, M. Jean Nivet fit le point de la légende, née de plusieurs anecdotes, reprises à des époques différentes, illustrant un thème remontant à l'Antiquité. M. Richard, conservateur du Musée, nous attendait pour guider la visite, d'abord pour la partie consacrée au sculpteur Henri Triqueti, connu surtout pour les bas-reliefs de la Madeleine à Paris. Celui-ci avait conçu pour les Invalides une décoration en incrustation de marbres divers (ce qui porte le nom technique de tarsia) que nous avons découverte à notre grande satisfaction. La grande salle du Musée (d'un style très « Napoléon III ») est consacrée au disciple de David, Girodet, dit Girodet-Trioson, du nom du médecin montargois qui l'adopta. Tout le monde se recueillit devant la deuxième version des Funérailles d'Atala, puis s'attarda dans la belle bibliothèque qui contient une véritable anthologie de la statuaire de la seconde moitié du XIXe· siècle.
En sortant de la ville, Mme G. Dadou nous entretint d'une certaine Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe, née à Montargis en 1648, plus connue sous le nom de Madame Guyon, dont la piété fut universellement louée. On dit qu'elle enseigna « le secret d'accueillir Dieu dans le silence de son cœur ». Son activité – qu'on assimila au quiétisme officiellement condamné – inquiéta une grande partie du clergé, et notamment Bossuet, lequel contribua à son incarcération.
Après un repas fort agréable à l'accueillant « Relais du Miel » à Amilly, on nous mena devant le château du Pont à Saint-Hilaire-sur-Puiseaux. C'est là qu'Eugène Brieux, académicien célèbre en son temps (la « Belle Époque ») et un peu oublié de nos jours, écrivit quelques-unes de ses pièces à thèse ; l'une d'elle, Les Avariés, fit scandale au début du siècle, fut interdite pendant quatre ans et ne fut jouée que grâce à la ténacité d'Antoine, le créateur du « Théâtre libre ».
La suite de l'itinéraire nous conduisit, par de petits chemins sinueux, dans la fraîche vallée de l'Ouanne jusqu'au château du Perthuis, sur la commune de Conflans, que nous a ouvert très aimablement son propriétaire, M. de Sartiges. Nous avons pu y contempler à loisir la cheminée, exécutée par Triqueti, dans le lieu même où il naquit le 24 octobre 1804.
L'étape suivante fut le joli bourg de Ferrières qui conserve, à défaut de l'abbaye du IXe siècle (laquelle fut un centre d'études de renommée européenne) le souvenir de son abbé le plus prestigieux, Loup Servat, dont Jean Nivet nous retraça la vie et la carrière. Outre ses Vies de saints et ses écrits théologiques, cet abbé a laissé une abondante correspondance, document précieux sur la vie monastique de l'époque carolingienne. Notre guide nous fit apprécier ce qui fait le caractère exceptionnel de l'abbatiale succédant à l'édifice primitif : la rotonde de la croisée et les vitraux Renaissance du chevet. Il nous aurait fallu encore plus de temps pour flâner dans l'église voisine de Notre-Dame de Bethléem, dans les jardins surplombant la Cléry et parmi les vieilles rues…
Sur la route du retour, M. André Lingois a rappelé le souvenir de Jacques Amyot, l'évêque d'Auxerre traducteur de Plutarque (il passa la fin de sa vie au château de Courtempierre, qu'il acheta en 1585), puis celui de François Béroalde qui posséda, non loin de Courtempierre, le manoir de Verville, dont il ne reste aucune trace. Ce personnage (1558-1623), fils de l'historien et théologien protestant Mathieu Brouard dit Béroalde, fut un véritable Pic de la Mirandole. Il est resté dans l'histoire littéraire l'auteur d'un seul livre, Le Moyen de parvenir, connu par sa verve satirique, licencieuse et scatologique, ouvrage longtemps anonyme et parfois attribué à Rabelais.
Il restait à notre Président de conclure en nous conduisant au dernier site, de nous ramener à la source, en l'occurrence à Aquis Segetae (autrement dit Sceaux-du-Gâtinais), le plus vaste sanctuaire de la région, où affluaient Senons, Carnutes, Lingons et Éduens venus en pèlerinage. En dépit de l'heure avancée, les responsables locaux du site avaient tenu à nous accueillir et à nous montrer l'ample bassin polylobé (où l'on a retrouvé de nombreux ex-voto), les restes d'un fanum, des thermes, des boutiques du uicus, ainsi que les traces d'un théâtre, touchants vestiges qu'ont admirés les budistes étonnés de la si grande richesse de ce petit pagus, qui faillit devenir, à la Convention, le département du Loing…


Du samedi 24 août au dimanche 1er septembre, notre section a organisé un « Voyage en Catalogne romaine, romane et contemporaine », sous la conduite de notre président Alain MALISSARD, avec le concours de guides locaux, l'intendance étant confiée, comme d'habitude, à la « Compagnie des Voyageurs » (à Besançon). L'essentiel du voyage consistait en un séjour à Barcelone, avec un intermède de deux jours à Tarragone, ville jumelle d'Orléans (où le groupe a été reçu chaleureusement par la municipalité de la cité catalane).
Le premier centre d'intérêt était bien évidemment l'Antiquité romaine (voire grecque et punique), présente d'abord au Musée historique de la Cité, du Musée paléo-chrétien de Barcelone aux ruines d'Empuries, ainsi que dans la toute vieille ville de Tarragone, où les vestiges sont superbement mis en valeur, ainsi qu'aux environs (l'aqueduc de Les Ferreres, la « Tour des Scipions », le Mausolée des Centcelles).
Le second point fort du séjour fut la découverte de l'architecture religieuse catalane, avec les visites des cathédrales et des cloîtres de Barcelone, Tarragone et Gérone, le remarquable monastère de Poblet, celui de Montserrat emprisonné dans son rocher, sans oublier le très beau musée d'Art catalan au Palais national de Barcelone où l'on peut voir la plupart des fresques des églises de la Haute Cerdagne.
L'Art nouveau, qui a fleuri à Barcelone en même temps que dans toutes les grandes villes d'Europe, n'a pas été oublié, puisque toute une matinée a été consacrée à Antonio Gaudi, l'architecte du Parque Gwëll et de l'église de la Sagrada Familia, dont l'achèvement est prévu pour… 2050.

Les secrétaires: André Lingois, Gérard Lauvergeon.


 

 SAISON 1996-1997

Le mercredi 16 octobre 1996 a eu lieu la séance de rentrée. En « lever de rideau », le président Alain Malissard a fait le bilan de la saison écoulée. Il s'est félicité de la fidélité des participants ainsi que de la régulière progression de leur nombre. Il a rappelé ensuite les manifestations de la saison précédente et annoncé le programme de l'année en cours.
Puis Mme Geneviève DADOU, professeur honoraire de Première supérieure au lycée Pothier d'Orléans, trésorière de la section orléanaise, s'est empressée de justifier le titre de sa conférence : « Alain-René Lesage, un classique méconnu ».
Le romancier Alain-René Lesage a eu un joli succès avec Gil Blas de Santillane, succès qui s'est prolongé jusqu'au XIXe siècle. Il est, depuis, entré au purgatoire. L'homme de théâtre, après le demi-échec de Turcaret, n'a plus écrit que pour les tréteaux de la Foire. Il y a un signe qui ne trompe pas : de nos jours on n'édite plus ses œuvres, aucune étude ne lui est consacrée. Aussi notre conférencière a-t-elle entrepris de réhabiliter ce Breton de Sarzeau, d'abord en nous montrant, à l'aide d'images, sa maison, son clos, son terroir – qu'on appelait alors l'« île » de Rhuys – puis en évoquant son enfance dans une famille bourgeoise, honorable et aisée, son éducation, après la mort prématurée de ses parents, chez les Jésuites de Vannes et son départ pour la capitale. Ses compatriotes lui ont dressé une statue sur le port, où il ne reviendra jamais. Il ne retrouvera la mer que dans sa vieillesse, à Boulogne, près de l'un de ses fils. En réalité il l'a déjà retrouvée dans un de ses derniers ouvrages, trop oublié, Les Aventures de M. Robert Chevalier, dit de Beauchêne, capitaine de flibustiers dans la Nouvelle-France, un livre qui apporte à la fois le vent marin et l'exotisme.
Lesage, à 20 ans, après quelques études de droit, se lance dans l'aventure littéraire. Il tombe en pleine querelle des Anciens et des Modernes ; il admire La Bruyère, et, résolument, prend le parti des Classiques. Classique, il le restera en dépit de ses fictions espagnoles. En effet, à première vue, on pourrait penser que l'œuvre romanesque de l'auteur tourne le dos au classicisme français, que celui-ci a exploité à fond le filon hispanique, très à la mode entre 1700 et 1715, qu'il s'est contenté de profiter de la vogue de Luiz de Guévara en adaptant le Diable boiteux, de chic, sans jamais avoir vu l'Espagne. En réalité, encore une fois, Lesage suit les préceptes de l'école de Boileau concernant l'imitation, avouant dans sa préface qu'il a fait un ouvrage nouveau avec la matière de son devancier. Ses personnages à l'habit castillan sont bien français ; les contemporains ne s'y sont pas trompés en livrant des clefs comme pour les Caractères. Mme Dadou pense qu'on peut même aller plus loin et trouver, surtout dans le Gil Blas, sous l'impassibilité du récit, des pensées intimes que l'on doit décrypter. Le personnage central, ce picaro policé, cultivé, humaniste, ne serait-il pas un double d'Alain-René Lesage ?
La dernière partie de la causerie a été consacrée à la destinée de l'œuvre et à son influence. Montesquieu reprend dans les Lettres Persanes la galerie de portraits commencée dans le Diable boiteux et dans la première édition de Gil Blas. Ce qu'on sait moins, c'est que, dans Le Chevalier de Beauchêne, Lesage a déjà esquissé le personnage du bon sauvage qu'on retrouvera dans l'Ingénu et, plus tard, dans Atala. Le Figaro de Beaumarchais empruntera des traits à Crispin, à Frontin et, une fois de plus, à Gil Blas, « impatient, libre, conscient de sa valeur, qualités que l'on retrouve dans le caractère breton ».
Lesage, conclut Mme Dadou, n'est sans doute pas un auteur de premier plan, ni un précurseur, ni un créateur. Il représente une sorte de perfection classique avec la marque du XVIIIe siècle. Il annonce Voltaire, non par ses idées, ni par son audace, mais par la qualité de sa prose légère, claire et allègre, et peut-être aussi par son regard malicieux et sans complaisance.


Le jeudi 7 novembre, le président Alain Malissard a tenu à rendre d'abord hommage à Pierre Grimal, récemment disparu, latiniste d'une immense culture, dont la forte personnalité évoquait « un des derniers citoyens romains ». Puis il a accueilli M. Jean-Claude CARRIÈRE, professeur à l'Université de Besançon, venu parler de « Vie et mort des esclaves en Grèce et à Rome ». M. J.-C. Carrière a non seulement séduit le public étudiant, venu nombreux dans une salle comble, mais aussi les budistes qui apprécient l'originalité. Car la conférence était non-conformiste, par le ton familier et décontracté, par le rythme allègre, par le contenu enfin, avec un va-et-vient constant entre l'Antiquité et le temps présent.
Le conférencier a insisté dans sa première partie sur les réflexions générales qu'a suscitées l'esclavage. Celui-ci remonte aux civilisations les plus anciennes, Sumer par exemple, et les Anciens ont toujours voulu justifier cet usage en toute bonne conscience, même les chrétiens comme saint Paul et saint Augustin (qui trouveront un écho au XVIIe siècle, chez Bossuet entre autres). Or nous avons du mal à admettre que nos maîtres et nos modèles étaient « d'horribles esclavagistes ».
Chez les Grecs, comme chez les Latins, l'esclave est un instrument, un bien que l'on peut louer ou vendre,« un outil animé de l'économie », selon Aristote. Il appartient à un groupe qui s'oppose à celui des hommes libres, mais ne constitue pas une classe au sens social ou économique, comme l'ont cru les marxistes. L'esclavage apparaît comme un phénomène naturel, sans aucun préjugé racial. Le maître a tous les droits sur l'esclave qui, lui, n'en a aucun et ne possède ni personnalité civile, ni morale. Il n'est protégé qu'en tant que bien et un certain contrôle s'exerce sur les propriétaires, à Athènes et à Rome, notamment avec la lex Petronia. Les actes de cruauté sont condamnés, mais la violence physique est admise sans discussion. Considérés comme moyens de production, les esclaves obéissent à la loi de la rentabilité, car ils coûtent de plus en plus cher ; rien d'étonnant à ce que Caton l'Ancien conseille de vendre « le vieux serviteur comme la vieille ferraille ». Ils proviennent de sources intérieures (comme l'élevage à la maison, long et onéreux, où l'on a favorisé les croisements eugéniques que pratiqueront les Américains sudistes au XIXe siècle) ou, le plus souvent, extérieures, c'est-à-dire la piraterie – quasi institutionnelle comme en Crète – et la guerre (César aurait mis en esclavage un million de Gaulois).
Dans la seconde partie de son exposé, M. J.-Cl. Carrière a rappelé quelques jalons historiques.
En Grèce, à l'époque homérique, période de chevalerie guerrière, le rapt est courant, mais le nombre des esclaves est relativement peu élevé dans chaque famille (Ulysse n'en avait que quinze à Ithaque). La Grèce classique révèle un monde différent : on compte 80.000 esclaves, dans l'Athènes de Périclès, en majorité importés, dont le prix moyen est de 170 drachmes (3400 F actuels environ) ; ils exercent les métiers les plus divers : ouvriers agricoles, artisans, mais aussi secrétaires, médecins, sans oublier les femmes servantes, nourrices ou prostituées.
À Rome, à partir de son expansion, ce fut un énorme flot d'esclaves : les indigènes, nés dans la maison (uernae), les prisonniers de guerre (mancipia), les prisonniers pour dettes (qui vont perdre leur nom pour devenir par exemple « le Syrien »,« le Fidèle » ou « l'Heureux »). Dans les latifundia, il y a eu des concentrations énormes d'esclaves, ce qui explique – en partie – les révoltes, fréquentes aux IIe et Ier siècles av. J.-C., dont la plus meurtrière fut celle du célèbre Thrace Spartacus. La situation des esclaves romains varie suivant leur emploi : si le seruus rusticus vit en général misérablement, en revanche, dans les villes, les conditions semblent meilleures et certains exercent même des fonctions d'hommes libres, du pédagogue au cuisinier, parfois acheté à prix d'or, comme celui de Lucullus ! Ils peuvent d'ailleurs connaître une certaine ascension sociale par la pratique de l'affranchissement (manumissio) qui se développe à l'époque impériale au point qu'il fallut en limiter le nombre.
Dans sa conclusion, M. J.-Cl. Carrière est allé bien au-delà de la chute de l'Empire romain, car l'esclavage a perduré chez les Mérovingiens, puis au Moyen Age, sous la forme atténuée du servage, lequel subsista en France jusqu'au XVIIIe siècle. Certes on peut dire que l'esclavage n'existe plus de nos jours sous des formes aussi brutales, mais les nouvelles du monde actuel, venues de toutes parts, laissent à penser qu'il renaît sous d'autres aspects.
NDLR : Le Professeur J.-C. Dumont a présenté récemment, dans sa thèse sur l'esclavage à Rome, des conclusions plus optimistes sur la condition servile chez les latins.


Le vendredi 6 décembre, M. Jean-Marie ANDRÉ, président du Conseil national des Universités et Professeur en Sorbonne, connu par ses travaux sur l'otium et les loisirs, a fait une conférence sur « Les Romains devant l'athlétisme grec ».
Le conférencier a souligné tout d'abord l'opposition radicale, aux premiers siècles, entre les habitudes sportives des Grecs et la tradition nationale romaine, qui ne connaissait que la lutte, prélude à l'entraînement militaire. Tandis que Rome est occupée à ses guerres territoriales, le monde hellénistique, fidèle à ses quatre grands Jeux – Olympiques, Pythiques, Isthmiques et Néméens – par émulation, crée ses jeux propres comme les Sebasta de Pergame, les Ptolemaïa d'Alexandrie ou les Eumenaïa de Sardes. Ces nouvelles panégyries accueillent des athlètes professionnels, formés dans des écoles, qui font le tour des stades pour collectionner palmes et couronnes. Les souverains hellénistiques jouent souvent le rôle de « supporter », avec une partialité évidente.
M. J.-M. André étudie ensuite le comportement des Romains en terre grecque. Dans une première période, jusqu'en 167 av. J.-C., selon le témoignage croisé de Polybe et de Tite-Live, Rome s'intéresse fort peu à l'athlétisme. En 196, Flamininus proclame l'indépendance des cités grecques aux Jeux Isthmiques, mais il a choisi ce lieu pour son audience, non pour son intérêt sportif. En 167, Paul-Émile visite Delphes et Corinthe, mais sans aucune référence aux Jeux, si bien que l'on peut parler d'une relative incuriosité de la part de Rome vis-à-vis de l'athlétisme grec. Cette attitude n'est cependant pas partagée par le public populaire latin, qui préfère les manifestations des champions grecs aux représentations théâtrales. Il faut dire aussi qu'il y a à Rome une tradition utilitaire du sport, à des fins militaires.
La fin de la République marque un tournant : on observe à la fois « une continuité et des ruptures, aussi bien dans les esprits que dans l'organisation des jeux ». Chez les intellectuels, une certaine réticence se fait assez souvent sentir. Par exemple Cicéron, de naturel peu sportif, évoquant les arts de la Grèce dans le De Officiis, ne cite jamais les athlètes, mais il reconnaît à la longue – en particulier dans les Tusculanes – que le sport est « école de patience et de fermeté », louant « la résignation tranquille des pugilistes qui encaissent des coups ». Même si Vitruve parle avec condescendance de la construction des palestres et gymnases, même s'il oppose la gloire éphémère et le culte intensé des champions à la vraie considération pour les philosophes et les écrivains, on assiste, à l'époque augustéenne, à une intégration de l'athlétisme noble, devenu un élément culturel, dans les mentalités. Horace, malgré ses préjugés romains, fait l'éloge des sports. Virgile, en décrivant les Jeux funèbres d'Anchise (Énéide, chant V) fait en réalité la synthèse de la tradition grecque et celle de l'art militaire autochtone, avec le decursus ou carrousel, typiquement latin.
Dans ce contexte mouvant, dit très justement M. J.-M. André, se situe la politique du prince. Auguste se flatte d'avoir fait venir à ses Jeux des athlètes de tous les pays et d'avoir donné un lustre particulier au sport hippique. La politique sportive des empereurs du Ier siècle, de Néron à Domitien, a été une politique de soutien indéfectible aux associations gymniques. Vespasien, au synode des athlètes, a confirmé les privilèges accordés aux athlètes, comme le droit aux imagines dans les lieux publics, droit jadis réservé aux dieux et aux héros. Cette politique n'était pas toujours désintéressée, car, en encadrant juridiquement les professions du sport, en garantissant titres et médailles, l'empereur contrôlait tout, y compris le culte impérial. Parfois même il participait en personne aux compétitions, comme Néron qui concourut aux quatre grands Jeux traditionnels et reçut des récompenses… décernées à l'avance ! Celui-ci institua d'ailleurs en 60 les Jeux Néroniens, sur le modèle grec, avec, en plus, des épreuves hippiques. Domitien créa le certamen capitolinum, lequel perdurera. Tous ces faits prouvent que les Romains, à l'aube du IIe siècle de notre ère, avaient dans l'ensemble intégré la pratique grecque de l'athlétisme, mais gardaient tout de même une préférence, outre les jeux des gladiateurs, pour les courses de char, où les cochers, plus célèbres que les consuls, portaient les couleurs des factions (blanche, verte, bleue, rouge), objet de paris extrêmement populaires.
Avant de conclure son exposé par une série de diapositives, allant des ruines d'Olympie aux mosaïques de Piazza Armerina, M. J.-M. André a fait la part des opposants au sport, grec ou latin. L'accusation d'« école de mauvaises mœurs » est fréquente, comme chez Tacite ; cette hostilité peut être aussi une forme d'opposition politique ; plus tard les orateurs chrétiens engloberont le sport dans la condamnation générale du spectacle, émanation diabolique.


Le lundi 20 janvier 1997, la section orléanaise a accueilli M. Bruno CLÉMENT, professeur à l'Université de Saint-Denis, Orléanais d'origine (puisqu'il est le fils de François Clément, ancien professeur de Première supérieure au lycée Pothier d'Orléans et critique littéraire). Le sujet original – « Les peintres devant saint Augustin ou la peinture peut-elle convertir ? » – avait attiré un très large public. Le dessein du conférencier était d'explorer, à partir du récit augustinien, un certain nombre de représentations picturales, célèbres ou anonymes, puis de poser deux grandes questions, d'abord sur la nature de la conversion, ensuite sur la mise en parallèle de la peinture et de l'écriture.
Dans un premier temps, M. B. Clément a situé la scène en lisant un extrait des Confessions (VIII, 29) : le futur évêque d'Hippone, dans la solitude d'un jardin de Milan, se recueille au pied d'un figuier et entend une voix enfantine lui dicter cette injonction célèbre : « Tolle, lege ! ». Il comprend alors qu'il s'agit d'un ordre divin et la lecture d'un passage de l'Épître aux Romains de saint Paul l'illumine : son aventure mystique va commencer.
Autour de cette conversion religieuse – au sens propre – le conférencier nous invite à réfléchir sur une autre conversion : celle de l'écrit en images, et sur ses multiples difficultés, d'abord celle qui consiste à rendre compte de la succession temporelle. Les peintres ont fait des tentatives diverses, en évoquant le futur, comme Benozzo Gozzoli, ou en juxtaposant plusieurs scènes dans le même tableau. D'autres problèmes se posent : celui des rapports du peintre avec l'écrivain, la tradition picturale imposant certains schémas ; ainsi le paon, symbole de la résurrection (?) chez le Flamand Bollsvaert, sort tout droit de Fra Angelico. Mais la grande difficulté, pour le peintre, demeure la représentation de l'invisible, et en particulier de la voix énigmatique, déterminante de la vocation de saint Augustin. M. B. Clément étudie plusieurs tableaux, du Quattrocento italien au XVIIe siècle français avec Philippe de Champaigne (dont le Saint-Augustin se trouve à l'église de Clermont-de-l'Oise). À notre grande satisfaction, il s'est arrêté sur un tableau de modestes dimensions – qu'on peut contempler au Musée de Cherbourg – un Fra Angelico qui ne comporte ni voix, ni livre, ni la moindre trace de transcendance, mais où, à sa façon, le prieur de Fiesole se révèle le plus fidèle à la conversio augustinienne.
On est alors amené à poser la dernière question majeure énoncée dans le titre de la conférence : les peintres s'imaginent-ils qu'ils vont influencer le spectateur, de même que les écrivains comptent faire des émules ? Il est difficile de résumer les analyses extrêment fines qu'a proposées M. B. Clément des représentations picturales et de leurs symboles, ou des inscriptions contenues dans les tableaux. Les amateurs contemporains, qui ont tendance à considérer cette peinture comme un genre conventionnel et édifiant, ont du mal à imaginer son effet exemplaire. Or il y en a eu. À notre grand étonnement, M. B. Clément nous donne le récit de la « conversion » de la jeune Aurore Dupin, alors pensionnaire d'un couvent, en contemplation devant un tableau anonyme de la scène augustinienne. Dans l'Histoire de ma vie (III, 13) George Sand décrit son émotion, son vertige à l'annonce du Tolle, lege ! Mais, au lieu de lire le Livre, elle a lu tous les livres, à commencer par le Génie du Christianisme. Elle a été « convertie », par la peinture, à la lecture puis à l'écriture.
M. B. Clément conclut en se référant à Jacques Derrida commentant le mot de Cézanne sur la vérité en peinture. La conversion consiste, au sens propre, à se sentir autre, à devenir autre. Elle agit comme une ouverture. Tout système peut laisser apercevoir un passage, à l'aide d'une analogie ou d'une « figure », vers un autre système ou vers un au-dehors. Et il arrive parfois que la conversion vienne trop tard, comme celle de Bergotte devant le petit pan de mur jaune de Vermeer.


La séance du lundi 10 mars, sous le titre « En Catalogne, des Grecs à Gaudi », a été consacrée à l'évocation du voyage en Espagne organisée par la section orléanaise en août 1996. Cette conférence à plusieurs voix – en l'occurrence, celle du président et de trois membres du Bureau – s'appuyait sur plus de deux cents photographies, dont la plupart avaient été prises sur place par notre trésorier, M. Pierre Navier.
« La Catalogne, de superficie modeste, dit en préambule M. G. Lauvergeon – qui traitait la partie géographique et historique de l'exposé –, est sans conteste la région la plus riche de l'Espagne, avec des paysages variés. On comprend la fierté des Catalans, dont l'histoire, la culture et la langue se distinguent du reste du continent ibérique ». Mme G. Dadou est alors intervenue pour montrer le bien-fondé des autonomistes revendiquant le catalan comme « une langue à part entière », laquelle se rapproche davantage de notre langue d'oc que de l'espagnol moderne (que l'on devrait appeler « castillan »), et dont l'usage, banni par Franco, est de nos jours officiellement reconnu.
M. Alain Malissard – qui a conduit la cohorte des fidèles budistes sur les sites archéologiques – a rappelé brièvement l'histoire ancienne de cette terre, peuplée par les Ibères et les Celtibères, et qui va attirer le commerce de tout le bassin méditerranéen. Les Phocéens s'y installent dès le VIIIe siècle avant notre ère et fondent, sur un îlot, Emporium (« le Marché »), aujourd'hui Empuries, qui s'étend ensuite sur le rivage dans la cité de Neapolis, dont nous avons admiré, fidèles à notre culte pour l'eau, les citernes et leur ingénieux systèmes de filtres. Les Romains construisent sur la colline voisine une ville importante, avec un vaste forum. Cependant les plus beaux vestiges se trouvent sans conteste à Tarragone. Le praesidium militaire de Tarraco, fondé au début du IIe siècle av. J.-C., est devenu en -27 la capitale de la provincia Hispania citerior ; de ce fait, on y trouve deux forums, l'un municipal, l'autre provincial. Parmi les monuments les plus spectaculaires, il faut citer l'amphithéâtre, près de la mer, et le cirque, enclavé dans la colline à la manière grecque, dont les voûtes ont été conservées et mises en valeur. La ville romaine – et c'est ce qui fait son charme – existe sous la cité médiévale, et l'on en découvre la présence au détour d'une ruelle ou en entrant dans une « bodega ». Mais Tarragone, c'est aussi la campagne, les pierres au milieu des pins et des lentisques : le tombeau dit des Scipions, la coupole du Mausolée de Centcelles, élevé en l'honneur de Constant, fils de Constantin, et surtout le très bel aqueduc de Los Ferreres, dont le specus est resté intact. En comparaison, la Barcelone romaine – de son vrai nom Colonia Fauentia Julia Augusta Patema Barcino – paraît un peu décevante. Fort heureusement, le Museu d'Historia de la Ciutat conserve des substructions intéressantes et de belles statues, dont une admirable tête de dame hispano-rornaine.
M. G. Lauvergeon a ensuite résumé l'histoire de la Catalogne du Moyen Age, période d'expansion dès le XIe siècle, avec le comte Raimond Berenguer III, puis avec son successeur, qui devint roi d'Aragon. Cette période fut également d'une grande richesse artistique, comme en témoignent les œuvres du Musée d'Art catalan, installé dans le Palais National, aménagé pour y accueillir d'incomparables fresques des chapelles romanes ( du XIe au XIIIe siècle) de la Cerdagne et de la région du Seu d'Urgell, des peintures sur bois, et des vierges polychromes que M. A. Lingois a comparées aux chefs-d'œuvre de l'art auvergnat. À peu près à cette même époque, les moines bénédictins fondent Montserrat, un des hauts-lieux de la Catalogne, pèlerinage célèbre, que nous a présenté Mme G. Dadou. Il ne reste plus grand chose du monastère primitif, que les guerres, y compris celle de Napoléon, ont dévasté, mais subsistent deux éléments indestructibles : le site extraordinaire avec ses rochers géants et la foi « simple et naïve » de tout un peuple venu prier la Vierge noire. Au contraire, le monastère de Poblet, sis au cœur d'une « conca » verdoyante, révèle une merveille d'architecture, avec son cloître mi-roman et mi-ogival, sa fontaine centrale ou lavabo, sa tour-clocher en pur gothique flamboyant, et son enceinte fortifiée ; les rois de Catalogne et d'Aragon en avaient fait leur Saint-Denis. Le voyage avait permis de voir également les grandes cathédrales : celles de Tarragone, de Gérone, de Barcelone (achevée au XIXe siècle), au milieu du Barrio gotico dominé par le Palais Royal construit sur les soubassements de la muraille romaine.
La dernière étape nous a menés vers la Barcelone moderne, qu'on peut contempler du haut de Montjuich ou du Tibidabo, l'extension du siècle dernier que les Barcelonais appellent l'Eixample, les Ramblas, et cette architecture moderniste – un des avatars de l'Art Nouveau européen – due à des créateurs audacieux comme Martorell, Puig y Cadafalch, Domenech y Montaner, et, le plus contesté, Antoni Gaudi y Cornet. Ses contemporains étaient restés sceptiques devant la Casa Batlo ou devant la Pedrera, « océan caverneux pétri par des mains de géant », selon un autre catalan, Salvador Dali, ou encore devant le décor du Parque Güell. Mais on ne peut quitter Barcelone et la Catalogne sans s'arrêter devant ce monument étrange qu'est la Sagrada Familia, rêve mystique inachevé, symbole d'un art qui se cherche depuis vingt siècles.


Le mercredi 2 avril, M. Alain ROUAUD, directeur d'études au C.N.R.S. et chargé de cours à l'I.N.A.L.C.O. (appelé naguère familièrement « Langues O ») est venu parler d'un sujet original, exotique et ambitieux : « Quinze siècles de littérature éthiopienne ».
En premier lieu, le conférencier a situé le cadre géographique et linguistique : l'Éthiopie – l'ancien pays de Koush selon les Égyptiens antiques, nommé ensuite Abyssinie – est, dans sa plus grande partie, constituée par de hauts plateaux d'une hauteur moyenne de 1000 mètres (avec des sommets à plus de 4000 mètres). Les tribus couchitiques primitives ont reçu pendant longtemps l'apport des migrations d'Arabie du sud, du Yémen notamment, avant et après l'introduction du christianisme par les communautés gréco-romaines des ports de la Mer Rouge. On peut dire, en schématisant quelque peu, que l'unité de ce haut pays s'est faite principalement par les langues et la religion, avant le déclin qui va durer du VIe siècle au XIIe siècle.
Ces langues sémitiques d'Éthiopie, héritées des émigrants sudarabiques, et pour nous à peu près inconnues, sont principalement le guèze (ou éthiopien classique, aujourd'hui langue morte), le tigré, le tigrigna (ces deux langues parlées surtout en Érythrée), l'amharique, le harari (langue de la cité de Harar, dont Rimbaud apprit les rudiments), plus quelques dialectes du sud. M. A. Rouaud s'est intéressé tout particulièrement à deux d'entre elles, et d'abord à la langue guèze. Celle-ci était la langue du royaume d'Axoum, fondé un peu avant notre ère. Elle a dû disparaître de l'usage parlé autour du Xe siècle, mais s'est maintenue, telle la langue latine dans l'Europe médiévale et renaissante, comme langue savante et littéraire, jusque vers 1850. Elle est encore, de nos jours, la langue liturgique de l'église copte d'Éthiopie ; elle a été enseignée en France à la fin du XIXe siècle, à l'École des Hautes Etudes puis à l'Institut catholique de Paris, où cet enseignement perdure. Aujourd'hui, la langue vivante qui présente la plus grande extension en Éthiopie est l'amharique, langue officielle de l'empire, parlée par plus de 10 millions d'Éthiopiens et largement diffusée, puisque la littérature moderne du pays est à 80 % de langue amharique.
Dans la seconde partie de son exposé, M. Rouaud fait l'inventaire du patrimoine littéraire éthiopien.
Il explore d'abord le fonds guèze, que l'on peut classer historiquement en deux parts : celle du royaume d'Axoum,jusqu'au VIIe siècle, et celle du Renouveau, c'est-à-dire du XIIIe au XVe siècle. La première période se caractérise par l'influence de la culture du Proche-Orient hellénistique et par le développement du christianisme, apparu vers 330. Les œuvres les plus anciennes sont des traductions des livres saints ; mais on dispose également d'un corpus d'inscriptions (souvent bilingues grec-guèze) qui donnent de précieux renseignements sur l'implantation du christianisme des origines, en particulier sur la conversion du roi Ézanas. Ces traductions en guèze ont permis de conserver des textes considérés comme apocryphes par les autres Églises, comme le Livre d'Énoch, les Paralipomènes de Baruch, l'Ascension d'Isaïe. On peut y ajouter des ouvrages comme le Kérillos (ou Cyrille), les Règles monastiques de saint Pacôme, une version christianisée de Physiologus, cette description des mœurs des animaux, source des stéréotypes actuels, qui eut un grand succès au Moyen Âge. Il faudra attendre le XIIIe siècle, et surtout les XIVe et XVe siècles, pour retrouver une activité littéraire, avec des traductions d'œuvres arabes, mais aussi des actes de martyrs, des vies de saints (l'ouvrage le plus connu est le calendrier des saints ou synaxaire), des récits de miracles, dont le plus apprécié est celui des Miracles de la Vierge, des poèmes religieux comme les malke, comparables au blasons de la poésie courtoise et les quene, courtes pièces chantées à la messe. Au XVIe siècle, on trouve un texte apologétique écrit par un musulman converti du nom d'Enbagom, devenu père abbé : la Porte de la Foi, éloge du christianisme en forme d'argumentaire destiné aux Musulmans. La littérature de langue guèze ne cessera de décliner, jusqu'à sa fin au milieu du XIXe siècle ; cependant il faut mettre à part les Chroniques Royales qui appartiennent au genre conventionnel de l'historiographie, qui s'est prolongé jusqu'à nos jours, puisque l'empereur Hailé Sélassié l'a pratiqué, en prenant lui-même la plume.
La littérature de langue amharique va prendre aussitôt la relève, puisqu'elle naît en 1855, au moment où le Négus Théodoros arrive au pouvoir. Désireux de moderniser son pays, il favorise la diffusion de textes bilingues et encourage le développement de l'imprimerie. À la génération suivante, apparaît un type nouveau d'écrivain : éthiopien de culture classique, mais jugeant cette littérature de clercs austère et fermée, s'ouvrant au contraire à l'Europe et au monde moderne; tels deux auteurs : Afä Wäq (ou Afework), italophile, auteur d'ouvrages didactiques et du premier roman africain (1909), et Herouy Waldä Séllassé, romancier et grand voyageur. Pour conclure sur une note pittoresque, M. Rouaud a lu une page du premier roman écrit en amharique (Tobia) et dont le style fleuri fait penser à notre littérature 1900 ainsi qu'aux Vies de Saints écrites par les descendants de la Reine de Saba.


Du 11 au 21 avril 1997 a eu lieu un voyage « À la découverte de la Tunisie punique et romaine », sous la direction de notre président Alain MALISSARD, (avec le concours de la « Compagnie des Voyageurs » de Besançon), dont nous rappelons l'essentiel du programme.
– 11 avril : premier contact avec Tunis.
– 12 avril : visite des sites de Bulla Regia, Chemtou et Dougga  (Thugga).
– 13 avril : visite de Maktar (Mactaris) et Sbeïtla (Suffetula).
– 14 avril : visite de Kairouan et Kasserine (Cilium).
– 15 avril : matinée à Tozeur (Thusuros), après-midi à l'oasis de Nefta.
– 16 avril : visite de Gafsa (Capsa), Sfax et El Jem (Thysdrus).
– 17 avril : visite de Mahdia, Salakta (Sullectum) et Monastir ; visite du musée de Sousse (Hadrumetum).
– 18 avril : visite de Zaghouan, Thuburbo Majus, Jebel el Oust et Oudna.
– 19 avril : promenade à Hammamet, Nabeul (Neapolis), au cap Bon : visite du cimetière punique de Kerkouane; après-midi à Tunis.
– 20 avril : visite du Musée du Bardo et de la Carthage romaine.
– 21 avril : visite du site de la Carthage punique.


Le mercredi 14 mai, M. Robert SMADJA, professeur de littérature comparée à l'Université d'Orléans, a fait une conférence sur « Thomas de Quincey et le poème en prose ».
Le dessein du conférencier était de montrer – à partir de deux œuvres de l'écrivain anglais, l'une fort célèbre Les Confessions d'un mangeur d'opium, l'autre plus tardive et moins connue, conçue comme une suite des Confessions et intitulée Suspiria de profundis – l'évolution du simple récit poétique vers le véritable poème en prose, ainsi que d'établir une comparaison avec le genre cultivé en France, notamment par Aloysius Bertrand et Baudelaire, lequel s'inspira beaucoup de Quincey.
Les Confessions d'un mangeur d'opium, écrites en 1821 par le familier des poètes lakistes, qui fut par ailleurs un grand helléniste, se présentent d'abord comme un récit véridique et autobiographique, une relation de la vie et de l'aventure intérieure. De Quincey a inséré une étude des effets de la drogue entre deux éléments : un récit à la première personne et une exploration de l'imaginaire, c'est-à-dire une nouvelle voie poétique. Cela explique une double postérité de l'auteur à l'étranger : littéraire, avec Baudelaire, Michaux, Jünger, et scientifique avec des écrits médicaux, comme ceux de Joseph Moreau de Tours, alors qu'en Angleterre on note, à part William Blake, une grande pauvreté du poème en prose. Les Confessions constituent une triple quête, celle de l'émancipation du narrateur vis-à-vis de la dépendance de l'opium, celle de la vérité psychologique, et surtout une quête perpétuelle du souvenir, que le conférencier qualifie savamment d'« immense anamnèse », en quelque sorte un retour obligé à « l'inguérissable enfance », selon le mot de Sartre. Cette œuvre contient tous les traits caractéristiques du récit poétique, selon la classification de Jean-Yves Tadié : une relation autobiographique, relativement brève, à l'intrigue linéaire, avec des effets stylistiques, des personnages schématisés évoluant dans un espace urbain, sans description naturaliste. Il faut y ajouter un certain nombre de thèmes : celui, récurrent, de la coupure ou de la séparation (la mort de la sœur étant liée à la perte de l'enfance, ce qui autorise une lecture psychanalytique de l'œuvre), celui de la misère et de l'errance, celui de la ville, repris par Edgar Poe et Baudelaire, celui de la prostituée sublime et secourable, avatar de la sœur disparue. À signaler aussi un aspect propre de la temporalité, voisin de la vision proustienne, où le temps du récit reste toujours décalé par rapport au temps de l'histoire. M. Smadja insiste sur le lien poétique entre ces thèmes : un halo affectif, un traitement élégiaque, des éléments stylistiques, une certaine composition musicale, et surtout les visions oniriques provoquées par la drogue, dont nous avons eu deux exemples remarquables évoquant Lautréamont et Michaux. « Il y a dans les Confessions des moments d'incandescence poétique qui illuminent l'œuvre, mais il ne faut pas les détacher de l'ensemble, ni de la totalité stylistique et thématique, ni de la vision globale d'une vie ».
M. Smadja aborde alors le second point de son étude, consacré à la suite des Confessions, les Suspiria de profundis, écrite en 1846 et contenant plusieurs nouvelles, dont Levana et Savannah La Mar, d'une authentique poésie. Sans doute on pouvait extraire des Confessions de véritables poèmes, mais en effaçant l'aspect philosophique ou psychologique, qui apparentait cette œuvre à un essai. Dans les Suspiria, la démarche descriptive de la vie intérieure est toujours présente et interrompue par des réflexions, mais on y relève des éléments poétiques originaux : d'une part, une conception nouvelle de la métaphore, qui annonce les correspondances baudelairiennes et préfigure la théorie du Symbolisme, d'autre part la prolifération d'images de plus en plus élaborées, créant une sorte de structure mythique. « Il s'agit là, dit M. Smadja, d'un des plus beaux textes poétiques de la langue anglaise du XIXe siècle, alors que la production contemporaine reste prolixe, discursive et conventionnelle. »
Le conférencier a étudié ensuite les rapports de l'œuvre de Thomas de Quincey avec notre littérature. De 1822 à 1860, on compte en France plusieurs éditions des Confessions, dont une adaptation de Musset qui impressionnera Balzac, Gautier et que connut peut-être Nerval. À partir de 1840, les artistes s'intéressent aux excitants, au haschich et à l'opium ; Baudelaire entreprend un ouvrage sur Thomas de Quincey, avec lequel il partage de nombreuses affinités, en particulier le goût du voyage, réel ou imaginaire, de la musique et de l'angoisse existentielle. Mais, en dépit des emprunts de l'auteur des Fleurs du Mal à l'œuvre anglaise, les différences éclatent : les écrits de Quincey s'avèrent beaucoup plus profonds – au sens psychanalytique – que ceux de Baudelaire, plus proches de l'investigation phénoménologique. M. Smadja conclut en montrant l'opposition entre les deux poètes, du fait de la finalité différente de leur enquête. Cependant, ils restent indissociables, car le « mangeur d'opium », nouveau lotophage, a apporté une meilleure compréhension de Baudelaire et l'a aidé à donner naissance et statut au poème en prose.


Le dimanche 8 juin a eu lieu l'excursion traditionnelle, sous le thème « Thébaïdes littéraires aux lisières de Paris ». Elle a eu un tel succès qu'il a fallu la renouveler le 14 septembre.
M. Jean NIVET, en présentant la promenade qu'il avait préparée et organisée, a rappelé que le terme de thébaïde, par allusion à la région de Thèbes en Égypte, fut introduit par Madame de Sévigné à propos de Port-Royal. Ce terme est concurrencé au XVIIe siècle par les expressions de « désert » (c'est-à-dire lieu solitaire) et de « folie » (à la fois abri de feuillage et dépense extravagante). Parmi celles-ci, la plus curieuse doit être sans conteste celle que l'on nomme le « Désert de Retz », qu'un philosophe hédoniste, Monsieur de Monville, aménagea dans un parc semé de fabriques. Nous n'en avons eu qu'une évocation, car, en dépit d'une récente restauration, les monuments et le parc, qui enchantèrent les Surréalistes, séduisirent Colette et Malraux, ne peuvent encore être visités.
Le premier arrêt fut à l'entrée de Marly-le-Roi, devant la grille monumentale du château de Verduron, acheté vers 1875 par le dramaturge Victorien Sardou, qui connut une très grande gloire de son vivant, et dont on cite seulement deux titres : Thermidor et Madame Sans-Cêne.
En attendant les deux charmantes guides, disertes et documentées, que nous délégua l'Office du Tourisme de Marly-le-Roi, nous avons jeté un coup d'œil sur le parc de Marly, en restituant par la pensée les treize pavillons de Mansart. Puis la plus grande partie de la matinée a été consacrée à la visite de la « folie » d'Alexandre Davy de la Pailleterie, davantage connu sous le nom de Dumas Père, folie qu'il appela « MonteCristo », véritable délire mégalomane suscité par l'énorme succès de ses Trois Mousquetaires et de quelques autres romans, qui viennent seulement d'entrer dans les manuels scolaires.
Après le repas pris au restaurant des « Tilleuls » à Louveciennes (qui nous a fait regretter l'heureux temps où, pour trois francs six sous, les canotiers chers au Impressionnistes faisaient bombance), nos guides nous ont ramenés à Marly-le-Roi, pour visiter le Musée avec, entre autres, la maquette de la célèbre machine, ce « monstre asthmatique », symbole du gaspillage de la monarchie, selon Michelet. Une agréable promenade commentée nous a conduits ensuite à l'Abreuvoir, où devaient se déverser les bassins étagés, disparus depuis le XVIIIe siècle, mais où se dressent encore fièrement les chevaux cabrés de Coustou (ou, tout au moins, leur copie).
L'étape suivante – un enchantement au milieu de superbes frondaisons, après un cheminement difficile parmi les villas de banlieue – a été la Vallée-aux-Loups à Châtenay-Malabry, thébaïde agrandie et embellie par Chateaubriand, contraint, après 1807, à un exil proche sur l'ordre de Napoléon. Tout y est empreint de calme et de sérénité : le parc, dont les essences variées évoquent les voyages de François-René à travers le monde, l'élégant pavillon ou « Tour Velléda », et surtout la demeure principale au fronton de style grec, dont l'intérieur présente de nombreux souvenirs de l'écrivain et de Madame Récamier.
Sur le soir, les budistes ont fait halte au parc de Sceaux, d'abord devant le « Pavillon de l'Aurore », petit édifice coiffé d'une coupole que Charles Perrault construit en 1675 pour Colbert : ce dernier, malgré sa réputation d'avarice, voulut posséder son « petit Versailles » et confia à Le Nôtre le soin d'aménager un fort beau parc, que restaura après 1850 le duc de Trévise, en même temps qu'il fit édifier le château actuel en style Louis XIII. C'est sur son perron que fut évoquée la « Cour de Sceaux », animée dès 1700 par la duchesse du Maine, laquelle fit venir Voltaire à deux reprises (en 1716 et en 1747). C'est en effet pour elle qu'il écrivit plusieurs de ses Contes, en particulier tous les Contes orientaux, tel Cosi Sancta qui fut lu dans le car sur le chemin du retour.


Le jeudi 12 juin 1997, Mme Géralde NAKAM, professeur de littérature à l'Université de Nanterre et spécialiste de Montaigne, a prononcé une conférence très appréciée du public sur le thème, a priori régional, de « Jean de Léry et le siège de Sancerre (1573) ».
« Plus voir qu'avoir », telle était la devise de Jean de Léry (1534-1613) que Claude Lévi-Strauss tient pour le premier des ethnologues. De ce Bourguignon calviniste militant, formé à Genève, nous savons peu de choses, si ce n'est que sa vie, presque toute inscrite dans les guerres de Religion, a connu bien des tribulations. Pasteur à Belleville-sur-Saône, puis à Nevers, peut-être à Orléans, puis à La Charité, à Couches (en Autunois), il est contraint, après 1586, à l'exil en Suisse, où il meurt. Mais il nous laisse deux ouvrages sur les deux grandes expériences de son existence. L'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, autrement dite l'Amérique (1578) relate sa participation, à l'âge de 23 ans (1557-1558) à l'expédition de Villegaignon, commanditée par Coligny, en partie pour préparer une terre d'asile aux huguenots persécutés. Après la Saint-Barthélémy, de La Charité il se réfugie, comme d'autres – Mathieu Béroalde, par exemple, ancien principal du collège de Montargis et un des maîtres d'Agrippa d'Aubigné, le père de l'auteur du Moyen de Parvenir –  à Sancerre, petite place-forte protestante, pour fuir les massacres et leur « tour de France » (13.000 morts, dont 3000 à Paris). Il y subit alors les sept mois (janvier-août 1573) d'un siège mené par les troupes royales de Claude de La Châtre et marqué par une terrible famine. D'où son Histoire mémorable du siège de Sancerre, publiée en 1774 à La Rochelle.
Dans ce témoignage, pas de rhétorique ni d'ornements ampoulés selon la mode du temps, pas de préjugés ni de haine, mais, souligne Mme Nakam, « une nouvelle perception du monde, une révolution du regard », qui classe et ordonne, et un grand souci de l'exactitude. Jean de Léry dénombre les blessés et les tués, dont il dresse des listes nominatives ; il compte les coups de canon, il enregistre le prix des vivres, il note aussi bien le quotidien des humbles que les faits extraordinaires. Il procède de manière chronologique, mais, en fonction du déroulement du siège, il rythme son récit : alerte au début, avec les actes de bravoure de jeunes héros, il devient lent et pesant lorsque se répand la famine, qui est ainsi rendue encore plus tragique. Les assiégés consomment des cuirs bouillis, de la paille, des excréments. Cinq cents personnes meurent de faim, surtout des enfants de moins de douze ans. Il y a même un cas d'anthropophagie : un couple dévore son enfant mort et est condamné de ce fait au bûcher. Et Jean de Léry revit alors son aventure au Brésil, où il avait étudié les mœurs des Indiens Tupis. Eux mangeaient leurs ennemis prisonniers pour en capter l'énergie, ce qui lui inspire moins d'horreur que l'acte de Sancerre. Lui vient alors le regret de ne plus être, comme en 1557, au milieu d'eux, si fraternels, si amicaux, si rieurs. Où est la civilisation ? Où est la barbarie ? Autre interrogation à la vue de la destruction de la ville et du nombre des morts : comment accepter le problème du mal ? Comment admettre le martyre des justes ? Jean de Léry y répond par le « symbolisme du centre ». Comme il a placé la famine au centre du siège, il identifie Sancerre à Jérusalem, centre biblique du monde, et le siège de 1573 répète celui de 70 (références à Flavius Josèphe), les catholiques jouant le rôle des Romains de Titus et les protestants étant le peuple élu auquel Dieu envoie des épreuves.
Si Jean de Léry touche un assez vaste public, à la fin du XVIe siècle, surtout dans l'Europe protestante, au point que son texte est souvent réutilisé, Mme Nakam montre que son titre de gloire est aussi d'avoir trouvé de l'écho chez Montaigne et chez Agrippa d'Aubigné.
Montaigne a probablement lu l'Histoire mémorable…, qui a pu conforter son horreur de la guerre civile. Mais c'est le Voyage au Brésil qui a directement inspiré et nourri le chapitre XXX (« Des Cannibales ») du premier livre des Essais. Les grandes questions (qu'entend-on par « sauvages » ? qui sont les vrais « barbares » ? en quel lieu peut-on combler la nostalgie d'une humanité harmonieuse ?) sont déjà chez Jean de Léry.
De même, d'Aubigné, en protestant sincère et irréductible, marqué à jamais par la menace de malédiction de son père s'il oubliait les pendus d'Amboise, utilise la chronique de notre pasteur assiégé dans le premier chant des Tragiques intitulé Misères. Mais, avec toute sa tension baroque, il la transforme en une vision insoutenable et expressionniste des souffrances du peuple pendant les guerres de Religion. Et quand, dans le cinquième chant (Fers), résonne le rire de Coligny qui, du haut du ciel, voit son propre cadavre profané et les horreurs perpétrées sur la terre, c'est dans la certitude de la revanche des élus sur les bourreaux vaincus et du bonheur ineffable promis dans la Jérusalem céleste. Pour d'Aubigné, c'est aussi un hommage aux victimes de Sancerre.
Mme Nakam, pour conclure, esquisse un parallèle entre le siège de Sancerre et les tragédies contemporaines et, notamment, entre Jean de Léry et Primo Lévi.

Les secrétaires : André Lingois, Gérard Lauvergeon.


 

 SAISON 1997-1998

Le jeudi 16 octobre 1997 a eu lieu la réunion de rentrée, précédée du compte rendu du président Alain Malissard. Celui-ci a d'abord fait un résumé de l'Assemblée générale de l'Association du 21 juin 1997 à la Sorbonne. Puis il a exposé la situation financière de la section (le bilan pour 1997 étant en équilibre), énuméré les activités de la saison écoulée et établi le programme futur.
M. André LINGOIS, secrétaire de la section, a prononcé ensuite une conférence sur le thème « Un grand vigneron, Lamartine ». Bourguignon et œnophile averti, A. Lingois a choisi de chasser sur ses terres en présentant une face peu connue de la vie de Lamartine, en quelque sorte un complément d'image à celle de l'élégiaque frileux ou de l'intellectuel utopique.
À l'aide de diapositives, A. Lingois se meut avec une grande aisance dans la géographie mâconnaise et lamartinienne, ainsi que dans la généalogie de la famille, pour évaluer le patrimoine du poète, héritier d'une lignée clunysienne que la « savonnette à vilains » (l'achat d'une charge de secrétaire royal au XVIIe siècle) a fortement implantée dans la région de Mâcon.
Grâce à des oncles célibataires et à cinq sœurs mariées – dont il faut cependant racheter les parts – quatre beaux domaines avec château (Milly, Saint-Point, Monceau, plus Montculot près de Dijon) tombent entre les mains de Lamartine. Certes, le Mâconnais, si accidenté et si divers par ses terroirs, n'est pas partout propice à la vigne (par exemple Saint-Point), mais le conférencier – suivant en cela Claudius Grillet (un lamartinien injustement oublié) – estime à une centaine d'hectares la superficie des vignobles de Milly et de Monceau. Produisant en moyenne 7000 hl par an, soit un million de bouteilles, Lamartine était effectivement un grand propriétaire vigneron. Il n'était d'ailleurs pas le premier de sa famille, son père ayant longtemps joué le rôle de gentleman farmer et son grand-père, François-Louis, ayant vraisemblablement, à la fin du XVIIIe siècle, développé cette spécialisation. Ainsi, notre poète a-t-il baigné, pendant toute son enfance, dans cette atmosphère viticole, notamment au moment des vendanges à Milly, où se retrouve alors toute la maisonnée. Il est aussi à bonne école auprès de l'abbé Dumont, homme de confiance du châtelain de Pierreclos, curé sans foi mais fort convenable, qui farcit de notations vigneronnes les registres religieux.
Mais est-ce suffisant pour faire de Lamartine un grand vigneron, au sens que ces termes impliquent aujourd'hui ? En fait, le poète, happé d'abord par ses succès littéraires, puis par ses missions de secrétaire d'ambassade, ne s'intéresse vraiment à la vigne que dans les années, 1840. « C'est une occupation plus noble que la littérature », écrit-il alors, d'autant plus que, l'obligeant à une résidence plus continue, elle lui permet de se faire élire député à Mâcon et d'accomplir la carrière politique – brève – que l'on sait.
Les vignes sont cultivées selon le système en vigueur encore en Beaujolais voisin, le vigneronnage, sorte de métayage en parts de 4 hectares environ, avec partage de la récolte. Mais Lamartine n'est pas un gestionnaire rigoureux, car il est dépourvu de sens pratique et sa naïveté lui fait toujours espérer des réussites jamais confirmées. Ainsi se lance-t-il dans l'exportation de vin en Amérique, ce qui fut un véritable fiasco. Les difficultés financières viennent vite, ce qui le contraint à s'endetter et à se livrer à des pratiques peu légales vis-à-vis de ses métayers.
Après avoir « laissé sa lyre au vestiaire de la Chambre des députés » (C. Grillet), Lamartine, revenu à Saint-Point en octobre 1848, après son échec politique, essaie de renflouer son exploitation par des « travaux forcés littéraires », mais sans résultat. En 1859, il est obligé de vendre Milly, « la moelle de ses os », et c'est la curée des créanciers, le ballet des huissiers avec leurs commandements et les pressions à la baisse des acheteurs de vin. Jusqu'à la veille de sa mort, en 1869, il ne cesse de répéter ses plaintes devant ce désastre financier : « La terre m'a tué ! », gémit-il. Il laisse un passif de 2 214 000 francs-or, contraignant sa jeune veuve, Valentine de Cessiat, à tout vendre pour rembourser ses créanciers. La déconfiture est totale.
L'incompétence de Lamartine est facile à démontrer : il fut un piètre goûteur de vin, un mauvais vendeur, et sa gestion fut celle d'un poète et d'un « joueur invétéré » (« les vignes comme terrain de jeu, le soleil et la pluie comme croupiers »). Toutefois A. Lingois met en balance son attachement à la vigne et aux domaines, ainsi que sa générosité envers les paysans, qui furent plus nombreux à son enterrement que les gens de lettres.
Aujourd'hui, les vignes de la région sont entre les mains de nombreux propriétaires qui utilisent souvent le nom du poète pour désigner leurs parcelles où leurs cuvées. Un « caveau Lamartine » s'est même ouvert pour la vente de Mâcon blanc. Cette reconnaissance posthume, n'est-ce pas la vraie gloire du vigneron malheureux ?
Ne laissant rien dans l'ombre et sans concession, cette conférence aurait pu dévaloriser Lamartine ; elle nous l'a rendu plus humain et nous a permis de mesurer l'écart entre le don poétique et le sens des affaires.


Le jeudi 13 novembre 1997, à l'auditorium de la Médiathèque, en collaboration avec l'association des Amis de la Grèce et de Chypre, nous avons accueilli M. Vassilis ALEXAKIS, romancier et cinéaste, Prix Médicis 1995. Il ne s'agissait pas à vrai dire d'une conférence, mais d'un entretien conduit par Mme DORON, présidente des « Amis de la Grèce », et d'un dialogue avec le public sur le thème : « Paris-Athènes ou le voyage entre deux langues et deux cultures », thème qui fut d'ailleurs l'objet d'un livre en 1985, récemment réédité. Dans son propos d'introduction, M. Alain Malissard a noté, malicieusement, que, sous l'égide de « Budé », on avait rarement l'habitude de voir des auteurs grecs « en chair et en os », et, plus sérieusement, que le rôle de notre association était justement de faire sans cesse « un voyage entre deux cultures » ou de « jeter un pont entre les civilisations ».
Mme Doron – après avoir rappelé, avec une certaine émotion, que l'amitié entre la France, la Grèce et Chypre était née à Orléans il y a 21 ans – a d'abord demandé à l'écrivain les raisons de l'ordre du voyage : pourquoi Paris-Atnènes et non Athènes-Paris ? « Il s'agissait pour moi, répond M. Alexakis, de montrer la nostalgie de ma terre natale quand j'étais d'abord un étranger à Paris ». Et d'évoquer ses souvenirs lorsqu'il est arrivé en France à 17 ans, avec un bagage linguistique fort réduit. Plus tard, après avoir suivi les cours de l'École de journalisme de Lille – où il apprit vite à maîtriser notre langue (au point de perdre son accent hellénique qu'il met aujourd'hui un point d'honneur à retrouver, pour ne pas être totalement francisé) – et après s'être installé à Paris, il a éprouvé le besoin de reprendre contact avec la Grèce, alors encore sous le régime des Colonels. Il avoue avoir été contraint à un effort pour mieux connaître son pays ; mais M. Alexakis précise bien qu'il ne s'agissait pas en premier lieu de la Grèce antique, présente de manière trop artificielle et officielle, la mythologie, par exemple, ayant été revue, moralisée et censurée par le christianisme.
À un auteur qui connaît en France un succès plus qu'estimable, à un écrivain doté d'une « double identitê », une seconde question était inévitable : comment se situer par rapport à ces deux langues et à ces deux pays ? M. Alexakis a répondu qu'il s'agissait là d'un faux problème et qu'il ne fallait pas s'apitoyer sur les personnes « déchirées entre deux cultures ». Cette situation n'est pas forcément inconfortable, dit-il, surtout si l'émigration a été volontaire. La difficulté-n'est pas de changer de langue, mais de garder intactes les deux langues. Cette coexistence offre même des avantages, chaque langue ayant ses facilités ; la « seconde langue » permet l'humour, lequel se nourrit de distance. M. Alexakis reconnaît que certains de ses livres lui ont imposé la langue grecque, en particulier ceux qui révèlent« la part intime de soi ». Ainsi Talgo – où s'imbriquent les images de trois villes, Paris, Athènes et Barcelone – a été rédigé en grec, puis traduit en français ; et la traduction permet de saisir les imperfections du texte original…
Dans la conclusion de l'entretien, l'écrivain a justifié une fois de plus son projet initial : le retour à Athènes a pour but une vision plus claire en soi-même. « Mais, dit-il en souriant, je n'ai pas clarifié les choses ; j'écris pour connaître la fin de l'histoire. L'identité est plus intéressante comme question que comme réponse ».
Un échange s'est ensuite instauré avec le public qui a interrogé M. Alexakis sur ses goûts en poésie, sur ses auteurs français préférés (d'une part ceux de la jeunesse comme Alexandre Dumas, Jules Verne, Edmond Rostand, Zola ; d'autre part ceux qui ont donné le choc de la modernité comme Ionesco et Beckett – encore des étrangers ! –), sur les auteurs grecs qui ont marqué sa formation (les présocratiques, Aristophane, Séferis, Tsirkas), sur ses autres activités (le journalisme, le dessin, le cinéma).
La séance a été prolongée par la projection de la première partie d'un des films récents de V. Alexakis, Les Athéniens. Le titre désigne à la fois les personnages (un groupe d'Athéniens sortis tout droit d'un roman picaresque, filmé dans une Athènes laide et polluée) et la tragédie jouée à l'Odéon d'Hérode Atticus, un pastiche bourré de grandiloquence. On retrouve là un des thèmes chers à Vassilis Alexakis: les héros antiques font de l'ombre aux « Grecs d'aujourd'hui ».


Le jeudi 11 décembre 1997 – après l'hommage rendu par M. Marmin, notre ancien président, à la mémoire d'un des plus fidèles membres du Bureau, Georges Dalgues, fervent admirateur de Péguy – nous avons entendu le président national, M. Pierre POUTHIER, professeur honoraire à l'Université de Limoges. Le sujet de la conférence, « Autour du viol et de la mort de Lucrèce », nous ramenait apparemment à la Rome archaïque. On aurait pu considérer cet épisode de la légende comme un récit romanesque mineur, malgré son influence sur le destin de la Cité. Mais la solide démonstration de M. Pouthier nous en a montré l'importance, en soulignant les aspects historique, politique et sociologique.
L'aventure tragique de la vertueuse épouse de Tarquin Collatin, déshonorée par le plus jeune fils du roi Tarquin le Superbe, est devenue, au cours des âges – et surtout par l'intercession de Tite-Live à l'époque augustéenne – un véritable fait national pour les Latins, au même titre que, chez nous, la « geste » de Vercingétorix, Clovis, saint Louis ou… Jeanne d'Arc.
Le récit de cette aventure, comme pour les dernières pages du livre I de l'Histoire livienne, doit être replacé d'emblée dans son cadre légendaire : cette tragédie sanglante, à l'intérieur d'une même « gens », évoquant les crimes des dynasties grecques, donne aux Romains une « garantie hellénique » ainsi qu'une aura mythologique.
Le cadre politique doit être pris en compte : la mort de Lucrèce est liée à la naissance de la République, à la condamnation du regnum privé de virtus. Cependant la chute des Tarquins ne donne pas lieu, d'après Tite-Live, à une violence révolutionnaire ; l'histoire projette dans le passé des mythes républicains du IIe siècle avant notre ère. En revanche, l'écrivain latin a fort bien vu un aspect important de la dimension historique de l'événement, c'est-à-dire le reflux de la puissance étrusque. Cela dit, il faut contrôler le récit livien en le confrontant aux trouvailles archéologiques. Il apparaît alors que les Étrusques ont dû vraisemblablement abandonner le pouvoir en 509, mais que, pendant un demi-siècle, ils ont laissé dans l'Urbs leurs bâtisseurs et leurs artisans.
Le conférencier insiste alors sur la portée de l'événement en tant que « ressort national ». D'un point de vue sociologique, le viol et le suicide de Lucrèce appartiennent à la mentalité primitive : ces actes font appel à la « violence fondatrice » analysée par G. Dumézil ; ils créent la « dette de sang », qui va se traduire de manière adoucie par la punition collective de la famille royale. Tite-Live replace tout cela dans un cadre social cohérent, qui correspond à la naissance du droit romain. Cependant le suicide en question semble répondre davantage aux préoccupations des Stoïciens, par l'entremise de Cicéron, c'est-à-dire les tenants d'une philosophie modérée, dépourvue de toute métaphysique.
L'historien, dit en conclusion M. Pouthier, écrit l'histoire que son temps exige, ce « lieu de mémoire », lieu virtuel où un peuple a l'impression de retrouver les éléments de son thème national.


Le mardi 13 janvier 1998, nous avons invité Mme Catherine DASTÉ, actrice et metteur en scène. Petite-fille de Jacques Copeau, fille de Marie-Hélène Dasté, récemment disparue, et de Jean Dasté, qui fut un des pionniers de la décentralisation théâtrale, elle garde la mémoire du grand dramaturge en faisant de la maison familiale un lieu de rencontres théâtrales. Elle avait intitulé sa causerie « Jacques Copeau, un grand-père redouté », marquant d'emblée sa volonté – comme Sylvie Giono parlant de son père – de rester dans le.domaine des souvenirs intimes, laissant à des historiens et critiques le soin d'études plus savantes, telles celles de notre compatriote Clément Borgal.
Mme Catherine Dasté a cependant rappelé à grands traits la carrière de Jacques Copeau : la fondation de la N.R.F. abec Gide et Schlumberber, le succès, en 1911, du drame qu'il tira des Frères Karamazov, la création du Vieux-Colombier, ses succès et sa rupture brutale avec le monde parisien. Avec quelques élèves de son école d'art dramatique, il se lance alors dans l'aventure des « Copiaux », s'installe en 1925 dans un petit village de vignerons, tout près de Beaune, à Pernand-Vergelesses. L'expérience durera cinq ans ; puis une partie de la troupe se reformera sous le nom de Compagnie des Quinze, animée par le propre neveu de Copeau, Michel de Saint-Denis, qui fut ensuite l'un des pionniers de l'école de l'Old Vic Theater à Londres.
Catherine Dasté évoque alors ses souvenirs liés à ses séjours à Pernand, où elle a passé toutes ses vacances depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte, séjours marqués par la forte personnalité de son grand-père. Très protégé par sa femme, la plupart du temps reclus dans sa chambre gorgée de livres, Jacques Copeau vivait selon un horaire et des règles très stricts, qu'il appliquait aussi bien aux comédiens qu'aux membres de sa famille, obéissant aux appels de la cloche… comme au château de Combourg.
Ensuite fut brossé le portrait de l'homme, sans doute recréé par le regard de l'adolescente : un être exigeant, sans cesse insatisfait, parfois impitoyable, en même temps attentif et plein de curiosité à l'égard d'autrui, mais exerçant sur tous un pouvoir d'attraction très fort, une sorte de magnétisme.
Parmi les moments d'élection vécus avec ce « grand-père à la fois redouté et adoré », Catherine Dasté en a choisi deux : d'abord le rituel de la lecture à 4 heures dans la chambre (celle du Dom Juan de Molière, à 13 ans, lui a laissé une impression indélébile), ensuite le choc théâtral de la représentation, dans la cour des Hospices de Beaune, en 1943, du Miracle du pain doré, mis en scène par Copeau, avec des décors de Barsacq et des costumes de Marie-Hélène Dasté, « le modèle d'une célébration religieuse ».
Dans la seconde partie de la causerie, C. Dasté a retracé « la geste des enfants Copeau » : Pascal, le plus jeune, qui est devenu un homme de radio, la deuxième fille, religieuse missionnaire, et l'aînée, la mère de Catherine, qui a été toute sa vie au service du théâtre et qui s'est consacrée, et même sacrifiée, à la mémoire du grand homme.
Et Catherine Dasté de faire un ultime aveu, courageux : « J'en ai voulu longtemps à mon grand-père de m'avoir pris ma mère. Mais aujourd'hui, après sa mort, je me dois de faire passer le flambeau… ».


Le mardi 3 février 1998, la Section orléanaise a accueilli le professeur Guy LAZORTHES, neuro-chirurgien célèbre, membre de l'Institut et de l'Académie de médecine, auteur de nombreux ouvrages sur le système nerveux. Médecin humaniste, il conduit aussi une réflexion sur les perceptions et son dernier livre, Les Hallucinations, a obtenu le prix La Bruyère en 1997. Qui de plus autorisé pour faire un exposé sur « Les hallucinés célèbres ? » Le professeur Lazorthes mène sa conférence debout, malgré son âge, et avec toute la rigueur clinique du grand spécialiste.
Il y a hallucination, nous dit-il, quand la perception est sans objet, ce qui la distingue de l'illusion (dans ce cas la perception est fausse). Elle peut être olfactive, auditive, visuelle, psychique (délire). Des cinq types répertoriés, le conférencier écarte rapidement – trop rapidement, au goût de certains, en la cité de Jeanne d'Arc – le type mystique (voix, apparitions, ou encore possession par le diable) et le type physiologique, peu propice à la création, puisqu'il s'agit des somnolences, de la démence des vieillards et des personnes hors du temps (navigateurs ou expérimentateurs de solitude en grotte).
Il s'attarde alors sur les trois autres types.
Le type psychiatrique est celui où les hallucinations sont associées à une psychose chronique délirante, due à une encéphalite syphilitique. Maupassant en est le représentant parfait : à 26 ans il contracte le mal qu'il conduit à son troisième stade, celui des crises d'hallucinations visuelles, au cours desquelles il voyait son double (le Horla) ; il meurt fou à 43 ans. Jules de Goncourt, pour les mêmes causes, est affecté, lui, d'hallucinations qui lui faisaient pousser des cris horribles ; il meurt à 40 ans.
Le type neurologique est consécutif à une lésion localisée du cerveau, qui se traduit par des crises d'épilepsie suivies de périodes normales. Dostoïevski et Flaubert sont, en ce domaine, très comparables, à la seule différence que les ouvrages du premier n'en font pas mystère (L'Idiot, Crime et châtiment), alors que le second le vit comme une maladie honteuse, à cacher. Dostoïevski connaît ses crises depuis l'enfance (surtout olfactives et auditives), alors que Flaubert subit sa première à 23 ans (il voit des étoupes enflammées et perd connaissance). Il cesse alors ses études, vit en reclus à Croisset avec une tempérament mélancolique, a des relations difficiles avec les femmes et meurt à 58 ans d'une crise ou d'une hémorragie cérébrale. Van Goth ressortit du même type, ses crises stimulant sa créativité.
Le type toxique est lié aux drogues et à l'alcool. Stupéfiants (morphine), enivrants (alcool), hypnotiques (barbituriques), excitants (caféine), hallucinogènes (haschich, etc.) ont des effets qui se rejoignent : sueurs, tachycardie, modification de la sensibilité, association de l'hallucination et de l'illusion. Parmi les nombreuses personnalités atteintes, Baudelaire reste le cas-type avec ses « Paradis artificiels » et ses « Fleurs du Mal » ; consommateur d'alcool, de haschich, puis d'opium, sans doute aussi syphilitique, il est sujet aux hallucinations visuelles et auditives, devient hémiplégique et meurt à 46 ans. Le delirium tremens guette les alcooliques avérés comme Alfred de Musset, qui « marche à la douleur » et écrit les Nuits durant les périodes de crise ; en forêt de Fontainebleau, avec George Sand, une crise lui donne une vision autoscopique (il se voit en double) ; lui aussi meurt jeune, à 46 ans. Toulouse-Lautrec a des hallucinations animales (zoopsie), de même que Marguerite Duras, qui voit « 10.000 tortues rangées comme des livres ».
En conclusion, le professeur Lazorthes pose la question de savoir quel rôle les hallucinations ont joué dans l'œuvre de ces écrivains ou de ces artistes. Il n'apporte pas les réponses attendues, si ce n'est que l'écriture et l'art étaient pour eux la recherche d'une délivrance. De nos jours, tous ces gens auraient pu être guéris !


Le jeudi 19 mars 1998, M. Jamel-Eddine BENCHEIKH, romancier et poète, professeur de langue et de littérature arabes à l'Université de Paris-IV, avait intitulé sa conférence « Les Mille et une Nuits ou la contre-cultare arabe ». M. Bencheikh, auteur d'une nouvelle traduction de l'œuvre arabe la plus répandue dans le monde, a révélé un grand talent de conteur, dans la pure tradition orale, tout en gardant le point de vue de l'historien et du critique.
Il a tenu d'abord à montrer que ce recueil, connu en France dès 1704 par l'adaptation de Galland, ne répondait en rien à l'image un peu niaise d'un Orient de fantaisie, ni à celle d'un Islam cruel et tragique. Les Mille et une Nuits constituent une véritable somme de culture, où l'on peut distinguer épopées guerrières, romans d'amour, récits de voyages, histoires de truands, contes fabuleux, le tout puisé à des sources variées, indiennes, helléniques et persanes. Il s'agit d'une rencontre, d'un « croisement d'imaginaires multiples », où la civilisation arabe a joué une double fonction, à la fois de rassemblement et de transition.
M. Bencheikh n'a, bien sûr, pas résumé cette œuvre monumentale et foisonnante, « devenue un mirage de siècle en siècle », car, dit-il plaisamment, il lui aurait fallu, pour ce faire, au moins une nuit ! Mais il en a rappelé le schéma narratif de base, c'est-à-dire le prologue : deux souverains veulent punir l'infidélité de leurs épouses en exécutant chaque matin une femme, et Shéhérazade lutte contre la mort en inventant chaque nuit une fable…
Dès le califat de Bagdad au IXe siècle, des contes persans, juifs et byzantins ont été traduits en arabe. Le premier recueil comptait déjà 480 nuits ; le passage au chiffre symbolique de « mille et une » désigne « un espace ouvert où va se dire l'imaginaire », où les récits de toutes sortes, émanant de provinces diverses du monde musulman, vont se rejoindre. La notion de nuit a son importance : dans cette société déjà urbanisée, hiérarchisée, où le pouvoir et la Loi sont tout puissants, où l'Islam s'est répandu en uniformisant la langue et en donnant un règlement social, la nuit, « entre la dernière prière du soir et la première de l'aube », apporte un souffle de liberté. Le jour est le domaine du rationnel, de la légalité, tandis que l'imaginaire nocturne se donne tous les droits; c'est là que « chacun se réapproprie l'angoisse, retrouve Eros et Thanatos et assume son humanité ».
Notre conférencier-conteur, ouvrant à chaque pas de nouvelles pistes de lecture, insiste sur la richesse et la diversité des « mille et un récits » qui se fondent dans un univers à la fois réaliste et rêvé, grâce à la souplesse des structures narratives. C'est le cas des récits de voyage, comme celui de Sindbad le marin, qui correspond à la fois aux découvertes géographiques du monde arabe contemporain des Abassides et au thème inédit du voyage rêvé, au-delà de toute route connue. Dans les romans d'amour – qui constituent une part très importante du livre – on découvre un autre aspect de la Femme musulmane, qui n'est plus soumise et qui a détourné les règles sociales et morales. Même dans les récits ayant un rapport avec la réalité historique, la fiction réapparaît : le cruel Harounal-Rachid a pris les traits du souverain idéal. Une belle fable sans doute ?
Les lettrés arabes du haut Moyen Âge se montrèrent catégoriques : ils considéraient les Mille et une Nuits comme des histoires dépourvues de raison, destinées aux enfants, aux vieillards et aux femmes, êtres vulnérables, toujours soumis aux passions. Et c'est là, conclut M. Bencheikh, qu'on peut parler de contre-culture : les Mille et une Nuits constituent un antidote contre l'omnipotence de la raison, « un espace où toutes les pulsions se laissent voir, où l'on oublie les limites étroites de la condition humaine… ».


Le mardi 7 avril 1998, M. Olivier MARMIN, ancien danseur et historien de la danse, fils de M. Lionel Marmin, président honoraire de notre section, a choisi de traiter un vaste sujet : « Les poètes français et le ballet, de Ronsard à Valéry ». Se référant à son ouvrage paru l'an dernier (Diagonales de la danse, aux éditions de l'Harmattan), M. Marmin a entrepris de faire un large panorama du ballet en France dans ses rapports avec la littérature et la poésie, par le biais des œuvres ayant servi d'argument à la chorégraphie ou des réflexions des écrivains sur cet art.
Le conférencier a rappelé dans un premier temps l'histoire du ballet, né en Italie au Quattrocento et diffusé à la Renaissance sur notre sol à la fois par les maîtres à danser et les théoriciens. Les premières manifestations se déroulent dans le cadre de la Cour. Au XVIIe siècle, il y aura encore peu de différences entre le danseur professionnel et le courtisan « respectueux des codes avec grâce, élégance et élévation ». Parmi les auteurs de livrets de ballet, les membres de la Pléiade, Ronsard, Baïf, Jodelle et Dorat (lequel écrit en vers latins), figurent en bonne place. Les témoignages sur la danse ne manquent pas : Brantôme, Pierre de l'Estoile, Tallemant des Réaux, lequel nous apprend que l'austère Malherbe a écrit des arguments de ballet. Ce dernier sera imité par les poètes de l'époque baroque : Saint-Amant, Théophile de Viau, Racan, Maynard ; en 1632, le ballet de Bicêtre a pour auteur… Pierre Corneille.
M. O. Marmin insiste sur l'âge d'or du ballet qui correspond au « Grand Siècle ». Toute la Cour s'y adonne. Même les collèges de Jésuites deviennent de véritables « conservatoires » de la danse, sur des textes en latin et en grec. Louis XIV, qui a participé en personne à de nombreux ballets – avec Lully comme musicien et Benserade comme librettiste – veut que cet art soit élevé au rang des belles-lettres et de la grande poésie, et souhaite en fixer les règles, ce que fera Pierre Beauchamps, chorégraphe « officiel ». C'est alors qu'un genre nouveau apparaît, inspiré des créations italiennes : la comédie-ballet, où s'illustrera Molière à douze reprises, des Fâcheux, créés à Vaux-le-Vicomte, jusqu'au divertissement médical du Malade imaginaire.
Notre conférencier est passé plus rapidement sur le XVIIIe siècle, où se développe le « ballet d'action », véritable « gestuelle des passions » et où le texte s'efface au profit de la pantomime.
Il a évoqué ensuite l'époque romantique – avec ses grands succès comme la Sylphide, d'après Trilby de Nodier, Giselle d'après Heine, et ses étoiles au nom évocateur comme Carlotta Grisi et Fanny Essler – pour s'arrêter sur la fin du XIXe siècle et sur l'époque moderne qui s'ouvre le 1er mars 1909 avec le premier spectacle de Ballets russes de Serge Diaghilev. À partir de cet événement, la collaboration entre écrivains et chorégraphes devient féconde. Citons seulement l'Après-midi d'un Faune, inspiré de Mallarmé sur une musique de Debussy, le ballet de Parade qui réunit Cocteau, Satie, Picasso et Léonid Massine, ou d'autres alliances moins connues comme celle de Claudel et Darius Milhaud.
M. O. Marmin a conclu sa vaste enquête sur ce « langage international », selon le terme de Cocteau, par l'étude des écrits de Mallarmé et de Valéry, notamment l'Âme et la Danse, où le poète suggère « l'éloquence du corps à travers le rythme de l'écriture ».


Du 11 au 23 avril 1998 a eu lieu notre voyage annuel qui, cette année, nous a conduits « De Beyrouth à Pétra », sous la direction de notre président Alain MALISSARD, avec le concours de la « Compagnie des Voyageurs » de Besançon, voyage qui nous a fait traverser le Liban, la Syrie et la Jordanie, jusqu'aux bords de la Mer Rouge.
Nous en rappelons les étapes essentielles : Beyrouth, la vallée de la Kadisha et les Cèdres ; Tripoli et Byblos ; Baalbeck, Zahlé et Anjar ; Bosra et Amman ; la vallée du Jourdain et les villes de la Décapole, Um Queis, Irak el Amir ; une journée à Jérash ; les châteaux du désert, Madaba et le mont Nébo ; Umm er Rasas, Kérak, Shubak ; une journée et demie à Pétra ; le Wadi Rum, Aquaba et la Mer Morte.


La séance du mardi 5 mai 1998 a été consacrée à l'évocation du voyage en Tunisie organisé par notre section en avril 1997, sous le titre « De Carthage aux marges du désert ». Selon la tradition, il s'agissait d'un exposé à plusieurs voix, autour du président Alain Malissard et de François Vannier, illustré par les diapositives de Pierre Navier. Le titre recouvrait à la fois l'itinéraire géographique, de Tunis aux oasis du sud, et le cheminement historique, des origines à l'État moderne.
La première étape de ce voyage a donc été la colonisation phénicienne, au début du IXe siècle avant notre ère, quand une petite troupe de Tyriens fonda la ville neuve : Quart-Hadash, c'est-à-dire Carthage. La deuxième étape a duré à peu près sept siècles, au cours desquels les Romains ont laissé des traces spectaculaires – comme le Capitole et le théâtre de Dougga, les temples de Sbeïtla, les arènes d'El Djem, l'aqueduc de Zaghouan – ou plus modestes, comme les thermes de Maktar, les citernes de La Malga, ou des sites moins connus comme Bulla Regia, Djebel el Oust, Oudna, sans parler de l'étonnante richesse des mosaïques…
La séquence suivante a évoqué la civilisation de l'Islam : Kairouan, fondée au VIIIe siècle, qui a connu la splendeur avec les grandes dynasties – dont les Aghlabides et les Almohades – avant d'être supplantée par Tunis.
Les dernières images nous ont conduits dans les paysages du sud, accueillants comme la palmeraie de Tozeur et la « corbeille » de Nefta (hélas sérieusement menacée) ou minéraux comme les gorges du Midès ou les sables de Tamerzat. C'est dans ce décor aride que nous avons vu nos budistes goûter aux joies de l'aventure sportive, oubliant pour un temps Tanit, Salammbô et Scipion l'Africain…


Pour la première fois, l'excursion littéraire clôturant la saison s'est déroulée en deux jours : le samedi 6 et le dimanche 7 juin 1998, avec pour thème « Le Mâconnais de Lamartine », et pour guides Gérard LAUVERGEON, André LINGOIS et Jean NIVET.
Le point de ralliement était, bien entendu, Mâcon, où nous avons vu – faute de trouver la maison natale de l'écrivain, inutilement rasée en 1970 – les deux demeures de famille, avant de visiter le Musée lamartinien, installé dans l'Hôtel de Senecé, siège de l'Académie locale (dont Lamartine fut le plus jeune membre). Le reste de l'après-midi a été consacré – outre un arrêt devant la maison de Milly, source d'un poème célèbre et de fort belles pages des Confidences – à la visite du château de Saint-Point, que Lamartine fit aménager après 1835 dans le style troubadour ; ce fut une visite pittoresque, animée par une jeune guide qu'on aurait crue élevée dans l'intimité du poète…
D'autres sites lamartiniens étaient au programme du dimanche matin : Monceau, que nous avons pu voir « de la cave au grenier », grâce à l'amabilité du maître de céans, en l'occurrence l'administrateur de la fondation Ozanam, propriétaire des lieux ; l'admirable chapelle romane des moines de Berzé-la-Ville ; le château de Pierreclos, fièrement planté au milieu des vignes et fort bien restauré, avec ses vénérables celliers voûtés où la propriétaire nous a offert un Mâcon blanc que n'eût pas désavoué le jeune François Dumont, qui fut l'intendant du comte (et l'amant d'une de ses filles), avant de devenir le desservant de la paroisse de Bussières… et d'être immortalisé dans Jocelyn.
Après le déjeuner à Cluny – excellement servi dans le beau cadre de l'Ermitage, que fréquenta François Mitterrand – le groupe est allé au château de Cormatin, où habita Ninon de Pierreclau, avec laquelle Lamartine eut un fils, et où naquit plus tard Jacques de Lacretelle. Notre circuit s'acheva par Chapaize et une route serpentant jusqu'à Tournus, où l'on évoqua une dernière fois notre grand homme, qui aurait pu avoir le destin d'un Vaclav Havel et qui s'est épuisé à des « travaux forcés » littéraires, ruiné en quelque sorte par son attachement à la terre.
Au fur et à mesure de notre promenade, nous l'avons senti proche de son terroir, proche des humbles, proche de nous-mêmes, dans une familiarité toute de sympathie. Selon le mot de conclusion de notre président : « Nous étions partis avec Lamartine ; nous sommes revenus avec Alphonse ! »

Les secrétaires : Gérard Lauvergeon et André Lingois.


 

 SAISON 1998-1999

La séance de rentrée du 13 octobre 1998 s'est ouverte sur l'évocation de la personnalité du fondateur de la section, M. Jacques Boudet, inspecteur honoraire de l'Éducation nationale, disparu en août dernier. Jean Nivet, qui fut son élève au lycée Pothier d'Orléans, a retracé la carrière de celui qui fut notre vice-président pendant plus de 40 ans, un homme de culture profondément attaché aux valeurs de l'humanisme chrétien. Le président Alain Malissard a ensuite, selon la tradition, parlé de l'activité de la section et présenté le programme de la saison.
Puis il laissa à nouveau la parole à Jean NIVET, qui avait choisi comme sujet de conférence « Pèlerinages littéraires, promenades esthétiques », faisant part, à l'aide des déclarations des écrivains eux-mêmes, de ses réflexions sur une pratique fort prisée de notre association lors de son rite annuel.
En introduction, J. Nivet a défini le pèlerinage littéraire, une notion qui n'apparaît guère qu'au XVIIIe siècle, avec Rousseau ; le XIXe siècle verra la promotion du tourisme lettré et le XXe siècle son âge d'or.
Le premier volet de cet exposé – solidement construit et judicieusement illustré – a posé la question de la pertinence de ce type de pèlerinage : dans quelle mesure peut-il servir la littérature ? Jean Nivet est parti de la distinction faite par Olivier Nora, dans Les lieux de mémoire, entre les visiteurs« fétichistes », qui cherchent dans le cadre familier de l'écrivain les moindres indices de son génie, et les « voyeurs », heureux de surprendre l'homme prosaïque dans son sanctuaire sacré. Tout d'abord, la réponse apparaît comme négative : la déception semble inévitable, devant la dégradation des lieux et de leur environnement (comme à Croisset) ou à cause de leur transformation en musée figé (comme à Illiers). Et, même si les lieux sont restés miraculeusement protégés, il y a « inconscience de croire qu'ils conservent le souvenir », comme le dit Mauriac en évoquant le Malagar de sa vieillesse, « qui n'a plus rien de commun avec celui de ses vingt ans ». Le fétichisme des pèlerins – que Jean d'Ormesson appelle ironiquement le « sulpicianisme littéraire » – sombre quelquefois dans le ridicule, comme le reconnaît Alexandre Dumas qui visita Ferney sous la houlette d'un concierge voltairiolâtre. Les « voyeurs », ceux qui fouillent dans « les misérables petits tas de secrets » dont parlait Malraux, oublient, eux, que l'essentiel de l'écrivain réside dans l'écriture.
En contrepartie, Jean Nivet a pris en considération les arguments favorables à la pratique du pèlerinage. Certains auteurs et non des moindres (Ronsard, Chateaubriand, Barrès…) avaient prévu qu'après leur mort leurs œuvres susciteraient de pieuses visites. Beaucoup d'écrivains, également, ont protesté contre les atteintes portées au patrimoine littéraire, alors que tant de demeures – modestes ou célèbres – ont disparu sous la pioche des démolisseurs. Et, surtout, les exemples ne manquent pas d'écrivains qui ont accompli de tels pélerinages, de Cicéron à Montaigne, de Lamartine à Michel Déon.
Il est donc possible de justifier cette pratique et d'en mesurer le profit : tel était l'objet de la seconde partie de la conférence. Tous les pèlerins parlent de l'émotion qu'on éprouve en lisant les textes dans le cadre qui les a inspirés. Mais aussi la découverte des lieux apporte souvent une connaissance plus intime et plus exacte des écrivains, quitte à modifier quelques idées reçues (c'est justement ce qui s'est passé l'an dernier lors de notre visite des sites lamartiniens). Elle donne l'envie de pénétrer dans l'alchimie de l'écriture, à l'instar de Flaubert qui demandait « à l'air, aux arbres, aux murs le secret des premières floraisons du grand homme… ».
Mais ces pèlerinages peuvent avoir aussi d'autres vertus, à condition qu'on les approfondisse et qu'on en fasse ce que Proust appelait des « promenades esthétiques », en compagnie d'écrivains « dont la pensée s'est appliquée à des objets ou s'est réalisée dans l'espace », où l'on saisit l'insaisissable reflet du génie. Jean Nivet cite à cc propos George Sand, Stendhal, Oscar Wilde, Julien Gracq, pour conclure avec Proust et sa réflexion magistrale sur l'art qui permet de multiplier notre vision du monde. Proust va même plus loin dans ses propos sur John Ruskin en montrant que la promenade esthétique s'impose à nous comme un devoir de mémoire.


Le vendredi 6 novembre, la section a accueilli M. Farid PAYA, metteur en scène et auteur dramatique, venu présenter à Orléans son spectacle Le Sang des Labdacides. Il avait intitulé son propos « La tragédie antique aujourd'hui », mais il a finalement préféré répondre aux questions du public au cours d'une brillante improvisation. Il a exposé notamment les problèmes de mise en scène, puisqu'il a écrit un Laïos, ample lever de rideau pour Oedipe-Roi.
Une des premières questions posées a porté sur les raisons qui ont incité Farid Paya à composer une pièce « à l'antique ». C'était, pour l'auteur, une sorte d'enjeu : « écrire un texte qui résonne comme une résurgence du passé, qui raconte une histoire exemplaire et qui parle de l'homme », mais dans une forme traditionnelle. La contrainte du moule tragique lui paraît nécessaire, comme une source féconde de poésie. La tragédie grecque repose sur l'alternance entre la parole des protagonistes et celle du chœur ; le personnage tragique n'obéit pas à une psychologie, il est irréductible, atteint de démesure et, en même temps, il demeure ambigu.
À la suite d'une longue discussion sur le rôle de la fatalité – mot dont le sens varie selon les cultures – Farid Paya a rappelé quelques évidences : la tragédie – trop présente dans notre vie quotidienne, mais par abus de langage – est un genre littéraire et artistique dont la règle consiste à évoquer une fable ancienne, mais avec une distance qui empêche de coller à l'actualité. Le tragique, dit-il, c'est ce qui permet de réfléchir et, particulièrement, sur la folie des hommes ou la démesure, que les Grecs appellent, depuis Eschyle, l'hybris. La tragédie ne propose jamais de thèse ; elle se contente de poser des questions. Il n'y a pas de leçon philosophique dans l'Antigone de Sophocle, mais un modèle de vie.
Aux spectateurs férus de modernisme qui se demandent si la tragédie antique a encore quelque chose à nous dire, Farid Paya répond que celle-ci a traversé sans une ride les 2500 ans qui nous en séparent, que la réserve des mythes est inépuisable, que les héros tragiques sont bien plus vivants que les personnages du drame bourgeois. Sans doute peut-on regretter le temps où le théâtre était, aux Grandes Dionysies, l'émanation de la Cité, où les choreutes, authentiques citoyens d'Athènes, s'adressaient à d'autres citoyens. Mais ce théâtre est-il muet pour les citoyens à l'aube du XXIe siècle ? C'est sans doute au metteur en scène de jouer l'intercesseur. La fidélité à la traduction – si belle soit-elle à la lecture – s'avère souvent impossible ; la difficulté consiste à adapter sans trahir, en gardant la rythmique du texte et sa poésie. C'est pourquoi Farid Paya ne conçoit pas de représentation sans danse ni musique, quitte à l'emprunter à d'autres civilisations méditerranéennes, afin de nous faire partager le sentiment tragique par des moyens autres qu'intellectuels.


Le jeudi 10 décembre, Mme Nicole FERRIER-CAVERIVIÈRE, docteur ès lettres, recteur de l'Académie d'Orléans-Tours, est venue parler de « Colette révélée en son œuvre ». Désireuse de ne pas s'en tenir aux images traditionnelles relatives à l'enfant amoureux de la nature, à la Parisienne scandaleuse ou à la dame âgée du Palais-Royal, images fragmentaires et contradictoires, notre guide a cherché, tout au long de sa passionnante conférence, l'unité du personnage à multiples facettes, qui « de sa vie a fait une œuvre ». Nous avons été invités à nous laisser porter par la longue série des livres, de Claudine à l'école au Fanal bleu, dont Colette s'est servie pour se raconter, mais aussi pour se cacher et s'inventer des rôles.
Mme Ferrier-Caverivière a commencé par rappeler l'enfance heureuse de Gabrielle, entre le Capitaine et Sidonie Landoy, dite Sido, dans la maison de Saint-Sauveur, lieu protégé du bonheur et des premiers vagabondages. La jeune Colette éprouvera douloureusement, mais sans nostalgie, la rupture avec ce paradis, lorsque la famille se repliera en 1891 à Châtillon-Coligny. Le Montigny des Claudine ne sera jamais le refuge du passé, seulement « l'exact contrepoint de la ville et de la vie en société ». Colette a toujours ressenti un besoin d'ancrage, qu'elle trouvera d'une part dans ses différentes maisons (les Monts-Boucons, Rozven, Castel-Novel, La Treille Muscate) et de l'autre dans l'écriture, cette maladie qu'elle a contractée en épousant Gauthier-Villars dit Willy, volage, mondain, superficiel, mais bon découvreur de talents. Ce besoin d'ancrage n'est que le contrepoids de son amour du vagabondage ; il y a en elle une perpétuelle oscillation entre la quête d'indépendance et la nécessité d'un asile. Son côté « vagabonde » – selon le titre de son neuvième roman, paru en 1910 – qui correspond au temps de ses succès au music-hall et de sa liaison avec Missy, a trouvé son antidote dans la littérature. Sa nature gourmande lui a révélé que les mots permettaient de posséder les richesses du monde. « Grâce au miracle de l'écriture, le vagabondage a trouvé un sens ». Colette en gardera le besoin profond jusqu'au soir de sa vie, dans son lit-radeau du Palais-Royal, où la moindre sensation suffira à mettre son imagination en mouvement.
Mme Ferricr-Caverivière, analysant cet « inlassable vagabondage », qu'elle assimile à une recherche de l'originel, montre la part importante liée à la mère. On reste frappé par le caractère possessif de celle-ci, qui s'approprie l'enfant Gabrielle et marquera à jamais la grande Colette : « Minet-chéri paraît destinée à ne s'épanouir que dans le giron maternel ». Or il a fallu que « l'écrivain vînt au secours de la femme, non pour faire renaître Sidonie Landoy, mais pour créer le personnage de Sido, au carrefour de la réalité et de l'imaginaire ». Par la création littéraire commence le règne incontestable de Sido, qui apprend « à ressentir chaque matin la nouveauté du monde » et qui lègue à sa fille le don inépuisable de la curiosité, de « l'insatiable avidité ».
Cependant on ne doit pas oublier la figure du père et, pour cela, il faut aller une fois de plus à la continuité de l'œuvre. Le Capitaine est présent dès le début, alors que Sido n'apparaît qu'en 1922. Une complicité évidente, voire une « sympathie orgueilleuse », lie le père et la fille : c'est lui qui, le premier, a « entendu son cri narcissique », c'est lui qui a permis la réconciliation de Colette avec elle-même. En faisant son portrait, elle le révèle et se révèle. Et elle met aussi en lumière d'autres facettes de sa personnalité : sa complexité, son angoisse, le sens du mystère et du drame.
Mme Ferrier-Caverivièrc, abordant la dernière étape, rappelle, en s'appuyant souvent sur le Journal à rebours, que Colette la sensuelle est aussi celle qui a peint le tragique quotidien : les lourds silences de la famille, les enfants insaisissables qui se dérobent, les échanges manqués, l'incommunicabilité. Et d'évoquer la solitude, les remarques désabusées sur l'amour, la vieillesse en proie à « la force ennemie », l'impasse des souvenirs. En revanche, la leçon de courage et de lucidité fait de notre écrivain un personnage résolument moderne, sans parler de son non-conformisme, de sa revendication du « désir authentique », de sa recherche de la Beauté, et de ce don – selon Mauriac – « de tout purifier mystérieusement ».
Colette, conclut notre conférencière, est, tout compte fait, un écrivain inclassable, un être pétri de contradictions, fort et fragile à la fois, qui a rêvé toute sa vie de s'enraciner et qui essaie, grâce à l'écriture, de fixer l'instant, qui « empoigne les mots pour saisir la vie ».


La séance du mardi 19 janvier a connu un succès sans précédent, au point que de nombreux budistes n'ont pu trouver place dans l'auditorium archi-comble du Musée des Beaux-Arts. Il est vrai que le sujet, « Alexandrie redécouverte », et la personnalité du conférencier – M. Jean-Yves EMPEREUR, directeur de recherche au C.N.R.S., ancien secrétaire de l'École française d'Athènes et fondateur du Centre d'Études Alexandrines – devaient susciter l'enthousiasme d'un large public, déjà familiarisé avec ces découvertes grâce à l'exposition du Petit-Palais au printemps 1998. M. J.-Y. Empereur, en commentant de façon extrêmement vivante plus de cent vingt photographies, a résumé le travail des fouilles d'urgence qu'il dirige à Alexandrie depuis bientôt six années.
Les découvertes les plus spectaculaires ont eu lieu dans le port, sous six mètres de fond. L'équipe a mis au jour, au milieu de quelque trois mille six cents pièces recensées, la statue colossale de Ptolémée II et des blocs gigantesques, vraisemblablement le soubassement de la septième merveille du monde. C'est en 1993 que commença l'aventure, lorsque les autorités locales décidèrent de protéger l'avant-port contre les tempêtes, par l'immersion de blocs de béton, et en particulier le fort mamelouk de Qaitbay, qui aurait été édifié sur l'emplacement du Phare. Cette opération malheureuse ayant suscité des réactions violentes, le gouvernement égyptien confia au C.E.A. le soin d'opérer une fouille sous-marine de sauvetage. Sous le béton, les archéologues-plongeurs trouvèrent des fûts de colonnes, des fragments d'obélisques, des statues géantes et, jusqu'à ce jour, trente et un sphinx. Quelques éléments significatifs ont été placés dans un musée de plein air, après un séjour en cuve de six mois pour désalinisation, tandis que le plus grand nombre doit rester immergé pour constituer un parc archéologique sous-marin. Des blocs de pierre de 10 mètres, pesant plus de 70 tonnes et formant une ligne, appartiennent sans aucun doute au célèbre phare, construit à l'extrémité de l'île de Pharos. On les retrouve tels qu'ils ont été projetés lors du dernier tremblement de terre de 1303, ruinant l'œuvre tant admirée, symbole de la cité. Cet édifice, outre son caractère prestigieux et « pharaonique », répondait aux nécessités de la navigation, cette côte étant réputée dangereuse dès l'Antiquité : près du port abondent les épaves de bateaux grecs et romains, avec des amphores de Rhodes, de Crête, d'Apulie, certaines ayant encore leur contenu, d'autres portant au col la marque du négociant.
L'île de Pharos était reliée à la terre par une chaussée-pont de sept stades (120 mètres), visible sur tous les plans anciens, et l'on a pu retrouver le tracé de l'Heptastade, lequel se continue par l'une des rues principales de la ville antique. Les fouilles « terriennes » de l'équipe de J.-Y. Empereur – effectuées vers dix mètres de profondeur à l'occasion d'excavations faites pour des immeubles futurs – montrent les différentes strates de l'occupation urbaine au cours des âges : à l'étage supérieur, la ville ottomane, puis la ville mamelouk, puis les constructions de l'époque romaine tardive, recouvrant les restes des bâtiments de la grande époque (le IIe siècle après J.-C.), riches en mosaïques ; enfin, tout au fond, les vestiges de la cité des Ptolémée.
La seconde grande découverte de l'équipe a été, lors de la construction d'un pont autoroutier, la mise au jour d'un hypogée collectif, présentant plusieurs centaines de « cases » ou loculi, alvéoles individuelles de petites dimensions, destinées à l'inhumation. Les photographies nous ont montré l'étagement de ces cases – comme un grand colombarium – cases parfois fermées par des dalles peintes et décorées, contenant souvent des ossements, des crânes avec l'obole destinée à Charon, des autels à encens, des vases, des statuettes de Tanagra, des inscriptions dont quelques-unes retracent l'activité des entrepreneurs de pompes funèbres du Ier siècle (« Ici, Hermias a loué une place » !). Les premières hypothèses ont été confirmées : il s'agit bien d'une partie de la « Necropolis » dont parlait Strabon dans sa Géographie. Cet exemple, unique à ce jour, de l'architecture funéraire antique sera heureusement sauvé.
Alexandrie recèle peut-être encore d'autres trésors, que découvriront de jeunes archéologues dont la vocation aura été suscitée par la passion communicative de Jean-Yves Empereur.


Le jeudi 25 février, la section a invité M. Jacques GAILLARD, professeur à l'Université de Strasbourg, bien connu des latinistes par les ouvrages pédagogiques qu'il a dirigés, par ses travaux historiques et ses essais, dont le dernier, Rome, le temps et les choses, a obtenu le prix Renaudot. Le sujet traité, « Les Romains, leur république et la nôtre », ne se prêtait sans doute pas à de pittoresques anecdotes, mais il a donné lieu à une réflexion politique de haut niveau.
Le conférencier a rappelé d'abord que les deux « mots forts dans notre champ culturel », deux mots « beaux comme l'Antique », mais dont la résonance actuelle n'est pas la même qu'au temps de Périclès et de Cicéron. Car nous savons que la république romaine « était tout, sauf démocratique » – et la république athénienne ne l'était guère davantage ! Si les termes en question font bien partie de notre héritage, les notions restent difficiles à cerner, à la fois présentes et lointaines, voire exotiques.
M. Gaillard – après avoir évoqué le point de vue du XVIIIe siècle sur Athènes et Rome et le principe de la « modélisation de l'antique » – a énoncé quelques idées essentielles. D'abord le terme de démocratie est « pour l'éternité un mot abstrait » et, en même temps, « un petit morceau d'histoire dans une toute petite parcelle de la Grèce ». C'est aussi la seconde étape d'une séquence formelle, entre monarchie et aristocratie. La démocratie athénienne est conceptuelle, elle ne débouche pas sur une praxis politique ; elle fonctionne comme une garantie, et c'est en cela qu'elle se rapproche de notre conception moderne de la démocratie, qui définit plutôt des droits que des pratiques (à nos yeux, aujourd'hui, un régime est démocratique selon le dosage plus ou moins élevé des garanties offertes par sa constitution). Mais l'orateur nous met en garde, en insistant sur les différences irréductibles entre l'Antiquité et notre époque : dans le monde gréco-latin, les notions de liberté individuelle, d'égalité, de valeur humaine de la personne étaient totalement ignorées.
M. Gaillard met aussitôt en parallèle la République romaine, dont la structure est pragmatique, terme à ne pas prendre dans un sens réducteur. Les Romains ont inventé l'État comme une chose réelle et la politique se traduit pour eux dans « des actes figés en choses ». Tandis que la démocratie athénienne s'inscrit dans l'ordre des principes et la Cité de Platon dans celui des idées, la Respublica existe dans le sol, dans les actions, dans l'Histoire. La rationalité romaine n'est pas spirituelle, mais « chosiste » ; à l'harmonie et au logos des Grecs s'opposent l'action sur le monde, la construction solide, le sens de la durée. Rome n'a pas de constitution, parce qu'elle se constitue en permanence. L'élaboration de la Res publica consiste à établir un rapport de propriété ; les choses, à Rome, n'existent que dans la possession ; la politique n'est au fond qu'une série de transactions modifiant les modalités de possession. M. Gaillard nous invite à lire quelques symboles, ou images, de la république romaine, comme l'acte fondateur de Romulus, le sulcus, le sillon qui définit le pomerium et qui, de fait, « réifie l'espace de la cité », ce qui implique que cette limite va réifier le Pouvoir. De même l'imperium va être limité par la loi dans l'espace et dans le temps ; de même la loi, politique autant que civile, va stipuler des limites objectives. M. Gaillard nous invite également à réfléchir à nouveau sur l'esclavage et la liberté : l'esclave romain se définit par sa condicio, c'est-à-dire son statut de droit (ne rien posséder, pas même son corps) ; la liberté est a contrario le statut de celui qui jouit du droit de propriété sur sa personne et sur les choses. À ce sujet, le Romain fait une distinction fondamentale entre les choses privées, res privatae, et la res publica, la propriété indivise du populus Romanus. Notre République française, « une et indivisible », c'est bien là notre « morceau de romanité ».
Après une étude de la structure de la société romaine fondée sur le système censitaire (reposant sur la propriété), qui date, selon Tite-Live, du règne de Servius Tullius, après un panorama historique soulignant les étapes et les réformes successives, le conférencier a abordé le dernier point, soit la définition de la citoyenneté romaine et le problème de l'élargissement du corps civique, problème d'actualité brûlante dans nos démocraties européennes. À la différence d'Athènes, qui exclut l'étranger et tolère le métèque, Rome, tout en s'agrandissant, a intégré les peuples ; Rome a toujours été « un espace de citoyenneté ouverte » et cet espace s'est élargi dans la durée, depuis l'amalgame entre Latins et Sabins aux temps héroïques jusqu'à l'édit de Caracalla conférant le droit de cité à tous les hommes libres de l'Empire. Cette intégration a bien mieux fonctionné à Rome que dans les démocraties modernes, en particulier celles de type anglo-saxon, qui donnent des droits à des groupes et non à des individus. Notre conception de l'État comme une totalité – et non comme une superposition de droits – est directement issue de la Respublica Romana, laquelle légua aux philosophes du Siècle des Lumières une idéologie, ou plus exactement un système de représentations, et aussi un comportement, une conduite, que Montesquieu, à la suite des écrivains augustéens, a idéalisés sous le beau nom de vertu.


Le dimanche 14 mars a eu lieu une sortie à Paris avec, le matin, une visite guidée de l'exposition Liban, l'autre rive à l'Institut du Monde arabe, et, l'après-midi, au théâtre du Lierre, rue du Chevaleret, une représentation, dans une mise en scène de Farid Paya, d'Oedipe à Colone et d'Antigone de Sophocle, constituant la seconde partie du Sang des Labdacides, dont la première partie, Laïos et Oedipe-Roi, avait été présentée à Orléans dans le cadre de l'A.T.A.O.


Le mercredi 17 mars, M. Jean-Claude LAUER, professeur au lycée Durzy de Montargis, est venu parler du « Bouddhisme tibétain ». Loin de céder à une mode récente, M. Lauer nous a fait part de son expérience déjà longue, puisqu'il fait des séjours réguliers au Tibet et au Népal depuis 1977.
Le conférencier a d'emblée averti son public qu'il serait contraint de survoler, à l'usage des profanes, un très vaste sujet, dont l'histoire remonte à la naissance de Bouddha, vers 542 (ou 546 ?) avant notre ère. Il a retracé brièvement la vie de Siddharta Gantama, fils d'un souverain qui quitte subrepticement le palais royal, étudie pendant six ans le bradhmanisme, mène une existence d'ascète, reçoit, en quête de vérité, l'illumination de l'éveil ainsi que son titre de Bouddha (c'est-à-dire « l'Éveillé »), puis part vers Bénarès répandre son enseignement. M. Lauer résume les fondements du bouddhisme, en rappelant qu'il s'agit plutôt d'une philosophie que d'une religion, car il n'y a ni dieu ni dogme. L'essentiel repose sur « quatre nobles et saintes vérités » : la vie n'est que souffrance ; la souffrance vient de l'attachement et du désir ; il faut éviter la souffrance pour obtenir l'« extinction » des passions ou « nirvana » ; il existe un chemin vers cette délivrance, c'est la pratique de la correction parfaite de l'âme et de la concentration mentale. Un principe fondamental du bouddhisme est le « Karma » qui repose sur la conception de la vie humaine comme maillon d'une chaîne de vie ou « Samsara », chaque vie étant déterminée par des actes accomplis dans une vie précédente.
Après un rappel historique du développement du bouddhisme – qui disparaît assez vite de l'Inde, essaime en Asie jusqu'au Japon, et prend une forme particulière au Bouthan, au Népal, au Laddakh, et surtout au Tibet, où il devient religion d'État vers 750 – M. Lauer nous conduit alors, images à l'appui, dans le Panthéon tibétain, à la fois familier et étrange : le Bouddha Sakyamonni, c'est-à-dire « des temps actuels », en position de lotus, le Bouddha Maitraya, ou « des temps futurs », assis à l'occidentale, les divinités « courroucées » ou paisibles, associées aux individus qu'on peut s'approprier par une opération mentale, chacun pouvant échanger son énergie avec la divinité de son choix.
Le bouddhisme tibétain présente plusieurs visages. Notre conférencier distingue quatre grandes branches ou écoles qui ont évolué dans leur rituel au cours des âges, mais sans jamais aller jusqu'au schisme ou à la guerre de religion : l'école des Anciens, ou Nygma-pa, fondée par le gourou Ripoché (« l'Accompli ») ; la branche Sakya-pa ; la branche Kaygu-pa, fondée au XIIe siècle par Milarepa, l'ascète le plus célèbre ; l'ordre des Kadam-pa, réuni au Gelug-pa ou « les bonnets jaunes », dont le chef spirituel s'appelle le Dalaï-Lama, dont le quatorzième a quitté le Tibet en 1959, chassé par la Chine communiste.
La dernière partie de la conférence a été illustrée par des photographies personnelles, prises surtout au Népal, car 90 % du patrimoine religieux tibétain a été détruit : monastères totalement intégrés au paysage de haute montagne (à plus de 4000 mètres), stupas dorés symbolisant les différents éléments, moulins à prières, drapeaux portant les mantras et flottant au vent, intérieurs sombres, statues aux couleurs criardes devant lesquelles brûlent des bougies en beurre de yak. Et, pour conclure ce voyage exotique sur le Toit du monde, nous avons entendu une musique étrange, où se mêlent les impressionnantes voix de basses des lamas, musique sans aucun doute propre à la méditation.


Le jeudi 22 avril, M. Jean-Noël LAURENTI, professeur de lettres classiques au lycée Jean-Zay à Orléans, musicien et musicologue, auteur d'articles estimés sur le théâtre, la danse et la musique baroques, a intitulé son savant propos : « Déclamation et chant en France à l'époque classique ». Ce propos, il l'a illustré lui-même, avec un grand talent, accompagné par M. Valette à l'épinette.
Son but était de montrer les procédés en usage au XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe siècle dans le domaine de la déclamation, c'est-à-dire le théâtre dans sa totalité, la poésie, l'opéra, le chant, mais aussi l'éloquence, et principalement l'éloquence sacrée. Vaste matière, dont le conférencier nous a donné quelques beaux extraits musicaux, comme Armide, Atys (de Lully) ou Tancrède (de Campra), matière à laquelle il faut ajouter les ouvrages didactiques, dont le Traité de rhétorique du Père Lamy, L'art de bien chanter de Bacilly (1667), L'Art du Chant de Jean-Arthur Bérard, et surtout le Traité du récitatif de Grimarest. Ce dernier ouvrage, écrit à l'aube du XVIIIe siècle, montre parfaitement les différents niveaux de l'élocution : la conversation familière des « honnêtes gens », l'action de l'orateur qui « n'en veut qu'à l'esprit et point au cœur », la déclamation du prédicateur ou du comédien qui vise à émouvoir autant qu'à plaire, enfin la musique vocale, dont le récitatif de Lully est sans doute l'exemple le plus significatif. On retrouve là la notion d'écart, popularisée par la linguistique moderne ; cependant, selon M. Laurenti, l'écart réside non dans l'écriture, mais dans la façon de dire, l'écart maximum se trouvant dans le chant, c'est-à-dire une sorte de déclamation où « la musique rehausse le sens des paroles et surtout leur valeur affective ».
M. Laurenti a ensuite étudié, avec de nombreux exemples à l'appui, les particularités de la diction propre à l'éloquence, à la déclamation et au chant, en particulier la prononciation dite « soutenue », qui impose des liaisons systématiques, fait « sonner la lettre R » et « gronder les consonnes », procédés qui permettent de mettre en valeur les mots. Et de citer un théoricien du XVIIIe siècle, Bérard : « On doit doubler les lettres dans tous les endroits marqués au coin de la passion ». La déclamation s'écarte du parler quotidien en ce qu'elle s'attache – parfois artificiellement – à faire ressortir syllabes longues et syllabes brèves, en instituant une prosodie qui tendrait, avec une lenteur appuyée dans la prononciation, à « rendre la parole plus insinuante » et « le discours plus harmonieux », afin de « compenser l'arbitraire du signe ». La déclamation repose également sur l'intonation, c'est-à-dire que la voix peut varier « en hauteur ou bassesse, contention ou douceur, en vitesse ou en tardiveté » selon les parties du discours, les sujets, les passions et les figures ; le ton doit être « à l'image du signifié, étant donné que le signifiant est neutre ou vide ».
Dans la dernière partie de son exposé, M. Laurenti a voulu montrer à la fois le lien et la différence entre chant et musique, celle-ci ne pouvant être réduite à une « transcription phonographique de la déclamation ». Le chant – compromis entre parole et musique – a constitué à l'époque baroque un système codifié fondé sur l'artifice, mais dont le but est de faire ressortir la vérité profonde. Les conventions de la diction poétique créent la distance, qui apparaît comme le fondement même de l'émotion esthétique.


Le mardi 4 mai, les membres du Bureau ont commenté les images du voyage en Orient d'avril 1998 sous le titre « De Byblos à Petra », voyage à la fois géographique (exactement de Beyrouth à Akaba, à travers le Liban, la Syrie et la Jordanie) et historique, depuis les Phéniciens jusqu'à l'époque des Croisades, en survolant plus de cinq millénaires. La plupart des sites, Byblos, Tripoli ou Amman, révèlent toutes les strates des civilisations successives, l'empreinte romaine impériale étant la plus présente.
Baalbek et Jérash ont été les temps forts de la première partie de cette visite. Baalbek – à l'extrémité nord de la grande plaine fertile de la Bekaa (souvent citée lors de la guerre du Liban), ayant pour toile de fond la chaîne du Liban enneigé vue dans l'encadrement des colonnes magistrales du temple de Jupiter – reste le lieu qui impressionna le plus les voyageurs du XIXe siècle, à commencer par Lamartine.
Jerash – cette cité construite par les empereurs, notamment par Hadrien, dont le très célèbre forum ovale témoigne de la savante maîtrise des architectes de l'époque dans l'aménagement de l'espace – renferme des richesses incomparables, comme le temple d'Artémis et celui de Dionysos, devenu cathédrale au IVe siècle.
On ne peut imaginer un voyage aux lisières du Jourdain, même si l'on ne pénètre pas en Israël, sans évoquer la Bible, que ce soit au mont Nebo, à Amman, dont le musée conserve les célèbres manuscrits de Qumran, à Machéronte, ou devant les paysages minéraux du Wadi Mujibe, ou à Madaba, où fut conservée cette étonnante mosaïque représentant la première carte imagée de l'Orient. Cette évocation a été faite de manière magistrale par Mme G. Dadou, évocation agrémentée de lectures d'extraits de l'Ancien Testament, de Victor Hugo et de Flaubert.
Après l'intermède des châteaux du désert – Azraq, qui est devenu le Q.G. de Lawrence d'Arabie, Qsar Amra et ses précieuses fresques, Karanch, construction omeyyade, Kérak, Shaubaq, qui fait penser au Krah des Chevaliers – et après le passage obligatoire au Wadi Rum, nous sommes arrivés au terme du voyage, dans ce lieu mythique s'il en est, ancienne capitale du royaume des Nabatéens : Petra. En dépit de la célébrité de l'endroit et de sa médiatisation, on ressent une émotion profonde quand, après avoir cheminé dans la gorge étroite du Siq – que les rares explorateurs de la fin du XIXe siècle comparaient à l'Enfer de Dante – on découvre, dans une échancrure lumineuse, le Kazneh Firaoun, « le trésor du Pharaon », mausolée d'Arctas IV, tombeau-temple du Ier siècle, bel exemple d'un art qui unit la Grèce classique, le baroque alexandrin et une inspiration orientale.


Le samedi 5 et le dimanche 6 juin a eu lieu l'excursion littéraire intitulée « Promenade italienne à Clisson et en pays nantais », que notre vice-président, Jean NIVET, avait soigneusement préparée. L'idée lui en était venue en relisant Julien Gracq qui écrit, dans La Forme d'une ville, que « toute promenade vers le sud de Nantes est une marche vers le soleil, avec les levées de la Loire, les beaux ombrages de la Sèvre, l'élégance toscane de Clisson ».
Le premier arrêt nous a fait découvrir, en terre angevine, le « petit Liré » cher à Du Bellay, où un musée d'ambiance a été récemment installé dans une demeure du XVe siècle, plus évocateur sans doute que les ruines du château de la Turmelière, sa demeure natale, qui n'avait rien d'une « humble chaumine ». L'après-midi du samedi a été consacré d'abord à la visite du très beau musée des Beaux-Arts de Nantes, avec, en particulier, les peintures de la collection de François et Pierre Cacault (le premier fut diplomate en Italie de 1785 à 1803, puis sénateur ; le second, peintre, vécut longtemps à Rome). Cette découverte commentée a été suivie d'une visite de la cathédrale, en particulier du tombeau du duc François II (duc de Bretagne de 1458 à 1488), que sa fille Anne avait commandé au sculpteur breton Michel Colomb : Mérimée et Stendhal considéraient ce tombeau comme un des chefs d'œuvre de la Renaissance. Les budistes courageux – c'est-à-dire presque tous – sont allés enfin jusqu'à l'étonnant passage Pommeraye, loué par les Surréalistes comme André Pieyre de Mandiargues et immortalisé par le cinéaste Jacques Demy dans Lola.
Le dimanche matin a été consacré à la visite – avec G. Lauvergeon comme guide – du château de Clisson, forteresse médiévale construite au début du XIIIe siècle par Guillaume de Clisson, aménagée au XIVe siècle par ses successeurs et considérablement agrandie par le duc François II. Flaubert, qui le découvrit en 1847, en a laissé une longue évocation dans son Par les champs et par les grèves. Au Pallet, devant les vestiges (très modestes) du château, Mme G. Dadou a évoqué le souvenir de Pierre Abélard, qui y naquit en 1079, et d'Héloïse, qui y mit au monde son fils Astrolabe. Avant de revenir à Clisson pour le déjeuner, le groupe s'est arrêté au domaine de la Noë-Bel-Air, à Vallet, en plein vignoble du muscadet, où la demeure de maître est un exemple parfait du style néo-palladien des dernières constructions « italiennes » de la région. Le plus beau specimen a fait l'objet de la visite de l'après-midi : la Garenne-Lemot à Gétigné, un ensemble qui comprend une villa, à l'image des grandes villas romaines, des dépendances, dont la « maison du Jardinier », au milieu d'un parc à l'anglaise parsemé de « fabriques », parmi lesquelles un temple est une copie de celui de la Sibylle à Tivoli. Cet ensemble unique est dû à la passion pour l'Antiquité et pour l'art néo-classique du sculpteur François- Frédéric Lemot, ami des frères Cacault, qui fit appel à l'architecte nantais Mathurin Crucy pour composer un paysage à la manière d'un peintre.
Le retour a été ponctué de deux haltes, l'une à Tiffauges, où fut évoqué le personnage controversé de Gilles de Rais, l'autre à Saint-Florent-le-Vieil, devant le tombeau de Bonchamps, qui fut mortellement blessé à la bataille de Cholet : G. Lauvcrgeon évoqua les guerres de Vendée et on put lire un texte peu connu d'Aragon. L'évocation du passé n'a pas fait oublier les modernes : Julien Gracq, né et vivant à Saint-Florent, René-Guy Cadou, d'origine briéronne, venu en 1941 à Rochefort-sur-Loire avec des compagnons comme Michel Manoll ou Jean Rousselot, autour de Jean Bouhicr, des noms quelque peu familiers aux Orléanais ...


Bureau modifié après le décès de M. Jacques Boudet:
Président d'honneur : Lionel MARMIN.
Président : Alain MALISSARD.
Vice-présidents : Geneviève DADOU et Jean NIVET.
Secrétaires : André LINGOIS et Gérard LAUVERGEON.
Trésorier : Pierre NAVIER.
Trésorier-adjoint : Pierrette MADÈRE.

Le secrétaire : André Lingois.


 

 SAISON 1999-2000

Le lundi 25 octobre 1999 a eu lieu la traditionnelle séance de rentrée avec, en lever de rideau, le compte rendu de l'Assemblée générale du 26 juin à Paris, l'exposé de la situation financière de notre section, le rapport d'activité de celle-ci, suivi d'une information sur l'état de l'enseignement des langues anciennes et sur les projets (alarmants) du ministère.
Le président Alain MALISSARD a prononcé ensuite une conférence, illustrée de nombreuses photographies, intitulée « Les thermes romains du vestige au fantasme ».
La recherche archéologique n'était qu'une étape vers une vision imaginaire de l'Antiquité, vision entretenue au XIXe siècle par la littérature et surtout la peinture, qu'on redécouvre aujourd'hui après un long temps de purgatoire.
À Rome, à l'époque impériale, les thermes s'imposent par leur aspect monumental et ils jouent un véritable rôle « socio-culturel » : ce sont des lieux de loisir et de rencontre autant que de balnéothérapie.
Leur activité va décliner, puis disparaître au IVe siècle. Elle survivra dans le monde oriental sous la forme des hammams et des bains turcs et, en occident, dans les étuves médiévales. En tant que monuments, les thermes romains ont été parfois sauvés par le réemploi, comme c'est le cas du frigidarium des thermes de Dioclétien, récupéré dans l'église Sainte-Marie-des-Anges. C'est surtout à partir du XVIIIe siècle, notamment grâce aux fouilles de Winckelmann à Pompéi, que l'on s'intéresse à leur architecture et aux objets qu'on y exhume : vasques, lampes, revêtements de sol, mosaïques, statues, plafonds peints ou stuqués. La découverte de ces vestiges a donné l'idée de reconstituer la vie des thermes avec l'aide de textes, principalement de Sénèque, Martial et Pline le Jeune, qui critiquent la liberté des mœurs, voire leur relâchement.
De la confrontation entre l'archéologie et la littérature va naître le fantasme, une image de luxe et de sensualité que les premiers voyageurs du XVIIIe siècle avaient déjà trouvée dans les harems de l'Orient et qui a été corroborée par les récits postérieurs de Chateaubriand, Lamartine ou Nerval. Mais c'est dans la peinture du XIXe siècle que le thème de l'orientalisme se révélera le plus fécond, d'abord au cours du mouvement réaliste, où la femme apparaît sous les traits contradictoires de la mère ou de la tentatrice, ensuite chez les « pompiers », qui ont connu une vogue extraordinaire entre 1860 et 1910, avant de tomber dans un discrédit total .
M. Malissard a donné quelques exemples, d'abord chez Flaubert, avec la première apparition de Salammbô et celle de Salomé dans Hérodias, deux épisodes qui évoquent plutôt des scènes de cabaret ou de lupanars, puis chez les peintres comme Gustave Moreau ou Jamain. Ceux-ci ont abandonné les sujets historiques à la David pour des thèmes frivoles où le nu esthétique devient érotique. Les thermes sont leur lieu de prédilection, comme en témoigne toute une série de tableaux – déjà annoncés par la célèbre baigneuse d'Ingres de 1828 – tableaux signés de Lecomte de Nouy, Debat-Ponson, Félicien Champsaur ou Bouguereau, connu par ses Oréades. Certaines toiles ont été l'objet de véritables reconstitutions archéologiques, tel le Tepidarium de Théodore Chassériau ; d'autres font l'amalgame entre Orient et Antiquité, comme les œuvres d'Alma Thademma à la fin du XIXe siècle, où le décor est « de synthèse », sans référence précise au monde antique : il s'agit alors de « fantasme pur », lequel se retrouve dans la peinture mythologique, la mythologie servant d'alibi à la représentation de nudités voluptueuses, comme dans la Naissance de Vénus de Cabanel en 1863.
M. Malissard conclut en montrant que les thermes, sujet récurrent des peintres pompiers, ont été une étape pour passer de la mythologie au thème du bain, à peu près constant chez Degas et Bonnard, par le biais de l'évocation antique.


Le vendredi 19 novembre 1999, Mme Hélène WALTER, professeur d'archéologie à l'Université de Besançon, est venue faire découvrir aux budistes orléanais « un grand sanctuaire des eaux, Villards d'Héria ».
Villards d'Héria, village du Jura entre Saint-Claude et Moirans-en-Montagne, recèle sur son territoire montagneux les vestiges d'un sanctuaire de grande ampleur et fort original. Ce sanctuaire est dédoublé en deux sites : un site supérieur à 900 m d'altitude, près du lac d'Antre, et un site à 150 m en contrebas, sur un sous-affluent de l'Ain, l'Héria, lui-même résurgence des eaux infiltrées du lac, comme l'a prouvé une coloration à la fluorescéine. Curieusement, à la double implantation étagée des édifices correspond le phénomène karstique (courant dans le Jura) qui associe lac d'Antre et Héria.
Le site supérieur est d'accès quasi impossible. En effet, une ferme classée a été construite sur les bases d'un temple dont elle a les dimensions exactes (18 m x 9 m) et, propriété privée, elle est entièrement clôturée. On sait que des fouilles y avaient été réalisées sur l'ordre de Louis XIV. Des trouvailles successives, entre autres dans le lac, ont permis d'établir que ce temple, haut lieu des Séquanes, était dédié à Mars Auguste et à Bellone, qui ne sont cependant jamais représentés ensemble. Un fragment de calendrier gaulois et une belle Minerve à la chouette font partie des pièces exposées au musée de Lons-le-Saulnier. À proximité, une petite chapelle ronde contenait, au dire d'auteurs anciens, des statues brisées et des marbres. Une tête de pierre blanche avec une grande barbe peut sans doute être identifiée comme étant Cernunnos, le plus grand des dieux du panthéon celtique.
150 m plus bas, un grand complexe de 3000 m2 a été dégagé par les fouilles à partir de 1973, au pont des Arches. Celui-ci, sur l'Héria – unique en Gaule avec ses deux arches, sa galerie coudée, son appareil de gros blocs et son sommet plat – servait de soubassement à un temple encore partiellement debout au XVIIe siècle. Quoique classé, il a été gravement endommagé en 1958-1959 – de même que le quai qui bordait la rivière – par les travaux du Génie rural pour le captage des eaux en faveur de Moirans. Le grand ensemble comprend :
– un temple sur podium avec pronaos, cella barlongue, galerie périphérique sur trois côtés, ce qui dénote une influence gauloise (circumambulatio) ;
– un édifice trapézoïdal entourant un petit bâtiment central et rond, avec la statue d'un prêtre éduen, prêtre des Gaules à l'autel confédéral de Lugdunum ; des fresques rouges avec enroulements végétaux, prairies et oiseaux manifestent une influence pompéienne et peuvent être datés de l'époque flavienne ;
– un bassin, très beau, entourant une source sacrée ;
– des thermes, bordant le quai de l'Héria, en deux parties non communicantes ; la première moitié date d'Hadrien, alors que la deuxième, moins soignée, a été construite d'Hadrien à Septime-Sévère (cette extension est due soit à un besoin de rentabilité, soit à la nécessité de séparer les femmes des hommes) ; les piscines (6,5 m x 7 m) où les pèlerins se purifiaient sont pourvues d'escaliers de descente et de troncs ; la salle hypocauste était recouverte de fresques et un promenoir à exèdres décorés proposait des banquettes de repos ; les fouilles de la rivière ont livré des plaques de bronze, des clous, des fibules, des tessons, une statuette de Bellone avec soit égide et le Gorgoneion, etc.
– à l'amont s'étendaient des hospitalia pour pèlerins, conçus autour d'une cour centrale, mais selon une architecture rustique (terre battue, cloisons minces, fresques pauvres).
Ce grand sanctuaire des Séquanes était-il à l'origine d'une agglomération, d'un vicus ? Il est encore trop tôt pour le dire. Et c'est sur cette interrogation que Mme Walter termine une conférence illustrée de nombreuses diapositives, nourrie de toute son expérience des fouilles et des recherches qui les accompagnent. Grâce à la passion qui l'anime et à la compétence qu'elle démontre, elle fait désirer au plus haut point une visite de Villards d'Héria, sous sa conduite, lors d'un prochain voyage « Budé » en Franche-Comté.


Le mardi 14 décembre 1999, pour marquer la fin de l'année de manière festive, a eu lieu une séance inhabituelle dont l'intitulé, « la chouette vole sur les millénaires », avait quelque peu piqué la curiosité des budistes. Ceux-ci ont d'ailleurs été récompensés, puisqu'il leur a été offert, à l'issue de la soirée, un symposium, c'est-à-dire un buffet, lequel fut des plus appréciés.
La séance a été consacrée principalement à la lecture de textes traitant des différents aspects de la Grèce, de son influence sur Rome et sur notre civilisation au cours des siècles. Le président Alain Malissard, jouant le rôle du coryphée, a rappelé d'emblée l'importance de notre emblème : la chouette, animal favori d'Athéna, avec son regard brillant et acéré, est le symbole de la culture hellénique et des valeurs que notre association souhaite transmettre aux générations futures.
Les textes, lus par les membres du Bureau, allaient d'Homère à Diogène d'Oenanda, de Virgile à saint Augustin, de Du Bellay à Camus et Lacarrière. Ils avaient été distribués selon trois grands thèmes – paysages et monuments, héros et héroïnes, pensée et philosophie – chaque séquence étant illustrée de diapositives et séparée par des extraits musicaux ou des intermèdes ludiques. Le thème central donnait sa place au théâtre avec la participation de Sylvie Malissard, comédienne professionnelle, qui joua notamment une scène de l'Antigone de Sophocle, en parallèle avec une scène de l'Antigone d'Anouilh.
Cette anthologie d'une cinquantaine d'extraits n'avait la prétention d'épuiser ni le trésor des lettres antiques, ni les commentaires des modernes – de Chateaubriand à Valéry – mais d'en montrer les aspects variés, parfois antagonistes, comme, dans Thucydide, l'éloge de la démocratie et le constat désabusé de la violence guerrière, ou comme la beauté idéale conçue par Platon et le bonheur de la vie simple des chaudes journées d'été chanté par Hésiode. Et l'on put conclure par ces vers de Sophocle :« Il est bien des merveilles en ce monde; il n'en est pas de plus grande que l'homme ».


Le 18 janvier 2000, l'association orléanaise a accueilli M. Jacques LACARRIÈRE, orléanais de souche, bourguignon d'adoption et grec de cœur, voyageur et découvreur infatigable, qui, préférant la causerie familière riche en remarques personnelles à la traditionnelle conférence, avait proposé comme sujet : « D'Homère à Elytis ou la poésie grecque dans sa continuité ».
Le premier propos de Jacques Lacarrière a été de montrer la continuité de la langue grecque, phénomène unique en Europe, dont il a eu une expérience en comparant, au cours de ses études et de sa vie, le grec ancien, le grec byzantin et le grec moderne, en particulier celui des chants populaires. Et de rappeler cette anecdote rapportée dans l'Été grec : un enfant, sur une plage au pied du Cithéron, voyant un crabe en train de mourir sur la grève prononça devant lui un mot qui venait du fond des âges : Charopalévi (il lutte contre Charon) ; et ce fut pour lui pour lui la révélation de la survie de cette langue, que des enfants quasi analphabètes avaient conservée intacte depuis l'Iliade.
Jacques Lacarrière a tracé ensuite à grands traits l'histoire de la langue grecque, « ce fleuve inépuisable qui coule depuis quarante siècles », perpétuellement enrichi, et qui a formé nos civilisations: « C'est une langue fondatrice rationnelle, et la Grèce nous a apporté une méthode pour former l'Homme accompli ».
Une continuité semblable à celle de la langue se retrouve en poésie, que notre amoureux de la Grèce a soulignée sous la forme d'une promenade à travers les œuvres de trente siècles, promenade ponctuée de pauses et de lectures, chacune constituant une étape marquante. Aux épopées, trop connues, il a préféré des textes orphiques, tel celui trouvé sur une feuille d'or dans une tombe du VIe siècle avant notre ère, message de l'au-delà, « source d'eau fraîche et qui jaillit du lac de mémoire », ou cet hymne à la Nuit « génitrice des dieux et des hommes ». Une fois de plus, la permanence est évidente : en changeant de religion, les Grecs n'ont pas changé de langue et saint Luc, racontant la naissance de Jésus, parle comme Hésiode ; le grec byzantin paraît même tout proche, comme tel hymne à la Vierge du VIIe siècle ap. J.-C., un des plus beaux chants de la chrétienté.
Avant d'aborder la dernière étape, celle de la poésie contemporaine, Jacques Lacarrière rappelle l'effacement de la Grèce pendant quatre siècles, l'exil des intellectuels dépositaires de la culture, conservateurs épris de classicisme. Durant longtemps, depuis la naissance de l'État grec en 1832, il y a eu concomitance entre la catharévousa, langue savante écrite, et la langue populaire parlée (démotiki), véritable langue vivante, enfin reconnue en 1976. Ce sont justement les poètes qu'ils l'ont imposée et notre guide nous a présenté ceux qu'il considère comme les plus grands, quatre poètes qui ont repris les mythes antiques pour les intégrer à la réalité de leur temps.
D'abord Cavafis et son poème d'Ithaque, où il inverse le rôle traditionnel d'Ulysse, puis Séféris qui, dans Astyanax, transforme l'épisode homérique et fait parler ainsi Andromaque:
Prends avec toi l'enfant qui vit le jour sous ce platane
Le jour où résonnaient les trompettes où étincelaient les armes
Où les chevaux épuisés se penchaient sur la vasque
Effleurant de leurs naseaux humides la verte surface de l'eau
Les oliviers avec les rides de nos pères
Les rochers avec la sagesse de nos pères
Et le sang de notre frère vif sur notre terre.
Jacques Lacarrière a terminé son parcours par deux écrivains qu'il a traduits et fait connaître en France : Iannis Ritsos, qui a passé douze ans dans les prisons du régime des Colonels, et Ulysse Elytis, le chantre de la terre hellène (ne disait-il pas « Décomposez la Grèce et il en restera à la fin une vigne, un olivier et un bateau »). Nous avons écouté Racines (de Ritsos) et Petite mère verte de treize ans (d'Elytis), poèmes pleins d'émotion et rendus encore plus émouvants dans leur langue originelle, dont la musique a, pour nous, quelque chose d'envoûtant.


Le mardi 8 février, M. Philippe BRISSAUD, directeur de la mission française des fouilles de Tanis, a donné au public égyptophile une conférence sur « Tanis, une réplique de Thèbes dans le delta duNil ».
Les pharaons de la XXIe dynastie (fin du deuxième millénaire av. J.-C.) qui avaient fait de Tanis leur capitale avaient voulu qu'elle fût la Thèbes du nord, avec les mêmes dieux (Amon, Mout, Khonsou) et la même disposition des sanctuaires qu'à Karnak, ce qui a permis aux archéologues de repérer, à partir des deux premiers temples découverts, l'emplacement du troisième. Mais, dans les platitudes du delta, il n'y a pas de Vallée des Rois, il n'y a pas d'Occident funéraire. Aussi les tombes royales sont-elles installées dans un angle du sanctuaire d'Amon, la fonction de nécropole se superposant à celle de culte.
Tanis avait été fondée sur la branche orientale du Nil, aux confins du Proche-Orient, pour des raisons géopolitiques qui nous échappent, les sources écrites étant rarissimes. Contrairement à une historiographie ancienne, elle ne peut être assimilée à Pi-Ramsès, ni à l'Avaris des Hyksôs. Disparaissant à la fin du VIe siècle de notre ère, elle a fonctionné comme ville durant 1500 ans environ.
Les diapositives commentées ont montré le site comme une île blonde au milieu des rizières et des cultures maraîchères. C'est aujourd'hui un tell classique qui s'élève à 32 m et constitue le point culminant du delta. Constitué de débris surtout anthropiques, il a été fouillé par Mariette en 1860 et par Montet dans l'entre-deux-guerres et a livré des statues qui sont au musée du Caire ou ornent les jardins de la capitale. La tombe de Psousennès 1er (XXIe dynastie) contenait un trésor et notamment un masque en or digne de celui de Toutankhamon. Le grand public avait découvert ces chefs d'œuvre lors de l'exposition « Tanis, l'or des Pharaons » à Paris en 1987.
Mais ces fouilles, menées à l'ancienne mode, de même que l'exploitation des ruines comme carrière par les habitants (le calcaire a presque disparu au contraire du granit) ont beaucoup compliqué la tâche des archéologues actuels. Pour ceux-ci, il s'agit surtout d'un travail de dégagement des grands sanctuaires dont les fondations étaient enfouies sous des dizaines de milliers de mètres-cubes de terre et sont jonchées de fragments d'obélisques, de colonnes, de statues, de stèles. Mais la disposition aléatoire de ces éléments, pour lesquels n'existe aucun indice précis de situation, donne aujourd'hui au site de Tanis l'aspect d'un musée de plein air.
M. Brissaud fait état, photos à l'appui, de trouvailles fort intéressantes : quatre beaux puits accessibles par des marches et destinés au culte dans un temple, un trésor monétaire ptolémaïque, des ostraka, des lots d' oushebti, des stèles aux titulatures pharaoniques, une « petite sirène volontairement cassée et dont il ne subsiste que les jambes repliées », la statue d'un personnage à tête « grecque »et à corps « égyptien », des papyri carbonisés.
La photo aérienne, pratiquée avec un cerf-volant, permet de percevoir les traces du noyau urbain, et d'esquisser un début de cartographie.
Les campagnes de fouille présentes et à venir s'attaquent au flanc du massif raviné culminant à 32 m pour mettre au jour le temple de l'est, derrière la première muraille en briques crues de Psousennès. Les colonnes mises au jour devraient permettre de reconstituer et de remonter la colonnade coiffée de chapiteaux en forme de lotus.
Ainsi, à partir d'un site initial complexe et bouleversé, le travail souvent difficile des archéologues de la mission française est en voie d'organiser le chaos, de faire surgir les grands ensembles de la cité et de lever les mystères de son histoire. Il y a encore beaucoup à faire, mais si, dans l'esprit des souverains de la XXIe dynastie, Tanis devait être une réplique de Thèbes, les contraintes de son site et son évolution (rôle de plus en plus important dévolu à Horus et à son sanctuaire) ont entraîné des différences sensibles. Elle n'a surtout pas conservé le côté spectaculaire et grandiose de Karnak. Elle doit cependant être rétablie dans sa dignité de capitale pharaonique.


Le mardi 7 mars, M. Jacques DALARUN, directeur de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, est venu parler de « François d'Assise ou le pouvoir en question », devant une assistance nombreuse, vite conquise par le talent et la conviction enthousiaste du conférencier. Celui-ci a souhaité restaurer l'image authentique du saint le plus connu du Moyen-Age, qui a réincarné l'idéal évangélique, alors que cette image a été édulcorée par des mièvreries bucoliques.
M. Dalarun a opposé en préambule deux citations, la première de J. le Goff sur « la puissance, ce mal social par excellence » et la seconde d'un chroniqueur franciscain du XIIIe siècle qui parle du fondateur « qui tenait l'ordre en son pouvoir », pour poser la question cruciale : François d'Assise fut-il un autocrate incontesté ou a-t-il introduit la démocratie chez les Franciscains, se réglant sur les plus humbles et les plus démunis ? Sans doute il a manifesté son aversion pour toute forme de pouvoir, mais il a accepté « l'institutionnalisation de son intuition » et on peut se demander si sa position extrême a influé sur les formes de gouvernement de son ordre.
Examinant la question d'abord au nom des principes, en multipliant les citations de François lui-même ou de son biographe Thomas de Celano, M. Dalarun insiste sur son refus de toute domination, sa volonté d'être sujet, sa joie de l'humilité, sa « jubilation de l'humiliation », application radicale du message évangélique. On assiste de même à un processus de dépouillement total de soi : François va refuser sa charge de prieur et la remettre à « frère Pierre ». Mais ce refus s'accompagnera de l'acceptation d'un cadre institutionnel, fixé définitivement vers 1220. Ce que confirme le Testament de François, où il justifie la fondation de son ordre, avec une certaine dose d'orgueil… ou de naïveté, en tout cas avec la bénédiction de la papauté, contrairement à une idée habituellement reçue.
Son drame réside dans la contradiction entre le refus absolu du pouvoir et le choix d'accepter un ordre, car l'institution procure la garantie dans la durée. François met donc en place des principes de gouvernement : un chef élu, « vicaire de Jésus-Christ » (comme le pape) ; vraisemblablement un certain nombre de « formes de vie », alors qu'il refuse catégoriquement de se glisser dans un moule préexistant, sur un ton véhément, loin du dialogue fraternel avec les brebis et les oiseaux…
Prenant appui sur « la règle des ermitages », le conférencier souligne l'audace de François par rapport à la mentalité médiévale, prêchant une « ouverture à une humanité sans distinction, sans catégorie ». Il a montré ensuite comment le saint d'Assise a appliqué ses principes.
Dans sa règle franciscaine, d'abord en 1221 puis en 1223, il a institué une organisation en pyramide, avec, au sommet, le « Ministre général, serviteur de toutes les fraternités » qui doit être élu par les « Ministres provinciaux » (prêtres ou laïcs) et les « custodes », ensemble de couvents ayant chacun un « gardien ». Dans les assemblées (chapitre généraux ou provinciaux), on nomme les ministres et l'on complète la règle. Ce système hiérarchisé et parlementariste s'est révélé fragile et le fondateur n'a pas pris réellement conscience de son fonctionnement ; il intervient sans cesse au nom de son autorité spirituelle, ce que corrobore le témoignage de la légende : malgré sa démission, François reste aux commandes et impose sa volonté ; il restera jusqu'au bout l'interlocuteur favori du Saint-Siège. On peut donc s'interroger sur le sens de ce retrait volontaire, en 1220 : s'agit-il de « chantage affectif », ou du désir d'intervenir directement, d'autant plus que cette position marginale lui conférait une autorité morale, et bien au-delà de la mort ? La chronique de Giano conforte cette impression de pouvoir absolu de François exercé sur l'ordre, en même temps qu'elle ruine l'image du saint naïf coupé des réalités ou de l'idéaliste ingénu manipulé par un pape politique.
Le conférencier a abordé la conclusion par un portrait synthétique de notre saint dont l'autoritarisme n'est qu'une facette, ainsi que l'humilité, qu'un discours convenu, encore en vogue de nos jours, a considérablement exagérée. Les contradictions existent : il est ennemi de l'institution, et il a édicté une règle, incomplète certes, mais d'une subtile souplesse, où la négligence devient une méthode de gouvernement Mais il est indéniable que ces contradictions ont été vécues par François comme un drame déchirant.
M. Dalarun reconnaît qu'il a insisté sur son caractère dominateur, quitte à apparaître iconoclaste à certains, qu'il s'est écarté des historiens modernes, fidèles du « culte de l'idole des origines », mais qu'il a pris en considération l'histoire de la congrégation – la plus nombreuse encore à la fin du XXe siècle – au-delà de la mort du saint, les frères ayant, après bien des crises, réalisé la résolution des contradictions et apories originelles, car les intuitions les plus fulgurantes ne résistent à l'usure du temps que par les institutions. « Le message franciscain, c'est une vivante parabole sur le pouvoir et le gouvernement – et qui ne paraît pas dépourvue d'actualité. »


Le mardi 21 mars, M. Jacques CAMUS, président-directeur général du quotidien régional La République du Centre, et bien connu dans le monde de la presse par ses éditoriaux, est venu parler de « la presse entre abus de pouvoir et excès du pouvoir ».
D'emblée, M. Camus a dénoncé d'une part la situation inconfortable des journalistes, qui doivent concilier deux libertés fondamentales qui s'opposent, la liberté d'informer et le respect de la vie privée des individus, d'autre part la contradiction des Français qui aiment l'information, mais pas les journalistes. Il reconnaît que la presse, comme le pouvoir, commet des excès, qui sont plutôt des manifestations d'impuissance, souvent dues à la relative précarité des entreprises de presse quotidienne, phénomène propre à la France, médiocre lectrice par rapport aux pays anglo-saxons. Des 200 titres de quotidiens de l'après-guerre, il en subsiste à peine 80, et ce mouvement de concentration va s'accentuer encore, du fait de l'insuffisance des recettes publicitaires. Or un tel apport est absolument nécessaire (le prix de revient du numéro de la République du Centre serait de 8,50 F, tandis qu'il est vendu 4,80 F). De fait, la presse quotidienne devient de plus en plus dépendante des aides de l'État, mais ce n'est que justice, puisque, depuis Théophraste Renaudot, elle remplit une mission de service public.
Dans un deuxième temps, M. Camus a abordé la question de la responsabilité des journalistes : si ceux-ci ont tendance à faire du sensationnel, notamment dans la presse « people », c'est que la situation est aujourd'hui menacée par la précarité ; d'où la course à la pige, au cachet, à l'information insuffisamment vérifiée, à la photo-choc et à toutes les dérives. D'où l'accusation la plus grave, celle de violation de la vie privée, qui peut entraîner la réaction du pouvoir la plus discutée, c'est-à-dire la mise sous surveillance de la presse. Et l'on nous rappelle qu'à défaut d'une déontologie contrôlée par un ordre supérieur, un journaliste digne de ce nom a sa propre éthique. Et sans éthique professionnelle, pas d'exercice de la responsabilité. Mais, en échange, l'État doit garantir la liberté d'expression, et ne pas brimer celle-ci. C'est ce qui se produit actuellement, selon M. Camus, à propos de la « surprotection » du droit à l'image, qui connaît un développement sans précédent, depuis la condamnation de Paris-Match en 1985 à propos d'une photo des victimes de l'attentat du R.E.R. Cette interdiction – inconnue dans tous les autres pays – paraît franchement liberticide ; or il existe un arsenal juridique suffisant pour protéger les citoyens des abus.
À vrai dire, le législateur visait surtout la télévision, la radio, les magazines et la presse à sensation. La presse quotidienne, elle, se nourrit moins de l'immédiat et de l'affectif ; elle doit garder la supériorité sur les autres médias que lui reconnaissait P.-H. Simon en mai 1968 dans un article célèbre ; elle doit rester un moyen d'explication, « un catalyseur d'information » et refuser de se placer sur le plan de « l'actualité chaude » pour jouer un rôle de médiation.
Avant de donner la parole à l'assistance qui a multiplié les questions, Jacques Camus conclut sur le difficile problème des libertés dans la presse : « Il faut respecter la liberté individuelle et la liberté d'expression, et faire en sorte qu'aucune ne prenne le pas sur l'autre ».


Du 11 au 14 avril a eu lieu un « voyage au pays des Séquanes et des Helvètes », organisé par le président Alain MALISSARD, avec la participation de Mme Hélène WALTER, professeur d'archéologie à la Faculté des Lettres de Besançon et le concours de M. Michel Lacaille, responsable, à Besançon, de la « Compagnie des Voyageurs ».
– Premier jour. Arrivée à Besançon vers 11 h 30 ; après le déjeuner : visite partielle de la ville (hôtel de ville, palais de Justice, palais Granvelle), puis visite archéologique, commentée par Mme Walter, du souterrain de l'hôtel de Région, du square A. Castans et de la Porte-Noire.
– Deuxième jour. Excursion à Villards d'Héria (avec accompagnement de neige et de soleil) ; visite du niveau inférieur, dit site des Arches, et commentaire des fouilles par Mme Walter.
– Troisième jour. Excursion à Augst (à l'est de Bâle) ; visite détaillée du site d'Augusta Raurica (amphithéâtre, temple, forum, curie), du Musée romain et de la reconstitution de la maison romaine ; l'après-midi, visite du site de Kaiseraugst, « garde du Rhin ».
– Quatrième jour. À Besançon, visite du quai Vauban, du temple et de la galerie de bois de l'ancien hôpital du Saint-Esprit ; visite commentée des salles gallo-romaines du musée archéologique ; visite du sous-sol de la faculté des Lettres et du petit musée aménagé par le professeur L. Lerat ; déjeuner à la Citadelle et visite libre du site (notamment du musée populaire comtois) ; puis départ en direction d'Orléans vers 15 h 30.
Selon la tradition « budiste », outre les commentaires géographiques dus à Gérard Lauvergeon, ont été évoqués quelques écrivains franc-comtois comme Louis Pergaud, Louis Duplain (horloger et poète), Auguste Bailly (biographe et romancier né à Lons-le-Saunier), Georges Collomb (plus connu sous le nom de Christophe et père du Sapeur Camember), Marcel Aymé, Bernard Clavel…


Le 28 avril, pour clôturer le cycle de conférences, l'association avait invité M. John PAPPAS, professeur émérite à l'Université de Forham (U.S.A.), dix-huitièmiste de grande renommée, que présenta Mme Micheline Cuénin. En tant que spécialiste du premier artisan de l'Encyclopédie, il était tout à fait à l'aise pour parler de « D'Alembert, un destin exceptionnel ».
M. Pappas a rappelé, dans un premier temps, les débuts de cet enfant abandonné un soir de novembre 1717 sur les marches de l'église Saint-Jean-le-Rond, et qui restera toute sa vie marqué pax sa naissance bâtarde. Fils naturel de Mme de Tencin, il a eu cependant la chance d'être suivi par un père qui le fit entrer au collège des Quatre-Nations.
Élève brillant, il s'enthousiasme pour les mathématiques auquel il se consacre dès 1738. Il se fait connaître par deux savants mémoires et, à 24 ans, il entre comme adjoint à l'Académie des Sciences et publie un Traité de dynamique où est énoncé le « principe de d'Alembert », qui suffirait à sa gloire. Une belle carrière de savant incontesté et honoré s'offre à lui, mais son entrée dans la lutte philosophique va stopper son ascension. À partir de 1744, il fréquente le salon de Mme du Deffand ; en 1745, il est pressenti pour traduire la Cyclopaedia de Chambers, projet qui va aboutir en 1751 à la naissance de l'Encyclopédie sous l'impulsion de Diderot.
Si le personnage connaît des succès mondains, il souffre profondément de l'humiliation que l'orgueil des grands fait subir aux écrivains et intellectuels. Dans son Essai sur la société des gens de lettres et les grands, il manifeste haut et fort le refus du rôle habituel de courtisan et proclame sa fière devise : « liberté, vérité et pauvreté », attitude qui va lui causer un grand tort.
M. Pappas insiste sur le rôle primordial de notre mathématicien, que les historiens de la littérature ont assez souvent minimisé. D'Alembert a participé avec Diderot à la genèse du projet encyclopédique, auquel se sont joints des collaborateurs de la première heure, dont Condillac et Rousseau. Il va exprimer avec vigueur et clarté dans le Discours préliminaire les principes de la nouvelle philosophie des Lumières, dans l'esprit de l'empirisime de Locke : nos connaissances viennent des sens ; les premières sciences sont nées de nos besoins ; les facultés de l'esprit humain, au nombre de trois (mémoire, raison, imagination), permettent de classer les activités humaines.
M. Pappas a résumé ensuite la périlleuse entreprise que fut la réalisation de l'Encyclopédie et le combat toujours recommencé contre la censure royale et la puissance des Jésuites : d'abord l'emprisonnement de Diderot en 1749 à la suite de la Lettre sur les Aveugles, puis la polémique avec le père Berthier, l'âme du journal de Trévoux, l'affaire de l'abbé de Prades, la brouille avec Rousseau à cause de l'article Genève, les pamphlets de Fréron et de sa clique, enfin la condamnation de l'ouvrage, qui va provoquer la démission de d'Alembert. À ce sujet, notre conférencier a réfuté l'opinion communément admise, qui blâme le « lâche abandon », pour louer le courage de Diderot.
Et de montrer dans la dernière partie de l'exposé l'originalité et l'intérêt de la position de d'Alembert. Celui-ci demeurera toujours soucieux de donner une image positive du philosophe, se présentant nom comme un idéologue, mais comme un scientifique impartial. Fidèle à son idéal de liberté et de probité, il briguera l'Académie française, mais en refusant de faire les visites protocolaires, si bien qu'il devra attendre son élection jusqu'en 1754 ; il sera élu secrétaire perpétuel en 1772 et, en cette qualité, il prononcera les éloges obligés des membres disparus : ce fut pour lui l'occasion de révéler un talent d'orateur et de poursuivre la propagande philosophique. En réalité, le monde intellectuel, à l'étranger peut-être encore plus qu'à Paris, avait reconnu la valeur du mathématicien et du philosophe, « élite de la société, plus recherché que le prince », selon les mots du comte de Ségur dans ses Mémoires. On peut donc parler à juste titre d'une réussite exceptionnelle, car c'est grâce aux Encyclopédistes que l'écrivain a trouvé sa place dans la société, pour au moins deux siècles.


Le dimanche 28 mai, une promenade, organisée et dirigée par notre vice-président M. Jean NIVET, invitait les budistes à découvrir « quelques aspects de l'Essonne littéraire », aux alentours d'Étampes et Dourdan.
La première étape fut Méréville où nous attendaient nos guides pour la matinée : M. Jacques Gélis, président de l'association Étampes-Histoire, M. Bernard Binvel, président de la Société historique et archéologique du canton de Méréville, et Mme Raymonde Autier-Lejosne, professeur de lettres. Après avoir évoqué Jean-Louis Bory qui décrivit Méréville dans Mon village à l'heure allemande et Une vie de château, après avoir rappelé les séjours que fit Blaise Cendrars au hameau de Courcelles, le groupe entreprit une lente déambulation dans les restes du parc que le marquis de Laborde avait acheté en 1784 pour le faire aménager « à l'anglaise » en l'agrémentant de « fabriques » chères à Hubert Robert. Et là, devant le château et sur les bords de la Juine, on put, par la lecture de quelques textes, faire revivre le souvenir des amours de Chateaubriand et de Natalie de Laborde. Cette visite de Méréville a été complétée par celle du domaine de Jeurre où, entre 1895 et 1900, un certain M. de Saint-Léon, grand prix de Rome, qui s'était porté acquéreur des fabriques de M. de Laborde, les fit réédifier dans son parc.
La route à travers le Hurepoix, que l'on parcourut l'après-midi – après un déjeuner à l'Hostellerie de Villemartin – se révéla particulièrement riche en souvenirs littéraires ; et l'on évoqua successivement, à Étampes, Geoffroy Saint-Hilaire, à Dourdan, Regnard et Péguy, à la fontaine de la Rachée, Sainte-Beuve, à Saint-Chéron, enfin, Chrétien-François de Lamoignon qui recevait Boileau et bien d'autres amis en son domaine de Bâville.
Un autre parc nous attendait, celui du château du Marais, une belle demeure de la fin du XVIIIe siècle qui connut à deux reprises des heures de gloire, d'abord avec la vicomtesse de la Briche, belle-sœur de Mme d'Houdetot, qui y invita Chateaubriand avec Pauline de Beaumont, puis, à la Belle Époque, avec le célèbre dandy Boniface de Castellane.
La dernière visite fut pour le moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult-en-Yvelines. Cette bâtisse, alors un peu à l'abandon, avait été achetée en 1951 par Louis Aragon et Elsa Triolet. Ayant eu le coup de foudre pour ce « désert », ils ont transformé cinq hectares de terres en un « décor d'eaux et d'arbres » et ont fait du vieux moulin, selon le mot de Jean-Louis Barrault, « un lieu inoubliable », un lieu qu'Aragon, à sa mort, légua « à la nation française, quelle que soit la forme de son gouvernement ». Et la visite s'est achevée devant la tombe commune, « le grand lit à deux places », où l'on entend encore la sarabande de Bach jouée par Rostropovitch à l'enterrement d'Elsa, le 16 juin 1970.

Les secrétaires : Gérard Lauvergeon et André Lingois.

 


 

 SAISON 2000-2001

Le mardi 17 octobre 2000, la séance de rentrée a débuté par le compte rendu des activités de la saison passée, fait par le président Alain Malissard, et par le résumé de l'Assemblée générale à Paris de juin dernier, à laquelle avait assisté Mme Geneviève Dadou.



M. Gérard LAUVERGEON a ensuite prononcé une conférence sur « Prosper Mérimée (1803-1870) inspecteur général des Monuments historiques ».
Pour le conférencier, il s'agissait surtout de montrer que, derrière l'écrivain si connu, il y avait un homme qui, pendant trente-six ans, avait consacré l'essentiel de sa vie à sauver de la ruine une grande partie de l'héritage roman et gothique de la France. Nommé inspecteur général des Monuments historiques en 1834, à 31 ans, Mérimée prend un poste créé par Guizot en 1830, alors que la notion de patrimoine collectif national, si familière aujourd'hui, est encore floue et mal acceptée.
Si l'idée en émerge au XVIIIe siècle, ce sont les destructions de la Révolution et les conséquences de la vente des biens nationaux et de la déchristianisation qui contribuent à poser le problème. En effet, le « vandalisme » a horrifié l'abbé Grégoire et les membres de la Commission des Monuments, des Arts et de l'Instruction publique. Pour eux, ce qui vient de l'Ancien Régime est un superbe héritage, une richesse commune et inaliénable qu'il faut préserver en fonction de sa valeur culturelle et de son intérêt pour l'histoire et pour l'instruction. Mais il faut attendre, sous la Restauration, la mutation de sensibilité représentée par le romantisme et le nouvel élan de foi pour que l'attention portée à l'histoire et au patrimoine, surtout médiéval, permette à Guizot de mettre sur pied les structures officielles adéquates, toujours vivantes aujourd'hui (École des Chartes, Société d'Histoire de France et Inspection des Monuments historiques).
Après le rapide passage de Ludovic Vitet (1830-1834), Mérimée a donc presque tout à inventer et à créer pour répondre à la mission qui lui incombe : dresser un catalogue complet et exact des édifices qui méritent une protection ; proposer les restaurations nécessaires et en être le maître d'œuvre.
Rien ne semblait désigner le jeune Mérimée à cette énorme tâche, auquel il a pourtant attaché son nom. Dandy amoureux de la vie mondaine de Paris, il n'a aucune formation en architecture, ni en histoire de l'art ; il n'a encore manifesté que peu d'intérêt pour les monuments, notamment pour les églises (il est athée convaincu). Cependant, outre ses talents récents de haut fonctionnaire, il a pour lui le goût de l'histoire (Chronique du règne de Charles IX) et le sens du beau. Et il adopte tout de suite un point de vue professionnel en acquérant les connaissances nécessaires, notamment grâce aux travaux d'Arcisse de Caumont, créateur des sociétés archéologiques. La pratique du terrain et la fréquentation des architectes les plus doués de son temps feront le reste, ainsi que son tempérament : intelligence lucide et critique, mémoire exceptionnelle, culture vaste et variée, goût pour l'étude précise et rigoureuse, capacité à imposer ses vues. Le dilettante s'est pris au jeu.
Chaque année, il part en tournée d'inspection et passe la France au peigne fin (cf. ses Notes de voyage), secondé par les préfets et par tout un réseau de correspondants bénévoles et d'érudits locaux. À lui de choisir ce qu'il faut sauver et restaurer, selon l'urgence (Vézelay) ou la valeur architecturale (Carcassonne, Saint-Savin-sur-Gartempe). Il doit combattre aussi bien les démolisseurs sans scrupules que les restaurateurs abusifs et, à partir de 1841, il leur oppose la première loi de protection des monuments historiques, permettant le classement des édifices (il en est l'initiateur). Cependant Mérimée s'en tient aux monuments allant de l'Antiquité à la Renaissance, car, par hostilité à la monarchie de droit divin, il ne porte aucune considération aux œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles.
Quant aux restaurations, il milite pour la prudence. Il ne peut être question pour l'architecte d'inventer et d'agir sans études préalables et compréhension intime de l'édifice. C'est donc une position différente de celle de son grand ami Viollet-le-Duc, avec qui il travaille en harmonie à Vézelay (1839-1846) et qu'il soutiendra toujours, malgré les dérives des années 1860 (Pierrefonds, cathédrale de Clermont-Ferrand). On peut cependant regretter des restaurations trop radicales, liées aux nouvelles techniques : sciage des pierres, joints trop réguliers, aspect trop froid.
Malgré ces réserves, l'action de Mérimée a été capitale : il a posé les bases du service, il a défini les principes et les méthodes de la préservation, il a classé plusieurs milliers d'édifices, qu'il a souvent sauvés, et cela sans beaucoup de crédits et devant une opinion publique largement indifférente et des responsables souvent peu respectueux des monuments.
Son œuvre littéraire en a pâti et apparaît comme seconde, aussi brillante et originale qu'elle ait été. Après 1834, sa production (en dehors de la Vénus d'Ille, de Colomba, de Carmen et de Lokis) est surtout constituée de notes de voyage, de reportages pour les journaux, de rapports officiels et d'ouvrages techniques. Mais on peut dire que cette mission l'a révélé à lui-même, en donnant à la vie du dandy parisien un but élevé et en lui permettant d'exprimer des capacités et des talents qu'il avait très grands.


Du 30 octobre au 5 novembre 2000 : « Voyage en Égypte, le Caire et Alexandrie », sous la direction de M. Alain MALISSARD, président de la section orléanaise, et de M. Jean-Yves EMPEREUR, directeur de recherches au C.N.R.S. et fondateur du centre d'Études alexandrines.
Le Caire : le site de Saqqarah (pyramide à degrés de Djéser, pyramide de Téti, mastabas) ; le plateau de Guizeh (sphynx, pyramides, musée de la barque solaire) ; le musée national des Antiquités égyptiennes.
Alexandrie : les fouilles du phare d'Alexandrie à Qaytbay et au théâtre de Kom ed Dikka ; le dépôt de fouilles et le laboratoire de restauration du Centre d'Études Alexandrines ; le lac Mariout et les sites archéologiques de Plinthine, Taposiris Magna (temple d'Osiris) et Marea ; la nécropole de Kom El Choufaga ; le Serapeum (colonne de Pompée) ; le musée gréco-romain.


Le 14 novembre 2000, Mme Odile PAUCHET-RlCHARD, professeur à l'I.U.T. du Havre, auteur d'une thèse récente sur Diderot et Sophie Volland, est venue parler des « Jardins de Diderot dans les lettres à Sophie Volland ».
Elle a rappelé dans son préambule l'intérêt de la correspondance de Diderot à son amie, qui constitue à la fois un journal de bord et un laboratoire de réflexions philosophiques, parallèle à l'œuvre théâtrale, à l'Encyclopédie et à la rédaction des Salons. Son projet était de montrer que ces lettres, « récit des promenades d'un philosophe amoureux », ont participé à l'éveil d'une réflexion esthétique sur la nature, mais aussi d'un véritable sentiment de la nature, né au sein des grands jardins policés de l'Ile-de-France – au Grandval chez d'Holbach, à la Chevrette chez Mme d'Epinay, à Marly ou à Meudon – et, plus tard, dans des lieux plus sauvages comme la campagne champenoise, à Isle-sur-Marne où, pendant la belle saison, séjournait Louise-Henriette dite Sophie.
Cette jeune femme, d'apparence effacée, que Diderot rencontra en 1756, était d'une vaste culture et aimait la libre discussion. Ils échangèrent pendant vingt ans une correspondance abondante ; on sait que Diderot écrivit plus de 500 lettres (il en reste 187), d'un intérêt sociologique indéniable, mais aussi très révélatrices de son imaginaire. Certaines décrivent des promenades, selon une lointaine tradition philosophique qui remonte à Sénèque. Diderot, dont la curiosité est inépuisable, porte souvent sur les jardins un regard de technicien, mais il laisse parler sa sensibilité en suivant les pas de Rousseau ; la promenade suscite la pensée et mène aux« espaces intérieurs où l'on explore son moi » ; la description est le reflet des sentiments ; les lieux deviennent associés aux réflexions et aux émotions ; le philosophe est à l'origine du grand principe romantique selon lequel « un paysage est un état d'âme ».
Mme Pauchet-Richard, dans la deuxième partie de son exposé, s'est demandé où allaient les préférences de Diderot : était-il un tenant du classicisme ou un partisan du jardin à l'anglaise ? Il est difficile de répondre catégoriquement, car, s'il admire le parfait ordonnancement du parc à la française, il déclare préférer habiter dans ces espaces imprégnés en apparence de naturel et de liberté, où tout est fait pour susciter la rêverie. Mais il reconnaît qu'il y a là « une construction savante de l'émotion ». Il n'est pas insensible à l'art d'un Lenôtre à Marly, où les jeux d'eau créent une sorte de magie qui joue des effets de surprise, contrastant avec les cabinets de verdure au charme agreste.
Notre conférencière a conclu sur la notion d'harmonie : au XVIIIe siècle, on ne tranche pas entre classique et baroque, ni entre nature et culture. L'amateur éclectique qui révéla Fragonard et Chardin se défie des modes et de leurs excès, reste sceptique devant l'engouement pour les jardins anglais qui affectent d'imiter la nature. Il cherche à saisir le point d'équilibre entre l'homme, l'architecture et le paysage. Son modèle de référence était le château de Maisons-Laffitte au milieu de son parc, dont il admirait justement la relation d'harmonie entre le constructeur, le jardinier et le propriétaire, affirmant ainsi le principe moral de la conformité de l'homme avec son milieu.


Le jeudi 14 décembre 2000, M. René MARTIN, professeur émérite à Paris- III, secrétaire général de l'Association, dont on connaît le talent d'orateur ainsi que les nombreux travaux, a choisi comme sujet : « Le mystère Pétrone et les énigmes du Satyricon ».
M. René Martin a précisé d'emblée qu'il faut écrire Satyricon et non Satiricon : le titre fait référence aux satyres (c'est un génitif pluriel séparé du substantif dont il devait dépendre) et non à la satura, qui est étymologiquement un mélange ou pot-pourri. C'est un vestige de roman dont l'auteur, Petronius, est inconnu. Comme Tacite (Annales, XVI, 18) parle d'un Petronius, gouverneur de Bithynie, ami de Néron, « jouisseur noctambule et juge du bon goût », beaucoup ont pensé que les deux Pétrone ne faisaient qu'un.
Aujourd'hui, séparatistes et unitaristes s'affrontent sur deux questions majeures : la date de composition de l'œuvre et les motifs de l'écriture.
Les séparatistes ont raisonné comme si l'époque des événements racontés et l'époque de la narration se confondaient : ce serait l'autobiographie d'un certain Encolpius, qu'on pourrait sous-titrer « mémoires d'un jeune homme pas très rangé » ! L'écart serait en gros de trente ans ; le roman daterait alors des années 90 de notre ère. On a avancé que l'action pourrait se dérouler au plus tôt sous Néron, car plusieurs personnages secondaires, chanteurs, musiciens, gladiateurs, sont nommés. Mais rien n'est sûr, étant donné que les dits personnages ont été mentionnés par des senes qui admirent les contemporains de leur jeunesse. De ce fait, le présent des événements racontés – ce que la critique moderne appelle la diégèse – a de fortes chances de se dérouler à la fin du Ier siècle, ce qui repousse la date d'écriture vers l'époque de Trajan ou d'Hadrien, c'est-à-dire vers 110 ou même 120.
M. René Martin, dans sa rigoureuse démonstration, aux parfums d'enquête policière, appuie cette hypothèse sur des comparaisons avec d'autres textes de la même époque. Et de noter des similitudes frappantes avec quatre auteurs, non des moindres : Silius Italicus, Martial, Tacite et Pline le Jeune. Tout laisse à croire que c'est Pétrone qui pastiche ou parodie les auteurs en question, car, si c'était le contraire, cela voudrait dire que ces grands écrivains auraient imité un classique ; or, sous Néron, Pétrone est totalement inconnu.
M. Martin pense que notre auteur, qui écrivait vraisemblablement après 106, a trouvé justement son pseudonyme dans Tacite. Cela dit, il reste à déterminer son identité.
Les écrivains de l'Antiquité tardive, comme Macrobe, nous apprennent que ce Petronius n'était pas un amateur ; ils le plaçaient, au contraire, en compagnie de Plaute, Virgile, Ovide et Sénèque. Et l'on arrive à la dernière étape de l'enquête : qui se cache sous le masque de Pétrone ? Qui a pu écrire entre 110 et 120 le Satyricon sous un pseudonyme ? M. Martin donne alors un « portrait-robot » de l'homme. Trois traits sont à retenir : il s'agit d'un litteratissimus vir, un homme d'une immense culture ; il a une profonde connaissance des milieux serviles et d'affranchis ; il parle leur argot, et il est capable de la réflexion la plus sérieuse comme du plus franc comique ; il passe de la poésie épique au récit picaresque… Or, on tient le suspect idéal ; il figure même dans la première lettre du livre VIII de Pline le Jeune ; il s'agit de son propre lector, qui fit partie de sa familia urbana et qui a droit à un éloge sans mesure. De plus, ô miracle, il se nomme… Encolpius ! Alors, avons-nous pensé unanimement, l'énigme est résolue ! Mais M. René Martin, aussi modeste que fin limier, nous rappelle à la prudence : « Cette hypothèse est sans doute condamnée à le rester. Cependant, ce serait déjà un progrès que de sortir du dogmatisme unitariste de bien des universitaires accrochés à leurs certitudes… »


L'entrée dans le siècle nouveau a été marquée, le mardi 16 janvier 2001, par la venue d'un des plus grands poètes actuels, Yves BONNEFOY, qui a occupé jusqu'en 1993, au Collège de France, la chaire de poétique créé par Paul Valéry. L'auteur de Hier régnant désert avait choisi pour thème : « La forme brève en poésie, le Japon et l'Europe ».
Yves Bonnefoy a d'abord voulu donner sa propre définition de la poésie : une forme essentiellement associée au rythme, qui « désacralise » les concepts liés aux mots dans la « parole ordinaire ». À la pensée scientifique qui vise à la généralisation et à la permanence s'oppose la poésie qui veut changer notre regard sur les choses. « Le monde sensible est rendu à celui qui ressent les rythmes ». La parole poétique nous ouvre « l'infini sensoriel » et nous rend la mesure du temps. Toutefois cette parole, qui restitue l'immédiateté et la continuité, ne se substitue pas à la pensée conceptuelle.
Yves Bonnefoy a montré ensuite les différences entre Orient et Occident : les langues occidentales utilisent des signes, c'est-à-dire des représentations arbitraires, et la poésie est l'expression d'une personne qui parle avec son imaginaire. Or la Chine et le Japon ne possèdent pas cette faculté d'abstraction ; le poète se sert d'idéogrammes, signes graphiques qui retiennent une part de l'apparence de la chose et, par le vide entre les traits dessinés par le pinceau, en restituent la présence, en même temps que le sujet parlant s'est effacé.
Depuis le XVIIe siècle, les Orientaux cultivent le haïku, poème bref par excellence : un groupe de 17 syllabes disposées en trois segments 5/7/5, que l'on regarde plus qu'on ne le lit. Les haïkus parlent de relation avec un aspect de la nature ou de la vie ordinaire, suggérant un instant d'unité ou de connivence entre l'homme et le monde. Les exemples cités (« Le vent tombe, les montagnes sont dégagées, chantent les grenouilles » ou « Il est midi, les loriots sifflent, la rivière coule en silence » ou « La luciole éclaire son poursuivant ») ont surpris par leur apparente banalité. Or Yves Bonnefoy nous a rappelé que, si les haïkus sont souvent intraduisibles dans notre langue, c'est que nous ne pouvons nous défaire de nos réflexes européens et que nous les lisons comme des textes, alors que les Japonais y voient l'effacement du texte au sein du Tout.
Après avoir signalé que le haïku n'a été connu en Europe qu'au XXe siècle et, en France, assez récemment, avec la traduction, en 1970, du plus célèbre auteur, le moine zen Bashô (XVIIe siècle), notre poète s'est demandé si la poésie française n'avait pas tenté d'expériences semblables. Il a nettement distingué la brièveté poétique de la forme brève traditionnelle ancienne comme le rondeau ou l'épigramme. « Il faut au contraire chercher la brièveté dans des moments privilégiés au milieu de poèmes longs, parfois au détour d'un vers. » Ces moments, on peut les trouver dans Verlaine (la première strophe de Le ciel est par-dessus le toit peut passer pour un haïku), dans Rimbaud ou dans les Contre-rimes de P.-J. Toulet (admiré par Borgès). Ce sont des moments de brièveté, en relation avec la subjectivité, « où le poétique trouve sa force, où le moi du sujet se dissipe, où le regard saisit la réalité du monde… ».


Le mardi 6 février 2001, le sujet de la conférence était « Brantôme et le crépuscule des Valois ». Mais Mme Anne-Marie COCULA, de l'Université de Bordeaux-III, historienne du XVIe siècle, notamment à travers les écrivains d'Aquitaine et de la rivière Dordogne, choisit en fait de parler de la Cour des Valois, réservant l'évocation de Brantôme aux questions d'après conférence.
Par rapport à l'embryon de Cour existant jusqu'au milieu du XVe siècle, la Cour, dès Louis XII, puis avec les Valois, s'étoffe en se féminisant, en raison du rôle des reines et des princesses du sang, voire des maîtresses royales (Diane de Poitiers). Lieu où réside le roi, elle est encore nomade, passant du Louvre à Fontainebleau et aux grands châteaux du Val de Loire. Mme Cocula met en exergue l'extraordinaire « tour de France » de Charles IX (1564-1566), dix-huit mois à parcourir le royaume au milieu d'une caravane de 8 à 10.000 personnes, qu'il faut loger et nourrir. Lieu du pouvoir, creuset des ambitions, moyen de gouvernement (avec Catherine de Médicis), cette Cour est codifiée à partir d'Henri II (cérémonies de mariage, funérailles) et l'étiquette se met en place en 1578 autour de l'emploi du temps du roi, devenu moins accessible.
La carrière de courtisan est une carrière qui ne va guère au-delà de la quarantaine d'années et qui commence jeune par l'apprentissage des pages (12/13 ans) et des demoiselles d'honneur, issus des familles les plus nobles et les plus riches, car il faut les moyens de paraître, de s'équiper, de jouer. Certes, la faveur d'un bon protecteur fait bénéficier de pensions, de dons en nature ou de fonctions bien rémunérées ; mais les risques de disgrâce sont nombreux, dans une période aussi agitée et dans un milieu favorable aux intrigues. Ainsi Brantôme, page à la Cour de Marguerite de Navarre à Nérac, sert ensuite les Guise, devient familier de la Cour de Charles IX, fait l'espion en Espagne pour Catherine de Médicis ; mais le futur Henri III ne veut pas de lui pour l'accompagner en Pologne et lui refuse ensuite la charge de sénéchal de Périgord détenue par son frère décédé. Il est alors prêt à se donner au roi d'Espagne en lui livrant les plans de ports du sud-ouest, quand il tombe de cheval.
La Cour est donc un lieu de tensions, de jalousies, de règlements de comptes. Avec les fêtes de mieux en mieux mises en scène alternent drames, complots, assassinats. Luxe, dépenses excessives et débauche attirent les critiques de Pierre de l'Estoile et de Brantôme.
Avec l'arrivée au trône d'Henri IV, cette Cour disparaît au profit d'une autre, moins nombreuse, plus familiale, de type italien. Mais celle-ci, avec le retour en force de la religion catholique, se transforme peu à peu, sous Louis XIII, en une Cour espagnole, imitée du cérémonial de Charles-Quint et de Philippe II, en fait celui de la Cour de Bourgogne passé aux Habsbourg. Le roi, intouchable, prisonnier de l'étiquette, est sacralisé, Versailles, sous Louis XIV, se situant en profonde rupture avec l'époque des Valois.
Et Brantôme écrivain dans tout cela ? Mme Cocula montre qu'il se comporte comme les courtisans touchés par la « limite d'âge » (40 ans). Il cherche alors à succéder à la charge de son frère et à se marier (sans succès). Il rentre au pays. Et, s'il écrit avec frénésie jusqu'en 1606-1607, il est loin d'être un cas isolé. Beaucoup de courtisans s'essaient à l'écriture, imprégnés qu'ils sont de poésie et de littérature, car la Cour est aussi un creuset culturel où les poètes ont grand succès.
Peut-on ajouter foi à ce que raconte Brantôme ? Il idéalise les personnages qu'il aime, comme Marguerite de Valois (la reine Margot) et, bien qu'il ne le mérite pas, le duc de Nemours (modèle du futur héros de la Princesse de Clèves). S'il règle aussi ses comptes (avec Antoine de Bourbon, par exemple), comme il a décidé de ne pas publier ses œuvres, il corrige ses textes, devenant, au fil du temps, moins dur et moins amer.


Le jeudi 8 mars 2001, la section a accueilli M. André KASPI, professeur d'histoire de l'Amérique du Nord à l'Université de Paris-I, spécialiste des U.S.A. et auteur de nombreux ouvrages. Sa conférence était intitulée : « La culture américaine nous envahit-elle ? » Le président Alain Malissard, dans sa présentation, a rappelé avec humour que le problème posé existait déjà dans l'Antiquité latine : en effet, que font les trois protagonistes du De senectute de Cicéron, sinon de discuter de l'envahissement à Rome de la culture étrangère, c'est-à-dire grecque ?
M. Kaspi nous a invités d'abord à réfléchir sur une opinion trop répandue : les États-Unis n'ont pas de culture ou une culture trop « fraîche » ; ensuite sur l'histoire de la civilisation américaine. Les premiers colons d'origine puritaine considéraient la culture comme un passe-temps dangereux et inutile ; ils ne lisaient que la Bible et n'admettaient que le modèle culturel anglais. Du fait de l'immigration, venue de tous les pays d'Europe, une évolution va avoir lieu ; mais la culture américaine reste encore timide. On pourrait dire au contraire que la culture européenne menaçait les États-Unis au XIXe siècle, tandis qu'on recopiait les monuments du classicisme français et que les collectionneurs entassaient les chefs-d'œuvre de la peinture européenne.
M. Kaspi note le début du grand changement opéré au XXe siècle, avec l'essor des écrivains américains, d'Upton Sinclair à Hemingway, et celui des peintres, comme Pollock, qui refusent l'influence de l'Europe. Une culture américaine authentique s'est constituée : elle n'exerce aucune menace sur le Vieux Monde. Mais le véritable changement sera l'avènement de la consommation de masse, à laquelle correspond le loisir de masse. L'exemple le plus visible est le cinéma : né en France, le septième art devient aux U.S.A., dès 1920, une industrie florissante qui va envahir, à partir de 1945, nos écrans ; et les accords Blum-Bymes vont en quelque sorte officialiser la prédominance de la production américaine en France.
L'Amérique, pragmatique et dépourvue de préjugés, avait depuis longtemps compris et admis que toute activité culturelle devait être lucrative et, par conséquent, toucher le public le plus large. Le développement de l'économie des loisirs oblige à une recherche de débouchés, c'est-à-dire de nouveaux marchés. Ce « produit » doit s'adresser à une population très diversifiée ; il doit avoir « un retentissement planétaire ». Notre conférencier met tout de suite de côté la littérature, qui échappe au phénomène de masse ; il prend deux exemples de films à succès : Titanic et le Prince d'Égypte. Le premier raconte un épisode de l'histoire de l'immigration, où deux thèmes principaux se croisent : celui de l'immigration qui va régénérer les U.S.A. et celui, très classique, de l'amour qui abolit les barrières sociales, ce qui signifie qu'aux valeurs proprement américaines s'ajoutent des valeurs universelles, d'où une large audience dans tous les continents.
M. Kaspi reprend pour conclure la question initiale : sommes-nous menacés ? Il est évident que nous entrons dans une période où les frontières culturelles disparaissent et que la « globalisation » favorise l'expansion de « produits non spécifiques ». Pour résister, il faut entrer dans le même système, comme le font certains cinéastes français comme J.-J. Annaud ou Luc Besson. La menace ne vient pas des États-Unis en particulier, mais d'un phénomène beaucoup plus général et inéluctable, celui de la mondialisation de la culture.


Le jeudi 5 avril 2001, M. Régis MIANNAY, professeur à l'Université de Nantes, est venu parler de « Maurice Rollinat poète et musicien ».
Maurice Rollinat, qui eut un certain renom dans les cabarets parisiens de la fin du XIXe siècle, est encore connu de nos jours par ses œuvres, qu'on qualifie un peu hâtivement de « régionalistes ». Il est vrai que son nom est attaché à une région, plus exactement à un « pays », la vallée de la Creuse, cette « petite Suisse », comme l'appela George Sand qui y séjourna et entretint des relations amicales avec la famille Rollinat.
M. Miannay, qui s'est consacré à la réhabilitation du poète-musicien, a reconstitué la lignée : l'ancêtre Sylvain, avocat à Châteauroux, épicurien et panier-percé, eut une douzaine d'enfants, dont l'un, François, avocat lui aussi, fut l'ami intime (l'amant ?) de George Sand et le père de Maurice, né en 1846. Celui-ci eut une enfance parfaitement heureuse, avec de fréquents séjours dans la propriété de campagne, Bel-Air, et des visites à Gargilesse dans la maison que George Sand a achetée avec Manceau. Après la mort du père, Maurice, doué pour les lettres et la musique, se voit contraint de travailler : on le trouve à Orléans clerc d'avoué (il fera dans une de ses lettres un portrait peu flatteur des bourgeois orléanais, grippe-sous et xénophobes). En 1871, il réalise son rêve : vivre à Paris et vivre de sa poésie. George Sand, à qui il adresse ses premiers essais, lui donne ce salutaire conseil : « Faites sortir ce qui est en vous ». Sans doute trouvait-elle l'inspiration du jeune homme un peu trop morbide et trop proche de son modèle, Baudelaire. Mais si Rollinat sera tenté plus tard de pasticher la veine macabre des Fleurs du Mal, il ne faut pas oublier qu'il s'est servi de son talent de compositeur pour mettre en musique plusieurs poèmes de Baudelaire et obtenir ainsi une certaine audience.
M. Miannay a insisté sur l'itinéraire parisien de Rollinat, l'habitué des cafés, des nombreux cercles et cénacles poétiques qui fleurissaient aux lisières des mouvements parnassien et symboliste, ceux qu'on a nommés alors « décadents ». Le voici avec Verlaine, Mérat, Valade et le club des « Vilains Bonshommes » ; le voici avec Rimbaud, Charles Cros et les « Hydropathes » ; plus tard, avec Germain Nouveau, Richepin et le Cercle de la Renaissance. Mais ce n'est qu'en 1878 qu'il publie son premier recueil, Dans les Brandes, inspiré par son Berry, dédié à la mémoire de George Sand. La plupart de ces poèmes sont pleins d'une fraîcheur naïve ; cependant les derniers témoignent d'une tristesse assez poignante, voire d'une tonalité quelque peu macabre, comme celle qu'on va trouver dans le recueil des Névroses (1883) qui fera sa « réputation bruyante », avec des jugements contrastés. En effet, la critique universitaire de l'époque qualifiera le livre de « bric-à-brac de la décadence ».
Notre conférencier, tout en reconnaissant les facilités et la part de déchet dans l'œuvre, nous en montre le caractère moderne, ne serait-ce que par les thèmes, celui de la solitude urbaine et, en contrepoint, les refuges (la Nature et la Musique), la part d'ombre et de folie dans l'Homme, le pessimisme et le sentiment de l'absurde. Rollinat, en interprétant lui-même ses œuvres dont il avait composé la musique, s'est taillé un réel succès auprès du public du Quartier latin ou du Chat-Noir ; il a inauguré la longue lignée des « chanteurs-poètes », créant son propre mythe, au point qu'on a mis en doute sa sincérité.
D'ailleurs Rollinat, blessé par les critiques, rompt brusquement avec la vie parisienne, se retire avec sa maîtresse à Fresselines, dans une modeste demeure au bord de la Creuse, recevant tout de même la visite de fidèles, Lucien Descaves, Gustave Geffroy, et aussi d'artistes, et non des moindres, comme Rodin et Monet. Peu de temps avant la mort du poète, survenue en 1903, Barbey d'Aurevilly, plutôt avare de compliments, lui rend hommage en le plaçant tout à côté de son maître, « l'immense Baudelaire ».


Du 18 au 28 avril 2001: « Voyage en Crète et à Santorin », sous la direction de M. Alain MALISSARD, président de la section orléanaise.
Crète : musée archéologique de la Chanée ; site romain d'Aptera ; presqu'île de l'Akrotiri ; monastère d'Aghia Thada ; monastère de Gouverneto ; nécropole d'Armeni ; Rethymnon ; musée d'Héraklion.
Santorin : site d'Akrotiri ; Pyrgos ; musée archéologique de Fira ; site archéologique de l'ancienne Thera.
Crète : sites de Gortys, Aghia Triada et Komos ; Phaestos ; nécropole de Fourni ; site de Vathipetro; musée d'Archanes ; palais de Knossos ; sites de Nirou Xani et de Malia ; plateau de Lassithi ; monastère de Panaghia Kera ; monastère de Toplou ; site de Kata Zakros…; musée d'Aghios Nikolaos ; église de Panaghia Kera à Kritsa ; site dorien de Lato.


Le mardi 15 mai 2001 a eu lieu la « dernière séance », effectivement consacrée au cinéma. Notre invité, M. Philippe d'HUGUES, qui a été administrateur du Centre National de la Cinématographie et de la Cinémathèque française, est venu présenter « Un chef-d'œuvre méconnu du cinéma johannique, "La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc" de Marco de Gastyne (1929) ». M. Michel Marmin, critique de cinéma, a retracé la carrière du conférencier, son ami de trente ans, et a énuméré les nombreux ouvrages consacrés au septième art, dont un essai récent, L'envahisseur américain, Hollywood contre Billancourt.
À la suite de la projection de trois extraits du film (l'enfance de Jeanne, une scène du procès, le bûcher) – qui ont étonné par leur qualité technique et esthétique – M. d'Hugues a rappelé la richesse de la filmographie de notre héroïne, qui a inspiré plus de vingt films, presque autant que Napoléon. Entre la Jeanne d'Arc de Méliès (qui n'est pas la première) en 1900, et la Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, qui précède de peu La merveilleuse vie de jeanne d'Arc de Marco de Gastyne, huit films ont été tournés, dont un en 1916 par Cécil B. de Mille. Sur les seize films recensés depuis 1935, quelques œuvres s'imposent : la Jeanne d'Arc de Victor Fleming en 1948, celle de Rossellini (les deux avec Ingrid Bergman), le Procès de Jeanne d'Arc de Bresson en 1962 et, en 1993, Jeanne la Pucelle de Jacques Rivette (avec Sandrine Bonnaire). Seuls les amateurs de batailles retiendront le film de Luc Besson, le dernier, joyeusement éreinté par la critique.
Comparant les différentes actrices qui ont incarné Jeanne, M. d'Hugues avoue sa prédilection pour Simone Genevois, que découvrit Marco de Gastyne, parce qu'elle avait l'âge du rôle, seize ans – alors que la célèbre Falconetti en avait trente-sept – et surtout pour « son regard limpide et son visage lumineux et inspiré ». Cependant le choix judicieux de cette jeune actrice (dont la carrière fut volontairement brève) ainsi que le soin apporté à la reconstitution des scènes historiques n'ont pas suffi à faire le succès du film, qui sortit trop tard, à un moment où le cinéma parlant pointait à l'horizon, et après le film de Dreyer, qui l'éclipsa complètement. Marco de Gastyne – un peintre et décorateur d'un certain renom à l'époque – avait adopté un parti pris esthétique opposé, multipliant les scènes à grand spectacle et dirigeant habilement de bons acteurs comme Jean Debucourt, Gaston Modot et Philippe Hériat (qui fit, lui, une carrière d'écrivain).
M. Philippe d'Hugues, en conclusion, présenta Marco de Gastyne non pas comme un génie, mais comme un metteur en scène scrupuleux, dont la Jeanne d'Arc reste « une illustration pleine de qualités d'un certain cinéma historique à la française ». Et ses auditeurs ont été convaincus que ce film méritait effectivement d'être redécouvert.


Le dimanche 10 juin, notre promenade littéraire nous a conduits « dans la Vallée de la Creuse en compagnie de George Sand et de Maurice Rollinat ».
À Argenton – la « Venise du Berry » décrite par Alexandre Dumas dans le Docteur mystérieux – nous attendait notre guide, M. Régis MIANNAY, spécialiste de Rollinat et amoureux de cette région que George Sand a comparée à une « Arcadie dans toute la force du mot ».
Le premier arrêt a eu lieu à Bel-Air (hameau de Buret, commune de la Prune-au-Pot), qui fut la maison des champs où François Rollinat « venait prendre un bain de verdure / de poésie et de santé » et où Maurice est venu se réfugier.
Après une halte à Ceaulmont, d'où l'on découvre, au chevet d'une église rustique, un superbe panorama sur la Creuse, auquel répond, sur l'autre rive, celui de la Croix-des-Chocats, nous avons atteint le village de Gargilesse,« où les maisons se groupent autour de l'église et du château, plantés sur le rocher central, jusque vers le lit d'un délicieux petit torrent ». Divisés en deux groupes, les budistes ont visité l'église Notre-Dame – célèbre par ses chapiteaux et par sa partie souterraine ornée de peintures murales du XVIe siècle, les plus belles, du XIIIe siècle, ayant été miraculeusement retrouvées en 1961 – ainsi que la « villa Algira », où George Sand fit de fréquents séjours entre 1857 et 1864. Cette modeste maisonnette – aujourd'hui aménagée en musée par la petite-fille de Maurice Sand – avait été achetée par le graveur Manceau, secrétaire et amant de la « dame de Nohant » qui y trouva la paix, le silence et… les fameuses omelettes aux écrevisses de l'auberge Malesset.
C'est justement dans ce lieu, devenu Hôtel des Artistes, maison de bonne réputation, que nous avons déjeuné fort agréablement avant de remonter le cours de la Creuse. Près de Pont-de-Piles, d'où l'on aperçoit les ruines de Châteaubrun, fut évoqué le roman de George Sand Le Péché de Monsieur Antoine.
Le point extrême de notre excursion était le village de Fresselines, où Rollinat se retira après sa rupture avec le monde parisien, mais où il continua à recevoir des amis. En 1889 y est venu le peintre Monet, séduit par le site « d'une sauvagerie terrible » ; et d'autres peintres – sans doute moins célèbres, mais fort estimables, comme Armand Guillaumin – ont séjourné dans cette région, si bien qu'on a pu parler d'une « école de Crozant ».
Notre dernière visite fut pour « ce vieux château bâti par les Wisigoths sur des rocheux affreux au confluent de la Creuse et de la Sédelle », selon les termes de George Sand, qui adorait ce lieu. Mais l'autre amoureux de cette belle rivière, le poète des Brandes et du Livre de la Nature, n'en a pas été oublié pour autant : sur le chemin du retour, M. Régis Miannay nous en lut de fort belles pages…

Les secrétaires: André Lingois et Gérard Lauvergeon.


 

 SAISON 2001-2002

La séance de rentrée du 9 octobre 2001 a été ouverte par le président Alain Malissard qui a rendu hommage à notre président national Pierre Pouthier, disparu le 16 août dernier.
Puis Mme Nicole LAVAL-TURPIN, professeur au lycée d'Ingré (Loiret), a ressuscité une figure oubliée du début du siècle, « Hélène Picard ».
Hélène Picard, devenue la secrétaire de Colette, entrera dans le cercle des intimes invités dans sa maison de vacances de Rozven : Germaine Beaumont, Léopold Marchand et Francis Carco, surnommé son « voyou littéraire », célèbre depuis la parution de Jésus-la-Caille. Hélène, qui va concevoir une passion violente et sans espoir pour le « bel indifférent », en sortira blessée et déprimée. Mme Laval-Turpin a insisté sur deux œuvres injustement oubliées: Sabbat, paru en 1923, prose poétique, récit d'une expérience mystique où l'héroïne revendique sa marginalité et le recueil intitulé Pour un mauvais garçon, complainte de la mal-aimée, inspirée une fois de plus par l'auteur de La Bohème et mon cœur.


Le 13 novembre 2001, la section avait invité M. Wilhelmus J.A. BOTS, de I'Université de Leyde, aux Pays-Bas, pour parler sur « Le savoir d'Érasme et de Montaigne en Hollande au XVIe siècle. »
Montaigne met en pratique une philosophie du savoir, ironisant sur « l'ignorance doctorale », tandis qu'Érasme, toujours respectueux de la science, reste un savant aux prises avec les événements politiques et religieux. Sans doute il y a des similitudes entre les deux hommes ; pour Érasme, seule la philologie mène au mot juste, alors que Montaigne se méfie du langage, qui trahit notre pensée. Cela dit, c'est en nous invitant à relire l'Apologie de Raimond de Sebonde que M. Bots révèle leur désaccord profond: « C'est par l'entremise de notre ignorance, plutôt que par celle de notre savoir, que par celle de notre science que nous sommes savants du divin savoir ».


Le 3 décembre 2001, dans le décor inhabituel de la salle Vitez du théâtre du Carré-Saint-Vincent, remplie jusqu'aux derniers gradins, le romancier Michel DÉON, de l'Académie française, s'est entretenu avec M. Lakis PROGUIDIS, romancier grec et directeur de la revue L'Atelier du roman, sur le thème « Pourquoi lire des romans ? » Il ne s'agissait pas d'une conférence, mais d'un échange de vues auquel le public était invité, sans attendre le rituel des questions de dernière heure.
M. Lakis Proguidis entame le débat en citant les premières lignes du Pantagruel : c'est là, dit-il, que commence l'aventure romanesque de l'Europe. Rabelais a saisi l'importance, au moment où le livre imprimé se répand, de transmettre tout un savoir populaire d'essence orale et d'amener ainsi la survie d'une communauté. Rabelais, répond en écho M. Déon, est le père de notre littérature, c'est-à-dire des fictions pleines de sagesse, mais aussi de férocité et de drôlerie. La référence à Rabelais sera récurrente au cours de l'entretien : la lecture est pour lui l'exercice de notre liberté, ce que dira et redira un Milan Kundera quatre siècles plus tard.


Le 25 janvier 2002, M. Paul MARTIN, Professeur à l'Université de Montpellier, a parlé de « Vercingétorix, le météore ».
Parcourant rapidement les principaux épisodes de la guerre des Gaules, M. Martin s'interroge sur ce Vercingétorix qui a pu tenir tête à César pendant plusieurs mois, et qui aurait peut-être pu le vaincre, mais sans espérer pour autant vaincre Rome, qui ne se serait jamais résignée à un échec en Gaule. Il serait anachronique de voir en Vercingétorix un personnage charismatique entraînant le sursaut d'une nation opprimée : la Gaule, faite d'une juxtaposition de peuples disparates, n'avait alors aucune unité. Plus certainement, Vercingétorix voulut d'abord, contre l'avis des notables de sa cité, reprendre un projet de son père Celtillos, qui avait tenté de s'imposer comme roi afin d'élargir la domination des Arvernes sur les peuples voisins. Pourtant Vercingétorix n'agissait certainement pas seul. M. Martin pense qu'il était le bras armé du druidisme. Après avoir été longtemps oublié, Vercingétorix va susciter un nouvel intérêt au XIXe siècle, où il deviendra un personnage mythique, incarnant la « nation » française dressée contre toute forme d'oppression.


« Tibulle, poète de l'amour ? », tel était le titre de la conférence du jeudi 28 février 2002, prononcée par M. Albert FOULON, Professeur à l'Université de Haute-Bretagne, qui vient d'achever la nouvelle édition du poète dans la collection Budé. Cette édition comprend les livres authentiques et le Corpus Tibullianum, c'est-à-dire les œuvres des poètes du cercle de Messala, Lygdamus et Sulpicius.
Comme tous les élégiaques, Tibulle a chanté le sentiment amoureux, dans une tradition où la sincérité se distingue malaisément de l'artifice. Plutôt que de chercher la part cachée d'autobiographie dans l'œuvre, M. Foulon a analysé l'expression littéraire de l'amour, laquelle n'échappe pas à un certain nombre de conventions. En dressant un inventaire des termes en vigueur dans la poésie élégiaque, il a montré que tous les noms, à commencer par celui d'amor, sont abstraits et d'une grande ambiguïté. Il est rare d'y trouver une marque personnelle, de même qu'il est difficile de reconstruire la vie de Tibulle, qualifié de « doux » ou de « chantre de Délie », à l'instar de Catulle, esclave de Lesbie, ou de Gallus, dévoué à Lycoris. Cela dit, il est sûr que ce genre de poésie repose sur une rhétorique amoureuse, établie elle-même sur des lieux communs : le plus utilisé est celui de la militia amoris, où la carrière militaire est transposée dans la quête amoureuse, auquel est lié le corollaire du servitium amoris.


Le 26 mars 2002, M. Michel ZINK, Professeur au Collège de France, membre du conseil d'administration de notre association et médiéviste de renom, a prononcé une conférence sur « Le poète et le prophète dans la littérature médiévale ».
L'association des mots poète et prophète, qui nous est familière depuis Hugo, Baudelaire et Rimbaud, semble anachronique quand on se réfère au Moyen Age, « car elle suppose que le langage poétique, seul capable de manifester la présence de l'être, est en lui-même une présence réelle ». M. Zink montre les dangers de cette association : le premier est de supposer un lien intrinsèque entre poésie et révélation du sacré, lien qui existait dans le paganisme antique et qui a été détruit par le christianisme, la Révélation n'ayant nul besoin de ressources poétiques pour se manifester. Le second consiste· à valoriser à l'excès la poésie ; d'ailleurs l'Église l'a très souvent condamnée comme une fausse valeur. L'histoire de la poésie médiévale est l'histoire de la réappropriation de la légitimité de celle-ci. Or les débats médiévaux montrent bien à l'origine une opposition entre le poète, souvent assimilé au prêtre et au devin de l'Antiquité païenne, générateur de mensonges, et d'autre part le prophète, issu du monde biblique et porteur de vérité. Le dernier danger, c'est qu'à l'époque médiévale la poésie reste une notion indistincte, aux contours mal dessinés. M. Zink insiste sur la réhabilitation de la poésie qui dure tout au long du Moyen Âge et il nous invite à discerner un courant qui met la poésie au service d'une vérité prophétique, enfin que la poésie parle de Dieu, et cela par le biais de la musique, liée depuis Pythagore à la poésie par le rythme et le nombre.


La réunion du 25 avril 2002 a été consacrée à la présentation de « la dernière adaptation cinématographique du roman Quo vadis ? d'Henryk Sienkiewicz », avec, en vidéo-projection, un choix des principales scènes du film de Jerzy Kawalerowicz, sorti en septembre 2001. M. Yves AVRIL – professeur honoraire au lycée Saint-Charles à Orléans, connu à la fois comme latiniste et comme spécialiste de la littérature slave a assuré cett présentation. Il vient d'ailleurs de participer à la réédition, dans la collection du Livre de Poche classique, du grand roman de Sienkiewicz.


Le 14 mai 2002 a eu lieu la séance consacrée au voyage de la section à Pâques 2001, intitulée « La Crète, de Minos à Kazantzakis ». Le président Alain Malissard et les deux secrétaires, Gérard Lauvergeon et André Lingois, ont commenté les photographies de Pierre Navier prises au cours de la visite de la Crète d'ouest en est, avec une incursion à Santorin.


Le 1er juin 2002 nous avons fait une « promenade littéraire dans le bocage bourbonnais ». Les deux guides et organisateurs de cette journée, André LINGOIS et Gérard LAUVERGEON, aidés dans leur préparation par Jean Nivet et Genevière Dadou, avaient choisi pour thème des écrivains fidèles à leur terroir : Marguerite Audoux, Charles-Louis Philippe, Émile Guillaumin et Valery Larbaud.
Sans doute l'unité géographique n'est pas parfaite, puisque Marguerite Audoux appartient au Berry, Valéry Larbaud au sud du Bourbonnais, mais ce dernier se voulait le chroniqueur du « pays d'Allen », le fief du duc Louis II de Bourbon. Il y a surtout entre tous ces écrivains – auxquels il faut joindre Giraudoux – des liens véritables qui vont même jusqu'à l'amitié.
À Cérilly nous attendait le président de la Société des Amis de Charles-Louis Philippe, M. Aurat, et plusieurs membres de cette société, pour nous faire les honneurs de la maison natale de l'écrivain, le fils du sabotier, voisin de la forge du Père Perdrix et de la maison du percepteur Léon Giraudoux. Cette très modeste demeure, restée telle que l'ont décrite les visiteurs illustres venus le 24 décembre 1909 pour les obsèques de ce « grand homme du peuple », est devenue un musée vivant de la ferveur, tout comme l'école du Grand-Meaulnes à Epineuil. L'évocation n'aurait pas été complète sans la lecture des plus belles pages de La Mère et l'Enfant, où l'on découvre un très grand écrivain d'une subtile simplicité.
Quittant Cérilly – présent également en filigrane dans les Provinciales et la France sentimentale de Giraudoux – nous avons gagné Souvigny, « la métropole religieuse, la source intellectuelle du duché », selon Valery Larbaud, petite ville endormie, dominée par sa superbe abbaye, nécropole des Bourbons.
La dernière étape a été, au hameau des Vignes, la maison rurale d'Émile Guillaumin, le sage d'Ygrande, vrai paysan attaché pendant 80 ans à sa ferme et qui, selon le mot d'Henri Pourrat, « écrivit pour ceux qui jamais n'écrivent ». Sa grande œuvre, outre son activité syndicaliste, restera La vie d'un simple, mémoires d'un métayer de cette terre bourbonnaise, riche, verdoyante et illuminée de soleil, que nous avons parcourue avec un réel plaisir.


Pour clore la saison, un voyage a eu lieu en Occitanie du 24 au 30 août, intitulé « En suivant la via Domitia, du Perthus au pont du Gard », sous la direction du président Alain MALISSARD.
Ce voyage avait pour points forts la visite des sites archéologiques « incontournables », comme les quartiers antiques et les musées de Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes… et le pont du Gard, avec son nouveau musée, à l'élaboration duquel a participé notre Président. Il avait également pour but de faire connaître des lieux plus secrets : la vallée de la Rome, près du Boulou, point de départ de la via Domitia, l'Amphoralis de Sallèles d'Aude, l'oppidum d'Ensérune, la villa des Prés-Bas à Loupian dans la campagne bitteroise, Murviel, Maguelone, le site d'Ambrussum, commenté par son inventeur Jean-Luc Fich, le mas des Tourelles, où un vigneron archéologue fait son vin à la manière de Columelle… autant de lieux qui offrent un panorama complet de la Provincia romanisée depuis vingt-deux siècles.

Les secrétaires : André Lingois, Gérard Lauvergeon


 

 SAISON 2002-2003

Le 22 octobre 2002, « Avec sainte Geneviève, de Clovis à Péguy », conférence par Mme Geneviève DADOU, professeur, vice-présidente de la Section d'Orléans.
En réalité, le cheminement a été à l'inverse du titre, car c'est notre grand poète orléanais qui a conduit la conférencière à l'aube de l'ère mérovingienne ; c'est la lecture de la Tapisserie de Sainte Geneviève ou de Jeanne d'Arc – où « se tisse le lien mystique entre la protectrice de la France et la patronne de Paris » – qui est au départ de ses recherches. Il est difficile de séparer l'aura de légende autour de « l'antique bergère », que la vox populi a sanctifiée peu de temps après sa mort, vers 503, et dont on vantait déjà les miracles de son vivant, de l'existence réelle d'une jeune gallo-romaine qui devient « vierge consacrée » après avoir rencontré l'évêque Germain cl' Auxerre et qui va mener à Lutèce une vie exemplaire.
Mme Dadou a renoué avec l'histoire en évoquant l'époque charnière du milieu du Ve, siècle, lorsque la cité des Parisii, assiégée par les hordes d'Attila, puis convoitée par Childéric, roi des Francs Saliens, fait partie du royaume de Syagrius. C'est au cours de ces sièges que va s'illustrer Geneviève, devenue un véritable symbole de résistance. Il faudra attendre la chute de Syagrius, puis la victoire de Tolbiac sur les Alamans, pour que Clovis, sous l'influence de son épouse Clotilde et de Geneviève, se fasse baptiser. S'ouvrent alors les portes de la ville qui devient la capitale du royaume, définitivement et légalement chrétien. Notre future sainte va reposer aux côtés de Clovis et de Clotilde, dont le sanctuaire deviendra l'abbaye Sainte-Geneviève, qui fut, du Moyen Age au XVIIIe siècle, un lieu de culte et dont il reste de nos jours, se dressant au milieu du Lycée Henri-IV, la tour dite « de Clovis ».


Le 28 novembre, « Les passions intellectuelles au siècle des Lumières », par Madame Élisabeth BADINTER, philosophe et historienne, qui reprenait le sujet de son grand livre sur le XVIIIe siècle. Le renom de la conférencière avait attiré une foule d'admirateurs, que ne put contenir l'auditorium du Musée. Il ne s'agissait pas, à vrai dire, d'une conférence traditionnelle, mais plutôt d'un entretien à partir d'interrogations émanant du public, véritablement sous le charme de cette grande dame.
La première question ayant porté justement sur ces « passions intellectuelles », Mme Badinter répondit que, au moment de donner un titre, elle avait hésité, et choisi d'abord le mot de « tourment », suggéré par la lecture de Condorcet. Au milieu du XVIIIe siècle, pendant trente ou quarante ans, les philosophes ont été à l'origine des passions qui tourmentent les intellectuels d'aujourd'hui. Mme Badinter insiste sur le changement du comportement de ces philosophes du fait de l'apparition d'un élément inconnu jusqu'alors : l'opinion publique. Et il ne faut pas oublier que, dès l'aube du siècle, un philosophe est considéré comme un savant et que le terme moderne d'intellectuel correspond parfaitement au profil d'un Voltaire ou d'un Montesquieu.
En 1751, quand paraît le premier volume de l'Encyclopédie, « le désir de gloire est devenu une passion commune ». Dans la décennie qui a suivi, de nouvelles passions se sont manifestées : d'abord l'exigence de dignité, mais aussi la volonté d'indépendance vis-à-vis du pouvoir. À certains historiens qui trouvent que ces philsophes se sont plus attachés aux querelles d'idées qu'aux vrais scandales du monde, la conférencière répond que, à partir de 1761, les choses ont changé, sous l'impulsion de Voltaire. Des nombreuses questions qui ont suivi, à propos de Voltaire, du mot « intellectuel », de l'engagement, de la filiation avec les libertins du XVIIe siècle, sur les passions moins intellectuelles et plus humaines, nous ne retiendrons que trois.
La première a porté sur les femmes. L'auteur d'Émilie Émilie n'a pas manqué d'évoquer les intellectuelles du temps, tout en reconnaissant la difficulté de la tâche, du fait de la disparition de la plus grande partie de leurs correspondances… et de la condition reléguant la femme dans l'orbite des grands hommes. Mme Badinter a cité, outre Mme du Châtelet, qui introduisit en France la physique de Leibniz, l'astronome Reine Lepaute, qui travailla dans l'ombre du grand Clairaut, Mme de Graffigny, auteur de théâtre, personnage étonnant dont on vient de retrouver plus de 20.000 lettres.
Le second débat porta sur les rapports des philosophes avec Dieu. La réponse fut simple : les philosophes, à une ou deux exceptions près, ne sont pas franchement athées, mais ils sont irrémédiablement hostiles au pouvoir religieux.
Quant à leurs rivalités au sujet de la paternité de leurs idées, il ne faut pas perdre de vue que ces « intellectuels » formaient au départ un groupe d'amis qui, lors de leurs rendez-vous au Palais-Royal, avaient « tricoté ensemble leurs pensées », lesquelles appartiennent désormais à l'esprit des Lumières qui ont éclairé toute l'Europe.


Le 12 décembre, « L'Afghanistan, un patrimoine en péril », par M. Osmund BOPEARACHCHI, directeur de recherche au CNRS.
Le conférencier a présenté le témoignage de ses séjours dans les territoires correspondant aux anciens royaumes de Bactriane et de Sogdiane sur les traces de la civilisation indo-grecque. Ce fut une évocation émouvante, car, si nous connaissions le calvaire subi par un pays devant trois oppressions successives et vingt-cinq ans de guerre, si nous gardons l'image de la destruction des Bouddhas géants de Bâmyân, nous ignorions l'étendue du désastre, vu la richesse énorme de cette terre conquise par Alexandre. Malheureusement, cet acte iconoclaste n'est qu'un épisode spectaculaire qui fait suite à un pillage général, à commencer par celui du musée de Kaboul, l'un des plus riches de l'Asie. Bien avant la fureur des Talibans, la mise en coupe réglée a été systématique, et elle dure encore. Notre conférencier a multiplié les exemples, en nous montrant des bijoux dilapidés, des chefs-d'œuvre disparus, des statues réduites en poussière. Les sites archéologiques ont subi le même sort. Celui d'Haï-Kanoun, fouillé par les Français entre 1965 et 1978, n'est plus qu'un sol lunaire, ravagé par les pillards clandestins ; or c'était un site extrêmement riche, dont M. Bopearachchi a retrouvé au Pakistan la trace de certains objets À la suite de cet inventaire – désormais, hélas !, virtuel – le conférencier a abordé le problème délicat de la destination de ces objets d'art provenant de fouilles clandestines et qui encombrent les marchés. Privés de toute identification, ils perdent leur valeur historique et privent les chercheurs d'un matériau essentiel. Le plus grave c'est qu'ils pourront finir dans une vente officielle, blanchis de tout soupçon. « Sans doute, nous dit-il dans sa conclusion aux accents pathétiques, la réhabilitation du patrimoine afghan est liée à la situation économique et politique ; pour l'instant, c'est la lutte contre la misère et l'ignorance qui est primordiale. Ne laissons par les forces du Mal détruire notre dignité. Dans ce pays pour nous lointain, vieux carrefour des cultures, c'est l'avenir de l'humanité qui est en jeu… »


Le 14 janvier 2003, « Que nous apprend la linguistique ? », par M. Gabriel BERGOUNIOUX, directeur du département des Sciences du langage à la faculté des Lettres d'Orléans.
D'emblée, M. Bergounioux a fait la distinction entre le philologue, qui s'appuie sur des textes, et le linguiste, qui travaille sur l'oralité. Au second il faudra réaliser ce que Meillet appelait une « opération magique» : partir de quelque chose qui n'existe pas à l'écrit et le rendre visible, c'est-à-dire propre à l'étude. Mais, si les savoirs sur le langage sont anciens, la linguistique est une science récente, et qui se fonde d'abord sur l'analyse des sons. La phonétique y est primordiale ; ainsi l'étude du sanskrit, où l'oral est strictement codifié, a été précieuse par rapport à celle du grec et du latin, qui ignorent l'analyse des phonèmes.
M. Bergounioux a rappelé ensuite les débuts de la linguistique au XIXe siècle, avec l'apparition de la « grammaire comparée » ou « grammaire historique ». La linguistique nous apprend – et c'est là son titre de gloire – que toutes les langues se valent, toutes aussi compliquées les une que les autres, et qu'elle présentent un certain nombre de caractères identiques.
Le conférencier insista ensuite sur les découvertes de la linguistique et, en premier lieu, sur l'invention de la phonétique dite instrumentale, dont le précurseur fut, à la fin du XIXe siècle, l'abbé Jean-Pierre Rousselot, qui construisit une véritable machine phonographique.
La dernière partie de son exposé fut consacrée aux applications de la linguistique dans la technique, après le bouleversement causé par les ordinateurs : le traitement de la parole par la machine, la compréhension automatique des textes, les systèmes de repérage automatique (fournissant une documentation en toutes langues), la génération automatique de textes ; autant de défis qui posent aux linguistes des problèmes passionnants.
Et le français dans tout cela ? Son système consonantique est structuralement impeccable, mais son système vocalique très compliqué, à la différence de l'arabe et du persan qui n'ont que trois voyelles. Mais nous restons dans la norme avec nos six pronoms personnels, comme dans la moitié des langues. Ainsi la linguistique nous donne des leçons de relativité…


Le 6 février, sous le titre « Deux heures avec Alexandre Dumas », eut lieu non pas une conférence à proprement parler, mais, selon une formule inaugurée lors du quarantième anniversaire de la Section, une séance de travail collectif, animée par les membres du Bureau et orchestrée par Jean NIVET, visant à retracer les grandes lignes de la vie mouvementée de l'auteur et de son œuvre multiple en faisant alterner commentaires, lectures de textes et illustrations. Elle a connu un grand succès.
Dès l'introduction a été souligné le caractère ambitieux du jeune Alexandre, qui n'a eu de cesse – comme il le dit par l'intermédiaire d'un de ses personnages – d'« égaler les ressources de la richesse, de la puissance et de l'aristocratie avec les seules ressources de la jeunesse, de la vigueur et de l'intelligence ».
La première partie de l'évocation a été centrée sur l'idée de conquête : conquête de la gloire par le théâtre, de la richesse par le roman – ce qui repésente un travail de Titan : 700 lignes par jour pendant plus de quarante ans ! – conquête du monde par les voyages, enfin conquête du pouvoir par la politique : on connaît certes le rôle que Dumas a joué en Italie auprès de Garibaldi ou son action révolutionnaire en 1830 et 1848, au demeurant plus théâtrale que réelle ; on connaît moins son attachement nostalgique aux princes et à la vieille noblesse, sentiment tout à fait compréhensible chez celui qui portait le patronyme de Davy de la Pailleterie.
La seconde partie a approfondi la connaissance de l'homme aux diverses facettes : l'homme qui aimait la vie (le chasseur, le gourmet, l'auteur du Dictionnaire de cuisine), l'homme qui aimait les femmes, entre autres les actrices, le séducteur qui eut de nombreux enfants illégitimes (500, prétendait-il !). Ce portrait a été complété par deux aspects, tout à l'honneur de Dumas : d'une part l'altruiste, qui avouait avoir « la prétention d'appartenir par tempérament à cette classe d'imbéciles qui ne sait pas refuser », d'autre part l'amateur du beau, voire l'esthète, dont certaines pages peuvent rivaliser avec celles des grands stylistes du XIXe siècle.
Alexandre Dumas a, sans aucun doute, mérité son destin glorieux. Et un chapitre de son roman La Comtesse de Charny montre qu'il considérait comme un honneur véritable d'être admis à reposer au Panthéon, sans oser imaginer que cela lui arriverait un jour. Ne regrettons donc pas qu'il ait eu droit enfin à cette apothéose dont il rêvait.


Le 6 mars, « Le saint-simonisme et sa modernité », par le Dr Bernard JOUVE, président des Amis du Musée de l'Indre et auteur de L'Épopée saint-simonienne.
Le conférencier a d'abord rappelé les grands principes de la doctrine : l'avènement de la société industrielle annonciatrice d'un monde meilleur, l'inutilité des classes dirigeantes héritées de l'Ancien Régime, la promotion de la classe des producteurs : entrepreneurs, banquiers, savants et même artistes, avec également les ouvriers, destinés à former une classe à part, le prolétariat, dont les conditions seront améliorées par la technique. Cependant, la croyance au progrès, moteur d'une économie rationnelle, devra s'accompagner d'une véritable philosophie ou plutôt d'un « nouveau christianisme » .
Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, arrière-petit-neveu du mémorialiste, a eu une vie mouvementée, que retrace M. Jouve, a connu bien des déboires et imaginé bien des utopies. Dans sa période d'études, en compagnie de Dupuytren, Bernardin de Saint-Pierre et Valentin Haüy, il jette les fondements du positivisme. Dans sa période mondaine, il tient salon pendant deux ans, s'éprend de Mme de Staël et, en 1802, publie les Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains, préfiguration d'un gouvernement idéal. Entre 1802 et 1825, date de sa mort, Saint-Simon a beaucoup écrit, lancé plusieurs journaux et dissipé sa fortune au point d'être totalement ruiné et de tenter un suicide.
Dans la deuxième partie de son exposé, le conférencier a montré l'évolution du saint-simonisme et le rôle des disciples, tout particulièrement ce curieux personnages que fut Prosper Enfantin. Le groupe fait du prosélytisme et fonde deux journaux, avant d'acheter en 1830 Le Globe. C'est l'apogée du saint-simonisme ; on compte environ 250.000 sympathisants, 40.000 disciples organisés et hiérarchisés. Les « églises » essaiment en province et en Belgique, et à Ménilmontant se crée une communauté modèle, dont le caractère messianique se manifeste d'abord dans une liturgie et dans un costume, puis dans l'aventure de Constantinople où les « douze compagnons » vont à la recherche de la « Mère universelle »… Ne perdant pas de vue l'idée de la nécessité de mettre en valeur le monde et celle, novatrice, de créer des réseaux de circulation, les saintsimoniens fondent le Crédit Immobilier, le Crédit Foncier, puis le Crédit Mutuel et le C.I.C. Les mêmes ont joué un grand rôle dans la construction des réseaux de chemin de fer, le développement de lignes maritimes et d'industries lourdes, dans la construction de grands immeubles et des premiers grands hôtels. Les saint-simoniens avaient également prévu l'essor des réseaux d'information en créant plusieurs périodiques destinés à vulgariser la culture.
Le conférencier conclut en résumant les éléments de modernité de l'entreprise saint-simonienne, dont la postérité ne retient souvent que l'aspect philosophico-religieux, voire sectaire, ou simplement folklorique. Il y a, en réalité, tout un côté visionnaire : par exemple, la création d'une société pour le creusement d'un tunnel sous la Manche, ou celle d'un Parlement européen à deux Chambres, ou encore la proposition de lois sur l'égalité effective des sexes et sur la suppression de l'héritage, sans parler de la théorie des réseaux chère aux penseurs modernes.


Le 27 mars, « L'homme, interprète passionné du monde », par M. Jean-Didier VINCENT, neurobiologiste et endocrinologue, membre de l'Académie de Médecine et directeur de reccherche au C.N.R.S.
D'emblée, l'auteur de la Biologie des passions nous a ramenés à la question fondamentale, celle de la définition de l'homme. Celui-ci se différencie de l'animal par la passion ou, plus exactement, par l'émotion, et surtout par la faculté de la faire partager. C'est d'ailleurs sur ce luxe d'émotions qu'il va construire son intelligence. L'homme ressent l'influence du monde qui se manifeste par nos sens, et c'est à partir de cette manifestation sensorielle que nous nous construisons. De cette activité l'art est le meilleur exemple et c'est par elle que l'homme échappe à l'animalité. À travers les structures du désir, il interprète le monde ; l'art est justement une de ces interprétations qu'un homme propose aux autres. Mais l'art n'existe pas en soi ; sans regard, l'œuvre d'art disparaît ; en allant plus loin, c'est notre cerveau qui la crée, de même qu'il donne la couleur aux objets. Le conférencier insiste sur le rôle du cerveau, en rappelant le mot de Matisse : « Voir, c'est déjà une opération créatrice », et celle-ci s'effectue dans des aires du cortex cérébral, situées à l'arrière en gros, la première fournit une « vision rudimentaire », la deuxième la notion de forme, la quatrième la couleur et la cinquième le mouvement. Le cerveau se livre à une interprétation du monde, toujours associée à une action sur le monde, et cette interprétation est toujours passionnée, ce qui distingue le cerveau humain de l'ordinateur, incapable d'échanger des émotions.
Pour montrer la dualité de notre cerveau, avec un hémisphère gauche responsable notamment du langage, de la logique et de la motricité, et un hémisphère droit contrôlant la perception globale et l'intuition, chacun régissant la partie inverse de notre corps. J.-D. Vincent a pris et analysé un exemple tiré de la peinture du quattrocento, la Vierge de l'Annonciation d'Antonello da Messina. La contemplation de ce tableau, d'une beauté absolue, nous a conduits à l'expression des émotions, qui se traduisent physiologiquement par la libération d'hormones ou la dilatation de vaisseaux sanguins ; notre visage fait connaître à l'autre notre état intérieur. La représentation des émotions qui permet l'échange participe au fondement même de la société, l'homme « se construisant sur un nœud de relations et d'interprétations ». J.-D. Vincent nous entraîne alors à l'intérieur de notre cerveau, où des systèmes conditionnent nos états intimes, des « systèmes désirants », gérés par des neuro-transmetteurs. Il insiste sur le rôle de la passion, sur les « processus opposants », le couplage obligatoire plaisir-souffrance, ou la compassion se transformant en « contre-passion », autrement dit en haine de l'autre, haine qui n'est que la résultante d'un ressentiment envers soi-même.
Ne voulant pas conclure sur un constat trop pessimiste, notre conférencier a évoqué la capacité de notre cerveau, pourvu de « neurones-miroir », de se mettre à la place de celui de l'autre, selon un processus d'empathie. La pitié, bien plus que le rire, est assurément le propre de l'homme…


Le 22 mai, « En suivant la Via Domitia… du Perthus au Gard », d'après le voyage effectué par la Section en août 2002.
Les participants, conduits par le président Alain Malissard, ont exploré seulement la partie ouest de la voie romaine construite à partir de 120 av. J.-C., qui réunissait l'Italie aux provinces d'Espagne en franchissant les Alpes au Mont-Genèvre et les Pyrénées au col de Panissars, près du Perthus, où le voyage avait commencé.
Les grandes villes gallo-romaines constituaient les grandes étapes, mais aussi les sites qui font encore l'objet de fouilles, comme l'oppidum d'Ensérune ou la cité d'Ambrussum, près de Lunel. D'autres sites antiques ont été visités, peut-être moins connus, comme Sallèles d'Aude, où l'on a exhumé de grands fours de potiers ou celui de la villa de Loupian, dont les mosaïques sont d'une très grande finesse, notamment les décorations en trompe-l'œil. Les richesses architecturales du Moyen Age n'ont pas été pour autant négligées, que ce soient les linteaux ou les peintures murales des petites églises du Roussillon, la très belle cathédrale d'Elne et son cloître, la forteresse de Salses, construite par les Espagnols à la fin du XVe siècle, la curieuse cathédrale romane de Saint-Pierre de Maguelonne, ainsi que le prieuré troglodyte de Saint-Roman, dominant le Rhône tout près de Beaucaire, où les budistes firent une sympathique halte. En effet, au mas des Tourelles, un vigneron épris d'archéologie élabore un vin « à la romaine », selon les préceptes de Columelle.
Les dernières visites, à Nîmes et aux environs ont constitué le point d'orgue du voyage : le pont du Gard et son nouveau Musée, à l'élaboration duquel notre président a collaboré, le castellum de Nîmes, le « charmant petit temple » appelé Maison Carrée, les Arènes, « amphithéâtre d'un ovale parfait construit en pierre sans ciment », tous ces monuments « sans apparence de luxe ni d'ornement ». Comme Stendhal avait raison : « Les Romains faisaient des choses étonnantes, non pour inspirer de l'admiration, mais simplement, et quand elles étaient utiles… »


En plus des huit conférences résumées ci-dessus, la Section d'Orléans a patronné un voyage organisé, du 14 au 25 avril, « dans le Péloponnèse, d'Athènes à Pylos », et dirigé par le président Alain MALISSARD, accompagné de Chryssa, notre guide grecque.
Ce voyage a concilié la visite de sites classiques comme Tirynthe, Argos, Mycènes, Sparte (et Mistra), le temple d'Aphaïa à Égine, ceux de Bassae et du Cap Sounion, et, bien entendu, à Athènes, l'Acropole et l'Agora, avec celle de lieux moins fréquentés du public, par exemple, l'Heraïon de Perachora, l'ancien port de Corinthe, le théâtre de Mégalopolis, les ruines de Messène, le sanctuaire d'Amphiaraos, sans parler de trois découvertes : le palais de Nestor à Pylos, le Magne laconien jusqu'au Cap Ténare et l'île de Kéa avec le très beau musée de Ioulis.


Enfin, le dimanche 15 juin, fut organisée une excursion littéraire « Aux marches du Valois et de la Champagne, à la rencontre de Bossuet, Dumas et Racine ».
La visite, organisée par l'Office du Tourisme de Meaux, centrée sur Bossuet, fut impeccable, aussi bien dans la cathédrale Saint-Étienne qu'au Palais épiscopal, devenu Musée, et dans le jardin à la française en forme de mitre, avec, au-dessus de la muraille médiévale, le pavillon où Bossuet se retirait pour travailler et méditer au cours de ses veillées nocturnes.
Après un repas fort apprécié à l'Auberge du Champ-de-Mars, le groupe a pris la route de Soissons, qui longe la vallée de l'Ourcq et mène aux champs de bataille de la Marne. La forêt de Villers-Cotterêts était notre premier rendez-vous de l'après-midi, au musée des Trois Dumas : le général Thomas-Alexandre, héros des campagnes d'Italie et d'Égypte, qui revint mourir au pays de sa femme ; notre grand homme, qui ne possède plus à Villers-Cotterêts qu'un cénotaphe, et son fils, l'auteur de la Dame aux Camélias. Après cette visite, où furent évoquées l'enfance et l'adolescence d'Alexandre, nous avons parcouru une partie de cette magnifique hêtraie jusqu'à un lieu qu'il affectionnait : les ruines de l'abbaye de Longpont.
Sur la route du retour, la dernière halte a été La Ferté-Milon. Si l'on a été sensible au charme vieillot de cette petite ville, avec toutes ces demeures qui gardent le souvenir de la famille Racine, en revanche on est peu sûr que les premières années aient eu une influence sur la formation du futur dramaturge, sans doute bien plus marqué par son long séjour à Port-Royal, où il fut emmené à l'âge de cinq ans par sa grand-mère, Marie Desmoulins. Mais on se plaît à penser que l'atmosphère de ce canton si proche du Valois, ces coteaux modérés du pays francien ont pu inspirer plus ou moins consciemment la poésie racinienne…


 

SAISON 2003-2004

Le jeudi 9 octobre 2003, lors de la séance de rentrée, après le traditionnel rapport d'activité, M. Daniel CUISIAT, professeur de lettres supérieures a prononcé une conférence sur « Le cardinal Charles de Lorraine, prélat humaniste de la Renaissance ».
M. Cuisiat – qui a édité chez Droz en 1998 la correspondance du cardinal – a d'abord situé le personnage, représentant d'unefamille illustre, les Guise, laquelle occupe le devant de la scène au XVIe siècle. Charles naît le 17 février 1525 au château de Joinville ; il est le fils de Claude de Lorraine, le futur premier duc de Guise, et d'Antoinette de Bourbon : il est le frère cadet de François de Guise, lequel périra de mort violente à Saint-Hilaire-Saint-Mesmin.
Comme cadet, il sera, selon la tradition, homme d'Église. Charles fait alors une carrière fulgurante : il obtient son chapeau de cardinal à vingt-deux ans. Ses bénéfices lui procurent le revenu annuel le plus élevé des évêques de son temps, ce qui lui permet de mener le train de vie d'un grand seigneur, M. Cuisiat a entrepris, dans un second temps, de cerner le caractère et la personnalité de Charles de Guise, qui portera le titre de cardinal de Lorraine en 1550, à la mort du duc Jean. Sans doute ne méritait-il pas totalement les accusations de « paillard, bougre et incestueux » portées par les protestants ; en revanche, le reproche de « mondain » fait par Brantôme était davantage justifié.
Toutefois, il serait injuste de ne voir en lui qu'un prélat de cour : il faut mentionner son rôle politique, lors de la négociation du traité de Cateau-Cambrésis.
La grande question pour nous est de savoir si notre Cardinal mérite le qualificatif d'humaniste. Si l'on prend le mot au sens moderne, la réponse est évidemment négative, Charles de Lorraine ignorant la vertu de tolérance en cette époque de fanatisme. Mais il a été incontestablement un humaniste au sens où on l'entend à la Renaissance, c'est-à-dire un homme de culture, nourri de l'Antiquité et des langues anciennes. Il n'apparaît pas non plus comme un esprit borné et sectaire : il a animé la discussion au colloque de Poissy, protégé le huguenot Ramus, invité Michel de l'Hospital à la Cour. Sur le plan des belles-lettres et de l'art, le cardinal de Lorraine apparaît comme le type même de l'amateur d'antiquités. .
M. Cuisiat a conclu l'évocation de ce parfait représentant de la seconde Renaissance en signalant son rayonnement, à l'avènement d'Henri II, comme en témoignent les louanges que lui ont adressées les poètes de la Pléiade.


Le jeudi 13 novembre M. Jean-Paul THUILLIER, directeur du département des Sciences de l'Antiquité à l'E.N.S., est venu parler des « Cinq noms des Étrusques ». Ces différentes appellations, dont certaines ont été données par les peuples voisins, ont servi de fil conducteur à une promenade archéologique, abondamment illustrée, à travers le territoire de l'Étrurie antique au cours du premier millénaire avant notre ère.
Après les grandes questions que l'on se pose au sujet de ce « peuple mystérieux et fascinant » concernant l'origine et le déchiffrement de la langue, M. Thuillier a rappelé les deux premiers noms, d'origine latine : Etrisci et Tusci, qui a donné Toscane. C'est en effet dans cette province que l'on a fait, au XVIe siècle, sous les Médicis, les découvertes qui ont révélé la civilisation étrusque, notamment en 1553, celle de la Chimère d'Arezzo. M. Thuillier a passé en revue les centres les plus importants avec leurs richesses archéologiques : Véies, tout au sud, et son Apollon, Caete, l'actuelle Cerveteri Tarquinia, Vulci et ses milliers de vases attiques, Populonia, la seule cité au bord de la mer, Cortona, Orvieto, qui garde au pied de sa citadelle le Fanum de la Ligue étrusque.
Après une évocation de la religion étrusque, M. Thuillier a livré les derniers noms : d'abord le mot par lequel ce peuple se définissait lui-même, Razena, puis le mot grec « Turennoi » (qui renvoie à une civilisation de la mer, à une thalussocratie). La dernière appellation : « Lydiens », du nom d'une province d'Asie Mineure, nous ramène à la vieille théorie de l'origine orientale des Étrusques. Or, conclut notre conférencier, cette question a moins d'intérêt que celle de la formation du peuple étrusque.


Le mardi 9 décembre, notre Association a marqué, avec quelques semaines d'avance, l'Année George Sand en consacrant « une soirée avec George Sand », soirée animée par les membres du Bureau de la section et orchestrée par Jean NIVET, à la manière de la récente célébration d'Alexandre Dumas père, qui connut un vif succès.
C'était évidemment une gageure que d'offrir en un temps si court un panorama fidèle et complet d'un écrivain à l'œuvre abondante, dont le rôle a été primordial dans le domaine des lettres, des idées et de la société, qui a été admiré sans partage par des personnalités aussi différentes que Balzac et Dostoïevski, qui a séduit entre autres Musset et Chopin, tout en suscitant des inimités farouches comme eelle de Baudelaire.
Dans un premier temps, les textes – tirés pour la plupart de l'Histoire de ma vie ou de la Correspondance – ont illustré le thème de la liberté – une liberté qui alla parfois jusqu'à la provocation. La séquence suivante a montré l'idéaliste aux prises avec le réel : en amour comme en politique et en religion, les désillusions ont été souvent cruelles.
Après un intermède photographique, la seconde partie a mis en lumière l'artiste au confluent de tous les arts, lorsque le salon de Nohant eut pour hôtes Chopin, Liszt, Balzac, Gautier et Dumas. La dernière séquence a laissé l'image de la « bonne Dame de Nohant » adorant ses petites filles, surveillant ses confitures, animant avec son fils Maurice son théâtre de marionnettes, en un mot assumant avec sérénité et bonheur sa vieillesse, en affichant une morale résolument optimiste.


Le jeudi 8 janvier 2004 M. Gérard COULON, Conservateur en chef du Patrimoine de la Région Centre, a prononcé une conférence sur « La Céramique et les potiers de la Gaule romaine », en limitant son sujet à quelques points essentiels, étant donné l'abondance de la matière et du matériau.
La production de la céramique gauloise est en effet d'une incroyable variété, depuis les amphores (les plus belles ont été découvertes à Chateaumeillant en Berry) jusqu'aux terres cuites architecturales ; les pièces les plus curieuses sont des figurines objets de culte ou jouets ; les plus spectaculaires sont ces énormes dolia contenant jusqu'à 1500 litres, réservés au vin. Tous ces objets étaient fabriqués dans des ateliers de potiers de dimension variables, de la modeste officine à l'usine pour production standardisée de masse.
Ensuite a été abordée la question des artisans potiers. Si l'on connaît le nom de certains d'entre eux, d'après leurs sceaux, en revanche on sait peu de choses sur eux et encore moins sur leur statut social.
M. Coulon a achevé son tour de Gaule par le cas du plus grand centre de céramique connu : le site de la Gaufesenque près de Condatomagus (= Millau), exportateur de 300.000 pièces par an dans tout le monde romain, par terre et par mer, jusqu'aux confins de la Baltique… Et de conclure par la lecture d'un passage de Marcus Aper chez les Rutènes, dans lequel Anne de Leseleux imagine l'activité du site. Bel hommage à nos artisans gallo-romains !


La séance du mardi 3 février 2004 a inauguré une formule inédite : un débat à plusieurs voix autour d'une question de notre temps : « Peut-on parler d'un retour des mythes ? » Les trois intervenants – le frère Noël-Marie RATH, servite de Marie et historien des religions, Olivier PY, acteur, metteur en scène et directeur du CDN d'Orléans, et Bertrand VERGELY, professeur de philosophe au lycée Pothier et à l'Institut d'Étucles politiques de Paris – ont défini chacun leur position par rapport aux mythes.
M. Rath reconnaît une actuelle résurgence des mythes, et constate, avec la plupart des sociologues, qu'il y a dans nos mentalités un passage obligé d'une confrontation avec le mythe, celui qui fonde les valeurs d'une société, autrement dit avec le sacré. La science et l'histoire, traditionnellement opposées au mythe, le font au contraire ressurgir ; d'où une nouvelle écoute. Le mythe, présent dans toutes les cultures, loin d'être élucidé, nous parle encore et nous met en communication, d'une part avec le transcendant, d'autre part avec l'avenir. Porteur de valeurs-symboles, il joue un rôle irremplaçable.
M. Vergely, d'emblée, refuse de croire à un retour des mythes pour la simple raison qu'ils ne nous ont jamais quittés. Ces récits, outre la fonction fondamentale d'extrapolation, ont la fonction pratique de valorisation, investissant notamment le domaine de l'art. Et les sociétés fonctionnent comme des machines à fabriquer des mythes, aussi bien dans le sport, la politique que dans les divertissements populaires. Il est également à la base des sciences humaines comme chez Freud ou Lévi-Strauss ; il est un moyen d'exploration, mais également fiction pure, voire mensonge… Et de nous mettre en garde contre les dérives du mythe…
M. Olivier Py, en contrepoint, a déridé l'assistance en dénonçant l'usage abusif du terme, à propos du « mythe Loana », autement dit le mythe sans contenu, produit comme simple objet de consommation. Sans doute, et notamment au théâtre, il y a bien un retour des mythes, qui correspond à la mort des idéologies et à celle de la croyance au progrès continu. Comme le monde de l'écrit régresse, le mythe survivra-t-il dans l'univers de l'image ? Au cours du débat qui a suivi, le public a d'abord réagi sur la question du Mal et sur le rôle de la culture, ce qui a donné lieu à une vive discussion entre les trois intervenants. De nombreuses questions furent ensuite posées, sur la création des mythes politiques, sur les rapports entre mythe et rumeur, sur les relations possibles entre mythe et mystère… Comme on pouvait s'y attendre, cette heure d'échanges n'a pas épuisé la complexité du mythe, « tellement riche de sens qu'il libère la parole et suscite le nécessaire dialogue avec soi-même ».


Le 9 mars 2004, M. François MARCOT, conseiller historique du Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, professeur d'histoire à l'Université, préfacier du très beau livre La vie à en mourir, avait intitulé sa conférence : « Publier les lettres de fusillés ? »
La réponse est dans les lettres même, car elles donnent les raisons du combat contre l'occupant et un certain nombre d'entre elles avaient déjà circulé. Elles sont aussi une méditation sur le sens de la vie et elles ont une portée universelle.
Le conférencier, après avoir posé le contexte historique, et rappelé que 3000 personnes ont été passées par les armes entre 1941 et 1944, a parlé du contenu de ces lettres qui nous frappent par leur extraordinaire simplicité. Leurs auteurs, qu'ils soient chrétiens, communistes, libres penseurs, veulent qu'on comprenne le sens de leur engagement et refusent d'être morts banalement. Paradoxalement, c'est un sentiment de bonheur qui se dégage de leurs lettres.
Pour François Marcot, l'histoire a été longtemps injuste vis-àvis de la Résistance et de sa mémoire, parfois jusqu'à l'oubli. Il faut donc prêter l'oreille à ces témoignages, qui sont aussi des documents historiques, et qui font partie de notre patrimoine au même titre que les œuvres d'art. Elles dégagent une intense émotion – que nous avons ressentie au plus-haut point lors de la lecture de quelques-unes de ces lettres par Sylvie Malissard – et surtout elles révèlent l'incroyable grandeur de l'espèce humaine…


Le mardi 13 avril, M. Thomas PUGHE, professeur à la Faculté des Lettres d'Orléans, a présenté « Richard II, Histoire et Tragédie » à l'occasion des représentations de la pièce de Shakespeare au Carré Saint-Vincent, dans une nouvelle mise en scène de Thierry de Perreti.
En évoquant le classement des œuvres du dramaturge dès la grande édition de 1623, le conférencier associe Richard II à la catégorie des pièces historiques, distinctes des tragédies proprement dites, comme Hamlet. Ce genre historique est intimement lié au règne d'Élisabeth Ière, caractérisé par une forte poussée de nationalisme, indissociable de l'idéologie – ou du mythe des Tudor ; Shakespeare éclaire cette « période charnière entre le crépuscule du Moyen-Age et le seuil de l'époque moderne » : le règne du dernier des Plantagenet qui s'impose en commanditant l'assassinat de son oncle, ce qui lui vaudra d'être tué par son cousin Bullingbrooke, et qui amènera une crise de légitimité.
M. Pughe insiste sur l'aspect éminemment politique de la pièce et sur sa fonction essentielle : montrer des « exempla », de sorte que le théâtre peut apparaître comme « un miroir pour les princes ».
Dans la seconde partie de son exposé, il a montré comment Shakespeare avait creusé le modèle traditionnel un peu simpliste de la tragédie pour en faire un spectacle qui touche tout le monde et en même temps lui donner une portée poétique et philosophique.


Le jeudi 13 mai les membres du Bureau ont commenté les photographies prises au cours du voyage en Grèce d'avril 2003 sous le titre : « Images du Péloponnèse » – titre d'ailleurs quelque peu restrictif, car l'itinéraire avait conduit les budistes d'Athènes à Pylos, et de la Laconie en Attique, avec incursion aux îles d'Égine et de Kéa.
Cette évocation, à l'inverse du voyage, suivait un fil chronologique, depuis l'expansion mycénienne (Mycènes, Tyrinthe, le palais de Nestor à Pylos) jusqu'à la grande époque classique (Pérachora, le port antique de Corinthe, le stade de Némée, les ruines de Messène et le fameux temple de Bassac, aujourd'hui sous assistance respiratoire). Après l'intermède constitué par la visite du Magne, « région encore féodale et comme hors du temps », nous avons pénétré dans le Péloponnèse vénitien et byzantin, à Méthoni sur son promontoire et à l'étonnante ville morte de Mistra et ses monastères byzantins. La dernière étape a été l'Attique, avec des monuments sans doute moins spectaculaires, comme le sanctuaire d'Amphiaraos, ou le charmant couvent de Kaiseriani sur le mont Hymette, mais aussi avec des monuments-symboles, telles les colonnes du temple de Poséidon qui dominent le Cap Sounion…


Le samedi 15 et le dimanche 16 mai, la Promenade littéraire « Deux jours entre Marne et Meuse », préparée par Jean NIVET et conduite par Geneviève DADOU et Gérard LAUVERGEON, a mené les budistes aux confins de la Champagne et de la Lorraine.
Cette région un peu méconnue possède un riche patrimoine littéraire, artistique et historique, ainsi qu'un grand intérêt géographique, étant donné la variété des paysages liés à la succession des sols et sous-sols de la partie orientale du Bassin Parisien. Après la traversée de Bar-sur-Aube, patrie de Gaston Bachelard, puis le passage à Colombey-les deux-Églises, la première halte fut le château de Cirey, fièrement campé au-dessus de la Blaise, là où Voltaire et la « belle Émilie » (alias Mme du Chatelet) entre 1734 et 1749, filèrent le parfait amour (?) tout en menant une vie mondaine et en consacrant de longues heures à l'étude. Joinville fut l'étape suivante, où l'on évoqua Jean, seigneur du lieu et familier – et hagiographe – de Saint-Louis lors de la 7e Croisade.
L'après-midi est consacré à la visite du site gallo-romain de Grand, célèbre sanctuaire des eaux dédié à Grannus et à Apollon, visité par Caracalla et Constantin, dont on a pu admirer les ruines de l'immense théâtre-amphithéâtre le sanctuaire antique magnifiquement restitué et très belle mosaïque de la basilique. Avant l'étape du soir à Contrexeville, un pélerinage à Domrémy s'imposait, où, devant « la Meuse endormeuse » naissante, nous avons écouté avec émotion « les adieux de Jeanne à son village ».
Le dimanche matin, après avoir traversé le Bassigny, vieux pays riche d'histoire et de littérature (berceau de la famille des Goncourt et des Flammarion, de Marcel Arland… et de Louise Michel, la Vierge rouge) le groupe a atteint Langres, vieil oppidum des Lingons, solidement ancré au-dessus de la Marne et aujourd'hui universellement connue, puisqu'elle est la patrie de Diderot. C'est à lui en effet que les budistes se sont intéressés – et notamment en refaisant la Promenade de Blanchefontaine, si chère au cœur de l'ami de Sophie Volland – mais sans négliger le nouveau Musée (L'Espace Mitterrand) avec l'aide d'un guide érudit ni la Cathédrale Saint-Mammès qui cache derrière sa façade XVIIIe une nef du début du gothique et un beau chœur roman à déambulatoire.
Les heures du retour furent utilisées par des lectures et des évocations des écrivains rencontrés au cours du voyage. Ainsi le voisinage de Clairvaux fut l'oceasion de parler de Saint Bernard, né au château de Fontaine-les-Dijon et moine à l'Abbaye de Citeaux et de lire un texte de Victor Hugo tiré de Claude Gueux stigmatisant la prison qui occupe l'abbaye depuis 1808.


Du 18 eu 29 août a eu lieu un « Voyage en Campanie », organisé par le Président MALISSARD avec le concours de « Clio ».
Quatre nuits étaient prévues Naples, trois à Castel Volturno, trois à Sorrente et une à Ravello, la perle de la Côte amalfitaine. Les points forts étaient les ruines de la Capoue antique, le Palais de Caserte, les sites de Baïes et Pouzzoles, les Champs Phlégréens et Cumes, la Solfatare. Au sud de Naples Pompéi, Herculanum, Castellamare di Stabian, Oplontis et la triade Paestum-Capri-Ravello (et ses deux inoubliables villas Rufolo et Cimbrone). Les dernières journées ont été consacrées à Naples, à son riche Musée archéologique, à ses vieux quartiers et à la ville souterraine encore peu connue.

Les secrétaires : André Lingois & Gérard Lauvergeon



SAISON 2004-2005

Lors de la séance de rentrée du jeudi 14 octobre 2004, après le rapport d'activité fait par le Président Alain Malissard, la parole a été donnée à Mme Emilia NDIAYE, maître de conférences à la Faculté des Lettres d'Orléans, sur le sujet suivant : « Humanisme et barbarie, de Cicéron à Guillaume Budé ».
Le point de départ a été effectivement la lecture de Cicéron, car c'est lui qui oppose l'« humanus » au « barbarus », en grec « barbaros », c'est-à-dire l'étranger, qui parle mal le grec ; le monde hellénique s'opposant aux autres peuples jugés non civilisés. Le barbare est, bien entendu, « inhumanus » ou « ferox » (tel le Gaulois). Cicéron a cherché à promouvoir l'« humanitas » romaine, qui inclut la politesse comme la dignité et la culture face à l'hellénisme, en même temps qu'il donne à la langue latine une légitimité et un certain prestige. Cela dit, la frontière entre ces deux notions de civilisation et de barbarie est poreuse et il faut rappeler que les Latins n'ont jamais connu dans leur histoire le racisme.
Dans un large panorama, Mme Ndiaye a montré que ce schéma antithétique va se modifier avec l'extension de l'empire romain et surtout avec les progrès du christianisme, le Barbare devenant le « paganus », l'incroyant. Il a fallu alors redéfinir l'humanisme antique, car les écrivains grecs et latins ont défendu des valeurs d'humanité, les mêmes qu'on retrouve dans l'univers chrétien, comme s'il y avait « une sagesse commune des hommes », selon le mot de Pétrarque. Cette référence a permis à Mme Ndiaye de faire la liaison avec l'humanisme du XVIe siècle, en prenant comme exemple deux textes : le premier d'Érasme (tiré du Liber anti barbarum) où il donne sa leçon : apprendre à bien parler, c'est apprendre à bien penser, donc à bien vivre – humainement ; le second de Budé insistant sur la responsabilité des humanistes dans les excès de la Réforme, reconnaissant qu'ils n'étaient pas à l'abri de la barbarie… même « à visage humain ».


Le mardi 9 novembre, M. Hervé HAMON a été accueilli pour une rencontre-débat à propos de son récent ouvrage : « Tant qu'il y aura des élèves ».
Il s'agissait d'une enquête menée dans 60 établissements divers, déjà visités il y a 20 ans pour son livre Tant qu'il y aura des profs. Par comparaison, l'auteur fait deux remarques positives : les collèges ne sont plus à l'abandon et les lycées d'enseignement professionnel sont devenus très performants. C'est vrai, « le niveau monte et le peloton roule plus vite » ; mais, en revanche, les écarts se creusent. Selon M. Hamon, notre école présente trois défauts majeurs : d'abord elle est injuste socialement (le « collège unique » n'est qu'une utopie), elle est fortement sexiste, et surtout, elle n'est pas exempte de discrimination ethnique ; et de comparer sur ce plan Janson-de-Sailly et le lycée de Clichy-sous-Bois (déjà à l'honneur !). M. Hamon s'est demandé ensuite ce qui pouvait faire bouger l'école : il faudrait mettre au premier plan la transmission du savoir-faire au lieu de valoriser le « savoir académique » et donner aux enseignants des instruments d'appréciation et d'analyse, car « une culture professionnelle est à réinventer ».
Un débat nourri s'est alors instauré; M. Hamon a répondu clairement et sans passion ; il a conclu en insistant sur la difficulté « de bouleverser les habitudes et les mentalités », tout en reconnaissant que les enseignants seraient prêts à accepter le changement, au moins à titre individuel.


Le mardi 23 novembre, a eu lieu une séance exceptionnelle pour fêter, jour pour jour le Cinquantenaire de la Section orléanaise Guillaume-Budé, en présence de M. Jacques Jouanna, président national, de M. Michel Adam, l'un des « pères-fondateurs » de la section, aujourd'hui professeur émérite à l'Université de Bordeaux-III, de M. Lionel Marmin, président d'honneur de la section locale.
À la suite de l'historique de l'Association au plan national et du patrimoine que représente la Société d'édition des Belles-Lettres, un montage photographique a montré les activités de la section : 50 années bien remplies (286 conférences, 46 excursions littéraires, 15 grands voyages). Les « vieux fidèles » ont pu retrouver avec quelque nostalgie les grandes figures budistes.
Il restait à Michel Adam – qui, lors de la séance inaugurale du 23 novembre 1954, prononça la première conférence, intitulée « 23 novembre 1654, Pascal et son Dieu » – d'apporter, au-delà de ses propres souvenirs orléanais, quelques compléments à ses réflexions pascaliennes, en se référant notamment aux travaux de Jean Mesnard : « Pascal, dit-il en conclusion, reste un auteur inépuisable ».


Cet anniversaire a été prolongé le vendredi 26 novembre au Théâtre du Carré Saint-Vincent par une lecture-mise en scène des Histoires de Tacite » (extraits des livres I et III) par des comédiens du Centre Dramatique National d'Orléans, intitulée : « Images de la Rome impériale : l'année des quatre empereurs ».


Le mardi 14 décembre, à l'occasion du 700e anniversaire de la naissance de Pétrarque, M. Michel LAGRANGE, professeur et écrivain, a parlé de « Pétrarque et la Pléiade ».
Il s'agissait d'abord de situer la Renaissance française dans le domaine littéraire. C'est Jacques Pelletier du Mans, premier imitateur de Pétrarque, qui donnera l'impulsion à la Brigade (devenue Pléiade) et le manifeste commun, la célèbre Défense signée du seul Du Bellay et fortement imitée d'un ouvrage d'un certain Speroni qui défendait le toscan. La référence sacrée devient très vite les Canzoniere, sonnets inspirés par la figure emblématique de Laure et qui vont alimenter le lyrisme pour des siècles en même temps que les rêveries idéalistes, à commencer par la Délie de Maurice Scève.
M. Lagrange a ensuite passé en revue l'attitude des principaux poètes de la Pléiade pendant la période du « pétrarquisme triomphant » (jusque vers 1553) : Ronsard – que devance Du Bellay avec L'Olive – l'acclimate parfaitement dans Les Amours de Cassandre ; Pontus de Tyard (le futur évêque de Chalon-sur-Saône) compose Les erreurs amoureuses ; Rémi Belleau, Étienne Jodelle suivent aussi la mode des épigones comme Bembo ou Sannazar. Mais bientôt, les poètes du XVIe siècle manifestèrent une certaine défiance, voire un rejet ; Du Bellay avait marqué ses distances et « oublié l'art de pétrarquiser ». Ronsard recherche davantage la sincérité et une inspiration plus familière, puisée dans Anacréon ou dans Horace. Dans Le voyage à Tours, il apparaît même comme un anti-Pétrarque. Il n'en reste pas moins vrai que le grand poète italien, après avoir été pour un temps l'image du Père « a permis à notre Renaissance de renaître plus vite ».


Le jeudi 20 janvier 2005, M. Christian GOUDINEAU, professeur au Collège de France a prononcé une conférence (illustrée de photographies) sur « La Guerre des Gaules et l'archéologie ».
M. Goudineau a commencé par faire le tableau au premier siècle avant notre ère de la Gaule indépendante, « vaste territoire d'une mosaïque d'une soixantaine de tribus » que cependant dominent les Rèmes, les Arvernes, les Séquanes et les Éduens, les plus influents, alliés de Rome, avant d'exposer la stratégie de César. Celui-ci n'avait sans doute pas l'intention de conquérir « la Gaule chevelue », mais l'émigration des Helvètes vers la Saintonge l'a obligé à intervenir : il les refoule ; peu après, à la demande des chefs gaulois, il intervient contre Arioviste, puis contre les Germains ; il enchaîne campagne sur campagne, avec parfois des échecs, comme en Grande-Bretagne, et surtout il ne voit pas venir la grande insurrection animée par Vercingérotix, qui le privera de toute initiative… jusqu'à Alésia.
M. Goudineau nous montre alors comment l'archéologie, avec ses disciplines annexes, peut éclairer, corroborer ou infirmer les déclarations de César. Par exemple, la numismatique révèle que vers -120 à partir des Éduens, il s'est créé une zone d'échange avec « monnaie unique », alignée sur le denier romain et la drachme grecque. De même l'étude des traces au sol, des ossements animaux, des graines modifie notre image du Celte : il n'est pas chasseur, mais éleveur et agriculteur avec un certain niveau technique (cette technicité se remarque aussi dans le « murus gallicus » de Bibracte). Tous ces apports de l'archéologie moderne nous apprennent que César a organisé sa conquête sur des bases économiques. Mais de cela, il n'en souffle mot dans le monument à sa gloire qu'est le De Bello Gallico.


La séance du jeudi 17 mars a été consacrée au thème « Peut-on parler d'une décadence de la langue française ? » M. Marc BACONNET, doyen honoraire de l'Inspection Générale et membre de la Commission ministérielle de terminologie et néologie, M. Gabriel BERGOUNIOUX, professeur de linguistique à la Faculté des Lettres d'Orléans et Madame Yveline COUF, professeur de lettres dans un collège de Saint-Étienne, ont échangé leurs vues.
« Il y a dans l'évolution de toute langue, dit M. Baconnet, trois situations en parallèle : une situation de décadence – qui peut être réelle – une situation de déclin, et une situation d'explosion et d'enrichissement, les trois pouvant cohabiter ». Dans le premier cas, le danger existe, s'il y a relâchement abusif, perte de la correction, envahissement de langages parallèles et codés et, plus récemment, envahissement de termes anglo-saxons. Une langue décline et perd de son influence quand le pays perd de sa puissance, politique et économique ; parallèlement coexiste une situation de renouvellement linguistique souvent difficile à maîtriser, la difficulté étant de contrôler le flux migratoire des mots étrangers.
M. Bergougnioux constate le changement obligatoire des langues, et, avec une froideur toute scientifique, déclare qu'une évolution de la langue ne peut être ni positive ni négative, que les emprunts à l'anglais sont sans gravité. En revanche, le danger est réel quand le système du français est attaqué, encore faut-il relativiser. Les changements lexicaux, grâce à l'informatique, sont repérés immédiatement par le linguiste qui dispose désormais d'un corpus immense. Il mesure l'évolution, mais s'interdit de parler de décadence.
Madame Couf a apporté le point de vue réaliste et concret du professeur riche d'une expérience variée qui a pu mesurer in situ l'état de la langue française maniée par nos élèves. Sans catastrophisme, elle a dit son « florilège des perles », l'ignorance abyssale du passé, la pauvreté du langage, même si on assiste à un « métissage » (dont elle nous a donné un exemple étonnant : un mélange arabo-italo-verlan !).
De nombreuses questions ont été posées, en particulier sur les codes nouveaux utilisés par les jeunes, sur la difficulté de communiquer avec un instrument mal maîtrisé. M. Baconnet a justement clos la discussion en rappelant que l'enseignement a d'abord pour but de faire apprendre le sens précis des mots pour que le futur citoyen ne se laisse pas berner par la puissance des médias qui lui procure l'illusion du savoir.


Le vendredi 29 avril fut organisée une rencontre entre MM. Michel DEGUY, poète, écrivain et rédacteur en chef de la Revue Po&sie, Claude MOUCHARD, professeur à l'Université de Paris-VII et rédacteur-adjoint de ladite revue, et LI JINJIA, jeune poète chinois sur le thème : « La Poésie aujourd'hui : écriture et traduction ».
M. Deguy a parlé de l'évolution de la revue Po&sie, née en 1977 et qui s'ouvre aux littératures étrangères et dont le souci primordial est celui de la traduction, avec ce paradoxe : d'une part « tout texte en toute langue exige une traduction » et en même temps « tout est intraduisible, surtout en poésie ». Entre deux langues il y a souvent un abîme et le traducteur doit faire sans cesse le saut, car à chaque génération une nouvelle traduction est nécessaire.
Claude Mouchard intervient pour apporter quelques exemples tirés des numéros de Po&sie (notamment sur la Chine, la Corée et le Japon) destinés à montrer l'ouverture aux problèmes de notre temps et le besoin de traduction et de reconnaissance ressenti par les écrivains d'Extrême-Orient.
Le jeune poète Li Jinjia, dont la maîtrise du français n'a d'égal que son enthousiasme communicatif, a parlé de son compatriote Yu Jian, qui connut la Révolution culturelle, fut soudeur avant d'entrer à l'Université et de publier clandestinement des poèmes. Il a cherché à instaurer une poésie plus proche de l'oral et du quotidien qui corresponde à une nouvelle société plus libérale et plus ouverte au monde. Il nous en a même donné un exemple (d'abord dans sa langue maternelle, pour nous si étrangement exotique !) qui a séduit par le contraste entre une froide rigueur et de très délicates images…
Les questions du public ont donné lieu à une discussion animée entre les trois intervenants sur le long travail, minutieux et épuisant qu'est la traduction, « lieu d'échanges incessants et de critique mutuelle ».


Le mardi 17 mai la séance a été consacrée au voyage du 18 au 29 août 2004 dans la région de Naples dirigé par Alain Malissard (avec le soutien de « Clio »). Il s'agissait d'un commentaire de 200 photographies (la plupart de Claude Viviani) mêlé de lectures variées, de Pline l'Ancien à J.N. Schifano sous le titre « Richesses et beautés de la Campanie ».
Le but n'était pas de retracer par le menu l'itinéraire du voyage, mais de montrer les différents strates de civilisation dans cette riche région appelée par Rome : « Campania felix », en dépit des colères du Vésuve – dont la plus terrible eut lieu le 24 août 79 – et qui fut convoitée tout à tour par les Étrusques, les Grecs, puis les Samnites (ces deux dernières coexistent à Paestum). La Campanie romaine a fait l'objet d'une visite détaillée dont les étapes ont été Capoue, l'antre de la Sibylle, Baïes, Pompéi, Stabies, Oplontis et Herculanum. Les sites plus récents n'ont pas été oubliés : le palais de Caserte, la Villa San Michele d'Anacapri, Ravello et ses deux villas, Rufolo et Cimbrone, et bien entendu l'inépuisable cité de Naples, « théâtre permanent de l'Italie ».


Le samedi 18 et le dimanche 19 juin a eu lieu une « Excursion littéraire en Picardie » animée par Jean NIVET, Gérard LAUVERGEON, André LINGOIS. Elle était organisée autour de trois thèmes :
l°) le souvenir de la Grande Guerre : un premier arrêt à la « Villa Sylvie » d'Henry Barbusse à Aumont, près de Senlis, un autre au Mémorial de Péronne ; et, tout au long de notre route, nous avons été accompagnés par les écrivains témoins de 14-18, comme Genevoix, Dorgelès, Duhamel, Cendrars.
2°) les monuments d'Amiens (la Cathédrale éclairée l'après-midi par Ruskin et Proust, colorisée le soir par Skertzo ; le Musée de Picardie incontournable par sa collection des Puys, par les fresques de Puvis de Chavannes et ses trésors gallo-romains.
3°) la commémoration de Jules Verne pour le centenaire de sa mort marquée par l'exposition « Jules Verne visionnaire, de la terre à l'espace » et par la parade de « l'éléphant à voyager dans le temps », suivi de la « petite géante » imaginée, d'après l'œuvre de Jules Verne, par la Compagnie Royal de Luxe.


Du lundi 22 août au mardi 30 août, sous la conduite d'Alain MALISSARD et avec le concours de l'agence « Clio », un voyage a été organisé en Ombrie et Toscane, intitulé : « Fresques italiennes et tombes étrusques ».
Au programme : les visites de Todi, Pérouse (monuments étrusques et Galerie Nationale de l'Ombrie), Assise, Orviento (Duomo, Musée et Nécropole), Chiusi (Musée), site du Lac Trasimène, Cortone, Arezzo (Basilique San Francesco et Musée), Florence (Musée archéologique et Couvent San Marco), Sienne (Duomo, Baptistère, Musée dell'Opera, Museo Civico), Volterra (Museo Guarnacci et Parc), Parc archéologique de Baratti et Populonia, site de Tarquinia, Cerveteri (Musée et Nécropole étrusque).

Les secrétaires : Gérard Lauvergeon et André Lingois


 

SAISON 2005-2006

Le compte rendu de cette saison, préparé pour le Bulletin National 2007-1, n'a pas été publié.

Jeudi 13 octobre 2005, « L'Antiquité dans les Trophées de José-Maria de Heredia », par Jean NIVET, professeur de lettres, et des membres du Bureau. Le 3 octobre 1905 est la date de la mort de José-Maria de Heredia, poète quelque peu oublié des historiens et critiques modernes, mais pas encore des manuels scolaires et dont le goût pour la culture gréco-latine fait partie des options budistes. En lieu et place d'une conférence, le Bureau a préféré une lecture de poèmes, avec, en regard, des reproductions photographiques de peintures allant de la Renaissance à l'aube du XXe siècle.
Ce fidèle Parnassien, – dont nous avons admiré le portrait en conquistador peint d'après l'émail fait par son ami le médailliste Claudius Popelin, et dont les alexandrins impeccablement ouvragés sonnent encore dans nos mémoires avec une vibration nostalgique et un peu surannée – représente un cas unique dans l'histoire de la poésie française : la première édition de son (mince) recueil de 152 sonnets – totalement à contre-courant – a été épuisée en quelques heures et a valu à son auteur une gloire fulgurante qui lui a ouvert illico les portes de l'Académie française. Verhaeren, pourtant si différent, louera « une œuvre aristocratique, faite lentement à l'écart de la réclame et du tapage, avec un net dédain de la hâte et un insouci permanent du public et des disputes littéraires. »
Notre choix s'est arrêté aux deux premières parties du recueil consacrées au monde antique (Grèce et Rome), lequel s'ouvre sur le thème, déjà présent chez Lamartine et Nerval, de la lutte contre l'oubli (c'est d'ailleurs le titre du poème liminaire, qui commence par la vision du « temple en ruine » et se clôt sur « La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes ».
Il faut rappeler l'influence de Louis Ménard, l'historien du polythéisme hellénique, également poète de talent, qui a inspiré à Hérédia le désir de faire revivre « une Antiquité foisonnante », avec d'abord ses dieux et ses héros. Sans aucun doute, le poète s'est plu à illustrer les légendes connues (Jason et la Toison d'or, les Travaux d'Hercule, Persée et Andromède, Bacchus et Ariane) qu'on peut comparer avec leurs illustrations picturales, notamment celles de Gustave Moreau ; il vise toujours l'agrandissement épique et, comme Leconte de Lisle, renchérit sur l'aspect sauvage de ces héros, comme dans la lutte d'Hercule avec le lion de Némée, où « Seul un rugissement a trahi leur étreinte ».
Et même les dieux révèlent leur cruauté foncière : telle Artémis qui, dans sa chasse effrénée veut mêler voluptueusement son sang « au sang horrible et noir des monstres égorgés ».
Aux grands dieux de la mythologie, Hérédia a manifestement préféré les divinités secondaires, rustiques, ou celle qui ont donné lieu à de nombreuses représentations artistiques, comme les Centaures, et en particulier Nessus écartelé par sa double origine qui a mêlé dans son sang « au rut de l'étalon l'amour qui dompte l'homme ».
Le poète a une tendresse particulière pour les divinités honorées par les paysans : Hermès, qui se contente d'un sacrifice modeste, ou Pan, « gardien des troupeaux » ou les Satyres, pleins de lubricité, dont l'un est qualifié de « divin chasseur de Nymphes nues », ou encore Priape, hortorum deus, symbole de fécondité et aussi de protection contre les voleurs. Leur image, souvent réaliste (et nous en avons eu quelques exemples, qui bravent l'honnêteté), relève d'un art primitif, « emblème équarri dans un cœur de tilleul » ou « taillé dans le tronc d'un dur figuier d'Égine ».
Après les thèmes mythologiques, Hérédia a fait une petite place aux personnages illustres de l'histoire romaine, mais en choisissant deux épisodes qui ne sont pas particulièrement à la gloire de Rome. Le premier est archi-connu : c'est la campagne victorieuse d'Hannibal, marquée par La Trebbia, où nous entendons encore, comme lui, « le piétinement sourd des légions en marche » et par la panique à Rome après la bataille « apud Cannas », où devait surgir « le chef borgne monté sur l'éléphant Gétule ». Le second épisode est l'histoire de Marc-Antoine, d'abord grand général romain vainqueur des Mèdes, puis amant de Cléopâtre et, finalement, grand vaincu à Actium.
En réalité Heredia s'est davantage intéressé à l'évocation des petites gens, comme ce Gallus, se contentant de sa villula et de « son destin borné », ou comme ce vieux laboureur qui depuis près d'un siècle « a poussé le coutre au travers de la friche ». Une exception (souvent citée) : « la belle Asiate » parfumée de myrrhe, la sœur de celle qui s'étire voluptueusement dans le Tepidarium de Théodore Chasseriau.
Le dernier thème abordé dans notre anthologie pouvait s'intituler : « Mort et survie de l'Antiquité ». Celle-ci perdure en effet dans les vestiges de certains monuments, témoin cet arc de triomphe, « gloire en ruine par l'herbe étouffée », ou dans les inscriptions gravées que les archéologues exhument et qui révèlent et ressuscitent tout un monde oublié. C'est ce qu'Hérédia a voulu suggérer dans ce sonnet curieux et peu connu intitulé Le vœu, inspiré par une plaque trouvée au XIXe siècle à Bagnères-de-Luchon, portant une dédicace au dieu local Iscitt, faite par un certain Hunnu, fils d'Ulohox – noms barbares qui enchantèrent Leconte de Lisle, les qualifiant (avec d'autres fort exotiques), « d'hirsutes, d'hispides, hypersulfureux, tatoués et idiosyncrasiques au suprême degré » !
Malgré cela, la loi de la nature est inexorable : « Le temps passe. Tout meurt. Le marbre même s'use… » Cependant la note finale n'est pas pessimiste. Le recueil, ouvert sur des ruines oubliées, se clôt (dans Sur un marbre brisé) aussi sur des ruines, mais vivantes et animées à la fois par un jeu de lumière et surtout par le prestige de l'art : dernier hommage d'un artiste qui a eu toute sa vie le culte d'une civilisation dont nous sommes encore aujourd'hui les héritiers.


Mardi 22 novembre 2005, « L'Atlantide de Platon à nos jours », conférence par Pierre VIDAL-NAQUET, auteur de L'Atlantide, petite histoire d'un mythe platonicien (Belles-Lettres éd.). Le mardi 22 novembre 1955, alors qu'il était jeune professeur au lycée Pothier à Orléans, Pierre Vidal-Naquet avait assisté à une conférence de Fernand Robert sur l'Atlantide, donnée dans le cadre de l'association orléanaise Guillaume-Budé. Cinquante ans plus tard, jour pour jour, il vient nous entretenir du même sujet, après la parution de son ouvrage aux Belles-Lettres. Il nous confie que son intérêt pour ce continent date de cette conférence, d'autant plus qu'il avait présenté son diplôme d'histoire d'études supérieures sur la conception platonicienne de l'histoire, sous la direction d'Henri-Irénée Marrou.
Dans le Timée et le Critias, Platon évoque ce continent révélé à Solon par un sage égyptien et existant 9000 ans auparavant, récit d'aspect canularesque se présentant comme une histoire vraie. Constituée de cercles concentriques de terres et d'eaux, située au-delà des Colonnes d'Hercule, l'Atlantide est une thalassocratie sous l'égide de Poséidon, dont la flotte se lance à la conquête de la Méditerranée en se heurtant à la résistance de l'Athènes d'Athéna et d'Héphaistos. Dans une sorte de guerre médique à rebours, Athènes, la terrienne, l'emporte, et un gigantesque tremblement de terre fait disparaître l'Atlantide sous les eaux. En fait, il faut interpréter ce récit de Platon comme une guerre entre Athènes, devenue puissance maritime après Salamine, et l'Athènes idéale rêvée par le philosophe. Aristote ne s'y est pas trompé et l'Antiquité grecque ne s'est pas passionnée pour cette histoire.
Le démarrage du mythe est lié à la conversion de l'Empire romain au christianisme et à l'expansion du néo-platonicisme : l'Atlantide devient la Palestine selon Cosmas Indicoplastes et l'Empire du mal une idée positive. D'où l'ambiguïté d'un lieu dont on ne sait s'il est symbolique ou réel. Après un long silence, la résurrection de Platon à Florence par Marsile Ficin (1485) et la découverte de l'Amérique relancent le mythe. L'Atlantide est vraie puisque Platon le dit, et les Indiens ne seraient-ils pas les descendants des Atlantes ? Contrairement aux Espagnols, Montaigne et Bacon sont sceptiques.
Curieusement, un national-atlantisme se développe pour se prévaloir de descendre des Atlantes. Le cas le plus étonnant est celui d'un savant suédois du XVIIe siècle, Rudbeck, par ailleurs fort sérieux, qui place l'Atlantide en Suède. Au XVIIIe siècle, une revue publiée à Londres affirme que c'est l'Angleterre qui est l'Atlantide, tandis que certains, en Allemagne, soutiennent que les Atlantes sont les pères des Aryens. Les Nazis s'emparent du mythe et Rosenberg et Himmler font de Jésus un Atlante et non un descendant d'Abraham et de Jacob. Contrairement à Platon, l'utopie est devenue positive ; mais un déporté du camp de Thérésienstadt, dans un opéra clandestin, y voit l'empire du mal comme Georges Pérec dans W ou le souvenir d'enfance, récit d'un continent (W) au delà des côtes du Chili, qui se découvre comme identique à Auschwitz et dont la fête principale s'appelle les Atlantides.
Pierre Vidal-Naquet termine sa conférence par l'éloge de ceux qui n'ont pas cru au mythe platonicien : Montaigne et son traducteur italien, Bartoli, Chateaubriand et un professeur rennais du XIXe siècle, Thomas-Henri Martin.


Mardi 13 décembre 2005, « Elfriede Jelinek ou l'écriture de la modernité », conférence par Yasmin HOFFMANN, professeur d'allemand à la faculté des Lettres d'Orléans, traductrice d'Elfdriede Jelinek, prix Nobel de littérature en 2004. Mme Yasmin Hoffmann, dont la notoriété dépasse la sphère orléanaise, est connue par sa participation à des émissions de France-Culture et d'Arte et ses nombreuses traductions, notamment celles de Hugo von Hoffmanstall, Peter Handke, Alfred Döblin, Thomas Bernhardt, et surtout d'Elfriede Jelinek à laquelle elle a consacré en 1993 une thèse et, tout récemment, une biographie. Elle n'a pas caché qu'en dépit du succès de La Pianiste, à cause du film de Michael Haneke, Elfriede Jelinek reste un auteur difficile ; mais, grâce à sa présence et son enthousiasme, elle a sans aucun doute contribué à rendre un peu plus lisible une œuvre sans concession et qui transgresse nos habitudes de lecture.
Les auditeurs ont ressenti un premier choc en entendant, en guise d'avant-propos, un extrait de Fledermaus (« La Chauve-souris ») de Richard Strauss, pour montrer l'ambiance « typiquement autrichienne » qu'Elfriede Jelinek met en question, cette musique viennoise symbolisant l'époque de l'Empire austro-hongrois, qu'Hermann Broch qualifiait d'« apocalypse joyeuse ». Le bonheur résidait alors dans l'illusion, dans l'oubli de « ce qu'on ne peut changer » ou même dans la négation de ce qui a existé. L'histoire s'est répétée dans l'Autriche d'après 1945, où Elfriede Jelinek a joué le rôle de trouble-fête du consensus. Son pays souffre d'une amnésie partielle ; comme il a refusé, à la différence de l'Allemagne, le travail de deuil collectif, il essaie sans cesse de se refaire une virginité.
Elfriede Jelinek n'a jamais pu s'accommoder de cette amnésie et a inlassablement dénoncé le mensonge historique. L'ouvrage qu'il faut lire en premier, selon Mme Hoffmann, est Les Exclus (dont elle lit le début), car il contient la matrice narrative la plus signifiante (à savoir « le couple victime coupable / coupable innocenté »). Le sujet repose sur un fait-divers réel, d'ailleurs horrible ; pour l'auteur le fait-divers a une grande importance (et on pense à Camus) : »Il est une soupape d'où s'échappe la vapeur brûlante de la violence sociale » (on pense aussi à une actualité… brûlante).
Mme Hoffmann fait ensuite rapidement l'inventaire de l'œuvre d'Elfriede Jelinek, dont le public français a pu mesurer la variété (six romans dont Lust et Les Amantes dont l'adaptation théâtrale par Joël Jouanneau vient d'être donnée à Orléans, trois pièces de théâtre), en même temps qu'il a découvert son engagement politique. De texte en texte, elle a construit une « œuvre complexe et protéiforme qui ausculte et démonte le présent dans des formes esthétiques diverses ». Passionnée d'expérimentation, elle fait de chaque livre un « laboratoire de langues » ; s'il est vrai que la critique de la société et des medias est son domaine privilégié d'investigation, ce qui la caractérise c'est son travail sur la langue, ou plutôt « contre la langue », car il s'agit bien d'un « travail iconoclaste : casser le moule du prêt-à-penser et à parler ». Le jury du Nobel ne s'y est pas trompé : il n'a pas récompensé un écrivain autrichien, mais une voix singulière de la littérature.
Il y a eu alors – si l'on peut dire – arrêt sur image, à propos du seul roman vraiment connu en France, c'est-à-dire La Pianiste, et qui a « figé l'auteur dans un rôle autobiographique et quelque peu sulfureux ». Cela dit, il y a bien deux éléments réels : la musique et le personnage autoritaire de la mère, contre qui elle s'est révoltée par l'écriture (« les mots m'ont sauvée de ma mère », dira-t-elle), mais on ne peut assimiler l'héroïne Erika Kohut à l'auteur Jelinek dans sa jeunesse ; ce serait nier la dimension symbolique du personnage « qui se décompose, comme Vienne, mythe qui meurt sous sa panse boursouflée de culture ».
La Pianiste s'inscrit également dans une grande tradition germanique du Bildungsroman (ou roman de formation) ; mais, dans ce cas, le héros ou plutôt l'héroïne n'est plus qu'une voix sans identité, où ses errances la conduisent en des lieux « où la scène a cédé la place à l'obscène ». Et Mme Yasmin Hoffmann de nous lire le passage où Erika devient spectatrice d'un peep-show, tout en précisant que ce voyeurisme relève non de la sexualité, mais de la « représentation qui abolit le réel en même temps que l'imaginaire » ( ce que Bourdieu appelait la « sur-représentation »).
À propos de Lust, œuvre noire – et jugée parfois d'une noirceur excessive – elle nous rappelle que l'écriture compte autant, sinon plus, que le contenu, et que le roman doit être lu comme un palimpseste, une ré-écriture des poèmes de Hölderlin, qui conduit le lecteur à une réflexion sur le discours (on pense aux réflexions sur le langage de Wittgenstein).
Mme Yasmin Hoffmann emprunte les éléments de sa conclusion à un entretien – qu'elle a réalisé elle-même – avec l'auteur, qui affirme avoir voulu rompre avec la tradition du sujet qui dit "je", mouvement déjà amorcé avec Beckett. Ce langage atypique, dans la bouche d'un "nous" collectif, joue de toute la gamme des lieux communs, y compris le jargon publicitaire, et intègre les jeux de mots ; de ce fait il démasque l'idéologie en cours et, à la manière de Roland Barthes, détruit les mythes ou les démythifie. Ce qui n'est pas, avouons-le, de tout repos pour nous, car « Elfriede Jelinek demande beaucoup à ses lecteurs… et même un effort physique… ».


Jeudi 12 janvier 2006, « Mais qui était donc Sainte-Beuve ? », par Jean NIVET, professeur de lettres, et des membres du Bureau. Il s'agissait de participer à la réhabilitation d'un grand témoin du XIXe siècle, longtemps cantonné dans le seul rôle de critique et dont le bicentenaire de la naissance a été marqué de manière trop discrète. La séance – sous la forme d'une présentation illustrée de documents photographiques et de lectures – n'avait d'autre ambition que de corriger, sinon d'effacer les images plutôt négatives de cet écrivain souvent caricaturé, petit bourgeois d'apparence médiocre, devenu la cible de Proust dans son Contre Sainte-Beuve, et qui a laissé dans les mémoires scolaires le souvenir d'un auteur d'innombrables pensées à commenter.
Nous avons un peu oublié que ce personnage, raillé par les Goncourt pour sa « petite calotte de soie noire » et son « aspect de portier podagre », fut un des causeurs les plus brillants de son temps, recherché dans les salons parisiens, apprécié tout particulièrement par la princesse Mathilde Bonaparte.
Mais ce n'est là qu'une facette de l'homme dont la vie a été faite, selon ses propres termes, de « campagnes » successives : d'abord celle du jeune romantique, intégré au Cénacle qui s'était constitué autour de Hugo, dont il devient un familier et dont il courtise l'épouse, Adèle, époque féconde, puisqu'il publie, entre autres les Poésies de Joseph Delorme et un roman Volupté. Après 1837, il se transforme en docte professeur de littérature, traitant, entre autres, du jansénisme et de Chateaubriand. Il en sortira un gros ouvrage, étalé sur vingt ans, Port-Royal, où il étudie les individualités bien plus que la doctrine, ainsi qu'un remarquable Chateaubriand et son groupe littéraire. Cette carrière professorale dura peu, et l'essentiel de ses revenus provenait des chroniques qu'il envoyait régulièrement aux journaux, principalement dans Le Moniteur et dans Le Temps.
On pourrait dire que Sainte-Beuve est devenu critique malgré lui, alors qu'il aurait préféré être reconnu comme l'inventeur de deux genres littéraires (dans lesquels il a excellé) : la « causerie » et le portrait. Sans doute il n'a pas toujours été clairvoyant en jugeant ses contemporains (d'où son surnom – d'ailleurs immérité – de « Sainte-Bévue » de la part de Musset) ; il a toujours conservé des goûts classiques (on le sent bien dans son morceau de bravoure « Aimer Molière! »). Cependant il n'a pas systématiquement refusé les nouveautés : pour preuve sa défense du réalisme de Courbet et son analyse bienveillante de Baudelaire.
La partie la plus importante de ce panorama a été bien entendu consacrée à l'œuvre critique. Loin de tout dogmatisme, il avait pour mission de guider ses lecteurs, de les aider à repérer le durable au milieu de la mode éphémère. Il a parlé sans doute de faire « une histoire naturelle des esprits », mais c'était pour se conformer aux prétentions scientifiques de son temps. En réalité, il se contentait d'observer les cas particuliers (Nicole plutôt que « l'espèce » janséniste), de faire ce que Lanson appellera des « biographies d'âmes" ». Pour lui, la critique littéraire ne saurait être une science, « elle restera un art, un art très délicat, dans la main de ceux qui sauront s'en servir… ». Ce qui compte, c'est « l'épicurisme du goût », menacé par la pesante érudition. On pourrait parler d'humanisme à son propos, d'autant plus qu'il a toujours cherché à connaître au plus près l'homme, « c'est-à-dire autre chose qu'un pur esprit ». Et c'est ce qu'on lui a reproché : vouloir remonter de l'œuvre à l'auteur, puis de l'auteur à l'homme et, finalement, se focaliser sur l'homme (et on a envie de dire avec Malraux : « et ses misérables petits tas de secrets »). Il est bien évident qu'on ne pouvait pas ne pas citer Proust : « Le moi de l'écrivain ne se montre que dans ses livres ». Le débat n'est certes pas clos, mais rendons justice à l'auteur des Causeries du Lundi d'avoir rendu à la critique son vrai rôle : redonner le plaisir de la lecture.
La dernière séquence nous a montré un homme lucide, acceptant les nouveautés de son époque et les évolutions nécessaires dans une société devenue industrielle, mais sans perdre de vue un certain nombre de repères traditionnels. Il souhaite que cette société conserve des « esprits fermes et généreux », rappelant sans cesse les valeurs supérieures de l'humanisme, comme la leçon de Pascal : « Tous les corps, le firmament et les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits ».


Mercredi 8 février 2006, « Paroles de poètes », entretien entre Jean-Marie BARNAUD et Jean-Pierre SIMÉON. Le président Alain Malissard, en présentant ces deux poètes, rappela leurs travaux respectifs, leur collaboration à plusieurs revues poétiques, leur activité éditoriale (à la maison Cheyne) et la longue amitié qui les unit.
Jean-Marie Barnaud a pris le premier la parole, pour préciser leur situation par rapport à l'activité poétique contemporaine, « étant donné qu'aucun poète ne peut parler hors de son temps, même s'il existe – selon le mot de Nietzsche – une parole intempestive ». Une constatation s'impose : il y a, dans la poésie actuelle, une très grande vitalité ainsi qu'une très grande diversité, avec des manifestations multiples, aussi bien dans les librairies, fêtes ou salons que sur les sites internet ; on peut donc parler d'un foisonnement, et qui renforce la puissance du questionnement de la poésie, en particulier sur les rapports à la langue et au monde.
Jean-Pierre Simon – connu par ailleurs par ses fonctions de directeur artistique du « Printemps des Poètes » – ajoute que cette effervescence poétique a été longtemps méconnue du grand public, qui reste attaché à un certain nombre de préjugés. Par exemple, celui-ci considère la poésie vivante comme un genre marginal, du fait qu'elle est éliminée du champ médiatique. Il est vrai que, dès les années soixante, elle avait disparu des journaux et magazines littéraires, puis, peu à peu, du domaine de la grande édition, pour des raisons économiques. On assiste heureusement à une évolution, du fait d'un travail incessant et discret de la part des poètes eux-mêmes, aidés par des enseignants, des éditeurs de dimension modeste et même des « micro-éditeurs », parfois éphémères, mais toujours dynamiques, et de plus en plus implantés en province. Ce qui tend à corriger singulièrement l'image simpliste d'une poésie qui serait « ou ringarde ou élitiste » ; ou encore la conception d'une poésie comme objet inaccessible, écrit dans un style obscur et réservé à des spécialistes. Or, déclare avec un optimisme convaincu J.-P. Siméon, le nombre des lecteurs de poésie augmente sensiblement et, d'autre part, la poésie contemporaine offre toutes sortes de pistes avec toutes sortes de cheminements possibles, qu'elle soit engagée, spiritualiste, métaphysique, ou simplement humoristique. La même variété se retrouve dans la forme : les « modernistes », qui déstructurent le poème, côtoient les « néo-lyriques ». Il en est ainsi de la lisibilité, qui va de la « lecture directe » à la lecture « différée ». Et, pour donner un exemple concret de cette abondance, de citer quelques poètes étrangers francophones : Adonis (Ali Ahmed Said), Kenneth White et Jean Métellus.
Ce foisonnement, selon J.-M. Barnaud, n'est nullement incompatible avec une attitude critique. Depuis quelques décennies on assiste à une remise en question, non seulement des formes poétiques, mais des valeurs, des modèles et des références, si bien qu'on peut parler – pour reprendre un terme que Nathalie Sarraute employait à propos du roman des années soixante – d'une « ère du soupçon ». Le poids de l'histoire – et en particulier des traumatismes de la dernière guerre mondiale – se fait sentir au point que l'écriture, plus d'un demi-siècle après, n'en a pas fini avec ce que Blanchot nommait « le ressassement ». Et de proposer trois exemples significatifs : les Leçons de Francfort de la poétesse allemande Ingeborg Bachmann, les interrogations tragiques de Paul Celan (superbement évoquées dans Béliers de J. Derrida) et, plus récemment, le poème Dis pas ça de Lydie Salvayre sur la catastrophe du 11-septembre — trois exemples de poésies qui font écho au monde.
J.-M. Barnaud, soucieux d'offrir une perspective historique, a montré ensuite le rôle important tenu par deux revues dont les premiers numéros ont paru dans les années soixante : Tel Quel (publiée par le Seuil) et L'Éphémère (chez Maeght). La première – influencée par les sciences humaines et notamment le structuralisme, abolissant l'image traditionnelle du poète ainsi que la subjectivité, affirmant la primauté du message linguistique – a introduit en quelque sorte un courant formaliste, dont le représentant le plus marquant est sans doute Jean-Marie Gleize, exégète de René Char et de sa « poésie hermétiquement oraculaire ». La seconde, animée par les jeunes poètes du moment (René-Louis des Forêts, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Jacques Dupin), d'une esthétique et d'une éthique presque opposées, privilégiait la création individuelle, « la quête d'absolu, l'engagement personnel de la parole ». Ces deux courants vont nourrir la recherche poétique contemporaine ; au-delà de leurs différences évidentes, tous deux vont mettre en lumière le travail incessant sur la langue.
J.-P. Siméon revient alors sur le problème de l'attitude critique du poète vis-à-vis de la poésie. Il rappelle qu'il y a eu, à différentes périodes de notre histoire littéraire, un débat entre une veine formelle, depuis les Grands-Rhétoriqueurs, et une tradition « ontologique » ; le dernier avatar serait le combat mené par le courant dit de « l'auto-poésie » (en partie suscité par le Parti pris des choses de Ponge), qui a causé un véritable séisme – à vrai dire annoncé dès 1930 par le mouvement Dada. Et cette remise en cause de toute valeur a causé la rupture du lien avec le public, déconcerté par ces représentants de l'anti-poésie (dont certains vont jusqu'à revendiquer l'illisible !). Mais, par bonheur, ont continué à écrire des traditionalistes, des lyriques, des fantaisistes, qu'ils soient continuateurs d'Aragon, Queneau ou Prévert, ou « écoliers de Rochefort », comme René-Guy Cadou ; et, au milieu de ces deux grands courants – sans doute un peu schématisés – il y a des variantes, des dissidences, des « hors-classement », par exemple Christian Prigent, au carrefour du formalisme et du lyrisme.
Pour conclure, J.-M. Barnaud, évitant tout didactisme, a choisi de lire L'Orée du Bois d'Yves Bonnefoy, poème dédié à sa fille Mathilde, et un extrait de Parking de François Bon, deux poètes en apparence dissemblables, mais qui « mettent leur confiance dans la parole poétique ».
À la suite de cet entretien si riche en aperçus et d'une grande spontanéité, une discussion s'est élevée, qui aurait pu se résumer dans le mot de Pierre-Jean Jouve : « Tout poème, s'il est vrai, demeure mystère ».


Au lendemain de la commémoration du centenaire de la loi de 1905, un débat sur le thème « Peut-on être laïque aujourd'hui ? » a été organisé entre le Père Christophe PANIS, délégué diocésain pour le dialogue interreligieux, et Jean BAUBÉROT, professeur d'histoire et de sociologie de la laïcité à l'École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales.
D'entrée de jeu, le président A. Malissard souligne qu'il ne s'agit pas de revenir sur la loi de 1905, mais de se poser des questions sur ce qui a changé depuis l'affaire du voile en 1989 jusqu'à celle, toute récente, des caricatures de Mahomet, en passant par les travaux de la Commission Stasi et la loi sur les signes ostentatoires de 2004. Quelle attitude adopter, en tant que citoyen, devant la montée du fait religieux et surtout des intégrismes, notamment vis-à-vis de l'Islam ? Faut-il rester neutre ou doit-on combattre pour maintenir les grands principes de la laïcité en interdisant ou en légiférant ?
Jean Baubérot part de la situation du tournant des XIXe-XXe siècles, où, comme aujourd'hui, la laïcité était menacée après l'Affaire Dreyfus et où deux réponses étaient apportées : celle du combat de Waldeck-Rousseau et de Combes par la loi de 1901 sur les associations et celles de 1904 contre les congrégations, en retrait d'ailleurs par rapport aux partisans de la laïcité intégrale et celle de la loi de 1905, en conformité avec la démocratie libérale et la liberté de conscience. Aujourd'hui, doit-on procéder à un toilettage de cette loi ou la défendre telle quelle ? D'abord, il ne faut pas céder à l'émotion que, trop souvent, la communication, notamment la télévision, privilégie. La mondialisation augmente la xénophobie et le découpage des hommes en catégories contribue à créer le communautarisme. Comme l'individu est de plus en plus responsable de sa vie, l'école ne peut rester ce qu'elle était, c'est-à-dire un lieu de légitimation des connaissances et un outil de promotion sociale. Il y a pléthore de bacs + 5 et peu de possibilités d'ascension sociale, ce qui explique la perte de prestige de l'école et une crise de la réussite.
Aussi la contestation religieuse doit être considérée comme la contestation politique. Ainsi le P.C.F. avec sa doctrine révolutionnaire soutenue par l'U.R.S.S. n'a pas engendré de panique après la guerre ; il a même permis d'intégrer des étrangers fraîchement arrivés. De même l'U.O.I.F. représente une possibilité de contestation, mais aussi une possibilité de médiation, comme, avant guerre, la J.A.C. et la J.O.C. étaient des médiateurs entre chrétiens et laïques. Donc, bien penser que l'évolution n'est pas linéaire, qu'elle se fait en zigzag. Le pari de Briand semblait perdu au départ, catholicisme et laïcité apparaissant incompatibles ; mais, dès 1924, il était gagné grâce aux accords avec le Saint-Siège, puis à la condamnation de l'Action française en 1926. En 1946, le M.R.P., c'est-à-dire les chrétiens sociaux, constitutionnalise la laïcité. Aussi, sans être naïf ou idyllique, il est nécessaire de faire des paris volontaristes et optimistes : l'avenir est forcément différent du passé.
Enfin, en prenant l'exemple de Briand, qui avait regardé ce qui se passait ailleurs, notamment dans les états américains pour l'article 4 de sa loi, concernant les associations cultuelles, J. Baubérot démontre que la France n'a pas de modèle rigide à opposer aux autres (la France se croit Astérix, mais n'a pas de potion magique, dit-il). Il prône l'accommodement raisonnable, c'est-à-dire sortir du tout ou rien, sans mettre en péril l'ensemble et favoriser la démarche où chacun doit tenir compte de l'autre. La laïcité est la solution qui permet la liberté de conscience de chacun sans crispation et un pluralisme apaisé et dynamique. D'autre part, il souligne que, sociologiquement, il existe, sur les plans religieux, politiques ou culturels, des noyaux actifs et militants, fonctionnant comme foyers d'attraction et qu'il existe aussi des périphéries plus ou moins intéressés ou attirées. Donc, il faut considérer les individus, les respecter dans leur appartenance et ne pas avoir un regard communautaire.
Le Père Panis, en se demandant si la laïcité est impossible aujourd'hui, s'exprime alors sur les caricatures de Mahomet, dans lesquelles il voit une affaire d'abord politique. Le journal danois, proche de l'extrême-droite, voulait discréditer la minorité musulmane, et la réponse des pays arabes a été évidemment manipulée. Mais on a vu la liberté d'expression, celle de la presse, en concurrence avec la liberté de conscience. Celle-là doit-elle être sans limite ou doit-elle respecter les croyances ? La position des religieux est de dire que la liberté d'expression est fondamentale, mais qu'elle ne doit pas aller jusqu'au blasphème et attaquer ce qui est considéré comme sacré aux yeux des croyants. La laïcité doit permettre de vivre ensemble dans une société multiculturelle et polyreligieuse. La liberté d'expression est un droit imprescriptible mais non absolu.
Ensuite, le Père Panis définit la pensée de l'Église à partir de la lettre de Jean-Paul II aux évêques de février 2003 et de la position des évêques de France. Ainsi, Jean-Paul II admet la valeur positive de la loi de 1905 (« légitime et saine laïcité ») pour l'Église de France et les chrétiens français, parce qu'elle reconnaît le fait religieux. Elle permet aux chrétiens de travailler à l'amélioration de la société et de participer à la vie publique selon leur compétence. Quant aux évêques, ils admettent l'autonomie de la religion et de l'Etat, mais sans ignorance mutuelle. 1905 est l'expression d'un équilibre satisfaisant.
La laïcité couvre aussi la manière dont les religions et donc les Églises s'insèrent dans la société. L'Église ne peut imposer ses conceptions, mais elle ne peut toujours se taire. Elle intervient sur les grandes questions qui engagent l'avenir de l'homme et encourage les catholiques à être présents dans tous les domaines de la vie sociale. Elle veut privilégier le dialogue, la rencontre, le partage, de manière sereine et respectueuse.
En conclusion, pour le Père Panis, la laïcité est une nécessité, car c'est un cadre permettant de travailler ensemble à l'édification d'une société plus humaine. Elle favorise le « vivre ensemble ». Enjeu essentiel pour le XXIe siècle, elle a besoin d'être toujours renouvelée et construite en fonction de contextes toujours nouveaux.
Le Président donne alors la parole à la salle.
La première question porte sur les passerelles entre les groupes religieux pour une meilleure connaissance réciproque. Pour J. Baubérot, il faut donner du temps au temps, car la présence des musulmans est un fait récent. Des lieux de dialogue existent, comme dans cette mosquée du XVIIIe arrondissement de Paris, mais il faut aussi des médiateurs professionnels, car la langue nécessite une traduction exacte pour ne pas commettre d'impair. Il faut aussi une bonne connaissance des cultures. Le P. Panis évoque ses réunions maintenant trimestrielles, à Orléans, avec des protestants, un religieux orthodoxe, des représentants de deux mosquées, d'un moine Zen et d'un soufi. Mais, au niveau des fidèles, les répercussions sont lentes. Il ne faut pas laisser les quartiers devenir des ghettos, mais encourager la mixité sociale pour éviter le communautarisme.
Une interlocutrice demande alors si l'accommodement raisonnable suppose l'abandon des grands principes. Jean Baubérot répond que déjà la laïcité est à géométrie variable, en prenant l'exemple de la condamnation de la France par la Cour européenne des Droits de l'Homme, à deux reprises, en fin d'année dernière, pour atteinte à la liberté d'expression. Or, France-Soir a fait silence sur cette condamnation, mais a choisi de publier les caricatures de Mahomet. Le dispositif judiciaire permet de trancher, mais l'État français n'a plus le dernier mot ; il y a maintenant un droit supérieur à celui de la France. Pour lui, l'accommodement raisonnable, c'est faire la part de ce qui est réversible et de ce qui est imprescriptible, comme l'excision par exemple. La laïcité n'est pas une contre-religion, mais doit proposer des pratiques pour gérer du bon sens face aux diverses religions.
La dernière intervention porte sur l'enseignement du fait religieux dans les collèges et les lycées, comme passerelle entre les religions. On constate aujourd'hui un manque très fort de culture religieuse chez les élèves et une formation des maîtres insuffisante en ce domaine, voire une réticence chez des enseignants habitués à une longue pratique de la laïcité. Ne serait-il pas utile de développer cet enseignement ? J. Baubérot acquiesce en précisant que la formation des maîtres fait partie du cahier des charges de l'Institut spécialisé créé en 2002 après le rapport Debray et dirigé par Dominique Borne au sein des Hautes Études en Sciences Sociales. Il y a une volonté au niveau du secondaire, mais les moyens ne sont pas à la hauteur de l'objectif et il faudrait de meilleurs relais entre la recherche et le secondaire. Cet enseignement serait bien mieux qu'un enseignement purement confessionnel, comme celui dispensé en Allemagne. D'autre part, les aumôneries sont cantonnées à la catéchèse. Le P. Panis abonde dans ce sens, fort de son expérience personnelle. L'aumônerie permet la discussion des jeunes sur les problèmes de leur âge et l'aumônier n'est qu'un interlocuteur pour guider la réflexion.
En conclusion, le président Malissard, constatant la convergence d'idées des deux intervenants, espère que la laïcité, cadre pour les rencontres et les passerelles entre les religions, puisse être riche d'avenir.


Mardi 4 avril 2006, conférence sur « Les thermes de Caracalla et leur galerie d'art », par Alain MALISSARD, professeur émérite à l'Université d'Orléans, auteur de Les Romains et l'eau (Belles-Lettres éd.)
M. Malissard a rappelé l'existence, à coté des balnea privés et de petite dimension, des thermes, énormes constructions comprenant des installations balnéaires (frigidarium, tepidarium, caldarium), mais aussi des palestres, des bibliothèques, des salles de réunion ou de concert, véritables « maisons de la Culture » de l'Urbs. L'essor de ces établissements, datant des débuts de l'époque impériale, ne s'est pas démenti ; il est dû à la conjonction de quatre facteurs : les progrès de la construction, ceux du chauffage, l'amélioration de l'adduction de l'eau et, surtout, la volonté politique.
Ces thermes, mieux conservés que ceux de Dioclétien édifiés un siècle après et de nos jours noyés dans la ville, avaient été conçus par Septime Sévère et entrepris par son fils Caracalla. Inaugurés en 216 de notre ère, ils sont situés au pied de l'Aventin et au débouché de la Via Appia, formant une entrée monumentale.
Ce monument, fait pour accueillir 8000 Romains par jour – qui fut admiré « de son vivant » puis comme ruine – est d'abord le fruit d'une véritable révolution architecturale (l'utilisation de la voûte d'arêtes et de l'arc alvéolaire a résolu le problème de l'équilibre et de la couverture de vastes espaces). Il présente trois caractéristiques essentielles:
— Il fait partie d'un projet urbanistique énorme, visant à l'aménagement de toute la partie sud de Rome ; il a nécessité des travaux gigantesques : un terrassement sur une superficie de deux fois la place de la Concorde avec un dénivelé de 14 mètres, des contraintes de chauffage (50 fours consommant 10 tonnes de bois par jour), d'approvisionnement et d'évacuation des eaux.
— Il est bâti selon un plan rigoureux et harmonieux, le plan « canonique » des thermes de Trajan : sur un quadrilatère de 320m sur 330m, avec au sud deux grandes bibliothèques encadrant les citernes sur deux étages dissimulées sous des fontaines monumentales, au milieu un vaste jardin ou « xystus », de part et d'autre des salles de réunion et des gymnases. Les thermes proprement dits occupent la partie centrale, bâtie sur deux niveaux, avec, à droite et à gauche, symétriquement, vestiaires (ou apodyteria) et palestres; le frigidarium, dont les voûtes reposent sur huit colonnes immenses, est éclairé par de hautes fenêtres ; au-delà du tepidarium, le grand caldarium circulaire a reçu une coupole de 36 mètres de diamètre, aussi ample que celle du Panthéon d'Agrippa.
— La somptuosité du décor n'avait rien à envier à celle des demeures patriciennes les plus riches, que ce soit dans les revêtements de marbre jouant sur les couleurs ou les mosaïques des pavements. Mais ce qui faisait la richesse de ces thermes, outre les ressources intellectuelles offertes par les bibliothèques, salles de réunion, lieux d'échanges, c'était la galerie d'art constituée par quantité de statues placées à l'intérieur, dans les niches des murs ou des portiques, et même à ciel ouvert.
Les fouilles, commencées au XVIe siècle, ont permis de retrouver de nombreux trésors, comme ces têtes d'Hermès et d'Asclépios que nous avons admirées. Certaines de ces statues se sont révélées être des copies de modèles grecs célèbres : ainsi l'Héraklès de Polyclète, une Aphrodite de Praxitèle, et même une Aphrodite anadyomène (mutilée), copie hellénistique d'un bronze réalisé d'après un tableau d'Apelle. Le Musée de Naples conserve de la fameuse collection Farnèse deux œuvres majeures : le plus grand groupe connu de l'antiquité – copie tardive de deux sculpteurs rhodiens – dit « le taureau Farnèse » et la statue géante d'Hercule.
C'est là, devant cette œuvre à la fois hellénistique et baroque inspirée de Lysippe que M. Alain Malissard a achevé sa promenade dans les thermes de Caracalla en reconnaissant que la sculpture romaine n'avait rien produit d'original depuis la période archaïque et qu'il y avait un contraste entre l'audace architecturale de ces bâtisseurs et le traditionalisme – voire le conservatisme – de l'art officiel de l'Empire.


Dimanche 21 mai 2006, excursion « Quelques sites littéraires du Perche », sur les pas de Saint-Simon, de Rancé, de Martin du Gard et d'Alain, orchestrée par Jean NIVET, aidé par les deux secrétaires… mais pas toujours par la clémence du temps !
L'objet de la première visite était le château du Tertre, près de Bellême – un château de briques et de pierres, construit sous Louis XIII et agrandi sous le Premier Empire – que Roger Martin du Gard acheta à son beau-père en 1924 et que l'on atteint au bout d'un long chemin campagnard bordé de hautes frondaisons. La propriétaire actuelle, Mme Véronique de Coppet, la petite-fille de l'écrivain, une dame aussi charmante que distinguée, nous a accueillis et, après avoir retracé l'histoire de la demeure, nous a montré les lieux familiers de l'auteur des Thibault, sa bibliothèque, sa table de travail, en commentant les photographies des intimes et des hôtes du Tertre : Gaston Gallimard, Gide, Duhamel, Copeau, Jouvet, Schlumberger, Pierre Herbart, entre autres. Un rayon de soleil nous a permis d'apprécier la terrasse, la pelouse, le bassin, le dégagement sur le parc – tous ces embellissements réalisés par le romancier très attaché à son domaine et « conquis par le charme inouï du pays ». Devant le « petit temple du Philosophe », Jean Nivet a lu les pages de l'œuvre posthume de Martin du Gard, les Mémoires du lieutenant-colonel de Maumort, où, sous le nom de Saillant, il déclare son attachement au Tertre, « à cette chère vieille bâtisse, à ces grands arbres, à cet horizon familier ».
En attendant le déjeuner à la Croix d'or, au Pin-la-Garenne, au-delà de Bellême, en passant les collines aux douces ondulations, la parole a été donnée à Gérard Lauvergeon pour un commentaire historique et géographique du Perche, pays bocager, mais aussi de belles forêts, connu par son robuste – et de plus en plus mythique – percheron.
Ces qualités se retrouvent, dit-on, chez l'autochtone; en tout cas, Émile-Auguste Chartier, né à Mortagne-au-Perche en 1868, fils d'Étienne, vétérinaire, et de Juliette, « percheronne pur sang », a toujours revendiqué ses origines, même quand il devint un chroniqueur célèbre sous le nom d'Alain, même quand il était professeur de khâgne à Henri-IV. C'est ce « paysan du Perche », mais aussi l'auteur des 8000 Propos, le « maître qui apprit à douter et à vouloir » (comme le disait son élève André Maurois au lycée Corneille de Rouen) et l'humaniste cultivé, musicien et peintre amateur que nous avons découvert dans l'adorable petit musée que sa ville natale lui a consacré dans la Maison des Comtes du Perche, sous la direction d'une guide attentive qu'on aurait aimé écouter des heures, Mme Guimond, conservatrice du Musée, venue spécialement nous accueillir.
Après quelques lieues de route forestière et quelques averses, nous avons gagné Soligny et l'abbaye de la Grande-Trappe, où l'on a pu apercevoir – au-delà de la masse de fidèles venus s'abreuver à la source Saint-Bernard (miraculeuse ou diurétique ?) – le bâtiment qu'a pu connaître Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, venu faire retraite en 1664 (avant de réformer l'ordre cistercien de manière drastique, jusqu'à interdire la lecture). Il serait peut-être resté dans l'oubli si Chateaubriand n'avait pas été invité par son directeur de conscience à rédiger, en 1884, la Vie de Rancé. Dans ce but, François-René est venu à La Trappe, a reconnu que les moines « étaient parfaitement conformes à ceux qui habitaient ce désert en 1100 » et avaient « l'air d'une colonie du Moyen-âge oubliée ». Sans doute a-t-il été plus sensible à l'environnement qui lui rappelait les bois et les étangs de Combourg…
De la Trappe à La Ferté-Vidame, le trajet est court et Jean Nivet a eu à peine le temps de nous parler de Louis de Saint-Simon, duc et pair de France, fils (tardif) de Claude de Rouvroy (chétif), lequel acquit en 1635 la terre de La Ferté avec le titre de vidame de Chartres et dota aussitôt le bourg d'une église dans le style de Palladio. Saint-Simon dont les Mémoires sont inépuisables a écrit des « pages furibondes », selon le mot de son biographe attitré La Varende ; et pourtant, il avait fait part de ses scrupules à son ami Rancé qu'il visitait à La Trappe. Il était très attaché à son château – qui avait gardé son aspect médiéval – et à ses forêts. Dix ans après sa mort, le château fut vendu à un riche fermier-général et banquier, le marquis de Laborde, qui le fit raser et éleva à sa place une demeure dans le style XVIIIe siècle ; celle-ci fut vandalisée à la Révolution, puis vendue comme bien national et partiellement démolie… Sous une pluie abondante, entrecoupée d'apparitions du soleil, les courageux budistes ont pu contempler la ruine romantique du marquis (le père de Nathalie de Laborde, une des égéries de Chateaubriand) au milieu d'un parc humide , presque « aquatique »…
Sur la route du retour, bien que la vallée de la Risle fût distante d'une trentaine de kilomètres, fut évoquée la comtesse de Ségur née Rostopchine, fille du général qui, selon la légende, fit incendier Moscou et femme d'un sabreur napoléonien qui la regarda brûler. Cette infatigable grand-mère des Lettres s'était retirée dans son château des Nouettes, près de Laigle, où elle écrivait pour ses petites-filles (modèles) ; ce qui lui valut un succès qui ne s'est jamais démenti, même de nos jours. Les budistes ont été surpris et ravis d'apprendre que dans l'immortel Général Dourakine, ce Russe décoré et colérique invitait fermement la jeune génération à l'étude du latin et du grec, nécessaire pour ne pas « rester un âne » (même doué de mémoire !)
Et pour revenir à notre première halte – tant appréciée – quelques pages de Martin du Gard furent lues : d'abord des extraits de Vieille France qui font penser au Jouhandeau de Chaminadour et à Marcel Aymé ; et, pour finir, le morceau d'anthologie tiré des Notes sur André Gide : l'étonnante apparition de cet « homme qui se glisse à la façon d'un clochard qui vient se chauffer à l'église… » et qui deviendra quelques instant après « frémissant d'émotion et d'intelligence »… Oui, il faut relire Martin du Gard, et Alain, et Chateaubriand et, bien sûr, Saint-Simon…



SAISON 2006-2007

La séance de rentrée du jeudi 21 septembre 2006 a été marquée par la présence du président national Jacques JOUANNA, professeur à Paris-IV et membre de l'Institut. À la suite du rapport annuel de la Section fait par le président Alain Malissard, dans un premier temps M. Jouanna a présenté « la collection des Belles-Lettres, un patrimoine éditorial », en commençant par évoquer l'histoire de l'Association Guillaume-Budé, née en juillet 1917, suivie, deux ans plus tard, par la création de la maison d'édition appelée « Société des Belles-Lettres », dont le maître d'œuvre fut le grand helléniste Paul Mazon. Après avoir montré la richesse et la variété des collections (827 titres pour les seules Études anciennes), il a rappelé la prompte reconstitution du stock qui ravagea plus de trois millions de livres. Bel exemple de vitalité due à l'étroite collaboration entre Budé et les Belles-Lettres.
À la suite de cet exposé un peu sévère, M. Jouanna nous a 
présenté « en primeur » la première version de la communication qu'il destinait à la séance de rentrée de l'Institut, intitulée « Aux racines de la nature de l'Homme ».
Dans deux fresques du XIIIe siècle de la crypte du Duomo d'Anagni (au sud de Rome), illustrant la place de l'Homme dans le monde selon la conception médiévale, on retrouve, dans la première, la théorie des quatre tempéraments qui influença l'Occident jusqu'à Lavater et, dans la seconde, deux savants emblématiques de l'Antiquité, Hippocrate et Galien. Ce qui a amené M. Jouanna – dont 
on connaît la spécialité – à parler de l'influence d'Hippocrate, inspirant à partir du IIIe siècle une abondante littérature médicale, apocryphe mais non dépourvue d'intérêt, et qui a conduit ses recherches jusque dans les archives des monastères du Mont Athos.


Le mardi 24 octobre, la Section, par la voix de son vice-président Jean NIVET, a commémoré le bicentenaire de la naissance d'un orléanais fort peu connu (et même dans son propre fief), « Charles Lassailly, un romantique frénétique ».
En réalité, ce grand oublié s'était acquis très tôt une véritable célébrité et était même devenu le parfait représentant des modes de la grande époque romantique. Ce personnage, né à Orléans en 1706, nourri de Lamartine, décide de tenter sa chance à Paris, où il connaît la bohème tout en nouant des relations avec des gens célèbres comme Dumas et Vigny. Il finit par accepter des emplois subalternes, souvent éphémères. Son caractère s'aigrit ; assez vite, les symptômes d'une maladie mentale le conduisirent à un internement… En somme une vie assez banale… mais en apparence seulement, car, avec une grande habileté, Lassailly avait su se créer un personnage, et même plusieurs, au cours de l'évolution des modes, comme « le Jeune-France », compagnon des Petrus Borel, Philothée O'Neddy et Xavier Forneret, le « bousingo », le « grotesque » (au sens où l'entend Théophile Gautier), le « poète maudit »… L'œuvre, inconnue du fait qu'elle est enfouie dans des revues inaccessibles, mériterait un regard, à cause d'un roman de 1833, écrit à la première personne, intitulé Les Roueries de Trialph, roman étrange, voire délirant, qui s'inscrit parfaitement dans le courant dit « frénétique ». Après avoir fait l'admiration de Vigny, il a été remarqué par Camus (dans L'Homme révolté) qui place l'auteur dans la lignée des dandys « qui 
jouent leur vie faute de pouvoir la vivre », ces dandys qui vont de Byron à Lautréamont, et même jusqu'à Dada. Et, suprême récompense, cet obscur orléanais revit en littérature par personnages interposés : il inspirera aussi bien Don César de Bazan que Lucien de Rubempré, Chatterton, le Samuel Cramer de La Fanfarlo de Baudelaire ou le Cyrano d'Edmond Rostand.


Le mercredi 5 décembre, à l'occasion de la représentation à la Scène Nationale d'Orléans des pièces de Beckett mises en scène et jouées par Michaël Lonsdale, l'invité était Bruno CLÉMENT, professeur à Paris-VIII et président du Collège International de Philosophie, auteur de plusieurs ouvrages sur Beckett qui font autorité. Le propos avait pour titre « Répéter, redire, ressasser à propos de trois courtes pièces de 
Samuel Beckett (Comédie, Catastrophe, Pas) ».
Le projet n'était pas de commenter didactiquement la pensée de l'auteur, mais de donner au futur spectateur de pièces qui s'apparentent plutôt à des essais quelques points d'ancrage. 
Déjà dans Fin de partie, la communication avec l'extérieur s'est considérablement réduite ; désormais tout va se passer dans un monde clos, à l'intérieur d'un crâne. La scène devient « l'espace du dedans ». Bruno Clément a proposé ensuite l'exploration des trois pièces, dissemblables en apparence, mais obéissant à une même logique interne. Comédie montre l'importance de l'image et de la voix : le rideau se lève sur trois jarres d'où émergent trois têtes, qui libèrent leur parole mécanique ; ces trois voix n'en font peut-être qu'une, avec redites et reprises, fantasmes d'une seule conscience… Pas met en scène une femme qui fait méthodiquement les cent pas sur les planches, tout en s'entretenant avec sa mère invisible, réduite à une voix qui ressasse indéfiniment la vie, imaginaire ou vécue. Catastrophe (de 1986), qui est à part, contredisant la « démission politique » de Beckett, a été écrit pour soutenir Vaclav Havel, alors emprisonné par le régime pro-soviétique. Le titre – qui signifie dénouement, au sens du théâtre classique – s'éclaire à la fin, lorsque le « héros », protagoniste muet, condamné et humilié, trouve la force de relever la tête. M. Clément a alors montré les liens entre ces trois pièces : l'unité de lieu (l'espace intérieur), la part de réflexion sur le théâtre, et surtout le phénomène de « va-et-vient », de ressassement présent dans toute son œuvre, à commencer par En attendant Godot. Ces répétitions se retrouvent dans l'écriture, qui conserve ses corrections et ses hésitations dans le texte définitif. De ces avancées et reculs successifs, Beckett a fait à la fois une poétique et « une machine à impressionner ».


Le jeudi 11 janvier 2007, la section a accueilli Olivier CHALINE, professeur à Paris-IV et auteur de Le règne de Louis 
XIV (Flammarion, 2005), venu parler de « Louis XIV et la cathédrale Sainte-Croix d'Orléans ».
Ce monument méconnu – et dénigré par Hugo et Proust –possède en son transept deux rosaces en forme de soleil avec un portrait de Louis XIV au centre et la célèbre formule « Nec pluribus impar », datée de 1679.
Pour comprendre cette intrusion du Roi-Soleil dans une façade gothique, il faut remonter aux destructions des protestants et à la décision de réparation d'Henri IV, engageant les Bourbons dans un effort qui durera jusqu'à la Restauration. La reconstruction a impliqué un long chantier dirigé par un Bureau orléanais où siègent l'évêque, deux bourgeois et un officier de finances qui surveille les travaux et l'emploi des fonds. Son rôle fut important, car il 
réussit à obtenir du Roi l'allongement de la nef et des hautes tours de façade. Mais ce dernier, qui vint même sur place en 1684, imposa l'ordre gothique de façon à préserver une unité de ton. Quant à l'ornementation et aux fameuses rosaces, il est difficile de dire si c'est à la demande du souverain tout auréolé de ses victoires après la Paix de Nimègue en 1678 ou si c'est une initiative du Bureau pour exalter la grandeur royale et mieux attacher le roi à la cathédrale. Après avoir étudié le mobilier intérieur et souligné le rôle de l'évêque Cambout de Coislin, Grand-Aumônier de France et ami proche de Louis XIV, M. Chaline a montré dans sa conclusion les liens complexes et étroits entre le souverain et ses sujets, ce qui permet de nuancer la personnalité du monarque, lequel a su, devant la volonté des Orléanais, accepter des compromis, quitte à les masquer de sa magnificence.


Le mardi 13 février, lors de notre troisième rencontre poétique, ont été invités Patricia CESTAX-MENIER et Philippe LONGCHAMP, deux poètes publiés aux éditions Cheyne, autour du thème « Poésie et vie quotidienne ». Le président Alain Malissard a présenté ses invités en citant Michel Deguy à propos du rôle du poète qui consiste « à rendre compte du fait de vivre », ce qui recouvre des aspects différents du quotidien, du plus intime de soi au regard porté sur les événements du monde, avec un dénominateur commun : une 
langue qui transcende ce quotidien.
Sans préambule, les deux poètes, illustrant chacun à sa manière ces deux facettes, ont lu de larges extraits de leurs œuvres. Le premier, Philippe Longchamp, a choisi, dans Et dessous le sang bouscule, d'écrire chaque jour du mois d'août 2001 un sixain, plus un vers décalé, qu'il compare avec le même jour de l'année antérieure, pour évoquer un événement rapporté dans les colonnes du journal Le Monde, qu'il soit anecdotique, saugrenu ou en rapport avec l'actualité tragique. Dans Malfaçons, qui relève du même principe, le poète dit en décasyllabes les horreurs de l'été 2006 au Liban, la litanie des corps meurtris, et celle de « nos âmes recousues 100.000 fois ».
Le registre de Patricia Castex-Menier est d'un ordre différent, au moins jusqu'à son avant-dernier recueil. Le sujet de Bouge tranquille est tiré de son expérience intime, de ses rapports difficiles avec sa fille adolescente. Dans l'Éloignée elle relate l'agonie et la mort de sa mère ; elle ouvre « la grande Armoire » pour un dernier inventaire des choses. X fois la Nuit s'ouvre à la tragédie du monde où la guerre actuelle est mise en parallèle avec l'Iliade.
Le thème annoncé a été ensuite l'objet d'un échange nourri et animé entre les deux poètes dont on gardera la conclusion partagée : « la vision originale du quotidien doit se traduire dans les mots », selon P. Castex-Menier. De même P. Longchamp insiste sur le travail de l'écriture, de la quête des mots, ces mots qu'on peut trouver « dans la rue, dans le ruisseau, matériau sans transcendance ni référence », comme l'écrivait Georges Perros.


Le samedi 17 mars 2007 a été organisé un débat intitulé « Peut-on se fier à l'école ? » avec Jean-Paul BRIGHELLI, agrégé de lettres classiques et auteur de La fabrique du Crétin, et Philippe WATRELOT, professeur de sciences économiques et secrétaire général du Cercle de Recherches et d'Action pédagogiques. Le président Malissard avait pour tâche de diriger la discussion forcément animée, étant donné les positions opposées des deux invités, et de permettre à la nombreuse assistance de poser des questions.
J.-P. Brighelli met en avant un chiffre tristement éloquent : 50 % des étudiants – forcément bacheliers – échouent à la première année de Faculté. Faut-il chercher en amont le « maillon faible », alors que tout le système éducatif est en cause ? Ph. Watrelot, qui ne doit pas être compté parmi les « déclinologues », reconnaît les pertes de notre enseignement qui s'élèvent, en gros, à 750.000 élèves, la plus grave étant les 20 % en échec à la fin du 1er cycle. S'il y a eu un phénomène de massification, il n'y a pas eu de véritable démocratisation ; l'école est restée identique et frileuse. La vraie question, c'est de savoir comment elle est capable de « dépasser la panne de l'ascenseur social » et la réponse est essentiellement du domaine pédagogique.
Les interrogations ont, comme prévu, fusé dans toutes les directions, de la crise de l'enseignement supérieur à la dégradation de l'orthographe. La question du fétichisme des diplômes a donné lieu à un second débat musclé, où M. Brighelli a critiqué sans détours l'orientation scolaire « quasi nulle » et l'absence (officielle) de sélection à l'Université, qui fait du baccalauréat « une coquille creuse », alors que son contradicteur défend le diplôme, « la meilleure protection contre le chômage », et s'insurge contre « la sélection à tout va », alors qu'on a oublié la « promesse démocratique : donner des chances égales à tous », ce qui va bien au-delà de ce qu'on appelle aujourd'hui « l'égalité des chances ».


La séance du jeudi 12 avril a été consacrée au compte rendu illustré du voyage organisé par la section du 22 au 28 avril 2006 par le président Alain Malissard et Gérard Hocmard, professeur à la Faculté des Lettres de Tours. L'intitulé annoncé, « Découverte de l'Angleterre romaine », donnait une vue un peu restrictive du voyage, étant donné la richesse des monuments médiévaux.
Après la présentation de l'itinéraire couvrant en partie le sud du pays, Gérard Lauvergeon a situé géographiquement l'ensemble, région bocagère de la vieille Angleterre rurale, celle qu'on voit sur les estampes du XIXe siècle. Devant les images de Douvres, A. Malissard a rappelé la conquête romaine de la (Grande) Bretagne et son occupation jusqu'à la fin du Ve siècle, dont les vestiges ne manquent pas, comme le « Roman Palace » de Chichester, le camp de Circester (l'ancienne Corinium) et surtout ceux de Bath, ou Aquae Sulis, ville de cure et de plaisir pour les troupes d'occupation et où l'esprit de l'urbanisme romain a été conservé dans les réalisations du XVIIIe siècle dues à l'architecte John Wood.
Ces sites ont été parfois éclipsés par l'ampleur des grandes cathédrales gothiques : Canterbury, Chichester, Winchester, Salisbury et sa flèche immense, ou par ces lieux mystérieux, riches de plusieurs civilisations et qui nous fascinent : Avebury et, bien sûr, Stonehenge, sans parler des visites obligatoires, la première à Stratford-sur-Avon au grand Will, la seconde à Oxford et la dernière au British Museum, section des Antiquités.


Le jeudi 31 mai, à la fois selon une tradition qui avait instauré en 1956 un entretien préparatoire à l'excursion du lendemain, et surtout à l'occasion du tricentenaire de sa mort fêté dans toute la France, Gérard LAUVERGEON a parlé de « Vauban, l'illustre morvandiau ».
Si l'on admire aujourd'hui l'infatigable constructeur, on connaît moins le penseur et l'écrivain qui s'impose par sa curiosité, son esprit pragmatique, mais aussi par son souci des hommes et, en particulier, des humbles.
Dans un premier temps, G. Lauvergeon a retracé la vie de Sébastien Le Prestre, né en 1633 à Saint-Léger-de-Foucheret, en pleine forêt morvandelle, dans une famille de petits hobereaux nivernais. Après des études au Collège des Carmes de Semur, il s'engage comme cadet dans le régiment du Grand Condé. Fait prisonnier, il entre alors au service du Roi et se signale au siège de Douai. Sa carrière se confond alors avec ses succès et son ascension dans la hiérarchie militaire. Il finira en 1703 maréchal de France.
G. Lauvergeon a ensuite abordé l'œuvre militaire de Vauban en signalant son originalité, voire son génie : il réunissait deux aptitudes généralement séparées, celle de l'ingénieur « de tranchée » et celle de l'ingénieur « de place ». Cet homme infatigable a dirigé 49 sièges, tous victorieux, a construit un nombre impressionnant de forteresses, bastions et même villes (comme Neuf-Brisach, « belle comme une épure ») et a parcouru plus de 180.000 kilomètres… Une vie exténuante, qui lui laisse peu de place pour l'espace privé, mais lui donne tout de même le temps d'édifier une véritable fortune, qu'il fera habilement fructifier dans son « pré carré du Morvan », et aussi de laisser une œuvre écrite abondante. En effet ses Oisivetés ou Ramas de plusieurs mémoires de sa façon sur différents sujets représentent douze volumes manuscrits. Son dernier ouvrage, Projet d'une dîme royale, où il n'a pas craint de s'opposer à Louis XIV, a fait considérer Vauban comme un annonciateur de la Révolution. En réalité il a été le précurseur des Physiocrates et a ouvert la voie au Siècle des Lumières.


Le samedi 2 juin a eu lieu notre excursion littéraire « Au Pays de Vauban » sous la conduite des secrétaires Gérard LAUVERGEON et André LINGOIS, avec la collaboration de Jean Nivet.
Après la présentation du Morvan, ce Morvennensis Pagus, du point de vue de la géographie physique et humaine (furent évoqués tour à tour le flottage du bois, la pratique des « galvachers », la célèbre « industrie des nourrices » et le placement des enfants de l'Assistance Publique), la première visite a été celle du village de Saint-Léger-Vauban, et en particulier de la « Maison Vauban », musée organisé autour de trois thèmes : l'ingénieur, le morvandiau, l'homme du siècle.
Au sortir d'un excellent repas à l'Hôtel du Nord à Quarré-les-Tombes, par les petites routes sinueuses du Morvan « bossillé », nous avons atteint le château de Bazoches, belle demeure d'origine médiévale que Vauban avait acquise en 1679 et considérablement améliorée. Puis on fait halte au site charmant de Pierre-Perthuis, où on peut voir, outre les deux ponts célèbres sur la Cure, les vestiges de la seigneurie que Vauban racheta pour constituer son « pré carré ».
Sur la route du retour, au pied de la « colline éternelle » de Vézelay, Alain Malissard évoqua le site des Fontaines-Salées connues dès le premier Age du fer, puis à l'époque gallo- romaine, enfin au XIIe siècle, avec la Geste de Girart de Roussillon.
Et tout le monde quitta à regret cette terre morvandelle à laquelle Sébastien Le Prestre, enfant du pays, était si attaché.



SAISON 2007-2008

La séance de rentrée du jeudi 13 septembre a, comme il se doit, commencé par le rapport d'activité de la saison précédente présenté par le président Alain Malissard
Ensuite le secrétaire le plus ancien, André LINGOIS, a perpétué la tradition « budiste » en marquant le centenaire de la mort d'un écrivain du XIXe siècle longtemps très populaire avant d'être quelque peu délaissé, « Eugène Le Roy (1836-1907), romancier du terroir ».
La conférence, illustrée de nombreuses photographies dues à Claude Viviani, avait pour but de parcourir un itinéraire à travers le pays et l'œuvre d'un auteur dont on connaît mal la personnalité, sauf dans son fief du Périgord auquel il est resté fidèle. Né à Hautefort en Dordogne, il terminera sa carrière de percepteur à Montignac (où il mourra), tout en menant une œuvre abondante de romancier d'où se détachent Le Moulin du Frau et Jacquou le Croquant (1900), popularisés par la télévision et, récemment, par le cinéma, sans parler d'un roman posthume L'ennemi de la mort. Ces quatre œuvres, récemment rééditées, ont eu pour effet une réhabilitation de l'auteur souvent étiqueté « régionaliste », avec une connotation dépréciative.
Aussi le conférencier s'est-il efforcé de préciser la notion de terroir, avant de relever les traits distinctifs de ces romans où la ruralité est au premier plan, avec son cadre local restreint (la forêt Barade pour Jacquou, la vallée de l'Isle pour Le Moulin du Frau, le marais de la Double pour L'Ennemi de la mort), ses travaux, ses usages, ses aspects quotidiens et même ses caractères linguistiques. Il a insisté sur l'intérêt d'ordre ethnographique de certaines pages – sans doute parfois un peu « léchées » – sur les coutumes, les rites, les fêtes et « frairies », sur le boire et le manger, « et le plaisir qu'on y éprouve », en même temps qu'il a convaincu son auditoire que le « roman de terroir » ne méritait pas d'être relégué au « second rayon ».


Le mardi 2 octobre, les Budistes ont retrouvé l'Antiquité grâce à M. Alain DAVESNE, professeur à l'Université d'Orléans et doyen de la Faculté des Lettres, avec un sujet pour le moins original « Le silphium, une plante libyenne disparue ».
Nombreux sont les chercheurs partis sur les traces de ce végétal célèbre dans le monde antique et qu'on ne trouvait, au moins dans sa qualité parfaite, qu'en Cyrène (une zone verte au milieu d'un relief désertique) et son histoire (la cité fondée en -631 par des colons de Théra devint le centre du royaume du mythique Battos, avant de passer sous la tutelle romaine en -74, sans perdre de son importance commerciale grâce au silphium), M. Davesne a fait le point de nos connaissances sur cette plante assimilée à une ombellifère, en se référant à Théophraste et à Pline l'Ancien. On l'utilisait en médecine, mais surtout comme condiment qu'on conservait, soit dans des vases, soit sous forme de pâte.
La dernière partie – bien illustrée – de l'exposé a posé le problème du point de vue botanique, en mettant en parallèle la représentation schématique du silphium sur les monnaies de Cyrène et les plantes actuelles qui l'évoquent, dont la férule, bien vivante en Sicile. Cela dit, deux questions restent en suspens : comment se présentait le silphium au VIe siècle avant notre ère et comment a-t-il pu disparaître ?


Du 25 octobre au 5 novembre 2007 a eu lieu un voyage dirigé par Alain MALISSARD et organisé par « Clio », dont le thème était « À la découverte de la Libye antique ».
En voici les grandes lignes :
– La Cyrénaïque, au départ de Benghazi (avec visite de Ksar Libya, Apollonia, Cyrène, le sanctuaire 
primitif de Salantah, El Atroun, Ptolemaïs, Taucheira).
– La Tripolitaine, avec les deux sites inoubliables de Sabratha et Lepcis Magna, le Musée National de Tripoli et la vieille ville.
– La plongée dans le Grand Sud : l'oasis de Ghadamès et l'excursion au Kalaat al Ghal, le retour par les ghorfas de Kasr el Hadj, de Nalut et de Kabaw.


Le jeudi 8 novembre, le public a retrouvé avec plaisir Paul-Marius MARTIN, qui fut professeur à la Faculté des Lettres d'Orléans et actuellement professeur émérite à l'Université Paul-Valéry de Montpellier. Le sujet du jour, « D'un Brutus à l'autre, mythe et histoire », était tout à fait en accord avec sa thèse : L'idée de royauté à Rome, des origines au principat augustéen.
Fidèle à Tite-Live, Paul Martin entame le récit de la chute des Tarquins causée par le pari fou de trois officiers désœuvrés lors du siège d'Ardea, les deux fils du tyran et Tarquin Collatin, folle équipée qui aboutira au fameux « viol de Lucrèce ». C'est là qu'intervient le premier Brutus (Lucius Junius Brutus) : instigateur de la révolte qui va chasser les rois étrusques, il va inaugurer le consulat. En s'interrogeant sur la véracité du récit livien, P. Martin mesure la part du symbole (pour les Romains du Ier siècle, c'était l'acte fondateur de la liberté) et du mythe qui va prendre une dimension nationale.
C'est alors qu'entre en scène l'autre Brutus, celui des ides de mars -44, neveu de Caton le Jeune (le futur Caton d'Utique), un idéologue qui décline sur tous les tons la haine de la dictature et qui exalte le premier Brutus qu'il vénère comme son ancêtre. Mais l'idée de tuer César ne lui est venue qu'à la suite d'un « matraquage psychologique », dont Cicéron est en partie responsable. On connaît la suite, et on peut la relire justement dans Tuer César… de Paul Martin. Auguste, en restaurant – en apparence – la République, authentifie le culte du tyrannicide, mais ne sait que faire du second Brutus. On va assister alors à une « étrange surimpression des deux Brutus ». On en trouve des exemples dans la littérature latine, chez Horace, Virgile, Lucain ou Tacite et dans la nôtre, à l'époque romantique, avec le drame de Lorenzaccio.
Et Paul Martin conclut de manière pessimiste, en accord avec la désillusion des adversaires de César et la pensée politique de Musset : « On ne réussit qu'une fois à fonder la liberté ».


Le mercredi 5 décembre, dans le cadre des rencontres avec des écrivains, la section a accueilli la romancière Maryline DESBIOLLES (prix Fémina 1999). Il ne s'agissait pas d'une conférence à proprement parler, mais d'un échange avec le président Alain Malissard au sujet d'œuvres romanesques ayant un rapport – plus ou moins implicite – avec les légendes antiques, d'où le titre donné à l'entretien : « La mythologie en filigrane ».
Après le rappel de quelques ouvrages de l'auteur, dont Une femme de rien et La Seiche, l'intérêt s'est porté sur les deux dernières œuvres, à savoir Aizan et C'est pourtant pas la guerre : dix récits, dix « voix » des habitants du quartier de l'Ariane à Nice, cet îlot défavorisé dont le nom évoque le labyrinthe légendaire, où se sont croisés « ces gens de peu » dont Maryline Desbiolles s'est fait l'interprète, et les héros antiques. Le mythe, dit-elle, « parle de notre obscurité fondamentale » et c'est aussi « une manière de saisir le réel », à travers un certain nombre de détours dont elle cherche à retrouver le cheminement. Évoquant Anchise (qui désigne et le héros, un vieux marginal, et le père d'Enée, amant d'Aphrodite), elle a parlé de l'aspect labyrinthique de tous ces récits, des rapports entre les différents personnages et aussi de l'écriture elle-même, car « le fil d'Ariane, c'est l'écriture qui véhicule des savoirs, des mythes, parfois venus de loin et qui dépassent celui qui écrit ».
Il est à peu près impossible de rendre la densité et la richesse de l'échange qui a eu lieu, avec des interventions du public. Pour conclure, Alain Malissard a insisté sur la poésie toujours présente dans l'œuvre de Maryline Desbiolles, en lisant un passage d'Anchise qui fait penser à la fois à René Char et à Giono, ce qui n'est pas un mince compliment.


Le jeudi 24 janvier, les budistes ont été conviés à la projection, au cinéma « Les Carmes », d'un péplum de Térence Young et Fernando Baldi : « Les Horaces et les Curiaces ». Le film (qui date de 1961) a été présenté et commenté par Michel ETCHEVERRY, professeur à l'Université de Paris-IV-Sorbonne.
D'emblée notre invité, cinéphile averti – nous ayant prié de laisser notre ironie au vestiaire et de « ne pas passer les images au tamis de l'historicité » – a replacé dans l'histoire du septième art un genre né en Italie dès 1910, qui eut son heure de gloire sous le fascisme et qui survit encore de nos jours dans une veine « historique » populaire, mettant en scène une Antiquité réinventée de manière à apparaître exotique.
Quant au film lui-même, il est difficile d'affirmer qu'il a fait l'unanimité. Tout en admirant l'ingéniosité du scénariste, qui a transformé une page et demie de Tite-Live en un spectacle démesuré à rebondissements, on a un peu de mal à voir les descendantes de Romulus métamorphosées en stars hollywoodiennes et la grotte de la nymphe Égérie transformée en cabinet kitsch. Mais on peut se laisser emporter parfois par le mouvement de l'épopée ou regarder le film comme on feuillette un album illustré, proche de la B.D., avec des goûts simples et populaires. C'est dans ce sens que M. Etcheverry a orienté son commentaire. Le péplum se veut directement lisible, avec des couleurs contrastées et symboliques, avec de longues séquences où le tragique a été éliminé au profit du mélodrame, mais où l'on ressent « une certaine beauté de la naïveté ».


Le jeudi 7 février, Claude AZIZA, professeur émérite à Paris-III, auteur de nombreux articles et ouvrages (dont un récent Néron), également critique et historien du cinéma, avait choisi comme sujet « L'Europe et le latin, l'exemple d'Érasme ».
Il a posé d'entrée la question qui s'est posée au moment de la naissance de l'Europe : quelle langue commune choisir? Le latin peut-il jouer ce rôle ? Celui-ci a été, pendant l'Empire romain et même bien au-delà, une langue de communication. Il disparaît en tant que langue parlée vers le VIe siècle ; ensuite le latin vulgaire survit avec des variantes ; du XIe au XIVe siècle se constitue l'ancien français, tandis que le latin reste la langue des clercs, de l'Université, du droit et des sciences, situation qui perdura jusqu'à l'Ordonnance de Villers-Cotterets de 1539 qui officialisa le français, au moment où, par une connaissance plus large de l'Antiquité, on assistait à un renouveau du latin, promu langue de culture.
M. Aziza brosse alors un tableau de ce qu'on appelle aujourd'hui l'humanisme. Ce mouvement, qui a conquis l'Europe entière, présente des aspects différents suivant les pays. En France, la figure dominante reste Erasme qui, dans son De ratione studiorum, recommande l'étude des grands auteurs pour s'imprégner de la langue, mais aussi pour en tirer des leçons de morale ; il exercera son influence sur Guillaume Budé, malgré quelques brouilles.
La dernière partie de la conférence a abordé la question de l'enseignement du latin en France et de son histoire depuis l'époque où l'Université de Paris imposait la règle de ne parler qu'en latin. Mais, peu à peu, et dès le XVIe siècle, il est concurrencé par le français ; le mouvement s'amplifie au XIXe siècle, jusqu'au décret de 1902 instaurant la séparation entre « classiques » et « modernes » et le latin se réduit à une peau de chagrin. Il semble qu'un mouvement inverse s'amorce. Faut-il alors profiter de l'occasion de l'Europe pour promouvoir le latin « langue 
européenne » ? M. Aziza répond par la négative, car ses défenseurs à tout prix sont animés par une idéologie conservatrice, « en dévoyant même l'idéal de l'Antiquité ».


Le samedi 8 mars, en collaboration avec l'Association des amis de Max Jacob, a été invité Antonio RODRIGUEZ, professeur de littérature française à l'Université de Lausanne et rédacteur en chef des Cahiers Max Jacob, qui a prononcé une conférence sur « Max Jacob et le poème en prose baudelairien ». Dans son propos de bienvenue, Alain Malissard s'est félicité d'une collaboration avec une association aussi dynamique que sa présidente Patricia Sustrac, jacobienne avertie, qui présenta le conférencier.
Tout en reconnaissant la complexité de l'œuvre de Max Jacob, Antonio Rodriguez a posé en préambule la problématique du poème en prose au XIXe siècle, illustré notamment par Baudelaire. C'est sur Le Spleen de Paris que vont porter les critiques de Max Jacob dans sa préface de 1916 du Cornet à dés, où il juge cette poésie trop narrative et d'une intensité émotive trop faible, alors qu'il faut, selon lui, troubler le lecteur et, plutôt que le surprendre, le « transplanter », c'est-à-dire le faire sortir de ses habitudes et de ses repères. Max Jacob, au-delà de la recherche du bizarre, revendique une franche rupture avec l'approche traditionnelle de la poésie.
L'analyse d'exemples précis montre bien les différences entre les deux poètes : Baudelaire fait des « tableaux » descriptifs, moraux ou pittoresques (des « fables ou paraboles ») alors que Max Jacob cherche à couper court à la narration et à détourner la « morale », à déjouer l'attente, à décevoir, quitte à aller jusqu'à la parodie.
Ce jongleur impénitent, sans doute très polémique à l'égard de Baudelaire, a indiscutablement ouvert la voie à 
la modernité.


Le jeudi 20 mars, nous sommes revenus à l'Antiquité en recevant M. Jean-Michel CROISILLE, professeur émérite à l'Université de Clermont-Ferrand, venu parler, avec de nombreuses illustrations à l'appui, de ce sujet : « Le paysage dans la peinture antique ».
Le conférencier, spécialiste très connu de la peinture romaine, a d'abord rappelé l'historique du genre pictural du paysage longtemps délaissé, puis a cherché à le définir par le biais de la notion d'« artialisation », autrement dit la transposition dans l'art d'un spectacle naturel. À Rome, ce sont les « topia » signalés par Vitruve et Pline l'Ancien. On nous a montré alors les principaux aspects de cette peinture « paysagiste » depuis l'apparition de décors issus en grande partie des villas campaniennes et classés selon une chronologie précise en cinq styles différents (les plus beaux exemples des derniers styles se trouvant à Oplontis).
Après avoir passé en revue la plupart des thèmes picturaux, M. Croisille s'est interrogé sur la signification de ces représentations en les replacant dans le cadre de la société du temps. Il en a conclu que les 
artistes reflétaient à leur manière le modèle civilisateur de la cité, ainsi qu'une nouvelle conception du monde : en réduisant la part des héros au profit du décor naturel, ils montraient les forces cosmiques qui dépassaient l'élément humain, « la dimension spirituelle n'ayant jamais disparu de la mentalité romaine ».


Le dimanche 30 mars, une sortie à Paris a été organisée 
pour assister au Théâtre des Amandiers à une représentation de la Phèdre de Sénèque, dans une traduction nouvelle de Florence Dupont.


Le mardi 22 avril le cycle consacré à l'Antiquité a été clos par une conférence tout à fait originale intitulée « Retrouver et chanter la musique antique » et animée par François CAM, chargé de cours à Paris IV et à la Faculté des Lettres de Besançon.
M. Cam a une solide formation en musique et en chant. Il participe, avec Philippe Brunet, au mouvement « Demodokos » qui a pour but de restituer les musiques antiques. L'assistance a eu immédiatement le choc en l'écoutant chanter d'une voix pure et assurée « À la claire fontaine » et un chant grec du début de notre ère, pour nous faire sentir la différence entre « notre » musique et celle de l'Antiquité. Cette différence a été magistralement expliquée à un public admiratif et attentif, mais fort ignorant en ce domaine. M. Cam a ensuite présenté l'évolution de cette musique à partir de quatre rares et précieux fragments, où l'on peut distinguer successivement le genre « diatonique », le « chromatique » et le genre « enharmonique », le plus lointain de nos usages modernes, qui utilise des quarts de ton.
Ce sont surtout les exemples – superbement interprétés – que nous 
avons retenus : la première strophe de la Première Pythique de Pindare, deux passages de l'Antigone de Sophocle et quelques sons tiré d'un aulos reconstitué. Belle leçon de la part d'un professeur animé par la passion de sauver ce qu'il y a de plus fugitif dans l'art, désireux de répondre au message des anciens Grecs, persuadés que la musique était l'écho de quelque chose qui les dépassait.


Le dimanche 18 mai, une seconde sortie à Paris a été réservée à la représentation, au Théâtre de l'Odéon, de l'Orestie d'Eschyle dans une mise en scène d'Olivier Py.
Les budistes ont eu la chance supplémentaire de recontrer le metteur en scène – qu'ils appréciaient déjà comme directeur du C.D.N. d'Orléans – au cours d'un entretien au « Petit Odéon ». Olivier Py a parlé, avec pertinence et une modestie plutôt rare dans le monde du spectacle, des options qui ont orienté son travail de mise en scène, en particulier de l'actualisation du texte, de la création d'une musique originale et, pour conclure, de sa vision personnelle du théâtre d'Eschyle. La représentation de la trilogie a sans doute surpris par certains anachronismes voulus (contre lesquels le critique du Monde s'était braqué dans une diatribe injustifiée). Cela dit, personne n'a pu rester insensible à la force du spectacle, à sa vis tragica, ainsi qu'à une fidélité profonde à l'esprit de la dramaturgie antique.


Le samedi 7 juin a eu lieu une excursion littéraire « À la découverte du Bas-Maine », préparée et guidée par Jean NIVET, avec l'aide de Geneviève Dadou, Alain Malissard, Gérard Lauvergeon et André Lingois.
La première étape, en Mayenne, a été la ville gallo-romaine de Jublains, cité des Diablintes, qui garde des vestiges importants, situés dans trois lieux différents, organisés dans un « parcours archéologique » (commenté par Alain Malissard) autour d'un superbe musée (installé en 1995), d'un théâtre, des Grands Thermes (englobés dans l'église du XIXe siècle) et des ruines d'un vaste temple dédié au culte d'une déesse-mère.
Après la traversée de la ville de Mayenne (patrie d'Étiemble à la plume acérée) et l'arrêt reconstituant et mérité dans une auberge au bord de la Mayenne, le groupe gagna le château des Rochers, la « résidence bretonne » de Jeanne de Rabutin-Chantal, alias marquise de Sévigné, que nous présenta Geneviève Dadou. On y admira la chapelle, la chambre (reconstituée) de la Marquise, et aussi le parc dont les allées gardent les noms évocateurs qu'elle leur a donnés.
Sur le (long) chemin du retour, Gérard Lauvergeon évoqua la Chouannerie, née en 1792 dans la Mayenne, à partir d'une échauffourée fomentée par un certain Jean Cottereau. Jean Nivet parla des romans du XIXe siècle inspirés par ce mouvement (Les Chouans de Balzac, Les Compagnons de Jéhu d'Alexandre Dumas, Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, et aussi Cadio de George Sand).
On ne pouvait passer au large de Laval sans dire un mot de ses nombreuses célébrités : Ambroise Paré, Robert Tatin (qui a construit son étonnant musée à Cossé-le-Vivien), le Douanier Rousseau, Alain Gerbault, et, bien entendu, le père de la pataphysique, Alfred Jarry, qui, dès son jeune âge, a toujours eu le goût du canular collectif. On n'a pas été surpris d'apprendre que la première version d'Ubu Roi était due à deux de ses condisciples du lycée, les frères Morin. Une histoire… ubuesque.

 


 

SAISON 2008-2009

Comme à l'accoutumée, la séance de rentrée, le jeudi 25 septembre 2008, a débuté par le rapport d'activité présenté par le président Alain Malissard, qui a rappelé les manifestations de la saison écoulée placée sous le signe de l'Antiquité, avant d'annoncer le programme de la saison 2008-2009.
Puis Alain MALISSARD a commenté une « Promenade en images à Lepcis Magna », images prises lors du voyage en Libye antique, l'an dernier, du 26 octobre au 6 novembre.
Il a rappelé brièvement l'histoire de cette cité de Tripolitaine, au départ colonie phénicienne, puis, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, habitée par des Puniques venus commercer avec un arrière-pays fertile. Lepcis la Carthaginoise après Zama (en 202) va peu à peu se romaniser : à l'avènement d'Auguste, elle fait partie de la province romaine d'Africa nova et, en 100 reçoit le statut de colonie romaine. En 193, Septime Sévère, né à Lepcis en 146, devient empereur et va faire de sa ville natale un modèle d'urbanisme.
À partir du IIIe siècle, ce sera le déclin, rendu encore plus sensible par trois tremblements de terre successifs ; Lepcis disparaîtra vite, dévastée d'abord par les Vandales, puis engloutie sous les sables ; elle ne resurgira qu'à partir de 1920, avec la complicité industrieuse des archéologues italiens et sous l'impulsion du Duce.
L'assistance, déjà conquise dès les premières vues du majestueux tétrapyle, hautement symbolique, dont la décoration de marbre reste encore somptueuse, n'a eu qu'à se laisser guider dans les rues et places de la cité dominant une mer d'un bleu sans tache.
Nous avons suivi un court instant la longue rue pavée – le decumanus – pour découvrir d'abord les thermes monumentaux d'Hadrien avec un frigidarium parfaitement conservé et, un peu plus loin, près de la palestre, les nymphées se faisant face ; de là nous avons pu pénétrer dans l'immense forum sévérien de 6000 mètres carrés, avec des portiques à arcades, une basilique monumentale, réplique du Forum de Trajan à Rome. La promenade s'est poursuivie, d'abord par le vieux forum, puis par le marché, construit à l'aube de notre ère par un notable, Annibal Rufus, unissant à son patronyme punique un nom bien romain, lequel a fait édifier non loin de là un théâtre (c'était le premier construit en Afrique, sans doute aujourd'hui moins impressionnant que celui de Sabratha). La dernière image était celle d'une belle colonne de cipolin couchée dans le sol, près de la grève, abandonnée par le « vandale » qui n'était autre que Claude Lemoine, consul de France agissant pour le compte de Louis XIV, aux fins de l'embellissement de Versailles. C'était là « le symbole d'une ville qui, à son apogée a rivalisé avec Rome, a été sauvée des sables après avoir été pillée, mais dont la grandeur subsiste encore ».


Le jeudi 23 octobre, M. Patrick CLASTRES, professeur au lycée Pothier d'Orléans et à Sciences-Po, spécialiste de l'histoire du sport, a parlé de « Pierre de Coubertin et l'invention de la tradition olympique ».
Après avoir rappelé les débuts de ce jeune baron normand, qui a raté le concours de Saint-Cyr, peu sportif lui-même, mais admirateur du sport à l'anglaise, c'est-à-dire comme moyen de réformer la société en préservant les valeurs aristocratiques, M. Clastres nous montre comment l'idée des Jeux Olympiques lui est venue en 1892, inspirée par sa participation au Congrès de la Paix, dans une tradition anglo-saxonne, libérale et protestante, opposée à celle de l'Internationale socialiste.
En juin 1894, une réunion des représentants européens tenue à la Sorbonne permet à Coubertin de mettre sur pied un comité olympique (le C.I.O.) et de créer les premiers jeux qui auront lieu à Athènes en 1896, réservés aux amateurs et excluant les femmes. Il déroule ensuite l'évolution de ces jeux et leur succès, en suivant l'action de Coubertin, président du C.I.O. de 1900 à 1925. Celui-ci, « libéral conservateur », a inventé une tradition en construisant, à la lumière de l'Antiquité, son olympisme. 
Devant l'essor du sport de masse, l'irruption de la publicité et le battage de la radio, il démissionne de son poste. Ses dernières années sont assombries par des revers de fortune et par son attitude pronazie lors des Jeux de Berlin, ce qui le discréditera pour longtemps. Son nom reste cependant attaché encore de nos jours au renouveau de l'esprit olympique.


Le jeudi 13 novembre, M. Michel WORONOFF, président honoraire de l'Université de Franche-Comté, a traité un sujet original « Le cheval dans les représentations antiques ».
Il a d'abord rappelé l'apparition relativement récente du cheval dans le monde hellénique après son arrivée au cours du 
2e millénaire avant notre ère avec les populations indo-européennes venues de l'est et qui l'avaient dompté, comme en témoigne une statuette en terre cuite trouvée à Ugarit. La mythologie grecque atteste la domestication du cheval : c'est Athéna qui crée la bride du coursier que la tradition fait naître de l'intervention de Poséïdon ; c'est elle qui dicte les règles de l'art du dressage. Preuves à l'appui (les dessins des amphores et les sculptures des sarcophages), M. Woronoff a montré que le cheval était inséparable des mythes, comme celui des Amazones et des Centaures. Ce qui est sûr c'est que le cheval apparaît dans l'Iliade, donc à une époque où il y a des cavaliers et, s'il faut en croire Homère, des combats de char. Les figurines des cratères corinthiens donnent des indications précieuses : par exemple Hector partant au combat dans la posture d'un écuyer du Cadre Noir, des attelages à deux chevaux, des quadriges avec deux chevaux « timoniers » et deux « extérieurs ».
Notre guide – ou notre aurige ! – nous a conduits à travers les grandes étapes de la civilisation grecque, l'âge d'or du Siècle de Périclès étant symbolisé par la célèbre frise du Parthénon figurant le cortège des Panathénées, précédé des Cavaliers, « l'hymne le plus exaltant consacré au cheval ».
Après la dernière image (les quatre chevaux de la basilique Saint-Marc de Venise, venus de Constantinople et attribués à Lysandre), après avoir souligné que le cheval faisait partie intégrante des mythes, de la structure sociale et de l'art antique, M. Woronoff a conclu par cette belle formule : « Le monde grec a connu une véritable jubilation dans ses rapports au cheval ».


Le 22 novembre, la parution de la traduction du quatrième volume de la tétralogie d'Alfred Döblin (Novembre 1918) a été l'occasion d'une présentation autour du thème d'Antigone avec la participation de la traductrice Yasmine HOFFMANN, professeur à l'Université d'Orléans, et du préfacier de l'ouvrage Michel Vanoosthinsen, professeur à l'Université de Montpellier, sous le titre de « L'actualité politique d'Antigone à travers le roman d'Alfred Doblin ».
M. Vanoosthuysen présente l'auteur (1878-1957), qu'il estime insuffisamment connu en France, car beaucoup de textes ne sont pas encore traduits. Cet écrivain, israélite agnostique, puis converti au catholicisme, réfugié en France, commence son roman historique en 1937 pour ne le terminer qu'en 1943. Il ne s'agit pas d'un roman classique à la manière de Thomas Mann : Doblin a l'intuition d'un lien entre la répression féroce de l'insurrection par l'armée et le triomphe nazi. Le sous-titre « Une révolution allemande » est opposé à La Révolution française ou russe, car c'est en fait l'histoire de l'enlisement de la Révolution allemande. Le mythe d'Antigone a été pour Doblin l'occasion de réfléchir aux événements politiques de l'après 1918.
Yasmine Hossmann précise la question essentielle posée par Antigone : quelle est la dette envers les morts ? Dans les cent premières pages, l'héroïne, Rosa, emprisonnée à Breslau, dialogue avec son fiancé mort sur le front russe, sans sépulture. La similitude avec le personnage de Sophocle est double : elle a effectivement une dette envers un mort et elle-même est comme enterrée vivante. Dans cette œuvre, il y a une interrogation permanente : qu'est-ce que la loi ? quand faut-il s'insurger ? Comment résister à la loi de la cité ? Jusqu'où aller dans la résistance ? L'Antigone grecque représente la tradition contre la loi, au nom des valeurs anciennes. Chez Doblin, l'opposition à la loi se fait au nom d'une vérité peu à peu découverte. Antigone est pour lui la matrice de la Révolution allemande.


Le mardi 2 décembre, le sujet de la conférence était « Portrait de Marguerite Yourcenar » par M. Jean-Pierre CASTELLANI, professeur émérite à la Faculté des Lettres de Tours et vice-président de la Société internationale des études yourcenariennes. Notre conférencier était déjà venu à « Budé » en 1990 parler de « Marguerite Yourcenar romancière », déjà avec un point d'interrogation ; et le sujet actuel sous-entend une question analogue : comment faire le portrait d'un auteur impénétrable et secret ?
La réponse a été sans ambages : s'il est vrai qu'on garde en général de Marguerite Yourcenar l'image d'un écrivain académique, c'est-à-dire équilibré, mesuré, distancié, maître de sa vie comme de son œuvre, « imposant à la critique l'analyse frontale d'un bloc lisse et sans faille », des faits nouveaux (dont deux biographies récentes) permettent de nuancer ces clichés ; ils ont permis de découvrir des fissures dans cet aspect monolithique. Les passions, les tourments et les crises qui ont secoué Marguerite Yourcenar, toute sa vie durant, invitent à une meilleure connaissance de ces courants souterrains pour mieux comprendre les conditions de l'œuvre.
J.-P. Castellani propose de nous éclairer à partir de quelques éléments biographiques – rares, il est vrai, car elle a toujours refusé la confidence. L'originalité de son caractère vient sans doute en partie qu'elle a toujours vécu « dans une bulle », cultivant une langue française littéraire dans un milieu anglo-américain, et après un long temps d'errance, est devenue « la dame mystérieuse vivant dans Mount Desert Island » (Maine, U.S.A.) jusqu'à sa mort le 17 décembre 1987. En somme, pas de racines autres que culturelles, pas d'enfance enracinée ; elle ne veut pas « être encombrée de trop de possessions », errer comme exilée. Elle est, orgueilleusement, une nomade, et l'espace qu'elle a réellement habité, c'est celui de la littérature.

J.-P. Castellani a abordé ce domaine en insistant sur son travail de traductrice, depuis Vagues de Virginia Woolf (1937) jusqu'à Blues et Gospels de 1984. Dans ce choix on retrouve une grande curiosité, une recherche de la diversité.
Sa correspondance constitue une véritable œuvre ; sa publication posthume nous la fait mieux connaître de l'intérieur. C'est en définitive un véritable journal de bord et de création, où elle note ses réflexions, donne des indications précises sur ce qu'elle est en train d'écrire, certaines lettres révélant sa vie plus intime, d'autres montrant avec sincérité ses contradictions. J.-P. Castellani nous recommande de lire les Carnets de notes des Mémoires d'Hadrien où elle fait part de ses affres d'écrivain, de ses corrections, de ses doutes et de ses désespoirs. C'est par là que notre guide attentif nous a fait entrer dans ces « fissures » du « bloc apparemment monolithique » de cette très grande dame des Lettres.


Le mardi 19 janvier 2009, la section a accueilli Claude MICHAUD, professeur émérite à l'Université de Paris-I Sorbonne qui a traité d'« Une singularité dans l'histoire de l'Europe : la Hongrie ».
Le conférencier s'est d'abord livré à un large survol de l'histoire de ce peuple depuis l'an 894, date de l'arrivée dans la plaine pannonienne de 400.000 hommes en provenance de Sibérie (vallée de l'Ob). Après de nombreuses incursions vers l'ouest, un État s'est stabilisé avec la dynastie des Arpad : Étienne (994-1038) converti à la foi chrétienne, reçoit en l'an mille la couronne des mains du Pape ; il sera très vite canonisé. Ainsi la Hongrie christianisée va entrer dans la civilisation occidentale, comme en témoigne également son écriture. Les Arpad règnent jusqu'en 1301 ; la monarchie angevine leur succède pendant tout le XIVe siècle. L'âge d'or est le règne de Mathias Corvin (1458-1490) qui introduit la Renaissance italienne. Mais les Turcs de Soliman le Magnifique mettent fin à l'indépendance de la Hongrie pour plus d'un siècle ; celle-ci tombera ensuite sous la coupe des Habsbourg, et ce jusqu'au traité de Trianon en 1920 qui ampute le pays des 2/3 de son territoire. La Hongrie aura du mal à se relever et de sa collaboration avec l'Allemagne nazie jusqu'en 1945 et de l'occupation soviétique sous couvert d'une démocratie populaire qui a provoqué un démantèlement total de l'économie ; il faudra attendre la chute du rideau de fer en 1989 pour que s'ouvre une ère nouvelle.
À la suite de ce raccourci historique, M. Claude Michaud s'est attaché à montrer les caractères originaux de ce pays : d'abord les armoiries, qui comportent la double croix des Arpad et la Sainte Couronne, aujourd'hui abritée sous la coupole du Parlement et qui continue à symboliser la Grande Hongrie, bien que celle-ci fût devenue une République, ensuite la langue, en l'occurence le magyar, qui appartient aux langues finno-ougriennes, en parenté avec le finnois et l'estonien, conservé en dépit de toutes les contaminations et qui a été un élément de l'unité nationale. La religion a également façonné l'âme hongroise : le calvinisme, répandu à partir de 1540 a nourri la propension à la résistance aux souverains, de Budapest ou de Vienne, alors qu'aujourd'hui on ne compte plus que 20 % 
de protestants, en face d'un patriotisme catholique très vivant autour du culte de saint Étienne et de la Vierge. Les Hongrois sont aujourd'hui 10 millions, mais il faut leur ajouter, outre 1 million et demi aux USA, près d'un quart supplémentaire dans les pays limitrophes, en particulier en Transylvanie (actuellement roumaine) – perte encore très douloureuse…


Le jeudi 12 février a eu lieu une rencontre poétique intitulée « Le "langagement" et l'avancée des mots », à laquelle ont participé deux poètes contemporains d'avant-garde Eric CLÉMENS et Christian PRIGENT, accompagnés par Marc DÉCIMO, de l'Université d'Orléans.
Dans sa présentation, Marc Décimo s'est référé à l'Anthologie de l'Humour noir d'André Breton ainsi qu'à l'œuvre de Jean-Pierre Brisset, nous mettant sur la voie d'une poésie qui ne recule ni devant le calembour, ni devant la trivialité, encore moins devant la crudité des mots, ne refusant aucun interdit. C'est cette « avancée langagière » qui a dû faire peur, et même choquer. Il est vrai que le public a perdu l'habitude de prendre en pleine figure des textes « choc » qui ont besoin de la bouche et du corps, de ceux qui ont besoin de « passer au gueuloir ». C'est ce qu'a fait Éric Clemens, clamant, criant son « Opéra tonnant », où le verbe « casse les images et crache le sens », tandis que Christian Prigent jouait avec les mots qui reviennent en écho, déformés et reformés créant une sorte de musique sonore, fondée uniquement sur le langage, dissociée de la pensée et du sens.
M. Décimo a lancé un débat en demandant aux deux poètes où se situait leur poésie par rapport à la littérature. Ils refusent unanimement d'appartenir à ce qu'on appelle couramment littérature, tout en refusant l'étiquette de provocateurs ; E. Clemens s'insurge contre la poésie subjective et la complaisance narcissique ; C. Prigent insiste sur la nécessité du travail sur la langue et la recherche de l'originalité.
La parole est donnée ensuite à l'assistance, sans les opposants, qui avaient déjà quitté la salle comme à la première d'Ubu-Roi ; certains ont réagi favorablement à la force et à la violence de certains textes, découvrant un aspect inconnu de la poésie actuelle.


Le mardi 12 mars, les budistes ont retrouvé leurs marques en écoutant une très belle conférence intitulée « Arcadie, l'invention d'une terre poétique », présentée par Franck COLLIN, directeur des Études Anciennes à la Faculté des Lettres d'Orléans.
Le conférencier a cherché d'abord à définir ce que représentait dans la conscience collective cette Arcadie dont le nom évoque couramment confort, convivialité, épicurisme en même temps qu'une certaine philosophie de la vie, accompagnée souvent de clichés, parfois sublimés par la peinture. L'Arcadie réelle est un canton pauvre et aride du Péloponnèse ; l'Arcadie antique était en revanche riche de mythes terrifiants ; celle qui nous intéresse 
est « une invention latine » et la façon dont elle a structuré notre imaginaire est essentiellement le fait de Virgile. F. Collin a ensuite éclairé la genèse de cette Arcadie primitive fort peu idyllique et qui s'est peu à peu transformée (« devenir arcadien, c'est devenir civilisé ») Passant à l'époque romaine, il a expliqué pourquoi les contemporains de Virgile avaient manifesté tant d'intérêt pour l'Arcadie ; après les guerres civiles, ils avaient besoin de vivre en paix et aussi de repenser leurs origine. Au mythe de l'Âge d'or César et Auguste avaient préféré celui de l'humanité arcadienne plus rustique et surtout lié au travail qui rend possible le progrès ; c'était aussi l'occasion de vanter la mission civilisatrice de Rome et d'officialiser son origine troyenne (les Troyens étant originaires d'Arcadie, selon la rumeur…) Dans la partie centrale de son exposé – dont il est difficile de rendre la richesse et la densité – F. Collin a montré la part de l'invention chez Virgile, et comment celui-ci, en partant de la VIIIe Bucolique, a incorporé à sa poétique l'Arcadie, une Arcadie bien latine et non une transposition de Théocrite. Il lui restait à explorer son territoire, souvent réduit au « topos » du « locus amoenus », joli tableau, mais qui risque de se diluer dans une imagerie un peu mièvre. Au contraire, dans l'Arcadie imaginaire de Virgile, « esquisse de l'Utopie », on prend conscience du lien qui nous unit à la Terre et qui nous relie à l'unité du Monde, comme chez des poètes contemporains (René Char ou Yves Bonnefoy). Il ne s'agit pas de retrouver l'Arcadie réelle de la Grèce, mais une Arcadie recréée, un territoire rêvé, une Arcadie lyrique, terre du chant et de la parole originaire, puis celui de l'Arcadie terrienne (très proche de l'esprit des Géorgiques), celui, enfin, de l'Arcadie métaphysique, qui donne visage à quelques questions ontologiques qui préoccupent l'homme…


Le jeudi 9 avril a été l'occasion d'un débat – illustré – entre deux photographes : Hugo MISEREY et Pascal de LAVERGNE sous le titre « Territoires photographiques contemporains », sous l'égide de l'Association « Valimage » de Beaugency
Hugo Miserey nous a montré quatre séries récentes de photos, très différentes par leur sujet et leur traitement. Nous en avons retenu trois : 1) sur le Cap Corse, résultat d'une immersion dans le paysage et d'une fascination pour ses aspects minéraux ; 2) sur la Côte de Haute-Normandie, photos de nuit avec un long temps de pose introduisant une certaine fantaisie ; sur la Beauce proche de Beaugency : photos en couleur, dans un format carré et dans un grand dépouillement qui suggère une sorte d'angoisse.
Pascal de Lavergne a présenté cinq séries réalisées de 2005 à 2009 (en couleur et avec le numérique) dont le but était de montrer comment l'homme s'approprie un territoire et comment il le marque de sa présence. Ainsi pour ses « Corps au bord de la mer », photographiés de dos, dans le relâchement de l'arrêt et non dans le mouvement. De même pour ses « Communicantes », femmes photographiées en surplomb de 30 mètres en train de téléphoner ; de même pour ses « Passantes » où le geste est souligné par l'ombre portée. Les deux dernières ont paru moins convaincantes : « graffitis sur les tables d'une salle d'une Faculté de Bordeaux » ou « vues des transformateurs EDF de Mérignac », certes considérés comme de nouveaux repères territoriaux, mais qu'on peut très bien regarder comme les témoins affligeants de la laideur industrielle… Une fois de plus nous avons appris à ne pas confondre une belle photo et un beau sujet…


Le jeudi 14 mai, les membres du Bureau, autour de Jean NIVET, avaient organisé une séance de lecture intitulée « Julien Gracq le guetteur de l'autre siècle ».
C'était sans doute une gageure que d'avoir choisi un auteur difficile, et dont l'image était celle d'un homme un peu hautain, « drapé dans un splendide isolement ». Il fallait donc tenter de cerner la personnalité souvent tenue secrète de celui qui ne voulait pas qu'on confonde Louis Poirier, professeur d'histoire et de géographie et Julien Gracq, écrivain et poète qui tenta dans sa jeunesse l'aventure surréaliste, mais resta très marqué par son enfance provinciale, par son enracinement dans le terroir des Mauges, à Saint-Florent-le-Vieil, à mi-chemin entre Angers et Nantes. Ses attaches terriennes ont eu en contrepoint un solide anticonformisme : témoins ses « mauvaises pensées intimes » et son pamphlet intitulé La littérature à l'estomac, lequel provoqua son refus du prix Goncourt attribué au Rivage des Syrtes.
Après un intermède photographique où l'on a suivi son parcours, révélant surtout un Gracq dans son intimité familière, la seconde partie de l'évocation a abordé, dans la mesure du possible, l'œuvre de l'écrivain. En effet, on ne peut qu'imparfaitement rendre compte de l'originalité de son écriture, « immense travail de tapisserie, ouvrage de longue patience, de volonté opiniâtre » ; cependant grâce à de nombreux échantillons de cette prose poétique tirés de Liberté grande, Un Balcon en forêt ou de Lettrine, le public a eu tout le loisir d'apprécier la richesse et la variété d'une œuvre qui va de la critique fine, parfois acérée, telle qu'on la trouve dans En lisant en écrivant, au fantastique du Château d'Argol. Il restait en conclusion à justifier le titre : Julien Gracq, par son tempérament, était beaucoup moins porté à s'engager dans son temps qu'à observer et épier les remous du monde, d'un monde dont il redoutait l'appauvrissement. Juste avant sa mort, il avouait sa méfiance vis-à-vis de la littérature contemporaine nourrie souvent de la seule actualité, regrettant l'âge « où l'homme était constamment replongé dans ses eaux profondes, réaccordé magiquement aux forces de la terre, irrigué de tous les courants nourriciers dont il a besoin comme de pain… »


Le samedi 13 et le dimanche 14 juin a eu lieu une « excursion littéraire à Rouen et en pays de Caux » (Corneille, Flaubert, Maupassant, etc.), excursion préparée et dirigée par Jean NIVET, avec le concours de Gérard LAUVERGEON et de Geneviève DADOU.
Le premier arrêt nous a conduit à la maison des champs de Pierre Corneille, à Petit-Couronne, « toute normande avec ses colombages au cœur de son enclos ». Là, des souvenirs ont été rassemblés, dont la plupart concernent son frère Thomas. 

L'essentiel de la journée a consisté en une visite de Rouen menée par le professeur Chaline, avec, comme point de 
départ,l'Hôtel-Dieu où le père de Flaubert était médecin-chef. Le parcours pédestre – transformé en parcours du combattant au milieu des déballages et de la foule de la braderie – a permis d'admirer, outre la maison natale (restaurée) de Corneille rue de la Pie, et l'emplacement du bûcher de Jeanne d'Arc, le Gros-Horloge, le Palais de Justice, chef d'œuvre de style flamboyant, Saint-Maclou, dentelle de pierre, et son aître, pour s'attarder sur la monumentale cathédrale, tant de fois peinte par Monet. La visite (en car) s'est achevée par la vue extérieure du pavillonde Croisset (seul vestige de la propriété Flaubert) et par le 
panorama sur « la belle courbe de la Seine remontée par la 
marée » depuis le belvédère de Mont-Saint-Aignan.
Le lendemain, de bonne heure, le groupe a pris la route pour Saint-Martin de Boscherville ; les visiteurs ont été séduits par l'abbatiale Saint-Martin, d'un roman parfait, construite entre 1114 et 1125 par les Bénédictins. Le trajet, qui suit les sinuosités du fleuve et passe sous les escarpements de la rive concave, a été commenté par le géographe de service, jusqu'à Villequier, site hugolien célèbre. C'est devant la maison Vacquerie que Jean Nivet a restitué le drame du 4 septembre 1843 ; c'est au petit cimetière en haut du village, devant les tombes regroupées de Léopoldine, son mari, sa mère, Adèle et les Vacquerie que Geneviève Dadou a lu, sans pouvoir contenir son émotion, les strophes pathétiques du poème À Villequier
Le Pays de Caux nous a ensuite accueillis, avec sa brume des mauvais jours, dérobant même les falaises d'Étretat à notre vue. Nous avons cependant trouvé le chemin de la maison de Maurice Leblanc, « le Clos Lupin », transformée en parcours initiatique et ludique des aventures de son héros. Le retour a été l'occasion d'évoquer Maupassant et sa « Guillette », Gide et son Cuverville tout proche et, bien sûr, d'admirer le majestueux pont de Tancarville, fierté des Normands…



SAISON 2009-2010

Le mardi 22 septembre a eu lieu la séance de rentrée avec son préambule hatituel et surtout l'annonce du programme avec trois nouveautés : un « Cycle César » en collaboration avec le Centre dramatique National d'Orléans; un grand voyage prévu aux U.S.A. en mai 2010; la présentation de notre nouveau site internet dû à notre « maître-toilier » Claude Viviani.


Le président Alain MALISSARD avait choisi un sujet de conférence en accord avec son projet de voyage : « Les U.S.A. une nouvelle Rome ? »
D'emblée la comparaison paraît inattendue, voire insolite, et pourtant elle est tout à fait répandue dans la pensée américaine. A. Malissard a mis en lumière le rôle des fondateurs, comme George Washington et Thomas Jefferson. Dans l'Amérique de 1780, le modèle choisi n'a pas été anglo-saxon, mais romain – et d'un romain républicain. Les premiers présidents ont été les initiateurs d'un style inscrit dans le marbre et le bronze, propre à exprimer les valeurs républicaines, mais aussi un désir de grandeur ainsi qu'une « rhétorique du pouvoir ». La présence du monde antique, sensible dans des détails comme le choix du sceau ou de la devise des USA, se retrouve dans l'affirmation du principe sacré de la liberté du citoyen américain qui fait écho à la Lex Valeria créant le droit d'appel dans la Rome républicaine.
L'héritage romain a été ensuite passé en revue, à commencer par la volonté de puissance et d'expansion des USA : un héritage d'abord visible dans le domaine architectural – ce style néo-classique dit « Beaux-Arts» qui s'impose partout, du Hall de la gare de Washington au Mémorial du cimetière de Darlington. Cet héritage antique se retrouve également dans le fonds de la culture américaine, aussi bien dans le vocabulaire que dans le goût populaire pour le peplum hollywoodien. Il y a dans tous les discours politiques quels qu'ils soient, une référence constante à la puissance conquérante de Rome, « ce miroir lointain et obsédant des Américains ». Alain Malissard, en abordant le troisième sujet de son propos, a souligné les similitudes dans l'histoire : d'abord à propos du temps (les US.A. se sont construits en un siècle ; Rome en avait mis deux pour étendre son empire), mais surtout à propos des « guerres justes » (les US.A. se sont agrandis à chaque fois sur un appel au secours des peuples voisins, imitant la générause – et intéressée – 
protection de Rome sur le pourtout de la Méditerranée). La ressemblance ne s'arrête pas là : comme les Romains de l'époque impériale, fiers d'exhiber leur passé sur les forums successifs, les Américains d'aujourd'hui ne cessent de se retourner sur leur histoire, de l'exalter, de la graver dans la pierre. De même que les Romains après la conquête, à l'occupation, ils ont préféré l'assimilation ; dans le domaine de l'économie comme dans celui de la culture, le modèle américain a façonné le monde. La « romanité » se retrouve dans de nombreux traits de société : le religieux n'est jamais dissocié du politique ; la référence aux ancêtres est toujours présente, 1'« homo novus » s'incarne dans le « self made man » ; les Morgan, Rockfeller et autres ressuscitent les évergètes ; l'imaginaire américain rejoint l'imaginaire romain. Et, ultime point de convergence, la situation actuelle des États-Unis suscite à l'intérieur autant d'orgueil que d'inquiétude : il y a une peur du déclin de l'empire américain comme il y a eu dans la Rome de Dioclétien une peur des Barbares.


Pendant tout le mois d'octobre a eu lieu un « Cycle César », inauguré au Théâtre avec la présentation du Julius Caesar de Shakespeare, mis en scène par Arthur Nauziciel, directeur du 
Centre dramatique national d'Orléans. Trois conférences ont suivi.

– « La modernité de Julius Caesar », par Gérard HOCMARD, professeur honoraire de Première Supérieure et Président de l'Académie d'Orléans.
S'il est vrai que les nombreuses mises en scène contemporaines du théâtre de Shakespeare soulignent son caractère actuel, en revanche Julius Caesar est une œuvre tout à fait à part et plutôt déroutante. Le premier élément de modernisme est d'abord le sujet : c'est une pièce sur le thème du pouvoir, plus exactement sur la politique, sur la façon d'atteindre le pouvoir et d'en assurer la gestion; elle est construite autour d'une scène-pivot (au IIIe acte) où se dessine la « philosophie » de la tragédie. G. Hocmard y voit même un éclairage sur la technique du coup d'état et il nous invite à relire l'interprétation qu'en donne René Girard qui rejoint sa théorie célèbre du « bouc émissaire ». Le second élément « moderne », c'est l'effacement du « héros », qu'on ne verra plus, sinon dans une brève apparition fantomatique. César n'est plus un conquérant, mais un homme fatigué et capricieux. Le véritable héros serait alors Rome, avec sa foule en permanence sur scène, Rome qui est présente dans les esprits et dans tous les discours… La pièce, au fond, ne porte ni sur César, ni sur les conjurés, ni sur l'histoire de Rome, « elle parle de notre société, elle montre comment ces jeux de pouvoir sont possibles, comment ils fonctionnent; et c'est là que se place la catharsis de la tragédie » – et où l'on reconnaît le génie du dramaturge.

– « On tue César… et après ? », tel était le titre de la conférence du 13 octobre faite par Paul-Marius MARTIN, Professeur émérite à l'Université de Montpellier et familier des budistes orléanais.
D'emblée il évoque le meurtre de César aux ides de mars -44 en un raccourci chiffré : 60 conspirateurs, 19 exécutants, 23 coups de poignard, 10 minutes qui ont fait basculer l'Histoire… ce qui n'empêche pas le fiasco de la conjuration ou, selon le langage imagé de notre conférencier, son magnifique « bide ». Et d'évoquer la suite de événements, ruinant tout espoir pour Brutus de marcher sur les traces du vengeur des Tarquin. En 24 heures la République a été enterrée, la seule question étant de savoir qui va succéder à César. P. Martin trace à grands traits cette période troublée : le 
coup de main d'Antoine se solde par la victoire d'Octave. Celui- ci, fraîchement débarqué de Grèce, se fait élire consul et déclare les conjurés hors la loi. Dès novembre -43 commence une sanglante proscription ; les républicains, dont Cicéron, sont éliminés, tandis que Brutus et Cassius périssent avec leur armée dans les marais de Philippes en Macédoine. L'agonie de la République aura duré trois ans, mais la fin de l'épisode s'écrira à Actium en -21, quand la flotte d'Octave met en fuite les galères d'Antoine et Cléopâtre.

– « La mort des Césars au cinéma » : ce sujet était bien entendu réservé à Claude AZIZA, professeur émérite à Paris III, homme de grande culture cinématographique et spécialiste du « peplum ».
On ne peut qu'admirer son énorme travail de recherche et de classement parmi les kilomètres de pellicule consacrée aux « morts exquises et violentes des six empereurs julio-claudiens », depuis le premier film muet tourné en 1898 par les Frères Lumière (Néron essayant le poison sur un esclave, d'après un tableau de Cabanel) jusqu'aux récentes et rutilantes séries télévisées. Pendant la première moitié du XXe siècle, les cinéastes, sont en majorité italiens, avantagés d'abord par les scénarios offerts par Suétone, puis par une profusion de décors naturels et par une tradition scénique venue de l'opéra ; le plus connu est sans doute Giovanni Pastrone, auteur d'un Giulio Cesare e Bruto et surtout de Cabiria (1913) qui va inaugurer les mises en scène « colossales ». C. Aziza a ensuite passé en revue ces péplums où la palme est remportée par Néron (au moins 15 titres !), suivi par Caligula, dont on vante les folies ou les orgies. Grâce au vidéo-projecteur, il a présenté une anthologie d'extraits des principaux films cités. On est souvent gêné par leur style expressionniste un peu naïf ou exagérément grandiloquent, mais ce qui sauve l'essentiel de ces reliques, ce sont les gros plans sur les visages, ou les détails déjà notés par les historiens, comme la vision de César abritant son visage dans un pan de sa toge et que Pastrone a filmé avec un grand sens de l'image. Décidément les Césars savent mourir au cinéma !


Le jeudi 12 novembre, en partenariat avec le 10e Festival de « Dessins, Presse, Humour et Caricature » d'Orléans-Saint-Marceau, a eu lieu un « Voyage au pays de la Caricature », avec pour guide Valérie MUNCH, docteur en sciences et techniques des arts, directrice de « Caric'artist ».
La conférencière a lancé en préambule quelques grands noms, comme Delacroix, David, Boilly, Daumier, Cham ou Forain en même temps qu'elle a annoncé l'ampleur et la variété des sujets traités. Le large panorama historique, illustré de diapositives (ce qui a constitué l'essentiel de l'exposé), a commencé par la Renaissance italienne avec les « têtes grotesques » de Léonard de Vinci, dont l'intention caricaturale, c'est-à-dire l'exagération des traits est évidente. Le premier dessin satirique en France date de 1499, dirigé contre Louis XII ; au cours des Guerres de religion, il va devenir arme de propagande et essaimera dans toute l'Europe ; à la fin du XVIe siècle, les trois frères Carrache, de Bologne, passent pour avoir inventé les « ritratti carici », ou les portraits-charge, introduits chez nous par un autre italien, le Cavalier Bernin.
À partir de la Révolution, la caricature satirique et politique va se répandre avec les progrès des moyens de diffusion, et, avec l'essor de la presse au XIXe siècle, tous les journaux vont publier des dessins, comme le Charivari ; on se souvient d'un Louis-Philippe piriforme ; on se souvient des artistes comme Nadar, Carjat, ou André Gill. Au XXe siècle, la caricature prend ses quartiers dans ce qu'on appelle « le dessin de presse », où s'illustrent notamment Sennep, Dubout et Faizant. Actuellement, la relève semble assurée avec les Piem, Blache, Cabu, Siné, Plantu, Wolinski… et d'autres. Mais, le journal se vend mal, l'humour du petit écran fait de l'ombre et l'artiste n'est pas toujours reconnu… ou alors guetté par Anastasie !


Le jeudi 10 décembre, notre section a accueilli Jean-Marie BLAS DE ROBLES, écrivain (prix Médicis 2008) et archéologue, qui a fait une conférence sur « Apollonia de Cyrénaïque et les fouilles sous-marines de la Mission Archéologique Française ».
Il a rappelé d'abord les circonstances de l'installation des Grecs de Théra en Cyrénaïque, vers -634 ; la fondation de Cyrène, sur le plateau à une vingtaine de kilomètres de la mer a nécessité la création d'un port : Apollonia, dont on ne sait rien jusqu'à l'époque des Ptolémée, qui sera abandonnée avec l'arrivée des Arabes et dont les vestiges seront fouillés seulement après 1950 par les Français. À partir d'un plan très clair de la cité et d'une série de vues, M. Blas de Roblès (qui, entre parenthèses, est orléanais) nous a invités à une promenade sur le site (le rocher qui portait un sanctuaire à Déméter et à Corè du IVe av. J.-C., des thermes romains, le théâtre de Domitien, les entrepôts et les bassins à garum, le palais byzantin, les églises de l'époque justinienne), avant de nous entraîner sous les eaux, avec son compagnon de fouilles, Claude Sintès – lequel est l'auteur de La Libye antique dans la collection « Découvertes Gallimard ». Nous avons pu comprendre la disposition des ports avec des ilôts reliés par un môle et une zone de prémouillage, laquelle a servi de poubelle et a révélé un petit matériel précieux. Les fouilles, qui ont duré eux ans, ont permis la restitution d'un bateau grec ainsi qu'un relevé très précis du port du IIe siècle avant notre ère. Cela dit, les points forts de cette promenade sous-marine ont été d'abord la découverte d'un édifice de dimensions modestes (il s'agissait de viviers avec vannes de régulation et goulets d'alimentation, réalisés vraisemblablement selon les conseils de Columelle), et surtout celle de deux belles pièces : une tête colossale de Ptolémée III Evergète et une statue (abîmée hélas !) d'un Dionysos ivre, réplique d'un satyre trouvé en 1950 et conservé au Musée de Cyrène. Et les budistes ont retrouvé la même émotion qu'en écoutant, il y a onze ans, Jean-Yves Empereur nous parler de ses trouvailles à Alexandrie…


Le jeudi 21 janvier 2010, à l'occasion de la rencontre « Sur la Lecture », le président Alain Malissard avait invité une personnalité de très grand renom dans le monde des Lettres, Alberto MANGUEL. À l'exposé traditionnel, celui-ci avait préféré la forme plus libre de l'entretien, lequel a été conduit par Thierry Bouchard, écrivain orléanais, directeur des éditions et de la revue « Théodore Balmoral ».
Ce dernier a fait un rapide portrait de ce grand amateur de livres, adonné dès son enfance au « vice impuni » cher à Valery Larbaud, esprit curieux, polyglotte, ayant vécu sur quatre continents… En effet, Alberto Manguel, né en 1948 en Argentine, a passé sa jeunesse en Israël ; revenu à Buenos-Aires, a été lecteur (au sens littéral) de Jorge Luis Borges devenu aveugle ; après un long séjour au Canada (dont il a acquis la nationalité en 1985), vit depuis 2001 en France, dans un petit village du Poitou, « au milieu de 40.000 bouquins » ; journaliste, traducteur, essayiste (prix Médicis-Essais en 1998), il est aujourd'hui lecteur (au sens professionnel) chez Gallimard, parfaitement implanté dans la vie intellectuelle française sans perdre aucun des avantages de son expérience cosmopolite.
L'entretien a porté sur l'origine de sa vocation de lecteur, sur le rôle du « livre de chevet » qui donne un plaisir familier et un « enracinement » dans l'acte de lire, sur le rôle de l'enseignement qui doit faire découvrir les bienfaits du travail en profondeur ainsi qu'une « façon d'apprendre à apprendre valable pour toute la vie ». Alberto Manguel a parlé des écrivains qui l'ont marqué : Stevenson, Borgès bien sûr, lequel lui a fait partager ses admirations (Dante, Cervantès, Kipling) et lui a appris que « ni le livre, ni le lecteur ne sont sacrés, mais au moment de la lecture se produit une alchimie miraculeuse et cela peut recommencer chaque jour… ». La curiosité des livres a aussi des effets inattendus : la bibliomancie (on ouvre la Bible ou l'Énéide au hasard et on y lit l'avenir), la bibliokleptomanie (qui 
n'a pas « fauché » une fois un bouquin ?) et la folie des livres (au XVIe siècle on en a dénombré sept sortes !) Mais, selon la conclusion de notre président, « cette folie contient aussi une bonne dose de sagesse » : Alberto Manguel, qu'on aurait écouté pendant des heures, nous l'avait laissé entendre.


Le jeudi 25 février, l'Antiquité est revenue au programme sous la forme d'une lecture sur le thème « L'Iliade et les femmes », animée par deux comédiennes, Laurence CAMPET et Sylvie MALISSARD.
Les budistes ont eu l'impression de revivre les temps anciens quasi mythiques où les aèdes parcouraient la Grèce en déclamant l'histoire du siège d'Illion, écrite il y a 28 siècles, selon la tradition, par un vieux poète du nom d'Homère. Il aurait sans doute fallu plusieurs veillées pour écouter les 24 chants du poème, qui compte près de 16.000 vers. Nos récitantes avaient choisi neuf épisodes de l'Iliade particulièrement dramatiques, depuis la querelle entre Achille et Agamemnon jusquaux funérailles d'Hector. Mais l'originalité fondamentale de cette lecture d'une œuvre ancrée depuis longtemps dans la culture européenne et même mondiale, a été le choix du point de vue : 
l'Iliade, ce poème épique rempli de faits d'armes et de guerriers virils est raconté « du côté des femmes », de celles qui appartiennent le plus souvent au camp des vaincus, de celles qui disent : « Nous ne savions rien, mais nous avions l'odeur du sang, les cris des hommes, des chevaux, l'attente, la peur, juste la douleur… » Nos deux récitantes qui apparurent, telles Ismène et Antigone, debout, hiératiques, ont incarné les deux compagnes des deux héros, des champion de chaque camp : l'une, la Troyenne Andromaque, épouse d'Hector et mère d'Astyanax, qui assiste impuissante au combat et à la mort de son époux, à la profanation de sa dépouille et à la ruine de sa cité pour finir en captivité ; l'autre, Briséis, de naissance noble et esclave d'Achille, témoin indifférente des luttes de pouvoir parmi les chefs de l'armée grecque. L'assistance, familiarisée avec tout ce monde « plein de bruit et de fureur », et charmée par la belle langue homérique, a suivi, sans que l'attention faiblisse un seul instant, les grands moments de l'épopée et qui font alterner les épisodes guerriers et les scènes plus humaines, voire familières. Et c'est dans ce registre que nous nous sentons plus proches des personnages de l'Iliade, parfois même dans des détails de la vie quotidienne. Merci à nos deux récitantes, qui ont su nous rendre, au-delà des siècles, une émotion intacte.


Le jeudi 25 mars nous avons accueilli Cécile MAISONNEUVE, ancienne élève de l'ENS et de Sciences-Po Paris, co-auteur de Benjamin Franklin paru en 2008 aux éditions Perrin. Le titre de sa conférence était « L'Amérique et ses héros : visions américaines de Benjamin Franklin ».
Ce « héros transatlantique » suscite encore un grand intérêt, ne serait-ce que parce qu'il a vécu « plusieurs vies en une seule », tour à tour imprimeur, publiciste, physicien, homme politique, parce qu'il a eu une grande connaissance du monde, du fait, entre autres, de ses nombreux séjours en Europe, et aussi parce qµ'il a incarné en son temps le mythe de l'Américain moyen. À ce sujet, Cécile Maisonneuve nous met en garde contre deux images simplifiées de ce personnage dont l'effigie illustre les billets de 100 dollars : d'une part le symbole des petites gens qui n'ont pas eu la chance de faire des études, mais qui ont réussi par leur courage et leur pragmatisme, amélioré le quotidien d'autrui, tout en jetant les bases du capitalisme moderne, de l'autre le stérotype des comptables besogneux, médiocres et petit-bourgeois. En réalité, le « bonhomme Franklin » est à la fois économe, et philanthrope ; il se comporte en notable, mais dépourvu de tout préjugé ; c'est un esprit organisé, mais surtout d'une inlassable curiosité ; on connaît ses travaux sur l'électricité, mais on ne doit pas oublier ses livres, où il fait preuve d'un réel talent d'écrivain. S'il n'est pas le parfait capitaliste, il apparaît comme le premier économiste américain, énonçant que la valeur première est le travail, non la terre, et ce à l'encontre de nos Physiocrates.
Nous avons donc une image plus nuancée de cet homme qui a 
ailli choisir l'option britannique avant de devenir américain à 100%, et qui a été en France – où il a passé huit ans comme ambassadeur entre 1775 et 1782 – une véritable « pop-star » à la mode. Mais au-delà de cette popularité, il restait un homme secret dont la devise était: « Fais-toi connaître de tout le monde, mais préserve-toi en profondeur ».


Le jeudi 29 avril Géraldi LEROY, professeur émérite à l'Université d'Orléans et co-éditeur des œuvres complètes de S. Weil a parlé de « La Rome et la Grèce antiques vues par Simone Weil ».
Le conférencier a pris l'heureuse précaution de situer « cet écrivain fascinant mais au fond mal connu ». Née en 1909 dans une famille juive non pratiquante, formant avec son frère André, mathématicien précoce un « couple génial », élève d'Alain en khâgne, entrée très tôt à Normale, elle est devenue alors « la Vierge Rouge» à cause de ses options politiques et de son action en faveur des défavorisés. Dès ses premiers postes de professeur, on voit son militantisme, au grand dam des bourgeoisies locales et de sa hiérarchie. Elle va jusqu'à vivre l'expérience de la réalité du travail, comme O.S. chez Alsthom et Renault, expérience qu'elle relatera dans La condition ouvrière. Elle s'engagera ensuite contre le franquisme, puis dans la lutte clandestine, réussira à s'enrôler dans les services de la France Libre à Londres, où elle mourra en 1943 de tuberculose et de privations.
Mais c'est à la Simone Weil humaniste, persuadée que les grands textes grecs et latins éclairent notre histoire contemporaine que s'est intéressé particulièrement Géraldi Leroy. Ce dernier a retrouvé les articles que S. Weil écrivait en 1936 pour les ouvriers de l'usine de Rosières où elle voulait montrer les points de convergence entre l'actualité et les soubresauts de l'histoire de Rome. De même lorsqu'elle écrit en 1939 Réflexions sur les origines de l'hitlérisme, elle fait appel aux historiens antiques (Polybe en particulier) et en profite pour dénoncer l'impérialisme romain et ses méthodes expéditives. Au contraire, elle aura tendance à surestimer quelque peu (notamment dans La Source grecque et dans un article) les éléments positifs des textes grecs. Mais il faut reconnaître qu'un esprit indépendant comme Simone Weil avait raison d'attirer l'attention sur les travers de la représentation de l'histoire transmise par les vainqueurs – sujet, ô combien d'actualité…


Du 2 au 13 mai a eu lieu le vingtième voyage « De Washington à New York », voyage organisé (avec le concours de « Clio ») par Alain MALISSARD, afin de connaître ce que les Grecs et les Romains ont transmis au-delà des mers et des siècles, aussi bien dans le style des monuments que dans les modes de pensée ou la conception du monde, mais aussi d'apprécier la richesse, la complexité et la modernité d'un empire que l'on compare depuis toujours à celui de Rome.
En voici le programme schématique:
– Jour 1 : transfert Orléans/Washington ; vue d'ensemble de la cité.
– Jours 2 & 3 : première visite de Washington.
– Jour 4 : consacré à George Washington (Mont Vernon et Fredericksburg).
– Jour 6 : deuxième visite de Washington (dont Capitole et Congrès).
– Jour 7 : RailRoad Museum of Pennsylvania et excursion chez les Amish.
– Jour 8 : New York : première visite (messe à Harlem et visite des Cloisters).
– Jour 9 : seconde visite (balade fluviale ; statue de la Liberté, promenades dans Manhattan, 5e Avenue, Central Park, Chinatown, etc.).
– Jour 10 : troisième visite (Pierpont Morgan Library, Centre Rockfeller ... )
Jour 11 : quatrième visite (Metropolitan Museum of Art)… et retour.


Le samedi 5 juin a été réservé à la sortie littéraire : « Trois lieux de mémoire dans les Yvelines (Port-Royal, le désert de Retz, Groussay) », sous la conduite de Jean NIVET, avec la participation de Geneviève DADOU et Marie-Hélène VIVIANI
Le groupe d'un cinquantaine de fervents budistes partis de bonne heure sous un beau soleil, après un arrêt aux Vaux-de-Cernay, lieu agreste cher à Marcelle Tinayre (romancière un peu oubliée) et aux peintres qui avaient pour quartier général l'auberge « Chez Léopold », après la montée laborieuse des « 17 tournants », a atteint les « Granges de Port-Royal », d'où l'on domine le site de l'abbaye rasée en 1709. Face à cette vue superbe, Jean Nivet a rappelé l'histoire de la Mère Angélique, des Messieurs de Port-Royal, du jansénisme et de la persécution finale de Louis XIV. Ce fut ensuite la visite des « Petite Écoles », transformées en musée, encore remplies du souvenir de Racine et de ses illustres maîtres, sans parler des peintures de Philippe de Champaigne. Après un passage obligé dans la cour de la ferme attenante, où trône le fameux « puits de Pascal », après un stage aussi nécessaire qu'agréable au Relais de Voisins-le-Bretonneux, nous avons gagné le Désert de Retz sur la commune de Chambourcy, en bordure de la forêt de Marly.
Ce domaine, aménagé au XVIIIe siècle par un original fortuné et « voluptueux », M. de Monville, qui y habitait dans une colonne tronquée, entourée d'une vingtaine de fabriques à la mode (comme à Méréville, autre site inspiré par Hubert Robert) au milieu d'un parc de 40 hectares planté d'essences rares que Benjamin Franklin vint admirer en 1776. Le domaine fut délaissé dès le XIXe siècle, les fabriques délabrées, le parc retourné à l'état de jungle, et, malgré les efforts de la municipalité qui l'a racheté récemment, nous avons été quelque peu déçus par ce lieu mythique qui avait enchanté les Surréalistes.
Fort heureusement une autre « folie », dans un beau parc, avec des fabriques toute pimpantes, nous a ravis : le château de Groussay, aux lisières de Montfort-l'Amaury, création des années 50 d'un autre original, le richissime dandy Charles de Beistegui, qui y recevait (ainsi que dans son palais vénitien) le Tout-Paris, au cours de fêtes mémorables. La promenade dans le parc – d'abord au potager digne de Villandry – ensuite parmi les fabriques éclectiques : tente mongole, pont vénitien, cénotaphe romain, pagode chinoise, et enfin la visite de ce bijou: un délicieux petit théâtre à l'italienne à l'impeccable acoustique (superbement testée par un budiste de talent) ont clos cette belle journée où nous sommes passés du désert fait pour le recueillement et l'austérité aux déserts inspirés par un hédonisme aristocratique…



SAISON 2010-2011

Le jeudi 23 septembre a eu lieu la traditionnelle séance de rentrée qui a débuté par un hommage à l'une des grandes figures de notre section : Lionel MARMIN, décédé le 12 août, qui fut président pendant plus de vingt ans, de 1965 à 1987. Son successeur Alain Malissard, très ému, en présence de son épouse et devant une assistance recueillie, a évoqué sa personnalité et la place qu'il a tenue dans la ville d'Orléans.
Arrivé d'Angers en 1956 pour assurer les fonctions de Secrétaire Général de la Mairie, Lionel Marmin s'est impliqué aussitôt dans la vie culturelle de la cité. Succédant au président-fondateur Germain Martin, il a fait connaître « Budé » au grand public, d'une part en appelant des conférenciers de renom, tels Pierre Clarac, Fernand Robert, Pierre Grimal, Jacques Lacarrière, le recteur Antoine, Pierre-Aimé Touchard ou Jacqueline de Romilly, de l'autre en ouvrant l'éventail des sujets et des thèmes au profit d'un humanisme élargi. Sa grande curiosité, son éclectisme – et aussi le fait qu'il n'était pas un universitaire – ont permis à notre association de ne pas céder à l'élitisme, ni au conservatisme que l'on reproche parfois (et à tort !) aux défenseurs inconditionnels de la culture classique.
Après le bilan de la saison écoulée et l'annonce du programme de la saison 2010-2011, avec une certaine émotion, partagée avec tristesse par l'assistance, Alain Malissard a annoncé que le récent voyage aux États-Unis, le vingtième, était aussi le dernier.

En écho à la conférence d'octobre dernier, qui nous avait conduits vers une Amérique « à la romaine », nous avons découvert, en contrepoint, la vision d'une Amérique antérieure, plus sauvage, plus exotique et sans doute plus poétique, vision révélée par « Le voyage en Amérique de Chateaubriand » avec pour guide Marie-Hélène VIVIANI, professeur de Lettres honoraire, qui a souligné d'emblée l'importance de ce voyage, tout compte fait assez court, puisqu'il a lieu du 7 avril 1791 au 2 janvier 1792, mais qui a marqué toute son œuvre et dont le récit va constituer son « chant du Nouveau Monde ».
Dans un premier temps ont été analysées les raisons qui ont motivé ce voyage. La première est d'ordre politique. Après avoir eu quelque sympathie pour les idéaux de la Révolution, le jeune vicomte François-René est vite horrifié par les exactions de juillet 1789 et il songe immédiatement à l'exil. La seconde raison est d'ordre économique : obscur cadet de Bretagne sans fortune, avec sa maigre solde de sous-lieutenant et ses dettes de jeu, et en même temps fils de corsaire marqué par sa jeunesse malouine, il se sent attiré vers les pays neufs. Une rencontre sera décisive, celle avec M. de Malesherbes, l'ami de Rousseau et des Encyclopédistes qui lui parle de l'Amérique, lui fait lire Bernardin de Saint-Pierre et l'abbé Raynal, l'encourage dans son « rêve américain » : celui de découvrir le passage du Nord-Ouest entre Atlantique et Pacifique et va même l'aider à préparer son itinéraire.
Le 8 avril 1791 Chateaubriand embarque de Saint Malo sur un brigantin de 160 tonneaux en direction de Terre-Neuve, exactement à l'île de Saint-Pierre, qu'il atteint le 23 mai.
M.-H. Viviani aborde le second point, crucial et sujet à controverse : comment distinguer la fiction de la réalité dans le récit du Voyage en Amérique ? Chateaubriand a-t-il réellement vu la terre américaine qu'il décrit ? Question que posait déjà Raymond Lebègue en 1965, et qu'avaient dû déjà poser certains des lecteurs de 1830, parfois réservés sur la sincérité de l'auteur. La vérité est que Chateaubriand relate ses pérégrinations 35 ans après, sans avoir tenu de journal, qu'il mêle à des souvenirs lointains des impressions subjectives et de nombreuses lectures des voyageurs qui l'ont précédé et qu'il a amplement compilées. S'il a réellement partagé quelque temps la vie d'une tribu indienne, s'il a vu les chutes du Niagara, peut-être les rives de l'Ohio, en tout cas il n'a pas vu celles du Mississippi, ni la Louisiane. Mais il a bien ressenti la présence des « déserts américains, la nature vierge des forêts, des lacs, des fleuves et des savanes », impressions majeures qui vont fournir « la matrice des œuvres inspirées par l'Amérique ».
M.-H. Viviani a ensuite passé en revue les souvenirs recomposés de ce voyage initiatique ; difficile d'en déceler l'authenticité. Cela dit, la beauté de la nature l'emporte sur tout et c'est le message que l'écrivain veut faire passer dans les ouvrages inspirés par son séjour outre-Atlantique, d'abord dans Atala, roman sentimental qui vaut surtout par la description d'un décor édénique, et dans Les Natchez, histoire d'une tribu qu'il a effectivement rencontrée, dont il relate la vie quotidienne, dont il vante l'hospitalité, sans parler de la beauté des femmes indiennes auxquelles il ne peut rester insensible.
Notre guide se devait d'évoquer, pour conclure, la postérité de ce Voyage en Amérique. Les lecteurs de 1830 ont fait le succès d'Atala et des Natchez (intégrés au Génie du Christianisme). Cependant Chateaubriand n'est pas que le chantre de l'exotisme et du pittoresque ; il est aussi le témoin de la naissance d'une nation ; il a fort bien vu la nouveauté du gouvernement démocratique des États-Unis, l'essor de leur technologie, tout en dénonçant les dangers de la colonisation et les futurs problèmes liés à l'esclavage : en somme il a annoncé Tocqueville. Et, de nos jours, 
la reconnaissance des qualités de l'écrivain est unanime. « Qui n'a pas été séduit par la voix du barde exaltant la nature américaine, comme s'il avait donné naissance au premier matin du monde ? »


Le mardi 25 novembre, Joëlle DÉSIRÉ-MARCHAND, docteur en géographie, est venue parler d'une figure originale du XXe siècle, « Alexandra David Neel, la femme aux semelles de vent ».
La conférencière s'intéresse depuis longtemps à cette grande voyageuse, à qui elle a consacré plusieurs ouvrages, dont Les itinéraires d'Alexandra David Néel (Arthaud 1996). Nous avons été invités à participer, avec documents photographiques à l'appui, aux fabuleuses pérégrinations en Asie de cette Parisienne (ou presque, puisqu'elle est née le 24 octobre 1861 à Saint-Mandé), partie en 1911 pour 18 mois et de retour 14 ans plus tard ! Rien ne prédisposait cette jeune fille née d'une mère belge et d'un père d'origine tourangelle, douée pour la musique et qui choisit pour un temps la carrière d'artiste lyrique, à parcourir le monde, si elle n'avait connu, après plusieurs visites au Musée Guimet, la vocation de l'orientalisme, se passionnant pour l'hindouisme et le bouddhisme. La voilà fermement décidée d'aller se former sur place. En 1904, elle rencontre un ingénieur français du nom de Philippe Néel, qu'elle épousera plus tard. Celui-ci comprendra très vite que Louise-Eugénie-Alexandrine-Marie n'est point faite pour le mariage ; il lui gardera cependant toute sa vie une indéfectible amitié, ainsi qu'un soutien financier appréciable ; et surtout, il conservera pieusement toute sa correspondance.
Nous avons alors suivi toutes les étapes de ce long voyage. En premier lieu, un séjour en Inde, une rencontre à Bénarès avec son premier maître, une autre avec le treizième Dalaï-Lama. Après une halte à Calcutta, puis à Darjeeling, elle va découvrir en profondeur le bouddhisme tibétain dans des monastères où n'a pénétré encore aucun étranger (encore moins une femme !) ; après des ascensions à plus de 5000 mètres, par des chemins muletiers, elle va découvrir aussi la fascination de la haute montagne, un « ensorcellement » qui va durer toute sa vie.
En 1914, elle engage Yong Den, qui deviendra son fils adoptif, et, en sa compagnie, pendant de longs mois, elle va vivre en ascète recluse dans une caverne. Puis, en 1916, elle se rend au monastère de Tashi-Lhunpo, où vivent 4000 moines. Mais elle en est expulsée et, par le Japon, la Corée et la Chine, elle se joint à une caravane, parvient au nord-est du Tibet, au monastère de Kum Bum, où elle reste trois années ; à court d'argent, elle connaît le dénuement, la maladie et, après d'innombrables difficultés et des journées de marche épuisantes, déguisée en mendiante, elle atteint en février 1924 la ville sainte de Lhassa… Enfin !
Elle regagne alors l'Europe, achète une maison à Digne qu'elle appelle « Samten Dzong », où elle s'installe avec Yong Den et sa secrétaire. Elle y écrira la plupart de ses livres dont le Voyage d'une Parisienne à Lhassa. En 1937, à 69 ans, elle revient à Pékin, cette fois par le Transsibérien, et, en pleine guerre russo-japonaise, retourne aux marches du Tibet, puis en Inde. Cette dernière expédition durera jusqu'en 1946. Mais la soif de l'aventure sera la plus forte, puisqu'à l'âge de cent ans et six mois, elle demandera au Préfet des Basses-Alpes le renouvellement de son passeport… Impérissable Alexandra !


Le jeudi 13 janvier, nous avons accueilli M. André BRACK, directeur de recherches honoraire au Centre de biophysique moléculaire du CNRS et spécialiste d'astrobiologie, venu parler « De l'origine de la vie à la vie dans l'univers ». Dans sa présentation, le président Malissard a attiré l'attention sur le caractère exceptionnel du conférencier : « un éminent scientifique, qui a été membre de la mission Mars-Express, et qui s'est donné pour tâche essentielle de rechercher partout la vie ». Et de rappeler que M. Brack a écrit sur ce sujet de nombreux ouvrages, entre autres La vie dans l'univers entre mythes et réalité, problème déjà soulevé au IIIe siècle avant notre ère par Épicure, et qui s'inscrit de ce fait dans notre tradition budiste. Cela dit, la référence à l'Antiquité pouvait ne pas suffire à rassurer les auditeurs, dans leur ensemble peu accoutumés à pénétrer dans ce milieu inconnu qui porte les noms d'astrobiologie ou d'exobiologie. Disons tout de suite qu'ils ont été captivés par l'enthousiasme du conférencier et par la clarté de son discours – de plus illustré d'étonnantes photographies de ce monde interstellaire – sans parler de ses résonances poétiques, avec, çà et là, une touche d'humour.
Au-delà des interrogations qui nous hantent et qui nourrissent les scénarios de la science-fiction, comme par exemple la présence dans le cosmos d'une vie parallèle à la nôtre, M. Brack a posé deux questions fondamentales : 1) qu'est-ce que la vie? La réponse (partielle) vient de la chimie : un système est vivant s'il est capable d'auto-reproduction et d'évolution ; 2) quelle est l'origine de cette vie ? Celle-ci serait née il y a environ quatre millions d'années dans une eau à 50 degrés qui recouvrait notre planète, grâce au phénomène appelé « chimie du carbone ». Ce carbone proviendrait de plusieurs sources, la dernière étant d'origine extra-terrestre. En effet, certaines météorites contiennent des molécules de carbone et certains acides aminés présentant une « dissymétrie moléculaire », un des éléments permettant de distinguer le vivant de la matière inerte. Sans doute par la simulation de la chimie organique interstellaire, a-t-on réussi à synthétiser 16 acides aminés, lesquels ont été analysés dans les labos du CNRS d'Orléans. Mais, pour retrouver la vie, il faut une cellule, avec son ARN, et, à cette étape, « on n'a pas encore réussi », avoue modestement M. Brack. On fait alors appel à la micro-paléontologie, qui étudie les sédiments anciens (le plus ancien, au Groenland, date de 3,8 milliards d'années !) ainsi que les micro-fossiles.
Et, là aussi, les informations sont maigres, et les vestiges de la vie primitive presque toutes effacées. Ainsi la recherche s'est à nouveau tournée vers l'espace ; il y a eu un petit espoir : en 2010, sur Mars, un robot a repéré quelques traces de vie ; mais, dans l'ensemble, la quête a été peu concluante, que ce soit sur le satellite Europe de Jupiter, sur Titan visité par la sonde Huygens, ou sur Encelade, le satellite de Saturne – qui nous a valu une photo surréaliste d'un geyser de glace.
Faudra-t-il donc aller au-delà du système solaire?
À ce moment, nous autres pauvres terriens, nous avons éprouvé quelque vertige. Notre guide interplanétaire nous a assuré qu'on a dénombré 519 planètes extra-solaires (ou exo-planètes), et encore, on ne voit que les grosses (qui sont faites de gaz). En 2006 la France a lancé le télescope spatial Corot pour observer les planètes dites « rocheuses » et, en 2010, on en a découvert une, 3 à 4 fois plus volumineuse que la Terre ; mais pourra-t-on déceler si elle est habitable, c'est-à-dire avec de l'oxygène, du C02 et de la vapeur d'eau ? La mission Darwin de l'Agence Spatiale Européenne prévue pour 2020 nous le dira peut-être…
Pendant la discussion qui a suivi, l'esprit flottant encore dans les galaxies, les auditeurs se sont mis à évoquer la fin du XVIIe siècle, quand la frontière n'existait pas entre lettres et sciences, au temps où notre Fontenelle écrivait ses Entretiens sur la pluralité des mondes et ont remarqué que son héroïne, la Marquise de la Mésengère, posait exactement les mêmes questions que nous-mêmes aujourd'hui, mais qu'elle n'avait pas eu la chance d'écouter un homme de talent comme André Brack.


Le 27 janvier, notre section a reçu Mme Arlette FARGE, directrice de recherche au CNRS et enseignante à l'EHESS, venue parler de « La foule parisienne et ses événements au XVIIIe siècle ».
Mme Farge – qui a consacré ses recherches à l'histoire des femmmes et à celle des classes populaires au XVIIIe siècle – nous a informés d'abord de sa « façon singulière de travailler », qui s'apparente à celle de Michel Foucault ou Jacques Revel, ou encore du romancier Pierre Michon : ses sources sont avant tout les archives de la police concernant de minuscules événements, des incidents quotidiens, de petites infractions ; ce qui exige un travail minutieux pour déchiffrer les témoignages frustes de ces anonymes et l'historienne doit savoir interpréter ces archives émouvantes et pathétiques, en triant entre le vraisemblable et l'invraisemblable, entre les mensonges tactiques et la spontanéité franche.
À la lumière des descriptions que fait Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, elle nous expose la vie de la cité, une vie qui a lieu la plupart du temps dehors, au vu et su de tous, où les carrefours sont lieux d'échange et d'embauche, où les montreurs d'ours côtoient les vendeurs de pamphlets à un sou… La foule y est omniprésente et ce qui frappe, ce sont les bruits et les voix. « Le peuple, aux deux tiers analphabète, est bouche ouverte. » Mais leur langue est à peu près incompréhensible pour les aristocrates et les bourgeois ; aussi les domestiques font fonction d'interprètes. Il faut parler également des migrants venus de toutes les provinces du royaume, une population flottante utilisant tous les patois et tous les accents.
Pour le roi, la foule est « l'inconnue des inconnues » ; perçue comme « étrangère », elle fait peur, car elle s'enflamme facilement. Aussi Paris, auquel le pouvoir porte grande attention, est-il très surveillé par des inspecteurs de police et par des mouchards payés notamment pour écouter ce qui se dit dans les cabarets. Tout « mauvais » propos peut conduire à la Bastille, le blasphème étant le plus grand forfait.
Cependant, Mme Farge reconnaît que les foules parisiennes ne sont pas toujours irrationnelles et qu'elles sont capables de ferveur, d'enthousiasme et de solidarité en plein siècle des Lumières.


La séance du jeudi 10 février a été consacrée à un sujet de société très actuel posé sous la forme d'une question déterminante : « Peut-on encore vivre heureux dans la société numérique ? » Notre invité était Yann PADOVA, secrétaire général de la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés, chargé de cours à l'ENA et à l'EN de la Magistrature.
À une telle question, quelque peu provocatrice, certains esprits chagrins répondront par la négative, mais à l'inverse beaucoup considéreront que cette société numérique apporte le bonheur. Internet n'est-il pas une promesse de partage, de croyance en une convergence entre progrès moral et progrès technique ? Le droit au bonheur, inscrit déjà dans la Déclaration de 1789, n'est-il pas de nos jours imprescriptible ? C'est en effet sur cette notion de valorisation du bonheur que notre conférencier a commencé son analyse de la société contemporaine, caractérisée par la conjonction de trois phénomènes :
– le besoin primordial de sécurité (conséquence immédiate de 
l'attentat du 11 septembre 2001) avec une multiplicité des garanties,
– le développement très rapide des technologies, lequel a créé une « société de surveillance », avec une multiplicité de contrôles officiels et privés,
– la présence d'une menace réelle, proliférante sur le bonheur individuel, ou tout au moins sur notre domaine personnel.
Et c'est bien pour protéger la vie privée des personnes, laquelle risquerait de devenir « un espace en voie de disparition », qu'a été créée la CNIL, par la Loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique et aux fichiers. Cet organisme de régulation est, du point de vue juridique, une A.A.I, c'est-à-dire une autorité administrative indépendante. Il a vu le jour à la suite d'une levée de boucliers causée en 1974 par le projet SAFARI (Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus), où, à l'aide du simple numéro de Sécurité Sociale, interconnecté à toutes sortes de dossiers, il était possible de « ficher » tous les Français. On a cru voir le spectre de Big Brother se profiler à 
l'horizon…
Yann Padova nous propose alors une analyse des risques. Le premier est contenu dans l'allégorie de George Orwell qui évoque à la fois un État omnipotent qui contrôle tout et un État inquisiteur qui veut tout savoir du citoyen, lequel devient totalement transparent dans les régimes totalitaires. On pense aussitôt à la création récente (le 20 juillet 2008) du fichier « Edwige » ou 
"exploitation documentaire et valorisation de l'information générale", qui a soulevé un véritable tollé. Un autre risque consiste en ce qu'on peut appeler l'« irrationnel irrécupérable » : le meilleur exemple est l'existence du STIC (une base de données interconnectant tous les fichiers de police). Le danger, c'est que l'informatique conserve la mémoire de toute affaire, même classée depuis longtemps et fonctionne comme « un mécanisme à produire de l'exclusion ».
Yann Padova, abordant un second point de son propos, nous montre que Big Brother n'est pas seul. Il y a un autre danger, plus insidieux appelé « Little Sister » : ce terme désigne « le développement et la multiplication non coordonnés des systèmes d'information collectant des données sur des personnes » dont la synergie pourrait conduire à une certaine forme de surveillance, donc de restriction des libertés individuelles. Il faut prendre en compte, en plus des données objectives des papiers d'identité, de celles circulant sur les multiples réseaux sociaux tissés sur le web, lesquelles créent parallèlement une société de « sous-veillance ».
Et de passer en revue les principales techniques : la vidéo-surveillance (sur la voie publique comme dans l'usage privé), la géo-Iocalisation (qui va du GPS à la filature policière), la biométrie ou l'identification d'un individu par une partie du corps (la plus « pointue » étant la reconnaissance faciale). Certains aspects du progrès technologique ne laissent pas d'être inquiétants, comme la vidéo-surveillance dite comportementale (capable de débusquer dans un groupe les attitudes bizarres ou « comportements erratiques »). Mais il y a un risque immédiat presque aussi grave, celui du « traçage » de la personne : peut-on être heureux quand on est « tracé » ? (La « traçabilité » a été inventée pour les 
poulets, pas pour les hommes !).
Si le traçage dans l'espace peut avoir une certaine utilité, en revanche le traçage dans le temps pose actuellement un problème extrêmement grave : toute information, une fois livrée, est irrécupérable; la durée de conservation est illimitée. Aussi l'individu est-il sclérosé, figé, sinon pour l'éternité, au moins pour la vie. Or il se construit grâce à l'oubli ; il a donc le droit à l'oubli, un droit aujourd'hui menacé.
Yann Padova aborde alors la conclusion en reposant la question initiale sous une forme plus positive (et plus cinématographique!) : comment « sauver le soldat bonheur » dans cette société numérique ? À l'échelle du citoyen, tout simplement en faisant connaître le rôle de la CNIL, et en faisant appel à elle lorsqu'il y a atteinte évidente aux libertés. Elle a l'ambition de jouer un rôle préventif et curatif, et à ce sujet d'être le « nettoyeur du net ». À la différence des USA, où les données sur la personne sont considérées comme un bien marchand, en France, la protection est liée à la dignité de la personne; à la société de contrats, nous opposons une société de valeurs.


Le mardi 22 mars, Marie-Claire BANCQUART, professeur émérite à la Sorbonne, écrivain et poète, est venue dans le cadre de nos Rencontres, à la suite de la parution de son ouvrage « Explorer l'incertain », répondre aux questions posées par Frank Collin de l'Université d'Orléans.
En réalité l'entretien a eu une portée plus vaste, puisque Mme Bancquart a parlé de poésie en général, et en particulier du « langage poétique comme instrument par lequel nous tentons de dévoiler ce qui reste mystérieux en nous et pour nous » et par lequel nous explorons ce que nous ne sommes pas capables de discerner clairement dans notre vie ou dans notre corps – cette partie de nous-mêmes par laquelle nous nous trouvons « en communauté et en communication avec l'ensemble du monde vivant » 
et qui est d'une importance capitale. D'où cette « poésie de l'intérieur du corps » et ces « petites choses » extérieures (arbres, bêtes, brins d'herbe ou détails d'une ville) ressenties comme de véritables « puits de mystère ». Cette poésie s'interroge sur la vie, sur la mort, sur la mémoire, s'efforçant d'aller toujours au plus profond du puits ».
M.-C. Bancquart est revenue ensuite sur sa propre découverte de la poésie, alors que s'imposait un formalisme jouant uniquement sur le langage, « où l'écriture est seule avec l'écriture », 
aboutisssant à une abstraction stérilisée. C'est alors qu'elle trouvé une ouverture avec trois poètes : Henri Michaux, Yves Bonnefoy et André Frénaud, révélé par ses Rois Mages, 
trois poètes qui ne sont pas d'une lecture immédiate. Et d'insister alors sur le fait que l'ennemi de la poésie est la facilité, l'épanchement des états d'âme, la « bibine sentimentale », la dégoulinade des bons sentiments », et la psychologie en général. Au contraire la poésie demande avant tout un travail rigoureux sur le texte, sur la langue, sur les mots ; ainsi le langage poétique procède par décalages volontaires par rapport à la langue commune.
Pour nourrir sa poésie M.-C.Bancquart s'efforce de remonter aux origines, non seulement des mots, mais aussi des idées et des thèmes. D'où son intérêt pour les mythologies anciennes, citant Virgile et sa VIe Églogue, ou encore les Métamorphoses d'Ovide.
Partant du titre Anamorphoses qu'elle a choisi pour son recueil de l'année 2002, elle précise ses idées sur la poésie : « c'est un regard biaisant que l'on porte sur les choses » (comme quand on regarde le célèbre tableau d'Holbein). Elle dit ne se rattacher à aucune philosophie, ni à aucune religion, mais affirme que sa poésie appartient au domaine du sacré par les questions qu'elle pose, sur la vie, sur la mort, sur l'avenir du monde, sur l'énergie qui traverse l'univers – déjà reconnue au temps d'Épicure – mais sans avoir le sentiment qu'elle possède une vérité une fois pour toutes, mais en étant consciente que ces problèmes ne trouveront jamais leur solution, du moins dans notre état de vie actuel…


Le mardi 9 avril, les budistes ont participé à une incursion dans le Japon à la fin de l'ère féodale par le truchement d'un jésuite italien. La conférence de Mme Sylvie MORISHITA, doctorante à l'École de Théologie de Strasbourg, avait pour sujet « Alessandro Valignano, S.J. un humaniste italien dans le Japon du XVIe siècle ».
Avant de faire le portrait de Valignano, qui joua un rôle très important et qui reste encore méconnu, alors que son disciple Matteo Ricci, évangélisateur de la Chine, a été l'objet l'an dernier d'une célébration officielle en France comme en Italie, Sylvie Morishita a tenu à situer le contexte historique du Japon du XVIe siècle. Au cours de cette période tumultueuse, le clan des guerriers – des seigneurs féodaux ou « daïmio » – ne respectait plus le pouvoir du « Shogoun » (le chef militaire). C'est dans ce climat troublé que le Japon est entré en contact avec l'Occident : les « Barbares du Sud », c'est-à-dire les Portugais, grands navigateurs venus par le Cap de Bonne-espérance, qui, après avoir fait halte dans leurs comptoirs de Goa, Malacca et Macao, ont abordé à l'île de Kyūshū pour des raisons commerciales. La ville de Nagasaki a été fondée pour les besoins du négoce entre Portugais et Japonais par l'intermédiaire des Jésuites : elle sera à l'époque en quelque sorte à la fois un port international et une cité chrétienne. Notre conférencière insiste sur le rôle de la Compagnie de Jésus, laquelle participe à ce fructueux commerce, en principe interdit. Valignano fut justement un des premiers à le soutenir ; il s'opposera plus tard à la venue des Ordres mendiants déjà installés aux Philippines.
À la suite de cette mise au point fort utile, Mme Morishita s'est attachée à cerner la personnalité originale de Valignano. Cet italien, né en 1539 à Chieti dans les Abruzzes, c'est-à-dire dans le Royaume de Naples, étudiant à l'Université de Padoue, fut admis chez les Jésuites en 1566, ordonné prêtre en 1570 ; dès 1573,il est nommé « visiteur des missions en Inde et Extrême-Orient » – charge très importante. Pour apprécier l'œuvre de notre Jésuite, nous possédons un document essentiel, écrit en castillan, le « Sumario de las cosas del Japon » ou Inventaire des choses du Japon, paru en 1583. Au nom de l'acculturation, il demande que les missionnaires s'adaptent au pays étranger (et non le contraire !) ; il explique la nécessité de former un clergé local et pense même qu'on peut admettre des Nippons dans la Société de Jésus ! Dans ce but, il a organisé des écoles ainsi que la première ambassade japonaise en Europe (qui dura de 1582 à 1590 ; elle va rapporter d'Anvers une presse d'imprimerie). Ce détail va nous conduire à un chapitre non négligeable du travail des Jésuites au Japon : ce sont leurs publications nombreuses et variées comme les œuvres de Cicéron, les traités de théologie, les dictionnaires, les livres de piété. Le premier livre sorti au Japon de la fameuse presse, était une « Vie des Saints », avec une gravure sur cuivre, copie d'un original imprimé à Anvers par Christophe Plantin (originaire de Montlouis !). Bel exemple de mondialisation… au XVIe siècle ! Et c'est bien à Valignano – qui a jeté un pont entre l'Orient et l'Occident – que nous devons cet échange pacifique.


Le jeudi 12 mai, à l'occasion du bicentenaire de la naissance du poète, le Bureau, à l'initiative de Jean NIVET, avait organisé une lecture intitulée « Théophile Gautier ou la consolation par les arts ». L'intention était de souligner ce que les lecteurs attentifs pressentaient déjà pour avoir remarqué la dédicace admirative de Baudelaire au début des Fleurs du Mal à un poète souvent condamné à un usage scolaire dès l'école primaire : une richesse insoupçonnée et même une exploration de nouvelles voies poétiques.
Cette évocation, illustrée par de nombreux extraits ainsi que par des reproductions de tableaux était répartie sur quatre séquences.
La première avait pour sous-titre Théophile Gautier dans la société du XIXe siècle. Il est apparu d'abord dans l'époque 1830 parmi les « Jeune-France » ou les « Frénétiques » ; tout le monde a gardé l'image de « l'homme au gilet rouge » qui a molesté les « perruques » ou les « genoux » lors de la Bataille d'Hernani. Mais les déboires financiers le conduisent, malgré lui, à une existence de petit-bourgeois besogneux.
Renonçant à ses rêves d'artiste-peintre, il s'est astreint à des tâches immédiatement lucratives telles que l'écriture de vaudevilles ; toute sa vie, « faisant trotter sa plume éreintée et poussive », il a été feuilletoniste. Car il fallait bien nourrir sa « tribu » de femmes : ses deux sœurs, sa femme Ernesta Grisi (alors qu'il aurait préféré la sœur, la belle danseuse Carlotta Grisi), puis ses deux filles (dont Judith dite « l'Ouragan », qui, plus tard, fut écrivain et épousa Catulle Mendès). Il a inondé les journaux et revues d'articles de valeur inégale, mais s'est imposé en tant que critique d'art ; on lui doit, entre autres, d'avoir révélé de jeunes talents comme Chassériau ou Eugène Fromentin.
Entre temps « le bon Théo » sous Louis-Philippe et Napoléon III, est devenu un notable ; il ne lui manque que l'Académie ; 
hélas! il sera quatre fois refusé. En revanche il est reçu à la Cour et dans tous les salons ; il est même le favori de celui de la Princesse Mathilde. Cependant ce rôle mondain ne lui plaît guère ; il se sent mal à l'aise dans cette époque conformiste et pleine d'hypocrisie ; son scepticisme, voire son matérialisme et son vieux démon provocateur reprennent le dessus ; on le sentait déjà dès 1835, au temps où il écrivait Mademoiselle de Maupin, un roman fait délibérément pour choquer. Il peut tout aussi bien tourner le dos à la réalité, se réfugier dans l'écriture et prendre une attitude d'indifférence et d'insensibilité.
La deuxième séquence était destinée à évoquer l'écrivain de profession, qui va trouver sa voie dans ce qu'il appelle ses « transpositions d'art » ; en effet de nombreux passages de ses œuvres, en vers comme en prose, constituent de véritables tableaux. Il excelle également dans le récit de voyage ; citons pêle-mêle : Un tour en Belgigue, Voyage en Espagne, De Paris à Constantinople, Voyage en Égypte, mettant à la mode l'exotisme et faisant rêver, avant Proust, sur la magie des noms de villes.
Parallèlement Gautier produit une œuvre romanesque abondante, très éloignée du réalisme balzacien, avec parfois un goût prononcé pour l'exotisme ou pour le roman historique – le seul vraiment connu de nos jours étant Le Capitaine Fracasse, lequel curieusement fut pour lui un pensum. Certaines œuvres sont assez proches du Romantisme « frénétique », et en particulier des textes fantastiques qui font penser à Pétrus Borel, comme le conte intitulé Avatar, avec une différence de taille : l'intention parodique est assez évidente. On a la même impression avec le poème Albertus où les effets morbides sont tellement grossis qu'ils prêtent à sourire.
En réalité – et c'est le sujet de la dernière partie de l'évocation – la vraie nature de Théophile Gautier est ailleurs, dans ce qu'il appelle lui-même son « idée secrète » dans une confidence faite à Sainte-Beuve, à propos de la nouvelle intitulée Fortunio. Ce personnage – à l'image du poète – s'est créé un paradis oriental pour échapper à la civilisation. Dans cet Orient imaginaire, il évoque la Beauté idéale, ainsi que l'Amour idéal, soit une union parfaite de deux âmes : deux aspirations inaccessibles. Il essaie pourtant de les atteindre par le biais d'une certaine forme du fantastique qui traduit une révolte contre l'idée d'une mort définitive. Il faut donc lutter conte le vertige du néant, contre le temps, et contre cette « mélancolie noire », proche du spleen baudelairien. La seule attitude digne, c'est le culte de l'art pour lui-même, autrement dit la fameuse doctrine de l'Art pour l'Art.
Et le public a écouté, avec un réel plaisir, quelques exemples de cette poésie épurée, de petits textes ciselés avec soin, comme La Nue : « sculptant sa forme dans l'azur » ; ou (dans Le Laurier du Généralife) « ce laurier-rose / gai comme la victoire, heureux comme l'amour / (où) une perle reluit dans chaque fleur élue… »


Le samedi 28 mai, a eu lieu une « Promenade littéraire autour de la Forêt de Fontainebleau », préparée et conduite par Jean NIVET, avec la participation de plusieurs membres du Bureau.
De bon matin, un car rempli de budistes a gagné la route du Gâtinais; le premier arrêt a eu lieu devant la grille du château d'Augerville-la-Rivière Ce domaine qui appartint au XVe siècle à Jacques Cœur et où séjourna en 1651 le Grand Condé, fut acheté en 1825 par l'avocat Pierre-Antoine Berryer, le défenseur du Maréchal Ney et de Cambronne et qui resta pendant quarante ans le principal représentant du légitimisme parlementaire. Après le coup d'état de 1851, il se retira à Augerville et il en fit un rendez-vous de l'esprit et de l'amitié. Jean Nivet nous conta l'agréable vie de château à cette époque : outre le plaisir des rencontres, des promenades dans le parc, des concerts et des représentations 
théâtrales, les invités étaient magnifiquement traités. Il évoqua quelques illustres visiteurs comme Chateaubriand, Liszt, Dumas fils, Musset, Delacroix. C'est là que Berryer mourut le 29 novembre 1868 ; ses obsèques rassemblèrent une foule immense où les plus grands noms de l'aristocratie se mêlèrent à des républicains comme Jules Grévy, alors tout jeune député du Jura.
L'étape suivante nous a conduit au charmant village de Barbizon, que nous associons toujours aux sites classés de la forêt de Fontainebleau ainsi qu'à une école de peinture. En réalité – et on nous le rappela fort aimablement – ce terme n'apparut qu'à la fin du XIXe siècle sous la plume d'un historien anglais ; une légende veut qu'un peintre anonyme interrogé sur ses titres aurait répondu qu'il venait « non de l'école des Beaux-Arts, mais de l'école des beaux arbres de Barbizon » (sic !) C'est à partir de 1830/1835 que de jeunes peintres, comme Corot, Diaz de la Pena, Théodore Rousseau, un peu plus tard, Jean-François Millet, Harpignies, Daubigny ou d'autres moins connus comme Coignet, Dupré, Guillemin, Charles Jaques ou Manceau (qui fut secrétaire de George Sand) fréquentèrent ce lieu, et en particulier « l'auberge du Père Ganne », immortalisée par les Frères Goncourt, dans leur Journal et surtout dans Manette Salomon (1867). Ce fut donc là le point de ralliement des visiteurs, curieux de retrouver le fameux « vide-bouteilles », la salle du bas, à la fois boutique, cuisine, chambre à coucher, la salle dite « des officiers » avec table d'hôte et cheminée au manteau décoré par Diaz et Gérôme, les chambres étroites de l'étage, témoins rustiques qui gardent « l'ombre ou le souvenir de ceux qui ont vécu là, écrit d'un bout de pinceau, avec un reste d'étude et la verve de leur premier talent, dans tous ces tableaux qui se cognent : paysages, moutons, sous-bois, chevaux, chasses, natures mortes… »
Un détour s'imposait pour contempler la forêt qui inspira tous ces artistes : sur la route d'Arbonne, dans une clairiére parsemée de rochers gréseux, il y eut un arrêt à la fois géographique et littéraire ; le secrétaire le plus ancien a lu le document confié par le secrétaire n° 2 (en l'occurence Gérard Lauvergeon, empêché ce jour-là). Le géographe rappelait l'origine du sol : une formation tertiaire de sables intercalée entre les calcaires de Beauce et de Brie, qui a évolué en formant des blocs de grès différents suivant l'érosion et qui ont donné des amas de rochers spectaculaires comme aux gorges de Franchard. L'infertilité de ce sol, et le fait que la forêt a été dès le XIIe siècle un lieu de chasse royale l'ont protégée au point que les peintres de Barbizon y ont vu une nature à l'état sauvage. Actuellement, l'ONF poursuit ce travail de protection en améliorant les boisements et en interdisant certains secteurs en vue de la régénération des plantations. Ce qui a été corroboré par un participant, M. Pierre Bonnaire, ancien responsable régional de l'ONF et actuel président de la SAFO (Société des Amis de la Forêt d'Orléans) qui nous a parlé de la gestion moderne du patrimoine forestier. La littérature n'a pas été en reste : le public a apprécié un florilège qui allait de Senancour (un extrait d'Oberman, 1804) à André Billy (auteur de Les beaux jours de Barbizon,1947, lequel, aux gorges d'Apremont, se croit dans les Rocheuses !) en passant par l'incontournable duo George Sand / Alfred de Musset – dont le beau poème Souvenir est encore dans toutes les mémoires.
Bien que l'endroit fût propice à un pique-nique champêtre, nous nous sommes dirigés vers Noisy-sur-École, exactement à l'Auberge d'Auvers-Galant (avec jeu de mots d'une part et jolie 
able de l'autre).
L'après-midi a été consacré en première partie à Jean Cocteau et à la visite de sa Maison à Milly-la-Forêt. Le poète avait acheté en 1947, d'abord en indivision avec Jean Marais, la « Maison du Gouverneur », une belle demeure de style Louis XIII, « avec son porche, son allure de presbytère, ses douves, son jardin de curé ». 
Ce charme, ce sentiment de bonheur tout simple, le visiteur le ressent. Et, paradoxalement, il le ressent aussi dans le bureau du premier étage, tapissé de tissus léopard, dans un bric-à-brac « hétéroclite et théâtral ». Chacun a flâné, à son rythme, dans les autres pièces, présentées comme un musée familier, où l'on voit sur les cimaises tous les amis que Cocteau, a dessinés, d'Apollinaire à Éluard, – parmi eux, un Max Jacob « cocasse et magnifique comme un rêve » – et tous les portraits qu'on a faits de lui, signés Modigliani, ou Man Ray, ou Andy Warhol, où l'on peut suivre sa vie, ses rencontres, notamment avec Stravinsky, Diaghilev, Picasso, ses créations théâtrales et cinématographiques. Oui, le « Prince frivole » a bien laissé une œuvre…
Notre pèlerinage à Milly aurait été incomplet si nous avions oublié de nous recueillir à la chapelle Saint-Blaise-des-Simples (enfin disons : nous recueillir parmi la foule des fidèles). En 1960, Jean Cocteau a été invité à décorer de fresques la chapelle d'une ancienne léproserie. Il la décrit lui-même ainsi : « la chapelle des Simples, mot d'un double sens admirable, puisqu'il désigne la vertu des herbes qui guérissent et celle des malades qui croient ». C'est là qu'il est inhumé, parmi la jusquiame, l'arnica, la gentiane et la renoncule et leurs hautes tiges « pareilles à des lances médiévales », ces simples qu'on retrouve au naturel dans le petit jardin de couvent qui entoure ce modeste oratoire touchant… de simplicité.
La fin d'après-midi nous a menés vers le château de Courances, tout proche de Milly, harmonieuse demeure que l'on découvre au fond d'une majestueuse allée de platanes. C'était au XVIe siècle un simple manoir ; il fut agrandi, remanié et embelli au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, ainsi que son parc et ses « jardins d'eau » constituant un cadre incomparable. Jean Nivet nous en a fait l'historique et insisté sur son sauvetage. En effet, au milieu du XIXe siècle, il n'était qu'une ruine (on en a un témoignage dans le roman d'Anatole France Le crime de Sylvestre Bonnard qui décrit le délabrement total du château de « Lusance », dont le modèle ne fait aucun doute) ; le riche baron de Haber le sauva en 1872 et lui ajouta le fameux escalier en fer à cheval, copie de Fontainebleau. Au début du XXe siècle Courances inspira Alfred Jarry, qui venait à bicyclette de son « phalanstère » de Corbeil admirer une machine électrique alimentée par les eaux vives du parc, ce qui lui a donné l'idée d'une machine capable de produire… du désir amoureux, point de départ de son roman le Surmâle. Nous avons jeté un regard sur les ferronneries acérées de la grille du château où vient s'empaler le héros de Jarry ; mais, étant donné la chaleur estivale, nous avons préféré une promenade sous les frondaisons en admirant jardins et pièces d'eau dessinées par un admirateur de Le Nôtre…
Le chemin du retour, remontant les siècles, nous a ramenés au 
XVIe siècle, aux Guerres de Religion et à cette grande figure de Michel de l'Hopital, évoqué d'abord en passant près du Vignay, son « Tibur » dont il ne reste qu'une inscription, puis devant le château de Bellébat, propriété de son gendre, pour nous recueillir devant son remarquable monument funéraire dans une chapelle de la petite église rurale de Champmotteux, qui pourrait être dédiée, elle aussi, à Saint Blaise…



SAISON 2011-2012

La séance de rentrée du 29 septembre 2011 a rompu avec la tradition. En effet, après le bilan de la saison écoulée et l'annonce du programme futur, en hommage à Jacqueline de Romilly, le président Alain Malissard accompagné du Bureau a eu le champ libre pour jouer « dans Le Jardin des Mots », lieu où l'on cueille volontiers les fleurs de rhétorique, où l'on rencontre les auteurs branchés et où l'on creuse parfois pour examiner les racines.
Au terme des interventions, un quizz a été proposé. Malgré les termes savants et les pièges, les Budistes orléanais montrèrent que leur culture n'avait pas besoin d'un jardinage intensif, et que leurs racines, bien qu'antiques, avaient été entretenues et portaient avec allégresse une belle végétation.


Le 11 octobre nous avons accueilli Hilaire MULTON, conseiller du Ministre de la Culture et de la Communication, en charge du Patrimoine et spécialiste des relations franco-italiennes venu parler de « Cavour et la France, complexité et ambiguïté ».
Tout en étant enraciné dans le Piémont, Cavour a été fortement influencé par ses racines françaises. Devenu en 1852 chef du gouvernement du Piémont, il participe au Congrès de Paris et gagne la confiance de Napoléon III. L'alliance est scellée par les accords secrets de Plombières; elle fonctionnera bien jusqu'à l'armistice de Villafranca. C'est alors la rupture de la francophilie. Cavour, furieux, démissionne momentanément. Après la signature du traité de Turin, en mars 1860, qui cède à la France la Savoie et Nice, deux provinces qui sont le fief de la famille royale, le processus de détachement de l'alliance française est définitivement enclenché. De ce fait chez nous, Cavour est, à l'époque, peu apprécié. La reconnaissance de l'œuvre de Cavour ne viendra à la fin du XIXe siècle.


Le mardi 22 novembre, Marjolaine BOUTET, maître de Conférences en histoire contemporaine à l'Université de Picardie-Jules-Verne a traité un sujet d'actualité « Les séries télévisées historiques ».
Notre invitée, spécialiste de la question, a rappelé le très grand succès outre-Atlantique, depuis plus d'un demi-siècle, de ce genre nouveau et qui se répand sur nos écrans domestiques en prenant la place du feuilleton du XIXe siècle. Il s'agit donc bien d'un phénomène social et culturel qu'on ne saurait minimiser. Et, parmi ces séries – œuvres de fiction découpées en épisodes – celles qui s'appuient sur des événements ayant eut lieu figurent parmi les plus populaires, ce qui traduit le besoin du public de revisiter l'Histoire et de la mettre en rapport avec l'époque contemporaine.


Le jeudi 6 décembre, en collaboration avec la SAHO, l'Académie d'Orléans et la Médiathèque, pour commémorer le centenaire de sa mort, Jean NIVET, notre vice-président, a évoqué « L'helléniste orléanais Anatole Bailly (1833-1911) ».
Il a rappellé qu'un hommage avait été rendu le 18 décembre 1933, notamment par les deux sociétés savantes orléanaises de l'époque, « au savant renommé dans toute l'Europe ». Pour l'hommage présent, il veut associer à Anatole Bailly Émile Egger (1813-1885), normalien comme lui, qui fut son maître et son ami et avait participé à la diffusion des théories nouvelles venues d'Allemagne sur la science du langage et leurs répercussions sur la grammaire et l'enseignement des langues anciennes. Il a évoqué ensuite son enfance orléanaise, ses études jusqu'à l'agrégation, ainsi que ses premiers travaux. Mais sa gloire est évidemment l'élaboration de son Dictionnaire grec-français. Toute sa vie, Anatole Bailly a été très attaché à sa ville natale, qui elle-même était fière de son grand homme, coopté par les deux sociétés savantes locales. C'était un bon professeur, et aussi un homme modeste. Érudit, grand travailleur, il avait une vive intelligence de la grammaire et il a esquissé ce qui allait devenir la sémantique.


Le jeudi 12 janvier 2012, les budistes sont venus nombreux, 
attirés par l'originalité du sujet, écouter Jean-Noël ROBERT, latiniste et historien spécialiste des mentalités romaines, venu parler d'une curiosité historique, sous le titre « Quand les Romains allaient en Chine ».
Il a rappelé d'emblée que, lorsqu'on évoque la découverte de ce pays immense et lointain, c'est à Marco Polo que l'on pense aussitôt. Or les premiers grands voyageurs ont bien été les Romains ou, plus exactement, les alliés (involontaires) des Romains, en l'occurrence… les Gaulois ! En effet, un petit contingent de nos supposés ancêtres, commandé par Publius Crassus, le fils du triumvir rival de César et Pompée, participait à la campagne contre les Parthes qui se termina par l'humiliante défaite de Carrhae en -53. Les Gaulois furent embrigadés de force pour affronter les Chinois, lesquels, à leur tour, les capturèrent. Aujourd'hui, dans la région du Lob-Nor, certains autochtones, appelés par leurs voisins les « Long-nez », se disent descendants des Romains.
Après le rappel de quelques notions historiques et géographiques, sur l'Asie aux premiers siècles de notre ère (avec un empire de Chine étendu à l'ouest jusqu'au Pamir, que les Romains assimilaient au pays des Sères, donnant son nom à la soie), J.-N. Robert a évoqué les relations entre Rome et la Chine au IIe siècle. Les Annales chinoises de la dynastie des Han attestent qu'en 166 des Romains – peut-être des ambassadeurs envoyés par Marc-Aurèle – furent reçus par le Fils du Ciel. Ils étaient venus de Ta T'sien (= l'autre Chine ! c.à.d. Rome) par la voie maritime. Cependant des échanges commerciaux ont transité, par des routes terrestres dangereuses, tandis que se tissent d'autres relations : la région du Gandhâra, au nord de l'Inde, connaît une effervescence religieuse et propage le bouddhisme dans toute l'Asie ; Bouddha apparaît, revêtu de la toge romaine, avec le visage de l'Apollon hellénistique : c'est un bel exemple à la fois de syncrétisme religieux et de mélange des arts de l'Inde, des Parthes et du style gréco-romain. De telles représentations vont essaimer jusqu'aux confins de la Mongolie, montrant le croisement des cultures, tandis qu'à Rome, les mentalités se complaisent à imaginer une Chine de légende, totalement fantaisiste, même avec la caution d'un Pline l'Ancien.


Le jeudi 16 février, Séverine LIATARD, historienne et productrice à France-Culture, a présenté « Colette Audry, les femmes et la politique ».
Dans un style personnel, direct, sans apprêt, Séverine Liatard a donné d'emblée les raisons de son choix : oubliant volontairement les personnalités trop connues, elle s'est attachée à cette femme que le grand public n'a remarqué que par son Prix Médicis de 1962 (Derrière la baignoire) et qui représente à ses yeux l'intellectuelle à la conquête de sa liberté au cours du XXe siècle, à la fois comme enseignante, journaliste, scénariste, femme politique, écrivain et féministe dans « un contexte où l'accès des femmes au pouvoir reste problématique ».
Nous avons donc suivi son itinéraire, chaque étape marquant la construction de ses différentes identités. Colette Audry vient d'un milieu de tradition républicaine, laïc et protestant, où l'on est convaincu que la réussite scolaire mène à l'ascension sociale. Après des études secondaires au Lycée Molière, que fréquente aussi sa cadette – qui deviendra la cinéaste Jacqueline Audry – puis en khâgne, elle entre à l'ENS de Sèvres, obtient l'agrégation de Lettres Modernes en 1928. Après quelques années d'enseignement et un assez long engagement politique, entre 1945 et 1960, elle décide de se consacrer davantage à la littérature, mais toujours dans l'idée que celle-ci a une fonction sociale ; c'est ainsi qu'elle participe à l'aventure des Temps Modernes, tout en s'exerçant à l'écriture cinématographique, d'abord avec René Clément (pour La Bataille du Rail), ensuite avec sa sœur Jacqueline, laquelle adaptera son succès théâtral (Soledad). Cependant elle n'abandonnera pas ses préoccupations politiques dans sa recherche d'un « socialisme de gauche » ni dans sa lutte pour le « Mouvement démocratique féminin » « postures ». Cela dit, Colette Audry a toujours cherché à préserver son indépendance : son « espace d'écriture » était nécessaire à sa réflexion et à sa liberté.
Belle figure de femme qui demandait à être davantage reconnue.


Le jeudi 15 mars, Franck COLLIN, directeur des Études anciennes à la Faculté des Lettres d'Orléans, avait choisi comme sujet de conférence « Orphée et ses métamorphoses ».
Les budistes ont retrouvé avec grand intérêt un mythe célèbre et abondamment illustré, mais trop souvent réduit, dans notre mémoire, à une scène pathétique. Franck Collin, qui a récemment écrit une Histoire d'Orphée et qui a rédigé la Postface d'un poème dramatique de Jean-Pierre SIMEON évoquant l'aède antique avec ce beau titre : La Mort n'est que la mort si l'amour lui survit, était tout désigné pour nous parler de la richesse et de la complexité du mythe.
Dans un premier temps, Franck Collin s'est intéressé aux origines du mythe, ce qui l'a conduit à nous parler de cette doctrine initiatique appelée orphisme – assez proche du pythagorisme – dont les adeptes possèdent un « hieros logose (un discours sacré). Franck Collin insiste ensuite sur ce qu'il appelle « le noyau dur du mythe » : Orphée est d'abord le « passeur » qui conduit les âmes de la Vie à la Mort, qui fait le « voyage entre les deux rives ». Mais ce n'est pas son seul rôle : il participe à la maîtrise du Cosmos par la médiation de la poésie ; avec sa lyre dont le chant dompte les éléments et charme les êtres vivants, il rend sensible l'harmonie du monde.
La seconde partie de la conférence a été consacrée à l'histoire du mythe ou plus exactement à ses « métamorphoses ». Au Ve siècle Platon voyait en Orphée un charlatan, puis l'intérêt se portera sur le couple Orphée / Eurydice. Celle-ci n'apparaît que tardivement, d'abord chez le poète hellénistique Moschos, qui a inspiré Virgile. Au quatrième chant des Géorgiques, Orphée aux Enfers perd Eurydice pour la seconde fois ; il suscite la colère des Ménades qui le taillent en pièces : la tête jetée dans l'Hèbre continue à appeler Eurydice. Image impressionnante, mais message réconfortant : ce qui survit, c'est le chant du poète. Selon Ovide, Orphée devient un héros élégiaque, tandis qu'au cours du Moyen-Age, il prend une stature de prophète. À la Renaissance, il est à la fois poète et témoin d'une interrogation sur le cosmos; cette double image se retrouve dans l'opéra, notamment à partir de l'Orfeo de Monteverdi. À l'époque moderne, on assiste à une réécriture littéraire qui insiste sur la fonction magique d'Orphée, – témoins Les Sonnets à Orphée (1922) de Rilke et les deux films-culte de Jean Cocteau : Orphée (1950) et Le Testament d'Orphée (1960).


Le jeudi 12 avril les fidèles budistes ont renoué avec leurs racines profondes en venant écouter la belle conférence de Bernard HOLTZMANN, ancien élève de l'ENS, ancien membre de l'École d'Athènes, professeur d'archéologie à Paris-X. Cette conférence, abondamment illustrée, qui avait pour titre « Espace, couleur et lumière dans la sculpture grecque », était non seulement destinée à suggérer la richesse d'un art majeur qui a perduré du VIIIe siècle avant notre ère jusqu'au IIIe siècle après J.-C. et qui a fécondé durablement l'art européen, mais aussi à montrer que cet art mettait en jeu un rapport à l'espace en proposant des volumes indépendants mis en valeur par la lumière méditerranéenne – et éventuellement par la polychromie.
Les deux premières photographies ont illustré cette permanence de la statuaire issue du monde hellénique : un Apollon archaïque, un bronze de Riace (de -470) faisaient pendant à « l'âge d'airain » de Rodin., tandis qu'on admirait côte à côte quatre statues équestres : une des plus anciennes sculptures de l'Acropole d'Athènes, la statue de Marc-Aurèle de la place du Capitole, celle du « Colleone » de Verrocchio, et celle de Frédéric II de 1850 à Berlin.
M. Holtzmann a abordé ensuite la sculpture sous différent angles : d'abord celui du sacré, ensuite sous ceux du rapport à la société et du rapport au réel. Il s'est intéressé particulièrement au rapport à l'espace, la sculpture étant un art du volume où le réel va s'exprimer en trois dimensions. À l'âge d'or du Ve siècle apparaît, avec la maîtrise de la technique, la statue de bronze qui permet des mouvements plus amples, quitte à fausser quelque peu la réalité. Témoins le « dieu du cap Artémision » – Zeus ou Poséidon, ou le célèbre « Discobole » de Myron dont nous ne possédons que la copie.
Dans la seconde partie de son propos, M.Holtzmann a insisté sur la lente progression de la statuaire grecque vers la troisième dimension, amorcée dès l'époque classique par Polyclète. Le IVe siècle est l'époque des innovations où vont rivaliser les Praxitèle, Scopas, Léocharès, Lysippe et Euphranôr. En dernier ressort il a été question de la polychromie, dont le sujet redevient actuel, après avoir alimenté un vif débat au XVIIIe siècle. Or presque toutes les statues étaient faites pour l'extérieur : dans la Grèce antique, c'est la lumière du soleil qui donne une juste appréciation de l'oeuvre d'art. Par cette lumière qui avait séduit Chateaubriand sont mises en valeur les richesses de la statuaire 
grecque – des richesses que notre guide nous a fait mieux apprécier sans jamais lasser notre admiration.


Le jeudi 10 mai – avant la représentation de la pièce d'Oscar Wilde au Théâtre d'Orléans dans une mise en scène de Jérémie Le Louet – Yasmin HOFFMANN, professeur d'allemand à l'Université d'Orléans, a prononcé une conférence sur « Le mythe de Salomé ou les rêves d'Orient ».
D'emblée, le public s'est imprégné du climat intellectuel qui régnait au XIXe siècle à Londres – et de là dans une grande partie de l'Europe, hostile à la vulgarité bourgeoise et au progrès industriel, recherchant les frissons, les séductions de la volupté et de l'érotisme dans une Antiquité exotique comme remède à l'ennui. D'où la floraison de ces deux créatures d'un Orient à la fois sacralisé et reconstitué : Hérodiade, la mère, Salomé, la fille, souvent confondues, puisque cette confusion remonte au récit de saint Isidore de Péluse, un moine du Ve siècle.
Dans la pièce d'Oscar Wilde, écrite à Paris en 1893 et en français, Salomé, personnage-clef, apparaît comme une synthèse de toute une tradition picturale et des créations contemporaines de l'époque, mais surtout elle incarne la femme fatale, lascive et ensorceleuse, dont la « danse des sept voiles » – imaginée par notre génial dandy – a suscité de nombreux fantasmes, au point de devenir le type même du « mythe qui ne pouvait que ravir la bonne société européenne ». Salomé a tourné la tête de son beau-père, Hérode Antipas, tétrarque de Galilée, personnage veule, réduit à une marionnette
Oscar Wilde s'attache surtout au caractère scandaleux de la fille d'Hérodiade, toute à la manifestation de son désir et de sa jouissance, dont le paroxysme est atteint dans la scène où elle baise la bouche de Jean-Baptiste décapité et sanguinolent – scène à peine soutenable, mais transfigurée par un bel élan lyrique. Cette Salomé est une héroïne de l'aube du XXe siècle, comme la Loulou de Pabst ou la Mélisande de Maeterlinck. Elle a cristallisé tous les thèmes qui ont servi d'exutoire à la bonne société désireuse d'échapper à l'ordre moral : le goût du pouvoir, la jouissance, la cruauté, le jeu, le désir morbide ou le couple Éros / Thanatos… « C'est un continent noir auquel le monde européen s'éveille, entre Paris, Londres et Vienne ».


Du 12 au 14 juin, excursion littéraire dans le Bordelais « Au pays des trois M, Montaigne, Montesquieu, Mauriac ».
La quarantaine du budistes, après une halte sympathique à Saint-Emilion, a gagné le château de Michel Eyquem de Montaigne au milieu des vignes et s'est recueillie dans la librairie en déchiffrant les sentences peintes sur les solives.
Le lendemain matin a été consacré à la visite de La Brède, ce château entouré de douves aux confins des Landes et du Bazadais, que Montesquieu a embelli et qu'il considère comme « le plus beau lieu champêtre qu'il connaisse, tant la nature s'y trouve dans sa robe de chambre et au lever de son lit ».
L'après-midi le groupe est allé aller saluer François Mauriac en sa demeure de Malagar. La dernière matinée était réservée à une visite de Bordeaux, qui s'est achevée devant le cénotaphe de l'auteur des Essais



SAISON 2012-2013

La séance de rentrée du mardi 25 septembre 2012 a 
renoué avec la tradition. Notre Président Alain Malissard, après un rapide compte-rendu de l'Assemblée générale de l'Association Guillaume-Budé, qui s'est tenue à Paris au mois de juin dernier, a fait le bilan de la saison passée, saison plutôt riche avec neuf conférences et trois sorties théâtrales, sans parler du voyage littéraire de trois jours.


Le sujet de la conférence qui a suivi était pour le moins original, voire insolite : « Quand les murs racontent : les papiers peints de Joseph Dufour et l'invention d'un genre décoratif », par Georgette PASTIAUX-THIRIAT & Jean PASTIAUX, professeurs agrégés de Lettres classiques.
Le papier peint – en réalité imprimé – s'est répandu en Europe à la fin du XVIIIe siècle, à l'époque du développement de la technique et de l'essor des grands industriels comme Dollfus ou Oberkampf. Or certains, plus modestes méritaient d'être réhabilités, comme ce Joseph Dufour, né en 1754 à Tramayes (de nos jours en Saône et Loire, près de Cluny). G. Pastiaux a retracé l'itinéraire de ce fils de charpentier qui fait son éducation « sur le tas », entre à l'École royale de dessin de Lyon et, à sa sortie, s'associe avec de jeunes diplômés plus fortunés ; le groupe décide de fonder une manufacture de papiers peints qui verra le jour à Mâcon en 1797. Celle-ci va s'illustrer par la création de « tableaux-paysages » ou « panoramiques » qui feront sa notoriété. Plusieurs exemples de ces réalisations nous ont été montrées : des sujets exotiques inspirés par les Voyages du Capitaine Cook, des sujets antiques chers au style Empire ou illustrations des grandes œuvres romanesques comme Paul et Virginie. Sans conteste, le papier peint pouvait alors rivaliser avec les autres formes d'art ; à l'aube du XIXe siècle, il a ouvert la voie à un style de décoration dont nous admirons encore aujourd'hui les qualités esthétiques.


Le jeudi 25 octobre Mauricette BERNE et Guy TEISSIER ont été invités pour parler de « Jean Giraudoux et l'Antiquité ». Nos deux hôtes sont spécialistes de l'auteur ; ils ont collaboré à son édition dans la Pléiade et écrit ensemble Les vies multiples de Jean Giraudoux (Grasset 2010).
Dans un premier temps, nous avons suivi l'itinéraire du jeune lycéen de Châteauroux, semblable au héros de Simon le pathétique, qui s'initie à la culture antique par le biais de l'imitation plaisante. Un de ses premiers essais s'intéresse à Elpénor, personnage épisodique de l'Odyssée traité de manière burlesque. Mais Giraudoux parvient assez vite à dépasser le jeu du pastiche et de la parodie pour se mesurer avec les grands mythes qu'il va retrouver au théâtre. Entre 1929 et 1937 il va écrire trois grands « classiques » : Amphitryon 38 (et nos conférenciers démontent avec soin le mécanisme subtil de cette fable qui « joue avec les identités » et mêle les genres, du vaudeville à la réflexion philosophique), La Guerre de Troie n'aura pas lieu, pièce d'une brûlante actualité en pleine crise de 1936, et Électre, où Giraudoux entre en concurrence avec Sophocle et Euripide, « réinventant à sa manière la tragédie grecque ».
M. Berne et G. Teissier ont ensuite évoqué la « veine romaine » 
de l'auteur, lequel, après avoir projeté une pièce politique sur les Gracques, a relu l'histoire des Tarquins et entrepris Pour Lucrèce, que J.-L. Barrault montera seulement en 1953 ; entre temps, il aura composé un lever de rideau plein de charme et d'imprévu, L'Apollon de Bellac.
L'homme de théâtre Giraudoux a trouvé son inspiration dans une Antiquité familière, qu'il a remodelée et enrichie, et surtout embellie par une langue poétique au-delà des modes.


Le mardi 13 novembre Nicole LAVAL-TURPIN, professeur honoraire de Première supérieure, est venue parler de « Colette et Anna de Noailles, rivales et amies ».
On pourrait s'interroger sur l'étrangeté apparente de l'amitié entre la paysanne de Saint-Sauveur en Puisaye et l'aristocrate roumaine née Princesse Bibesco de Brancovan ; en réalité ces deux dames « ont été portées au sommet d'une littérature féminine, chacune ayant son domaine et sa singularité ». N. Laval-Turpin a montré que leurs destins étaient liés autant par leurs affinités que par leur rivalité, « l'écriture de l'une aidant à construire l'image de l'autre ». Leurs relations sont au départ des rencontres mondaines, mais peu à peu, un dialogue amical va s'instaurer entre « la Vagabonde » et la Comtesse qui accueille le tout Paris dans son salon, en même temps qu'elle reçoit des honneurs officiels. À partir de 1930, leurs destins vont suivre des voies opposées : Anna de Noailles s'enferme dans sa chambre de liège et dans sa gloire orgueilleuse, tandis que Colette, débordante de vitalité, s'ouvre aux plaisirs et aux réalités du monde.
N. Laval-Turpin a évoqué ce qu'elle appelle « les chemins d'écriture » de nos deux « rivales amies » : elles ont bâti des domaines distincts, même s'il existe des coïncidences. Dans une dernière partie a été évoqué le délicat problème de l'influence des origines sociales. La gloire obsède l'aristocrate ; la fille de Sido préfère la vie ; la première se met en scène avec une savante sophistication, dans une « languide anorexie » ; la « Seconde » (par référence à son roman de 1929) cultive sa rudesse provinciale, « reine des appétits » et experte en recettes de terroir. Ce contraste entre noblesse et roture se trouve exprimé dans un rapport d'homologie entre la production littéraire et la position socialement repérable des deux femmes. C'est particulièrement vrai pour Colette, qui se réclame de valeurs terriennes comme l'attachement au travail et la vertu du quotidien, tandis qu'Anna de Noailles souffre assez souvent d'une réputation de poétesse quelque peu surannée.


Le mardi 18 décembre, nous avons accueilli Jacques TEPHANY, directeur de la Maison Jean Vilar à Avignon, qui nous a entretenus de « Jean Vilar, la ligne droite ».
Jacques Téphany – qui vient d'éditer dans les Cahiers Jean Vilar la correspondance de son beau-père échangée de 1941 à 1971 avec sa femme, Andrée Schlegel – s'était donné pour but de lire et de commenter les passages les plus significatifs de ces lettres où Jean Vilar se révèle tout entier, avec son amour profond pour sa famille, son attachement à Sète où il est né en 1912 et au Midi, sa passion pour son métier et ses relations avec les élites intellectuelles et les comédiens. Auparavant il avait rappelé les débuts de ce jeune homme ignorant tout du théâtre, qui monte à Paris à 20 ans et, assistant à une répétition à l'Atelier avec Charles Dullin, ressent un véritable coup de foudre pour la scène.
Ses lettres expriment les moments forts de son existence vouée au théâtre : en 1946, à la renaissance de la Comédie Française aux côtés de Pierre Dux et, en même temps, grâce à une rencontre avec René Char et Christian Zervos, à la création de la Semaine de l'Art dramatique à Avignon, préfiguration du Festival où il fera triompher l'année suivante Meurtre dans la Cathédrale de 
T.S. Eliot. De 1947 à 1963, le Festival est l'affaire du seul Jean Vilar, lequel a l'ambition de « redonner au théâtre, à l'art collectif un lieu autre que le huis clos… et qui réconciliera architecture et art dramatique ». Même si en 1954, il prend, pour des raisons politiques, quelque distance avec le Festival, il restera celui qui a attiré des millions de spectateurs au théâtre et qui a fait du Palais des Papes le lieu d'un rituel digne d'Épidaure.


Le jeudi 24 janvier 2013, Gérard HOCMARD, professeur honoraire de Première Supérieure, a prononcé une conférence sur « l'Écosse dans l'imaginaire français, de Walter Scott à Tintin ».
Malgré l'épopée de Marie Stuart et les brillants intellectuels d'Édimbourg comme David Hume ou Adam Smith, l'Ecosse n'avait guère attiré l'attention des Français avant la parution d'un roman historique anonyme paru en 1814, Waverley, qui eut un succès immédiat, aussitôt traduit en français. Le nom de l'auteur ne sera dévoilé que sept ans plus tard : c'était Walter Scott. Ce succès dans l'Europe entière a contribué à fixer les images de l'Écosse : nature sauvage, lacs mélancoliques, châteaux ruinés pleins de légendes et de fantômes. Jusqu'au milieu du XXe siècle ces clichés se sont perpétués et même d'autres stéréotypes se sont imposés, comme la ladrerie écossaise, par le personnage de l'odieuse Mme Mac-Miche créé par la comtesse de Ségur dans Un bon petit diable. Le tableau serait incomplet, si l'on n'évoquait pas le monstre du Loch Ness et, bien sûr, toute l'imagerie qu'on trouve dans les albums d'Hergé dès 1936, notamment dans L'Île noire, un vrai catalogue de clichés ou dans Le Crabe aux pinces d'or, célèbre par l'addiction du Capitaine Haddock au whisky…
Gérard Hocmard, incollable tintinophile et grand connaisseur de la littérature d'Outre-Manche, a souligné en conclusion qu'il n'est pas indifférent que tous ces auteurs, de Walter Scott à Hergé, aient écrit pour les jeunes et qu'ils aient pu imprimer sur leurs esprits, sur nos esprits, des images indélébiles.


Le jeudi 7 février, nous avons accueilli Karl-Heinz GOETZE, essayiste et journaliste allemand, qui avait choisi comme sujet « Les Français dans l'imaginaire allemand ». M. Goetze, qui a beaucoup écrit sur notre pays – et en particulier Süsses Frankreich (Douce France) – est professeur à l'Université de Provence ; de plus c'est un grand connaisseur de notre gastronomie.
Paradoxalement, il a évoqué d'entrée l'inquiétude des Allemands concernant l'avenir de notre nation, surtout devant les dangers de la mondialisation. Il rappelle, non sans humour, que certains clichés ont la vie dure, comme celui du Français frivole et peu travailleur, s'interrogeant au passage sur leur origine et sur le changement qu'ils ont opéré sur nos modes de pensée.
À l'inverse il a analysé le regard que les Français portent sur les Allemands. Après 1870, en face du Prussien hégémonique, le « Welche » apparaît en recul, attaché au passé, au bien-être et au luxe. Cet antagonisme a été bien illustré dans le livre de F. Sieburg paru en 1930 : Dieu est-il français ?, ouvrage anti-français qui laisse entendre que notre civilisation « à la gauloise » est vouée à l'effacement. C'est justement ce qui ressort du jugement des Allemands qui vivent chez nous : on est si bien en France, mais ce n'est peut-être qu'une illusion.
Après tout, puisque nous échangeons nos imaginaires…


Le jeudi 7 mars, le public a eu grand plaisir à écouter un conférencier de qualité, qui s'intéresse particulièrement au XVIIe siècle: Patrick DANDREY, professeur à l'Université de Paris-IV (Sorbonne). Le sujet de la conférence (en prélude à la représentation du Centre Dramatique National d'Orléans), était « Georges Dandin ou le secret d'une comédie grinçante ».
M. Dandrey a rappelé d'emblée que Georges Dandin est une farce, d'un comique classique à la fois par le sujet – une histoire 
de cocuage – et la structure répétitive. Pourtant elle renferme une part de mystère, d'abord du fait du lieu de sa création (les Jardins de Versailles), ensuite du fait des circonstances : ce « grand divertissement » de juillet 1668 compensait l'annulation du Carnaval pour cause du Roi aux armées, en même temps qu'il commémorait la victoire. Il faut ajouter que c'est une commande « à livrer de suite », ce qui oblige Molière à reprendre le canevas brodé à gros points de La Jalousie du Barbouillé. Or cette farce s'inclut dans une idylle champêtre avec des scènes dansées, des « sucreries musicales » ; il y a donc rupture de ton et de style.
La pièce se déroule selon « une dynamique contrastée » : Dandin piétine tandis que les amoureux progressent, M. Dandrey souligne aussi l'aspect grinçant de la pièce, qui a parfois les accents d'une satire sociale, avec sa rudesse et sa noirceur, que renforcent la peinture caricaturale du couple des Sotenville, aristocrates décatis et le cynisme de l'épouse. Ce côté sombre de la comédie contraste avec les mièvreries de la pastorale et le somptueux décor de l'éphémère théâtre de verdure. Dans un tel cadre, on peut se demander pourquoi Molière a choisi un tel sujet à contre-courant, car d'habitude le mariage clôt la comédie ; ici, tout se passe après le mariage. Dandin est un « paysan marié », par opposition au « berger amoureux » de la pastorale ; il se crée alors un décalage entre l'univers (et le langage) précieux de la « bergerie » et celui de la réalité – divergence à la base même du burlesque. M. Dandrey a tenté alors ce qu'il appelle « la genèse hypothétique » de la pièce: Molière aurait pensé à un ballet burlesque avec une églogue et une farce en contrepoint, il a dû aussi s'interroger sur la « morale » de sa pièce et sur l'image qu'il veut donner de son héros Dandin : un benêt issu d'une sotie médiévale ? un tyran domestique ? un personnage antipathique ? un pauvre bougre émouvant ? Il n'est pas un « caractère », au fond, pas plus ridicule qu'Alceste. Et de conclure: « Sous l'apparence d'une pièce traditionnelle et sans histoire, Georges Dandin est une comédie fragile, incertaine, ouverte aux risques de l'interprétation et à la liberté des scénographes ; aucune lecture ne sera donc totalement satisfaisante. »


Le 4, 5 et 6 juin a eu lieu la sortie littéraire « à la découverte de la Bourgogne » (Bussy-le-Grand, Alesia, Dijon, la Côte, Beaune, l'Auxois).
Le mardi 4 juin, un car rempli de budistes – accompagnés par les deux secrétaires (l'un étant le Bourguignon de service) dont la tâche avait été soigneusement préparée par le vice-président Jean Nivet, sans parler de l'organisation sans faille de l'équipe (féminine) de Dunois-Voyages – a gagné de bonne heure le territoire des Burgondes. Après un arrêt à Semur-en-Auxois, le temps de contempler le panorama de la vieille ville enchâssée dans une boucle du Serein, notre première visite a été pour le domaine tout proche de Bussy-Rabutin, ce célèbre libertin du XVIIe siècle, auteur impertinent de l'Histoire amoureuse des Gaules. C'est un petit bijou du XIVe siècle, joliment remanié dans le style Renaissance à l'italienne au milieu d'un écrin de verdure et d'eaux vives, et dont l'intérieur est tapissé de portraits évoquant toute une société faite de grands hommes et de gentes dames, parmi lesquelles sa cousine Marie de Rabutin-Chantal, alias Madame de Sévigné.
À une lieue de Bussy-le-Grand, nouvel arrêt à Alise-Sainte-Reine, dominé par la statue monumentale de Vercingétorix, arrêt mis en condition par la lecture des textes préparés par notre président Alain Malissard sur cet événement qui a changé le monde de nos ancêtres les Gaulois. Depuis 2012, ce n'est plus le chef arverne qui attire le visiteur, mais l'étonnant édifice dû à Bernard Tschumi évoquant les constructions du siège ordonné par César en -52. La présentation des collections issues des fouilles, mise en relief selon la muséographie contemporaine, a été unanimement appréciée, ainsi que le repas dit « gallo-romain » pris dans l'espace du Muséo-Parc – en particulier la salade « hypotrimma » 
et la patina de poires, dont les participantes ont scrupuleusement noté la recette.
Le trajet entre Alésia et Dijon a donné lieu à des commentaires géographiques et géologiques, à l'histoire des lieux fortifiés, tels Posanges et Chateauneuf, à celle du Canal de Bourgogne et de la construction de la ligne du P.L.M., mais aussi à l'évocation des « grands hommes » : à Sombernon, Lamartine qui a séjourné chez son oncle abbé au château de Montculot et, à hauteur de Plombières, Saint Bernard de Clairvaux, né en 1091 au château de Fontaine, futur réformateur de l'ordre cistercien. Mais c'est au Duc Philippe le Hardi (1342-1404) que nous avons réservé notre première visite dijonnaise, à l'entrée de la ville, à la Chartreuse de Champmol, cette nécropole qu'il avait voulu à l'image de Saint Denis en confiant la statuaire à l'« ymagier » flamand Jehan de Marville – qui aura pour successeurs Claus Sluter et son neveu Claus de Werwe. À la suite des ravages de la Révolution, il ne reste que des vestiges, mais de taille : la tourelle de l'oratoire, le portail de l'ancienne chapelle ducale avec une magnifique Vierge à l'enfant et le fameux « Puits de Moïse », soit six grandes statues formant le socle d'un calvaire (disparu dès le XVIIe siècle) représentant Moïse et les autres prophètes, personnages emblématiques d'un réalisme saisissant.
Le groupe a profité de la fin de l'après-midi pour se rendre à la cathédrale Saint-Bénigne, édifice gothique d'allure plutôt sévère, qui recèle une curiosité : la « rotonde » à trois étages construite après l'an Mil par Guillaume De Volpiano ; elle conserve, outre quelques chapiteaux primitifs, le martyrium avec le tombeau de saint Bénigne, évangéliste venu de Smyrne au IIe siècle. À la halte du soir – en l'occurence le Novotel de Marsannay – au moment de l'apéritif (un Kir bien entendu, prétexte à rappeler les hauts faits de ce maire-curé haut en couleurs !) nous avons écouté avec grand plaisir Denis Vincenot parler de son père Henri Vincenot, peintre et écrivain, figure majeure de notre terroir bourguignon, popularisée à jamais par l'émission d'Apostrophes du 26 mars 1977.
Le matin du mercredi 5 juin a été consacré à une promenade guidée dans Dijon (en deux groupes conduits par deux guides expertes de l'Office de Tourisme) avec des points forts : la place de la Libération, ci-devant Place d'Armes, le Palais des Ducs et des États, l'église Saint-Michel avec sa façade Renaissance, ses ruelles paisibles décrites dans les romans d'Édouard Estaunié, l'église Notre-Dame avec ses gargouilles et son Jacquemard chanté par Aloysius Bertrand, l'hôtel de Vogüé et la célèbre chouette patinée par les passants, la rue Verrerie et ses maisons médiévales, en un mot, le cœur d'une ville qui a su garder son passé sans dommages et sans le transformer en vitrine à touristes.
Après le déjeuner dans le pur style bourguignon à Chenôve, au restaurant de l'Escargotière, nous avons pris le chemin de la « Côte » – à laquelle Stephen Liégeard (le modèle du sous-préfet aux champs de Daudet et qui s'est fait construire à Brochon en 1895 un château de style Renaissance) a accolé un qualificatif en or ; c'était l'occasion de faire l'historique de ce terroir dont les « climats » sont entrés récemment au Patrimoine de l'Unesco, excellente introduction à la visite du Clos-Vougeot, ce château (et surtout ces celliers avec ses quatre pressoirs monumentaux du XIIe siècle) construit par les moines de Citeaux, haut-lieu de la culture vinaire, jalousement protégé par la Confrérie des Chevaliers du Tastevin. Il nous restait à « taster » nous-mêmes ces crus dont les seuls noms mettent l'eau (?) à la bouche: ce que nous fimes dès notre arrivée à Beaune en allant directement au Lycée Viticole où une agréable dégustation avait été organisée pour nous, précédée d'un commentaire sur le terrain, au lieu-dit « les Cent Vignes », mené avec brio par Marie-Jeanne, un des piliers de la maison.
Après quoi, nous avons regagné notre hôtel situé sur le « tour des fossés », face à la Porte Marie de Bourgogne, puis au restaurant, soit l'Auberge bourguignonne réputée pour ses œufs en meurette…
La matinée du 6 juin a été occupée par une visite de la ville menée par deux authentiques beaunois, lesquels nous ont entretenus des célébrités locales : le mathématicien Gaspard Monge, le peintre Félix Ziem (curieusement nés dans la même maison), le médecin Jules Marey (le vrai précurseur du cinématographe), le poète Xavier Forneret redécouvert par les Surréalistes, et dans le registre « moderne », Édouard Joly (l'inventeur de l'avion Jodel), Jean Laplanche (le psychanalyste et grand propriétaire vigneron), Michel Tourlière (le maître-lissier). Bien entendu, le plus célèbre, mais aussi le plus contesté, le Chancelier Nicolas Rolin, familier du Duc Philippe le Bon, homme d'affaires avisé et mécène éclairé, a eu droit à la visite très attendue : celle de sa fondation en 1443 de l'Hôtel-Dieu, dans le plus pur style flamand avec ses trois curiosités les plus vantées: la grande salle des « Pôvres » (immortalisée par La Grande Vadrouille), la cuisine et son tournebroche et… le Jugement dernier, polyptyque peint par Roger Van der Weiden. Il ne fallait pas manquer non plus la Collégiale Notre-Dame, dont les « Tapisseries de la Vierge » de la fin du XVe siècle constituaient l'ornement essentiel, l'Hôtel des Ducs de Bourgogne qui abrite le Musée du Vin. Nous avons même eu le temps de flâner çà et là dans les vieilles rues, admirer la façade de l'Hôtel de la Rochepot, monter sur le chemin de ronde avant le déjeuner « extra muros », à la « montagne » dans le sympathique cadre champêtre du restaurant bien nommé « La Bon Accueil ».
Sur le chemin du retour, nous avons fait un léger détour, d'abord pour découvrir le site de Chateauneuf sur sa colline, ensuite le village de Commarin, où se trouvent le château du comte de Vogüé, et le berceau de la famille Vincenot (laquelle est au cœur du roman La Billebaude). Et nous avons quitté – à regret – ce « toit du monde occidental », un finage de modeste apparence, mais qui sépare trois des grands bassins hydrographiques irriguant la France et que « notre Henri », grand admirateur de « notre Alphonse » 
a si bien su faire revivre.



SAISON 2013-2014

Jeudi 2 septembre 2013 – Après le compte rendu de la Saison passée commenté par le président Alain Malissard, belle saison clôturée par un voyage de trois jours en Bourgogne, le Bureau a animé une lecture à quatre voix, préparée par Jean NIVET et illustrée de nombreuses reproductions, présentant « Diderot et les peintres de son temps ».
Diderot, né à Langres en 1713 n'est pas seulement le philosophe du Siècle des Lumières ; il a été également un grand critique d'art, comme en témoignent ses « Salons » rédigés entre 1759 et 1781 
qui révèlent ses goûts et sa personnalité avec une grande spontanéité. Il a réhabilité la peinture dite « de genre » en conseillant 
aux artistes de quitter leur atelier pour observer la réalité et la 
nature. En même temps, il assigne à la peinture un rôle moral, à l'instar de son théâtre, d'où son admiration pour Greuze. Son grand mérite est d'avoir perçu, à partir des années 1770, d'une 
part que l'avenir de la peinture se trouvait dans la propre vision du peintre, de l'autre que la couleur et le rendu de la lumière devait primer sur le dessin et le sujet du tableau.


Le mardi 8 octobre, les budistes ont assisté à un entretien avec le romancier grec Vassilis ALEXAKIS, conduit par Alain Malissard. L'invité était venu il y a 15 ans présenter son œuvre sous le titre : « Paris-Athènes ou le voyage entre deux langues et deux cultures ».
Ce voyage, Vassilis Alexakis l'a refait devant nous avec de nouveaux détours et de plaisantes digressions. Il a été beaucoup question de son dernier roman L'enfant grec qui, paradoxalement, a pour cadre le jardin parisien du Luxembourg. On y croise des êtres familiers, tels les deux sœurs qui tiennent le théâtre de marionnettes, ou la dame pipi, Ricardo le SDF, mais aussi les héros de nos lectures enfantines, de d'Artagnan à Tarzan, ou même des personnages historiques, de Baudelaire à Lénine, sans parler du narrateur, lequel a beaucoup de points communs avec l'auteur, devenu parisien à partir de 1968 après avoir fui le régime des Colonels. V. Alexakis l'avoue simplement : « Ce sont les Colonels qui m'ont obligé à changer de langue. Pour mon quatrième roman (Talgo) j'ai dû réapprendre le grec. Depuis j'écris deux fois mes livres, d'abord en grec, ensuite je les traduis moi-même, ce qui me pose de sérieux problèmes de traduction ! »
Notre hôte s'est prêté de bonne grâce au jeu des questions ; à la première portant sur la frontière entre le réel et l'imaginaire, il a répondu qu'en général elle n'existait pas, mais que, pour sa 
part, il cherchait toujours un rapport avec la réalité. Au fur et à mesure de l'échange avec le public, il a apporté un éclairage sur la « fabrication » de ses livres. Il cherche, dit-il, toujours à associer le lecteur à son travail de narrateur. À l'œuvre linéaire sur un thème unique, il préfère une œuvre bâtie sur deux axes, ou 
même sur deux sujets ; ainsi dans Ap. J.-C, il y a à la fois une enquête sur les moines du Mont Athos, de l'autre une réflexion sur le partage de la Grèce entre le monde antique et la religion orthodoxe, c'est-à-dire entre la liberté de la pensée philosophique et le dogmatisme étroit de l'Église byzantine. De toute façon, pour V. Alexakis, le but du romancier, c'est d'inventer une histoire et d'en avoir conscience : « J'ai su très tôt en somme que la meilleure façon de raconter un événement, c'était de l'inventer ! » Et d'ajouter : « Quel sentiment de liberté ! »


Mardi 26 novembre 2013, un public nombreux est venu écouter Robert BEDON professeur émérite à l'Université de Limoges, parler de « Libraires et librairies en Gaule romaine ».
Le conférencier – qui est également directeur de la Revue 
Caesarodunum – a déclaré en préambule avoir choisi ce sujet en raison de sa nouveauté, étant donné la rareté des sources. Il a d'abord dessiné un tableau de la présence du livre dans l'empire romain et dans le monde hellénistique. Le livre – sous sa forme de « volume » – s'est répandu chez les particuliers riches et instruits, 
puis dans les bibliothèques, privées ou publiques, qui s'enrichissent par des dons ou des « recopiages ». On peut parler d'une véritable activité professionnelle et donc d'un commerce du livre. En ce qui concerne la Gaule, les libraires ont été identifiés (on les appelle « bybliopolae »). R. Bedon a évoqué ensuite quelques pistes de recherche, comme l'archéologie, avec des photographies à l'appui, témoin ce dessin du XVIIe siècle qui reproduit un bas-relief 
de Neumagen (près d'Augusta Trevirorum = Trèves) où l'on voit un personnage rangeant dans des casiers des « volumina » munis de « tituli » (c.à.d. d'étiquettes). Mais s'agit-il d'une bibliothèque ou d'une librairie ?
Notre guide interroge alors les textes : Horace (Odes, II, 20), Martial (Épigrammes, passim) font état d'un commerce de librairie où Lyon est concurrencé par Vienne. Au IVe siècle, on trouve à Bordeaux une activité semblable avec la caution d'Ausone (310-395). Au siècle suivant s'impose le nom de Sidoine Apollinaire (430-487) connu comme panégyriste des empereurs, préfet de Rome en 468 et qui finit comme évêque de la cité d'Augustonemetum, la future Clermont-Ferrand. Ce personnage a donné des renseignements très précieux sur le rôle et le statut du « bybliopola ».
Dans une dernière partie, R. Bedon s'est intéressé au public de la Gaule romaine. Il classe les lecteurs en trois groupes : ceux des bibliothèques privées, ceux des bibliothèques publiques, enfin les écoliers. Dans le premier groupe, une grande place est donnée aux « classiques », ainsi qu'en témoignent les mosaïques qui décoraient les maisons cossues de Gaule, à moins qu'il ne s'agisse d'un parti-pris d'ostentation. Les bibliothèques publiques servaient souvent de lieux de rencontre pour les élites locales. Les vestiges conservés et répartis dans tout l'Empire laissent entendre que ces « maisons de la culture » étaient connues et fréquentées. L'on peut conclure en disant que « le livre, chez nos ancêtres les Gaulois, faisait l'objet d'une activité bien réelle et qui témoignait d'une vie intellectuelle authentique ».


Le mardi 3 décembre, en avant-première de la représentation d'Hannibal de l'allemand Grabbe, dans une mise en scène de Bernard Sobel, Alain MALISSARD a tenu à raviver nos souvenirs de l'Antiquité dans une conférence intitulée « Hannibal contre Carthage ».
En premier lieu, il résume la situation à Carthage au sortir de la Première Guerre Punique, où le pouvoir est disputé entre deux clans, dont le plus connu est celui des Barca. Le chef Hamilcar a d'un premier mariage trois filles et, symétriquement d'un second, 
trois fils : Hannibal (le favori de Baal), Hasdrubal II et Magon ; en face de ces « faucons », les membres du clan Hannon font figure de « colombes », partisans d'une paix équitable avec Rome, paix qu'Hamilcar va négocier malgré lui, obligé de réprimer sur place la révolte des mercenaires (si bien évoquée dans la Salammbô de Flaubert). Le Sénat va lui confier le soin de conquérir l'Espagne du sud afin d'y exploiter les mines d'or ; le jeune Hannibal va bientôt entrer en scène : il s'impose très vite comme chef de guerre et stratège incomparable.
C'est alors que débute la Seconde Guerre Punique, une campagne militaire célèbre qui a mené troupes carthaginoises, cavaliers numides accompagnés de 37 éléphants depuis les rivages 
ibères jusqu'au fond de l'Apulie. On connaît la litanie des défaites romaines (le Tessin, la Trébie, Trasimène, Cannes), le « chef borgne », « les délices de Capoue » et, en fin de compte, le coup fatal de Zama où le jeune proconsul romain Publius Scipion gagne son surnom d'Africain. A. Malissard nous a invités à examiner les dessous de l'histoire, en mettant en lumière le rôle du clan des Hannon, toujours partisans d'une négociation, même désastreuse. Les Barca – dont le nom phénicien correspond à la « baraka » arabe – ont perdu. Mais Hannibal, le grand vaincu de Carthage, verra sa gloire égaler celle d'un Jules César.


Le jeudi 23 janvier, Cécile YAPAUDJIAN-LABAT, professeur à l'ESPE d'Orléans, a honoré la mémoire de notre Prix Nobel 1985, encore méconnu, par sa conférence intitulée « Claude Simon dans son siècle ».
Auteur d'une thèse sur les derniers textes des auteurs du Nouveau Roman, notre hôte a d'emblée mis en lumière les éléments autobiographiques, plus ou moins apparents dans l'œuvre de Claude Simon, jugée à tort ésotérique. Dans L'Acacia, il fait part de son appartenance à une double ascendance, avec un père athée d'origine jurassienne et une mère bourgeoise, ultra-catholique des Pyrénées orientales, deux lignées dissemblables, mais unies par l'amour de la terre. Il suivra leur exemple, en s'installant en 1945 dans le Roussillon, cultivant son domaine et publiant son premier roman (Le Tricheur), se disant lui-même, comme Lamartine, « à la fois vigneron et écrivain ». Son expérience de la guerre, en particulier de la débâcle de 1940, a nourri le roman qui le fera connaître d'un plus large public, La Route des Flandres (1960) tandis que 
celle, antérieure, de la révolution espagnole à Barcelone, constituera la trame de son sixième roman Palace.
Après avoir présenté une vue d'ensemble de cette œuvre abondante (25 ouvrages) qu'elle classe en quatre grandes périodes, la dernière allant des Géorgiques à son récit de 2001, Le Tramway, C. Yapaudjian-Labat a tenu à éclairer cette part intime que l'auteur a révélée dans ses livres et d'abord son expérience du deuil, qui est pour lui en quelque sorte « une valeur familiale » ; il est indissociable de la guerre, laquelle fait partie de son destin personnel. Mais la guerre est aussi « une réalité anthropologique », se répétant toujours avec la même violence, « comme un cataclysme naturel », remettant en cause le statut de l'humain. Claude Simon insiste sur la répétition cyclique du phénomène, en brouillant les repères temporels. Ainsi les Géorgiques mettent sur le même plan les campagnes napoléoniennes et la « drôle de guerre » ; dans L'Acacia il passe sans cesse de 1914 à 1940. Dans cette vision radicalement pessimiste du monde, l'Histoire apparaît comme un monstre anéantissant l'homme et ses valeurs.
Nous sommes invités à relire l'œuvre de Claude Simon comme le constat d'une faillite de l'humanisme, au sens strict du terme comme au sens plus large, d'une philosophie érigeant la dignité de l'homme en valeur suprême. Les destructions et les exactions du dernier conflit ont montré que la culture ne pouvait empêcher la dégradation de l'humain et qu'elle « n'était plus une garantie contre la barbarie ». En conclusion, C. Yapaudjian-Labat a laissé l'image d'un Claude Simon façonné par les deuils et les événements graves de l'Histoire, adoptant une attitude critique devant la faillite de nos valeurs, dans un rapport ambigu avec le monde moderne qu'il transcende par l'écriture…


Le mardi 11 février, Philippe NIVET, vice-président de l'Université de Picardie, a traité de « La France occupée pendant la Première Guerre mondiale ».
Philippe Nivet, qui est l'auteur d'un livre sur l'Occupation en 14-18 (paru chez Armand Colin en 2011), a réuni des témoignages des habitants des dix départements français totalement ou partiellement occupés par l'année impériale allemande, qu'il a confrontés à une masse d'archives ainsi qu'à des ouvrages récents comme Oubliés de la grande Guerre d'Annette Becker (1998) ou à des classiques du genre Le réveil des morts de Roland Dorgelès ou Invasion 14 de Maxence Van der Mersch. Il précise tout d'abord que cette zone envahie a été totalement coupée du reste de la France et qu'elle a fonctionné comme un territoire germanisé dans les moindres détails quotidiens. Cette zone a été mise en coupe réglée et la pénurie alimentaire s'est fait sentir; le travail forcé a éé imposé aux hommes comme aux femmes et aux adolescents. Le comportement des habitants vis-à-vis de l'occupant fut variable, allant aux deux extrêmes, de la collaboration à la résistance active. Certains réseaux ont été dirigés par des femmes comme celui, dans l'agglomération lilloise, de Louise de Bettignies, laquelle mourra en déportation.
D'autres positions ont été plus nuancées. On a à ce sujet un document d'une réelle authenticité, le journal d'une vosgienne ayant vécu l'occupation dans un petit village (Lubine) de la région de Saint-Dié, Clémence Martin, née Froment (1885-1960). Ce document a été publié en 2001 dans une édition locale, grâce aux soins d'historiens dont Philippe Nivet, sous le titre de L'écrivain de Lubine, Journal de guerre d'une femme dans les Vosges occupées (1914-1918). Son auteur reconnaît sans ambages qu'il a été possible de tisser des liens de camaraderie avec l'occupant, lequel avait publié certaines pages de son journal qui lui étaient favorables, ce qui a valu à la Libération la comparution de Clémence Martin devant une Cour d'Assises – qui l'a heureusement acquittée.
La fin de la Grande Guerre a, la plupart du temps, déchaîné l'enthousiasme, mais également des violences à l'encontre des « collaborateurs », en particulier le cortège de femmes tondues – autrement dit les mêmes réactions que nous connaîtrons en 1944 !
Philippe Nivet conclut en soulignant que ces Français occupés ont eu une expérience de la guerre très différente de celle des autres. Leur vie a été plus rude, plus rude même que celle subie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont eu l'impression d'avoir fait preuve d'un grand patriotisme et ont trouvé, après 1919, insupportables les soupçons de compromission et le manque de compréhension de leurs épreuves. D'où la naissance d'un mouvement régionaliste répandu dans le Nord de la France, qui s'est exprimé par exemple dans la reconstruction en style flamand, notamment dans la ville de Bailleul, pour affirmer l'originalité de ceux qu'on appelle familièrement les « Ch'tis ».


Le mardi 18 mars, nous avons entendu Marie-Paule MASSON, professeur émérite à l'Université Paul-Valéry de Montpellier-III nous parler de « De la Grèce antique à la Grèce moderne, Ruptures et continuité de l'hellénisme ».
M.-P. Masson, qui se passionne pour la Grèce depuis ses années de lycée – et en particulier pour la naissance de la nation grecque –nous a avertis des écueils de son propos : parler de l'hellénisme des origines à nos jours, c'est se risquer à des simplifications réductrices ; de plus en parler aux Grecs contemporains, c'est aborder un problème politique entaché de relents de fascisme. De prime abord se pose la question de la continuité : entre la population autoctone du XXe siècle avant notre ère et les Grecs du XXIe s. après J.-C. y a-t-il similitude ? Une question qui se pose de manière récurrente depuis la naissance de l'État grec en 1822. À la croyance en la permanence d'une « entité » grecque entretenue par le culte d'une Antiquité glorieuse s'est opposée une « théorie de la dégénérescence » à laquelle fait écho le récent livre à succès Du malheur d'être grec, où l'auteur, Nikos Dimou, se plaint de l'hégémonie du passé antique qui conduit au refus de la modernité.
M.-P. Masson, revenant à la première assemblée née de la Constitution d'Épidaure en 1822, évoque les hésitations des participants devant le choix du nom à donner à ce nouveau peuple ; après avoir proposé Achéens et Hellènes (trop littéraires), ils se sont rabattus sur… Grecs, mais le mot gardait pour eux une connotation dépréciative. Ce peuple, récemment délivré du joug ottoman, qui avait du mal à trouver un nom, peinait à se définir en tant que nation. Il n'était pas question d'un sang commun venu du fond des âges, ni d'un territoire commun, étant donné que l'aire « géopolitique» a sans cesse varié ; il n'était pas non plus question d'État, alors qu'on ne trouve que les termes de « phulè » (tribu) ou de « laos » (peuple non organisé). Il a fallu faire un travail de recomposition de la continuité, un travail accompli par les juristes, les linguistes et les historiens. Ce travail a été plus difficile en ce qui concerne la religion : la distance paraît grande entre l'époque homérique et le XIXe siècle et l'on voit surtout une rupture lors du passage entre paganisme et christianisme. Or ce passage a été préparé par une évolution des mentalités, du sentiment religieux et des pratiques cultuelles. M.-P. Masson a détaillé, exemples à l'appui, les différentes étapes de cette religion qui va évoluer du polythéisme vers le monothéisme. Elle a abordé un dernier point : la question de la langue. Il n'y a pas de solution de continuité entre la langue des origines (vers le XVe siècle avant notre ère) et celle du XXe siècle. Le grec a pu être menacé au cours de son histoire, mais à chaque fois, il a généré ses grammairiens et ses lexicographes; le résultat a été une langue stable, canalisée, protégée. En conclusion, on peut affirmer l'idée de la continuité de l'hellénisme, une notion sans cesse en danger et sans cesse reconstruite.


Le jeudi 10 avril, Marie-Thérèse CAM, professeur à l'Université de Bretagne occidentale a traité un sujet original, « Soigner les chevaux dans l'Antiquité ». Mme Cam est venue nous présenter les travaux qu'elle mène depuis douze ans sur la médecine vétérinaire dans l'Antiquité et sur le texte du Digesta artis mulomedicinalis qu'elle doit éditer prochainement.
La médecine vétérinaire a fait l'objet d'une quantité d'ouvrages, en grec comme en latin, mais un grand nombre n'est pas parvenu jusqu'à nous. L'ouvrage le plus ancien consacré à l'art de soigner et d'entraîner les chevaux serait celui de Kikkuli (XVe siècle avant notre ère), mais c'est aux IIe et IIIe siècles de notre ère qu'apparaissent des traités exclusivement consacrés aux maladies des bêtes (on possède des fragments d'Apsyrtos, un hippiâtre contemporain de Galien). Le traité le plus important pour nous est, à la fin du IVe siècle, celui de Végèce (Publius Flavius Vegetius Renatus), un haut fonctionnaire romain qui, une fois à la retraite, a réuni les éléments d'un traité sur les soins à donner aux bœufs et d'un traité d'hippiatrie.
Végèce a voulu constituer une médecine animale en regard de la médecine humaine. À une époque où les vétérinaires cherchaient à s'enrichir en proposant des remèdes aux prix exorbitants, il a décrit un ensemble de potions faciles à préparer et de plus, peu coûteuses. Il porte également attention au confort des chevaux. À la suite de Vitruve et de Columelle, il prévoit des écuries modérément éclairées et chauffées. L'archéologie nous en donne quelques exemples, comme dans la villa gallo-romaine de Montmaurin, en Haute Garonne.
Le traité de Végèce s'adresse surtout au « veterinarius », et à celui qui, étymologiquement, s'occupait des chevaux âgés et qu'on appelait aussi « mulomedicus » (le médecin des mules). C'était le plus souvent un affranchi ou un esclave travaillant avec le maître du troupeau ; il devait noter chaque jour ses observations sur la santé de chaque animal, lequel devait coûter fort cher.
Le troisième livre du traité prend la forme d'un réceptaire, ou recueil de recettes, énumérant potions, onguents ou émollients divers, comme la poudre dite « quadriga », composée de plus de trente aromates importés pour certains de pays lointains, à laquelle on ajoutait même du nard, du laurier-sauce, voire une pincée d'or – mixture onéreuse destinée à requinquer les montures fourbues.
Après toutes ces informations, Mme Cam a tenu à donner une idée de son travail de philologue sur le texte de Végèce, qui comporte souvent un vocabulaire rare et difficile d'interprétation. Elle en a donné plusieurs exemples, commentant quelques termes techniques, comme la « rugula » (= petite ride de l'épaule de l'animal) ou le « pumex » (= os du pied qui ressemble à une pierre ponce), ou encore la « malaria » (= la tête du fémur ronde comme une pomme, malus). De tels détails concrets et précis ont rendu vivante la recherche lexicologique et, en même temps, ont fait sentir une véritable passion pour ce monde équin qui tenait une si grande place dans l'Antiquité.


Le vendredi 9 mai 2014 a eu lieu une sortie à Paris conduite par Alain MALISSARD:
– à 15 h, visite au Grand-Palais de l'exposition « Moi Auguste empereur de Rome» ; cette visite avait été préparée par des lectures, judicieusement choisies par notre président, qui nous a quittés le 10 novembre dernier ;
– à 20 h représentation à l'Odéon (Salle des Ateliers Berthier) du Tartuffe de Molière dans une mise en scène de Luc Bondy, avec une très belle distribution, dont Clotilde Hesme, magnifique Elmire, Micha Lescot, un Tartuffe hors normes, Gilles Cohen, Orgon « de classe »


 

 SAISON 2014-2015

Pour la première fois depuis l'année 1990, le président Alain MALISSARD n'assista pas à la séance de rentrée. Empêché par la maladie, il avait envoyé un court message dans lequel il exprimait ses regrets de ne pas être présent en cette année 2014 qui était le 25e anniversaire de son entrée en fonctions ainsi que le 60e anniversaire de la création de l'association Guillaume-Budé orléanaise. Personne ne se douta, ce jour-là, qu'Alain Malissard allait bientôt nous quitter.


Jeudi 25 septembre 2014, « Le patriotisme de Charles Péguy », conférence par Géraldi LEROY. C'est Nicole Laval-Turpin, nouvelle vice-présidente, qui se chargea de présenter M. Géraldi Leroy, professeur émérite à l'Université d'Orléans, auteur de nombreux ouvrages sur Péguy, dont le dernier est paru sous le titre Charles Péguy l'inclassable.
Péguy n'avait rien d'un belliciste et n'envisageait la guerre que comme défensive. L'idée de revanche lui était étrangère ; il restait dans l'esprit d'un « nationalisme de gauche », avec des références aux révolutionnaires de 93. Il croyait à une guerre juste : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle / Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre… ».
Si Péguy a manifesté une certaine allégresse au moment de la mobilisation, c'est qu'il partageait les illusions d'une offensive de courte durée. Cependant son relatif optimisme ne lui a pas caché l'extrême tension provoquée par la crise de Tanger au printemps 1905 (comme en témoigne Notre Patrie publiée dans les Cahiers de la Quinzaine). Géraldi Leroy met à juste titre l'accent sur l'éducation patriotique qu'il a reçue à l'école annexe auprès des « hussards noirs de la République », une éducation reposant sur le concept messianique d'une France érigée en arbitre et en défenseur de la liberté, et qu'il ne peut renier – difficile dans ce cas d'assumer un pacifisme serein. Devant le péril, il faut faire face, avec sang-froid et courage, comme Jeanne d'Arc (dans la première version de 1912) qui assure que « pour éradiquer le mal, la prière ne suffit pas ». La crise de 1905 a donc ravivé « la voix de mémoire », celle de l'école républicaine, et celle des lectures de l'enfance, parmi lesquelles, dans les Châtiments, « O soldats de l'an deux ».
Dans la dernière partie de son propos, Géraldi Leroy s'est attaché à évoquer la façon dont le soldat Péguy a vécu la guerre, en particulier d'après la quarantaine de lettres envoyées du front. Nous avons suivi son itinéraire depuis le jour de son enrôlement (le 4 août) jusqu'à son arrivée aux environs de Meaux, après une retraite pénible, exactement à Villeroy, où sa compagnie reçoit le 5 septembre l'ordre d'attaquer l'ennemi solidement installé sur les hauteurs de Montyon. Le lieutenant Charles Péguy, resté debout après avoir protégé ses hommes, tombe d'une balle en plein front. Par cet acte de bravoure, voire de témérité, il a renoué avec la geste héroïque des révolutionnaires de 93, en même temps qu'il a trouvé une forme d'épanouissement dans ce sacrifice consenti – et peut-être même secrètement désiré.


Samedi 18 octobre 2014, « Pourquoi la France a-t-elle gagné la guerre de 1914 ? », conférence par Antoine PROST, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Guerre 14-18.
Dans le cheminement qui conduit à la victoire, A. Prost distingue trois phases : la guerre des poitrines, celle des machines et celle des civils.
D'abord, après une retraite en bon ordre jusqu'à la Marne, la confrontation au long de 700 km de tranchées avec des défenses en profondeur rend impossible une percée. Les pertes sont considérables de part et d'autre, surtout du fait de l'artillerie, ce qui explique que les Allemands ont manqué d'hommes pour exploiter leur succès de 1918, alors que les Français ont dû être secourus par 1.800.000 Américains et Canadiens.
Après le moment où la France ne peut opposer aux Allemands que les poitrines de ses soldats, la guerre évolue vers une guerre industrielle. Pour épargner les vies humaines, il faut fabriquer en grande quantité du matériel et mobiliser une main-d'œuvre abondante. La présence des femmes dans les usines a été bien supérieure en France par rapport à l'ennemi qui doit retirer 2 M de soldats du front. Une relative maîtrise des mers et l'accès aux matières premières avantagent aussi notre pays, qui a mieux planifié la production.
La guerre des civils concerne surtout les rapports entre pouvoir civil et pouvoir militaire. En France, la République n'est pas faible, la vie parlementaire continue, l'administration agit avec efficacité, le malaise social et les grèves sont gérés avec souplesse. En Allemagne, le pouvoir militaire ne cesse de s'imposer dans tous les domaines, entraînant la pagaille administrative. Les grèves sont durement réprimées et les pénuries découlent d'un blocus sévère. Aussi la situation se dégrade et la désertion délite l'armée.
Qui a donc gagné la guerre ? À la fois, les soldats, le matériel, les civils, les Alliés, les Empires coloniaux, la République.


Mardi 25 novembre 2014, « Penser la guerre, écrire la guerre », table ronde organisée avec la participation de deux ex-otages au Moyen-Orient, Florence AUBENAS, journaliste au Monde, et Georges MALBRUNOT, journaliste au Figaro, de Denis PERNOT, professeur de littérature à Paris-XIII et d'Eric GERMAIN, du Ministère de la Défense.
« Pour écrire la guerre il faut d'abord la vivre ». Les journalistes soulignent les changements intervenus depuis vingt ans au Proche-Orient. Avant, ils avaient un statut qui leur conférait respect et neutralité. Maintenant, il leur est plus difficile de rendre compte d'une guerre émiettée. Ils font eux-mêmes partie de cette guerre et leur enlèvement est gage de notoriété et d'argent. D'autre part, dans des conflits où la communication joue un rôle important, ils sont souvent en porte-à-faux par rapport à la diplomatie et la participation de leur pays.
En contrepoint, D. Pernot dit qu'en 1914 la couverture des opérations est organisée par l'armée, ce qui est une forme de censure. Sont posées la question du crédit du témoignage et la difficulté d'atteindre la réalité, à travers les communiqués officiels, les reportages des journalistes et l'œuvre des écrivains (Barrès) alimentant le bourrage de crâne. D'où le succès des écrivains combattants (Barbusse, Genevoix). Mais la censure veille, car il ne faut pas porter atteinte au moral des soldats et des populations.
E. Germain évoque la guerre indirecte, celle des drones pilotés par des acteurs loin du théâtre des opérations et hors de tout danger. C'est une guerre dont la violence est loin des regards, posant des problèmes d'éthique nouveaux et de contrôle démocratique.
F. Aubenas explique que les journalistes s'autocensurent pour ne pas mettre en danger leurs sources. G. Malbrunot souligne leur responsabilité dans ce type de guerre nouvelle que D. Pernot caractérise par le fait que, contrairement à autrefois, elle n'est pas déclarée dans les formes et qu'elle ne semble pas avoir de fin.  


Samedi 13 décembre 2014, Odon VALLET,  « Le livre a-t-il encore un avenir », conférence par Odon VALLET, spécialiste de l'histoire des civilisations et des religions, connu pour son mécénat – la fondation qui porte son nom – et par ses interventions sur France-Culture, sans parler de ses ouvrages (notamment le récent Dieu et les religions en 101 questions-réponses).
Abordant son propos par le biais de l'histoire, Odon Vallet a rappelé d'abord que l'écriture, dans des temps immémoriaux, a été fixée sur des supports divers, comme les tablettes d'argile en Mésopotamie au troisième millénaire de notre ère ; c'était une écriture qui ne s'adressait qu'à une frange réduite d'initiés.
Puis le conférencier a mis l'accent sur le lien étroit entre l'écrit et la religion, toute religion s'appuyant sur des textes (le bouddhisme repose sur des livres sacrés qui remontent au IVe siècle). En Occident, on ne peut parler véritablement de livre qu'à partir des manuscrits médiévaux des moines copistes. Il faut attendre le développement de l'imprimerie, lié à la propagation de la Réforme, à partir du XVe siècle, pour que l'écrit se répande dans les classes dites « moyennes » ; le prix du livre est alors divisé par dix. La révolution suivante aura lieu au XXe siècle avec la diffusion massive du Livre de Poche.
Aujourd'hui le livre est en expansion dans le monde, dans le continent asiatique ainsi qu'en Amérique latine. Pour ce qui est de la « francophonie », mis à part la France (où la diffusion du livre reste stable, comme la lecture en général, en dépit des esprits chagrins), la Wallonie et le Québec, l'Afrique se défend mal devant la concurrence de l'anglais.
Quant à l'avenir, les perspectives sont plutôt pessimistes devant le progrès des techniques nouvelles. En effet l'expérience des tablettes numériques, en particulier aux U.S.A. et au Viet-Nam, a été un échec, à cause de leur prix très élevé, mais surtout à cause de la fatigue oculaire qu'elles provoquent. Cet échec n'est certes pas définitif et le rapport « entre l'écrit et l'écran » va évoluer, sans préjudice pour l'écrit. Se référant à des études menées par sa fondation, Odon Vallet assure qu'en Afrique, dans de nombreux domaines, les livres se renouvellent fréquemment et il constate avec satisfaction que la lecture gagne du terrain, que, d'une part, les bons élèves sont de fidèles lecteurs et que, de l'autre, le livre est indispensable pour les enseignants – et non seulement le livre, mais aussi des magazines qui dispensent une vulgarisation de qualité. Et de conclure avec optimisme : « Oui, le livre a encore beaucoup d'avenir ! »


Jeudi 15 janvier 2015, Michelle PERROT, « Cellules et chambres ».
D'abord, notre conférencière, historienne du travail et des femmes, explique le sens du concept recouvrant les mots « cellule et chambre ». Elle y voit une réponse au besoin de solitude inhérent à l'être humain. Avoir un lieu à soi serait la réponse occidentale à la forme de solitude que nous recherchons : part de notre vie « la plus charnelle, la plus assoupie, fenêtre sur l'inconscient ». L'étymologie nous apprend que la cella latine devint la cellule conforme à l'esprit conventuel. Cet espace clos est lié au christianisme le plus ancien. Les ermites étaient des solitaires à la recherche du désert, mot qui prit au XVIIe siècle un sens figuré, chez les Jansénistes. Dans les ordres monastiques, la cellule favorisant le dialogue avec Dieu est liée à la longue histoire de la spiritualité jusqu'à la Révolution française.
Les vocations se raréfiant, les lieux de culte fermèrent leurs portes, mais leur legs marqua notre histoire. Il prit la forme d'une pièce à soi revendiquée comme lieu de réflexion et de création.
De nos jours, la cellule évoque avant tout la prison. Son histoire commence avec la Révolution qui inventa la tarification des peines. Les gouvernants prônèrent l'univers carcéral pour purger crimes et délits, d'où la nécessité de trouver des centres d'hébergement. La mise en vente des biens du clergé fut une réponse à la demande. Sous Louis-Philippe, les législateurs se questionnèrent sur l'emprisonnement et adoptèrent le régime de la cellule particulière, système onéreux. Le Second Empire favorisa un système moins coûteux, puisqu'il choisit la relégation des détenus dans les colonies. La IIIe République renoua avec l'idée de lieux d'incarcération nommés « Maisons d'arrêt ». Aujourd'hui, vu la diminution de la criminalité, les centrales adoptent le régime des cellules particulières pour longues peines, répondant à l'objectif sécurité-réinsertion. Situation différente pour les maisons d'arrêt où s'entassent les détenus : problème crucial de notre société.
Puis Michelle Perrot revint au statut de la chambre dans notre société. Elle revêt une importance grandissante avec la régression du mariage traditionnel qui rend obsolète la chambre nuptiale. Ce « lieu fugitif » semble répondre aux liens éphémères des conjoints. Seule la chambre des enfants tend à revêtir une sorte de « sacralité », reconnaissance envers ceux qu'on a désiré mettre au monde. Les parents attribuent à leur enfant un espace clos mais ouvert aux amis, là où s'épanouit la personnalité en voie de formation.
Ces réflexions concluent une conférence que Michelle Perrot a présentée avec maestria. À chacun maintenant d'y réfléchir en lisant son dernier essai, Histoire de chambres, qui obtint le prix Femina en 2009.


Mardi 10 février 2015, « Les mots, les maths et l'histoire », par Bertand HAUCHECORNE, agrégé de mathématiques, professeur de classes préparatoires et auteur d'un récent Dictionnaire historique et étymologique du vocabulaire mathématique.
Le conférencier a d'abord insisté sur le lien entre les mathématiques et le langage, montrant la formation du vocabulaire de la science mathématique, son évolution, avec de nombreuses variations et de différentes sources, nous entraînant dans un voyage historique à la recherche des origines.
C'est aux Grecs du -VIe siècle – dont les plus célèbres sont Pythagore et Thalès – que l'on doit l'essentiel, c'est-à-dire la faculté de raisonner. Il faut cependant attendre le -IIIe siècle pour parler d'un âge d'or de cette science, qui s'épanouit en pleine civilisation alexandrine sous l'impulsion de Ptolémée Ier Sôter, le fondateur du « Mouséïon » où va s'illustrer Euclide. Le véritable fondateur de la géométrie est aussi l'inventeur de termes précis. Par exemple, le cercle, ou « kuklos », remplace le « rond » du langage courant, l'angle ou « gônia » détrône le « coin », alors que le trapèze est issu de la table des changeurs dite « trapeza », qui désigne la banque en grec moderne. Cet héritage grec est passé directement chez les Latins, lesquels, plus juristes que matheux, se sont le plus souvent contentés de traduire les mots usuels. Ils ont toutefois inventé le terme de « calcul » qui nous renvoie aux petits cailloux de la trousse du jeune Romain apprenant à compter…
Après la fermeture de l'Académie, en 529, par l'empereur Justinien, la culture mathématique se déplace de Constantinople vers l'Orient et se transmet en langue arabe, avec deux traductions essentielles : les Éléments d'Euclide et l'Almageste de Ptolémée, Déjà, dès le début du Ve siècle, la civilisation indienne avait fait évoluer les mathématiques avec l'invention capitale de la « numération de position » (d'où les algorithmes), qui entraîne celle du zéro (sûnya, c'est-à-dire vide ou vacant en hindi, traduit en arabe par sifr, notre futur « chiffre »). Nous avons alors assisté aux tribulations de ces éléments symboliques vers l'Occident, d'abord dans les écoles médiévales d'Europe – surtout par le truchement de Boèce (470-524), à la fois philosophe et féru d'arithmétique – et dans les foyers de civilisation particulièrement brillants comme le califat de Cordoue ou la Cour de Tolède, ou encore en Italie où s'illustrent des esprits éclairés comme Gérard de Crémone et Léonard de Pise. À partir du XVe siècle, du fait de l'essor du commerce, l'arithmétique se développe ; les chiffres arabes s'imposent ; les manuels ne sont plus écrits en latin, mais en langue vernaculaire, comme en Allemagne les ouvrages d'Adam Riese.
Bertrand Hauchecorne a gardé pour la fin quelques expressions courantes issues des mathématiques, pour montrer que, si la langue française a beaucoup apporté aux mathématiques, celles-ci en revanche ont largement contribué à sa richesse.


Jeudi 26 mars 2015, « Victor Hugo au Sénat », par Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret.
Celui que Péguy présenta comme un « politicien fini, pourri de politique », après avoir été très proche de Louis-Philippe et avoir été élevé à la Pairie en 1845, avait évolué ensuite de la droite vers la gauche. Victor Hugo tenait son rang dans une assemblée résolument conservatrice, lorsque trois événements le troublèrent profondément : surpris en flagrant délit d'adultère avec Léonie Biard, il échappa à la prison seulement à cause de son immunité parlementaire ; en 1846, il assista à l'arrestation d'un homme qui avait volé une miche de pain devant les yeux indifférents d'une grande dame ; la même année, malgré son talent oratoire, il ne put éviter à un garde-forestier qui avait tiré sur le roi d'être condamné comme régicide.
Victor Hugo, devant cette Chambre qu'il jugeait réactionnaire « avec ses membres infatués, méprisants et gourmés », a prononcé quatre discours qui ont été diversement appréciés. Le premier (en date du 19 mars 1846) traita de la Pologne un mois après le soulèvement de Cracovie ; dans ce très beau discours (qui fut assez mal reçu), il défendit la civilisation européenne menacée, en souhaitant que la France « engage son ascendant moral et son autorité légitimement acquise parmi les peuples ». En juin 1846, il s'exprima sur « la consolidation et la défense du littoral » menacé par les tempêtes et en même temps sur la nécessité d'aménager le port du Havre, une intervention annonçant la future écologie et prenant en compte le développement économique. Dans un troisième discours, prononcé le 14 juin 1847, Hugo demanda qu'on abroge la loi qui bannissait à perpétuité du sol français la famille de Napoléon, souhaitant que, pour la mémoire populaire, la gloire de l'Empire soit réhabilitée. Son discours du 13 janvier 1848 présentait le Pape Pie IX comme « l'auxiliaire suprême des hautes vérités sociales » et bénissant la Révolution française : Hugo dut quitter la tribune sous les huées.
Dans la dernière partie de sa conférence, J.-P. Sueur a évoqué l'activité de Victor Hugo en tant que sénateur de la Seine, de 1876 à sa mort. En ces dernières années, alors qu'il était une personnalité célèbre et respectée, il s'exprima à quatre reprises. Le discours le plus élaboré est celui où il s'engage avec succès contre la dissolution de la Chambre des Députés proposée par Mac Mahon le 21 juin 1877. Mais les discours qui ont le plus marqué les esprits sont, en 1876, 1879 et 1881, ceux par lesquels il est intervenu pour l'amnistie des Communards.
J.-P. Sueur a rappelé les dernières paroles de Hugo au Sénat et lu ses dernières notes consignées dans Choses vues. Pour terminer, il a évoqué, dans la salle du Sénat, le fauteuil – le troisième au deuxième rang – qu'occupa celui qui devait lutter pour de nobles causes : l'abolition de l'esclavage, l'abolition de la peine de mort, le vote des femmes, l'institution de l'école laïque et obligatoire, la monnaie unique, les États-Unis d'Europe…


Samedi 28 mars 2015, « Scandales à Rome ! Cicéron monte à la tribune », lecture de textes par Xavier GALLAIS.
Les derniers travaux de notre président Alain Malissard avaient porté sur l'étude de quelques scandales parmi ceux qui ont entaché la cité romaine au cours de son histoire. Et il avait souhaité qu'une lecture de quelques textes fût faite sur le théâtre. Pour cela, il avait privilégié deux personnages scandaleux, contre lesquels Cicéron s'était élevé, Verrès et Catilina. Et, avec l'aide de Nicole Laval-Turpin, il avait choisi les passages les plus appropriés pour une mise sur le théâtre. La fatalité a voulu qu'il ne puisse mener à bien son travail. Alors ses amis ont fait en sorte que cette « lecture » puisse avoir lieu, dans l'esprit de celle qui avait été proposée en 2004 sous le titre Images de la Rome impériale l'année des quatre empereurs.
C'est le comédien et metteur en scèene Xavier Galais qui a assumé la tâche difficile de faire vivre les textes de Cicéron. On commença par des extraits des Catilinaires, ces discours par lesquels Cicéron, en l'année -63, a dévoilé devant le Sénat les détails de la conjuration contre la République. Xavier Galais choisit d'interpréter le grand orateur au moment où il était en train de préparer, d'assimiler son texte, se redisant les phrases qui lui résistaient, travaillant son articulation, crayon entre les dents. En revanche, pour lire des extraits des Verrines – où sont dénoncés les cruautés et les pillages du gouverneur de la Sicile – l'acteur se posa devant un micro et lança sa voix vers le public, afin de retrouver le style oratoire du grand Marcus Tullius, celui dont, au siècle suivant, Tacite rappelait qu'il avait laissé le souvenir d'une éloquence coulant avec la force d'un flot qui déborde (« exundat et exuberat illa admirabilis eloquentia »).
Un public nombreux était là pour applaudir la performance de l'acteur, tout en rendant hommage à la mémoire d'Alain Malissard, dont on rappela combien il s'était impliqué dans la vie culturelle orléanaise.


Jeudi 9 avril 2015, « Innovation et humanisme », par Anne LAUVERGEON.
Anne Lauvergeon fait d'abord remarquer que le progrès de l'humanité se fait par innovations successives, mais que, pour qu'une innovation réussisse, il faut un environnement favorable, non seulement technique, mais sociétal.
L'État stratège peut impulser une innovation. Aujourd'hui l'industrie aéronautique européenne est revenue au niveau de Boeing, grâce à la volonté forte de plusieurs États, qui ont joint leurs activités aéronautiques afin de développer de nombreux nouveaux avions. Mais il existe aussi des États créateurs d'écosystèmes qui favorisent l'innovation, comme les USA et la Corée du Sud qui sont en tête pour les smartphones et les tablettes, avec de grandes firmes comme Apple et Samsung.
La France a connu six grands programmes : l'aéronautique, les télécoms, le nucléaire, le TGV, le spatial et le plan calcul ; seul ce dernier a échoué. Pour aider l'innovation, il faut créer des conditions favorables. Notre système scolaire, qui évalue en mesurant la distance à la perfection, n'encourage pas l'innovation ; chez nous l'échec est stigmatisant, alors qu'innover c'est prendre un risque d'échec.
En France, nous ne soutenons pas assez le travail collectif, celui d'équipes pluridisciplinaires : nous aimons spécialiser. En prenant un exemple en Amérique latine, Anne Lauvergeon montre la nécessité d'associer les ingénieurs aux artistes pour le design, aux commerçants pour vendre, sans oublier les logisticiens. Il faut faire travailler ensemble des gens qui voient les choses différemment, qui viennent d'horizon variés ; l'hybridation doit permettre aux innovations d'être au service de l'homme, comme ces « objets connectés » qui vont envahir notre quotidien.
La commission Innovation 2030 a pour objectif de permettre à notre pays de développer des innovations afin de les vendre au reste du monde pour restaurer la balance de notre commerce international. Elle part des besoins de la population mondiale tels que nous pouvons les envisager aujourd'hui : allongement de la durée de vie, développement des classes moyennes, urbanisation accélérée, changement climatique, extension du numérique. La Commission a proposé « sept ambitions stratégiques » pour la France : le recyclage des métaux, le stockage de l'énergie, la valorisation des richesses marines, les protéines végétales et la chimie du végétal, la médecine individualisée, la « silver économy », l'innovation au service de la longévité, la valorisation des données massives.
Anne Lauvergeon conclut en affirmant que les innovations sont des chemins qui souvent ne mènent nulle part, mais permettent parfois d'avoir des vies meilleures.


2, 3 et 4 juin 2015, excursion littéraire : « En Lorraine avec les écrivains combattants ».
Le premier jour est consacré à deux formes de guerre très différentes : celle de 1792 avec l'arrêt au tout récent Centre d'interprétation de la bataille de Valmy et au célèbre moulin (évocation de Goethe) et celle de 1916 avec la visite du Fort de Douaumont, épicentre des combats (évocation de Jules Romains), et du Centre international de la Paix, installé dans l'ancien évêché de Verdun.
Le lendemain, le programme nous fait découvrir au promontoire des Éparges, dans un cadre impressionnant de puits de mines et de cratères d'obus, les Côtes de Meuse et la Woëvre, là où ont combattu Louis Pergaud et Maurice Genevoix (lecture de leurs textes de guerre et rappel des circonstances de la mort pour l'un et de la grave blessure pour l'autre). À Saint-Rémy-la-Calonne, le groupe se recueille sur la tombe d'Alain-Fournier dont sont rappelées les péripéties de la mort et de la découverte récente de la dépouille.
L'après-midi, une visite guidée de Nancy, la grande ville de l'Est entre 1871 et 1918, est proposée pour apprécier les beautés d'une cité marquée par l'urbanisme du XVIIIe siècle (les trois célèbres places inscrites au Patrimoine mondial) et l'Art nouveau (collection Daum au musée des Beaux-Arts).
La « Colline inspirée » et Barrès occupent la matinée suivante. Le roman et ses personnages sont évoqués dans le petit cimetière de Sion attenant à l'église de pélerinage, haut lieu de la foi catholique et de la mémoire lorraines. Au monument à Barrès, devant la « ligne bleue des Vosges » et l'immensité des paysages, sont rappelés l'homme, le romancier, le député nationaliste et ses liens avec la guerre de 14.
Ainsi, ce voyage sur ces terres de batailles en compagnie des écrivains témoins complétait les conférences prononcées cette année sur le thème de la guerre.



 SAISON 2015-2016

Samedi 26 septembre 2015, c'est Jean Nivet, vice-président, qui ouvrit cette séance de rentrée afin de présenter au public notre nouveau président, Bertrand HAUCHECORNE. Celui-ci a exprimé d'abord une légitime appréhension (car « succéder à un président tel qu'Alain Malissard est une lourde tâche »), mais en même temps une certaine confiance, se sachant secondé par une équipe active et soudée, fidèle à l'esprit « budiste », nourrie de la sagesse antique tout en étant ouverte à la culture vivante et novatrice.

Suivit alors un « entretien avec le romancier Yannick HAENEL » autour de son dernier ouvrage Je cherche l'Italie, entretien mené par Catherine Malissard, très attentive et soucieuse de poser les bonnes questions.
La plus délicate portait sur la raison, invoquée par Yannnick Haenel, de sa décision, prise, il y a quatre ans, de s'installer à Florence. Lectures à l'appui, il l'explique d'abord par le besoin de faire une pause dans une existence qui va trop vite et d'avoir son temps pour jouir des œuvres d'art, en s'éloignant enfin de l'inessentiel. Or, en 2011, l'inessentiel se confondait avec la politique, cette politique qui s'incarnait alors en Italie dans le sourire arrogant de Berlusconi, affiché ostensiblement dans tous les médias. Yannick Haenel parle de « résistance intime » et de ses « outils » qui sont la solitude, le silence, la contemplation du beau, « la quête des éblouissements, des extases, des illuminations ». L'écriture, dit-il, a le pouvoir de créer ce lieu de résistance, ce « territoire qu'on porte en soi » et qui vous rend la liberté. Yannick Haenel a évoqué, entre autres, son admiration pour saint François, qui a réussi à satisfaire à la fois son désir de solitude et son aspiration à la vie communautaire et qui est, à ses yeux, le héros d'une aventure de l'esprit et, en même temps, une conscience politique. Je cherche l'Italie dénonce la barbarie de notre monde, et construit un barrage contre le mensonge de « la langue de bois des politiques et de la propagande ». La question que pose le livre est : y a-t-il de l'indemne, du non-damné ? Il y a l'amour, bien sûr ; il y a aussi l'art, les œuvres les plus vieilles, qui constituent un moment vivable dans l'invivable, un moment où la société, dans ce qu'elle a de pire, n'a pas de prise sur nous. Pour finir, Yannick Haenel nous a fait revivre sa joie de s'être trouvé seul, au couvent de San Marco, à l'aube naissante, devant l'Annonciation de Fra Angelico, au moment où le rayon lumineux est venu frapper le ventre de la Vierge. C'était le 25 mars, jour de l'Annonciation… « Ce matin-là, dit-il, j'ai trouvé l'Italie... »


Mercredi 4 novembre 2015, « Histoire de la magie, une nouvelle discipline ? » conférence par Leslie VILLIAUME, jeune doctorante de Paris-I, elle-même prestigitatrice, qui prépare une thèse sur un sujet neuf et original, la magie.
La conférencière précise d'abord qu'il existe « un patrimoine magique », auquel l'UNESCO vient de donner ses lettres de noblesse en encourageant à sa conservation et dont la « Maison de la Magie » de Blois présente des éléments importants. Une « communauté magique » s'est aussi constituée dès le XVIe siècle autour de l'ouvrage de Jean Prévost, La première partie des subtiles et plaisantes inventions (Lyon, 1584), premier ouvrage traitant de magie et mettant fin à une transmission uniquement orale. Le secret entourant les prestations rend l'histoire difficile,  mais les sources sont abondantes : mémoires comme ceux de Jean-Eugène Robert-Houdin, affiches, appareils truqués, automates, etc. Les collections privées sont riches et tout cela permet une étude des magiciens, de leurs tours, de leurs spectacles, de leurs déplacements et de l'évolution de leur art. La conférencière souligne les liens entre Science et Magie, tout en opposant les artistes qui pratiquent une science amusante ou instructive (Robert-Houdin) à ceux qui font croire à des pouvoirs surnaturels (Mesmer), parfois comme médium, trompant leur auditoire et donnant dans le charlatanisme. En conclusion, Leslie Vuilliaume insiste sur la difficulté d'accès à certaines sources, du fait du secret ; mais, comme elle exerce elle­même, cela lui facilite les contacts et les enquêtes. Dire que l'histoire de la magie soit une nouvelle discipline est abusif ; mais elle constitue sans nul doute un nouveau champ d'investigation. En réponse à quelques questions, la conférencière insiste sur les liens de la magie avec le théâtre et le cinéma, mettant en exergue que, dans ces formes d'art, on fabrique du faux pour traduire le vrai et pour produire une émotion.


Mardi 17 novembre 2015, « Le mythe de Tristan, relecture et discussion », conférence par Frédéric BOYER.
Frédéric Boyer a été à l'initiative de la nouvelle traduction de la Bible parue aux éditions Bayard, ainsi que d'une nouvelle traduction des Confessions de saint Augustin, sans parler de son œuvre romanesque propre, commencée dès 1991 et qui a connu la notoriété avec Des choses idiotes et douces. En 2013, il a publié Rappeler Roland, une œuvre qui traduit en toute liberté, en même temps qu'elle éclaire d'un jour nouveau, la chanson de geste fondatrice de notre littérature. C'est une démarche semblable qui l'a conduit à relire – avec un regard contemporain – la légende de Tristan, issue de la tradition orale du monde celtique, entrée dans notre patrimoine littéraire au XIIe siècle avec deux versions, celle du Normand Béroul et celle de Thomas d'Angleterre.
Au lieu de se livrer à l'exercice un peu formel de la conférence traditionnelle, Frédéric Boyer a préféré ouvrir devant nous ce qu'il a appelé son « chantier poétique ». Et de nous donner de larges extraits de sa propre traduction, où le public a pu apprécier à la fois son talent de « diseur » et celui de « transcripteur », cherchant à préserver la musique et surtout le rythme des décasyllabes, tout en gardant une certaine concision (un commentateur parlera d'« austérité elliptique » !) L'exercice de traduction, pour lui, n'est pas une simple translation, mais plutôt une réappropriation, une véritable ré-écriture, dans le but, selon ses propres termes, de « réaliser un vieux rêve médiéval : une sorte d'entrelangue entre les écrits d'autrefois et ceux d'aujourd'hui ».
Ce travail de ré-écriture, qui va influer sur l'esprit du traducteur, peut faire penser à la théorie de Du Bellay dans sa Défense et Illustration de la langue française où il définit « l'innutrition » : ce travail doit être fidèle à la lettre, mais aussi à l'esprit de l'épopée initiale, et d'abord à tout ce qu'elle contient de violence et de dureté. L'aventure de Tristan et d'Yseult a sans doute une dimension politique, du fait qu'elle perturbe l'ordre établi ; mais elle montre aussi les dangers de la passion, en même temps qu'elle décrit la folie des amants, exerçant une réelle fascination, fascination que renforce la présence constante d'un univers poétique que le style du traducteur a su rendre sensible.


Jeudi 10 décembre 2015, « Famille composées, décomposées, recomposées », conférence par Christian de MONTLIBERT, sociologue, professeur émérite à l'Université de Strasbourg-II.
D'emblée, notre conférencier souligne les liens entre l'Antiquité et la sociologie en rappelant que l'historien Fustel de Coulanges — auteur de La Cité antique — fut le professeur d'Émile Durkheim, fondateur de la sociologie. Il constate que « traiter de la famille est difficile », car « la famille ça parle, même quand elle se tait, on lui parle et on en parle », tout le monde a un avis sur la question. Pour les sociologues, « un fait social ne saurait s'expliquer que par le social ». Que la famille ne soit pas naturelle n'empêche pas qu'elle soit une réalité.
L'origine de la formation de la famille pour l'Europe occidentale se trouve dans l'Église chrétienne et l'État. Grégoire Ier le Grand, père de l'Église, rédige, en 596, un texte sur l'organisation de la famille, sur la sexualité conjugale, extra-conjugale et sur la parentalité. Il sera la base de toutes les organisations ultérieures de l'Église catholique. Il conduit à une domination masculine et une division masculin/féminine avec une répartition : le monde extérieur aux hommes et le monde intérieur aux femmes. Des sacrements assurent l'autorité sur la famille : baptême, première communion, mariage, extrême-onction. Le goût de s'immiscer dans l'intimité des familles perdure au début du XXIe siècle.
L'État a aussi façonné la famille, à titre juridique, symbolique et politique. L'arrêté de Villers-Cotterêts (août 1539) oblige les curés à noter les naissances et les noms des parents en langue française ; puis ils mentionneront les mariages et les décès. L'état civil (actuel) est créé en 1792. De là : nom de famille, d'où découle la succession et ses droits. Le mariage n'est plus un sacrement, mais un contrat civil révocable (Code civil de 1804), le divorce est créé en 1792, supprimé en 1816, rétabli en 1884 ; enfin en 1975 : divorce par consentement mutuel… Depuis 1975, l'action de l'État change : divorce simplifié, union libre institutionnalisée en Pacs (1999) ; les enfants illégitimes peuvent hériter, les droits des femmes sont largement élargis, le mariage homosexuel est reconnu (et soumis à l'État).
Christian de Montlibert étudie trois groupes sociaux : les grands, puis les bourgeois et enfin les classes laborieuses.
Tous ces changements correspondent à une transformation des manières de vivre. Le mariage, rare au début du XXe siècle, se développe pour atteindre la quasi-totalité des femmes en 1950. Moment où l'âge du mariage s'abaisse à 22 ans : c'est âge d'or du mariage. Dès les années 65, la fécondité baisse, le recul du nombre de mariages aussi, parallèlement à l'augmentation des divorces, de la fécondité hors mariage et des familles monoparentales. Aujourd'hui 75% des enfants vivent en familles traditionnelles, 9% en familles recomposées et 14,5% en familles monoparentales.
Comment expliquer ces changements ? Par la réduction massive des populations rurales et paysannes, qui ne divorcent pas et le déclin des pratiques religieuses. Les luttes féministes s'intensifient. La reproduction féminine devient tardive. L'ordre familial est aussi bouleversé par l'extension du travail féminin.
Le sociologue conclut sur l'importance donnée à la famille puisqu'elle contribue, même sans le vouloir, à la reproduction de la division en classes sociales et à la reproduction de la domination masculine.


Jeudi 7 janvier 2016, « Palmyre, vie et mort d'une cité antique », conférence par Annie SARTRE et Maurice SARTRE. Émue par les destructions de Daesh à Palmyre, notre section a demandé à Annie et Maurice Sartre, professeurs émérites à l'Université de Tours, de nous parler d'une cité où ils ont travaillé de longues années.
Maurice Sartre installe d'abord Palmyre dans sa géographie, celle d'une oasis au confluent de deux ouadi, à mi-chemin de la Méditerranée et de la Mésopotamie, et dans son histoire longue, la cité étant attestée sous le nom araméen de Tadmor au XXIVe siècle av. J.­C. Après un long silence, elle réapparaît, riche et indépendante, sous les Séleucides. Elle devient romaine sans doute avant 19. Les Palmyréniens sont alors de grands éleveurs de dromadaires nécessaires aux caravanes, tout en jouant un rôle majeur dans l'organisation du commerce.
Annie Sartre nous convie ensuite à une visite savante de la cité romaine en mettant en valeur l'utilisation et les contraintes du site. L'accent est ensuite mis sur l'originalité de Palmyre qui n'est pas une cité romaine comme les autres. Ainsi le panthéon palmyrénien comprend une soixantaine de divinités. Certaines viennent de Mésopotamie comme Bêl ou Bêlshamin, d'autres du monde arabe ou de Grèce. Elles sont revêtues des habits militaires des Romains, signe de la force. Les tours funéraires, pour les familles illustres, s'apparentent à des temples et les hypogées peintes à des maisons. Les femmes aux riches costumes se voilent la tête alors que les hommes sont en toge dans la vie publique et en tenue du désert dans la vie privée.
Après l'aventure de Zénobie, Palmyre continue sans destructions violentes et reste un point d'appui stratégique et un camp militaire pour les Romains. Plusieurs églises y existent avant la conquête arabe en 634. La population se réduit jusqu'à la redécouverte par les voyageurs au XVIIe siècle.
Les conférenciers terminent, devant un public nombreux, sur une photographie montrant la dévastation d'un des joyaux de l'humanité.


Jeudi 14 janvier 2016, « Un historien gaulois, Trogue-Pompée, une vision singulière de l'histoire », conférence par Bernard MINEO, professeur de langue et littérature latines à l'Université de Nantes, qui prépare une édition de l'Abrégé des Histoires philippiques de Trogue-Pompée par Justin, l'œuvre originale, une histoire universelle en 44 livres, ayant été perdue dès l'époque de Constantin.
D'emblée, Bernard Mineo met en garde contre le témoignage de ce Marcus Junianus Justinus, qui a rédigé son abrégé vers la fin du IIIe siècle en donnant une image altérée de son modèle. Il a, en particulier, insisté sur les scandales de l'époque d'Auguste, en passant sous silence les implications politiques et, surtout, en lui prêtant des sentiments de haine à l'égard de Rome, allégation fausse et, de plus, invraisemblable.
Trogue-Pompée est né sur le territoire des Voconces (ce qui correspond à la Drôme actuelle). Il a vécu à l'époque d'Auguste et des premières années de Tibère. Étant le fils d'un secrétaire de César et le petit-fils d'un Gaulois fait citoyen romain par Pompée, il ne pouvait être hostile à Rome. II était, d'autre part, nourri de culture grecque ; il avait eu l'ambition d'écrire l'histoire de la monarchie macédonienne à partir de Philippe II, ainsi que de toutes les nations ayant eu rapport avec la Macédoine (d'où les nombreuses digressions), en prenant comme modèle les Philippiques, ouvrage de Théopompe, élève d'lsocrate.
On peut noter une similitude de points de vue entre Trogue-Pompée et Tite-Live : tous deux représentent une Italie morale face à un Orient corrupteur et annoncent le déclin d'une Rome ayant hérité des richesses de l'Asie, mais aussi de ses vices.
Le thème récurrent de la décadence de Rome est lié à celui de l'hégémonie croissante du royaume des Parthes ; Trogue-Pompée attribue le cours des événements à la Fortune (ou la Tyché grecque) et construit son histoire à partir de deux épisodes situés symétriquement en vis-à-vis : à l'est, en Asie Mineure, avec la victoire sur Pacorus Ier, roi associé des Parthes, et à l'ouest, en Espagne, avec l'occupation du pays des Cantabres par Agrippa. II met en lumière le partage du monde méditerranéen entre deux empires rivaux, ayant conscience qu'une nouvelle ère commence et que Rome, sous l'impulsion d'Auguste, va retrouver sa virtus, ses succès, sa protection divine, voire son destin exceptionnel. Notre Gaulois né au pays des Voconces est bien un incorrigible optimiste !


Jeudi 4 février 2016, « Quelques femmes dans la vie de Giuseppe Verdi », conférence par Yveline COUF.
Notre conférencière choisit une approche affective pour célébrer le musicien Giuseppe Verdi, né à Bussetto en 1813. Elle souligna d'abord le rôle actif que joua sa mère Luigia Uttina en favorisant son goût pour la création musicale. Le relais fut pris ensuite par son épouse Margarita Barezzi, dont il eut deux enfants, qu'il perdit en même temps que leur mère, à son grand désespoir. Les opéras Luisa Miller et Rigoletto portent l'empreinte de cette tragédie familiale. Après une période de deuil, il laissa la cantatrice Giuseppina Strepponi entrer dans sa vie. Elle lui apportera un soutien sans faille jusqu'à sa mort. Verdi la fait revivre dans l'opéra La Traviata, dont le succès ne s'est jamais démenti. En voyage, loin d'elle, Verdi collectionnait les succès tant musicaux que féminins. Il s'éprit de Clara Maffei, égérie des patriotes milanais contre l'oppresseur autrichien. Après son mariage avec Giuseppina, Verdi affronta une si violente réprobation de ses parents qu'il dut rompre avec ses géniteurs pour s'installer définitivement à San Agata, près de Bussetto. Au cours d'un de ses périples européens, il fit la conquête de la cantatrice Teresa Stolz. Sa passion fut telle qu'il l'imposa à son épouse. Cette relation triangulaire dura jusqu'à la mort de Giuseppina, suivie de celle de Verdi en 1901.
Aujourd'hui, la propriété de San Agata porte le souvenir du grand homme et des épouses officielles, Margarita et Giuseppina. Quant aux amateurs du Bel Canto, ils retrouvent l'écho des amours de Verdi à travers les héroïnes sublimées de ses opéras, incarnation d'une vision personnelle de l'éternel féminin.


Jeudi 24 mars 2016, « Danse et musique dans le théâtre au début de l'empire romain, l'exemple des pantomimes dans Phèdre de Sénèque », conférence par Florence DUPONT, professeur émérite de latin à Paris-Diderot.
Contrairement à l'idée reçue d'une décadence du théâtre après Plaute et Térence, Florence Dupont, évoque l'énorme succès de la pantomime, ce spectacle centré sur la musique et la danse, apparu sous Auguste et qui perdurera durant six siècles.
La pantomime se joue dans les théâtres, dans le cadre de Jeux sur des sujets mythologiques. C'est un spectacle musical chanté par un chœur et dansé par un seul acteur, l'histrion, mimant l'histoire avec un masque à bouche fermée, car le danseur s'exprime seulement par le jeu du corps et son comportement.
La pantomime est un genre à la fois grec et romain inventé par l'affranchi Pylade venant d'Alexandrie vers 22-23 av. J.-C. Cela faisait partie du programme politique d'Auguste, car elle était intégrée dans les Jeux célébrant le culte impérial. En effet, sans paroles, elle était accessible à tous et s'inscrivait dans une démarche consensuelle.
Ce genre eut un succès fou et les acteurs devinrent des « superstars » gagnant beaucoup d'argent. Ils ont leurs supporters qui se battent parfois, mais le pouvoir n'ose interdire les représentations par crainte des manifestations. Les livrets n'ont pas été conservés, mais on sait que Virgile et Ovide ont été utilisés. Et la conférencière développe l'exemple du prologue de la Phèdre de Sénèque où Hippolyte donne ses ordres pour la chasse dans les campagnes de l'Attique.
Les questions posées par l'auditoire permettent à Mme Dupont de préciser que les acteurs sont des affranchis, qu'il n'y a pas de pantomime comique, mais que l'érotisme peut en être une composante.


Mardi 19 avril 2016, « Regards sur la Grande Guerre, femmes de lettres sur le front intérieur », conférence par Nicole LAVAL-TURPIN.
Après avoir évoqué les hommes partis au front et l'hécatombe de ce début de guerre, N. Laval-Turpin s'intéresse aux  témoignages laissés par les poétesses, journalistes et romancières de l'époque. On les voit d'abord pressées d'apporter une aide concrète aux gens dans la détresse, avant de prendre la plume. Ces récits féminins réalistes laissent une empreinte sensible dans notre mémoire collective. Parmi ces femmes engagées, la conférencière retient les noms d'Anna de Noailles, Hélène Picard, Annie de Pène, Marie Noël, Lucie Delarue-Mardrus, Séverine, Rachilde, Hélène Brion et Juliette Adam.
Colette est la plus connue. En bonne patriote, elle rejoint son mari Henry de Jouvenel sur le front près de Verdun et devient reporter de guerre.  Pas d'analyses politiques de sa part, mais l'art de voir juste au cœur de l'instant saisi avec vivacité. La lecture de ses articles fait revivre les mères, les femmes esseulées, les opportunistes. Ce qu'elle écrit  nous montre comment elle a su capter l'air du temps. Au cœur du pire, en 1916, elle écrit La paix chez les bêtes et fait ce vœu : « J'ai rassemblé des bêtes dans ce livre comme dans un enclos où je veux qu'il n'y ait plus de guerre ». Cet ardent souhait fut l'inlassable prière des femmes de l'arrière, quatre années durant. La romancière salue ainsi le quotidien combatif des femmes de l'arrière que le XXe siècle allait propulser en avant.


Mardi 7 juin 2016, « L'architecture dans la France de Vichy (1940-1944) », conférence par Jean-Louis COHEN. Historien de l'architecture, Jean-Louis Cohen, professeur à New-York-University et invité au Collège de France, enquête sur le destin de l'architecture et des architectes dans la France occupée de juillet 40 à août 44.
Bien que la vision que l'on a sur l'architecture et les architectes reste fragmentaire et assez floue, quelques figures sont évoquées : du criminel de guerre Albert Speer à Le Corbusier, ainsi qu'André Lurçat ou Gaston Bard, qui travaillèrent à plusieurs plans d'aménagement dès 1940, sans sympathie pour le régime de Vichy.
Les architectes ont été mobilisés, faits prisonniers, tués ou blessés. Ils sont touchés, en 1941, par l'article du 2ème statut des juifs et victimes des lois raciales. Leurs profils oscillent entre d'authentiques fascistes ou nazis, des parlementaires pro-Pétain, des résistants et des victimes des persécutions.
Les conditions de travail sont difficiles, mais le savoir-faire de certains architectes va s'exercer dans de nombreux domaines qui ouvriront la voie au progrès et à l'innovation moderne : le domaine industriel, celui de la construction de logements ouvriers, la construction d'abris pour protéger les civils des bombardements et l'élaboration de structures légères pour assurer le camouflage, le recyclage et l'invention de la colle phénolique qui sera à l'origine de l'utilisation du bois lamellé-collé, l'apparition des méga-projets tels que le Pentagone à Washington, la normalisation des dimensions et la préfabrication qui permettront des fabrications en série et conduiront, du côté allié, à l'invention de ports artificiels, assurant ainsi la réussite du débarquement en Normandie.
La présence allemande dans l'architecture est très forte : contrôle de la production du bâtiment et de la presse, expulsion de paysans pour construire des bâtiments agricoles modernes et destruction du quartier du Vieux-Port à Marseille, considéré comme foyer de « contamination » de l'Europe.
C'est également dans cette période qu'est institué un pouvoir direct de l'État sur la politique de reconstruction et l'urbanisme, qui ne sera pas remis en cause à la Libération.
La politique ruraliste et conservatrice de Vichy ne se retrouve pas dans tous les aspects de l'architecture. Les projets ont des dimensions innovantes : reconstruction de certaines villes ou création de centres sportifs dans la zone de la ceinture de Paris, déclarée insalubre.
Pour conclure, Jean-Louis Cohen rappelle que c'est dans cette période de grande complexité que se forme l'appareil de la reconstruction française, l'appareil qui sera celui des « Trente glorieuses », et que s'engage, en dépit des idées reçues, la modernisation du goût architectural du public.


Dans les dernières semaines de cette saison 2015-2016, trois sorties ont été proposées à nos membres :
– le samedi 28 mai, sortie à Paris pour visiter l'exposition « Apollinaire le regard du poète » au musée de l'Orangerie et pour assister, à la Comédie française, à une représentation de Roméo et Juliette de Shakespeare dans une mise en scène de Éric Ruf.
– le samedi 4 juin, excursion littéraire en Indre-et-Loire : le matin à Descartes pour évoquer, sous la direction de Mme Sylvie Pouliquen, les trois René (René Descartes, René Boylesve et René de Buxeuil) ; l'après-midi à Richelieu pour faire revivre, par des lectures, le château disparu du grand Cardinal.
– le jeudi 16 juin, sortie à Bouzy-la-Forêt pour découvrir l'aménagement intérieur et les vitraux de la chapelle des Bénédictines, commentés par leur auteur, Bernard Foucher.

 


 

 SAISON 2016-2017

Mardi 27 septembre 2016, « L'humaniste et le prince, Guillaume Budé et François Ier », conférence par Sylvie LE CLECH, directrice régionale des Affaires culturelles de la Région Centre-Val de Loire.
Guillaume Budé, connu surtout pour sa fécondité intellectuelle et son travail d'érudition, est devenu, grâce à notre conférencière, un homme de chair et de sang, au sein d'une grande famille bien insérée dans le milieu de la noblesse récente et capable, grâce à sa culture, d'arriver à une belle position auprès du roi. Par ses fonctions, il côtoie le pouvoir au sein d'une Cour fastueuse mais peu cultivée et où les luttes d'influence sont féroces entre clientèles. Aussi milite-t-il pour la transmission du savoir et l'amélioration du niveau culturel. Il lui faut aussi suivre le roi en ses déplacements, ce qui l'épuise et l'empêche de travailler. 
Ensuite Mme Le Clech nous entraîne dans l'œuvre écrite de Budé. Après l'Epitome de Asse, le De Philologia, le De Studio litterarum, le livre De l'Institution du prince est destiné à conseiller le roi dans la tradition des éducations royales : toute sa vie, le roi doit apprendre, notamment de ses conseillers les plus âgés. Budé a bataillé en outre pour la création du « Collège des lecteurs royaux » où seraient enseignés le latin, le grec et l'hébreu. Il était aussi chargé de la Bibliothèque royale.
Dans les Commentaires de la langue grecque, Budé veut mettre les œuvres dites païennes sur un pied d'égalité avec les sources chrétiennes. Pour lui, en effet, le christianisme s'est nourri de la pensée grecque ; le savoir est allé d'Athènes à Rome, puis vers l'Europe et Paris. Il peut donc construire l'image d'un savoir national et montrer François Ier comme le souverain le plus puissant d'Europe, au moins égal à l'empereur Charles-Quint.
En conclusion, Sylvie Le Clech voit en Guillaume Budé le père des intellectuels modernes, reconnu par le pouvoir en place, au cœur d'un microcosme de collègues et de conseillers. Sa politique, la transmission du savoir, est au début d'un processus qui aboutit à la création des Académies au XVIIe siècle. Ce qui n'exclut pas une forme de souffrance dans les relations avec le pouvoir et montre la nécessité d'institutions qui protègent l'intellectuel.


Jeudi 27 octobre 2016, « Démocratie, nécessité et limites », conférence par Michel WIEVIORKA, sociologue.
Michel Wieviorka prend comme point de départ les dissidents qui résistaient dans les années 60-70 au totalitarisme soviétique et le mouvement de Solidarnosc en Pologne (1980-81). La démocratie, alors, c'était le Bien contre le Mal ; elle allait de soi contre la dictature. En 1989, à la chute du Mur, Francis Fukuyama pouvait croire à la « fin de l'Histoire » par universalisation de la démocratie.
Mais il est apparu, depuis, que la démocratie montrait des carences face à certains problèmes. Elle ne permet pas de résoudre le problème du chômage. Elle se heurte aux revendications des particularismes et des minorités en Écosse, en Catalogne, au Canada et elle doit souvent accepter un multiculturalisme au moins relatif. L'effondrement du modèle communiste et le déclin de la social-démocratie et de l'État-Providence favorisent la montée du populisme, même à l'extrême-gauche. Et puis on constate, lors des consultations électorales, un désintérêt pour la politique et la poussée de l'abstention.
Quelles solutions voit-on pour ces difficultés ? Sont-elles dans ces forces nouvelles qui donnent naissance à de nouveaux partis, comme Podemos ou Ciudadanos en Espagne ? Sont-elles dans des formes de démocratie délibérative ou participative ? Mais ne faut-il pas de méfier de la démocratie directe par référendum (le « Brexit », les votations suisses…) ? En fait, la démocratie est toujours menacée lorsqu'on se trouve dans une situation d'urgence (face au terrorisme par exemple), l'état de droit étant alors contesté au nom de l'efficacité. La démocratie est donc peu faite pour régler certains problèmes ; mais y a-t-il meilleur régime ?
En conclusion, Mr Wieviorka met en lumière le décalage entre la démocratie propre à l'État-Nation et l'économie mondialisée, qui oblige à la constitution d'espaces régionaux plus larges, genre Europe. La cosmopolitisation du monde force à penser à l'échelle globale. Mais comment articuler ces niveaux ?


Mardi 15 novembre 2016, « L'invention du ciel », présentation par Arnaud ZUCKER, professeur de littérature grecque à l'Université de Nice, de L'Encyclopédie du ciel (éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins ») dont il a dirigé la publication.
Cet ouvrage met en lumière ce que le Ciel pouvait représenter pour les Grecs et leurs successeurs, sur les quatorze siècles allant d'Hésiode à Isidore de Séville (mort en 636).
À ces époques, les phénomènes célestes étaient pris en compte par trois domaines : l'astrophysique (calculs de l'écliptique, tables des éclipses, météores), la mythologie (nombreux récits inscrits dans les étoiles) et l'astrologie (prévision des saisons et des destinées humaines).
Les Phénomènes d'Aratos de Soles (-IIIe siècle) sont le plus grand ouvrage d'astronomie avant Ptolémée et ont suscité une quantité de commentaires. Méton d'Athènes (-Ve siècle) établit une prédiction pour chaque jour de l'année. Le premier catalogue de constellations se trouve chez Hipparque (-190 à -120) mais Ptolémée (90-168) en recense 48 dont il donne pour chacune l'histoire (Grégoire de Tours a voulu, sans succès, christianiser le ciel en changeant le nom de la vingtaine de constellations qu'il utilise pour rythmer les prières du mois).
Dans les œuvres de Julius Africanus et de Fulgence, d'Hygin et de Nonnos de Panopolis, on retrouve toujours cette ambivalence parfois déconcertante entre astronomie et astrologie. 


Mardi 15 novembre 2016 – Alexandre le Grand, conférence par Pascal CHARVET, agrégé de Lettres classiques et ancien inspecteur général.
Le conférencier analyse comment s'est faite la construction d'un héros mythique, Alexandre le Grand. C'est Alexandre lui-même qui a conçu sa propre ascension vers la divinité en référence avec les héros de la guerre de Troie. Il incarne, en deuxième génération, l'héritage sacré de l'Iliade et d'Achille. Présenter l'épisode de l'oasis de Siwa comme une recherche de divinité est une erreur d'interprétation, car Alexandre était déjà, en ces lieux, considéré comme le pharaon ; et le vol de sa dépouille par les Lagides et l'inhumation à Alexandrie ont consacré la succession égyptienne du conquérant.
L'expédition vers l'Inde fait partie de la construction du mythe. Alexandre, ayant dû renoncer à pousser au-delà du Gange, a laissé comme souvenir de son passage une mangeoire, un mors et des armes gigantesques, comme si c'était l'œuvre des dieux, associés à l'inscription : « Ici s'est arrêté Alexandre ».
Alexandre a donc organisé son immortalité dans un espace où la culture grecque a reçu un statut supérieur, mais sans détruire les autres cultures. L'Égypte a connu une double culture sous les Lagides. En Phénicie, partagée entre la Grande Syrie des Séleucides et l'Égypte, le cosmopolitisme a triomphé. Cela n'avait rien à voir avec la colonisation telle que l'ont conçue et exercée les Anglais et les Français ces derniers siècles : les populations avaient un goût réel pour cette culture grecque aux valeurs élevées et aux ressources culturelles variées… qu'il est, aujourd'hui, nécessaire de défendre.


Jeudi 8 décembre, « Les chemins de la création », dialogue entre Josef NADJ et Arthur NAUZICIEL. Josef Nadj et Arthur Nauziciel sont deux artistes implantés à Orléans depuis plusieurs années, mais en fin de contrat et tous deux en partance vers d'autres cieux. Le premier est plasticien, chorégraphe, directeur du Centre Chorégraphique National, le second est comédien et directeur du Centre Dramatique National. L'entretien a été mené adroitement par Catherine Malissard.
Josef Nadj, Hongrois, a fait ses études à l'Université de Budapest, puis s'est installé à Paris où sa rencontre avec le mime Marceau lui a ouvert la voie recherchée. Adepte de la lutte sportive dans son pays, il se consacre alors à la danse et crée des spectacles novateurs et puissants qui l'ont fait connaître dans le monde entier. A la fois plasticien, photographe, sculpteur, dessinateur, il est aussi un grand lecteur et son univers de chorégraphe est nourri des différentes cultures du monde.
Arthur Nauzyciel se reconnaît, lui, comme un pur produit de la démocratisation culturelle. Il souligne le rôle éducatif du théâtre à l'école, insiste sur sa rencontre avec Antoine Vitez, metteur en scène exigeant qui lui donna le goût des textes contemporains et le poussa sur scène. Devenu acteur, il arpenta les plateaux de Chaillot, de la Cartoucherie, des Amandiers avant de se consacrer au CDN d'Orléans. Lui non plus n'aime pas les frontières et s'enrichit du mélange des nationalités et des techniques utilisées sur les scènes du monde. C'est pourquoi il choisit de mettre en scène des pièces d'auteurs étrangers dans leur langue originale, avec utilisation de sous-titres.
Josef Nadj met au jour un univers d'une surprenante beauté née de ses songes. Arthur Nauzyciel, fidèle gardien du temple voué à la scène, nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons.


Mardi 10 janvier 2017 – « Des études gauloises aux maîtres arabes, parcours d'un érudit anglo-saxon du XIIe siècle, Adélard de Bath », conférence par Émilia NDIAYE, maître de conférences en langues et littérature latines à l'Université d'Orléans et Christiane DUSSOURT, agrégée de Lettres classiques, chargée de cours de latin classique et médiéval.
Nos deux conférencières, qui ont traduit des textes d'Adélard de Bath (Adelardus Bathoniensis) pour les éditions des Belles-Lettres, ont montré toute l'importance de ce moine anglo-saxon du début du XIIe siècle dans l'enrichissement de la culture occidentale par la science arabe et par l'accès à la philosophie grecque retraduite de l'arabe.
Dans son De eodem et diverso Adélard montre qu'Aristote et Platon sont complémentaires, préparant la synthèse chrétienne (la scolastique) du XIIIe siècle, qui vise à concilier l'apport de la philosophie grecque, notamment aristotélicienne, avec la théologie chrétienne des Pères de l'Église et qui sera enseignée dans les Universités du XIIIe siècle.
Dans ses Questiones naturales, à propos des plantes, des animaux, de la nature de l'homme, de la terre, des astres, Adélard apporte des réponses puisées chez les « maîtres arabes » et non plus chez les autorités des Studia Gallica. Il s'en tient à une philosophie naturelle, ne faisant pas appel à la révélation divine. Le caractère autonome des lois de la nature y est fortement affirmé dans le cadre d'un Univers créé par un Dieu bon.
Dans l'édition des Belles-Lettres, en complément des textes d'Alélard est donné le Ut testatur Ergaphalau, d'un auteur anonyme, qui présente le panorama des savoirs de l'époque et notamment la théorie des humeurs (sang, flegme, bile jaune et bile noire) et des quatre éléments (air, feu, eau, terre). Cet ouvrage permet de préciser dans quel contexte se situe la démarche intellectuelle d'Adélard.


Jeudi 2 février 2017– « Les Métamorphoses d'Ovide ou la fabrique des images », conférence par Isabel DEJARDIN, agrégée de Lettres classiques, docteur en littérature comparée, professeur au lycée Pothier d'Orléans.
Sénèque avait su voir la richesse des Métamorphoses d'Ovide, qu'il qualifie de poetarum ingeniosissimus. Après lui, chaque époque a fait son miel de cette œuvre à la richesse inépuisable parce qu'elle offre plusieurs degrés de signification : signification métaphysique (avec, par exemple, le mythe d'Hermaphrodite), anagogique (l'histoire d'Actéon), allégorique souvent, toutes les passions humaines y étant représentées sous formes d'images, de métaphores, de comparaisons ouvrant sur un univers fourmillant d'êtres vivants sous plusieurs apparences.
Le Moyen-Âge a traduit en images certains des poèmes d'Ovide et a voulu voir dans son nom le mot « œuf » (Ovidius quasi ovum dividens) lequel évoque, par ses couches successives, les parties de l'univers, le firmament, l'air, l'eau et la terre.
La Renaissance européenne a montré une grande sensibilité aux monde des Métamorphoses, dans la mesure où celles-ci dévoilent les fluctuations de l'être humain et forcent au questionnement : où est la place de l'homme dans le monde ? La peinture et la sculpture de cette époque fourmillent d'êtres hybrides, figures des mutations constantes de nos destinées dont se nourrira l'âge baroque.
Le XXe siècle retrouvera dans Ovide les thèmes pythagoriciens comme la transmigration des âmes ou le transformisme. Et Roberto Calasso, dans Le nozze di Cadmo e Armonia , a repris tout le corpus des mythologies fondatrices, de ces choses qui, selon le mot de Flavius Sallustius au IVe siècle, « n'eurent jamais lieu mais qui sont toujours »


Jeudi 9 février 2017, « Travailler est-ce un supplice ? » conférence par Françoise MICHAUD-FRÉJAVILLE, professeur émérite à l'Université d'Orléans.
Le mot travail esttrès souvent assimilé au terme bas-latin tripalium, désignant un appareil formé de trois pieux (trois pals, tri-palia) qui servait à attacher les bêtes, voire des esclaves condamnés par leur maître. Cette origine sémantique n'est pas attestée par les linguistes et se révèle plus complexe.
Un tripalium formé de trois piquets de bois soutenait les vignes grimpantes. Pour soigner les chevaux, on les bloquait dans un dispositif formé de forts éléments de bois, trabes, lequel servit aux forgerons médiévaux pour le ferrage des bêtes. Enfin, on usa du tribulum (du grec τρίβω, du latin terere, trivi, tritum « broyer, triturer ») pour décortiquer le blé étendu sur une aire. Une mule ou un cheval tirait ce traîneau formé de planches (trabes) en plateau, sous lesquelles quartz et silex incrustés débarrassaient le grain de sa gaine ; et cette opération devait secouer fortement le meneur.
Peu à peu le seul mot travail a condensé les vocables originaux de tâches distinctes (labor, opus, officium, ars, se occupare). Mais des termes ont différencié ensuite l'ouvrier (d'abord auteur d'une opera), le manouvrier des champs nommé manœuvre en usine, le  laboureur – auteur de labores pénibles – remplacé par paysan et agriculteur. Le travailleur aidé d'employés devint entrepreneur.
Depuis 1850, la condition ouvrière victime de l'industrialisation triomphante justifie le retour vivace d'une assimilation entre travail et tripalium au sens de supplice.

Mardi 7 mars 2017,  « Mais où sont passés les Indo-Européens ? » conférence par Jean-Paul DEMOULE, archéologue et historien, professeur à Paris-I et Gabriel BERGOUNIOUX, docteur en linguistique, professeur à l'Université d'Orléans
À cette question nos conférenciers ont tenté de répondre en remettant en cause nos quasi certitudes. J.-P. Demoule, en effet, réfute la théorie d'un peuple unique, originel, diffusant jusqu'à l'ouest de l'Europe sa civilisation et sa langue. Sans guère de preuves, on a imaginé une civilisation venue de l'Inde et de la Bactriane, puis celle d'un peuple guerrier venu des steppes asiatiques, puis celle d'un peuple scandinave et dominateur ou celle d'un peuple du Moyen-Orient migrant du Xe au VIe siècle en Europe et en Inde et diffusant sa langue au fur et à mesure.
En fait, ni l'archéologie, ni la mythologie, ni même la génétique n'apportent de réponse définitive. Il faut donc se rendre à cette évidence que les langues qui se ressemblent sont celles qui sont géographiquement proches, mais qu'elles ont très peu de racines communes. C'est le XIXe siècle qui s'est ingénié à reconstruire ces racines pour servir des thèses idéologiques européennes propres à justifier l'état-nation et la colonisation.
Aujourd'hui les chercheurs ont abandonné le modèle arborescent centrifuge. J.-P. Demoule propose, à la place, de s'orienter vers des modèles plus complexes, horizontaux et pluridisciplinaires, ceux de vagues concentriques qui s'entrecroisent en réseaux multiples, formant des sortes de toiles d'araignées, avec plusieurs points répartis dans l'espace et le temps, et des flèches qui vont des uns vers les autres dans un mouvement centripète.
G. Bergounioux rappelle, lui, que l'intérêt pour les Indo-Européens est né du travail des linguistes. Si la théorie d'un peuple et d'une langue originels pose sans doute mal le problème de l'origine des langues, on pourrait retrouver les Indo-Européens d'une autre façon, dans l'étude de pacifiques échanges commerciaux et religieux, les métissages de proximité, les relations de voisinage, les migrations, dans un espace-temps considérable, bien loin des théories classiques des invasions guerrières et dominatrices.


Mardi 25 avril 2017, « La bibliothèque humaniste de Sélestat », par Gabriel BRAEUNER, historien, archiviste et directeur des Affaires culturelles de la Région alsacienne
Sélestat conserve une « Bibliothèque humaniste » inscrite au registre de la Mémoire du monde depuis 2011. Elle a été constituée par plusieurs legs au cours des XVe et XVIe siècles, en particulier par celui de Beatus Rhenanus, un ancien élève de l'école latine qui, mort en 1547, légua à sa ville natale un fonds de 2300 ouvrages.
Ce Beatus Rhenanus, pédagogue et savant philologue, sut particulièrement favoriser le travail des grands imprimeurs, dont les Estienne. Il se lia d'amitié avec Érasme et reçut nombre d'érudits européens intéressés par cet homme nourri à l'humanisme chrétien venu d'Italie. En effet, loin des idées propagées par la Réforme luthérienne, la ville de Sélestat était restée catholique, d'où un progressif déclin de la cité à partir du XVIe siècle.
La bibliothèque de Sélestat compte aujourd'hui 460 manuscrits, dont des incunables, et quelques joyaux que le conférencier présente et commente.
Cette bibliothèque a quitté le lieu monastique pour trouver place dans la Halle aux grains de la ville, construite en 1843. Fermée pour travaux depuis 2014, en pleine restructuration, elle doit rouvrir ses portes en 2018.


Jeudi 4 mai 2017, « Le Génie du mensonge », conférence par François NOUDELMANN, professeur de philosophie à l'Université Paris-VIII.
Le Génie du mensonge est le titre du dernier ouvrage de François Noudelmann, dans lequel il veut se faire le « décodeur » des contradictions que montrent certains philosophes dont l'œuvre et la vie ne coïncident pas. En effet certains penseurs ont vécu en plein mensonge et la vie qu'ils ont menée est loin de refléter leur philosophie. Rousseau a écrit l'Émile, un traité sur la nécessité et les bienfaits de l'éducation, alors qu'il a confié ses cinq enfants à l'Assistance publique. Deleuze qui prônait le nomadisme vivait le plus casanièrement du monde, ne cachant pas sa « haine » du voyage. Sartre a réinventé la figure de l'intellectuel engagé, alors qu'il est resté passif lors de la seconde guerre mondiale. Simone de Beauvoir incite à l'émancipation féminine dans son traité Le Deuxième Sexe, alors que sa correspondance avec Nelson Algren révèle la jouissance servile d'une femme amoureuse.
Mais, de même que Freud montrait que du mensonge de ses patients pouvait jaillir la vérité de leur être, de même l'écriture révèle la personnalité du philosophe comme de tout écrivain. En fait, chacun de nous parle selon l'image qu'il veut donner de soi, sans doute par crainte de révéler ses failles.


Samedi 20 juin 2017, Excursion littéraire « Au pays de Colette », animée par Samia BORDJI.
Plus de 50 ans après leur première visite en Puisaye, 40 ans après leur deuxième visite, les Budistes orléanais se sont retrouvés en pèlerinage « au pays de Colette », guidés, tout au long de la journée, par Samia Bordji, directrice du « Centre d'études Colette ».
Pourtant Colette, dans Les Vrilles de la vigne, avait averti ses lecteurs : aller dans son pays natal, c'est risquer de détruire le mythe créé par la magie de l'écriture ; elle les avait prévenus que ce n'est pas dans la Puisaye, cette « campagne un peu triste qu'assombrissent les forêts », ni dans le « village paisible et pauvre » de Saint-Sauveur qu'on peut reconnaître le « pays de merveilles » dont elle parle dans ses œuvres. C'est d'ailleurs pourquoi elle-même, devenue adulte et célèbre, a toujours évité de revenir y « confronter son rêve exact avec une réalité infidèle ». Bravant toutefois cette mise en garde, nous sommes donc partis à la recherche « de la trace du pays disparu », en quête « des fragments du royaume, dispersés, éparpillés, faisant néanmoins deviner, par reflets et scintillements, ce que cela avait dû être autrefois » (ces mots sont du romancier Fabrice Humbert dans son Eden Utopie).
Châtillon-Coligny, Mézilles et Saint-Sauveur ont été les trois étapes de ce retour au pays de Colette qui a permis d'entrevoir le véritable visage du « plus grand écrivain français naturel » (Montherlant) et surtout de la remercier, par de-là les années, pour « toutes les joies sensuelles qu'elle nous a accordées » (R. Brasillach).


 

 SAISON 2017-2018

Jeudi 28 septembre 2017, « André Gide ou la fabrique du lecteur », conférence par Hadrien COURTEMANCHE.
De son vivant, au lendemain de la Première Guerre mondiale, au moment où son influence sur les milieux littéraires et artistiques est à son apogée mais suscite également de vives polémiques, André Gide publie en 1921, à l'attention du public adolescent, des Pages choisies de son œuvre chez Georges Crèss. Ces analectes, nés d'une sélection personnelle de l'auteur au sein de sa production antérieure et issus de textes composés et publiés en volume ou dans la presse littéraire entre 1893 et 1914, offrent un poste d'observation singulier pour une vue panoramique de l'œuvre gidienne, et constituent un lieu privilégié de dissémination de la lecture. En effet, de Si le grain ne meurt aux Nourritures terrestres, en passant par Les Caves du Vatican ou des extraits de son célèbre Journal, ce florilège autographe propose aux jeunes lecteurs de découvrir ce qu'il convient de nommer une « œuvre-vie ». Gide s'y raconte dans un parcours en forme de confessions successives de divers états d'âme, s'y lit comme un intransigeant commentateur de son œuvre, dont il tente d'élaborer l'unité provisoire, et s'y observe modelant par une esthétique de la fragmentation la figure idéalisée de ses lecteurs. À partir de l'enquête génétique et de l'étude des spécilicités stylistiques de cette auto-anthologie en prose, M. Courtemanche s'est interrogé sur le statut singulier de ce volume délaissé par la critique, sur les objectifs de l'écrivain, sur les effets produits par le choix et l'agencement des textes et sur l'image qu'André Gide offre à ses contemporains, celle, comme le souligne Éric Marty, « au-delà du moraliste et de l'immoraliste, d'une écriture totalement ouverte à l'énigme du désir, au questionnement sur soi et à la mobilité perpétuelle de l'être ».


Mardi 3 octobre 2017, « À propos de l'écriture d'Elfriede Jelinek », par Yasmin HOFFMANN, agrégée d'allemand, professeur a l'Université de Montpellier.
Elfriede Jelinek, née en 1946, est une femme de lettres autrichienne, auteur de romans et de pièces de théâtre qui ont souvent fait scandale et qui lui ont valu le prix Nobel de littérature en 2004.
Son œuvre dénonce l'hypocrisie et la médiocrité de la société autrichienne encore marquée, selon elle, par l'héritage du nazisme. Elle s'attaque à des mythes, qu'elle amène au jour dans une langue toujours nouvelle, violente et d'une beauté saisissante, qui paraît a priori difficilement transposable en français. Pourtant E. Jelinek a trouvé une traductrice à la mesure de son talent avec notre conférencière. En collaboration avec Maryvonne Litaize, Y. Hoffmann a publié, aux éditions Jacqueline Chambon à Nîmes, la traduction de plusieurs romans de Jelinek dont Les Amantes, La Pianiste, Les Exclus, Lust, Méfions-nous de la nature sauvage. Elle est également l'auteur d'une biographie d'Elfriede Jelinek, dont elle est devenue l'amie (Elfriede Jelinek, une biographie, éd. J. Chambon, 2005). Spécialisée dans les écritures de la modernité, notre conférencière a décrypté pour nous l'écriture d'un écrivain dont les procédés relèvent au sens propre du laboratoire de langue(s) où la parole est mise à l'épreuve.


Jeudi 9 novembre 2017 – « Max Jacob et le Cornet à dés », par Patricia SUSTRAC.
Alors que la guerre de 14 semble devoir durer, Max Jacob choisit parmi un millier d'anciens manuscrits « 300 poèmes chéris [qu'il a copiés] pour qu'ils soient publiés [s'il] meurt » (à Kahnweiler, 22 septembre). La publication de ce Cornet à dés va s'avérer délicate et le recueil paraîtra finalement en novembre 1917 à compte d'auteur. Jacob y adjoindra deux préfaces : la première est antidatée de 1906 pour contrer l'antériorité de la parution de Poèmes en prose de Reverdy en octobre 1915 ; la seconde, datée de 1916, est considérée, aujourd'hui comme hier, comme l'esthétique d'une refondation du poème en prose.
Détournant les genres poétiques pour privilégier un recours à la parodie ou au pastiche, Le Cornet à Dés a souvent dérouté par son anti-conformisme, ses décalages soudains, ses paradoxes, son onirisme ; mais un ordre rigoureux gouverne une apparente discontinuité. Si le poète s'en remet au hasard – ce que le titre laisserait suggérer – il transcrit plutôt un réel ouvert à ses jeux internes, ses tensions, et à ses multiples contradictions. Le poème, pour Jacob, doit éloigner du connu pour créer « un nouveau noyau dans l'univers ». Chef-d'œuvre de Max Jacob, ce recueil confirmera et amplifiera sa position de Magister dans la République des Lettres ; de nombreux jeunes poètes viendront à lui comme à un maître, grâce à ce livre singulier emblématique de l'Esprit uouveau.


Mardi 5 décembre 2017 – « Caramboles ou comment la pensée ricoche », par Jean-Christophe BAILLY.
Ce fut une rencontre avec Jean-Christophe Bailly, docteur en philosophie, auteur dont l'œuvre indéfinissable se situe à la croisée de l'histoire, de l'histoire de l'art, de la philosophie, de la poésie et du théâtre. Sous forme d'un entretien mené par notre vice-présidente Catherine Malissard, nous avons accornpagé le cheminemont actif de l'écrivain à travers l'observation du monde qu'il sait si bien écrire sur le mode de « l'étoilement », pour reprendre un de ses titres. Les mots de J.-Ch. Bailly, lucioles ou clignotement, nous offrent un accès particulier aux instants et aux lieux. Toucher à tout, explique-t-il, ce serait peut-être répondre à tout ce qui nous touche.


Jeudi 11 janvier 2018 – « Le Japon et la mondialisation ibérique au XVIe siècle », par Sylvie MORISHITA.
Sylvie Morishita a soutenu une thèse sur L'art des missions catholiques au Japon aux XVIe et XVIIe siècles, missions qui se sont développées dans le contexte de l'expansion ibérique en Extrême-Orient. Dans cette conférence, elle commence par rappeler que le Japon a été intégré dans les circuits commerciaux mondiaux du fait de l'expansion maritime du Portugal et de l'Espagne, lancés sur les océans à la recherche des épices et d'une alliance avec d'éventuels chrétiens dans le but de prendre l'islam à revers. Au Japon comme ailleurs, leurs activités commerciales étaient indissociables de leurs projets missionnaires. Leur présence au Japon au XVIe siècle a laissé des traces artistiques et scientifiques. Les peintres japonais de l'époque ont représenté sur des paravents, pièces de mobilier particulièrement prisées de l'élite sociale, les scènes exotiques de l'arrivée du grand bateau portugais à Nagasaki, du déchargement des richesses avec cortège de l'équipage mené par le capitaine et accueilli par les religieux occidentaux. Il subsiste 90 exemplaires de ces paravents, preuve de la popularité du thème à l'époque. Pour les besoins de la mission, les jésuites ont eu largement recours aux images (tableaux et gravures). Les envois d'Europe étant insuffisants, ils ont fondé dans la région de Nagasaki une école d'art où ils formaient des peintres japonais aux techniques occidentales. Ils ont aussi introduit la presse d'imprimerie et la gravure sur cuivre, techniques inconnues du Japon à cette époque. Dirigée par un Italien, peintre et jésuite, cette école d'art a produit des œuvres qui sont un témoignage éloquent de la rencontre au plus haut niveau qui s'est produite entre Japonais et Occidentaux. Les traces scientifiques concernent principalement la cartographie européenne du Japon, qui a fait d'importants progrès dus à la présence portugaise. Les relations entre Japonais et Espagnols ont été marquées par la méfiance mutuelle, bien que l'on trouve trace de tentatives d'échanges commerciaux et technologiques (mines et construction navale). La mission de Keicho à destination du Mexique et de l'Europe en 1613 est le condensé des difficiles relations hispano-nipponnes.


Jeudi 8 février 2018 – « L'humour chez Colette », par Samia BORDJI
Samia Bordji, responsable du Centre d'études Colette au Conseil général de l'Yonne et de la publication annuelle des Cahiers Colette, est venue dévoiler pour nous, avec une érudition gourmande, l'humour que Colette déploie fréquemment dans des pages savoureuses. De qui tenait-elle cet œil espiègle posé sur le monde ? II faut le chercher sans doute dans son enfance bénie, entre un père qu'elle disait « grivois en anecdotes » et une mère très gaie, la facétieuse Sido, qui lisait, pendant la messe, le théâtre de Corneille dissimulé sous une couverture de missel. L'humour de Colette est dans tous ses livres. On en a de notables exemples dans Claudine à l'école. L'humour s'y fait polisson, potache, voire grivois. Enfant de Saint-Sauveur, elle manie avec bonheur les images, le patois, les incorrections de langue du pays poyaudin. Elle sait aussi l'argot parisien ou transcrit le vocabulaire des coulisses de théâtre, qu'elle a fréquentées. Elle jubile à faire parler ses personnages dans des dialogues pris sur le vif, comme elle s'amuse du langage enfantin et des trouvailles de sa fille Bel-Gazou. Parfois le comique de Colette touche à la satire. Mais elle porte également un regard sans concession sur elle-même, sa facon d'écrire ou sa « grosse personne ». Elle gardera eet humour jusqu'à la fin de ses jours, malgré la maladie et l'immobilité. Son dernier mari, Maurice Goudeket, en révèlera le secret : « Comme elle avait de la tendresse, et comme elle s'en est défendue ! »


Mardi 27 mars 2018 – « Pompéi par delà les clichés : les artisans au travail », par Jean-Pierre BRUN.
Jean-Pierre Brun, archéologue, est professeur titulaire de la chaire « Techniques et économies de la Méditerranée antique » au Collège de France. Il est reconnu comme un spécialiste des installations agricoles de la Méditerranée hellénistique et romaine et il a dirigé le Centre Jean-Bérard de Naples. Après des études sur l'huile et le vin dans la Méditerranée antique et des recherches sur les villas romaines dans le Var, notamment sur le port romain de Toulon, ses travaux se sont orientés sur de nombreux sites à l'étranger, notamment sur l'artisanat en Italie méridionale portant sur des fouilles à Pompéi, Herculanum et Saepinum, C'est à partir de ses recherches que Jean-Pierre Brun nous a proposé une vision renouvelée du petit peuple de Pompéi et de ses artisans.


Jeudi 12 avril 2018 – « Patrice Chéreau et Pierre Boulez », par Catherine STEINEGGER.
Comment concilier mise en scène et représentation lyrique ? Quelles sont les contraintes scéniques inhérentes au genre lyrique ? Le chef d'orchestre reste-t-il cantonné à la sphère musicale ? Autant de questions suscitées par le compagnonnage Chéreau-Boulez amorcé avec le Ring de R. Wagner à Bayreuth en 1976. Suivront la mise en scène, à l'Opéra de Paris, de Lulu d'Alban Berg, puis celle de La maison des morts de Janáček. À partir de ces exemples, Catherine Steinegger, musicologue, nous a montré comment la collaboration Chéreau-Boulez a renouvelé à l'opéra une scénographie sans précédent.


Samedi 22 septembre – Excursion littéraire « à Nohant en compagnie de George Sand ».
Pour des raisons pratiques, notre excursion littéraire, traditionnellement fixée au début du mois de juin, a été repoussée en septembre. C'était la quatrième fois, depuis 1955, que la section orléanaise allait à la rencontre de la « Bonne Dame ». Après une visite détaillée des diverses pièces de la maison, nous avons mis l'accent sur le jardin (malheureusement victime de la sécheresse), profitant des connaissances d'une nouvelle adhérente à notre section, Mme Dominique Masson, conseillère pour les jardins à la DRAC-Centre-Val-de-Loire. Puis nous avons évoqué le roman Le Meunier d'Angibault en nous arrêtant devant le château de Sarzay et en lisant quelques textes au bord de la Vauvre, près de ce moulin d'Angibault immortalisé par la romancière. Une rapide visite aux fresques de l'église de Vicq, sauvées grâce à l'intervention de George Sand et de Mérimée, termina la journée clans cette « Vallée Noire » dont les beautés, par la magie de l'écriture, ne cessent de se révéler à nous.


 

 SAISON 2018-2019

Mardi 18 septembre 2018, « George Sand pionnière de l'écologie moderne », conférence par Martine WATRELOT.
Martine Watrelot est l'auteur d'une thèse sur le compagnonnage littéraire au temps du romantisme populaire (Lille, 2000). En octobre 2017, lors du Festival international des écrits de femme, savantes et pionnières, à Saint-Sauveur-en-Puisaye, elle a mis en lumière l'avant-gardisme de George Sand en matière d'écologie moderne. De fait, George Sand a toujours été passionnée par les sciences naturelles. Elle fréquenta le Museum d'Histoire Naturelle de Paris, suivit les cours de Frédéric Cuvier et correspondit pendant quatre ans avec Geoffroy de Saint-Hilaire. Elle tenait ses connaissances scientifiques de ses lectures, puisées dans la bibliothèque de sa grand-mère, des conversations avec son ami le botaniste Jules Néraud, de son goût pour les promenades et les excursions au cours desquelles elle herborisait avec tout le matériel nécessaire. Elle a constitué une riche collection d'herbiers ; elle a fait un recensement des fossiles de Nohant et une collection de minéraux (en particulier dans la vallée de la Creuse). Grâce à son fils Maurice, grand connaisseur en matière de papillons, elle a développé un intérêt pour l'entomologie. Très tôt, elle s'est inquiétée de la disparition possible de certaines espèces végétales. Elle a accueilli avec sympathie, en 1872, une pétition des artistes qui s'indignaient des projets de coupes de bois dans la forêt de Fontainebleau, après l'interruption imposée par la guerre. Ainsi George Sand peut-elle être comptée parmi les initiateurs des problématiques écologiques d'aujourd'hui.


Mardi 9 octobre 2018, « L'éducation des filles entre la Révolution et l'Empire, l'expérience d'Henriette Campan », conférence par Geneviève HAROCHE.
Henriette Genet, grâce à son père, reçoit une éducation exceptionnelle pour l'époque. En 1768, à l'âge de seize ans, elle est choisie pour être lectrice des filles de Louis XV. En 1774, elle devient femme de chambre de la jeune Marie-Antoinette. Elle a 21 ans lorsque celle-ci décide de la marier à Pierre Campan, homme volage, dépensier et violent. Partageant l'intimité de la reine, Henriette Campan n'ignore rien des petits secrets des dames de la famille royale. Lorsque la Révolution éclate, son monde vole en éclats et, pendant les difficiles années de la Terreur, elle se réfugie avec sa famille dans la vallée de Chevreuse. Après la chute de Robespierre, ruinée, elle décide d'ouvrir un institut pour filles à Saint-Germain-en-Laye. Elle y met en pratique ses idées très novatrices sur l'éducation des filles. En janvier 1795, elle loue l'hôtel de Rohan, où elle accueille Caroline et Pauline, les sœurs de Napoléon. Lorsque celui-ci décide d'ouvrir des « maisons impériales d'éducation » pour les enfants des militaires tués au cours de ses batailles, il en confie la responsabilité à Henriette Campan, qui doit désormais composer avec l'autorité impériale. En septembre 1807, l'Institut s'installe au château des Montmorency, à Écouen. Mais, à la chute de Napoléon, Louis XVIII restitue le château d'Écouen au prince de Condé : elle est à nouveau ruinée, mais bénéficie du titre de « surintendante honoraire », qui lui vaut une pension. Atteinte d'un cancer, Henriette Campan meurt à Mantes en 1822. Sur sa tombe on peut lire cette épitaphe : « Elle fut utile à la jeunesse et consola les malheureux ». Cette femme étonnante, qui a traversé tant de régimes, s'est attachée par dessus tout, dans l'éducation des filles, à former de bonnes mères de famille, des femmes distinguées et raffinées, mais aussi de futures enseignantes, projet révolutionnaire en cette fin du XVIIIe siècle.


Jeudi 15 novembre 2018, « Raisons et sens des commémorations de 1914-1918 », conférence par Antoine PROST.
Antoine Prost, l'historien orléanais bien connu, président du Conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, nous a éclairés sur les raisons et le sens des commémorations de la Grande Guerre, soulignant l'ampleur de l'élan commémoratif des Français. En ce qui concerne l'État, les commémorations ont répondu nécessairement à de nombreuses contraintes et à des rites codifiés : en 2016 les Britanniques sont venus à Thiepval rendre hommage aux leurs tombés lors de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916 ayant été le jour le plus sanglant de l'histoire de l'armée britannique ; en 2017, le président Hollande a honoré la mémoire des victimes de la bataille du Chemin-des-Dames ; en 2018 le président Macron a voulu parcourir l'ensemble du territoire touché par le conflit. Dans la société civile, medias, collectivités locales, écoles, collèges et lycée se sont investis dans des commémorations qui ont pris la forme d'expositions, de spectacles (avec lectures de lettres de poilus), de chansons par des chœurs d'enfants, de projection de films, d'itinéraires sur les lieux de la guerre… Chez les individus, une grande collecte des souvenirs personnels de la guerre a permis de recueillir les documents de 20.000 personnes ; le fait que ces documents aient été conservés prouve à quel point ils revêtaient dans les familles un caractère sacré. Pour finir, Antoine Prost s'interroge sur la pérennité des commémorations de la première Guerre mondiale une fois le centenaire terminé, alors qu'on parle plus fréquemment de « devoir de mémoire » au sujet de la seconde Guerre mondiale.


Mardi 27 novembre 2018, « De la défloration à la première fois : histoires de femmes du XIXe siècle », conférence par Pauline MORTAS, auteur, en 2017, de Une rose épineuse, une étude sur la défloration au XIXe siècle en France.
En introduction à sa conférence, P. Mortas souligne la rareté des sources sur ce thème exclusivement féminin : les jeunes femmes qui tenaient des journaux intimes se sont autocensurées et l'approche ne peut se faire, pour l'historien, que grâce aux discours masculins, dans les domaines de la justice, de la médecine ou de la religion. C'est l'étude de trois cas particuliers qui va nous faire entrer dans la vie intime de trois femmes et, partant, de trois couples. La première, Cécile Brongniart, qui a dix-huit ans en 1799, est totalement ignorante des modalités du mariage. Elle éprouve tellement d'appréhension que la « nuit de noces » est différée au surlendemain. Dans son journal, elle parle de « moments pénibles ». Lorsque Athénaïs Mialaret épouse l'historien Jules Michelet, elle a 23 ans et lui 51. On n'a rien conservé du journal intime d'Athénaïs, mais on connaît beaucoup de choses grâce aux confidences de Michelet. La défloration n'a pas lieu le soir du mariage, mais neuf mois après. Pendant cette longue période, la jeune fille se dit souffrante et se refuse. Finalement on accuse un hymen trop résistant : cette membrane, récemment découverte, trouve sa légitimité ! À partir du milieu du XIXe siècle, la défloration, autrefois considérée comme une flétrissure, devient synonyme d'éveil et, si elle est bien menée, un véritable succès. Il faut donc la préparer avec soin. C'est le cas de Valérie R. dite Lili, qui appartient au milieu commerçant parisien. Sa correspondance avec son fiancé nous renseigne pleinement sur leur sexualité. Décidés, d'un commun accord, à sauter le pas avant leur mariage, ils préparent soigneusement « l'opération défloration », qui sera une réussite. Pour conclure, on voit à quel point celle défloration au XIXe siècle est un élément déterminant pour la vie conjugale : l'histoire de la défloration féminine, c'est aussi l'histoire des hommes et celle des couples.


Mardi 4 décembre 2018, « Gisèle Halimi, avocate et militante féministe », conférence par Florence COSTECALDE, agrégée de lettres modernes.
Florence Costecalde travaille actuellement sur les femmes dans les années 70 et sur leurs combats. De ce fait, s'est attachée particulièrement à la figure de Gisèle Halimi. Née dans une famille juive très pauvre du quartier de La Goulette à Tunis, la petite Zeiza Gisèle Élise Taïeb a lutté toute sa vie pour se faire une place tout d'abord dans sa famille, puis dans son milieu, enfin dans la Tunisie coloniale, avant de mener, en tant qu'avocate militante, des combats pour révéler et dénoncer la torture, dépénaliser l'avortement et faire reconnaître le viol comme crime. Il est frappant de constater à quel point Gisèle Halimi s'est sans cesse engagée au cours de sa vie, combien elle a fait preuve de détermination et de courage dans son rôle d'avocate passionnée, combien elle a lutté âprement pour les causes qu'elles pensait justes et qu'elle faisait siennes. A-t-elle puisé cette force dans son enfance de petite fille mal aimée et contrainte de toujours se faire admettre ? Même si son projet de loi sur la parité hommes-femmes dans la vie politique a été rejeté par le Conseil Constitutionnel au début des années 80, il verra le jour en 1999. Même si elle a souvent été l'objet de quelques ennuis dans son milieu judiciaire, elle ne s'est jamais avouée battue et a toujours bénéficié de l'appui de son association Choisir, mais aussi de l'opinion publique, qui a très vite reconnu en elle le défenseur des causes prétendument impossibles.


Mardi 15 janvier 2019, « Annie de Pène, une journaliste dans la Grande Guerre », conférence par Dominique BRÉCHEMIER.
Dominique Bréchemier s'est spécialisée dans l'histoire des femmes autour de la Belle Époque, orientant sa recherche vers les oubliées, et soutenant une thèse en 2002 sur Annie de Pène. Cette Annie de Pène (1871-1918) a été reporter de terrain, publiant dans Le Matin et L'Œuvre des articles saisissants sur les tranchées, la vie des femmes à l'arrière et leur évolution. Également éditrice, directrice de revues et romancière, elle publia durant le conflit Une femme dans les tranchées (1915), Confidences de femmes (1916), et Sœur Véronique, roman d'amour (1918). Ses écrits nous intéressent dans la mesure où ils nous éclairent sur la vie à l'arrière et sur l'évolution de la condition féminine à cette époque. C'est la grippe « espagnole » qui, en 1918 a mis fin à sa vie féconde.


Mardi 5 février 2019, « Magellan, premier voyage global, 1519-1522 », conférence par Clotilde JACQUELARD, hispaniste, maître de conférences à l'université Paris-Sorbonne, auteur, entre autres, De Séville à Manille, les Espagnols en mer de Chine, 1520-1610, ouvrage dans lequel elle étudie la dernière grande phase de l'expansion espagnole, au-delà de l'Amérique.
Afin d'expliquer dans quelles circonstances s'est effectué le premier « tour du monde », elle remonte au 20 septembre 1519. Ce jour-là une petite flotte de cinq navires, commandée par Fernand de Magellan, passé au service du roi d'Espagne, partait de Sanlúcar de Barrameda avec pour objectif d'atteindre les îles aux épices, les Moluques, en contournant pour la première fois le sud du continent américain. Magellan était en effet convaincu que les Moluques faisaient partie de l'hémisphère potentiellement soumis à la domination espagnole et qu'on pouvait découvrir une route indépendante de celle des Portugais qui, eux, avaient atteint les Moluques dès 1512 en passant par le sud de l'Afrique. Charles Ier d'Espagne, bientôt Charles Quint, accepta ce projet, qui devait répondre à deux soucis géopolitiques majeurs pour la monarchie espagnole du temps, la découverte d'un nouveau passage et les épices. Le voyage de retour devait se faire par le même chemin et le tour du monde n'était pas programmé. Magellan ayant été tué dans la petite île de Mactan aux Philippines, l'équipage poursuivit sa route, atteignit les Moluques et chargea en épices les cales des deux navires restant. Le Trinidad tenta en vain de rentrer vers l'Amérique par le Pacifique, tandis que, sur la Victoria, Juan Sebastián de Elcano tenta la route par l'océan Indien et parvint à rentrer à Séville en 1522, après avoir effectué, sans l'avoir voulu, le premier tour du monde à la voile.


Mardi 12 mars 2019, « Construire la Cité grecque, modes de vie et citoyenneté », conférence par Alain DUPLOUY, maître de conférences à l'Université Paris-I, auteur d'un essai, Construire la cité, essai de sociologie historique sur les communautés de l'archaïsme grec (Les Belles Lettres, 2019).
La « sociologie historique» repose sur l'idée que, dans les cités grecques archaïques, la citoyenneté n'était pas une qualité définie abstraitement, par le haut. Elle était partage d'un certain mode de vie, elle reposait sur un comportement : en clair, il fallait se comporter comme les autres membres du groupe pour être accepté comme citoyen. Concrètement, dans les sanctuaires et nécropoles étaient organisés sacrifices et repas en commun : à ceux qui apportaient régulièrement des bêtes à sacrifier, des vivres ou du vin était conféré le statut de citoyen ; les autres étaient exclus. Ensuite, selon Thucydide, on reconnaissait les citoyens par le luxe de leur vêtement et par une meilleure hygiène due à « l'habitude de la palestre ». Quant à la transmission de la citoyenneté, elle se faisait moins par une transmission de père en fils que par une éducation à des pratiques communes : chants et danses à Milet, mode de vie athlétique en Crète, voire, à Athènes, rapports homosexuels entre adultes et jeunes. La cité archaïque n'était donc pas prioritairement une construction institutionnelle, créée de toutes pièces. Dans chaque cité on attendait du citoyen qu'il ait les comportements acceptés par l'ensemble de la communauté. C'est pourquoi de Sybaris à Milet, en passant par Athènes et Sparte, la manière d'être du citoyen en Grèce ancienne variait considérablement.


Jeudi 14 mars 2019, « Les langues anciennes, un avenir à construire », conférence par Pascal CHARVET.
Pascal Charvet est inspecteur général honoraire de lettres classiques. Auteur, avec David Bauduin, d'un rapport Les Humanités au cœur de l'école demandé par le ministre Jean-Michel Blanquer, il est venu rendre compte de l'état actuel de l'enseignement des lettres classiques et proposer des pistes pour valoriser les langues et les cultures de l'Antiquité. Citant Jean Starobinski, il affirme sa conviction que « la volonté de percevoir sous le présent une épaisseur historique qui contient nos valeurs » permet de partager une vision cohérente et commune de notre société. Les lettres classiques donnent, dans le système éducatif, un cadre et une cohérence globale, et aussi les codes pour les intégrer. P. Charvet insiste alors sur la nécessité de confronter les codes culturels du français, du latin et du grec, et de les mettre en rapport au lieu de les juxtaposer. Il faut donc travailler de façon méthodique leurs différences et leurs similarités. Il met l'accent également sur la nécessité de démocratiser l'enseignement des lettres classiques, de refuser que les langues et la culture antiques soient réduites à une peau de chagrin, alors qu'elles ont vocation à être fondatrices d'une culture commune.
Cet exposé de Pascal Charvet a été suivi d'un débat animé par Pierre-Alain Caltot, maître de conférences de latin à l'université d'Orléans, et par Hugo Jambu, inspecteur pédagogique régional de lettres. Le public a posé aux trois intervenants de nombreuses questions portant essentiellement sur leurs propositions concrètes concernant les horaires et les options. Puis Pascal Charvet a conclu, avec optimisme, que les années à venir promettent, en ce domaine, du travail et de l'espoir.


Jeudi 4 avril 2019, « La mathématique du Chat de Philippe Geluck », conférence par Daniel JUSTENS.
Né à Bruxelles, Daniel Justens est agrégé en mathématiques et docteur en administration des affaires. Il a publié, dans la revue Tangente : Mathématiques et biologie (2011), Jeux mathématiques et culturels (2012), Mathématiques de l'esthétique à l'éthique (2014). Mais c'est aussi un passionné de bandes dessinées, auteur de deux études sur les albums Tintin de Hergé : HerGPS, sur l'univers géographique du célèbre reporter, et Tintin Ketje de Bruxelles, une étude linguistique consacrée à l'usage du dialecte bruxellois dans les bandes dessinées de Tintin. Philippe Geluck est né lui aussi à Bruxelles. Il a fait un peu de théâtre et anime des émissions humoristiques pour la Radio Télévision Belge. En 1983, il a créé Le Chat, un personnage de bande dessinée qui va le rendre célèbre. Plus d'une vingtaine d'albums ont été publiés entre Le Chat (2001) et Chacun son Chat (2017). Or, en lisant les strips du Chat, Daniel Justens a fait une découverte : les syllogismes et les impasses logiques du félin, dont la fonction première, selon leur auteur, était de faire rire, recelaient en fait tous les fondements des mathématiques modernes. C'est ce qu'il a montré dans un ouvrage publié en 2008, La Mathématique du Chat, et c'est ce dont il nous a persuadés dans un exposé plein d'humour (belge) et de vie.


** COURS ET ATELIERs **

Cette saison 2018-2019, afin de diversifier nos activités culturelles sans perdre notre idéal de transmission humaniste et notre désir d'en partager les richesses, nous avons initié une nouvelle formule de rencontres à côté de notre programme habituel de conférences. De septembre à mars, notre vice-présidente Nicole Laval-Turpin a proposé à nos membres, au lycée Pothier, dix séances d'initiation au latin et dix séances d'études étymologiques. En outre, un « atelier» a été consacré à l'étude, par delà les clichés, de quelques figures féminines de la mythologie, telles Hélène, Pénélope, Phèdre, Médée, Andromède, Électre ; cet atelier, qui s'est tenu à la librairie « Les Temps modernes », a été animé par Mmes Laval-Turpin, Malissard, Marchand et Ndiaye.


 

 SAISON 2019-2020

Mardi 10 septembre 2019, « présentation de son ouvrage La Solitude Caravage, par Yannick HAENEL », entretien avec Catherine Malissard.
Parce que Léonard de Vinci est mort en 1519 à Amboise, l'habitude des commémorations fait que l'attention, surtout dans le Val de Loire, s'est tournée cette année vers la Renaissance. Emportés par ce mouvement, nous avons décidé de consacrer nos premières conférences au XVIe siècle. Et, commençant par la fin de ce siècle, nous avons demandé à Yannick Haenel de nous présenter son ouvrage La Solitude Caravage.
Yannick Haenel a commencé par relater comment, à l'âge de 15 ans, s'est faite sa première rencontre avec le Caravage et son émotion érotique devant un portrait de femme qui s'est révélé, plus tard, être une Judith décapitant Holopherne. C'est à partir de là que Yannick Haenel a été poussé à écrire (car, dit-il, « l'écriture et le désir se confondent ») et qu'il a compris combien la peinture peut élargir notre vision du monde et développer notre sensibilité.
L'auteur insiste sur le fait que son livre est moins une biographie qu'une tentative de s'introduire dans le monde intérieur du Caravage. Toutefois, à la demande de l'animatrice, Yannick Haenel évoque les éléments contrastés de la vie du peintre et son destin tragique, faisant l'hypothèse que la couleur noire, présente dans presque tous ses tableaux, s'expliquerait en partie par le traumatisme subi à l'âge de cinq ans par le petit Michelangelo devant les corps de son grand-père et de son père victimes de la peste.
Il reste que le Caravage a voulu avant tout affirmer sa liberté de créateur. Amené à peindre surtout des tableaux à thème religieux, il a refusé de tomber dans l'idéalisation des figures : ses saints ont les pieds sales et ce sont des prostituées qui lui servaient de modèle pour peindre la Vierge ou Madeleine.
L'œuvre du Caravage est d'une très grande richesse. Pour le faire ressentir, Yannick Haenel nous a lu le chapitre de son ouvrage dans lequel il a réussi à faire tenir dans une seule phrase « tout le Caravage ».


Mardi 15 octobre 2019, « Médecine et littérature à la Renaissance », conférence par Jean CÉARD, professeur honoraire de littérature de la Renaissance à l'Université de Paris-X-Nanterre.
Jean Céard nous a proposé une promenade singulière dans quelques extraits choisis d'auteurs de la Renaissance, nous invitant à y découvrir, au-delà de leur intérêt littéraire, les traces des connaissances médicales de leur temps. On pense bien sûr à Rabelais, dont les connaissances médicales imprègnent de nombreuses pages de son Gargantua (dès la préface, l'expression « substantifique moelle » trouve son origine dans les études de Galien sur les os). L'ouvrage, consacré en partie à l'éducation du jeune géant, contient maints conseils diététiques reprenant des notions mises en lumière par Avicenne, Averroès et la médecine arabe. Se fondant sur le corpus hippocratique, Rabelais a doté son Gargantua d'une complexion « naturellement phlegmatique » (ch. XXI). Il est donc un sujet particulièrement difficile pour Ponocrates qui dut tout mettre en œuvre pour corriger sa « vicieuse manière de vivre » et le soumettre à « la vraie diète prescrite par l'art de bonne et sûre médecine », modifiant même son régime en fonction du temps, puisque « l'intempérie humide de l'air » était considérée comme particulièrement nuisible aux phlegmatiques.
Quittant Rabelais, Jean Céard nous proposa ensuite quelques vers extraits de la Délie de Maurice Scève : « Plongé au Stix de la melancolie / Semblois l'autheur de ce marrissement / Que la tristesse autour de mon col lye… ». L'amant repoussé en éprouve un « marrissement » (une fâcherie), lequel agit sur le jeu des humeurs au point de provoquer l'échauffement de la colère.
Autre notion issue de la théorie hippocratique des humeurs, la « mélancolie » serait due à un excès de bile noire. Alors nous sommes invités à relire d'un œil nouveau le sonnet de Ronsard à Hélène « Quand vous serez bien vieille… » (illustré par la Melencolia de Dürer). Il ne s'agit plus seulement de lire l'invitation du poète à l'aimer tant qu'il en est temps encore, mais de considérer ces vers comme une image de la mélancolie, associée à l'âge qui décline avec le soir.
Puisant enfin dans le dernier chapitre des Essais de Montaigne, Jean Céard montre comment la médicalisation croissante à la fin du XVIe siècle, la vulgarisation d'ouvrages de médecine en version bilingue et les écrits de médecins publiés en français ont permis une large diffusion du savoir médical, dont la diététique était la partie la plus accessible aux lecteurs, et donc aux écrivains, qui ont su en tirer un profit littéraire.


Jeudi 21 novembre 2019, « Les débuts de l'humanisme à Orléans », conférence par Denis BJAÏ, qui, en se limitant aux premières années du XVIe siècle, a cherché à comprendre dans quelle mesure le nouvel esprit humaniste s'est introduit dans les travaux des juristes orléanais, tous façonnés par l'esprit scolastique.
Certes, entre 1475 et 1480, Jean Reuchlin, un jeune allemand venu étudier le droit, a enseigné les rudiments de la langue grecque à quelques jeunes nobles ; mais cela n'a pas changé l'esprit qui régnait dans l'Université. En est témoin Guillaume Budé qui, venu à l'âge de 15 ans y acquérir quelques rudiments de pratique juridique, a été aussitôt découragé par un enseignement vicié par le dogmatisme scolastique, de plus donné dans un latin incorrect et barbare. Après lui, parce qu'il redoutait l'épidémie de « peste » qui se développait à Paris, Érasme a fait plusieurs séjours à Orléans entre 1497 et 1506, avant son départ pour l'Italie. Dans ses lettres, il fait un tableau très critique du comportement des étudiants orléanais et affirme que, dans cette Université, ses Muses périssent de froid (frigent) entre Accurse, Bartole et Balde. Et c'est en Italie qu'il ira, dès qu'il le pourra, pour apprendre le grec. C'est également pour se mettre à distance de l'épidémie, et à l'invitation du recteur Pyrrhus d'Angleberme, que le jeune érudit italien Jérôme Aléandre s'est installé à Orléans pour donner des cours de grec. Cela fut bénéfique à plusieurs de ses auditeurs dont certains ont véritablement profité de cette initiation.
Le conférencier pose alors une question : dans quelle mesure le nouvel esprit « humaniste » a-t-il réussi à se développer dans Orléans dans ces premières années du XVIe siècle ?
En 1508, Guillaume Budé avait publié ses Annotations aux Pandectes, fondant les études juridiques sur la critique historique et philologique. Mais son influence sur les juristes orléanais, façonnés par toute une tradition juridique, n'a pas été immédiate. Pyrrhus d' Angleberme, par exemple, restera fidèle aux méthodes traditionnelles. Et il faudra attendre encore quelques années pour que, avec Pierre de l'Estoille, le bastion de la scolastique commence à céder. Quant à la culture humaniste, fondée essentiellement sur la connaissance du grec, nous avons le témoignage du même Pyrrhus d'Angleberme. Celui-ci, dans une épigramme, voulut faire croire que la ville tout entière s'était convertie à l'étude du grec. En réalité, cet engouement, s'il a vraiment existé, n'a peut-être été que simple feu de paille. Dix-huit ans plus tard, Gentien Hervet a déploré qu'à ses concitoyens manque ce qui est nécessaire à toute forme d'humanisme, la connaissance des lettres grecques.
Mais ensuite le temps fera son œuvre et l'humanisme a pu se développer à Orléans, dans l'Université et en dehors d'elle.


Jeudi 12 décembre 2019, « Léonard de Vinci au Clos-Lucé », lecture d'extraits de La Demande de Michèle Desbordes, par Y. COUF, N. LAVAL-TURPIN et C. MALISSARD.
Après une présentation de la romancière, Michelle Devinant, présidente des « Amis de Michèle Desbordes », précise quelle a été la place de La Demande dans son œuvre. Puis, cette « histoire » ayant été inspirée par le séjour qu'a fait Léonard de Vinci à Amboise, Jean Nivet rappelle dans quelles circonstances Léonard a été invité à venir s'installer dans le petit manoir du Cloux, François Ier ayant souhaité lui confier la direction de grands travaux à Romorantin.
Partant de là, Michèle Desbordes a voulu considérer Léonard sous un angle assez original. Pour elle, le Léonard arrivé en France était un homme conscient de l'inachèvement de beaucoup de ses projets, voire de ses échecs : en Italie, sa grande statue de Francesco Sforza restée à l'état de projet, ses peintures murales (même la Cène de Milan) déjà dégradées, en France, les grands travaux que le roi aurait voulu lui confier abandonnés avant même d'avoir été entrepris. Hébergé près du château royal d'Amboise, le « grand génie » se consacre, d'une manière un peu dérisoire, à la fabrication de machines de théâtre pour les fêtes royales.
Après cette introduction, la parole est donnée à trois lectrices. Par elles, on entend les textes par lesquels Michèle Desbordes a créé le personnage de la servante Tassine, une femme usée par une vie passée au service des autres, une vie désormais sans perspective et sans espoir. Alors, peu à peu, l'homme de génie va se sentir tout proche de l'humble servante. « En quoi donc leurs existences différaient-elles maintenant ? Ils mourraient offerts et consentants, partiraient sans mémoire ni regret ». Pourtant il leur reste à chacun une peur : elle, la peur que son corps puisse finir en pourriture au fond d'une tombe ; lui, la peur d'achever son agonie dans la solitude. Mais Michèle Desbordes refusera à ses deux personnages que s'accomplisse leur souhait ultime. Peu à peu, de subtils jeux de regards vont rapprocher le savant et l'humble servante. Alors, celle-ci, à l'issue d'un discours fait autant de paroles embarrassées que de silences, parvient à formuler cette chose difficile que, depuis longtemps, elle voulait dire, le souhait que, quand elle serait morte, son corps finisse non pas dans un cimetière, mais disséqué par le maître, comme ces cadavres écorchés dont elle a vu les dessins dans ses carnets. Puis, satisfaite d'avoir pu exprimer cette étrange « demande », la femme, enfin libérée, se met doucement à pleurer…


Jeudi 6 février 2020, « Beethoven révolutionnaire et sensible », conférence par Marius STIEGHORST.
Le directeur artistique et musical de !'Orchestre Symphonique d'Orléans a enchanté son auditoire avec une conférence surprenante et enjouée, au gré des notes et des mots, sur un compositeur né il y a 250 ans : Ludwig van Beethoven. Il nous a brossé le portrait d'un homme singulier, révolutionnaire, sensible et roi de l'improvisation.
Beethoven révolutionnaire ? Il l'était à bien des égards, et unique en son genre. Il a été le premier musicien à vivre de son art : à la fin de sa vie, il était si riche qu'il a pu donner 100.000 gulden à son neveu, alors que, dans la rue, il avait l'air d'un clochard. À une époque où tout le monde porte perruque, il arbore une abondante chevelure. Sur le plan musical, sa confiance en lui-même est sans bornes et inimaginable : il se permet tout. Révolutionnaire dans l'âme, il ne peut que s'enthousiasmer, à l'âge de dix-neuf ans, pour le siècle des Lumières et pour la Révolution française. Il le restera d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie.
Mais, tout révolutionnaire qu'il est, il se montre aussi d'une grande sensibilité, en particulier quand il s'agit du sexe féminin. Malgré sa détestation de la noblesse, il est sans cesse tombé amoureux de femmes de l'aristocratie. Sa sensibilité romantique s'exprime également dans sa musique. S'il est admis que Mozart, en génie absolu, s'est livré à des inventions inouïes, Beethoven, lui, s'en est emparé et les a pulvérisées, dans son désir constant de laisser libre cours à son goût de l'improvisation.
En 1786, Beethoven quitte sa ville natale pour aller étudier un an à Vienne, où l'on sait que Mozart, assistant à une de ses improvisations, ne cache pas son admiration et prédit qu'il sera un grand compositeur. C'est le secret de Beethoven : improviser sans cesse. Son père le lui reprochait déjà lors de ses exercices au piano, quand il introduisait dans la partition une fantaisie toute personnelle et inventive au lieu de suivre la portée. Marius Stieghorst illustre ce goût de l'improvisation avec quelques notes de la Sonate au clair de lune, au sous-titre révélateur Quasi una fantasia.
En 1792, à la mort de son père, Beethoven s'installe définitivement à Vienne. Là, outre son goût affirmé pour le vin blanc qui laisse des traces sur ses partitions et qui le fera succomber à une cirrhose, Beethoven travaille et s'approche lentement de la symphonie. Tout d'abord, il écrit pour lui-même, en tant que pianiste, des sonates, puis des quatuors et des concertos. Haydn soutient ce jeune compositeur qui monte ; mais, quand il part pour l'Angleterre, c'est vers Salieri que Beethoven se tourne pour prendre des cours, afin de perfectionner sa technique « artisanale », de corriger sa tendance à la fantaisie de l'improvisation et de combler ses manques.
Enfin Marius Stieghorst a habilement amené le public à une évidence : la Cinquième est une illustration parfaite du titre donné à la conférence, « Beethoven, révolutionnaire et sensible ». En fait, Beethoven a inventé la forme cyclique de la composition et a laissé libre cours à son goût révolutionnaire pour le bruit et l'improvisation. L'usage des timbales, d'une petite flûte et des trombones, tout à fait inhabituel et pour ainsi dire anormal, ne fait que reprendre celui de la musique militaire de la Révolution, que Beethoven a entendue dans sa jeunesse et réintroduite ici.


Mercredi 12 février 2020, « La grande Rome des Tarquins, mythe ou réalité ? » conférence par Alexandre GRANDAZZI, ancien élève de l'École Française de Rome, professeur de langue et littérature latines à Sorbonne-Université, auteur d'une Histoire de la ville de Rome des origines à la mort d'Auguste (Perrin, 2017). Sa conférence a jeté un éclairage nouveau sur le règne de cette dynastie de rois étrusques, démêlant ce qui appartient tantôt au mythe, tantôt à la réalité.
Au -VIe siècle Rome n'aurait connu que trois rois : Tarquin l'Ancien (fils de Démarate, un Corinthien réfugié à Tarquinia) de 616 à 579 ; Servius Tullius de 579 à 535 ; Tarquin le Superbe (fils de Tarquin l'Ancien) de 534 à 509 (ou 506 selon certains), année qui vit le terme du régime royal. Cette chronologie a été souvent mise en doute et on a même parlé de « rois légendaires ».
De plus, la tradition littéraire (postérieure de cinq siècles aux événements) insiste sur les exactions et les violences du Superbe. Denys d'Halicarnasse et Tite-Live brossent de Tarquin une sorte de portrait-robot du tyran, où se concentre toute la palette des excès du pouvoir personnel, ce qui tendrait à donner l'impression de l'élaboration d'un mythe, d'un personnage construit par l'historiographie antique. Et si les historiens romains attribuent aux Tarquins l'initiative de grands travaux (cloaca maxima, grande muraille, temple de Jupiter Capitolin), ce serait pour coller au portrait-type du tyran qui, selon Aristote, doit occuper ses sujets par des travaux et les maintenir dans la pauvreté pour qu'ils renoncent à se rebeller.
M. Grandazzi démontre d'abord que plusieurs découvertes de l'archéologie confirment la présence de Tarquins à Rome à partir des années 600 et donnent raison à la tradition littéraire antique. Le « Cneve Tarchunies Rumach » tué par Camitlnas, mentionné sur une fresque de Vulci, pourrait être Tarquin l'Ancien.
Et puis on sait aujourd'hui que les fondations massives du temple de Jupiter datent du -VIe siècle : Tarquin l'Ancien aurait conçu le projet et lancé les travaux, Tarquin le Superbe aurait fait élever le temple. C'est à cette époque que, pour la première fois, les décorations religieuses donnent aux divinités des formes humaines : cette révolution religieuse n'a pu être menée que par un pouvoir politique fort, celui des Tarquins. Enfin, sous les restes de la grande muraille dite de Servius Tullius, on a pu mettre au jour les vestiges d'une muraille datant de l'époque royale, gigantesque dispositif de protection entourant une ville abritant environ cinquante mille habitants, dont Tarquin aurait été le concepteur.
Il n'est pas sûr que le Superbe ait été un tyran au sens moderne du terme. La prétendue révolte populaire qui l'aurait chassé du trône ne serait en fait qu'une révolution de palais, fomentée par une aristocratie en révolte contre un pouvoir personnel trop favorable au peuple.
Après sa chute, vers -508, ce que les Romains appelaient l'odium regni a été la condition même de l'existence de la République à ses débuts. C'est alors qu'on a fait de Tarquin la figure repoussoir du tyran, le viol de Lucrèce n'étant qu'un topos littéraire. Tite-Live nous apprend en outre que le fils du Superbe, Sextus, qui avait pris le pouvoir à Gabies, le perdit également lors d'une révolution plus aristocratique que populaire. Son palais, dans les premières années du -Ve siècle, a été brûlé et tous ses vestiges recouverts de terre, comme si on voulait en effacer la mémoire, sans en détruire le côté sacré.


Jeudi 5 mars 2020, « Les défaites militaires romaines », conférence par Mathieu ENGERBEAUD. Maître de conférences en histoire romaine à l'Université d'Aix-Marseille, auteur d'une thèse soutenue en 2015, Rome devant la défaite, 753-264 av. J.-C., Mathieu Engerbeaud a publié aux Belles Lettres deux ouvrages issus de cette thèse : Rome devant la défaite et Les premières guerres de Rome.
Les premiers siècles de l'histoire de Rome, entre le -VIIIe et le milieu du -IIIe siècle, se présentent à nous comme une succession ininterrompue de guerres entre les Romains et une mosaïque de peuples : Sabins, Volsques, Èques, Samnites, Étrusques, Lucaniens… Et ce que les historiens nous en disent donne l'impression d'un fatras inextricable : des personnages ressuscitent, des villes sont reprises alors qu'elles sont déjà vaincues, des batailles, lieux, armées réapparaissent à l'identique pendant plusieurs années de suite ; parfois la victoire est acquise aux Romains parce qu'ils comptent un mort de moins que leurs ennemis !
Il faut surtout avoir conscience que les historiens romains, disposant de peu de sources, ont reconstitué à leur idée l'histoire de ces guerres. Ce faisant, ils ont parfois exagéré le nombre et la portée des victoires romaines, nié l'existence de défaites que d'autres auteurs admettaient pourtant, réécrit des épisodes entiers en s'inspirant de l'histoire grecque et envisagé, plus largement, les premières guerres de Rome comme l'amorce d'un processus de conquête qui prédestinait la cité à gouverner le monde connu. C'est ainsi que Tite-Live fait de Rome une cité vouée par les dieux à un destin inéluctablement victorieux, ce qui ramène les défaites subies à des broutilles. Or on sait que la conquête n'a pas progressé pendant cinq siècles, et que la totalité de l'Italie n'a été soumise que dans les dernières décennies du -IVe siècle.
Pour ces Romains, la perte d'une bataille n'était pas grave; il n'y avait « défaite » que si l'échec s'accompagnait de honte et de scandale (infamia, calamitas, ignominia, indignitas, funesta pugna), par exemple l'abandon d'un siège, la perte d'une cité… En outre, les textes montrent que les crises nées d'une défaite permettaient aux Romains de renforcer leur puissance en tirant leçon de leurs échecs. La défaite et ses conséquences contribuaient à façonner l'identité collective, parce qu'elles imposaient des transformations institutionnelles, religieuses et civiques. La construction de la puissance romaine a été un processus pragmatique dans lequel la défaite a eu un rôle aussi important que la victoire.


** COURS ET ATELIERS **

Quatre ateliers d'initiation ont été proposés à nos membres par Mmes Laval-Turpin et Spenlé-Calmon : Étymologie, Grec niveau 1, Latin niveau 1 et Latin niveau 2.
Un atelier « De l'Antiquité à nos jours » a travaillé, lui, sur le thème « D'un monde à l'autre, approcher, visiter, habiter les Enfers ». L'ont animé P.-A. Caltot, N. Laval-Turpin, C. Malissard, D. Marchand et É. Ndiaye.


 

 SAISON 2021-2022

Mardi 21 septembre 2021 au Musée des Beaux-Arts : « À propos de César et toi », entretien entre Marianne ALPHANT et Catherine Malissard.
« Au fond, qu'est-ce qui vous intéresse en lui ? Sa mort ? Vous perdez votre temps, il ne reste rien, c'est poussiéreux ». C'est par cette formule, extraite de César et toi, publié à l'aube de l'année 2021 aux éditions P.O.L., que nous pourrions résumer l'entretien entre notre vice-présidente, Catherine Malissard, et l'écrivaine et essayiste Marianne Alphant. Une conversation où il fut question d'hybridité générique, de variations historiques, de vagabondage, de butinage diachronique à travers les représentations littéraires, picturales et politiques du légendaire conquérant. Un César héros de la mémoire universelle, un être de chair et d'os devenu poussière autant qu'une créature composite, toute de mots et d'images, personnage hors du commun qui semble défier la mort depuis deux millénaires.


Mercredi 6 octobre 2021 au Centre Dramatique National d'Orléans, « Jean Genet, le Nouveau Théâtre et Les Bonnes », conférence de Benoît BARUT.
Benoît Barut, maître de conférences en études théâtrales à l'Université d'Orléans, a offert cette communication en prélude à une représentation de la pièce éponyme, mise en scène par Robyn Orlin. Une période de l'histoire du genre dramatique qui apparaît davantage comme « une somme de sillons tracés de manière obstinée par des écrivains solitaires et qui ne se croisent qu'à l'occasion. » Néanmoins, il semble évident qu'une certaine confluence d'énergies et de refus relie ces différentes personnalités. Le premier point commun aux auteurs du Nouveau Théâtre c'est la promotion d'un théâtre de la représentation. Le second point de jonction entre ces différents dramaturges tient dans la dérationalisation de la conception générale de la pièce. Enfin, le dernier trait d'union s'incarne en une volonté commune de suspendre la portée sémantique du drame. Cependant, l'esthétique de Jean Genet n'est pas réductible à cette forme d'anti-réalisme caricatural, mais correspond davantage à une « volonté de défier, décaler, déborder, déformer les principes hérités de la logique aristotélicienne. »


Mardi 16 novembre 2021 au Musée des Beaux-Arts, « Présentation par Jean-Pierre SIMÉON de son ouvrage La mort n'est pas la mort si l'amour lui survit », entretien avec Catherine Malissard.
Le poète Jean-Pierre Siméon est venu parler de son ouvrage intitulé La mort n'est pas la mort si l'amour lui survit (2011) et de la mythique figure d'Orphée aux mille visages : amant, poète, magicien, prophète, musicien, etc. De fait, pourquoi écrire une énième version de ce mythe si célèbre  ? Une commande artistique de la troupe musicale Akadémia, mais surtout le désir de se placer en filiation lyrique de poètes comme Adonis ou André Velter. Le premier aspect qui intéresse Jean-Pierre Siméon, c'est le motif du poète assassiné et du démembrement du corps. Orphée est celui qui traverse la mort et par lequel la poésie renaît des ténèbres. Le poète, confia l'auteur, est celui qui « veut témoigner de sa relation au monde au diapason de la vie ». Cette volte-face d'Orphée, c'est la poésie qui s'incarne pleinement, une histoire d'impatience, l'idée d'un amour si grand qu'il en devient maladresse mortelle. Mais la poésie n'a pas vocation à contrer la mort, simplement d'exprimer le prix de l'existence, une relation au temps et au monde et, en cela, elle est insoumission à la mort, un « chant profond, éternel, cette volonté irréductible de renouer avec la vie. Toujours. »


Mardi 14 décembre 2021 au Musée des Beaux-Arts, « Ulysse à Rome, errances et déshérence du héros grec dans la latinité », conférence par Pierre-Alain CALTOT, maître de conférences en études latines à l'Université d'Orléans.
Évoquer les errances d'Ulysse dans la littérature latine, c'est bien sûr jouer sur le thème du voyage qui traverse toute l'Odyssée. Errance du héros grec donc, mais aussi déshérence par le sort qui l'attend dans la latinité qui ne cesse de se nourrir et de s'écrire par la reprise du voyage du héros aux mille ruses. Une pratique qui apparaît pleinement consubstantielle du champ littéraire antique. Réécrire, c'est aussi retravailler et éventuellement contester. Ainsi, une polémique se tisse entre les héros et engendre des effets littéraires intéressants dans la recréation des personnages. En entrant en polémique avec Homère ou avec le poète homérique, certains auteurs latins sapent ainsi les fondements du récit d'Ulysse : ce dernier change de statut et il devient l'œuvre du polytropos qui réinvente une jolie histoire, dès lors privée de fond mais surtout d'auteur légitime.


Mardi 22 janvier 2022 au Musée des Beaux-Arts, « Anecdotes antiques dans la peinture classique », conférence par Emmanuelle HÉNIN, professeure de littérature comparée à l'Université Paris-IV-Sorbonne.
La grande peinture gréco-romaine nous étant parvenue indirectement, par l'intermédiaire d'une abondante littérature de commentaires, ces anecdotes sont un des lieux d'expression privilégié d'une théorie artistique qui est rarement formulée comme telle, mais souvent disséminée et exprimée sur le mode de l'analogie. Retrouver la peinture gréco-latine est ainsi un moyen d'offrir une dignité supplémentaire à la production classique qui n'hésite pas à s'emparer du prestige des Anciens afin de renforcer sa propre légitimité. C'est également une manière de nuancer et renforcer l'éthos de l'artiste qui se place dans la tradition de l'idiosyncrasie du génie. Ce faisant, les artistes reprennent à leur compte de fameuses anecdotes antiques afin de réfléchir à la signification profonde de leur geste, au rôle tenu par le public dans la création artistique, à la postérité de leur démarche, à l'autonomie de la représentation picturale face au langage écrit, à la beauté, à la question de la mimésis, aux liens entre nature et peinture, à la temporalité, à la hiérarchie générique, aux places tenues par le dessin et la couleur, à la nécessité de techniciser leur démarche, aux limites de la représentation et à la question des frontières entre le réel et l'imaginaire.


Jeudi 3 février 2022 au Musée des Beaux-Arts, « Présence de la mythologie antique dans la saga Harry Potter », conférence par Blandine LE CALLET, maîtresse de conférences à l'Université Paris-Est Créteil.
Par elle, sorts, monstres, patronymes, néologismes, mots de passe, lieux, personnages sont abordés sous le double prisme de la linguistique et de l'histoire culturelle. Car le latin, et les réminiscences mythologiques s'y rattachant, forment un réseau narratif particulièrement cohérent, qui vient servir habilement la dramaturgie de la célèbre saga. L'école de sorcellerie apparaît notamment comme un microcosme fonctionnant en miroir du monde extérieur tout en prenant appui sur des schémas de représentation directement issus du monde antique. Mais surtout, le latin agit dans la saga avec toute l'aura qui l'entoure : langue de science, il permet d'offrir une crédibilité supérieure au récit romanesque ; langue historique, il crée l'illusion d'un monde des sorciers aux racines culturelles millénaires ; langue magique infusée de récits mythiques, il déploie toute sa puissance performative au fil d'un récit pleinement universaliste.


Jeudi 10 mars 2022 au Musée des Beaux-Arts, « Le Japon grec », conférence par Michael LUCKEN, professeur de langue et civilisation nippones à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris.
L'originalité de la démarche de Michael Lucken, à n'en pas douter, réside dans son sujet, à savoir la manière dont les Japonais se sont inspirés et nourris de culture grecque, s'en sont même imprégnés, au point de s'en imaginer les dignes héritiers, plus fidèles encore qu'un Occident qui, au même moment, s'en revendiquait aussi. De la fin du XIXe siècle à la deuxième moitié du XXe siècle, d'un hypothétique art gréco-bouddhiste à la séduction d'un imaginaire hellène sur les artistes japonais, notre conférencier nous propose toute la gamme des rapports entretenus entre le Japon et une Grèce rêvée, connue, imitée ou digérée, réfractée aussi selon des clivages recoupant parfois ceux de l'Occident. Nous découvrons ainsi la pénétration diffuse de la culture grecque classique dans les arcanes de la littérature, de la philosophie, de l'architecture et des arts japonais contemporains, tout en comprenant que l'appropriation culturelle n'a pas été d'un seul et unique mouvement, mais qu'elle s'est construite tout autant avec, que contre l'Occident.


** COURS ET ATELIERS **

Nicole Laval-Turpin et Colette Spenlé-Calmon, toutes deux professeures retraitées de Lettres classiques, ont proposé à nos adhérents d'assister et de participer à quatre ateliers : un atelier « Grec niveau intermédiaire », un atelier « Latin niveau intermédiaire », un atelier « Étymologie, retrouver ses racines » et un atelier « Étymologie, nouvelles perspectives »Un atelier « De l'Antiquité à nos jours », proposé pour la troisième année à nos adhérents, a pris pour thème « Les mille et un visages d'Ulysse », cet Ulysse tel qu'Homère nous le donne à voir dans l'Odyssée, qualifié dès le premier vers de l'épopée de polytropos. Plusieurs séances, animées par Nicole Laval-Turpin, Catherine Malissard, Émilia Ndiaye et Pierre-Alain Caltot, se sont tenues autour des multiples visages de la traduction, de la figure du père, du thème de l'errance, de la question de la reconnaissance, des images de l'autorité et des mille et un visages d'Ulysse à travers le temps.
A été organisée une sortie à la Cartoucherie de Vincennes, le dimanche 16 janvier 2022, afin d'assister à une représentation de la dernière création d'Arianne Mnouchkine intitulée L'île d'or.
Enfin, nos adhérents ont pu participer à une visite guidée du musée des Beaux-Arts d'Orléans afin de découvrir l'exposition « Markus Lüpertz le faiseur de dieux ».

Hadrien Courtemanche, secrétaire



 

 SAISON 2022-2023

Vendredi 9 septembre 2022, à l'Hôtel Dupanloup d'Orléans, « Tragédie grecque et tradition scénique japonaise », spectacle de Philippe BRUNET et sa troupe Demodocos qui ont offert un spectacle évoquant les figures d'Eschyle et d'Euripide dans une mise en scène nō accompagnée de danse butō. Ce spectacle venait clôturer une journée d'étude organisée à l'Hôtel Dupanloup par Pierre-Alain Caltot et Aline Henninger, portant sur « les arts de la scène entre Antiquité classique et Japon contemporain ».
Démodocos est l'aède aveugle de l'Odyssée qui chante au banquet d'Alcinoos. Au service de la communauté, l'aède homérique transmet les paroles traditionnelles. Sur ses traces, le Théâtre Démodocos, troupe créée en 1995 par Philippe Brunet, cherche à restaurer un lien entre le public et ces récits trop souvent réservés aux manuels scolaires. La compagnie a produit plus de vingt spectacles théâtraux, de nombreux récitals (poésie et chant en grec, latin, et français) et animé des ateliers de formation de jeunes comédiens. Redonner un sens au lien qui nous attache à ce passé poétique et théâtral si enfoui que nous ne savons même plus qu'il se chante, se danse, se joue et se dit à voix haute, recréer un répertoire, former des aèdes et des satyres, tel est le sens de l'action menée par ce collectif artistique notamment dans les universités et les lycées, les collèges, en collaboration avec des artistes de toutes les disciplines.
Et c'est ainsi que leur dernière création fut accueillie par un public venu nombreux : un de Médée, suivi par un de Cassandre, plus bref. Le prologue, non masqué, était dit en français. Le masque nippon, porté par les tabi, parlait lui une poésie devenue étrangère, écrite au Ve siècle pour le théâtre de Dionysos, mais une langue qui ne saurait mourir.


Le jeudi 6 octobre 2022 au Musée des Beaux-Arts, les membres présents ont élu un nouveau Bureau (publié dans le Bulletin national 2023-1, p. 32)
Président d'honneur : M. François Hauchecorne,
Présidente : Mme CATHERINE MALISSARD,
Vice-président(e)s : M. Pierre-Alain Caltot, Mme Nicole Laval-Turpin, M. Jean Nivet,
Secrétaire : M. Hadrien Courtemanche,
Trésorière : Mme Véronique Servais,
Communication : M. Jean-François Bradu,
Site internet : M. Jean Nivet,
Diffusion : Mme Madeleine Serres,
Secrétariat : Mme Christine Ruet.
[Note : La composition du Bureau avait été publiée pour la dernière fois le 6 juin 1999 dans le Bulletin 2000-1, p. 25 ; elle n'avait pas été publiée pendant la présidence de F. Hauchecorne, auquel vient de succéder Catherine Malissard. La présidence de F. Hauchecorne avait été signalée le 26 septembre 2015 (Bulletin 2017-1, p. 31).]


Le même jeudi 6 octobre asuivi une rencontre avec Philippe FOREST, sur le thème : « L'Ulysse de Joyce a cent ans ». Ulysse, le roman-fleuve de James Joyce, fut publié en France le 2 février 1922 par Sylvia Beach, éditrice et libraire de Shakespeare et Cie. A sa sortie, l'ouvrage fit scandale et fut aussitôt frappé par la censure. Aux États-Unis d'Amérique, il fut notamment l'objet d'un procès retentissant pour obscénité. Aujourd'hui reconnu comme un des monuments de la littérature du XXe siècle, il semble, étrangement, compter autant de détracteurs que d'admirateurs. Un roman illisible, dit-on parfois, inutilement compliqué, fastidieusement cérébral, le faux chef-d'œuvre par excellence… C'est de cette réception critique et du devenir de cette œuvre vertigineuse dont Philippe FOREST, écrivain et professeur de littérature comparée à l'Université de Nantes, et Joana DURAND-GASSELIN, professeure agrégée de Lettres modernes au lycée Benjamin-Franklin d'Orléans, nous ont entretenus.
Auteur d'un remarquable essai intitulé Beaucoup de jours, d'après Ulysse de James Joyce – publié pour la première fois il y a une dizaine d'années – Philippe Forest fut d'abord interrogé sur la genèse de son ouvrage. Il s'agissait d'une commande de son éditeur – la noble maison Gallimard – pour la collection « Le livre, la vie » qui permet à des auteurs contemporains de dialoguer avec une œuvre phare de leur bibliothèque personnelle. Du reste, la praticité de la carte blanche et le droit d'assumer un regard subjectif sur l'œuvre choisie finirent de convaincre l'auteur. Le choix d'Ulysse fut une évidence, tant Philippe Forest y puise depuis son adolescence matière à réflexion et source d'inspiration personnelle. Au départ, l'ouvrage devait prendre la forme d'un journal de lecture, mais, presque naturellement, il s'est progressivement métamorphosé en lecture commentée, plus digressive qu'explicative, aboutissant à un parcours d'analyse intériorisée. De fait, avec aisance et clarté, l'auteur entreprit de démontrer qu'il est possible et même nécessaire de lire et de donner à découvrir un pareil ouvrage.
Puis Joana Durand-Gasselin interrogea l'auteur sur la réception ambivalente de l'ouvrage : Ulysse est-il un chef-d'œuvre en péril ? De fait, l'essai de Philippe Forest vise à répondre aux diverses critiques qui assaillent le roman de Joyce depuis sa parution, à s'inscrire en faux contre l'attaque en illégitimité dont il est fréquemment la cible, et résulte d'un besoin de rendre justice à un livre tout simplement incompris. Ainsi des contemporains de l'auteur – dont certaines plumes prestigieuses comme Virginia Woolf ou André Gide –, des éditeurs, des journalistes ou de la doxa environnante. Ce faisant, Philippe Forest rappela combien l'œuvre fut, dès l'origine, éminemment polémique, construite et ciselée par « le silence, l'habileté de la ruse » et pleinement représentative de la modernité en marche. Or, c'est précisément l'ère de la post-modernité qui a conduit à oublier tout le génie créateur de Joyce, son goût pour l'expérimentation, qui sous-tend tout Ulysse, ainsi que la dimension proprement romanesque de son œuvre.
S'ensuivit une question autour de la tonalité du texte, considéré par nombre de lecteurs au puritanisme chevillé au corps comme vulgaire. De la place accordée à l'univers scatologique, à la sexualité et à la trivialité, Philippe Forest rappelle combien elle s'inscrit dans un contexte historique bien particulier : le règne au début du XXe siècle, éminemment controversé, de la prêtrise catholique en Irlande et le cortège d'interdits qui l'accompagnait. Par ailleurs, cette volonté affichée de tourner en dérision le langage littéraire renvoie également à l'exploration du bas matérialisme mis en lumière par nombre d'auteurs du premier XXe siècle, à commencer par Louis-Ferdinand Céline avec lequel l'œuvre de Joyce partage nombre de similitudes : densité digne du grand roman populaire, présence de chansons, usage du patois, souci d'oralité, utilisation d'un lexique populaire, syntaxe malmenée, volonté de faire rire, désir commun de « faire parler la langue », etc.
Quid du lien avec la figure tutélaire d'Homère et la présence diffuse de son Odyssée dans les pages du roman joycien ? Philippe Forest considère que la critique littéraire a accordé une trop grande place à la grille homérique qui, essentiellement fondée sur des micro-références, assèche la portée sémantique autant que l'apport symbolique de l'ouvrage. L'auteur résume ainsi les liens intertextuels entre les deux œuvres : « Homère fait partie de l'échafaudage, non de l'architecture ».
L'entretien s'acheva sur un commentaire du splendide « yes » à la vie que l'héroïne d'Ulysse prononce à la fin de l'ouvrage, un cri en forme de quête de l'infini, un mot qui dit le monde autant qu'il l'enferme tout entier dans un son commun à tous à l'image d'un roman toujours aussi actuel qu'essentiel, destiné à tous les lecteurs de bonne volonté et qui offre à chacun la chance d'un vertigineux mais inoubliable rendez-vous avec lui-même.


Vendredi 4 novembre 2022, sortie à la Philharmonie de Paris pour écouter : « Les plus belles pages de la comédie-ballet, J.-B. Lully et M.-A. Charpentier », concert par l'ensemble Les Arts Florissants, sous la direction de William Christie, précédé d'une rencontre, animée par le musicologue Pascal Duc, avec Hubert Hazebroucq, chorégraphe et danseur, et Marie Lambert-Le Bihan, metteuse en scène du spectacle
Hasard de l'histoire ou nouvelle farce d'une destinée vouée tout entière au théâtre, 2022 et 2023 fêtent coup sur coup le quadricentenaire de la naissance et le trois cent cinquantième anniversaire de la mort de Molière. La place qu'occupe la musique dans son œuvre reste souvent sous-estimée voire oubliée. C'est cette dimension-là que nous avions choisi, ce trimestre, pour honorer la mémoire et l'héritage du plus célèbre de nos dramaturges en proposant à nos membres d'assister à deux évènements exceptionnels.
En premier lieu, une rencontre, à 18 heures 30, dans la salle de conférence de la Philharmonie de Paris, avec le chorégraphe et danseur Hubert Hazebroucq et la metteuse en scène Marie Lambert-Le Bihan. Ces échanges portèrent sur la place de la musique dans l'œuvre de Molière et furent animés par le musicologue Pascal Duc.
Puis, un concert, à 20 heures, dans la salle de spectacle de la Philharmonie de Paris, sous la direction de William Christie et de son ensemble Les Arts Florissants. L'hommage prit la forme d'un pasticcio réunissant les plus belles pages de la comédie-ballet tirées des œuvres de Molière. Une pléiade de chanteurs solistes et quatre danseurs de la compagnie Les Corps Éloquents alternèrent airs chantés et jeu purement théâtral. Assurément, Molière ne se savoure jamais aussi bien que lorsque Jean-Baptiste Lully et Marc-Antoine Charpentier reprennent leur juste place à ses côtés !


Jeudi 24 novembre 2022, au Musée des Beaux-Arts, « Le rire de Marcel Proust », lecture polyphonique d'extraits choisis d'À la Recherche du Temps perdu, par P.-A. CALTOT, N. LAVAL-TURPIN, C. MALISSARD et V. SERVAIS.
L'humour tient une place méconnue dans À la recherche du temps perdu (1913-1927). En effet, les nombreux admirateurs de Marcel Proust ont longtemps préféré taire cet aspect de l'œuvre par peur de dévaluer le prestige de son légendaire auteur. Et pourtant, là où les romanciers de son époque s'appliquent à faire ressortir les aspects sombres de la vie, Marcel Proust explore toutes les ressources de l'humour et dévoile à ses lecteurs une abondance d'éléments risibles. Peut-être tire-t-il une partie comique de ses écrits des défauts ou des particularités dont il souffre. Peut-être aussi le rire chez Proust découle-t-il de son anxiété devant la vie et la mort. Il touche en effet à toutes les variétés de comique – peinture de caractère, autodérision, satire sociale – et ne dédaigne pas les formes les plus élémentaires du risible comme le comique de mots ou le calembour – domaines dans lesquels excellent le docteur Cottard, directeur du Grand-Hôtel, – la naïveté comique de Françoise, le comique de geste de Madame Verdurin ou de Madame de Cambremer, le comique de situation, les quiproquos, les malentendus de Bernard Nissim, le comique de caractère de Norpois pontifiant, de Swann jaloux, de Legrandin snob, de Brichot pédant, etc.
Mais, dans À la recherche du temps perdu, l'humour ne se limite pas à ces motifs ponctuels croisés au fil du texte. L'ironie en particulier y agit comme un principe qui articule plusieurs niveaux de récit : les remarques railleuses dont peuvent faire preuve certains personnages deviennent à leur tour l'objet de l'ironie du narrateur qui les rapporte, lequel est également moqué par des instances narratives et textuelles surplombantes… Ainsi progresse-t-on, chaque degré prenant le contrepied du précédent, dans la tentative de formuler une vérité définitive constituée par l'ouvrage, sans jamais que cette progression ne soit figée en une forme résolue.
Accompagnés par quelques extraits musicaux caractéristiques de l'esprit de la Belle Époque – la Sonate de Vinteuil de Claude Debussy, le Morceau en forme de poire de Jacques Satie, La Grande Duchesse de Geroldstein d'Offenbach ou Le Ruban dénoué de Reynaldo Hahn – les membres du bureau de notre section locale ont offert, à un public nombreux et enthousiaste, une riche lecture de pages choisies parmi les plus délicieusement drôles d'À la recherche du temps perdu : chez tante Léonie et son jambon de Nev'York), à Balbec avec la princesse du Luxembourg, chez les Guermantes et leurs souliers rouges, avec Madame Verdurin et ses croissanteries géo-politiques, etc.
Comme cette réplique de la duchesse de Guermantes tirée du Côté de Guermantes, de nombreux passages du cycle romanesque de Marcel Proust ont fait entendre, dans l'écrin de l'auditorium du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, tout leur mordant, leur spiritualité facétieuse, leur badinage amusé ou leur vision sarcastique d'un monde où les apparences sont érigées en art de vivre : « Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de lui répondre : "Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches", et d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j'ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. »


Mardi 6 décembre 2022, au CERCIL (Musée-Mémorial des enfants du Vel d'Hiv), « L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de Georges Perec », conférence de Claude BURGELIN, professeur émérite de littérature française du XXe siècle à l'Université Lyon-II-Louis-Lumière
Découvrir Georges Perec, approcher son œuvre, c'est tenter de décrypter une écriture singulière, empreinte de mystère, se jouant des contraintes, et l'une des œuvres les plus puissantes de la littérature française. C'est aussi explorer les lieux – réels, imaginaires, désirés, perdus – de ce fils d'immigrés juifs polonais, orphelin de la Shoah, qui aimait tant arpenter l'espace urbain à la recherche de son existence.
L'empreinte de la Shoah dans l'œuvre de George Perec est assurément fondatrice de sa vie comme de ses choix d'écriture, selon Claude Burgelin, éminent spécialiste de l'auteur, qui nous fit l'honneur de sa présence pour une conférence organisée conjointement par le CERCIL – Musée-Mémorial des enfants du Vel d'Hiv d'Orléans et notre section locale. Mais les traces du génocide nazi semblent presque insaisissables, informulables. Jamais dites frontalement, mais seulement par des obliques, des métaphores, des silences, des absences, etc.
La Shoah se trouve ainsi abordée par des biais inattendus mais fondateurs d'une poétique de l'absence. Ainsi de la fable de la lettre impossible à énoncer et qui voue à la mort qui tente de l'écrire dans La Disparition ou de la parabole de l'île W, lieu voué à la compétition sportive où la négation de toute loi aboutit à un déferlement de massacres dans W ou le souvenir d'enfance. À regarder de près les textes de George Perec, on s'aperçoit que les allusions aux camps, à l'anéantissement programmé les traversent ou en sont la source. De sa judéité, l'auteur a pu dire dans Ellis Island comment, faute de transmission, elle l'avait voué à la condition de juif errant loin d'elle.
« Je sais que ce que je dis est rien. » L'œuvre de Perec renvoie toujours au silence qui la fonde (« le scandale de mon silence »). Paradoxe pour celui qui n'a cessé de travailler la matière verbale, d'en jouer, d'en faire rire, d'en faire danser les vingt-six lettres. Mais il ne cesse de tourner autour de la souffrance d'une « parole absente à l'écriture ». Passionnantes sont les voies qu'il a cherchées pour retrouver quelque chose de cette « parole » qui se confronte sans cesse à son impossibilité. C'est ainsi que Claude Burgelin, avec finesse et érudition, nous a menés dans les pas d'une enfance engloutie, d'une vie brisée, comme larguée dès l'origine, d'un tourment inapaisable mais, en même temps, marqué par le bonheur d'écrire, de s'accrocher aux ressources de la langue et, par là-même, de construire ou de reconstruire.


Jeudi 12 janvier 2023, au Musée des Beaux-Arts, « Péguy iconoclaste », conférence de Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret.
Aucun auteur n'a été plus récupéré que Charles Péguy. Et pourtant aucun auteur n'est moins « récupérable » que lui. Il a écrit : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée, c'est d'avoir une pensée toute faite ». Il avait vu juste. Que de pensées toutes faites formulées à propos de son œuvre. Or, qu'il s'agisse de religion, de politique, de philosophie, de l'esprit du temps, du monde supposé « moderne », Péguy refuse tous les conformismes, s'oppose aux systèmes établis et s'exprime avec une liberté totale. Il s'était donné pour projet de « dire la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste ». Il a tenu bon. Si bien qu'il est « inclassable » et que sa littérature, clairement iconoclaste, en dépit de tout ce qu'on a pu en dire, est d'une terrible actualité.
C'est sur ce constat liminaire que s'ouvrit la conférence de Jean-Pierre Sueur, en l'honneur du cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Charles Péguy. Une prise de parole bienvenue afin de démonter point par point les différents reproches formulés à l'encontre du fondateur des Cahiers de la Quinzaine depuis plusieurs décennies : illisibilité croissante, nécessité impérieuse de séparer le vers de la prose, poétique sans reliefs, syntaxe bavarde, goût immodéré pour la répétition, engagement socialiste caricatural, vision du monde passéiste, pensée sénescente, écrivain guidé par une foi aveuglante, etc. Des sentences, critiques et anathèmes dont tout lecteur de Péguy est malheureusement familier, mais auxquels il ne peut assurément se résoudre.
Jean-Pierre Sueur rappela combien le style de Péguy se caractérise par la mobilité et par une syntaxe étonnante, faite de mélanges, de ruptures, de contrastes, de ressassements, de paradoxes harmonieux, d'oxymores facétieux, d'une symbiose absolue entre horizontalité et verticalité, entre immanence et transcendance. Là où certains dénoncent des facilités de composition, Jean-Pierre Sueur eut à cœur de prouver à son auditoire qu'un tel processus de création requiert de constants efforts pour densifier et déployer toute la portée sémantique et stylistique désirée. Après le mouvement, c'est sur la perméabilité naturelle des frontières entre la prose et le vers péguystes que le conférencier mit l'accent. Pour Jean-Pierre Sueur, les écrits poétiques et polémiques de Péguy procèdent en effet naturellement d'un seul et même souffle, tout comme le discours réflexif et sa mise en pratique effective, puisqu'ils transportent des idées communes et sont pensés indifféremment par leur auteur.
Puis, Jean-Pierre Sueur évoqua Ève, ouvrage publié en décembre 1913, qui représente à ses yeux la quintessence absolue de l'art poétique de Charles Péguy. En effet, ce long poème est assurément une prouesse stylistique : les quatrains, climats, vers, rimes et syntagmes se juxtaposent harmonieusement en une vaste tapisserie où chaque pièce vient en éclairer une autre tout en pouvant être lue de manière parfaitement autonome. Un texte poétiquement exigeant qui remet en question la vision d'une œuvre littéraire composée comme un système clos et clairement borné puisque toute l'Ève de Charles Péguy relève d'un flot continu, d'une tentative d'exhaustivité intégrale, repousse sans cesse son propre achèvement, refuse toute linéarité, n'offre aucun sens de lecture préétabli, s'émancipe des normes poétiques en vigueur et cherche à abolir toute forme de frontière générique, lexicale, syntaxique ou mélodique.
Enfin, le conférencier acheva sa démonstration en forme de réhabilitation en évoquant l'exigence portée par la pensée politique de Péguy qui nous protège d'une société qui, à force d'être simplifiée, fabrique de la violence, des oppositions qui n'en sont pas, et réduit notre capacité à nous réinventer et à affronter les enjeux qui s'ouvrent à nous. L'exigence n'est certainement pas réservée à une élite, elle se construit au jour le jour, un pas après l'autre. Elle mobilise notre confiance en un avenir qui peut être différent. C'est l'inverse de la consommation vaine et de la performance creuse. C'est un travail d'orfèvre et un effort de chaque instant. Mais, à l'image de la pensée de Charles Péguy, se contenter de ce qui est, c'est renoncer.


Jeudi 2 février 2023, au Musée des Beaux-Arts, « Pascal littéraire et scientifique : figures, fictions et probabilités », conférence croisée de Laure DEPRETTO et Bertrand HAUCHECORNE
À l'occasion du 400e anniversaire de la naissance de Blaise Pascal, Laure Depretto – maîtresse de conférence en langue et littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles à l'Université d'Orléans – et Bertrand Hauchecorne – agrégé de mathématiques, rédacteur en chef de la revue Tangente et président d'honneur de la section orléanaise de notre Association – ont donné une brillante conférence à deux voix sur ce génie polymorphe d'une rare précocité. Et, comme les deux conférenciers se sont attachés à le démontrer, toujours novateur et échappant sans cesse à toute norme, mais aussi représentant de l'Humanisme par sa pensée et le lien qu'il incarne entre les Sciences et les Lettres. L'intitulé est d'ailleurs porteur de ce mystère et de cette « légende pascalienne » initiée par sa sœur aînée et entretenue par ses proches.
Bertrand Hauchecorne détaille les principales découvertes scientifiques de Pascal, dont la plus étonnante est d'avoir à 12 ans redécouvert, sans aucune étude mathématique, les 32 Premières Propositions d'Euclide, qui lui valut aussitôt d'être admis aux entretiens que son père avait avec les savants de l'époque tels Descartes, Fermat, Roberval… et de garder contact avec eux. Même lorsque certaines découvertes lui sont antérieures, lointaines ou récentes, les travaux de Pascal sont toujours novateurs par l'esprit de rigueur, de clarté et de profondeur dont il les enrichit et la manière autant pragmatique que théorique dont il les envisage.
Suivent donc : à 15 ans un traité sur les Sections coniques qui requiert l'admiration de Descartes ; à 17 ans, en lien avec des travaux de Fermat, la conception de l'Hexagramme mystique – au nom très pascalien – qui ouvre la voie à la géométrie projective ; en 1645, l'invention de la machine à calculer, la Pascaline – avec les retenues ! – pour faciliter le métier de son père. S'il n'a pas inventé le Triangle arithmétique dit Triangle de Pascal (tableau de combinaison de chiffres à l'infini), sa nouveauté est d'en avoir systématisé les applications, qui en font toujours une base de calcul dans toutes les branches mathématiques. En 1653, à la demande du chevalier de Méré, il résout le Problème des Partis dans les jeux de hasards, recherche qui est à l'origine de la théorie du Calcul des Probabilités. En physique, Pascal fait la démonstration de la Pression atmosphérique en vérifiant expérimentalement les recherches de Galilée et de son assistant Torricelli et en tire un Traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse, démontrant ainsi que la nature n'a pas « horreur du vide ».
En transition, Laure Depretto commence par le Pari, fragment des Pensées dans lequel Pascal, loin de vouloir en démontrer l'existence, applique à Dieu le principe mathématique du problème des partis et des probabilités : rien à perdre et tout à gagner en pariant sur l'existence de Dieu. La conférencière montre ensuite les fictions et probabilités autour de Pascal auteur : le jeu des pseudonymes de son vivant, entre autres pour brouiller la censure ; des textes repris sous son nom alors que collectifs (certaines Provinciales) ou écrits par d'autres mais donnés comme transcription de paroles recueillies, textes affirmés comme étant de lui, car on y reconnaîtrait le « style Pascal ».
La démonstration se poursuit avec les liasses baptisées a posteriori Les Pensées, fragments découpés par l'auteur à partir de grandes feuilles écrites au fil des réflexions, recousus et enfilés en liasses en un autre ordre, d'autres laissés sur les feuilles ou épars. Le problème épineux pour les exégètes, non encore résolu aujourd'hui, vient de la recomposition opérée par ses amis de Port-Royal après sa mort, transformant ainsi une pensée en train de s'écrire en une Apologie de la religion chrétienne qui fut la première édition des Pensées en 1669-1670. Depuis, le problème éditorial a persisté entre deux tendances opposées : le postulat d'apologie de Port-Royal et celle renonçant à chercher un projet Pascal au profit d'un classement thématique. Les moyens modernes d'investigation pourraient faire avancer les recherches pour approcher enfin une « vérité » pascalienne.
Après avoir abordé les variations du point de vue grâce aux « je » pluriels et inclusifs de Pascal, pouvant recouvrir aussi destinataires ou adversaires, Laure Depretto définit le style et l'éloquence, très personnels et novateurs notamment par le naturel tranchant sur les habitudes de l'époque, où se déploie aussi un mysticisme profond. Style à la fois lapidaire et visionnaire, rappelant souvent celui des prophètes d'Israël, avec des images fortes, tout un bestiaire menaçant, de multiples figures de l'homme égaré, inquiet et impuissant, dans des recoins, cachots ou îles désertes… Éloquence ne craignant pas l'hyperbole, la véhémence et l'invective et ainsi que l'humour et un désordre revendiqué. Cela afin d'amener le lecteur à « accepter l'idée de la gloire salvatrice ».
La conférence se termine avec quelques lignées pascaliennes héritières de divers aspects de son œuvre, dont celles de Giono, Quignard et Bourdieu. Une conférence ayant fait le tour des diverses « figures, fictions et probabilités » d'un génie lui-même à multiples facettes dont l'œuvre difficile – paradoxe ? – ne cesse de fasciner.


Jeudi 23 février 2023, sortie à Paris, avec une visite du Sénat » (avec Jean-Pierre SUEUR, sénateur du Loiret et questeur, auteur d'un ouvrage Victor Hugo au Sénat) et une représentation de Tartuffe à la Comédie Française.
Le Sénat siège au Palais du Luxembourg, construit à partir de 1615 pour la reine Marie de Médicis issue de la grande famille florentine et amie de tous les arts. Différentes évolutions architecturales, faites dans le respect de ce trésor exceptionnel, l'ont adapté aux besoins d'une assemblée politique moderne. JeanPierre Sueur, auquel ce monument est très cher, nous en a fait découvrir toutes les fonctions et beautés avec talent, érudition et humour.
Nous en retenons quelques lieux et trésors essentiels à différents titres :
La Salle du Livre d'Or rassemble depuis 1817 les tableaux et lambris d'origine provenant des appartements de Marie de Médicis. Considérée comme le joyau du palais, c'est un véritable écrin doré aux ornements – boiseries et décors peints – chargés mais délicats et d'une grande élégance. Parmi les tableaux présents celui de Marie de Médicis a récemment été attribué au grand peintre Philippe de Champaigne.
La Galerie des Bustes est célèbre, car son parcours est jalonné de bustes d'anciens pairs ou sénateurs et d'hommes politiques illustres, mais aussi parce que, pour se rendre dans l'hémicycle lors d'une séance publique, le président du Sénat la remonte solennellement, entre deux haies de gardes républicains.
L'Hémicycle ou Salle des Séances a subi plusieurs aménagements depuis son achèvement par Napoléon. Entièrement lambrissé, il est composé d'un grand hémicycle où siègent les sénateurs faisant face à un petit hémicycle, surélevé, lieu du président et des secrétaires du Sénat. Derrière le plateau du président sept monumentales statues de grands hommes comme Turgot ou Colbert, aux deux extrémités celles de deux souverains emblématiques, Charlemagne et Saint Louis. Nous avons pris place dans l'hémicycle où Jean-Pierre Sueur nous expliqua tout le fonctionnement et le déroulement d'une séance, ainsi que la haute portée historique et politique du lieu, continue depuis sa création il y a plus de deux siècles, agrémentant son discours de détails émouvants comme la désignation de la place de Victor Hugo signalée par une plaque en cuivre.
La Salle de lecture de la Bibliothèque – grande galerie sobrement décorée de lambris et de rayonnages dans le style classique invitant au silence – est le fruit de travaux d'agrandissements menés en 1837. Outre la noblesse de l'ensemble et la richesse des collections actualisées en permanence, elle est remarquable par la présence en son centre d'une grande coupole, entièrement décorée par Eugène Delacroix au milieu du XIXe siècle.
Très admiratif de la portée symbolique de cet ensemble dont la composition est inspirée du chant IV de L'Enfer de Dante, Jean-Pierre Sueur nous en a fait une belle description détaillée très inspirée. Sur une grande fresque circulaire, il s'agit, selon les termes de Delacroix, d'une espèce d'Élysée, où sont réunis les grands hommes qui n'ont pas reçu la grâce du baptême. Ne pouvant donc accéder au Paradis, Delacroix le leur a offert sur cette fresque. On y retrouve les grands poètes de l'Antiquité gréco-latine présidés par Homère, accueillant Dante conduit par Virgile, mais aussi, par groupes successifs, des Grecs et des Romains illustres, comme Cincinnatus, incarnation de la Virtus romaine, ainsi que d'autres figures comme Orphée et Sappho.
Avant que nous quittions la salle, Jean-Pierre Sueur a offert à notre présidente Catherine Malissard, représentant l'ensemble de la section orléanaise, un exemplaire du beau livre édité par le Sénat de l'ensemble des chefs-d'œuvre de tous ordres qu'abrite le Palais du Luxembourg. À la toute fin de la visite notre guide nous a invités à partager un moment convivial… et rafraîchissant en dégustant une coupe de champagne. Ce fut, grâce à la précision et à l'enthousiasme conjugués de Jean-Pierre Sueur, une plongée magistrale dans l'Histoire de France.

A la Comédie-Française, la « représentation de Tartuffe ou l'Hypocrite de Molière », était un spectacle monté à l'occasion du 400e anniversaire dans la maison de Molière par le grand et sulfureux metteur en scène belge Yvo Van Hove.
Ce dernier y avait entre autres déjà produit, en 2016, Les Damnés d'après le film de Visconti dans une adaptation radicale qui avait alors scandalisé certains et fait couler beaucoup d'encre. Il s'agit ici d'une version originale disparue depuis quatre siècles, appréciée tout d'abord par Louis XIV lors de sa création en 1664, puis censurée par le roi le lendemain, sous la pression évidente du parti des dévots et du contexte religieux très compliqué de l'époque. Version en trois actes, « reconstituée » grâce au travail de génétique théâtrale mené par l'historien Georges Forestier, débarrassée de l'acte V (donc du dénouement heureux où le roi en deus ex machina rétablit in extremis Orgon dans ses droits et châtie l'imposteur) et de l'intrigue secondaire autour des amours contrariées de Marianne, fille d'Orgon et du jeune Valère. Toutes choses que Molière, tenant à jouer sa pièce, avait rajoutées pour rendre le contenu plus acceptable et rompre la censure, et qui furent la version jouée depuis dans tous les théâtres. Cette version écourtée, donc plus « énergique » et plus cruelle, concentrée sur la crise familiale que provoque – ou aggrave – l'arrivée de Tartuffe, est resserrée autour du triangle « amoureux » ambigu Orgon-Tartuffe-Elmire, la jeune épouse d'Orgon, et de l'opposition entre le parti des « progressistes » avec en tête Cléante, le frère d'Elmire, et les positions « conservatrices » d'Orgon, aveuglé jusqu'à la déraison par l'emprise qu'exerce le prétendu dévot Tartuffe sur lui, secondé activement par sa mère, Mme Pernelle. Cette mise en scène moderne et très visuelle est efficace par l'épure stylisée en noir du décor, des accessoires et des vêtements, dans un espace non réaliste où les affrontements successifs se déroulent sur un grand carré blanc occupant le milieu de l'espace où chacun prend place comme sur un ring. Excellente interprétation où se distinguent Christophe Montenez dans le rôle de Tartuffe, Dominique Blanc dans celui de Dorine et, bien sûr, Denis Podalydès, Orgon hébété d'admiration. Une Marina Hands, tout de même largement en deçà de ses camarades, dans le rôle d'Elmire.
Mais on regrette surtout la ligne adoptée par le metteur scène sacrifiant quelque peu à une mode actuelle. Tout d'abord, l'aspect « salvateur » du comique est gommé, hormis dans deux scènes emblématiques portées par Orgon-Podalydès, celle du comique de répétition – « le pauvre homme ! » – et la grande scène destinée à confondre Tartuffe, où Orgon est caché sous la table. Ensuite, le choix pour interpréter Tartuffe d'un jeune homme très beau – pour lequel Elmire paraît éprouver un amour qui n'a rien de platonique – entre en contresens avec le texte de Molière en plusieurs endroits. Malgré ces quelques bémols, grand plaisir goûté à ce spectacle bien loin d'être anodin, dans la belle salle Richelieu de la maison du grand Molière.

Jeudi 16 mars 2023, au Conservatoire d'Art Dramatique d'Orléans, « Colette vivante : audacieuse, facétieuse, courageuse », spectacle de Christian MASSAS : lectures de textes de Colette avec intermèdes musicaux et chants
Souvenirs scolaires ou lointaines lectures, on réduit trop souvent cette femme de lettres, née aux confins de la Puisaye – sa Bourgogne pauvre – en 1873, au domaine des chats, à la série des Claudine et aux ingénues libertines de ses romans…
Sait-on à quel point – et bien à son insu, car elle ne militait point et n'eut jamais, ô ironie, la vocation d'écrire ! – elle a paré de joyaux notre littérature et offert aux femmes des « armes » et des permissions ? Dans ses œuvres les plus connues, Le Blé en herbe, Dialogue de bêtes, La Chatte, elle anime ses héroïnes : la mère (Sido), l'épouse (trois mariages à son actif !), l'amante ou la cocotte (Chéri). Elle magnifie les artistes ou les vagabondes (L'Envers du music-hall), libres ou entravées. Elle témoigne ainsi de sa propre existence : danseuse de caf'conc', journaliste de terrain dès 1914, directrice littéraire au Matin dans les années 20, etc. Elle ouvrit même plus tard un institut de beauté, sans jamais cesser d'être une immense épistolière, et même un cordon bleu !
Ses amis des arts lui ouvrirent le théâtre (Marguerite Moreno), la poésie (Anna de Noailles), la musique (elle écrivit L'Enfant et les sortilèges pour Ravel) et le cinéma (Musidora, Claude Autant-Lara). Et, même si la maladie paralysa son grand âge, elle siégea jusqu'au bout comme membre de l'Académie Goncourt. Ainsi l'enfant de la balle eut droit à des obsèques nationales, le 3 août 1954 !
Au cours de cette performance habitée par l'énergie et la passion de Christian Massas, furent ainsi offerts à un public venu nombreux quelques-unes des plus belles pages de la « bonne dame du Palais-Royal ». Ainsi des Bêtes et nous, des Heures longues, de La Naissance du jour, du Fanal bleu, de La Vagabonde ou de Prisons et Paradis sublimés par « Le disparu » de Francis Poulenc, la « Chanson épique » et « La Comtoise », extraite de L'Enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel.


Jeudi 23 mars 2023, à l'atelier Canopé d'Orléans, « Œdipe-Roi de Pasolini, film de la rencontre », conférence de Hervé Joubert LAURENCIN, critique et professeur d'études cinématographiques.
L'histoire nous est connue : un enfant naît d'une mère douce et aimante et d'un père jaloux de l'amour qu'elle porte à l'enfant. Abandonné dans le désert au bout d'une branche, l'enfant est recueilli par un berger qui l'apporte au roi de Corinthe et à la reine. Ils l'adoptent. Adulte, Œdipe fait un rêve étrange qu'il tente de comprendre grâce à l'Oracle de Delphes… Il fut ainsi question du rôle fondamental des rencontres et des croisements avec lesquels se construisent la forme du Fatum, ainsi que de l'importance du choix des acteurs, notamment non professionnels, qui mettent en jeu la place de Pasolini lui-même – il s'agit de faire s'entrechoquer la pièce de Sophocle, la tradition de l'histoire d'Œdipe et le complexe éponyme forgé par Sigmund Freud –, même s'il se donne le rôle du Grand Prêtre de Thèbes quand débute la pièce proprement dite, et donc parle lorsqu'on entend les premiers mots de Sophocle.
Cette rencontre – « hors les murs » familiers du musée des Beaux-Arts d'Orléans – fut suivie d'une projection, au cinéma "Les Carmes", du film de Pasolini dans le cadre du festival de cinéma RÉCIDIVE, dont nous sommes désormais partenaire, et qui, comme l'indique son délégué général Antoine De Baecque, « s'installe dans la durée, devenant un "dangereux récidiviste" ! Le festival reste fidèle à sa ligne de conduite : montrer le cinéma d'une année dans l'histoire, mais il choisit de s'affranchir de la chronologie prévue, faisant sortir le cours historique de ses gonds. Après 1939, après 1940, ce ne sera pas l'année attendue. Le grand saut fait rebondir la manifestation près d'une trentaine d'années plus tard : 1968 ! Alors que la contestation s'empare des rues de Paris et gagne le monde entier, comment le cinéma traduit-il ces bouleversements ? Le film peut-il avoir un rôle politique ? Quel rapport à la réalité sociale et à l'actualité du monde induit-il ? Est-il, oui ou non, une manière de s'engager ? Au contraire, offre-t-il un asile permettant de s'évader et de faire comme si… ».


** COURS ET ATELIERS **

Nicole Laval-Turpin et Colette Spenlé-Calmon, toutes deux professeures retraitées de Lettres classiques, ont proposé à nos adhérents d'assister et de participer à trois ateliers : un atelier « Grec niveau intermédiaire », un atelier « Latin niveau intermédiaire », et un atelier « Étymologie, nouvelles perspectives ».
Isabel Dejardin, Catherine Malissard, Nicole Laval-Turpin et Pierre-Alain Caltot ont animé un atelier «  Soi est un autre ou la métamorphose ». C'est par l'œuvre d'Ovide que nous en découvrîmes les innombrables variations, issues des mythes grecs. Les Métamorphoses nous décrivent en effet ces changements surnaturels toujours subis par les humains, du fait d'une intervention divine. D'où notre questionnement : ce phénomène serait-il un changement d'apparence ou une nouvelle nature ? Et s'il s'agissait de retrouver sa nature profonde ? Les finalités de ce phénomène se révèlent alors multiples : philosophique, existentielle, érotique, punitive ou consolatrice… Notre temps de mutations radicales s'interroge beaucoup sur les notions de genre et de sexe, sur une approche nouvelle de l'animalité, la vie secrète des arbres, et notre exploration des origines permit peut-être d'approfondir sur un mode original ces données liées à notre condition de mortel. D'autres textes anciens ont nourri la réflexion (contes de Lucien, et d'Apulée, fragments de Pythagore, etc.) nous menant avec profit jusqu'aux références modernes, venues de Franz Kafka, Eugène Ionesco ou Lewis Carroll – et bien d'autres, souvent inattendues.
Un atelier « Antiquité et science », a été animé par par Bertrand Hauchecorne . En nous appuyant sur des textes de mathématiciens hellènes, nous avons évoqué le développement de la science dans l'Antiquité grecque au point que cette dernière devint un modèle pendant plus de vingt siècles. La géométrie d'Euclide, les inventions d'Archimède comme le bouillonnement intellectuel à Alexandrie furent les piliers de trois séances où seule la curiosité intellectuelle était requise.
Un atelier « Littérature et voyage » a été animé par Nicole Laval-Turpin. À pied, à cheval, sans voiture, nous arpentâmes hardiment les temps littéraires depuis la via romana. Les héros y avaient recours au seul moteur de leur élan : apprendre, survivre, oublier, guérir, fuir ou gagner. L'aventure nous porta, par étapes, vers le pas du sociologue, les tribulations picaresques et l'ambition des jeunes loups du Romantisme.
Un atelier « Littérature de la Shoah » a été animé par par Hadrien Courtemanche. La destruction des Juifs d'Europe par le régime nazi reste pour l'Histoire la marque distinctive du XXe siècle. Cette volonté d'anéantissement systémique fut au cœur de nos réflexions et nous conduisit à interroger la dichotomie entre dicible et indicible, à questionner la primauté du témoignage, à affronter les problèmes posés par le discours fictionnel et à réfléchir à la place de la littérature dans la mémoire génocidaire.
Un atelier « Littérature et psychanalyse » a été animé par Catherine Malissard. Cet atelier a tenté de mettre en lumière la relation tourmentée, passionnelle et ambivalente qui s'est nouée entre la littérature et la psychanalyse. En effet les écrivains comme les critiques ne pouvaient rester indifférents devant la découverte de l'inconscient, puisque la psychanalyse, comme anthropologie, n'écarte pas le domaine des arts, et notamment celui de la littérature, de sa réflexion.

 

Hadrien Courtemanche, secrétaire


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