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LES ACTIVITÉS DE LA SECTION ORLÉANAISE DE L'ASSOCIATION GUILLAUME-BUDÉ

ENTRE 1954 ET 1988

Présidents : Germain MARTIN, Lionel MARMIN


 

 FONDATION EN 1954

L'Association Guillaume-Budé a la joie de voir ses efforts de rayonnement couronnés de succès, puisqu'en dehors de la création de sa nouvelle section du Bas-Rhin, et de plusieurs sections de « Jeunes Budé », dont on trouvera la relation dans le rapport du secrétaire des Jeunes, Louis Valensi, elle peut annoncer également la formation d'une section à Orléans, sur l'initiative de son sympathique et dévoué président, M. Germain MARTIN.


Cette dernière est née le 23 novembre dernier. Au cours de cette « réunion inaugurale », M. Jacques BOUDET, professeur agrégé au lycée Pothier, expliqua les raisons d'être de l'Association Guillaume-Budé et évoqua celles pour lesquelles la ville d'Orléans se devait d'honorer plus particulièrement notre grand humaniste.
Donc, grand helléniste, Guillaume Budé était lié à Orléans par quelques souvenirs déterminants. C'est en notre ville, en somme, que naquit sa vocation. On lui avait appris dans notre Université, mais imparfaitement à son gré, les rudiments du grec. Aussi bien, retrouverait-on à Orléans et en ses environs, à l'Abbaye de Fleury, une tradition hellénistique et, mieux même, un culte du grec, quelquefois touchant, tel celui de ces moines qui signaient leur nom latin en lettres grecques. M. Jacques Boudet, enfin, rappelle quel l'un des documents les plus importants de la culture grecque, le dictionnaire de Bailly, est l'œuvre d'un homme qui est né, qui a enseigné, qui est mort à Orléans. Créer une section de l'Association Guillaume-Budé à Orléans, c'est en ce sens réaffirmer des fidélités orléanaises. Cf. dans La République du Centre, vendredi 26 novembre 1954, « Une Section de l'Association Guillaume-Budé », par J. Chargelègue. M. Boudet met ensuite son auditoire en garde contre les idées fausses que les personnes mal informées se font à propos de l'Association, à savoir par exemple qu'elle ne serait queble lieu de rencontre de vieux messieurs un peu tristes, un peu ennuyeux même, vieux barbus rancis dans leur spécialités, etc… Il propose enfin à l'assemblée l'élection du Bureau de la section, dont on trouvera ci-dessus la constitution. Puis, M. Maurice GAULON, qui fut pendant deux ans le dévoué secrétaire de la section nantaise et qui veut bien, après sa nomination à Orléans, faire profiter notre nouvelle section de son expérience et de son amitié, brossa un tableau rapide de ce qu'est une section Budé, en retraçant les activités et la vie du foyer Budé qu'il venait de quitter. Il indiqua ensuite quels étaient les projets de la section orléanaise, conférences et voyage prévus pour cette année.


Et pour prouver à tous que ce n'était pas là projets vagues, mais réalisations concrètes, l'assistance eut le plaisir d'entendre M. ADAM leur parler du sujet suivant : « 23 novembre 1654, Pascal et son Dieu », avec audition de quelques textes pascaliens enregistrés par Pierre Fresnay. Il ne nous est pas possible de résumer ici même brièvement cette intéressante conférence, mais peut-être aurons-nous le plaisir de la publier dans l'un de nos prochains Bulletins.


Bureau de la section :
Président d'honneur : M. le Préfet du Loiret, agrégé de l'Université.
Président : M. Germain MARTIN, directeur régional de la Régie nationale des Usines Renault.
Vice-Présidents : Chanoine Pierre-Marie BRUN, ancien élève de l'École Pratique des Hautes Études, docteur ès Sciences Ecclésiastiques Orientales, archiprêtre de la cathédrale ; M. Jacques BOUDET, ancien élève de l'École Normale Supérieure, agrégé des Lettres, professeur de Lettres Supérieures au lycée Pothier.
Secrétaire : M. Maurice GAULON, agrégé des Lettres, professeur au lycée Pothier.
Secrétaire-adjoint : M. Michel ADAM, licencié en Philosophie, professeur au lycée Pothier.
Trésorière : Mlle Catherine BACH, élève de 1re Supérieure au lycée Pothier.

N. B. – Les membres orléanais de l'Association qui n'auraient pas encore été touchés ainsi que les personnes désireuses de faire partie de la Section orléanaise peuvent s'adresser à M. Adam, rue Jeanne-d'Arc, à Orléans, qui se fera un plaisir de leur donner toutes précisions utiles.

 


 

  SAISON 1954-1955

Pour sa première année, la Section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé a eu une activité dont n'aurait pas à rougir une section déjà bien « rôdée ». Tous ceux qui attendaient cette activité depuis plusieurs années ont suivi régulièrement toutes nos manifestations, conférences et excursion littéraire. La première réunion, le 23 novembre 1954, avait permis de présenter l'Association aux Orléanais et de célébrer – en écoutant M. Adam et un enregistrement de Pierre Fresnay – le tricentenaire d'une date importante pour la vie et l'œuvre de Pascal.


Le 25 janvier 1955, M. PRUNER, docteur ès Lettres, professeur au lycée, nous entretient de ce qui a fait le sujet de sa thèse : « Antoine et le réalisme théâtral ».


M. Jean MALYE, délégué général de l'Association Guillaume-Budé, vient nous rendre visite le 8 mars et nous parle de « La Grèce et l'Irlande ».


Le 21 avril, visite-conférence de « la cathédrale Sainte-Croix », sous la conduite de son archiprêtre, M. le chanoine BRUN, notre vice-président, qui nous montra ce qu'il avait contribué à découvrir et à mettre en valeur.


M. GRAU, professeur au lycée, nous parlait de « La fantaisie chez Giraudoux » le 12 mai, et illustrait sa conférence de quelques scènes d'Intermezzo, interprétées par la « Jeune Scène », dont il est l'animateur.


Le dimanche 5 juin, notre excursion nous menait, en compagnie des Amis de la Bibliothèque d'Orléans, « sur les traces de Balzac et de George Sand ».
À Issoudun, nous rencontrons le Balzac de La Rabouilleuse et le château de Frapesle nous fait revivre les séjours que Balzac y fait chez Zulma Carraud. À Nohant, nous retrouvons George Sand chez elle, dans le petit cimetière voisin de sa demeure, à la mare au Diable, à Vicq et à la Châtre où la « Prison » évoque Mauprat. Journée bien chargée, mais dont le plein succès est redevable à l'érudition de M. EVRARD, secrétaire de la Section d'Issoudun, de MM. BOUDET et GAULON, professeurs au lycée d'Orléans, au savoir et à l'amabilité de M. LUNEAU, châtelain de Frapesle, et de M. GAUTIER, conservateur du Musée d'Issoudun.


Pour la nouvelle année, le désir du Bureau est de ne pas décevoir ceux qui ont si bien accueilli nos premières manifestations : les conférences vont reprendre et l'année se clôturera encore par une excursion littéraire.

Le Bureau pour l'année 1955-1956 est ainsi constitué :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, de l'Académie Française.
Président : M. Germain MARTIN.
Vice-Présidents : M. le Chanoine BRUN, M. Jacques BOUDET.
Secrétaire-Trésorier : M. Michel RAIMOND.
Secrétaire : M. Michel ADAM.

Pour les inscriptions, voir M. Raimond. Pour les renseignements concernant l'activité de notre Section, voir M. Adam, tous deux professeurs au lycée Pothier, 24, rue Jeanne-d'Arc, Orléans.

Le secrétaire : Michel Adam.


 

 SAISON 1955-1956

Année heureusement remplie, tel peut être le bilan de notre saison 1955-1956. Et on peut se féliciter à la fois de la valeur de nos conférenciers et de l'intérêt présenté par leurs propos. Année d'une grande variété aussi, puisque nous avons évoqué, dans notre salle Hardouineau où se tiennent habituellement nos réunions, des sujets allant de l'Atlantide au roman contemporain.


Brillante séance de rentrée, d'abord, le 22 novembre, que celle où M. F. ROBERT, professeur à la Sorbonne, nous parla de « l'Atlantide », en présence de M. Holveck, préfet du Loiret, fervent budiste. M. F. Robert nous montra que, derrière le problème géographique de cette île imaginaire, il fallait voir aussi un problème politique, qui restera toujours comme un arrière-plan de la pensée platonicienne.


Le 10 janvier, c'était M. l'abbé MARCEL qui venait nous parler de « Pétrarque, cet inconnu ». À travers la vie de l'auteur des Sonnets pour Laure, c'est l'humaniste que nous avons découvert, celui qui apporta l'esprit critique dans les recherches littéraires, un grand défenseur des Belles-Lettres.


Le 14 février, c'est M. RAIMOND, professeur agrégé de Lettres au lycée Pothier, qui nous instruit sur « La crise du roman dans la littérature contemporaine ». Montrant que le genre du roman a ses exigences spéciales, le conférencier nous déclare que le vrai romancier doit écouter et regarder agir ses personnages.


Le 13 mars, M. BOUDET, également professeur agrégé de Lettres au lycée Pothier, nous initie au « culte de la terre dans la Grèce antique ». L'ancien Grec était un homme lié au sol : la théogonie, la religion, la construction des monuments doivent être étudiées en tenant compte de cette vérité.


Le jeudi 17 mai nous continuons notre « visite du vieil Orléans », sous la direction de M. le chanoine BRUN, archiprêtre de la cathédrale. Cette année, nous avons visité la crypte de Saint-Aignan, qui date de Robert-le-Pieux, et la crypte de Saint-Avit, découverte seulement en décembre 1852, mais qui date d'Hugues Capet et Robert-le-Pieux.


Notre activité devait se clore par une « excursion Ronsard », faite en liaison avec les Amis de la Bibliothèque d'Orléans.
C'est M. LEBÈGUE, membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne, qui nous guida dans le Vendômois. Le 2 juin d'abord, une conférence vivante nous présenta notre héros et, le lendemain, une véritable caravane composée d'un autocar et de dix voitures particulières saluait le lycée Ronsard à Vendôme, visitait le prieuré Saint-Gilles à Montoire, côtoyait les « antres » de Troô, se délassait au prieuré de Croixval, traversait la forêt de Gâtine, se recueillait sur la tombe des parents de Ronsard à l'église de Couture, s'émerveillait du site de l'Ile-Verte, admirait la sûreté du goût de M. Hallopeau, châtelain de la Possonnière, qui nous fit les honneurs du domaine natal de Ronsard, refaisait le voyage de Tours, s'émouvait, au prieuré de Saint-Cosme, devant le tombeau et dans la chambre mortuaire de Ronsard. Journée réussie où l'érudition se lia fort bien à une ambiance sympathique.


La nouvelle saison – bien qu'initialement assombrie par un sérieux accident d'automobile survenu à notre président d'honneur, M. Maurice Genevoix, de l'Académie Française, et par le deuil qui vient de frapper notre président par la perte de sa femme, Mme Martin – s'efforcera une nouvelle fois de ne pas décevoir nos adhérents et nos sympathisants.

Voici la composition du Bureau pour la saison 1956-1957 :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, de l'Académie Française.
Président : M. Germain MARTIN.
Vice-présidents : M. le chanoine BRUN, M. Jacques BOUDET.
Secrétaire général : M. Michel ADAM.
Trésorier : M. Michel RAIMOND.
Secrétaire adjoint : M. Bernard SARRAZIN.

Le secrétaire : Michel Adam.


 

 SAISON 1956-1957

Cette année encore nous avons l'impression d'avoir fait de notre mieux pour défendre la cause de l'humanisme à Orléans. Nous avons, bien entendu, envisagé cet humanisme dans son contexte ancien. Mais nous l'avons aussi cherché, par delà la Renaissance, jusque chez les auteurs les plus contemporains. Ce qui nous permet de constater que les « Belles-Lettres » sont de tous les temps.


C'est M. BOYANCÉ, professeur à la Sorbonne, secrétaire général de l'Association, qui ouvre notre série de conférences, le 13 novembre, en nous parlant de « L'astrologie dans le monde romain ».
Au moyen d'une importante documentation, nous suivons les astrologues romains depuis l'influence qu'ils ont subie de la part des Chaldéens jusqu'à leur condamnation par les Pères de l'Église. Très en deçà de la prospérité qu'elle a connue dans le monde romain, il faut tout de même reconnaître, remarque notre conférencier, que l'astrologie n'est pas tout à fait morte.


Le 8 janvier, M. ADAM, professeur de philosophie au lycée Pothier, consacre sa causerie aux « Services inutiles de M. de Montherlant ». Après une analyse des exigences morales de Montherlant, et un rappel du principe d'alternance qui donne du relief et de la vérité à ses descriptions psychologiques, une phrase de J.-L. Barrault permet de montrer combien la psychologie de Montherlant reste près, quoiqu'en dise l'intéressé dans ses Carnets, de celle de l'adolescent.


Le 5 février, M. BRÉCHON, le dernier proviseur du lycée français du Caire, nous entretient de « Henri Michaux ou I'expérience poétique moderne ». Ce poète à l'écart, difficile parfois, montre bien l'homme moderne en proie à toutes sortes d'obsessions ; il se sent coupable, condamné. En état constant de déséquilibre, il va chercher toutes les possibilités d'évasion. Mais c'est la poésie qui sera pour lui le moyen de reconquérir le monde.


Le 12 mars, nous essayons une nouvelle formule : une conférence-débat sur le sujet suivant : « Y a-t-il une vie intellectuelle à Orléans en 1957 ? »
M. RAIMOND montre l'importance de la Bibliothèque d'Orléans, riche de 200.000 volumes, et bien fréquentée, ainsi que la place que tiennent les libraires dans le choix des livres. M. SOULAS parle des Sociétés savantes orléanaises, qui sont bien vivantes, et qui savent montrer des ardeurs de conquérants, ne méritant donc nullement cette réputation de « fossiles » qu'on leur fait. M. LAURENT, dans une intervention ironique, relève les sujets de conférences, aussi nombreux que variés, sur lesquels on peut se documenter dans notre ville. Après une description des types de conférenciers et du public des conférences, il nous est dit qu'au moins l'effort d'attention fait pendant une heure était profitable. M. ADAM note la présence de philosophes authentiques à Orléans, montre l'importance de la vie théâtrale et demande que l'on use avec circonspection de la radio et de la télévision. M. VILLIAUME, enfin, parle du cinéma en indiquant la place que doit tenir le ciné-club comme moyen de formation artistique. Puis M. LAURENT ouvre un débat dont les conclusions ont été qu'il fallait d'abord rendre la vie intellectuelle agréable pour amener nos compatriotes à en tirer profit, car celle-ci semble possible à trouver, puis que l'essentiel était d'obtenir une élévation du niveau du public. Notons ici, et remercions-en la municipalité, qu'une rue d'Orléans vient de prendre le nom de Guillaume Budé, célébrant ainsi celui qui fut élève de l'Université d'Orléans.


Le 10 avril, M. DAIN, vice-président de l'Association, venait nous donner une conférence, consacrée à « Louis XIV amateur d'antiquités ». Un public nombreux, à la tête duquel on notait la présence de M. Holveck, préfet du Loiret, apprécia vivement cette belle conférence, illustrée par de nombreuses reproductions. M. Dain nous y montra tous les efforts de Louis XIV pour faire connaître les Anciens, par la fondation en France de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres et par l'envoi de missions en Grèce et au Moyen-Orient.


Le 16 mai, visite archéologique sous la direction de M. le chanoine BRUN, archiprêtre de la cathédrale, notre vice-président. Le thème choisi cette année est « Orléans au XVe siècle ».
D'abord, deux travées de la cathédrale datent du XVe siècle. Puis, la bibliothèque de l'ancienne Université, dite Salle des Thèses, l'église Saint-Aignan, reconstruite après le siège de 1429 par Charles VII et Louis XI, la Tour-Blanche, vestige des remparts d'Orléans avec une base gallo-romaine, rue Saint-Flou, l'emploi de la maison du frère de Jeanne-d'Arc, et l'hôtel des Créneaux, ancien hôtel de ville. Visite passionnante qui nous permet de mieux apprécier notre ville.


Pour terminer l'année, il y eut l'excursion littéraire, en liaison avec les Amis de la Bibliothèque d'Orléans. Elle était consacrée au « Pays de Rabelais » et était dirigée par M. SAULNIER, professeur à la Sorbonne.
Dans une attachante conférence, prononcée le samedi soir 1er juin, M. Saulnier, après avoir fait l'historique des interprétations de Rabelais, montrait dans quelle direction il fallait chercher le Rabelais authentique. Au-delà du Rabelais paillard, il y a le satirique et le penseur même, celui qui enseigne le devoir de conscience contre les excès de la discipline et qui prêchera le dévouement. Le dimanche matin, un autocar et dix voitures particulières prenaient la route de Chinon, après un arrêt à Saint-Ay, où Rabelais fit un séjour en 1542 et écrivit peut-être le Tiers Livre. À Chinon, au pied de sa statue, M. Saulnier nous conte les « enfances Rabelais » et, par la rue de la Lamproie, nous gagnons les Caves peintes, pour entrer au temple de la Dive Bouteille. Puis départ pour les grottes de Panzoult, où est évoquée l'entrevue avec la Sybille. Après passage à l'Ile-Bouchard et déjeuner à Seuilly, où nous avons mangé des fouaces de Lerné, nous évoquons sur le terrain la guerre picrocholine. Une visite à la Devinière, à l'abbaye de Seuilly, à Fontevrault aussi ; puis c'est la dernière étape au château de la Villaumaire pour évoquer le vieux poète Raminagrobis, questionné aussi par Panurge quant à l'issue de son mariage. Journée bien remplie, profitable, dont les participants ont fait la réussite par leur bonne humeur et dont M. Saulnier a fait le succès grâce à son érudition toujours vivante et précise.


Voici la composition du Bureau pour la saison 1957-1958 :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, de l'Académie Française.
Président : M. Germain MARTIN.
Vice-présidents : M. le chanoine BRUN, M. Jacques BOUDET.
Secrétaire général : M. Michel ADAM.
Trésorier : M. Michel RAIMOND.
Secrétaire adjointe : Mlle Jacqueline PIGEOT.


 

 SAISON 1957-1958

La devise de la section d'Orléans pour sa défense des humanités pourrait être aussi : diversité. En effet de l'Oracle de Delphes à Françoise Sagan, d'auteurs connus comme Albert Camus à des auteurs à connaître comme Charles-Louis Philippe, nous voulons porter notre désir de connaître dans tous les domaines et, habituellement, nos adhérents et sympathisants veulent bien nous suivre.


Retardée par la grippe, la saison s'ouvre le 10 décembre par une conférence de M. Clément BORGAL consacrée à « La légende d'Alain-Fournier ». L'origine de cette légende est l'utilisation pieuse, presque mystique, que, sous l'influence de Mme Rivière, on a voulu faire de l'œuvre d'Alain-Fournier. Mais il suffit au Grand Meaulnes d'être un drame purement humain, très humain si on veut bien lire les Souvenirs de Mme Simone. Alors Fournier peut être considéré comme un « Rimbaud de la prose ».


Le 4 février, nous recevions M. FLACELIÈRE, professeur à la Sorbonne, qui venait nous entretenir de « L'oracle de Delphes ». Honorée de la présence de M. le Préfet du Loiret et de Mme Holveck, cette conférence précisa l'importance de la divination dans l'Antiquité où les devins étaient des fonctionnaires. Après avoir évoqué les « techniques » employées et l'ordonnance du temple, M. Flacelière montre la place de la Pythie dans toute la pensée grecque, aussi bien chez Platon que chez Plutarque, qui fut prêtre de Delphes.


Le 19 février, c'est M. MALÉCOT, directeur des Monnaies et Médailles, qui vient nous parler précisément des « Monnaies et Médailles, du service public au mécénat ». À travers l'historique de la monnaie, qu'on a pu suivre grâce à des projections appropriées, M. Malécot a montré comment le problème de la création se posait, social par ses utilisations et sa soumission à organisme d'État, individuel par le rôle d'artistes qui trouvent dans ce domaine de grandes satisfactions esthétiques.


Remis de son indisposition, M. MESNARD, directeur du Centre d'Études Supérieures de la Renaissance à Tours, vient nous donner, le 25 mars, une conférence sur « Caligula, de Suétone à Albert Camus ».
Derrière les excentricités du personnage, M. Mesnard va s'efforcer de découvrir son caractère : les spécialistes le classeraient parmi les amorphes. Suétone est d'abord pris pour guide qui, à travers l'hérédité, montre un personnage à la fois insolent et poltron. Si Alexandre Dumas nous peint un personnage dont les exagérations ont tué d'avance toute tentative de « remonter » cette pièce, il en va tout autrement de celle d'Albert Camus : ici, c'est l'amorphe vu par le sentimental. Ayant constaté que les hommes ne sont pas heureux, utilisant son pouvoir infini, Caligula veut tout changer, mais il va se heurter aux valeurs établies. Ce qui a permis à M. Mesnard de tirer une très belle leçon de fraternité humaine de l'œuvre généreuse de Camus.


Grosse affluence, on s'en doute, pour la conférence du 22 avril consacrée à « L'œuvre de Françoise Sagan ». Quatre professeurs du lycée Pothier se sont penchés tour à tour sur l'œuvre de la jeune romancière, comme s'il s'était agi d'un auteur classique.
M. VAPPEREAU, analysant le mythe, a montré les sources du succès : la publicité, le besoin de « vedettes », car les personnages ne correspondent qu'à une frange de la société bourgeoise. M. RAIMOND étudie l'art du roman et montre que le troisième roman est un effort pour renouveler la technique ; mais, de toute façon, malgré de belles qualités dans l'exposé de l'intrigue et la sobriété de l'expression, il ne semble pas que ce soit une œuvre révolutionnaire. M. BOUDET dit ensuite son admiration pour le style de celle qu'il considère comme un authentique écrivain : volonté de dépouillement, refus de toute emphase, maîtrise du dialogue ; les négligences ne sont retenues que par les envieux et les tristes. M. ADAM s'efforce ensuite de montrer les mobiles des personnages : activité ludique, propre à la psychologie de l'enfant plutôt qu'à celle de l'adolescent, car il y a refus du travail, de la volonté, de la responsabilité et même de la pensée. Les enquêtes effectuées auprès des élèves montrent qu'ils ne se reconnaissent pas dans les personnages de F. Sagan. Tout ceci fut précisé dans un débat animé et intéressant.


Jeudi 29 mai, M. le chanoine BRUN nous guide dans « l'Orléans du XVIe siècle ».
L'Hôtel de Ville, ancienne demeure de Jacques Groslot, est l'objet d'une étude détaillée ; puis ce sont les restes de l'église Saint-Jacques, spécimens du gothique finissant, l'église Saint-Pierre-duMartroi, monument typique de la Renaissance orléanaise, l'ancien Hôtel de Ville de la rue Sainte-Catherine, la maison Ducerceau, la maison de la Coquille, celle d'Euverte Ratte, rue du Tabour, la maison dite de Francois Ier et l'église Notre-Dame-de-Recouvrance. Beaucoup de choses à admirer, ce qui fut fait et bien fait, grâce à la compétence de notre guide.


Comme chaque année, nos activités prennent fin avec une excursion littéraire qui eut lieu le 8 juin et nous mena « dans le Berry littéraire ». Mais le lien n'était pas seulement géographique, car nos auteurs se sont personnellement connus.
M. Clément BORGAL nous mena sur les lieux réels ou présumés où l'on peut retrouver Alain-Fournier ou les personnages du Grand Meaulnes. M. BOUDET évoqua successivement Marguerite Audoux et son livre principal Marie-Claire, ainsi que Charles-Louis Philippe et sa vie à Cérilly et à Paris lorsqu'il était piqueur au service de l'Hôtel de Ville. Puis M. RAIMOND décrit la jeunesse de Jean Giraudoux au lycée de Châteauroux, qui porte maintenant son nom. Le trajet parcouru nous mena successivement à La Chapelle-d'Angillon, village natal d'Alain-Fournier, à Nançay, où était le magasin de l'oncle Florent, au jardin de l'évêché de Bourges, où Fournier rencontra Jeanne et découvrit l'œuvre de Marguerite Audoux, à Cérilly, ville du philosophe Jacques Chevalier et de Charles-Louis Philippe, où l'on visita un musée fort bien tenu, à Épineuil-le-Fleuriel, le Sainte-Agathe du roman de Fournier et enfin au lycée Jean-Giraudoux de Châteauroux, où l'administration du lycée nous reçut d'une façon fort courtoise.


Notre section maintiendra cette année le rythme de ses activités ; mais elle se réjouit vivement dès maintenant de la distinction qui vient d'être accordée à son président d'honneur, M. Maurice Genevoix, qui a été élu secrétaire perpétuel de l'Académie française.

La constitution du Bureau pour l'année 1958-1959 se présente ainsi :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, secrétaire perpétuel de l'Académie Française.
Président : M. Germain MARTIN.
Vice-présidents : M. le chanoine Pierre-Marie BRUN, M. Jacques BOUDET.
Secrétaire général : M. Michel ADAM.
Trésorier : M. Michel RAIMOND.
Secrétaire-adjoint : M. Claude MOUCHARD.

Le secrétaire : Michel Adam.


 

 SAISON 1958-1959

Pour sa cinquième saison, la section d'Orléans s'est efforcée de rester fidèle au niveau qu'elle a réussi à obtenir dès ses premières activités. L'appel à d'excellents conférenciers parisiens a permis de maintenir un programme varié, auquel a participé un noyau d'Orléanais aussi compétents que dévoués. Dès la première réunion, nous nous sommes réjouis de l'élection de notre président d'honneur, M. Maurice Genevoix, comme Secrétaire perpétuel de l'Académie française. Dans une intervention délicate, notre président, M. Germain Martin, a évoqué la personne du nouvel élu et l'assistance a vivement applaudi les éloges qui ont été décernés à notre président d'honneur.


Cette première réunion a eu lieu le 4 novembre et fut ensuite consacrée à l'audition d'une conférence de M. Clément BORGAL, consacrée à « Roger Martin du Gard », qui venait de mourir.
Auteur du seul ouvrage consacré entièrement à l'œuvre du disparu, Clément Borgal suivit pas à pas l'œuvre à travers la vie de son auteur, éclairant l'une par l'autre.· À la fois distant extérieurement et sociable intérieurement, aimant la solitude, grâce à laquelle il pouvait défendre la haute conception de l'art qui était la sienne, sa principale qualité était d'être modeste. Mais il cherchait surtout d'abord une communion avec ses semblables.


Le 12 décembre, M. Jacques HEURGON, professeur à la Sorbonne, qui prépare un ouvrage sur les Étrusques, est venu nous entretenir de « La place des femmes dans la société étrusque, de Tanaquil à Lucrèce ».
Montrant les influences grecques sur cette civilisation, notre conférencier chercha surtout à dégager l'originalité irréductible de la société étrusque. En opposition avec les grandes dames romaines, ne craignant pas les audaces, se produisant facilement en public mais n'en possédant pas moins pour autant des vertus domestiques, ni meilleures ni pires que d'autres, elles furent vraiment dignes d'intérêt.


La soirée du 10 février – après une évocation de l'abbé Lenoble, qui venait de disparaître et qui nous avait fait l'honneur d'accepter de nous donner une conférence, que sa mort l'a empêché de faire – fut consacrée à une évocation de « La dernière enchanteresse de l'Enchanteur : Hortense Allard et Chateaubriand ». C'est M. Gilbert LISCOAT, membre de la Société Chateaubriand, qui était notre conférencier.
La rencontre se fit à Rome, où Chateaubriand était ambassadeur depuis six mois et où Hortense Allard était allée cacher une grossesse inavouable. Elle lit Atala et est reçue par son auteur à qui elle lit un roman autobiographique qu'elle vient d'écrire. En 1829, ils partent tous deux pour Paris et Hortense console Chateaubriand de ses malheurs politiques. Un voyage à Londres fait trouver à Hortense un autre âme sœur et elle va quitter Chateaubriand, tout en conservànt pour lui une admiration littéraire. Lui la considérera comme sa dernière muse.


Par fidélité envers une formule qui a les faveurs de notre auditoire, cette année encore nous eûmes notre conférence à plusieurs voix ; elle fut consacrée à « Un thème littéraire, le chat, du Roman de Renart à Colette ». Tour à tour MM. ADAM, BOUDET, BRUNON et RAIMOND évoquèrent les auteurs qui ont donné une personnalité du chat dans leur œuvre.
Intervenant dans de nombreux proverbes et expressions, le chat est symbole de prudence, d'habileté, de volupté, avec quelque chose de troublant. C'est un dieu chez les Égyptiens et c'est le diable au Moyen Âge. Son entrée dans la littérature s'est faite avec le Roman de Renart : c'est Tibert, le solitaire, le rusé. On peut y associer le Rroû de Maurice Genevoix, petit fauve duveteux mais frondeur. Puis, passant par le chat selon Rabelais, celui de Du Bellay, la chatte de Montaigne, celui de Voiture, on arrive au Chat botté et à Raminagrobis vu par La Fontaine. Buffon fut vivement critiqué pour avoir dit beaucoup de mal des chats. Pour Baudelaire, le chat est le symbole de la féminité et le confident des douleurs solitaires. Après évocation d'Anatole France, de Mérimée, de Montherlant, la dernière étude fut consacrée à Colette pour montrer l'aspect parfois sophistiqué de sa littérature féline. Au total, un bel hommage fut rendu à celui qu'on pourrait appeler « son Mystère le Chat ».


Le 14 mai, le chanoine BRUN, archiprêtre de la cathédrale, achevait son évocation de l'archéologie orléanaise en nous montrant « Orléans classique ».  
La cathédrale ressortit à l'art gothique « fait » au XVIIe siècle. Puis ce fut la visite de l'ancien Évêché, maintenant bibliothèque, de l'ancien Grand Séminaire, maintenant lycée de jeunes filles. Puis, par la rue d'Escures riche de plusieurs hôtels particuliers, le groupe gagna la place du Martroi où la reconstruction de la rue Royale montre la beauté de cette voie qui fut appelée la plus belle rue du royaume. Puis, après évocation de la Vierge noire de Notre-Dame-des-Miracles, bien connue de tous les Orléanais, le dernier arrêt se fit à la chapelle des Hospices, conçue selon les plans de Gabriel.


La dernière manifestation de la saison fut une excursion « au pays de Balzac » dirigée par M. CASTEX, professeur à la Sorbonne. Celle-ci fut honorée de la présence de M. le Préfet du Loiret, et de Mme Holveck.
Le samedi 23 mai, M. Castex nous présente Balzac au travail à travers les manuscrits, les corrections d'épreuves du Père Goriot. Puis les personnages furent présentés, qui deviennent épisodiques. On put voir comment Balzac passait de l'univers observé à l'univers créé. Le lendemain, le premier arrêt eut lieu à Vendôme où nous fûmes reçus au lycée par M. le Proviseur, assisté de l'archiviste départemental, M. le chanoine Gaulandeau. C'est dans cet établissement que Balzac fut élève pendant six ans ; c'est dans une tour de l'hôtel du Saillant qu'il était mis en punition. Après une évocation de La grande Bretèche au 5 de la rue Guesnault, il y eut une étape à Vouvray, devant la statue de l'illustre Gaudissart, puis une au château de Moncontour que Balzac voulait acheter et qu'il a décrit dans La femme de trente ans. Évocation de L'excommunié en passant devant Rochecorbon et Marmoutier et arrêt au chevet de la cathédrale de Tours. On y peut évoquer Jane la pâle et chercher à situer la maison du Curé de Tours, qui, selon Balzac est attenante au cloître. Après le repas, visite détaillée du château de Saché, et en particulier de la chambre où travaillait Balzac quand il venait voir ses amis Margonne. Après un arrêt au château d'Azay et l'évocation du château de Rochecotte, où la nièce de Talleyrand reçut Balzac, la dernière étape fut La Grenadière. Grâce à l'amabilité de ses actuels propriétaires, nous pûmes visiter quelques salles aménagées avec un goût très sûr. Balzac nous dit avoir appris en Touraine le goût du beau. Grâce à M. Castex, en retournant aux sources balzaciennes, nous avons appris à mieux goûter Balzac.

Le secrétaire : Michel Adam.


 

 SAISON 1959-1960

La saison fut ouverte par une conférence de M. GRIMAL, professeur à la Sorbonne, sur « Rome et ses jardins », le 26 novembre.
L'amour des arbres, trait dominant du caractère romain, montre un aspect mal connu de cette civilisation. Mais il ne faut pas oublier que le jardin est un endroit où un esprit créateur peut soumettre les forces de la nature. Du désordre va pouvoir naître l'ordre et la beauté. Les jardins romains, influencés par les jardins orientaux, ramènent les perspectives à la taille de l'homme. Ils sont aussi des lieux de promenade, de conversation agréable. La présence des statues permet d'y prolonger la culture antique.


Le 12 janvier, M. ADAM, professeur au lycée Pothier, parlait sur « Don Juan et ses métamorphoses ».
On peut donner une certaine consistance au personnage mythique de don Juan à un tel point qu'il est possible de saisir par exemple des outrances dans les œuvres romantiques ou des déviations dans telle évocation contemporaine. Il faut situer don Juan par rapport à des valeurs chrétiennes tragiques et utiliser une description caractérielle du primaire. Don Juan ne peut vivre que dans le présent un refus de valeurs qui se réfère à l'absolu. On peut retenir à son propos les formules de Prométhée chrétien ou d'anti-Tristan.


M. Pierre MESNARD, directeur du Centre d'études supérieures de la Renaissance, vint, le 23 février, nous entretenir de « La religion de Louis XI ».
Avec fougue et humour, M. Mesnard délivre d'abord Louis XI des appréciations péjoratives portées sur son physique. Il faut ensuite le laver de l'accusation de faux dévot. Valant mieux que son entourage, il est resté marqué par l'austérité de son éducation. Humble, méditatif, il est courageux et sut se montrer bon époux et bon père. Sa pratique religieuse est centrée sur les pèlerinages. Même s'ils sont opérationnels, ils restent marqués par la plus grande piété. Louis XI fit à lui seul autant de pèlerinages que tous les autres rois de France réunis. Sa mort fut très édifiante. Il y a donc lieu de rectifier des idées trop rapides sur ce grand roi.


Le mardi 26 avril M. Pierre MOREAU, professeur à la Sorbonne, fit une conférence sur « Jules Lemaître, Parisien du Val de Loire ».
Cet auteur, qu'on ne lit plus guère, avait l'esprit et le bon sens d'un Parisien, bien qu'il fût provincial. Il accepta ce mal de son temps qui fut le dilettantisme et il en tire un scepticisme souriant qui cache peut-être du désespoir. Il retrouvera avec bonheur son Val de Loire natal sur ses vieux jours, pour le chanter et en montrer toute la poésie. Pointe sèche et taille douce, voilà comment on peut caractériser les descriptions que nous a laissées Jules Lemaître.


La dernière conférence de l'année fut brillamment assurée par M. Pierre COURCELLE, professeur au Collège de France. Ayant choisi de nous parler de « L'humanisme à la fin de l'Antiquité », notre conférencier retint quelques exemples significatifs pour caractériser cette époque.
L'humanisme païen avec les Saturnales de Macrobe, l'humanisme chrétien avec le De Officiis de saint Ambroise se heurtent, tout en s'imprégnant l'un l'autre. Puis peu à peu le savoir se fait plus livresque et on aboutira à la fabrication de « morceaux choisis ». Sujet émouvant, si on rapproche cette période de l'histoire de la nôtre, qui est aussi une période de transition, et sujet prenant pour des Orléanais quand on sait toutes les richesses que renferme la bibliothèque d'Orléans.


Le dimanche 19 juin la promenade fut consacrée à « la Beauce littéraire » et conduisit sur les pas de Jules Lemaître sous la direction de M. VANNIER, conservateur du Musée de Beaugency, du Zola de La Terre, sous la direction de M. BOUDET, de Marcel Proust sous la direction de M. RAIMOND, et de Péguy sous la direction de M. ADAM.
Devant les richesses du Musée de Beaugency et face à l'école de Tavers, Jules Lemaître fut rendu à la vie, ainsi d'ailleurs que dans les vers lus sur les lieux qu'il avait évoqués. Romilly-sur-Aigre fut visité et les lieux de l'action des personnages de Zola reconnus, malgré les transformations imposées par le romancier. Ce pays de Beauce devient le cadre de ces nouvelles Géorgiques. Puis c'est le pèlerinage à Illiers-Combray. M. LARCHER nous fait les honneurs de la maison et nous évoque des pages connues de la Recherche du Temps Perdu. Puis c'est le « côté de chez Swann », au Pré-Catelan. Un passage à Montboissier permet d'évoquer une page célèbre de Chateaubriand, déjà proustienne d'inspiration. Enfin un arrêt à Lignerolles, près du moulin cher à L.-J. Soulas, permet d'évoquer les champs de blé chantés par Péguy et les traversées de la Beauce vers les tours de la cathédrale de Chartres.


Présidées par M. Martin, données parfois en liaison avec les « Amis de la bibliothèque d'Orléans », honorées souvent de la présence de personnalités orléanaises, ces manifestations se sont efforcées de maintenir le goût des belles lettres dans notre cité.

Le secrétaire : Michel Adam.


 

 SAISON 1961-1962

Après six ans d'activité et de brillants succès, la Section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé a connu, en 1961-1962, en quelque sorte un demi-sommeil. Cela tient d'abord au fait que l'année écoulée a demandé un surcroît de travail aux universitaires et au fait, plus particulier, que les animateurs, MM. Adam, Boudet et Raimond, ont été très absorbés par leurs travaux personnels.


Ils ont pu donner cependant, le 22 mai dernier, à la salle Hardouineau, une conférence à trois voix sur « Jean-Jacques Rousseau ».
C'était là un sujet d'actualité, puisqu'il y a 200 ans exactement sortait des presses l'Émile, le premier livre de pédagogie moderne. M. ADAM, professeur de philosophie, traita le premier thème : « Rousseau et le mythe du bon sauvage », où il s'efforça de dégager l'origine de la philosophie de Jean-Jacques, et en particulierlors de sa fameuse conversation avec Diderot à Vincennes et lors de l'élaboration du Discours sur l'origine de l'inégalité. Rousseau a toujours cherché à retrouver l'homme dans sa pureté, loin des corruptions de la civilisation : « Écoute les hommes et ferme les livres », dit-il dans la Profession de Foi du Vicaire Savoyard. M. RAIMOND étudia ensuite « le culte de la sagesse et du bonheur quotidien d'après La Nouvelle Héloïse ». Le conférencier montra que Rousseau fut beaucoup plus qu'un peintre des mœurs de son temps – bien que Rousseau ait placé dans son roman des tableaux authentiques de la vie paysanne du canton de Vaud – il fut un réformateur des mœurs du XVIIIe siècle. Les lecteurs français ont trouvé des leçons de bonheur quotidien, de simplicité et de pureté, à tel point que certains admirateurs voulurent vivre à la manière du ménage Wolmar. M. Raimond a trouvé dans l'histoire de l'Orléanais plusieurs « originaux » qui voulurent mettre en pratique les leçons de la Nouvelle Héloïse. Le troisième conférencier, M. BOUDET, traita, lui, un sujet plus particulièrement local, puisqu'il parla d'une orléanaise à la fois très connue et méconnue, qui fut la compagne de Rousseau, Thérèse Levasseur. En effet, les registres de la paroisse Saint-Michel – aujourd'hui disparue pour laisser place au Théâtre Municipal – font mention de son acte de naissance le 21 septembre 1721. M. Boudet a cherché à réhabiliter cet être primitif et ignorant, mais dévoué, qu'on présente d'habitude comme une harpie, en nous invitant à relire avec lui les pages des Confessions où Rousseau la dépeint sans flatterie, mais où il reconnaît que, grâce à elle, « il a vécu heureux tnt qu'il pouvait l'être ».


Modification du Bureau : M. Adam, secrétaire depuis la fondation de la Section a présenté sa démission, ainsi que M. Raimond, trésorier. La Section orléanaise leur présente à cette occasion ses plus vives félicitations pour leur travail et leur dévouement. M. LINGOIS, professeur de Lettres au lycée Benjamin-Franklin, accepte de cumuler les fonctions de secrétaire et de trésorier.

La Section reprendra ses activités et propose pour la saison 1962-1963 :
– une conférence sur Pascal, à l'occasion de l'anniversaire de sa mort;
– une conférence sur l'aspect de l'Antiquité grecque ;
– une conférence à plusieurs voix ;
– une visite commentée (archéologique) ;
– une excursion littéraire « Au pays de Colette et de Romain Rolland ».

Le secrétaire : A. Lingois.


 

 SAISON 1962-1963

Comme il avait été annoncé dans le compte-rendu de l'an passé, la Section Orléanaise de l'Association Guillaume-Budé a repris en 1962-1963 ses activités normales avec succès. Elle s'est attachée surtout à commémorer des anniversaires : le tricentenaire de la mort de Pascal, le bicentenaire de la mort de Marivaux et le cinquantenaire de la parution du Grand Meaulnes d'Alain Fournier.


Le 15 janvier, M. Michel ADAM, professeur au lycée Pothier, a fait une conférence sur « La mort de Pascal », éclairant sous un jour nouveau les dernières années du philosophe.
Il est parti de l'expérience du 23 novembre 1654 et du fameux Mémorial dont les avant-derniers mots « Renonciation totale et douce » sont significatifs : avant de connaître la mort réelle, biologique, il faut mourir au monde, mourir à soi pour trouver Dieu. Si la mort est évidemment un phénomène physique – et M. Adam de citer de nombreuses thèses médicales et philosophiques, parfois délirantes, sur les causes de la mort de Pascal – celle-ci apparaît surtout comme un principe de morale, une technique pour dominer les passions. La pensée de la mort a mené Pascal à une ascèse ; à ce sujet, on parle couramment de « conversion » ; M. Adam corrige : à l'intérieur de sa propre religion, c'est-à-dire des étapes vers le perfectionnement intérieur où à chaque fois Pascal « meurt au monde ». M. Adam étudie alors dans la dernière partie de son exposé la « vraie nature de Pascal » : quelle était-elle pour que cette conversion fût si longue ? Et de laisser la parole à la science, à la caractérologie, qui range l'auteur des Provinciales parmi les « passionnés accentués ». Les auditeurs ont été peut-être déçus de trouver chez Pascal un orgueil démesuré ou de découvrir des aspects mesquins. Mais la révélation de ces petitesses a permis d'apprécier l'effort extraordinaire qu'a dû faire Pascal pour se vaincre, se dépouiller du « vieil homme » pour arriver à cette pauvreté finale si proche de la sainteté…


Le mardi 12 février, c'est-à-dire 200 ans après, jour pour jour, la section d'Orléans a tenu à honorer le souvenir de « Marivaux » par une conférence à deux voix, suivie d'une lecture animée.
M. LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin, en guise d'introduction à la connaissance de l'auteur, imagine le « Procès » de Marivaux et sa longue révision, partant des jugements fort sévères de ses contemporains. Le crime de Marivaux, c'est d'avoir inventé le marivaudage, c'est-à-dire le comble de l'artifice et de la préciosité. Au XIXe siècle, il devient le symbole de son époque, que l'on croit uniquement frivole et mondaine. On admire sa grâce, mais c'est une grâce surannée, vieillote, qu'on lui reconnaît. Et de citer les contre-sens d'un Brunetière et d'un Faguet. Il faudra attendre les années 1930 pour deviner, grâce à la critique impressionniste, celle d'Edmond Jaloux, de Marcel Arland, de Claude Roy, le vrai visage de Marivaux, celui de l'homme de cœur inséparable de l'homme d'esprit, celui de la pudeur et de la sensualité. Le cliché primitif du « petit maître » galant et raffiné s'est effacé. M. BOUDET, professeur de Lettres supérieures au lycée Pothier, nous a entretenus, avec son humour habituel, de La Marianne, que Gide classait parmi les dix grands romans français. En effet ce roman est attachant, non pas à cause de l'histoire, bien conventionnelle et dans le goût des « âmes sensibles » du XVIIIe, mais à cause de sa « modernité ». L'évènement disparaît au profit du commentaire psychologique ; les digressions sont liées à ce commentaire dont le thème est une longue interrogation sur la vie : c'est le thème même de l'enquête proustienne et le style lui aussi est proustien. C'est ce que nous a fait sentir remarquablement M. Boudet en lisant, entre autres pages, l'épisode où Marianne se fait remarquer des hommes pendant la messe. M. LINGOIS continua l'étude de Marivaux romancier en présentant le second chef-d'œuvre, lui aussi inachevé, Le Paysan parvenu. Si, à première vue, ce roman fait penser à une parodie de La Marianne, s'il reprend le thème de Gil Blas, c'est-à-dire l'ascension sociale d'un jeune homme grâce à deux puissances éternelles, le hasard et les femmes, si on y trouve tous les aspects du XVIIIe, par exemple le libertinage à la manière de Crébillon fils et de Laclos, Le Paysan parvenu offre bien des aspects modernes. La manière dont Marivaux se sert du langage populaire, non pas en rapportant les paroles, mais en usant du « style indirect libre », tout en nuances, fait aussi penser à celle de Proust relatant les conversations de la Tante Léonie avec Françoise ou du Salon Verdurin. Une lecture animée du Préjugé vaincu par les comédiens de la « Jeune scène » (tous lycéens) clôture agréablement la séance, suivie par un public très nombreux, formé en majorité de jeunes.


Le 19 mars, M. Clément BORGAL, ancien élève de l'E.N.S., professeur au lycée Pothier et homme de lettres bien connu, a donné une très brillante conférence intitulée « Réalité et poésie dans Le Grand Meaulnes ».
M. Borgal, auteur d'un excellent Alain-Fournier dans la collection Classiques du XXe  siècle (Éditions Universitaires) a voulu corriger le jugement hâtif que les jeunes lecteurs portent habituellement sur Le Grand Meaulnes : la réalité leur échappe, tandis que la poésie leur paraît déjà désuète. Et de s'attacher d'abord à montrer l'énorme part de réel dans ce livre qu'Alain-Fournier avait intitulé d'abord « Les Gens du Domaine », puis la minutie incroyable de cette peinture du réel, véritable chronique de l'enfance d'Henri à Épineuil. Dans la seconde partie de sa causerie, M. Borgal définit la poésie du livre, mettant fin, à ce sujet, à la querelle des influences littéraires : impossible en Fournier de distinguer sa culture de sa nature, la littérature – comme le rêve chez Nerval – s'est épanchée dans sa vie. M. Borgal conclut en examinant comment s'est produite la transformation de la réalité en poésie : Alain Fournier a opéré une « idéalisation » en éliminant toute sensualité (cette édulcoration est responsable du mythe de son « angélisme ») pour une raison esthétique, mais surtout parce que, selon ses propres termes, « le véritable tragique est non de chair, mais d'âme ».


Le jeudi 30 mai, la section locale de l'Association Guillaume-Budé, « jumelée », selon une tradition déjà vieille de dix ans, avec les « Amis de la Bibliothèque » avait organisé une visite commentée de trois monuments religieux de la ville, les plus anciens, car le thème était « Orléans pré-gothique du VIIe au XIe siècle ». C'est à Mgr BRUN, archiprêtre de la Cathédrale, vice-président de notre association, archéologue et érudit bien connu, que revenait le soin de diriger cette longue visite.
Elle commença par la crypte de Saint-Aignan, qui est en réalité une église à demi souterraine construite par Robert le Pieux après l'incendie de la ville en 989 ; puis ce fut le tour de Saint-Avit, petite église souterraine découverte fortuitement en 1852 sous les bâtiments du lycée Jeanne-d'Arc. La dernière étape a mené les visiteurs aux fouilles du chœur de la cathédrale Sainte-Croix, où un enchevêtrement de substructions marque l'édification de plusieurs monuments successifs, à tel point que huit siècles d'histoire furent ressuscités dans l'évocation magistrale que fit notre guide éminent.


Le dimanche 16 juin a eu lieu la promenade littéraire de l'Association, consacrée cette année à la Puisaye et au nord du Nivernais, « sur les traces de Colette et de Romain Rolland ».
Après une visite de Châtillon-Coligny, où vécurent les parents de Colette et son frère, le Dr Achille Robineau, les nombreux participants s'arrêtèrent plus longuement à Saint-Sauveur-en-Puisaye, alias Montigny, sur le seuil de la maison, devant le jardin d'En-bas, sur le parvis de l'église, à l'école de Filles, chaque halte étant ponctuée d'une lecture de pages savoureuses de Colette par M. Boudet. Après une halte gastronomique à Druyes-les-Belles Fontaines, au pied du chateau féodal, la cohorte a gagné Clamecy pour y découvrir l'auteur de Colas-Breugnon.


Cette sympathique manifestation, suivie avec beaucoup de succès, a clôturé agréablement la Saison Budé 1962-1963 à Orléans. Nous pensons que le renom de notre association s'en trouvera accru.

Composition du Bureau :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX.
Président : M. Germain MARTIN, secrétaire général du Comité de Propagande de l'Association Guillaume-Budé.
Vice-présidents : Mgr BRUN, archiprêtre de la Cathédrale Sainte-Croix; M. Jacques BOUDET, professeur de Lettres Supérieures au lycée Pothier.
Secrétaire-Trésorier : M. LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Secrétaire honoraire : M. Michel ADAM, ancien professeur au lycée Pothier, professeur au lycée de Fontainebleau.

Le secrétaire : A. Lingois


 

 SAISON 1963-1964

L'effort entrepris par la Section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé en 1962-1963 a été poursuivi en 1963-1964 avec un égal succès. Elle a continué la tradition des commémorations avec le centenaire de la mort de Vigny, mais a tenu à inaugurer la série des conférences par un sujet plus proprement « budiste », puisqu'il s'agissait d'Aristophane.


Le 19 novembre 1963, M. Fernand ROBERT, professeur à la Sorbonne, helléniste très connu et secrétaire général de notre Association, a bien voulu nous consacrer une soirée et venir, malgré ses nombreuses obligations, nous parler d'« Aristophane : la portée et la signification de son comique ».
M. F. Robert nous a proposé une lecture nouvelle de ce grand poète comique, enfin débarrassée des pontifs scolaires. On fait habituellement d'Aristophane un représentant de la « Comédie Ancienne » au schéma immuable ; on voit dans Les Guêpes ou dans Les Oiseaux une satire grossière où le poète a mis ses idées politiques, et on fait de lui l'homme d'une démocratie rurale, aux idées courtes. Or c'est là, dit M. Robert, une vue simpliste. Aristophane n'est pas du tout un poète esclave d'un moule traditionnel qu'il se contente de remplir par des plaisanteries grossières, mais un créateur à la recherche d'une· formule nouvelle et personnelle. Le conférencier étudie alors la carrière du poète et explique d'une manière originale l'apaisement relatif qui succède à la violence des premières pièces comme Les Acharniens et Les Cavaliers. Aristophane n'a pas de conviction politique personnelle, mais il met ses idées au service d'un parti ; dès qu'il n'est plus soutenu par celui-ci, il se tourne vers ses têtes de turc préférées, les maîtres à penser, les professeurs, tel Socrate. Puis il nous fait voir que, tout compte fait, les pièces de « la seconde période » offrent le même caractère : il s'agit d'une utopie dont les conséquences sont comiques. Nous voilà bien loin du schéma rigide et pauvre de l'Ancienne Comédie et de la simple revue d'actualité satirique. C'est sur l'image d'un authentique poète, créateur de mythes insolites, comme Platon l'a montré dans le Banquet, que M. Fernand Robert a terminé sa· causerie, une des plus brillantes et des plus attachantes qu'il nous a été donné d'écouter.


Le 17 décembre, une soirée a été consacrée au souvenir de la mort d'« Alfred de Vigny », dont les ascendances beauceronnes sont bien connues.
Mais c'est d'un sujet très différent que nous a entretenus, pour commencer, M. Jacques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin, puisqu'il nous a parlé de « Vigny et la Charente ». Il s'est efforcé de montrer le rôle des influences charentaises dans l'œuvre de Vigny, et le rôle de son séjour au Maine-Giraud. II a retrouvé dans La Mort du loup et dans La Maison du berger des paysages charentais à peine transposés. Surtout M. Durandeau s'est efforcé de montrer comment cette campagne du Maine-Giraud avait réconcilié Vigny avec la nature, comment le sentiment de la propriété terrienne avait provoqué son adhésion à l'Empire, régime d'ordre, et comment son intérêt grandissant pour la classe paysanne lui avait ouvert l'esprit et le cœur aux problèmes sociaux.
C'est un sujet beaucoup plus limité et aussi plus anecdotique qu'aborda ensuite M. LINGOIS, secrétaire de la Section orléanaise : « Vigny et les chemins de fer ». En partant des strophes fameuses « Sur le taureau de fer qui fume, souffle et beugle… », il a cherché quelle était l'opinion des écrivains, vers 1840-1850, sur ce nouveau mode de locomotion : les « archaïsants » sont finalement assez rares, et l'on excuse la diatribe de Vigny si l'on connaît l'émotion qu'il ressentit en contemplant, après la catastrophe de Bellevue, le 8 mai 1842, les restes de quelques-uns de ses amis. Mais, au milieu de ses critiques, il admet que le chemin de fer ait des fins utilitaires et serve « les grandes causes ». Ne serait-ce pas, comme le dit M. V.-L. Saulnier, une trace des idées saint-simoniennes de la première heure ?


Le 26 février 1964, sous le double patronage de la Coopérative culturelle du lycée Benjamin-Franklin d'Orléans et de notre Association, M. Pierre-Georges CASTEX, professeur en Sorbonne et éditeur de Balzac, est venu parler de ses récentes études sur Eugénie Grandet. Le titre de sa conférence, qui connut un très grand succès, était « Genèse et signification d'Eugénie Grandet ».
M. Castex a eu la chance d'étudier de très près le manuscrit d'une première version du roman, manuscrit parti, comme tant d'autres, en Amérique. Dans cette version, Eugénie épousait le marquis de Froidefond et menait à Paris une vie mondaine. Balzac a donc fait preuve d'un goût très sûr en renfermant son héroïne dans un monde provincial à jamais clos. Puis M. Castex étudia la question des sources, ruinant définitivement la légende des origines saumuroises du roman et laissant entendre que celui-ci n'est pas la « charte du réalisme », née de l'observation directe, comme on l'avait cru. Par une étude minutieuse de nombreux documents et par comparaison avec d'autres ouvrages balzaciens de la même époque, il démontra que le Père Grandet n'était pas l'usirier Jean Nivelleau, selon la théorie de M. André Hallays, mais bien la transposition d'un personnage de son entourage, le beau-père de M. de Margonne, le propriétaire de Saché, un certain Savary, ancien  officier, viticulteur enrichi, doté d'une servante laide, robuste et dévouée comme un chien. Après avoir montré la « genèse externe », M. Castex a dévoilé la signification profonde de l'œuvre sur laquelle plus d'un s'est mépris : Grandet n'est pas un Harpagon 1830, mais un héros de la trempe des Rastignac, un être supérieur, doué de l'« ardeur vitale ». Mais le relief de cette figure trop légendaire ne doit pas faire oublier celui d'Eugénie, dont la destinée ne semble montrer que grisaille et tristesse : elle est ambitieuse, mais d'une ambition toute différente. Le roman est donc bien, pour Balzac, un conflit de deux .caractères forts et de deux passions antinomiques.


Le 17 mars, M. Clément BORGAL, professeur au lycée Pothier, ancien élève de l'E.N.S. et critique littéraire, nous a fait une passionnante causerie sur « Jacques Copeau réformateur du théâtre moderne ». M. Clément Borgal est l'auteur de deux ouvrages, un Metteurs en scène : Copeau, Dullin, Baty etc chez F. Lanore et un Jacques Copeau aux éditions de l'Arche.
Il était donc des plus qualifiés pour parler de cet homme étrange, d'abord critique et co-directeur de la N.R.F., qui monta sur les planches à 35 ans et qui opéra presque seul la plus grande réforme théâtrale depuis le début du XIXe siècle. Pour augmenter notre plaisir, M. Borgal nous fit entendre quelques extraits des deux conférences que fit Copeau lui-même à la demande de la Compagnie des Quinze entre 1911 et 1918. Après avoir défini l'importance d'un Copeau à côté des autres « grands » comme Dullin ou Baty, après avoir relaté les tentatives antérieures comme celles d'Antoine, de Paul Fort et de son « théâtre d'art », de Rheinhardt, de Gordon Craig, de Stanislavski, M. Borgal étudia la genèse de la fameuse expérience de Copeau : d'abord au Théâtre des Arts avec son adaptation des Frères Karamasov en 1910, puis au « Vieux Colombier ». Nous entendîmes avec émotion la voix de Copeau rappelant le propos d'un de ces modestes ouvriers qu'il voulait entraîner au théâtre : « Là-bas, c'est pauvre, sur la scène, il n'y a rien, même pas une chaise… Comme çà, on voit les mots ! »


Le jeudi 11 juin a eu lieu la traditionnelle promenade-conférence, sous l'éminente direction de M. le chanoine BRUN, archiprêtre de la Cathédrale et vice-président de notre Association. Le thème était cette année : « Orléans médiéval ».
La visite a commencé par l'abside de la cathédrale Sainte-Croix, du XIIIe siècle, ainsi que par les chapelles latérales du XIVe siècle, domaine bien connu de notre guide. Les visiteurs ont pu admirer l'inestimable trésor que renferme la sacristie. Après un passage à la Salle des Thèses, qui est en réalité la « Librairie », seul vestige de l'Université d'Orléans du XVe, puis à Saint-Donatien et à Saint-Pierre-le-Puellier, désaffecté et délabré hélas ! les amateurs d'archéologie se sont longuement arrêtés sous les ogives ajourées de Saint-Aignan, dont le caractère régional est très accusé.


L'excursion littéraire du 14 juin était placée sous le signe de « George Sand », comme il y a dix ans. M. Jacques BOUDET, professeur de Première Supérieure au lycée Pothier et directeur-adjoint du Collège Littéraire Universitaire, avait présenté la veille aux participants la promenade, en nous donnant envie de relire les œuvres de la « Bonne Dame de Nohant » et en particulier l'admirable Histoire de ma vie.
Le premier arrêt nous mena à Saint-Chartier où George Sand a placé l'action des Maîtres sonneurs et où elle allait, enfant, au catéchisme. La visite à Nohant, une fois de plus, nous ravit : le charme d'abord de la petite place avec son église basse et son orme, le cimetière où, selon le mot de Flaubert, repose « notregrand homme », la demeure enfin où Aurore vécut son enfance et son âge mûr, où passèrent Chopin, Musset, Balzac, Liszt, Marie Dorval, Théophile Gautier, Tourgueniev, Lamennais, Delacroix et tant d'autres, où le couvert toujours mis attend ces hôtes illustres… Après un long arrêt à la Châtre, où chacun reprit des forces dans une auberge encore pleine des souvenirs galants du père de George Sand, l'on visita la tour-musée décrite dans Mauprat, si bien arrangée par les spécialistes locaux. Le reste de l'après-midi fut consacré au « circuit de la Vallée Noire », dont les sites charmants, perdus dans les feuillées, sont autant de références aux romans champêtres de la « Bonne Dame » : Montgivray, Sarzay, le Moulin d'Angibault et, bien entendu, la mare au Diable que, moins heureux qu'en 1955, nous ne pûmes, cette fois, découvrir.


Composition du Bureau :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, secrétaire perpétuel de l'Académie française ;
Président : M. Germain MARTIN, secrétaire général du Comité de propagande de 1'Association Guillaume-Budé ;
Vice-Présidents : Mgr BRUN, archiprêtre de la Cathédrale Sainte-Croix; M. J. BOUDET, professeur de première supérieure au lycée Pothier et Directeur adjoint du Collège Littéraire Universitaire d'Orléans ;
Secrétaire-trésorier : M. A. LINGOIS professeur au lycée Benjamin-Franklin.


 

 SAISON 1964-1965

Le Bureau est resté composé comme suit :
Président d'honneur : Maurice GENEVOIX
Président : Germain MARTIN
Vice-présidents : Mgr Pierre-Marie BRUN ; Jacques BOUDET
Secrétaire : André LINGOIS
Trésorier : Jacques DURANDEAU.

La section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé a connu, en 1964-1965, un succès grandissant, non seulement par la qualité de ses réunions, mais aussi par la constante augmentation de ses membres actifs (ils sont aujourd'hui près de cent). À la promenade de juin, les organisateurs ont dû limiter le nombre des inscriptions. Notre association est désormais très connue dans la ville, et cela est d'autant plus réconfortant que le nombre des manifestations culturelles ne cesse d'augmenter depuis quelques années. Il faut dire que l'Association est maintenant aidée dans son effort par M. Gérald Antoine, recteur de la jeune Académie d'Orléans, par M. Secrétain, maire d'Orléans et humaniste distingué, par nombre de professeurs du Collège Littéraire Universitaire de Tours, conférenciers bénévoles, par M. Martin Auguse, conservateur du Centre Charles-Péguy, qui nous offre l'hospitalité dans une belle demeure du XVIe siècle, restaurée récemment par les soins de la municipalité, ainsi que par les Coopératives culturelles des deux lycées de garçons de la ville. Que tous ces animateurs soient ici remerciés.


Le 1er décembre 1964, la saison a été inaugurée par une séance consacrée à la Grèce, avec la projection des deux films achetés par l'Association, réalisés par M. Delebecque, professeur à la Faculté d'Aix et mis en images par L. Soulanes. Cette séance était présidée par M. Roger Secrétain, maire d'Orléans. M. Jacques BOUDET, professeur de khâgne au lycée Pothier et directeur-adjoint du C.L.U. d'Orléans-La Source, en introduction au second des films, traita de la « Signification et rôle de Delphes dans la Grèce classique ».
Il parla tout d'abord de la sauvage grandeur du site, de sa beauté, où l'on sent une présence divine. Delphes, dit-il, n'était pas seulement une terre sacrée, propriété d'Apollon, rendez-vous de tous les Grecs venant consulter la Pythie, mais le centre de l'Amphictyonie delphique, sorte d'O.N.U. hellénique. Le conférencier insista ensuite sur l'immense rôle colonisateur du·sanctuaire : l'oracle fournissait aux émigrants d'abord des renseignements sur le voyage et sur sa future installation, comme un bureau de placement international, mais ensuite et surtout des préceptes moraux. Au temps où Plutarque était prêtre de la Pythie, Delphes assurait encore la permanence d'une véritable doctrine de « sophrosunè », de sagesse et de modération, de cette sagesse inscrite sur les pierres comme le célèbre « Gnôthi séauton » de Socrate… Le premier film sur l'« Acropole d'Athènes » déçut quelque peu les budistes cinéphiles, à cause de la surexposition des images et du commentaire parfois trop didactique, mais ces défauts étaient vite rachetés par la grandeur du sujet. En revanche, le film sur Delphes rallia tous les suffrages : la mer d'oliviers de Krissa, le ravin du Pléistos, la fontaine Castalie, la Tholos, la lente montée de la Voie Sacrée, un visage de vieux paysan, toutes ces images lumineuses nous donnèrent, pour un temps, l'âme du pèlerin qui venait chercher, il y a 25 siècles, « auprès d'Apollon, le trésor le plus précieux, l'espoir ».


Le 2 mars M. Henri LEMAITRE, professeur de Lettres supérieures au lycée Fénelon, docteur ès lettres, auteur de travaux sur l'histoire de l'art et sur l'esthétique du cinéma, est venu parler du "Thème du voyage dans l'œuvre de Gérard de Nerval".
Éditeur de Nerval aux éditions Garnier, guide de la promenade Budé en 1958 « sur les pas de Gérard », M. Lemaître était donc des mieux placés pour nous faire découvrir l'aspect « nomade » de l'auteur de Sylvie. Même ses œuvres les plus minces, comme Petits Châteaux de Bohême ou Les Illuminés, ont en commun ce thème éternel du Voyage, voyage réel, dans ce Valois charmant et brumeux, voyage dans le souvenir, voyage du rêve aussi. L'œuvre la plus curieuse, Aurélia, nous mène au pays du « surréel », mais elle est écrite dans un style anecdotique, précis, pittoresque, avec le réalisme d'une chronique. M. Lemaître étudie ensuite la « modernité » de Nerval : dans toutes ses œuvres, on trouve ces deux orientations actuelles du Voyage : le voyage pittoresque comme un reportage (l'arrivée à Athènes dans le Voyage en Orient), et le voyage mythologique, voire onirique ou mystique. Ainsi Nerval a le pressentiment de ce que sera le voyage chez Baudelaire, Apollinaire et Cendrars : une porte ouverte sur un monde de symboles à la fois évidents et mystérieux.


Le mardi 18 mai 1965, sous le patronage du Comité du 250e anniversaire de la naissance d'Aignan-Thomas Desfriches, Me Louis SAVOT, commissaire-priseur à Orléans, fit une excellente causerie sur « Desfriches, négociant à Orléans et bon dessinateur de paysages » (ainsi s'appelait-il lui-même), causerie remarquablement illustrée par des diapositives en couleurs de Jack Boulas, photographe d'art renommé.
Notre association avait tenu à rendre hommage à un artiste local du XVIIIe siècle, dont la renommée dépassa très vite les frontières de l'Orléanais, puisqu'il prodigua ses conseils à des élèves dans toute l'Europe. Desfriches était l'inventeur d'un procédé de dessin remarquable, peu pratiqué par la suite parce qu'il demande trop de minutie : le dessin sur papier tablette, à la pierre d'Italie estompée, et « mis en Iumières » avec le grattoir. Mais il est aussi un témoin fidèle de son temps, et nous découvrîmes par ses gravures l'Orléans du dix-huitième en plein essor, son port de Loire et ses chantiers, la vie de la bourgeoisie active, la maison des champs du négociant-dessinateur, ses amis célèbres, Natoire, Cochin, le pastelliste Perroneau, son illustre compatriote.


Le jeudi 3 juin eut lieu la promenade-conférence, avec les « Amis de la Bibliothèque », dirigée comme à l'accoutumée par Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la Cathédrale. Le thème était cette année : « Orléans de la Renaissance ».
La visite commença par les vestiges du XVIe siècle de la Cathédrale, hélas ! bien maigres : deux travées de la nef centrale, quelques voûtes des collatéraux et une porte intérieure cachée dans l'ombre. Mgr Brun retraça alors l'histoire troublée de notre ville pendant les Guerres de Religion : la propagation de la Réforme prêchée clandestinement à partir de 1557, les États généraux d'Orléans du 18 octobre 1560, la mort du jeune François II à l'Hôtel Groslot (l'actuel Hôtel de ville où les amateurs d'histoire se rendirent ensuite) ; le sac de 1562 où le zéle iconoclaste des huguenots – réprimé encore plus violemment par les catholiques ! – détruisit vingt églises, et, après la paix de l'Ile-aux-Bœufs, la nouvelle destruction de 1568 qui fit de Sainte-Croix un champ de ruines. Les visiteurs, après avoir admiré les restes de la chapelle Saint-Jacques réédifiée à la fin du siècle dernier dans un petit jardin derrière la mairie, se dirigèrent enfin vers les hôtels particuliers de la Renaissance : la maison d'Euverte Hatte dite d'Agnès Sorel, l'hôtel Toutin, appelé à tort « maison de François Ier », occupé par la célèbre firme Amos-Mailfert, spécialisée dans la restauration des vieux meubles, à l'Hôtel Cabu, à la Maison Ducerceau, à celle de la Coquille dont le délabrement actuel est une honte…


La promenade littéraire du dimanche 13 juin « Au pays d'Alain-Fournier », qui reprenait partiellement un circuit déjà fait il y a quelques années, connut un succès retentissant : plus de quatre-vingts personnes, tant en car qu'en voitures particulières.
Ce fut une impressionnante caravane qui prit les routes du Cher, sous un soleil éclatant. Le premier arrêt fut Nançay, devant la maison, aujourd'hui silencieuse, de l'oncle « Florent », devenu « Florentin » dans le roman. Tout près de là s'élève un adorable château rose qui a pu fournir à Alain-Fournier un des éléments du mystérieux domaine des Sablonnières, « à la fois synthèse et sublimation de tous les châteaux qu'il avait connus et aimés en Sologne ». À la fin de la matinée, nous atteignîmes Épineuil-le-Fleuriel, la vraie patrie du Grand Meaulnes, la place où s'installèrent les bohémiens, l'épicerie Boujardon où « François trahit », le Café Daniel, où toute la troupe se restaura, à la campagnarde, les « Petits-coins » dont le charme vieillot est demeuré préservé, la maison d'école enfin, où nous accueillit de la façon la plus charmante un jeune ménage d'instituteurs amoureux du Grand Meaulnes : M. et Mme Lullier, qui ont su faire de ce bâtiment communal un musée de la ferveur. Chacun s'assit à la place du petit Henri, chacun feuilleta le registre matricule de l'École à la page d'« Henri-Alban Fournier », chacun se recueillit devant l'étroit lit de fer de la froide mansarde, près du grenier où les oiseaux se taisaient quand arrivait Isabelle… Isabelle Rivière, la chère sœur d'Henri, qui conserve pieusement son souvenir. Nous eûmes l'impossible chance de la voir, de converser avec elle au terme de notre pèlerinage. En effet, grâce à la gentillesse de M. Lureau, maire de La-Chapelle-d'Angillon et conseiller général, qui fut l'élève de M. Fournier père (combien de souvenirs émus nous rappela-t-il !), nous pûmes entrer dans la modeste maison de Maman Barthe et contempler le sourire grave et serein de celle qui fut la compagne d'Henri Fournier et aussi de François Seurel et d'Augustin Meaulnes…


L'année 1964-1965 s'est terminée sur un événement d'importance, bien qu'il n'ait donné lieu qu'à une cérémonie intime. En effet, notre Président, M. Germain Martin, secrétaire général du Comité d'information de l'Association Guillaume-Budé, à qui son éloignement d'Orléans, depuis plusieurs années, rendait la tâche difficile, a tenu à passer le flambeau budéiste à l'un de nos plus fidèles membres, M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la mairie d'Orléans. Notre vice-président, M. Jacques Boudet, rappela le rôle de premier plan joué par M. Germain Martin dans la section orléanaise, qu'il créa il y a onze ans, loua son activité et son constant dévouement ; il l'en remercia chaleureusement et, au nom du Bureau, lui décerna le titre de président d'honneur.



 SAISON 1965-1966

L'année écoulée a été marquée par deux événements importants, dont le second endeuille non seulement notre section orléanaise, mais l'Association tout entière. Le 14 octobre 1965, M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans, a bien voulu accepter, malgré les devoirs contraignants de sa fonction, la charge de la présidence de notre Société. Le 18 septembre 1966 disparaissait en son domicile de Neuilly M. Germain MARTIN, ancien directeur régional de la Régie Renault, président d'honneur de notre section et secrétaire du Comité de propagande de l'Association Guillaume Budé. M. G. Martin, après avoir présidé la section de Nantes, était venu à Orléans en 1952. Peu de temps après, il y fondait une section, devenue rapidement très active et il en fut le dévoué président pendant onze ans. Fin lettré, passionné de culture antique, auditeur assidu de la Sorbonne et du Collège de France, il était en relations avec de nombreux professeurs, dont il fit profiter l'auditoire orléanais. Les Budistes se doivent de rester fidèles au souvenir d'un homme qui fut jusqu'au bout si actif et si dévoué à la cause humaniste.


La Section Guillaume-Budé d'Orléans a participé, le 15 octobre 1965, à une table ronde, où étaient représentées trois autres sociétés savantes : les Naturalistes orléanais, la Société d'Horticulture et la Société Archéologique et Historique, autour d'un grand sujet local : « La Source », célèbre aujourd'hui par son campus universitaire, au développement duquel veille attentivernent M. Gérald Antoine, recteur de l'Académie, M. Jacques BOUDET, vice-président de notre section, devait parler du « Château de La Source au siècle des lumières ». Une brève maladie l'en empêcha, mais il eut soin de confier son texte à l'un de nos membres, M. Jean Laurent, directeur du B.U.S., qui le lut admirablement.
M. Boudet évoqua surtout les cinq années (1720-1724) où Lord Bolingbroke, alors en exil, habita le domaine. Celui-ci ne cessa de s'extasier sur sa retraite, « si près du monde qu'on en a tous les avantages, assez loin pour ne pas en avoir les inconvénients ». Parmi les visiteurs illustres, Voltaire s'impose à notre esprit ; mais M. Boudet rétablit la vérité : François-Marie Arouet n'a guère passé à la Source que trente-six heures, en décembre 1722. Mais l'influence qu'exerça sur lui le grand homme politique fut capitale. Dans une lettre adressée à Voltaire en 1724, le châtelain l'invite à cultiver son esprit avec le même zèle que lui cultive son jardin des bords du Loiret. M. Boudet se demande si « notre parc floral – siège des Floralies 67 – ne serait pas l'original du jardin de Candide.


Le mardi 23 novembre 1965, M. René LOUIS, professeur de littérature du Moyen-Âge à la Faculté des Lettres de Tours, a parlé de « Chrétien de Troyes romancier ».
Le conférencier s'attacha surtout à montrer la fraîcheur et l'originalité de la première œuvre, Érec et Énide, méconnue au profit de Lancelot ou de Perceval. Après avoir tracé les grandes lignes de la vie de Chrétien, M. René Louis définit « l'amour courtois », détruisant les approximations de Denis de Rougemont dans son trop célèbre livre L'Amour et l'Occident. L'originalité de Chrétien de Troyes, selon le conférencier, réside dans le fait que l'amour courtois, en principe incompatible avec le mariage féodal, peut être réconcilié avec l'amour conjugal. En effet le conte ne s'achève pas au moment où Érec « au cler vis » obtient, après avoir défait son adversaire après d'haletantes péripéties, la main d'Énide. Lorsque Érec sent que le mariage l'a « embourgeoisé », il impose à sa jeune femme toutes sortes d'épreuves et, quand il aura enfin la certitude qu'elle est digne de lui, il lui pardonnera et vivra avec elle « la fine amor ».


Le 1er février 1966, en association avec la Coopérative culturelle du lycée Benjamin-Franklin d'Orléans, nous avons accueilli M. Jean SUR, secrétaire général de la revue La Table ronde, romancier et essayiste, qui avait choisi pour sujet : « Aragon ou le réalisme de l'âme ».
M. Sur a insisté sur le fait que les derniers ouvrages d'Aragon (dont il est le plus récent biographe) – La Mise à mort, Le Fou d'Elsa, Le Voyage de Hollande – constituent une sorte d'œuvre poétique totale où se trouvent mêlés les problèmes métaphysiques, politiques, le destin de l'homme et la signification du monde. Ces œuvres, et en particulier Le Fou d'Elsa, contribuent à l'édification de ce que Pierre Emmanuel appelle si justement « un mystère pour les athées ».


Le 12 avril, Mme Jacqueline DE ROMILLY, professeur de langue et de littérature grecques à la Sorbonne, répondant à l'invitation de M. Germain Martin, vint au Centre Charles-Péguy, sous la présidence de M. le recteur Antoine, parler d'un sujet qui lui est familier : « Âge d'or et progrès à l'époque classique en Grèce ».
Mme de Romilly tint d'abord à préciser que les Grecs ne connaissaient pas l'idée de progrès chère à nos philosophes du XVIIIe siècle. Les premiers auteurs comme Hésiode croyaient au contraire à une dégradation, de l'« Âge d'or » – qui par la suite devint un mythe célèbre, de Platon à Virgile – à l' Âge du fer. C'est à la lumière des écrits des auteurs du siècle classique qu'on peut établir la notion grecque de progrès, née dans l'euphorie de la victoire et du rayonnement d'Athènes. Et Mme de Romilly de citer, après bien d'autres exemples, Thucydide, qu'elle connaît bien, un Thucydide exalté par son époque, qui énumère les bienfaits et les inventions de son temps. Mais il reste d'accord avec ses prédecesseurs et eontemporainS : il s'agit d'un progrès matériel et non moral, dont l'instigateur est la « khréia », le besoin, principal moteur des actions humaines.


Le jeudi 2 juin, Mgr P.-M. BRUN conduisit comme à l'accoutumée, la promenade-conférence à « la cathédrale Sainte-Croix », dont l'histoire remonte au IVe siècle, avec sa fondation par saint Euverte.
Les fouilles organisées en 1936 par M. le chanoine Chenesseau et Mgr P.-M. Brun permirent de retrouver les vestiges de la deuxième église, celle qui fut reconstruite par Robert le Pieux. Deux travées de la nef centrale restent de l'édifice reconstruit en 1287 par l'évêque Robert de Courtenay. Après le « grand abatis » des guerres de religion, ne demeurèrent que quelques chapelles du XIVe siècle, quelques fragments du XVe siècle. Avec son érudition teintée d'humour, notre guide retrace la lente reconstruction : de 1601, date à laquelle Henri IV pose solennellement une première pierre, à 1858, où Viollet-le-Duc fait ajouter la flèche néo-gothique. « Sainte-Croix, conclut Mgr Brun, n'offre sans doute pas la pureté de style des églises construites au cours d'un même siècle, mais elle est en revanche un témoignage unique de la continuité de l'histoire. »


Le 12 juin, l'excursion littéraire, jumelée avec les « Amis de la Bibliothèque » et suivie par plus de 70 participants, eu pour but « Le pays de Rabelais ». Il y a huit ans déjà, cette promenade avait eu lieu sous la conduite de M. Verdun-Louis Saulnier.
Notre première étape fut Chinon, où nous attendait M. HÉRON, membre des « Amis de Rabelais », pour nous mener, par le dédale des vieilles rues, à l'emplacement de la maison de la rue de la Lamproie, puis au Musée local. M. Jacques BONNOT, professeur au lycée David-d'Angers, seiziémiste distingué (auteur d'un excellent Rabelais dans la collection France-Hachette) et son collègue M. LETELLIER nous attendaient à la Devinière, cette ravissante maison des champs au pignon aigu et à la pierre usée. Après un déjeuner « que n'eussent pas désavoué des fouaciers » , M. MAUNY, professeur en Sorbonne, fut pour un temps notre guide éclairé dans les arcanes du château délabré de la Roche-Clermault, où les soudards de Picrochole en décousirent avec les troupes de Grandgousier. Après une halte à Lerné, patrie dudit Picrochole, et à sa très curieuse église, la troupe des rabelaisiens joignit l'abbaye de Seuilly (le Seuillé de Frère Jean des Entommeures), où elle écouta avec liesse le récit du sac de l'Abbaye, mimé à la perfection par M. Letellier. Les lueurs du jour pâlissant et la pluie mettant une ombre sur les coteaux du Chinonais, on se sépara devant le château du Coudray-Montpensier, cadeau de Grandgousier à son fidèle écuyer Gymnaste…


Après une année si fertile en rencontres, le Bureau est heureux de présenter succinctement ses projets pour 1966-1967 : – le 1er décembre : conférence avec projections de M. F. Chamoux, « Cyrène, ville grecque d'Afrique ». – le 10 janvier : conférence-débat par M. F. Robert, « L'avenir des études classiques dans les perspectives actuelles de l'enseignement en France ». – en mars : conférence de M. J. Soulas, « Anatole de Monzie, gentilhomme des lettres et de la politique ». – le 11 avril: conférence de M. J. Raimond, « Le Balzac de Marcel Proust ». – le 1er juin: promenade-conférence de Mgr Brun, « Orléans à l'époque classique ». – le 11 juin : excursion littéraire « Sur les traces de La Fontaine et de Bossuet » (avec arrêt, au retour; à Milly-la-Forêt, où sera évoqué le souvenir de Jean Cocteau).

Nous rappelons la composition du Bureau :
Président d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, secrétaire perpétuel de l'Académie française, Les Vernelles, Saint-Denis de l'Hôtel (Loiret).
Président : M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale, rue Parisie, Orléans : M. Jacques BOUDET, professeur au C.L.U., 18, rue du Bœuf-Saint-Paterne, Orléans.
Secrétaire : M. André LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin, 13 bis, rue du Nécotin, Orléans.
Trésorier : M. Jacques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin, 45, rue du Bourdon-Blanc, Orléans.


 

 SAISON 1966-1967

Sous la présidence efficace de M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans, qui succéda en 1965 à M. Germain Martin, fondateur de la section, budiste dévoué, hélas disparu en septembre 1966, notre société a poursuivi avec succès ses activités pendant la saison 1966-1967. Les membres, d'une centaine au total, ont suivi avec fidélité les causeries et promenades.


Le 1er décembre 1966, M. François CHAMOUX, professeur de langues et littérature grecques à la Sorbonne a ouvert le cycle des conférences avec « Cyrène, ville grecque d'Afrique ». C'est M. Gérald Antoine, recteur de l'Académie d'Orléans, qui présenta lui-même le conférencier, « un compatriote, un collègue, un ami » ; il évoqua sa carrière, l'École d'Athènes, « le commencement de ses véritables campagnes » ; les fouilles de Delphes à la Cyrénaïque. En effet, M. Chamoux a consacré une grande partie de ses recherches à cette région et a consacré une thèse de doctorat à l'histoire de la colonisation grecque à Cyrène de 631 av. J.-C. à 440 et dirigé la mission française archéologique sur le site d'Apollonia.
Dans cette terre, beaucoup moins désertique que la Tunisie voisine, ouverte aux vents de l'Adriatique, les Grecs mirent leur empreinte indélébile : leur colonisation dura treize siècles ! M. Chamoux ouvrit alors, pour notre plus grande joie, son album d'images, images qu'il prit lui-même lors de son séjour : le port, les restes du môle, de la basilique chrétienne et, en particulier, de très belles mosaïques à sujets animaliers. Il nous montra sa « découverte » : un fragment d'autel monolithe et la base d'une statue portant une épigramme qu'il a pu attribuer légitimement au poète Callimaque. Ensuite il nous transporta sur le plateau, à 600 mètres, dans un site admirable, que Pindare a chanté dans une de ses Pythiques, au milieu des pins, des· genévriers géants et des touffes d'ombellifères – peut-être le « sylphium » antique. Après l'immense nécropole, nous avons visité les sanctuaires : le temple de Zeus-Amon, réunissant dans un syncrétisme exemplaire les deux religions grecque et égyptienne, celui de Déméter, celui d'Apollon, fondé près de la source de Kyra – qui donna son nom à la ville – par les premiers colons venus de Santorin. Nous avons pénétré avec notre guide dans cette grande cité où, dès le Ve siècle, apparaissaient les règles d'un urbanisme raisonnable à l'échelle de ces pays neufs. Hélas, avec l'invasion musulmane, ce fut la rupture totale avec le monde méditerranéen. Les civilisations sont bien mortelles. « Mais, conclut M. Chamoux devant un public enthousiaste, il reste dans la terre rouge d'Afrique quelques trésors cachés que les archéologues ramènent d'une main patiente et pieuse. »


Le mardi 10 janvier, a eu lieu à la salle de la Chambre de commerce, sous la présidence de M. le recteur, une conférence-débat sur un sujet d'actualité : « L'avenir des études classiques en France dans les perspectives actuelles de l'enseignement ». Le conférencier était M. Fernand ROBERT, professeur de littérature et de civilisation grecques et secrétaire général de l'Association Guillaume-Budé.
M. Robert écarta d'abord la polémique et entra de plain-pied dans l'utopie, mais seulement en apparence. « Puisque nous allons vers la civilisation des loisirs, vers le temps où les navettes tisseront toutes seules, selon le rêve d'Aristote, vers les quarante mille heures de travail, alors loisir reprendra son double sens grec : temps libre et école. Alors la civilisation laissera une grande place à la culture désintéressée – et les langues anciennes ne feront plus figure d'anachronisme. » Et de citer cette phrase de son Essai sur l'Humanime : « dans les différents métiers, il est. recommandable de se former d'après les techniques les plus anciennes, puisqu'elles exercent toujours les qualités d'homme toujours nécessaires ». Dans la seconde partie de son exposé, M. Robert a observé les réalités de l'enseignement actuel, déplorant la dernière réforme du baccalauréat portant un coup très dur aux sections classiques (67000 candidats au « 1er bac », 5000 à peine après la réforme). Cependant quelques faits réconfortants : la progression du latin dans le premier cycle et chez les grands commençants à la Faculté. M. Robert dénonça pour finir une erreur enracinée : la spécialisation hâtive ; or le but du lycée et justement des études classiques, c'est d'être utile à ceux qui ne seront pas des spécialistes. Le débat qui suivit fut particulièrement nourri et passionnant, voire passionné. Des « modernes » reprochèrent notamment aux « classiques » leur manque d'ouverture sur le monde et sur l'Orient en particulier. M. le recteur fut le brillant arbitre : « l'intérêt n'est-il pas de même nature dans les civilisations les plus étrangères comme dans les civilisations les plus reculées dans le temps… ? »


Le mardi 7 février, la Société Dante-Alighieri d'Orléans et notre section Budé ont organisé une conférence, sous la présidence de M. P. Vigier, directeur du C.L.U. d'Orléans-Tours, consacrée aux « Nouveautés archéologiques en Italie du Sud et en Sicile ». M. le Pr G. MANSUELLI, directeur des Instituts d'Archéologie de Bologne et de Pavie, auteur des Origines de la civilisation européenne dans la collection Arthaud, avait été invité par le Comité du jumelage Orléans-Trévise et avait tenu à parler en français pour faire honneur à son auditoire, que la nouvelle salle du C.R.D.P. avait du mal à contenir. La présentation fut faite par M. Chevallier, professeur d'histoire à la Faculté des Lettres de Tours et archéologue renommé.
M. Mansuelli voulut nous montrer que la connaissance archéologique de l'Italie méridionale ne se borne pas aux cités grecques de Paestum, Agrigente et Syracuse, pas plus qu'on ne connaît la civilisation romaine en visitant Pompéi seule. Les recherches sur le paléo et le néolithique ont montré l'existence de courants de communication entre l'Adriatique et la Tyrrhénienne, et du Latium aux Abruzzes ; d'après les trouvailles à Capoue et dans la région de Salerne, on peut parler d'une Étrurie campanienne. La conférence se poursuivit par de remarquables projections commentées (Agrigente, Palerme, acropole de Lipari, sépultures des Pouilles, nécropole de Cumes…) et se termina par un très beau film en couleurs : Sicilia Preellenica.


Le 1er mars, M. Jean SOULAS, professeur au lycée Pothier d'Orléans, nous a parlé d'« Anatole de Monzie, gentilhomme des Lettres et de la Politique ». Ses travaux historiques, sa curiosité naturelle, et surtout un séjour dans le Lot, où l'on parle encore respectueusement de « Monsieur de Monzie » avaient amené notre sympathique collègue à évoquer une des personnalités les plus étonnantes de la IIIe République.
L'orateur brossa d'abord le portrait de l'homme : silhouette pittoresque avec ses deux attributs, le béret basque et la canne, silhouette solide aussi, dont on entend de loin le verbe impérieux ; puis de l'homme politique, que certains historiens définissent, avec un peu de malveillance, comme « un Talleyrand qui n'aurait pas eu son heure ». M. Soulas compare plus justement cette personnalité difficile à cerner à celle d'un Louis Barthou, ou, de nos jours, à celle d'un Edgar Faure. Ensuite, il retrace sa jeunesse studieuse à Agen, puis à Paris, ses premières amitiés qui seront indéfectibles (Henri de Jouvenel, Marc Sangnier), ses débuts remarqués au barreau, son intérêt grandissant pour les belles-lettres. Il étudie ensuite sa carrière politique : conseiller général du Lot, député de Cahors en 1909, sous-secrétaire d'État en 1913, puis en 1917, ministre des Finances en 1925, appelé par Édouard Herriot, poste qu'il occupa brillamment, selon l'avis d'un spécialiste qui fait autorité, Alfred Sauvy. M. Soulas évoque alors, en émaillant son propos d'anecdotes et de citations tirées des nombreux livres d'Anatole de Monzie, « « Cadurcorus : l'homme du Quercy », comme l'appelle Barthou, son rôle politique, ses vues fécondes, son passage à l'Instruction Publique : il fait voter la loi sur la gratuité de l'Enseignement secondaire, donne l'impulsion aux associations de parents d'élèves, crée le Bureau universitaire de statistique. Mais son œuvre essentielle restera la fondation de l'Encyclopédie Française, un inventaire complet d'une civilisation à un point donné et qui rassemble les noms de Maurice Garçon, Léon Blum, Raoul Dautry, Valéry, Maurras, Carcopino, Joseph Bédier, Paul Hazard, Paul Desjardins, Jacques Copeau, Jouvet, Signac… réunis sous l'autorité bienveillante de son ami Lucien Febvre. Quel plaisir aussi avons-nous eu de découvrir « le gentilhomme des Lettres », tout à tour familier et caustique, décochant ses traits à Giraudoux « qui perfectionna le vide » ou à Laval, « ce Louis XI de grande banlieue », mais aussi cet homme de la province « qui a du bon quand les choses vont mal », comme il disait à la mairie de Cahors, lors de la débâcle.


Le 11 avril, M. Michel RAIMOND, docteur ès lettres, auteur d'une récente thèse sur La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années 20, professeur au C.L.U. d'Orléans, a fait une brillante conférence intitulée « Le Balzac de Marcel Proust ».
Il ne s'agissait pas de « Balzac et Proust », sujet énorme et rebattu, mais d'une étude particulière et originale : montrer l'image que Proust a retenue de Balzac et, de là, chercher un nouvel éclairage, sinon sur Balzac, tout au moins sur Proust, quant à la genèse de son grand œuvre. En premier lieu, M. Raimond étudia la découverte de Balzac par Proust, qui n'a pas eu lieu, comme on le croyait généralement, lors de la rédaction du Côté du Guermantes, mais une première fois au cours des lectures que l'adolescent fit au Pré-Catelan, le jardin de l'oncle Amiot à Illiers, et plus tard, au moment du Contre Sainte-Beuve, révélé par Bernard de Fallois. Les premières réticences de Proust vis-à-vis de l'auteur de la Comédie humaine tiennent plus à l'état d'esprit de la génération symboliste qu'à son tempérament propre. Sa génération va commencer « une entreprise de récupération du réel » et c'est dans Balzac que Proust retrouve ce réel et « ce nouveau regard sur les hommes ». M. Raimond nous lit ensuite ces étonnants portraits qui figurent dans le Contre Sainte-Beuve : Madame de Guermantes, Madame de Villeparisis, lectrices et juges de Balzac. Il a choisi, pour peindre ce monde, Balzac comme révélateur. Pour quelle raison celui qu'il considère comme un maître apparaît-il toujours comme un « dada », une marotte de mondains futiles et un peu ridicules ? C'est qu'il a déjà conscience à cette époque, vers 1908, d'avoir échappé au dilettantisme : en raillant les propos des Guermantes, il raille l'amateur qu'il aurait pu être. Sans doute, il reste encore sensible à une certaine vulgarité de Balzac, à ce qu'il appelait le côté « Musée Grévin », mais en revanche il observait que Balzac gagnait en vérité, en montrant la « solide rudesse d'un point de vue objectif », en donnant « une valeur littéraire à mille choses de la vie trop contingentes ».


Le jeudi 1er juin eut lieu la promenade-conférence sur le thème « Orléans à l'époque classique ». Le guide éminent qu'est Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale et vice-président de notre association, mena les visiteurs devant les principaux monuments du XVIIe de notre ville.
Le point de départ fut le portail sud de Sainte-Croix, lequel porte la marque du Grand Siècle et même la devise du Roi-Soleil. À l'intérieur, Mgr Brun souligna les efforts accomplis à cette époque de classicisme pour « faire du gothique », parfois avec bonheur, comme dans les stalles érigées par Mgr de Coislin, mises au rancart au XIXe et rétablies seulement en 1936. On alla ensuite dans les jardins de l'évêché d'où on a une si belle vue sur le chevet de la cathédrale, puis dans l'ancien évêché, aujourd'hui bibliothèque, un bâtiment qui a fort besoin de restauration ; de là à l'ancien grand-séminaire, englobé dans le lycée Jeanne d'Arc, et dont la façade intérieure porte encore la griffe de Mansart. Après avoir admiré, rue d'Escures, le bel ensemble d'hôtels particuliers aux toits en forme de carène, le groupe s'attarda au Martroi, et pour finir en beauté devant la perspective de la rue Royale, « la plus belle du royaume à la fin du Grand Siècle ».


Le dimanche 11 juin, Budistes et Amis de la Bibliothèque d'Orléans sont allés « Sur les traces de Bossuet, La Fontaine et Cocteau » ; et cette excursion, conduite magistralement par M. Jacques BOUDET, connut un succès complet, sans que jamais l'horaire n'en souffrît.
Passé Fontainebleau et franchie la Seine, nous fîmes une halte à Valvins, devant la maison sans apprêt dont le rez-de-chaussée était au siècle dernier un café de mariniers et de rouliers. C'était là qu'en 1874 Stéphane Mallarmé vint s'installer et fit de cette modeste demeure une annexe de la Rue de Rome aux mardis célèbres. C'est là que « le poète impuissant qui maudit son génie » méditerà, écrira, raturera sans cesse Un coup de dés… À Meaux, sur le parvis de la cathédrale, nous attendait M. Michel ADAM, ancien secrétaire de la section orléanaise, docteur ès lettres, que tous ses nombreux amis furent ravis de retrouver. Avec humour, il se fit le présentateur de Bossuet, dont il s'attacha à montrer le côté humain et dévoué. Le conservateur du Musée de Meaux, M. ENDRÉS nous conduisit au « Pavillon » situé sur les remparts, petit édifice tapissé de roses à l'extérieur, de boiseries sévères à l'intérieur, où l'Aigle travaillait et dormait quatre heures par nuit, enroulé dans deux peaux d'ours… Au Musée, chacun se pencha sur les deux reliques de Bossuet : un plan de travail pour ses sermons quotidiens et un fragment de thème latin du Dauphin avec les corrections de l'illustre professeur… Maigres reliques, aussi discrètes que la tombe de « Bos suetus », simple dalle noire dans le chœur de son église… L'après-midi, au pied des douves du château de Vaux-le-Vicomte, M. Boudet nous transporta en 1657, date à laquelle Nicolas Fouquet confia à Le Vau et à Le Brun l'ordonnancement de sa fastueuse demeure, que décrit, avec un talent que nous étions loin de soupçonner, Mademoiselle de Scudéry dans sa Clélie. En 1661, au début de l'été, Molière y joue Les Fâcheux ; en septembre, le théâtre de verdure est abandonné, les salons fermés, le mécénat de Fouquet achevé ; seules retentissent les voix des nymphes de Vaux… La dernière étape, à l'heure où la lumière pâlit, nous plongea dans le ravissement. Au bord d'une petite route discrète d'Ile-de-France, aux confins de Milly-la-forêt, dans un petit jardin « plein d'ache et de serpolet », un oratoire, vestige d'une maladrerie moyenâgeuse, dresse ses pierres en appareil grossier : c'est la chapelle Saint-Blaise-des-Simples, patron des guérisseurs et de tous ceux qui cherchent le salut dans la sauge, la menthe et l'armoise. Cette chapelle, Jean Cocteau l'a sauvée de la ruine et l'a choisie comme éternelle demeure, non sans y laisser les marques de son crayon sûr et humoristique : des simples, un Christ pathétique, des séraphins à tête de Dargelos, un ange, « l'ange Heurtebise, en robe d'eau »…


Constitution du Bureau pour l'année 1967-1968 :
Présidents d'honneur : Germain MARTIN in memoriam, Maurice GENEVOIX, secrétaire perpétuel de l'Académie Française.
Président : Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr Pierre-Marie BRUN, archiprêtre de la cathédrale ; Jacques BOUDET, professeur de Khagne au lycée Pothier et chargé de cours au C.L.U. d'Orléans.
Secrétaire : André LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorier : Jaques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin.


 

 SAISON 1967-1968

Le calendrier de la saison 1967-1968 de la Section orléanaise a été un peu moins fourni que les années précédentes, car nous avons été obligé d'annuler, en raison des événements, les deux sorties de mai et de juin, notamment l'excursion au pays de Balzac. Cependant les conférences ont connu toujours le même succès.


Le 27 octobre 1967, dans le cadre de la traditionnelle réunion des Sociétés savantes d'Orléans, à la Bibliothèque municipale, dont le thème était « Orléans au XVIIIe siècle », Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale et vice-président de notre Société, a traité « le Jansénisme à Orléans ».
Le jansénisme se propagea à Orléans, comme ailleurs, dès 1645, et l'agitation parfois très vive dans certaines paroisses de notre région ne devait s'apaiser qu'avec l'arrivée de Mgr Louis-Sextius de Jarente de la Bruyère, évêque sage et diplomate, vers 1758. Avant lui, le cardinal de Coislin, mort en 1706, s'était préoccupé de façon très sacerdotale des jansénistes comme des protestants. Mgr Brun retraça, avec compétence et esprit, le climat de l'imbroglio procédurier auquel donna lieu au XVIIIe siècle cette querelle du jansénisme, qui s'était développé dans de nombreux milieux spirituels. Il persista dans les couvents de femmes, où la division et la confusion s'installeront pendant un demi-siècle, En 1774, la justice vint expulser la dernière religieuse janséniste du prieuré de Voisins à Saint-Ay, sur la route de Meung-sur-Loire.


Le mercredi 15 novembre, M. Henri GILLET, professeur honoraire au lycée Alain-Fournier de Bourges, romancier et essayiste (auteur d'un Alain Fournier aux éditions Émile-Paul), nous a présenté un remarquable « Itinéraire littéraire en Haut-Berry »véritable voyage, avec toutes les indications topographiques, qui devait nous mener d'Argent à Vallon-en-Sully, de la Sauldre au Cher bourbonnais, du village de la petite bergère Marguerite Audoux à Épineuil-le-Fleuriel, sur les marches du département et de… l'inconnu.
De Sainte-Montaine, où fut placée une jeune orpheline ignorante, qui découvrit la littérature dans un vieux Télémaque, qui écrivit avec son cœur et devint prix Goncourt avec Marie-Claire, nous avons gagné La Chapelle-d'Anguillon, où naquit Alain-Fournier, dans la modeste maison des grands-parents Barthe, encore habitée aujourd'hui de temps à autre par Isabelle Rivière. Un détour pour découvrir Sancerre sur son acropole, tel que le décrit Balzac dans La Muse du Département. Balzac, qui n'a jamais mis les pieds à Sancerre, nous étonne une fois de plus par l'exactitude de sa description. Notre guide ensuite nous fit découvrir la capitale du Berry, d'abord par les yeux malicieux de Stendhal, le Stendhal des Mémoires d'un Touriste, dont les pages sont parfois peu indulgentes pour les Berruyers. Heureusement, la vision d'un autre grand voyageur, Valéry Larbaud, est plus optimiste : il parle de ce « coup au cœur » qu'on ressent lorsqu'on découvre cette cathédrale posée comme sur une place de campagne… Pour finir, le sud nous attendant, le sud du département, « le seul district en France où le bon sens ait quatre dimensions », comme disait le Giraudoux des Provinciales, qui vécut quelques années de son enfance à Cérilly, en face de la maison de Charles Louis-Philippe… Voici le village de Meaulne, au nom immortel, la gare de Vallon, la chapelle Sainte-Agathe, la « longue maison d'école », ce petit bourg d'Épineuil, ce village de France qui suffit à créer un univers…


Le jeudi 1er février, l'Association Guillaume-Budé avait été invitée à une fort intéressante causerie suivie de projections de M. R. CHEVALLIER, maître de conférences à la Faculté des Lettres de Tours, causerie organisée dans le cadre d'une exposition temporaire par le C.R.D.P. d'Orléans. Le sujet en était « La photographie aérienne au service de l'histoire et de l'archéologie ».
De très nombreux documents – dont certains totalement inédits – nous ont permis de comprendre la méthode de cette nouvelle forme d'archéologie, qui a donné l'occasion de découvrir, en Ile-de-France et dans le Val de Loire, des sites absolument insoupçonnables pour l'observateur qui « travaille au sol ».


Le 7 mars 1968, à l'occasion du centenaire de la naissance d'Alain, M. Jean LAUBIER, normalien, agrégé de philosophie et ancien élève d'Alain, membre de la « Société des Amis d'Alain », nous a parlé de « La leçon du philosophe Alain » et a animé un débat à la suite de sa conférence.
M. Laubier, dédaignant le côté anecdotique, s'est simplement attaché à dégager les grandes lignes de l'enseignement de son ancien maître. Le lecteur trouvera surtout deux mots, deux maîtres-mots : liberté (comment se rendre libre? car la liberté n'est pas donnée, mais se conquiert) et pensée (Alain parle d'un devoir et d'un bonheur de penser). Alain est donc pour le lecteur celui qui apprend à penser, et pas seulement à raisonner ou à abstraire, mais à comprendre, à juger, à croire, à douter… et à agir. Émile Chartier est l'homme pour qui l'expression « s'enfermer dans ses pensées » n'a pas de sens. Il est celui pour qui le monde extérieur existe, ce qui explique l'intérêt qu'il porte aux sciences, et en particulier à la géométrie, où il apprend l'idée de la nécessité. Après avoir évoqué le métier, ou plus exactement les métiers qu'Alain exerça, avec application et même goût, celui de professeur d'abord, qu'il n'avait pas choisi, celui de journaliste, avec ses tâches humbles, et celui, occasionnel, de soldat-téléphoniste pendant la grande guerre, d'où il rapportera le brouillon de Mars ou la Guerre jugée, M. Laubier aborda la politique. Pour Alain, il existe une politique du citoyen qu'il faut faire et qu'il a faite. Et, si l'on peut schématiser sans trahir l'essentiel de sa pensée, elle se résume à ces principes : le devoir du citoyen n'est pas de détruire le pouvoir, de fait ou de droit, mais de résister à ce pouvoir. Pas désobéir, car c'est encore donner le moyen d'accroître ce pouvoir. La liberté ne va pas sans l'ordre. Résister au pouvoir, c'est obéir en faisant entendre que ce n'est pas raison… Belle leçon à méditer.


Le 18 avril, M. Pierre WuILLEUMIER, ancien élève de l'É.N.S., professeur de langue et littérature à la Sorbonne, a donné une conférence sur « Lyon gallo-romain ».
Ancien professeur à Lyon et directeur régional des Antiquités, M. Wuilleumier était des mieux placés pour nous parler des fouilles qu'il dirigea après 1945, notamment sur la colline de Fourvière. Il était plus juste, nous dit-il, de parler des « deux Lyon » formés d'une part par la colonie romaine de Lugdunum fondée en 43 par Munatius Plancus sur la colline de Fourvière, du bourg de Condate, de l'autre, construit sur le confluent de la Saône et du Rhône, célèbre par son sanctuaire fédéral des Trois Gaules (Belgique, Lyonnaise et Aquitaine). Ce sanctuaire fédéral, sorte de Washington antique, fondé en 12 avant J.-C. par Auguste (et, à ce sujet, M. Wuilleumier nous donna une belle leçon d'histoire, montrant comment les textes littéraires, notamment ceux de Tite-Live et de Suétone, se recoupent avec les données, parfois récentes, de l'épigraphie), ce sanctuaire, qui réunit dans une sorte de syncrétisme religieux les dieux traditionnels gaulois et ceux du Panthéon romain, est aussi le siège d'un organisme politique : la Confédération ou Conseil des Gaules. Telle est la sagesse habile de la Pax Romana : l'empereur compensait la colonisation par le resserrement des liens politiques, culturels et cultuels. Dans la deuxième partie de son exposé, illustré par des diapositives, M. Wuilleumier nous a parlé de la recherche des vestiges lyonnais et de leur identification : les restes du fameux sanctuaire que nous connaissons par les pièces de monnaie portant la célèbre inscription : Rometag, à Rome et à Auguste, les deux théâtres mis au jour en 1933 dans le quartier de l' Antiquaille, l'un, très vaste et possédant – chose rare – l'emplacement du rideau, l'autre, plus petit, un Odéon, à moitié couvert, destiné à la musique et aux « recitationes ». Quant à l'amphithéâtre, siège du légendaire martyr de sainte Blandine (qui eut bien lieu… mais en Asie Mineure !), on le crut légendaire, lui aussi, jusqu'à la récente découverte d'une inscription où l'on peut lire l'acte de donation, par un certain Rufus, de Saintes, qui était « sacerdos », c'est-à-dire président de cette puissante Confédération des Gaules.


Le cycle des activités de la saison a été prématurément clos, le 16 mai 1968, par la très brillante conférence que donna M. le doyen ROGER, de la Faculté des Lettres de Tours, intitulée « Pascal savant et libertin ».
« Il peut paraître anachronique, commença M. Roger, au milieu du désarroi actuel et de la tourmente universitaire, de parler de Pascal et, en fait, il ne l'est pas. D'abord nous sommes ici dans un lieu où le souvenir de Péguy, qui n'a jamais fui l'actualité, est toujours vivant ; ensuite l'Association qui m'invite porte le nom d'un humaniste qui jugeait que l'étude des belles-lettres était un aliment essentiel pour la vie spirituelle. De plus, Pascal n'a pas été un homme enfermé dans sa chambre, mais l'auteur traqué d'un pamphlet subversif ». Pascal libertin ! Cette affirmation pouvait paraître paradoxale. Il s'agissait pour M. Roger de retrouver le vrai visage de l'auteur des Pensées, pas le Pascal romantique ni le sceptique. Or, celui-ci a grandi dans le milieu libertin avec son père, le président Étienne Pascal, milieu mondain, pas du tout dévot, et savant, fréquenté par des philosophes cartésiens, chrétiens ou agnostiques : Gassendi, La Mothe Le Vayer, Roberval, Le Pailleur. Le libertin n'est pas comme on le dit le libre-penseur : c'est un intellectuel affranchi des préjugés du vulgaire, un aristocrate de l'esprit dont la vie morale est libre et diverse (Gassendi est un prêtre vertueux, Guy de la Brosse un débauché) dont les positions religieuses vont de l'athéisme agressif à un christianisme libéral. Les libertins sont des « modernes » qui croient seulement au rationalisme critique, héritiers de Montaigne et de Charron. En tant que savant, Blaise Pascal a été imprégné des idées de ce milieu libertin, qui le poussa plus tard à s'opposer à Toricelli et à Descartes. Il en a adopté les préjugés, contre l'aristotélisme d'une part et contre les Jésuites de l'autre : il en a pris l'attitude combative. Le Traité du Vide, avec son ton persifleur et désinvolte, c'est déjà la Première Provinciale… Et, pour conclure sur l'influence de ce milieu libertin, M. Roger insiste sur le fait que Pascal, malgré sa conversion, ne rompra jamais avec ses amis qui en sont issus, comme Miton ou Méré, qui ont peut-être collaboré aux Provinciales

Le secrétaire de la Section d'Orléans : André Lingois.


 

 SAISON 1968-1969

La saison 1968-1969 a connu un succès égal à celui des « grandes années » de notre section. Le voyage de juin, annulé en 1969, a été, en particulier, une réussite à tous les points de vue. Un signe réconfortant : les membres de la section sont en notable augmentation par rapport aux années précédentes.


La saison a été inaugurée le 17 octobre 1968 par la célébration du cinquième centenaire de la naissance de notre illustre « patron ». Le thème en était « Un étudiant de l'Université d'Orléans, Guillaume Budé ».
La première partie, « Guillaume Budé et l'humanisme », fut traitée par M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional et ancien professeur au lycée Pothier. Il commença par retracer les étapes de la vie de celui qui n'évoque plus guère aujourd'hui qu'une mine de traductions (!) : écolier à Paris, souffrant, comme Montaigne, des maîtres « terribles bourreaux », étudiant à Orléans, s'y ennuyant ferme et s'occupant davantage de sport, d'équitation que de belles-lettres et, tout à coup, se « convertissant » et décidant de refaire ses études, à vingt-trois ans, et d'apprendre le grec sous la direction du grand helléniste Janus Lascaris, M. Boudet insiste sur les travaux de Budé, et en particulier le De Asse, qu'on pourrait traduire par « Traité du Sou, unité monétaire », ouvrage capital, caractéristique de ce nouvel esprit avec lequel on abordait l'étude de l'Antiquité. Son but, c'est d'aller au delà du mirage majestueux de l'Antiquité romaine, telle qu'on le voit dans Du Bellay, et de retrouver cette vie quotidienne, ces « realia », par l'intermédiaire de l'économie, donc de l'argent.
M. Jean NIVET, professeur au lycée Benjamin-Franklin, s'attacha ensuite à montrer les relations de Budé avec l'Université d'Orléans, non pas tant que celui-ci y était étudiant (de 1483 à 1486), mais surtout quand l'influence de ses leçons philologiques s'y fit sentir. En effet, l'Université de Lois d'Orléans, naguère la plus importante d'Europe, était restée fidèle à un enseignement formel, où la pratique de la « disputatio » semblait un exercice figé et vain aux étudiants déjà contestataires. Après 1508, on vit à Orléans une nouvelle génération de juristes-humanistes dont les trois plus célèbres sont Nicole Bérault, « maître de tutelle » (chargé d'un cours de droit et directeur d'un pensionnat où il enseignait la grammaire et les belles-lettres), Pyrrhus d'Angleberme (quel beau nom pour un humaniste !) et le docteur-régent Pierre de l'Estoile. Vers le même temps, l'humaniste italien Jérôme Aléandre (auteur du premier dictionnaire de grec) implanta dans notre cité l'enseignement du grec, à tel point qu'elle mérita, selon son recteur (qui fut le même Pyrrhus d'Angleberme) le surnom de « gallo-grecque » !


Le 14 décembre, M. Gérald ANTOINE, recteur de la Faculté d'Orléans, en dépit de ses occupations multiples et des lourdes charges qu'entraînent ses fonctions, avait tenu à manifester son attachement à notre Association ; il parla avec l'éloquence qu'on lui connaît de « Claudel ou le génie familier ».
M. le recteur Antoine s'intéresse depuis fort longtemps à l'étude de la langue poétique de Claudel et à ses recherches syntaxiques, car, pour lui, l'étude stylistique et grammaticale permet la meilleure approche d'un auteur. « Claudel est un auteur comique, dit d'emblée M. Antoine, d'un comique énorme, et on a tendance parfois à l'oublier. » Et d'étudier tout au long de l'œuvre de Claudel ce comique familier, ce comique verbal, en émaillant dans une brillante improvisation son propos de citations et de commentaires subtils. Plus la carrière poétique de Claudel s'avance, plus le poète est familier, plus il recherche le mot familier, et cette recherche se traduit par des phrases amusantes et cocasses. Les images se multiplient, grossières ou naïves… Il y a un côté célinien chez lui… Il ne refuse pas non plus les mots du terroir et les idiotismes ; il écrit par exemple : « C'est la bonne femme qui boustiffe la boustifaille… » La sensualité verbale vient s'incorporer à la sensualité charnelle et la réussite est complète. Le conférencier montre Claudel « dans sa manière de se gorger de victuailles verbales… mettant Dieu dans sa poche… alignant tout ce qui est grandiose au niveau du quotidien… se livrant à maints télescopages syntaxiques… En un mot, il est parti de la solennité lyrique pour aboutir à la familiarité dramatique… »


Le 16 janvier, M. F. VANNIER, professeur d'histoire au lycée Pothier et auteur du IVe siècle grec (Armand Colin, collection U 2), fit une très vivante conférence sur « Démosthène et Clemenceau ».
Il commença par avouer que ce sujet ayant pour point de départ le livre de l'homme d'État français sur l'orateur grec lui paraissait un peu mince. Aussi proposa-t-il son « sujet réel » : images de Démosthène, en trois volets, dans l'Antiquité, au XIXe siècle, d'après les travaux de l'érudition allemande, et enfin selon les vues du « Tigre ». En effet, selon les époques, on mettra l'accent sur un aspect particulier, et ce n'est pas Démosthène qui est jugé en soi, mais Démosthène par rapport au temps de celui qui juge. Dans l'Antiquité cette image sera délibérément favorable : Démosthène apparaît comme le champion des valeurs essentielles, celles de la cité. Il mène le bon combat contre le monarque de Macédoine ; son point de vue est simple : il est obsédé par le mythe de la grandeur athénienne et inquiet devant la décadence de son temps. Il veut jouer le rôle d'un éducateur politique ; il est l'antidémagogue qui dit au peuple ses quatre vérités. Mais le belliciste Démosthène fut déjà contesté de son temps par son rival Eschine, par Isocrate qui joue audacieusement la carte du monde hellénistique… Au XIXe siècle, l'image se renverse : Démosthène devient le représentant d'un monde démodé, un rétrograde opposé à la marche de l'histoire. Les historiens allemands, réagissant avec leur subjectivité, voient d'abord en Démosthène le vaincu de Chéronée et éprouvent pour lui de la compassion. L'hostilité contre lui viendra avec l'hégélianisme, dont le thème favori est l'exaltation de l'État et des grands hommes. Le héros sera Alexandre, et Démosthène n'apparaîtra plus que comme le champion d'une lutte spécieuse, le représentant attardé de l'esprit stérile de clocher. A la fin du XIXe siècle, chez les historiens français, l'optique sera différente : Athènes est le foyer de la civilisation, le berceau de la démocratie et de la liberté. C'est dans ce contexte que Clemenceau s'intéresse à l'orateur grec. Mais il le voit en homme politique et refuse la biographie. C'est plutôt une célébration de Démosthène qu'il entreprend. Ses idées sur la Grèce sont d'ailleurs assez simplistes et ses jugements sur Eschine ou Philippe sommaires. Mais le livre va heureusement plus loin, car, en parlant de Démosthène, Clemenceau s'exprime lui-même ; « il fait son auto-portrait par procuration », le portrait d'un Clemenceau éliminé de la politique, amer et déçu, furieux contre le défaitiste Briand qui lui rappelle Eschine. La sympathie est certes une vertu utile à l'historien, mais dans une juste mesure, sans quoi il risque de tomber dans l'hagiographie...


La conférence prévue le 13 mars ayant été remise à l'année suivante par suite de l'indisponibilité du conférencier, la réunion suivante fut la promenade archéologique du jeudi 29 mai dans « Orléans préroman », conduite, selon la coutume, par Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale. Elle fut consacrée à la visite des « cryptes » (en réalité églises primitives du VIIIe siècle, à demi souterraines) de Saint-Aignan, Saint-Avit (sous l'actuel lycée Jeanne-d'Arc) et de Sainte-Croix.


Le dimanche 8 juin eut lieu la promenade littéraire « Au pays de Balzac », sous la conduite de M. J. BOUDET. Cette première belle journée de l'année 1969 permit aux nombreux budistes d'apprécier le charme de la Touraine, que Balzac aima non « comme on aime son berceau ni comme on aime une oasis dans le désert, mais comme un artiste aime l'art ».
La première étape fut le cloître de la Psalette, cadre du Curé de Tours, là où il faut situer la maison de Mlle Gamard, logeuse de l'abbé Birotteau, maison « dans les ombres projetées par la grande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir… ». Mais c'est dans la vallée de l'Indre, « verte vallée qui semble bondir sous les châteaux », que nous avons trouvé la vraie terre balzacienne : Pont-de-Ruan et ses trois moulins, le manoir de Vonne (qui deviendra Clochegourde dans le Lys dans la Vallée, mais seulement pour l'architecture), Valesne (qui s'appellera Frapesle dans le roman). La joie fut complète quand on pénétra dans la demeure de Saché, l'ancienne propriété de M. de Margonne, si amoureusement reconstituée par M. Paul Métadier. Le moment le plus émouvant du pèlerinage (sous la conduite du guide habituel du château, homme d'une compétence et d'une affabilité à toute épreuve, et dont l'enthousiasme est communicatif) fut la visite de la « cellule du moine », selon le propre mot de Balzac, où il écrivit, gorgé du meilleur café payé par M. de Margonne, en dix jours, la première partie des Illusions perdues. Après le repas plantureux à Villaines-les-Rochers, capitale de la vannerie française, la caravane gagna, par Azay et Langeais, Saint-Cyr-sur-Loire, pour y trouver la Grenadière, petite habitation rustique, sorte de Charmettes en miniature, qui abrita en 1830 les amours d'Honoré et de la « Dilecta », c'est-à-dire Mme de Berny. Le circuit se termina par une halte à Moncontour, « petit château de Touraine, blanc, joli, brodé comme une dentelle de~Malines », et à Vouvray, où les voyageurs de commerce ont érigé une statue à leur patron, « l'illustre Gaudissart ». On y évoqua Julie, héroïne de La Femme de trente ans, qui aimait à répéter : « Quel beau pays ! Peut-on se lasser d'admirer cette belle vallée ? »


Le Bureau de la Section orléanaise est constitué comme suit :
Présidents d'honneur : M. Germain MARTIN (in memoriam) ; M. Maurice GENEVOIX, Secrétaire perpétuel de l'Académie française.
Président : M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale Sainte-Croix ; M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional.
Secrétaire : M. André LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorier : M. Jacques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Le siège de la section est à la Mairie d'Orléans.


 

 SAISON 1969-1970

Le cycle 1969-1970 des activités de notre section a été inauguré, le mercredi 22 octobre 1969, par une conférence de M. Clément BORGAL, professeur de Lettres au Lycée Pothier, ancien élève de L'É.N.S. et essayiste connu. Le sujet en était : « André Gide et Roger Martin du Gard, histoire d'une amitié ».
M. Clément Borgal, qui est l'auteur d'un Martin du Gard (Éditions universitaires, 1958), a insisté d'emblée sur la dissemblance des deux hommes. Le lien qui les unit tient au fait qu'ils se sont saisis comme des êtres radicalement différents. La première partie de l'exposé a rappelé le début de leur amitié : le « coup de foudre » que ressent Gide à la lecture des premières feuilles du manuscrit de Jean Barois, l'impression défavorable que fit l'auteur des Nourritures sur Martin du Gard, lors d'une séance de lecture à la N.R.F. en novembre 1913, Gide se glissant « à la façon d'un clochard, avec un chapeau bosselé… un masque de Mongol ». Viennent ensuite les premières discussions au Vieux-Colombier, chez Copeau. Leur amitié s'affirme, comme leurs oppositions et leurs conceptions esthétiques. Martin du Gard reproche à Gide l'envahissement de l'autobiographie dans ses récits, leur subjectivité totale, tandis que Gide raillera chez son ami sa manie des documents, documents si volumineux qu'ils nécessiteront à chaque déplacement… un camion de déménagement !Mais André Gide profitera beaucoup des reproches et critiques de son scrupuleux ami : c'est sur les instances de celui-ci qu'il s'attaquera à un grand roman, sur lequel il travaillera sans relâche pendant cinq ans : Les faux monnayeurs. M. Clément Borgal montrera dans une dernière partie l'opposition des deux écrivains sur le plan politique. À partir de 1931, Gide manifeste un engouement irréfléchi pour le communisme et l'U.R.S.S., levant le poing aux défilés… « mais avec plus de gaucherie que de gauchisme ! » Martin du Gard, lui, se refuse à tout enrôlement, considérant la politique comme une affaire de spécialistes. Ne déclarera-t-il pas au sujet de la « littérature engagée » de Sartre : « C'est encore un truc pour classer les écrivains… » Après cette brillante conférence où M. Clérnent-Borgal nous montra le « prix de l'amitié et de l'échange », nous fut projeté un document émouvant, Avec André Gide, le film de Marc Allégret, qui fut, dans son jeune âge, le compagnon de l'écrivain lors de son fameux Voyage· au Congo.


Le vendredi 14 novembre, en accord avec l'Association des Amis de la Bibliothèque d'Orléans, M. le professeur Fredrik WERRING, du Collège universitaire de Kristiansand (Norvège), ville jumelle d'Orléans, est venu nous parler de « La littérature et la culture norvégiennes : les influences françaises ». Profitant d'un séjour en France à l'occasion de travaux universitaires, M. Werring, qui était accompagné de son collègue, M. Helge Bergstad, nous a fait une remarquable leçon, dans une langue impeccable, sur les rapports culturels entre nos deux pays.
C'est surtout à partir du XIXe siècle que la Norvège a été sensible aux influences étrangères, en particulier allemandes et françaises. Un exemple célèbre d'échange est celui du grand Ibsen : il apprend son métier d'homme de théâtre en montant des pièces de Scribe, Augier, Dumas fils et des auteurs naturalistes ; à son tour, à la fin du siècle, grâce à Antoine et aux Pitoeff, il exerce une grande influence sur le théâtre français. M. Werring nous a brossé un tableau de la littérature de son pays natal, littérature très riche et encore mal connue chez nous, malgré les rapports fréquents, tel le romancier Jonas Lie, grand admirateur de Balzac et qui vécut longtemps en France. La conférence ·de M. Werring a été suivie d'un montage photographique sur le ville de Kristiansand et sur le voyage que les Orléanais y firent à I'occasion du jumelage en 1968. Ce reportage, dû en grande partie à M. Vuillaume, photographe amateur bien connu et vice-président du P.C.C.O., nous a permis de vivre à la norvégienne pendant près d'une heure.


Le mercredi 26 novembre, M. Pierre GRIMAL, professeur de langue et de littérature latines en Sorbonne, auteur bien connu de Le siècle d'Auguste et de La Civilisation romaine, qui fut notre hôte il y a déjà neuf ans, a fait une brillante conférence intitulée « La jeunesse de Néron ». M. Gérald Antoine, recteur de l'Académie d'Orléans, présenta son collègue avec l'humour facétieux qu'on lui connaît.
M. Grimal nous dit d'abord qu'il faut « chercher à comprendre ces êtres si loin de nous, et par conséquent les rendre proches, car bien des jugements historiques ne tiennent pas compte de la vérité de leur temps ». Après avoir rappelé la destinée extraordinaire de ce personnage mort le 9 juin 68 de notre ère, fils de deux êtres hors du commun, livré à lui-même, élevé par un « saltator », sans doute un oriental, à la fois mime et maître de ballet, M. Grimal en arrive à l'idée essentielle qu'il illustrera tout le long de sa pertinente étude : Néron n'est pas un empereur ordinaire, ni le monstre sanguinaire de la légende, mais un mythe vivant. Ayant grandi au milieu des mythes familiaux, religieux, politiques. Néron s'est pensé lui-même comme héros mythique. Ce sont les historiens – et Tacite en particulier qui l'a décrit avec des œillères – qui nous ont transmis l'image du monstre né pour le malheur du genre humain. Ils ont oublié que le monde romain est formé de deux moitiés : l'Occident et l'Orient. Les sénateurs romains – et à leur suite les historiens – ont jugé en Occidentaux, en rationalistes. Néron a été formé par l'Orient, lequel ne le reniera jamais. Tout jeune, il est comparé au dieu solaire, unissant les traditions orientales et égyptiennes. Plus tard, Agrippine tenta d'en présenter aux Romains une image plus conforme à leurs croyances : Néron serait une incarnation d'Apollon ; en effet, comme le dieu, il est aurige, citharède. Bientôt il se considérera comme le dieu « Cosmocrator », c'est-à-dire Mithra. En un mot, tous les symboles se sont trouvé réunis autour de l'adolescent Néron. Il a rêvé « à lui tout seul les mythes impériaux qui devaient dominer le monde deux siècles après… Comment appliquer à un tel personnage les normes habituelles ? »


Le 28 janvier, une séance originale fut consacrée à une figure locale, certainement ignorée du grand public : « Jacques Vallée des Barreaux, poète libertin orléanais du XVIIIe siècle ». M. Jacques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin et trésorier de notre Association, a fait revivre, avec une sympathique érudition, ce curieux personnage, né dans la charmante bourgade de Châteauneuf-sur-Loire, chère au cœur de M. Maurice Genevoix, notre président d'honneur.
Issu d'une vieille famille de notre région, propriétaire du château de Chenailles à Saint-Denis-de-l'Hôtel (Loiret), qui abrita, paraît-il, les amours du Vert-Galant et de la belle Gabrielle, Jacques Des Barreaux fit des débuts édifiants au collège de la Flèche, avec l'élève Descartes, mais très vite se convertit… à la joyeuse vie. Confié par son père à Théophile de Viau (quelle imprudence !), il est entraîné à la débauche et compromis dans plusieurs scandales. Théophile est arrêté, Des Barreaux réussit à prouver qu'il n'y a entre eux qu'une « amitié chaste et fidèle ». En 1633, il tombe amoureux d'une jeune fille de vingt ans, qu'il comble de poèmes délirants ; il devient son amant… pour peu de temps, car la jeune fille, volage, est devenue… Marion Delorme ! Malade, Des Barreaux se convertit ou fait semblant, car, bien vite, il reprend le chemin des plaisirs et de l'amour. Tallemant des Réaux le peint comme un goinfre mal élevé et repoussant : tableau de légende, semble-t-il, car il fréquente les milieux libertins et érudits où l'on remet en question, bien avant les philosophes du XVIIIe siècle, les vérités religieuses et la morale traditionnelle. C'est là qu'il rencontre Ninon de Lenclos, le Grand Condé, Gassendi, Vauquelin des Yveteaux, et peut-être Pascal. Il vit en parfait épicurien, goûtant le soleil d'hiver en Provence, le vin de Bourgogne à Chalon-sur-Saône et courant les cabarets à Paris. La tradition rapporte qu'il fréquente la compagnie des Épulons, dont Molière aurait fait partie. La maladie, une fois de plus, le rappelle à la pensée de Dieu : en 1666 il se repent ; c'est ce qu'en atteste le Sonnet du Pénitent, qui fait contraste avec le reste de son œuvre, matérialiste et athée, et finalement très pessimiste. C'est donc une curieuse figure, à la fois proche des poètes « indépendants » de la première moitié de notre XVIIe et des « libertins érudits » étudiés si brillamment par MM. Pintard et Adam, que notre ami J. Durandeau a ressuscitée pour notre grand plaisir.


Le 11 mars fut traité un sujet inhabituel « Saint Jean Chrysostome face à la cour de Byzance », qui ne rebuta nullement les auditeurs nombreux. Il est vrai que l'orateur, Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la Cathédrale et vice-président de notre Association, a toujours beaucoup de succès.
Il nous ramena à la date du 15 décembre 397, date du sacre du nouvel évêque de Byzance, Jean d'Antioche, le futur « Bouche d'Or ». Cette cérémonie cachait sous un rituel fastueux bien des intrigues de palais – l'empereur Arcadius et son épouse la vindicative Eudoxie étant « manipulés » par le grand chambellan, l'eunuque Eutrope – et bien des haines, notamment celle du prélat consécrateur, Théophile d'Alexandrie. Mgr Brun rappelle l'adolescence de ce Jean d'Antioche, élève des rhéteurs qui éprouve le vide de la culture antique ainsi que le besoin d'une discipline ascétique au milieu de cette ville de plaisirs et de vice qu'est Antioche. Après deux ans de vie érémitique, le voilà prêtre dans sa ville natale, où il fait scandale par son verbe prestigieux et la liberté absolue de ses propos. Le conférencier nous donne des exemples variés de cette éloquence tumultueuse, de ce langage tour à tour truculent et poétique, exemples qui nous aident à comprendre l'ascendant énorme que Chrysostome exerce sur les foules à Antioche, qu'il sauve de la fureur de Théodose, puis à Byzance… Quel monde étonnant que ce siège de l'Empire d'Orient, cour bigarrée au grouillement de courtisans, d'arrivistes vivant dans le luxe et la luxure, peuple nombreux, à moitié christianisé, mosaïque de races et de coutumes, dont les bergers ne sont pas toujours soucieux du seul règne de Dieu ! Mgr Brun nous retrace alors les réformes austères de Jean dans son église, ses diatribes contre les riches et les puissants. Eudoxie se sent visée et commence alors la longue lutte entre l'impératrice et son évêque ; elle essaie d'abord de soulever contre lui le Concile du Chêne, grâce à la complicité de l'évêque d'Alexandrie. Jean est déposé, part en exil, mais bientôt l'impératrice est contrainte de le rappeler sous la pression populaire. Eudoxie va gagner la deuxième manche ; au Concile suivant, Jean est à nouveau déposé, mais cette fois il refuse de quitter son église ; un conflit sanglant s'élève. En 404 Jean reprend le chemin de l'exil ; il mourra en 407, au fond de l'Arménie, après bien des souffrances et des humiliations. « Mais il restera, plus qu'un grand prédicateur, l'homme qui s'est levé contre la tyrannie du pouvoir et de l'argent, contre l'oppression et la haine… »


Le jeudi 4 juin, Mgr Brun a conduit les budistes et les Amis de la Bibliothèque dans « Orléans gothique », une des grandes étapes de notre cycle de promenades commentées. L'essentiel de la visite a eu lieu à l'église Saint-Aignan et dans la partie du XVe siècle de la cathédrale Sainte-Croix.


Le dimanche 7 juin, par un soleil éclatant et une température estivale, a eu lieu notre excursion traditionnelle, cette fois dans un rayon assez réduit, puisque le thème était « La Beauce littéraire : Charles d'Orléans, Zola, Proust et Chateaubriand ». M. Jacques BOUDET, qui devait être notre guide compétent, fut remplacé au pied levé par quatre de ses amis ; il avait pour eux tracé l'itinéraire et choisi les lectures.
La première halte eut lieu à Romilly-sur-Aigre, devant l'église à façade fortifiée, près de la « maison des Fouan » ; de ce village Zola fit le Rognes de La Terre, mais en bouleversant singulièrement le cadastre. D'ailleurs le naturalisme de Zola demande quelques retouches : les pages que nous lut M. Dalgues sur la plaine, la moisson, la sécheresse, les vendanges, nous ont fait penser d'abord à un poème lyrique, au souffle large. Après un arrêt à Cloyes, pour saluer l'hôtel où séjourna l'auteur venu se documenter (très peu de temps d'ailleurs, se fiant davantage à son imagination) et pour lire la page pittoresque sur le marché, que les auditeurs mirent tout de suite en compétition avec celles de Flaubert et de Maupassant, la caravane se dirigea vers Châteaudun et son château. Un guide officiel compétent, recommandé par M. le Conservateur, nous fit les honneurs du château, dont le musée lapidaire compte parmi les plus beaux. Dans la cour, le plus célèbre familier des lieux, Charles d'Orléans, vint nous rejoindre… Après le repas, qui eut lieu à Dangeau, siège du marquisat de Philippe de Dangeau, auteur de l'indiscret Journal, et où l'on put admirer une fort belle église fort bien restaurée il y a une dizaine d'années par son curé, on atteignit Illiers. Dans la maison de Tante Léonie, où l'on pénètre après avoir tiré la cloche « pour les étrangers », « au tintement ovale et doré », M. LARCHER, secrétaire général de la Société des Amis de Proust, incroyablement alerte et infatigable pour son âge, nous accueillit et nous présenta, en grande simplicité et en sympathie profonde. ces lieux à jamais sacralisés par l'écriture : « Comme si Combray n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier et comme s'il n'avait jamais été que sept heures de soir … » Après la lecture, au Pré-Catelan, des pages du Temps perdu où Marcel évoque le Combray de son enfance et cet « être mythologique qu'est le chien-qu'on-ne connaît-point », après avoir longé la haie d'aubépines et franchi le Pont-Vieux, vers le soir, ce fut, non loin de là, à Montboissier, une halte consacrée à Chateaubriand, et en réalité très proustienne : plein d'amertume après les Cent-Jours, ayant abandonné la rédaction des Mémoires d'outre-tombe, il erre devant la grille du château de Montboissier, dont le bâtiment central a été rasé en 89 ; là, il entend le chant de la grive avec un ravissement indicible : elle le ramène à Combourg et à sa jeunesse. Première manifestation de la « mémoire involontaire » à laquelle il est difficile de rester insensible…


Rappelons la composition du Bureau :
Présidents d'honneur : M. Germain MARTIN (in memoriam) ; M. Maurice GENEVOIX, Secrétaire perpétuel de l'Académie française.
Président : M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la Cathédrale; M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional.
Secrétaires : M. André LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin; M. Jean NIVET, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorier : M. Jacques DURANDEAU, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Le siège de la section est à la Mairie d'Orléans, place de l'Étape.


 

 SAISON 1970-1971

Le bilan de la saison 1970-1971 de la Section orléanaise est satisfaisant : le nombre des adhérents est en légère augmentation, les manifestations sont suivies régulièrement ; l'une des conférences, celle sur les manuscrits de la mer Morte, a même connu un succès sans précédent.


Le 16 octobre, à l'occasion de la réunion des Sociétés savantes d'Orléans – qui a lieu tous les quatre ans – l'Association Guillaume-Budé a été brillamment représentée par M. Jacques BOUDET, vice-président et inspecteur pédagogique régional, qui parla de « l'Académie d'Orléans de 1808 à 1819 », puisque le thème imposé était : « À Orléans sous le Premier Empire ».
M. Boudet rappela la fondation du Lycée d'Orléans remplaçant l'École centrale décidée par la Convention, alors que Tours et Blois n'eurent droit qu'à un collège ; puis il parla de la création de l'Académie, projetée vers 1806, mais qui ne fut réalisée qu'en 1809, dont le premier recteur fut M. de Champeraux. La ville lui choisit un bâtiment digne, mais exigu, au chevet de l'église Saint-Aignan. La Faculté des Lettres créée par le même décret resta des plus modestes : une classe et trois bureaux… pour une vingtaine d'étudiants ! Si la Faculté fut supprimée dès 1815, l'Académie dura jusqu'en 1847… pour renaître de ses cendres en 1963.


Le 4 novembre 1970 eut lieu la première conférence du cycle : une causerie de M. Robert-J. BOITEL, architecte des Bâtiments de France et vice-président de l'Académie d'Architecture, sur « Un architecte de la Renaissance : Philibert Delorme », à l'occasion du quatrième centenaire de sa mort.
Philibert Delorme ou de l'Orme appartient à la seconde génération de la Renaissance où fleurit l'architecture, avec Bulland, Lescot et Androuet du Cerceau qui a laissé des traces à Orléans, Delorme fut marqué par l'influence italienne comme ses confrères, mais garda toujours un attachement pour la maison française et le style de la fin du XVe siècle. Il est à la fois le maître maçon médiéval, qui connaît le métier par la tradition familiale, étant le fils d'un riche maître d'œuvre lyonnais, et le « deviseur de plans », gérant la partie financière : c'est donc un architecte au sens moderne du mot. François Ier reconnaît sa compétence en créant pour lui la charge de surintendant des Bâtiments royaux, charge qu'il partage d'ailleurs avec Pierre Lescot. M. Boitel résuma la vie de Delorme : son séjour à Rome de 1533 à 1536 sous la protection du cardinal Du Bellay, pour lequel il construira le château de Saint-Maur. À partir de 1547, l'histoire de l'homme se confond avec celle de ses créations : le tombeau de François Ier à Saint-Denis, le pont du château de Chenonceaux, Monceaux-en-Brie, et surtout le château d'Anet, qui inspira beaucoup le célèbre architecte italien Palladio, sans oublier l'œuvre documentaire, en particulier le livre capital de L' Architecture, véritable somme d'un art sans cesse enrichi. La conférence se prolongea par une projection commentée de diapositives, notamment sur les trouvailles architecturales du Château d'Anet.


La seconde conférence fut celle de M. le chanoine DORNIER, ancien supérieur du Séminaire de Versailles, actuellement chargé de cours au Centre d'Études et de Réflexion chrétienne du diocèse d'Orléans, docteur en théologie, diplômé en langues orientales et spécialiste du Nouveau Testament. Elle attira, le 13 janvier 1971, un public inhabituel, au point que la salle Péguy accueillit du monde jusque dans les embrasures des fenêtres ! Il est vrai que le sujet, « Les manuscrits de la mer Morte », était passionnant, mais la personnalité du chanoine Dornier fut pour beaucoup dans le succès de l'entreprise.
L'auteur commença par retracer la découverte, vers l'automne 1947, des fragments de manuscrits vendus plus ou moins clandestinement par des antiquaires juifs de Jérusalem : découverte qui fit remonter à la source, c'est-à-dire la trouvaille fortuite d'un berger bédouin sur les hauteurs de Qûmran, près de la mer Morte, à 10 kilomètres de Jéricho. Des rouleaux dormaient au fond des jarres; on conclut – un peu trop. vite – qu'il s'agissait de documents relatifs à la secte des Esséniens. On découvrit ensuite d'autres grottes à manuscrits, puis on se livra à des fouilles méthodiques sur la falaise de Qûmran et on mit au jour les ruines d'un établissement très important, où vivait sans doute une communauté nombreuse, de plusieurs milliers de personnes, au Ier siècle avant notre ère. Le rapprochement fut fait avec les manuscrits et confirmé par les analyses des archéologues. M. le chanoine Dornier analysa ensuite le contenu des manuscrits, qui sont de trois sortes : d'abord les livres bibliques, livres du Canon palestinien de l'Ancien Testament, ensuite les livres dits apocryphes, non reconnus par le judaïsme, enfin les livres propres à la secte. Parmi eux, le plus important est sans doute le règlement de la communauté essénienne ou Manuel de discipline. Ces gens de Qûmran ont été vraisemblablement des contestataires en rupture de ban avec Jérusalem. Pleins de dégoût pour le gouvernement des Grands Prêtres, ils veulent renouer avec la tradition du noviciat dans le désert ; ils fondent alors une communauté « d'attente » ou eschatologique, dirigée par un « maître de justice », figure toujours présente, mais qui reste mystérieuse. Ils ont vécu dans un idéal de charité, d'humilité et de pauvreté. Toutes ces qualités ne sont-elles pas les préfigurations des plus belles vertus évangéliques ?


La Section fut heureuse d'accueillir, le 24 février, une éminente personnalité des lettres, M. Pierre CLARAC, doyen honoraire de l'Inspection générale et membre de l'Institut, qui vint nous parler du « Premier roman de Marcel Proust, Jean Santeuil ».
Il rappela en préambule les attaches de Proust avec Orléans : son volontariat accompli en 1889 à la caserne Coligny, où il fut un soldat médiocrement noté, mais qui gagna l'amitié de son lieutenant qui l'emmenait dîner au « Café du Loiret », à cette époque en face de la mairie. Le roman de Jean Santeuil se présente comme une masse de fragments de longueurs diverses, indépendants, jetés au hasard ; ce désordre est très révélateur de la méthode de Proust : il écrit de larges morceaux selon son inspiration, comme Gide qui, plus tard, déclarera : « le travail de jointoiement seul m'est pénible ». Le premier éditeur, Bernard de Fallois, a été tenté d'inventer un plan pour donner l'illusion de la cohérence. Or Proust, selon M. Clarac, a justement abandonné son œuvre vers 1900 parce qu'il n'a pu donner d'unité à son roman. Il a pourtant pressenti l'importance de la mémoire involontaire : on trouve dans Jean Santeuil la préfiguration de la « madeleine » sous la forme d'une note accrochée par un pianiste lors d'un concert et qui lui rappelle le vieux piano au son aigre de son enfance. Proust n'a pas mis au centre de son œuvre le mécanisme de cette mémoire affective ; Jean Santeuil est une œuvre encore trop extérieure, non mûrie, trop proche de la réalité, trop asservie aux détails du dehors. La vraie re-création littéraire n'apparaîtra que dans À la recherche du temps perdu.


Le 2 avril, un ancien Orléanais, qui fut longtemps secrétaire de la Section alors qu'il enseignait la philosophie au lycée Pothier et qui est actuellement professeur à la Faculté des Lettres de Bordeaux, M. Michel ADAM, a fait une attachante et originale conférence sur « Flaubert et la bêtise ».
M. Adam commença sa conférence par cette question abrupte et pour le moins inattendue : « Connaissez-vous saint Polycarpe ? » Ce digne évêque fut, comme chacun sait, martyrisé en 167 à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans ; il avait coutume de répéter : « Mon Dieu ! dans quel siècle m'avez-vous fait vivre ! » Flaubert partageait cette colère contre son époque au point de s'assimiler au saint, de signer ses lettres intimes « Polycarpe » et de se faire souhaiter sa fête, le jour de la Saint-Polycarpe, à l'occasion d'un dîner, plein de facéties et de farces… L'attitude première de Flaubert, c'est de s'insurger contre la bêtise. M. Adam rappelle la création, durant son adolescence, au lycée de Rouen, avec ses camarades, de la figure mythologique du « Garçon », incarnation de tous les grotesques bourgeois, amalgame de Joseph Prud'homme et de Jérôme Paturot. Déjà, pour lui, la bêtise a pris une dimension « hénaurme ». C'est aussi un spectacle qui intéresse le romancier ; la bêtise est incarnée dans plusieurs de ses personnages : l'abbé Bournisien, le pharmacien Homais – qui eut pour modèle principal le curé de Trouville, que Flaubert rencontra dans sa jeunesse – sans parler de Bouvard et Pécuchet. Ce dernier ouvrage est une analyse, mieux une dissection de la sottise humaine. Le fils d'Achille-Cléophas, élève de Dupuytren, « prévôt d'anatomie », étudie la bêtise en physiologiste impartial ; mais il ne peut s'en tenir à un point de vue strictement objectif ; il est trop sensible pour ne pas en souffrir. Dans la plupart de ses lettres à Maupassant et à George Sand, le même cri jaillit : « Plus je vis, plus la bêtise me blesse ! » Dans la seconde partie de son exposé, M. Adam précisa ce que Flaubert entend par « Bêtise ». Cela tient d'abord en un mot : le bourgeois, en l'occurrence l'espèce rouennaise, « pyramidalement bête » ; le terme englobe aussi le marchand, le médiocre, incapable d'esprit comme de cœur ; ses modèles sont pour lui Thiers et Béranger, « véritable garçon de boutique ». Ce bourgeois est par définition un homme d'ordre ; à ce sujet M. Adam réfute l'opinion courante accréditée par Sartre qui veut que Flaubert ait été un réactionnaire partisan de l'ordre, sous prétexte qu'il a peint dans L'Éducation sentimentale les masses populaires sous un jour peu favorable. C'est méconnaître des propos tels que ceux-ci : «…la défense de l'ordre est une idée bourgeoise » ou « le mariage est une sottise bourgeoise ». De telles protestations annoncent les colères d'un Huysmans ou d'un Léon Bloy. Ce qui caractérise la bêtise, c'est la pauvreté intellectuelle, le refuge dans les lieux communs, les « idées reçues ». On comprend mieux ainsi la pensée politique de Flaubert : il rejette le socialisme, car il craint que l'idéal du peuple soit de devenir à son tour bourgeois, c'est-à-dire la pire des catastrophes. La solution, c'est d'éclairer les classes soi-disant éclairées, les plus malades. Il ne s'agit pas de légitimer l'ordre, mais de favoriser l'aristocratie de l'esprit.


Le jeudi 3 juin eut lieu la coutumière promenade-conférence menée dans Orléans par Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la Cathédrale. Le thème en était « Orléans à la Renaissance » : l'inventaire fut donc riche.
Parti de la cathédrale, puis de l'hôtel Groslot, c'est-à-dire la mairie d'Orléans, qui, malgré les importants remaniements du XIXe siècle en néo-gothique, conserve des traces visibles de son origine, le groupe a gagné l'hôtel Cabu, souvent appelé improprement « maison de Diane de Poitiers », ravissant petit édifice qui abrite aujourd'hui le Musée archéologique (et entre autres l'admirable trésor de Neuvy-en-Sullias), et, pour terminer, la maison dite d'Euverte-Hatte, bien connue des budistes, puisqu'elle est, depuis plusieurs années, le Centre Charles-Péguy, lieu de nos réunions.


Le dimanche suivant, 6 juin, était retenu pour l'excursion annuelle, faite selon l'habitude en commun avec l'association jumelle « Les Amis de la Bibliothèque d'Orléans ». Elle était consacrée à « Ronsard en Vendômois et en Touraine » et conduite avec brio par un guide sympathique et seiziémiste distingué de surcroît, M. Jean N1VET, professeur au lycée B.-Franklin.
Il nous mena d'abord à Talcy. Le puits couvert au milieu de la cour toute fleurie de roses évoque la figure de Cassandre. Ronsard vraisemblablement n'y vint jamais et l'amour pour la jeune Salviati demeura cérébral et littéraire, fidèle à la mode pétrarquiste, mais le mensonge poétique est si beau… Après un arrêt au château de la Bonaventure, au Gué-du-Loir, qui se ruine de plus en plus chaque jour, nous avons gagné le prieuré Saint-Gilles à Montoire, célèbre par ses fresques. C'est dans cet ermitage, après 1570, que Ronsard, torturé par la maladie, mâchant du pavot pour soulager sa douleur, se sentant de plus en plus déplacé à la cour d'Henri III, trouva calme et repos. La principale halte fut La Possonnière, que nous pûmes visiter à loisir, grâce à l'obligeance de l'actuel propriétaire, M. Halopeaux, qui entretient avec grand soin le bâtiment. Dans ce berceau familial, que Louis de Ronsard, sergent-fieffé du comte de Bourbon-Vendôme, fit reconstruire dans le style Renaissance, après son séjour en Italie, M. Nivet nous rappela « les enfances Ronsard », puis le séjour, capital pour sa formation, de 1540 à 1543, où il découvre à la fois « bois, antres et ondes » ainsi que le monde immense des livres et de la poésie. L'après-midi commença par un double pèlerinage : celui de l'Ile-Verte, site ravissant et encore protégé, que Ronsard avait choisi pour « son sépulchre », entouré par la Braye, dont l'eau « non endormie murmure à l'environ », et celui de l'église de Couture, devant la pierre tombale des parents du poète. Après avoir écouté quelques poèmes champêtres devant le site de Croixval et la forêt de Gâtines « haute maison des oiseaux bocagers », nous avons atteint la dernière étape, ultime étape aussi pour le poète : le prieuré de Saint-Côme, relevé de ses ruines et fort bien entretenu par la ville de Tours. Ronsard aimait par-dessus tout cette maison, qu'il trouvait « la plus propre à entretenir les Muses et récréer la beauté de son esprit…».

Le Secrétaire : André Lingois.


 

 SAISON 1971-1972

Les activités de la saison 1971-1972 de la Section orléanaise ont été un peu moins nombreuses que l'an passé, mais suivies avec autant d'intérêt. Si le nombre des adhérents est stationnaire – et il est à craindre qu'il diminue en 1973 par suite de l'augmentation de la cotisation – en revanche une partie du public jeune a suivi nos manifestations.


Le 26 octobre 1971, notre premier invité était M. René BORIUS, professeur à la Faculté des Lettres de Tours, venu parler de « La vie d'un grand évêque du Ve siècle : Germain . d'Auxerre et de son hagiographe Constance de Lyon ». Et pourtant, se disaient beaucoup, comment peut-on encore s'intéresser à ces vieux évêques du Ve siècle, à ces vies de saints qui, souvent, n'ont même pas le mérite d'être écrites en bon latin ? Dès l'abord, M. Borius affirma qu'il y avait là des documents passionnants pour qui veut connaître l'histoire de la spiritualité, l'histoire de l'Église ou même celle de la Gaule romaine. Il lui restait à le montrer, ce que, pendant toute cette soirée, il fit de la manière la plus convaincante.
De saint Germain d'Auxerre lui-même il ne reste plus rien, ni sermons, ni lettres, ni portraits. Plus rien, sinon une brève Vita Germani écrite par un prêtre de Lyon nommé Constance, vers 475-480, soit une trentaine d'années après la mort de Germain. On sait peu de choses sur la vie de ce Constance de Lyon, qui eut peut-être Sidoine Apollinaire pour élève. C'était un rhéteur, c'est-à-dire un professeur de langue et de style, qui exerçait dans une de ces écoles épiscopales qui avaient remplacé les écoles municipales romaines détruites par les invasions barbares. Comme tous les rhéteurs du temps, Constance semble avoir eu une vaste culture : il écrit dans un latin agréable, soigné, même un peu recherché, et son œuvre prouve qu'il connaissait bien les auteurs classiques comme Virgile et Pline le Jeune. Or ce rhéteur cultivé n'hésita pas à écrire une vie de saint, ce qui l'obligeait à se soumettre aux règles très précises et très contraignantes de l'hagiographie, le but étant moins de renseigner exactement le lecteur que de l'édifier. Lorsque la vie réelle du personnage évoqué n'est pas assez riche en faits édifiants, on n'hésite donc pas à aller emprunter des épisodes aux vies de saints parues antérieurement : c'est ainsi que Constance utilisa à cette fin les Vitae de Martin de Tours et d'Ambroise de Milan. L'une des lois les plus visibles de l'hagiographie est le recours presque constant au merveilleux. Sur ce point, Constance suit fidèlement la tradition et il fait accomplir à Germain des miracles innombrables. Les uns sont classiques : il apaise la tempête, ressuscite un mort, éteint un incendie qui le menace, guérit quantité de malades, chasse des démons. D'autres sont plus originaux : à l'aide de grain bénit, il rend la voix à toute une basse-cour qui ne pouvait plus chanter au lever du soleil ou bien, une autre fois, il paralyse à distance le cheval qu'on vient de lui voler pour le faire rendre par le voleur. Un autre miracle peut être considéré comme une interpolation d'un copiste malicieux du XIIe siècle : Germain, rencontrant un âne mort sur le bord de la route, aurait eu pitié de lui et l'aurait ressuscité. À ce parti pris hagiographique – qui fait que l'historien doit utiliser une telle œuvre avec une grande prudence – s'ajoute l'apparente indifférence de l'auteur à l'égard des événements du temps. Germain eut beau vivre à une époque très troublée par les grands raids barbares qui se succédaient à travers la Gaule, Constance eut beau écrire vers cette année 476 que nous considérons à juste titre comme une coupure de l'histoire, rien de tout cela ne transparaît dans l'œuvre. Ces rhéteurs avaient éprouvé une grande amertume de la décrépitude de l'Empire et ils refusaient en quelque sorte d'accepter la mort du monde romain, s'accrochant presque désespérément à leur culture latine.
Constance semble avoir eu très peu de renseignements sur les quarante premières années de la vie de Germain. On sait seulement que ses parents appartenaient à l'aristocratie gallo-romaine d'Auxerre, qu'il fit ses études de droit à Rome et qu'il fut, en Gaule, gouverneur de province. C'est en 418 que, contre son gré, il fut élu évêque par la population : on dut même le traîner dans l'église et le tondre de force, Nous avons dans le passage qui raconte cette élection un document essentiel sur l'histoire de l'Église au Ve siècle : on voit qu'on attendait surtout des évêques qu'ils prennent le relais de l'administration défaillante et qu'ils protègent la cité contre les barbares. Aussi Germain ne fut-il pas le seul qui, reculant devant de telles responsabilités, essaya d'échapper à l'élection fatidique. Ambroise de Milan, par exemple, fit tout ce qu'il put pour décourager ses électeurs et se créer une réputation incompatible avec les fonctions sacerdotales, allant même pour cela jusqu'à faire entrer des prostituées dans sa demeure ! Ce que nous dit ensuite Constance sur Germain devenu évêque nous apporte des lumières intéressantes sur la spiritualité du temps, c'est-à-dire sur l'ensemble des moyens qui permettaient le mieux de faire son salut. On le montre vivant comme un moine et martyrisant son corps par des pratiques qui semblent révéler l'influence du monastère de Lérins : cilice, flagellation, nuits passées en prières, cendres mêlées à la nourriture et à la boisson… Mais Constance de Lyon présenta aussi un autre visage de Germain, celui du « defensor civitatis » qui, à dix-huit années d'intervalle, fera deux voyages en Bretagne pour lutter contre l'hérésie des Pélasgiens. C'est là, malgré le recours inévitable au merveilleux et aux miracles, un document historique d'importance sur la Gaule romaine. Il en va de même lorsque Constance rapporte comment Germain réussit à arrêter les féroces Alains et leur roi Goar qu'Aétius avait lancés contre les Armoricains révoltés : il y a là un texte d'une belle tenue littéraire, qui apporte quelques renseignements sur les Bagaudes et sur l'installation des fédérés Alains dans l'Orléanais. C'est à Ravenne – où résidaient alors l'empereur Valentinien et sa mère Galla Placidia – que Germain mourut ; en juillet 448, alors qu'il venait de demander la grâce officielle pour les Bagaudes révoltés. Conformément à sa volonté, son corps fut ramené à Auxerre au milieu d'étonnantes scènes d'exaltation collective.
Ainsi donc la preuve en était faite : cette Vita Germani est bien un document d'une grande valeur pour l'historien. Mais il y a plus : grâce aux pages souvent saisissantes d'un vieux rhéteur tout pétri de culture latine, grâce aussi au talent et à l'enthousiasme de M. Borius, un grand évêque du Ve siècle, ce soir-là, s'était mis à revivre, avec un relief que quinze siècles n'ont pas pu altérer. Et chacun ressentit la profonde vérité de la formule de Bossuet : « Qu'est-ce que mille ans ? »


Le mercredi 12 avril 1972, M. Marcel BEAUFILS, professeur honoraire d'esthétique musicale au Conservatoire National de Paris, agrégé d'allemand et docteur ès lettres, est venu parler de « Nietzsche et Wagner ». Cette soirée était présidée par M. René Berthelot, directeur du Conservatoire d'Orléans. Le public fut passionné par M. Beaufils, car, encore plus que la compétence de l'historien, c'est la chaleur communicative, la sincérité, le sens de la beauté, que nous avons apprécié au plus haut point chez un homme qui vit la musique avant d'en parler.
M. Beaufils nous rappela d'abord la première rencontre entre Wagner et Nietzsche, vers 1868, chez l'éditeur Brockhaus ; le jeune philosophe vient d'entendre Tristan et Isolde et cette musique, de son propre aveu, le met « hors. de lui ». Peu de temps après, il accepte l'invitation de Wagner dans la demeure de Triebschen, près de Lucerne ; c'est le début d'une liaison intellectuelle qui ne sera pas sans orages, ni écueils. D'emblée, M. Beaufils nous fait comprendre les conflits entre ces deux êtres exceptionnels, deux créateurs enfermés chacun dans leur monde intérieur. Nietzsche admire l'œuvre du maître, mais, très vite, sent une disproportion entre l'inspiration philosophique et la grandeur de la composition musicale. L'amitié est réelle, certes, mais, pour le musicien, elle est utilitaire ; Wagner rêve d'un philosophe et penseur à son service. Nietzsche, être entier, épris de pureté et de sincérité, reste fasciné par la musique wagnérienne, sans être touché par la pensée. Entre eux, l'obstacle : une femme, Cosima Wagner, véritable lutteuse – qu'on appellera plus tard « un Bismarck en jupons » – défend comme une bête l'orgueil de son mari. L'entente dure donc peu : le jeune philosophe est bouleversé par la guerre de 1870 ; alors professeur en Suisse, il prévoit le commencement des temps de la violence, il prédit « la mort des civilisations ». En janvier 1871, il publie La naissance de la tragédie, dont le conférencier donne une substantielle analyse : Nietzsche a découvert la dualité de la pensée grecque, l'opposition entre Dionysos – dieu de la mort et de la vie, du va-et-vient vital, de la joie liturgique de l'avenir – et Apollon, dieu de la transparence du monde, de la permanence. Wagner apparaît alors à Nietzsche comme le seul musicien de type dramaturgique hellénique, le premier interprète du « Chant du monde », l'inventeur du langage des forces universelles et cosmiques. Nietzsche subit – et subira toujours – l'envoûtement viscéral de la musique wagnérienne, mais, cette fois, décèle très nettement les failles de la conception dramatique : il lui reproche une façon d'être et de penser, une « Sehnung » : l'univers wagnérien n'est pas véritablement dionysiaque, il est fermé au projet, à l'avenir, à la montée de I'Être : comme le dieu Wotan de la Tétralogie, le héros wagnérien a capitulé d'avance.
En 1872, c'est l'inauguration de Bayreuth, ce « Panthéon d'un auteur vivant », et bientôt la catastrophe financière. Les relations se refroidissent. Malgré l'emprise de la musique qui demeure – Nietzsche avoue qu'elle « viole tout et tout le monde » – les critiques se font plus précises : là où il attendait le rituel du drame grec, il ne trouve que pathos et domination excessive. C'est alors que Nietzsche s'éloigne de plus en plus de Wagner ; il s'interroge douloureusement sur son époque ; il pressent un changement dans la mentalité allemande, férue désormais de spéculations, de domination et de militarisme. Il veut arracher les masques aux fausses valeurs de la civilisation actuelle. Wagner vient de donner Parsifal, où il veut réinventer le christianisme. Pour Nietzsche, c'est une fausse valeur de plus. Celui-ci rêve d'une dramaturgie des temps futurs ; il juge que Wagner se met au service d'une métaphysique navrante et dépassée. Il vient de terminer son livre de vie et de joie, son œuvre libératrice et purificatrice : Par delà le Bien et le Mal. M. Beaufils nous donne ensuite un portrait plus fouillé de Nietzsche : pensée claire et exigeante, caractère droit, intègre, qui sait que toute liberté est douloureuse et toute joie tragique, il est, comme il le dit lui-même, « le danseur dans les chaînes ». En 1883, Nietzsche apprend la mort de Wagner à Venise et cette mort subie comme une épreuve. Il voyage et, au cours de ses étapes, notamment à Portofino et à Sils-Maria, il écrit de grandes pages d'une œuvre entièrement neuve, originale, purement poétique, Tapisserie royale :  c'est l'histoire du prophète venu d'on ne sait où : Zarathoustra. De ces versets gœthneés, que nous lit M. Beaufils, nous retiendrons ces deux aphorismes : « Fais du danger un métier » et « Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter d'une étoile qui danse ». L'ombre pesante de Wagner semble avoir libéré Nietzsche qui vient d'écrire là une sorte de Bible, moitié tableau, moitié oracle, en forme de symphonie… Quand il entre, en 1889, dans la nuit de sa raison, c'est pour se souvenir, dans des éclairs de lucidité, de son génial ami : « Cet homme… je l'ai beaucoup aimé… »


Le mercredi 24 mai, la Section avait organisé un débat sur le thème : « Présent et avenir des études classiques », débat présidé par M. Gérald Antoine, recteur de l'Académie d'Orléans-Tours, et précédé d'une causerie de M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional et vice-président de notre Section.
Prenant alors la parole, le conférencier annonça qu'il se garderait bien de ressusciter la « querelle des anciens et des modernes » et que les débats ne porteraient nullement sur la précellence de la culture classique. M. Boudet proposa un bilan très clair de la situation actuelle de ces études, après avoir donné plusieurs définitions, se reportant au Littré, des mots « études classiques » : ce sont celles qui appartiennent à l'Antiquité latine et grecque, celles dont le sujet a résisté au temps et revêt ainsi une valeur exemplaire. La culture classique et son enseignement offrent une possibilité de connaître plus profondément les auteurs grecs et latins. Après quoi, M. Boudet fit un historique concis des études des langues anciennes : depuis 1882, on peut être bachelier en ignorant le latin et, en 1890,, la création d'une série « modeme » consacrait la culture moderne. Et puis, en 1902, la possibilité de présenter le grec au baccalauréat était une véritable innovation : en ce temps-là, déjà, le monumental dictionnaire d'Anatole Bailly était utilisé par les potaches… Et le français devenait autre chose qu'une annexe du latin.
Or, l'état actuel de ces études est navrant. Et les chiffres parlent clairement. Durant l'année scolaire 1971-1972, dans l'enseignement public, l'effectif des élèves étudiant le latin s'élève à 200.000 ; on constate d'ailleurs un plus grand nombre de filles que de garçons, pour ceux qui étudient le grec et le latin, 5.500, et pour le grec seul, 2.300… On compte donc 35,5 % de latinistes dans les lycées, beaucoup moins dans les C.E.S. et les C.E.G. « Le grec se meurt », déclare M. Boudet. Et puis, les élèves deviennent de moins en moins persévérants. Les effectifs fondent dangereusement. En terminale, on ne retrouve que 55 % des effectifs initiaux en deuxième. Il y a plus de persévérance pour le grec : 70 % conservent cette langue jusqu'à la terminale. Les chiffres de l'enseignement privé sont faibles eux aussi : 87.700 élèves pour le latin, 3.761 pour le grec. Enfin, M. Boudet fit part des chiffres pour l'Académie d'Orléans : ils restent affligeants aussi. Chose remarquable, il y a plus d'hellénistes sans latin qu'avec latin… Pour améliorer cette situation, d'importantes réformes ont eu lieu en 1970. L'initiation au latin a été reportée en cinquième. Ainsi, les professeurs de la classe de sixième ont pu juger les aptitudes des élèves au latin. Cette décision refusait donc la mise au latin en sixième, et permettait aux lycéens de participer à ce choix délicat. Quant à l'enseignement de la langue romaine en quatrième, il semble que cela se révélait impossible : un retentissement sur l'enseignement du grec se fit aussitôt ressentir.
Il s'avérait trop difficile de demander de la part d'enfants de treize ans environ d'assimiler deux langues mortes dès le début. Aussi créa-t-on une classe de grands débutants pour les classes de deuxième. Toutefois, pour ceux qui n'étudiaient pas le grec, les résultats sont, d'après M. Jacques Boudet, satisfaisants. En fin de quatrième, le niveau atteint celui d'une cinquième d'autrefois ; les élèves sont en effet plus mûrs et mieux instruits et, en fin de troisième, le niveau est celui d'une troisième ordinaire. Si cette situation rassure certains, d'autres ont pu remarquer qu'en fin de terminale le niveau était assez décevant. Les élèves n'avaient pas pu vraiment acquérir cette « gymnastique intellectuelle » dont parla M. Boudet. Les latinistes se montraient, en fait, incapables de lire les auteurs latins et surtout n'en avaient aucune envie… L'étude de la langue de César ne leur apparaissait que comme un froid et simple exercice scolaire, sans plus d'intérêt. Il faut dire, ajouta le conférencier, que l'étude du vocabulaire reste un bloc de granit, difficile à attaquer et à apprendre.
Enfin, quels sont les débouchés immédiats que le latin permet d'envisager ? En premier lieu, l'enseignement des lettres classiques ainsi que les langues comme l'espagnol, l'italien ou le portugais… pas pour le français, comme s'en étonnait M. Boudet. Il est obligatoire pour l'École des chartes, recommandé pour les diplômes d'histoire, de bibliothécaire, de conservateur de musée, ou pour le droit romain en particulier. Quant au grec, il est conseillé à celui qui entreprendra des études de psychologie ou même de médecine : « Les sciences modernes utilisent les racines les plus anciennes », souligna M. Boudet.
À quoi sert le latin, outre ces considérations d'ordre professionnel ? Son étude représente un authentique intérêt intellectuel et social. Le latin, langue mère du français, initie l'étudiant aux structures linguistiques de la langue et propose un sujet de réflexion passionnant. Il s'avère que l'étudiant est plus apte à apprendre une autre langue. Enfin, il permet d'échapper un peu à notre civilisation technique, augmentant richement notre culture générale, offrant des perspectives dans le passé, dans des civilisations captivantes.
Quelles attitudes faut-il prendre face au danger de la disparition des études classiques ? Tout d'abord, se débarrasser de préjugés absurdes : l'étude du latin ou du grec n'est pas un luxe de bourgeois ni un enseignement de classe. Le concours de lettres classiques est ouvert assez largement ; l'option lettres et latin au C.A.P.C.E.G. permet aux candidats d'acquérir une certaine culture. Il faut donc créer un enseignement du latin ou du grec vivant et enrichissant et ainsi dépasser le mythe du pauvre potache suant à grosses gouttes sur sa version latine…
M. Gérald Antoine et M. Boudet animèrent ensuite un débat passionné au cours duquel de nombreux professeurs ont pris chaleureusement part, interrogeant et répondant aux multiples questions que pose le problème de l'avenir des étudiants classiques.


Le jeudi 1er juin a eu lieu la traditionnelle promenade commentée par Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de la cathédrale et vice-président de notre Section. Le thème en était cette année : « Orléans à l'époque classique ». Du portail sud de Sainte-Croix, où l'on voit encore la devise de Louis XIV, le groupe a visité les travées construites au XVIIe siècle, puis la façade intérieure de l'ancien séminaire, due à Mansard, actuellement C.E.S. Jeanne-d'Arc, enfin les perspectives construites à la fin du Grand Siècle : la place du Martroi, la rue Royale…


Le dimanche suivant, 4 juin, était réservé à l'excursion « Aux confins de la Bourgogne : Clamecy et Vézelay », avec trois thèmes principaux : 1° Saint-Père-sous-Vézelay et les Fontaines-Salées avec l'évocation de la Geste de Girard de Roussillon ; 2° Vézelay, la colline éternelle, avec évocation de saint Bernard et de Théodore de Bèze ; 3° Romain Rolland et son terroir : Vézelay, Brèves et Clamecy. Il était prévu d'y associer Claude Tillier et Mon oncle Benjamin, mais le temps (aussi bien l'heure tardive que l'orage menaçant) ne nous a pas permis de nous arrêter comme nous pensions le faire. La majeure partie des commentaires ont été assurés par MM. Durandeau et Nivet.
Au cœur du matin, passé Clamecy, à qui nous accordâmes un premier salut, ce fut Vézelay, « colline éternelle ». Nous descendîmes vers les Fontaines-Salées, qui jouxtent Saint-Père et son église délicieuse. C'est M. NIVET, conteur exquis et fin diseur, qui nous livra ces Fontaines, lesquelles conjuguent à la fois une énigme géologique (pourquoi, et d'où tout ce sel ?) et un petit miracle d'archéologie (puisque de l'étude philologique de la Geste de Girart de Roussillon, M. René Louis a pu conclure à l'existence de cette merveille cachée, que des Bénédictins malades de gabelle avaient résolument – mettant en branle une énorme Corvée – ensevelie sous des tombereaux de terre jaune). Des hommes de l'âge de fer déjà attirés par cette eau minérale qui sourd de la douce vallée de la Cure et dont, il y a vingt-huit siècles, ils captaient l'émergence par le moyen d'énormes troncs de chêne évidés par le feu ; de ces hommes aux Gaulois qui y construisirent un « temple de source » que les Romains flanquèrent de thermes harmonieusement fonctionnels ; des premiers chrétiens spécialistes des juxtapositions aux Normands férus d'arasements définitifs, ce beau lieu creux a connu bien des métamorphoses, cependant qu'à quelque distance peu à peu s'édifiait Versellacus-Vézelay… Nous errâmes longtemps parmi les vestiges ronds de cette petite Vaison-la-Romaine, et nous avons goûté de cette onde salée que n'a pas démentie le temps.
Remontés à Vézelay nous prîmes – sous la conduite de M. LINGOIS – le chemin en contre-bas qui mène à la maison, péniblement achetée en 1933, où notre auteur fixa son retour aux sources, et dans laquelle il s'éteignit le 30 décembre 1944 : maison grise, maison triste, dont la façade close donne sur la vallée, sur cette étendue qui rappelait à Romain Rolland ses chers horizons de Villeneuve, au bord du Léman.
Mais, pèlerins tôt levés, nous succombions déjà aux sommations du vouloir-vivre : une auberge « du Cheval Blanc » nous accueillit, qui nous traita fort bonnement. Et c'est fort gais, mais dispersés et alentis, que nous gagnâmes à pied la terrasse de Vézelay, d'où la vue embrasse le tendre moutonnement ourlé de la campagne morvandelle. Sous les frondaisons démesurées, M. DURANDEAU nous dit l'histoire du culte de sainte Marie-Madeleine, des trois Maries, la seule que la légende ait élue « Marie-Madeleine, pécheresse, amante du Christ, sœur de Marthe et de Lazare » – et dont les reliques furent habilement soustraites (pieux larcin, tout bariolé de faux certificats) aux moines de Saint-Maximin en Provence. M. Nivet alors, sous le gonfalon de Paul Claudel, nous fit les honneurs de la Basilique incomparable. Du Claudel lu sous les voûtes d'une aussi essentielle perfection, et du Claudel ayant pour objet cette perfection même, ça n'est pas mal. Nous connûmes là un assez grand moment, et à nouveau les vertus d'un verbe aux respirations souveraines… Nous nous arrêtâmes devant une belle maison de pierre : celle de Dieudonné (dit, parallèlement, Théodore) de Bèze, et M. Nivet de nous évoquer avec bonheur l'étudiant orléanais, le huguenot intransigeant chapitré par Ronsard, l'écrivain de race.
Réembarqués, nous filâmes vers La Cordelle. Qu'est-ce que La Cordelle? Au creux d'un vallon, une ravissante petite chapelle franciscaine ; et, sur la pente veloutée, une grande croix de bois. C'est là, nous dit M. Durandeau, que saint Bernard prêcha la seconde Croisade, décidée par Louis VII le Jeune, lequel avait à se faire pardonner les excès en tous genres de sa belle Aliénor. Cela se passait à Pâques 1146. Bernard parla devant le Roy, le clergé, les grands vassaux, les hauts barons et cent mille tout-venants… L'enthousiasme fut tel que s'écroula l'estrade, mais sans le moindre dam, et fut donc crié au miracle.
Et ce fut Brèves, fouillis de verts. Dans le cimetière, sur une dalle de pierre, l'orgueilleuse simplicité – qui n'est pas sans grandeur – de ces seuls deux noms : Romain Rolland. Sans plus. Et M. Lingois nous lut peu après, savoureusement, l'histoire haute en couleurs du curé de Brèves, telle que la conte Colas Breugnon. Puis, franchi le petit pont sur l'Yonne, nous découvrîmes sur le coteau la maison du bisaïeul Boniard : gaillard polyvalent, notaire à Villiers-sur-Yonne, lequel tint, sa vie durant, un journal détaillé de tout ce qu'il dit, fit, but, lut et mangea. Lecture nous fut faite de quelques pages de Romain Rolland relatives à ces lieux et à ses proches – mais il nous faut bien reconnaître aujourd'hui que l'écriture de celui qui enchanta notre jeunesse a perdu, du moins pour nous, beaucoup de ses pouvoirs d'enchantement.
Nous avions retraversé Clamecy, accordant un coup d'œil amical au Beuvron « gras et vert », envahi d'herbes lentes, qui longe la maison de Colas Breugnon ; nous arrêtant un instant devant la maison natale du père de Jean-Christophe, transformée en bains-douches devant la rue qu'est devenu le Canal où Romain Rolland enfant laissait dériver tant de ses rêveries.


Le Bureau a été quelque peu remanié du fait du départ de notre dévoué trésorier M. Jacques Durandeau, professeur au lycée Benjamin-Franklin d'Orléans, nommé principal du C.E.S., boulevard Chasles, à Chartres. Le Bureau de la Section a tenu à lui marquer sa sympathie lors d'une réunion intime à la fin du mois de juin 1972.
Composition du Bureau :
Présidents d'honneur : M. Maurice GENEVOIX, M. Germain MARTIN (†).
Président : M. Lionel MARMIN, secrétaire général de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre de Sainte-Croix ; M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional.
Secrétaire : M. André LINGOIS, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Secrétaire-adjoint : M. Jean NIVET, professeur au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorier : M. Gilbert PIERRE, directeur d'école honoraire.
Siège de l'Association : Mairie d'Orléans, place de l'Étape,


 

 SAISON 1972-1973

Le Bureau avait craint dans son dernier compte rendu que l'augmentation de la cotisation ne rebute les adhérents. Il n'en a heureusement rien été : le nombre des fidèles n'a pas diminué et les activités de la saison 1972-1973 ont été suivies avec régularité et intérêt; l'excursion littéraire de juin a même connu un succès sans précédent.


La saison a été ouverte le 28 novembre 1972 par une très remarquable causerie (illustrée de photographies) de M. Jean BOUSQUET : « Delphes et l'esprit apollinien ».
Pour donner le ton, qui fut celui de la causerie, simple, directe et plaisante, M. Bousquet commença par une boutade : « Je me sens plus fier de mon titre d'archéologue que de celui de directeur de l'École, car, comme chacun sait, ce que l'on connaît bien, on l'enseigne, ce que l'on connaît mal, on le dirige, ce que l'on ne connaît pas du tout, on l'administre ! Heureusement Delphes est un de mes horizons familiers. »
Ce haut lieu de la religion et de la pensée grecques, qui est aussi le point de convergence pacifique de toute l'hellénité, est lié au culte d'Apollon. Dès qu'on parle d'esprit apollinien, on l'oppose, à la suite de Nietzsche, à l'esprit dionysiaque. Dans chaque homme se trouvent ces deux tendances : la sagesse grecque consiste à tenir l'équilibre entre les deux. Delphes est à l'image de l'homme : partagée entre Apollon – dieu de la lumière, « des philosophes et des savants », possesseur de l'oracle qui transmet les volontés de Zeus par l'intermédiaire de la Pythie – et Dionysos, le dieu de l'ivresse sacrée, de l'irrationnel qui règne sur son propre sanctuaire et sur le théâtre. Il est présent pendant les mois d'hiver, pendant l'absence d'Apollon ; il a ses prêtresses, les Thyades.
Le culte d'Apollon remonte vraisemblablement au VIIIe siècle, la première Pythie, un peu plus tard. Qui est-elle? L'imagination populaire en a fait une Bacchante, une possédée proférant des cris rauques. Rien de plus faux : les témoignages des vases donnent toujours l'image d'une créature apaisée, sagement assise sur son trépied. La consultation de la Pythie n'a rien du « grand jeu de la sorcière » ; tout se déroule selon un rituel organisé et institutionnalisé par le clergé. On la consulte à des dates fixées par le calendrier des fêtes d'Apollon et, comme chez les grands médecins, en prenant rendez-vous plusieurs mois à l'avance ! Le consultant – simple particulier ou délégué d'une cité – n'a le droit de poser qu'une seule question et très précise.
Selon certaines légendes, la Pythie se serait exprimée par des cris inarticulés ou des onomatopées que les prêtres interprétaient et livraient en hexamètres parfaits. En réalité, dit M. Bousquet, cette pratique fut rare. La Pythie avait l'habitude de faire de la « cléromancie », c'est-à-dire qu'elle tirait une réponse au sort avec un choix d'ailleurs assez restreint. Dès l'Antiquité, on s'interrogea sur son don de voyance : il lui était donné, paraît-il, par le laurier – l'arbre d'Apollon – qu'elle mâchait sans cesse.
Ce qui est plus extraordinaire que cette voyance, c'est la permanence de l'oracle, le maintien du renom de Delphes jusqu'à l'époque de Constantin. Personne, pas même un sceptique comme Lucien, n'a rabaissé le rôle de la prophétesse, cette simple femme de village. Le miracle, c'est qu'un clergé intelligent et cultivé ait su fonder et propager un culte qui emporta l'adhésion et du petit peuple hellène et des philosophes les plus graves. Tous ont respecté les intermédiaires du Dieu, « les servants d'Apollon », comme le dit Platon dans un passage du Ménon. L'acte religieux, celui du fidèle ou de la Pythie, c'est l'enthousiasme, c'est-à-dire, en grec, Dieu en nous.
La deuxième partie de la conférence fut consacrée au commentaire de photographies, une centaine de diapositives prises par M. Bousquet lui-même, toutes d'excellente qualité, mais sans aucun apprêt ni prétention. Nous avons suivi le trajet du fidèle antique, ou celui du promeneur moderne, qui – depuis le petit port d'Itéa, tout encombré de barques, où l'on voit sur le quai une rustique « charrette aux métaphores » (M. Bousquet nous apprit que c'était tout simplement le livreur et que la métaphore, en grec moderne, signifie le transport – plutôt lent !) – remonte en suivant les oliveraies de la vallée du Pléistos vers ce nid d'aigle qu'est Delphes, accroché au pied de falaises abruptes, les Phédriades, avec, au loin les cimes neigeuses du Parnasse, le vrai domaine apollinien…Comment tout dire? Comment oublier ces images si présentes aux Grecs qui parlaient moins que nous de la beauté des paysages, mais qui le traduisaient si bien dans leurs œuvres humaines : le théâtre, le stade, le Trésor des Athéniens, le célèbre Tholos, l'impassible Aurige, les trois Thyades autour de leur colonne dans une danse immatérielle, le trou de la Pythie, l'Omphalos sacré… et, au pied d'un Hermès ithyphallique, la sagesse éternelle que répéta inlassablement Socrate : « Gnôthi Seauton : connais-toi toi-même »… sagesse apollinienne.


Le mardi 16 janvier 1973, la Section, émue par la mort récente de l'un des tout premiers écrivains français, a tenu à rappeler le souvenir d'Henry de Montherlant en faisant appel à Roger SECRÉTAIN, ancien maire d'Orléans, éditorialiste et animateur de La République du Centre et critique littéraire apprécié. La conférence s'intitulait : « Considérations sur Montherlant. » « Il semble bien inutile, dit M. Lionel Marmin, de présenter M. Roger Secrétain au public orléanais. Mais celui-ci a un peu oublié le second aspect des activités de son ancien maire, c'est-à-dire la critique littéraire. » Roger Secrétain s'intéresse en effet depuis longtemps à Montherlant. Son premier livre, Destins du poète, contenait un article qui lui valut l'amitié de l'auteur. C'est lui qui préfaça l'édition des romans dans la collection de la Pléiade, sur la demande expresse de Montherlant.
M. Secrétain rappela avec une émotion contenue la laconique dépêche d'agence du 22 septembre 1972 annonçant la mort volontaire d'Henry de Montherlant : beau sujet de fait divers, ce que – comble de l'ironie – l'auteur détestait le plus au monde. « Voilà, dit-il, le premier thème de nos considérations : le suicide ». Il n'a rien d'étonnant chez cet admirateur de l'Antiquité, qui avoue avoir été impressionné dans sa jeunesse par un épisode d'un roman populaire : la mort de Pétrone dans Quo Vadis.
Le conférencier insiste sur la différence entre le suicide-maladie, assez répandu de nos jours, acte de neurasthénie et de lâcheté, et le suicide réfléchi, acte de noblesse, « sortie raisonnable », décidée par respect pour la vie. Quoi qu'il en soit, cet acte clôt un destin, celui d'un écrivain. Les sujets de réflexion abondent, car sa vie fut riche, comme sa personnalité.
M. Secrétain évoque d'abord celui qui hanta Montherlant : la mort, qui rôde depuis sa jeunesse, qui est présente à la guerre et qui apparaît déjà dans sa première œuvre, Le Songe. Par contraste, on pense aussitôt à la vie, à la vitalité de l'homme, à sa manière d'affronter la vie. C'est l'adepte de la tauromachie, le fervent du sport, le héraut des Olympiques. C'est le Montherlant égotiste, le disciple indiscipliné de Barrès (qui a dit de lui, à ses premiers essais : « Il a du jus, ce petit ! »). Car sa recherche du plaisir n'est jamais une soumission hédoniste. Sa vitalité est faite d'humeur, de bonne humeur parfois. Il lui arrive de prendre plaisir « à l'atroce bouffonnerie de la vie ».
On ne peut parler de l'auteur des Bestiaires sans penser à l'Espagne. Le « jeune homme éternel » qui prétend avoir dans ses veines « une goutte de sang castillan » manifesta d'abord son espagnolisme en aimant et en pratiquant l'art du toréador. Après la guerre, vers 1925, Montherlant conduit son humanisme à la romaine vers la péninsule ibérique et y retrouve le tragique, comme son lyrisme y rencontre l'authentique. C'est là que s'exprime le mieux son éthique : la vie se conçoit comme un combat, l'homme comme un taureau de combat. Ce sera la morale de Service inutile, celle qui s'exprime dans ce conseil : « Prenez de la hauteur ! » C'est en Espagne qu'il trouve ses modèles : Don Quichotte, le Cid, Charles-Quint, Dom Juan, c'est-à-dire la jouissance, le plaisir, mais aussi le mépris, la noblesse, la vraie, celle des passions et de la dignité individuelle.
L'orateur évoque alors le thème inévitable et attendu : Montherlant et les femmes. Son cynisme complaisant fit scandale au moment de la parution du premier volume des Jeunes filles, livre qui n'a peut-être rien ajouté à sa gloire et qui paraît aujourd'hui quelque peu dépassé. Il offre au contraire, dit M. Secrétain, le mérite d'être spontané, sans apprêt, ironique, jovial même, tonique en tout cas. On oublie que Costals – antipathique par ailleurs – est une image de Dom Juan, d'un Dom Juan qui est son propre tourmenteur, cruel pour être véridique. S'il y a des rosseries gratuites – comme ce mot « l'apparition d'une jolie femme fait baisser la valeur morale de l'homme » – il y a une vérité évidente : les femmes souffrent du monstrueux égoïsme de l'homme. D'ailleurs, les caractères féminins du théâtre de Montherlant sont bien souvent au-dessus de l'homme.
Le dernier point de la brillante et attachante conférence fut consacré à la fois à une esquisse de la philosophie de l'écrivain et à son portrait. Cette philosophie pourrait se résumer à ces deux mots : stoïcisme et lucidité. La première constatation est pessimiste : Montherlant n'a aucune illusion sur l'homme, sur la vie et la survie. Sa hantise est d'être dupe. Mais est-il si lucide qu'il l'affirme? N'a-t-il pas eu de complaisance envers lui-même? Le stoïcisme n'a-t-il pas aussi ses masques ?
Dans son premier essai, M. Secrétain avait parlé de cabotinage. « Or, dit-il devant nous, Montherlant a eu le courage de clamer son orgueil et la feinte modestie est aussi une dérobade. Sa forme d'orgueil est conquête. Tout en recherchant le plaisir, il a pratiqué une ascèse, celle de la solitude de la création. » De même son insolence superbe masque une certaine gaucherie, une réelle timidité. Comme son héros Costals, qui est son miroir, il est désireux de cacher sa vie privée, ses succès, sa vraie nature. Comme le roi Ferrante, il est généreux, mais refuse de le paraître. M. Secrétain définit Montherlant comme un personnage ambigu, insaisissable, dont le tempérament profond se distingue mal du personnage joué. Il en cerne les contrastes : ce solitaire qui fait le procès de son temps est attiré par les êtres, son stoïcisme, « sa chevalerie du néant » n'abolit pas son énergie vitale ; son pessimisme laisse intactes la vie et la saveur des choses. Il trouve en Montherlant une sensibilité d'écorché ; cette sensibilité, alliée à sa combativité, font de lui un pamphlétaire, et il n'hésite pas à le comparer – sur ce point seulement – à Péguy, à cause de ses croisades contre les fausses vertus, les idéalismes brumeux, les doctrines érigées en dogmes.


Le 22 février 1973, la Section a accueilli avec le plus grand plaisir (et le plus grand profit aussi !) un ancien Orléanais d'adoption, M. Jean CÉARD, qui enseigna au lycée Pothier, puis à l'Université d'Orléans, avant d'être nommé professeur à l'U.E.R. de Créteil. Le sujet de cette conférence était « La nature, les monstres et l'analogie dans la pensée du XVIe siècle ».
Le problème des monstres est un de ceux qui ont le plus inquiété les esprits du XVIe siècle. Dans une nature où rien, pensait-on, ne se fait « en vain », il faut bien que les monstres soient autre chose qu'une erreur de la nature. Mais comment peut-on alors les expliquer et quelle fonction peuvent-ils bien assumer ?
La Nature, en réalisant les formes créées par Dieu, met au jour des êtres qui reproduisent les archétypes ; mais, ayant le pouvoir de varier ces êtres, elle prend plaisir à diversifier ses ouvrages, chacun étant simplement analogon de l'être formel qu'il reproduit. Toutefois, dans son souci de variété, il arrive que la Nature se laisse aller à des excès : c'est alors qu'elle produit des monstres, c'est-à-dire des êtres en qui la différence l'emporte sur la ressemblance. D'une manière générale, on peut dire que le monstre c'est ce qui est contre « l'ordinaire cours des choses » : la notion de monstre est donc beaucoup plus extensive au XVIe siècle que de nos jours et la monstruosité commence dès que la nature s'écarte tant soit peu de son cours ordinaire (cyclopes, astomes, troglodytes, géants, nains, comètes, éclipses, etc. sont des monstres).
Mais à quoi ces monstres peuvent-ils servir ? On ne peut les expliquer par une simple résistance de la matière à la forme, à la façon aristotélicienne, puisque Dieu est créateur et non simple « plasmateur » d'un chaos originel. On affirme donc que la Nature est une parole que Dieu adresse à l'homme et que, puisque notre curiosité est toujours prompte à s'émousser, les monstres sont là pour nous rappeler à propos que toute la nature est merveille et que la puissance divine ne cessera jamais d'excéder infiniment la science de l'homme (c'est en ce sens qu'un cosmographe, André Thevet, affirme que l'exploration des terres lointaines – qui révèle tant de choses étranges – est le meilleur moyen d'éveiller et de nourrir la foi). Le monstre n'est donc pas une erreur de Dieu. Au contraire, plus que toute autre créature, il porte une marque nettement sacrée : il est la dissonance qui permet d'apercevoir les analogies harmonieuses qui constituent la trame des choses ; il aide donc à la lisibilité du monde.
Par exemple, certaines espèces sont dites « monstrueuses » parce qu'elles semblent n'avoir pas de règne assigné : tels sont les coraux, les zoophytes, les animaux amphibies, les poissons volants, les sirènes, les autruches… Ces êtres s'expliquent parce que Dieu a voulu que toutes choses soient liées ; ils servent donc d'intermédiaires et permettent à l'harmonie de conserver sa continuité, d'être perceptible.
Cette harmonie, d'ailleurs, est en quelque sorte redoublée par l'homme en qui elle vient se miniaturiser. Ambroise Paré, dans un texte curieux et parfois truculent, montre que l'homme est un « petit portrait du grand monde accourci », qu'il y a une analogie entre le microcosme humain et le macrocosme : en chacun de nous, en effet, on retrouve les quatre éléments, et les vents, les tremblements, les éclipses (ce sont les syncopes), la stérilité et la fertilité, les montagnes (ce sont bosses et loupes), et même diverses espèces d'animaux (tels poux, punaises et morpions en nos corps).
L'univers n'est donc qu'un jeu de reflets, d'analogies, de ressemblances entre les êtres, et le monde a pour fonction de manifester cette analogie universelle en la redoublant encore pour la rendre plus visible. Ainsi l'homme peut-il se repérer dans un monde au centre duquel il est placé.
Les analogies sont également nombreuses entre les êtres qui vivent dans la mer et ceux qui vivent que terre : c'est ainsi qu'il existe des évêques de mer, des moines de mer, des éléphants de mer… Le monstre, dans ce cas, est une sorte de signe saillant de la similitude.
Mais il peut apparaître aussi comme la trace en creux de cette similitude. En effet, la Nature a comme une sorte de volonté de toujours parfaire son ordre ; elle s'efforce de persévérer dans son être pour maintenir à Dieu cette ressemblance qui la fonde ; mais, n'étant pas Dieu, elle s'écarte parfois de la ligne de cet effort et les monstres sont un peu la trace en creux de cet effort perpétuel vers le semblable (si un verrat couvre une brebis, il en naîtra un agneau à tête de porc).
Cette nature qui tend au semblable et qui est née de la volonté de Dieu a pour fin de tenter de s'approcher de Dieu : elle tend donc vers une plus grande perfection. C'est pourquoi on voit des femmes devenir hommes et jamais un homme dégénérer en femme. Car nul n'ignore, depuis Aristote, que la femme n'est qu'un homme mutilé, presque une sorte de monstre !
Le monstre est donc essentiellement signe : c'est grâce à lui que nous pouvons comprendre comment ces ressemblances que nous voyons dans la nature ne sont que les images démultipliées d'une unité qui ne cesse de se chercher. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, on est resté fidèle à cette interprétation rassurante du monstre qui révèle l'harmonie de la nature et sa capacité de produire. Mais, peu à peu, on a pris conscience que les monstres pouvaient inversement révéler l'impuissance et la fragilité de la Nature. En effet, à force de nier l'harmonie, le monstre finit par la mettre en péril ; à force d'introduire de la variété et des différences, il tend à effacer les ressemblances et la variété n'est plus que désordre et chaos. Alors les monstres, indéfiniment multipliés, ne semblent plus que copies manquées, caricatures dérisoires, comme le singe par rapport à l'homme.
Un signe, pour les hommes du XVIe siècle, de cette fragilité de la nature, ce sont les contrefaçons, les simulations d'origine démoniaque. Les démons, en effet, ont le pouvoir de créer un véritable simulacre de la création, une copie d'autant plus pernicieuse que la contrefaçon ne sera pas visible. Et comme les monstres et les prodiges ont une relation particulière au divin, ce sont eux que les démons, singes de Dieu, vont simuler le plus volontiers. Et puisque l'homme microcosme est l'image ramassée de la richesse harmonieuse du monde, c'est dans le corps de l'homme qu'ils vont agir, et principalement dans la matrice de la femme qui est le lieu où la ressemblance s'actualise. C'est alors le problème de l'incubat : les démons vont faire croire que de la matrice de la femme sortent les objets et les êtres les plus hétéroclites qu'ils feignent d'avoir engendrés.
Les démons se meuvent donc dans un univers où domine la simulation. Capables eux-mêmes de revêtir à peu près toutes les apparences, ils passent leur temps à feindre, à éblouir, à tromper. Les sorciers, par exemple, sont des hommes auxquels les démons ont troublé l'entendement pour leur donner l'illusion qu'ils possèdent certains pouvoirs.
Alors la variété n'est vraiment plus partie intégrante de l'harmonie : elle tend, par ce redoublement de la simulation, à s'assimiler au désordre le plus total. Et les hommes ont l'impression d'être au cœur d'une forêt ténébreuse de signes multiples qui ont tous perdu leur lisibilité, même ceux qui sont de Dieu.
Cette impression se développe surtout dans la seconde moitié du XVIe siècle, époque où l'on ne pense plus que le monstre « montre » la volonté divine, où l'on renonce à comprendre la Nature, c'est-à-dire la parole de Dieu. On a l'impression que quelque chose s'est brisé et que les démons sont revenus tourmenter le monde.
Alors, si l'on continue de recueillir les « signes », on ne les interprète plus, car cela, pense-t-on, surpasse notre connaissance. L'homme devant la Nature est comme au théâtre, mais la pièce est jouée dans une langue inconnue et Dieu est dans la coulisse, peut-être se moquant.


Le 4 avril 1973, un ancien Orléanais, qui fut lui aussi professeur au lycée Pothier et à l'Université d'Orléans, M. Michel RAIMOND, actuellement professeur à Paris-Sorbonne, est venu parler de « Paul Valéry et le héros de l'intelligence ».
La Soirée avec M. Teste n'est certes pas la plus connue des œuvres de Valéry et pourtant elle en est peut-être la plus caractéristique. C'est que, pendant toute sa vie, Valéry a été hanté par le problème de l'intelligence : comprendre était la seule chose qui l'intéressait vraiment. Pour cette raison, il fut toujours très curieux de mathématiques et longtemps la littérature fut le cadet de ses soucis. L'essentiel pour lui était de comprendre ce que c'est que comprendre, de démonter son propre fonctionnement mental.
Aussi l'œuvre artistique l'intéressa-t-elle toujours moins que les lois de la production de cette œuvre et que les mécanismes du langage. C'est en cela que Valéry est très moderne, très actuel : il prend place comme témoin de cette « crise du concept de littérature » qui est l'un des drames intellectuels de notre époque, où bien des écrivains n'écrivent plus que pour dire l'impossibilité d'écrire. Et il y a effectivement chez Valéry toute une esthétique de l'inachèvement de l'œuvre impossible dont les Cahiers sont le meilleur exemple, puisqu'il faut y voir les échafaudages d'une œuvre qu'il n'a jamais menée à bien.
À l'origine de la vie intellectuelle de Valéry, il y a la fameuse nuit de Gênes d'octobre 1892, au cours de laquelle il put, comme Descartes, découvrir sa propre vérité. Il était alors en pleine crise sentimentale et en proie à un immense découragement : cette nuit d'orage et d'insomnie lui permit de jeter un regard lucide sur lui-même réduit au rang de chose.
Selon M. Raimond, ce regard sur soi, ce dédoublement de la conscience peut s'expliquer surtout comme un effort pour se protéger d'une sensibilité trop vive, comme un sursaut contre l'angoisse. On a pu montrer en effet que, dès l'enfance, Valéry a manifesté un véritable besoin de protection de sécurité : vers l'âge de neuf ou dix ans, il voulait se faire de son esprit « une sorte d'île », et un texte comme son Concerto pour cerveau seul montre bien que ce dédoublement de la conscience du moi n'est autre chose qu'un désir de sécurité.
À vingt-trois ans, Valéry avait fait le tour des choses, il avait pris la mesure des autres et de lui-même et il ne voulut plus s'occuper que de sa propre pensée, prêter une attention forcenée à ses propres mécanismes intellectuels, multiplier le réseau de ses pensées, étendre son domaine spirituel. Mais, en même temps, il savait bien que cet idéal était inaccessible. C'est pourquoi il s'efforça de l'incarner, de le faire vivre en inventant le personnage de M. Teste, cette chimère de la vie intellectuelle, cette figure idéale du génie.
Pourtant, par sa nature même, M. Teste semblait condamné à n'être que le héros impossible d'un impossible roman. Comment écrire, en effet, le roman de celui qui, refusant de tourner contre le monde la puissance de son esprit, se contente de pouvoir, d'être pure potentialité ? La Soirée avec M. Teste serait alors l'un de ces premiers antiromans qui, à la fin du XIXe siècle, allèrent contre les lois habituelles du genre.
Malgré cela, ce M. Teste, ce héros impossible, a vécu et vit encore parmi nous : pour beaucoup il fut un ferment d'exaltation spirituelle et il a su imposer sa présence. Cette réussite est certes due au génie de l'auteur, mais M. Raimond pense plus précisément que ce succès du romancier a quatre causes essentielles.
Le premier « coup de génie » de Valéry est de n'avoir jamais montré M. Teste que de biais. On ne fait que l'entr'apercevoir fugitivement. On l'admire en raison de ce qu'on a pu deviner de lui et son génie, n'étant pas montré mais seulement pressenti, peut donc garder toute sa puissance mythique.
La seconde habileté de Valéry est de ne nous livrer que des bribes des pensées de M. Teste, des paroles à la fois fortes et énigmatiques, dont la continuité est escamotée. Les mots prononcés par M. Teste ne sont que les résidus d'une sorte d'effervescence lointaine et c'est à nous, lecteurs, à induire le génie.
Et puis cette vie de l'esprit, en principe ineffable et insaisissable, Valéry a su la représenter : elle s'accomplit dans le domaine de l'étendue et il y a, dans la Soirée avec M. Teste, toute une thématique spatiale de la pensée géniale. De même que le corps de Teste est saisi dans l'expérience de la souffrance, comme étendue intérieure, de même sa cervelle est une sorte d'espace de la stratégie mentale et les mots de figure, de structure reviennent souvent sous la plume de Valéry. À propos du passage qui montre M. Teste à l'Opéra, M. Raimond pense que la salle de spectacle est la représentation symbolique de toute la vie mentale : M. Teste est cette fois le témoin (testis) qui guette, qui épie son propre déroulement mental.
Le dernier coup de génie, enfin, qui explique la réussite de l'œuvre, c'est que chacun, devant Teste, se sent classé, jugé, devenu objet. Chacun sent combien lui-même est sot, combien il a peu d'esprit. Et Valéry lui-même a vécu toute sa vie sous le regard ironique et critique de son personnage.
M. Teste est donc le reflet d'un moment de la vie intellectuelle de Valéry. Mais il est aussi un moment de l'idéologie française et de la conscience occidentale.
En 1890, le positivisme tend à s'effondrer. Une crise de la raison commence à se dessiner. La science se développe à un tel point que personne ne peut plus embrasser tous les problèmes. On comprend mieux alors le drame de Valéry qui est d'être venu trop tard, d'avoir été un impossible Pascal, condamné à n'être qu'un amateur. Alors, par compensation, cet amateur écrit la Soirée avec M. Teste, une œuvre pleine d'une nostalgie profonde pour ces temps où le génie était possible, où il pouvait dominer son temps.
Valéry a donc parfaitement deviné une grande partie du drame intellectuel de notre époque. Il est le seul à avoir vu clair, à avoir dit qu'il faut une politique de l'esprit, qu'il n'y a pas de politique possible sans un projet global de société. Son mythe de héros de l'intelligence apparaît à un moment de rupture de l'idéologie occidentale et M. Teste est le reflet d'une fissure qui ne paraît pas encore comblée.
Pourtant 1894 c'est aussi l'époque des attentats anarchistes : après les héros de l'ambition (comme chez Balzac) et à côté du héros qui pense, attentif à son propre fonctionnement intérieur, il y avait place en principe (Barrès l'avait bien remarqué) pour un héros de la révolte. Vallès avait déjà dessiné son visage, mais il faudra attendre quarante ans et André Malraux pour que le révolté devienne vraiment héros de roman.
Il y avait également un hiatus entre la révolte anarchiste et l'entreprise de Marcel Proust, dont le but était non pas de refaire le monde, mais de déchiffrer les signes, de transformer en équivalent intellectuel l'espèce d'opacité de la vie dans laquelle nous sommes plongés. Là encore, M. Teste est tout différent puisqu'il a renoncé à tous les attributs de la sensibilité, de l'affectivité, puisqu'il se détourne du sensible au lieu d'en éclairer les profondeurs. Il n'y avait plus de place alors que pour un chef-d'œuvre éclaté, des échafaudages, des débris de chefs-d'œuvre.
Teste paraît donc être le témoin d'un conflit entre l'intelligence et là vie : c'est par là aussi qu'il est très profondément actuel.
Pourtant ce génie perdu dans les confins de ses pensées se rapprochait parfois de la vie, à la grande joie de Mme Émilie Teste qui le voyait alors revenir vers elle pour trouver le repos dans l'amour. Ce thème, Valéry l'a pris au Faust de Gœthe : pour Valéry, en effet, Faust est un autre avatar du héros de l'intelligence, « un Teste à la retraite ». Ce qu'il y avait chez Teste de tension intellectuelle et d'intrépidité est devenu chez Faust sérénité et sagesse.
C'est ainsi que la fragile et dernière découverte du héros de l'intelligence, ce sera tout simplement la merveille de vivre; les immenses circuits de ses pensées aboutiront à la joie d'être. À une mystique de l'intelligence Valéry a donc substitué sur le tard une mystique de la présence. À chacun de juger si c'est là un renoncement ou une conquête…


Fidèle à la tradition, la Section a demandé à son éminent vice-président, Mgr Pierre-Marie BRUN, archiprêtre de la cathédrale Sainte-Croix, de reprendre le cycle de ses conférences-promenades, la première étape étant « Orléans préroman ». Le 23 mai, une cinquantaine d'amateurs d'archéologie ont donc fait la « tournée des cryptes » (mais cette appellation est fausse), allant des fouilles de la cathédrale à celles de Saint-Aignan, en passant par Saint-Avit, ignoré des autochtones et qui se cache sous le C.E.S. Jeanne-d'Arc…


Le dimanche 3 juin, budistes et Amis de la Bibliothèque d'Orléans se sont retrouvés à « Port-Royal et la vallée de Chevreuse, sur les pas de Pascal et de Racine ».
Au fond du célèbre « Vallon » que verdit le Rhodon, nous avons trouvé ce Port-Royal qui s'appelait originairement « Porrois » (lieu de broussailles) qui fut traduit en « Portus Regius ». C'était donc là ce lieu que le bon élève Racine chantait déjà ainsi :
Que je me plais sur ces montagnes
Qui s'élevant jusques aux cieux
D'un diadème gracieux
Couronnent ces belles campagnes !
et que Mme de Sévigné célébrait en ces termes : « Je vous avoue que j'ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j'avais tant ouï parler ; c'est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut… » Bref, un lieu d'élection naturel, en soi déjà janséniste, et d'où seuls paludisme et rhumatismes purent quelque temps détourner sur Paris les filles de la Mère Angélique.
Topographiquement, Port-Royal-des-Champs c'est :
– En haut, le domaine des Granges, avec sa ferme où Pascal fit retraite, rédigea la première de ses Provinciales et composa son Mystère de Jésus ; avec ce puits qu'il dota d'une mécanique subtile pour que même un enfant de six ans pût sans effort en tirer grands seaux d'eau ; et avec ses « Petites écoles » où enseignaient ces Messieurs, « Petites écoles » aujourd'hui devenues Musée du jansénisme.
– En bas, ce qui reste de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs : le cloître fantôme, pointillé de tilleuls, qui cerne l'ancien cimetière des religieuses; et la récente petite église grise, non consacrée, elle aussi promue au rang de Musée de Port-Royal.
– Et, reliant le haut et le bas, les « Cent-marches » (qui sont 109) que telles religieuses, pour se mieux mettre en état de réception de grâce, gravissaient à genoux.
Nous commençâmes par la visite du Musée des « Petites Écoles » où nous fûmes aussitôt happés par une voix électronique hautement qualifiée, indiscutable et continue, laquelle nous menait au trio de vitrines en panneaux, de gravures en manuscrits, d'authentique en reconstitué ; du XIIIe siècle originel à l'arasement de 1709 ; de la Mère Angélique Arnauld (l'une des vingt enfants de l'avocat Antoine Arnaud, nommée abbesse à onze ans…) à Jacqueline Pascal, sœur de Blaise, et à la Mère Agnès Racine, sœur de Jean ; de l'Augustinus de Jansénius aux Lettres chrétiennes et spirituelles de Saint-Cyran ; d'Arnauld d'Andilly au grand Arnauld ; des Luynes aux Longueville et des Roanne aux Roannez – de ces Messieurs de Port-Royal de Paris aux Solitaires de Port-Royal-des-Champs, c'est-à-dire des mêmes aux mêmes, mêmement pourvus de grande spiritualité, de grande culture et de grandes fortunes, et qui se partageaient là entre l'étude, la prière, la pédagogie, la polémique et les démarches occultes, sans pour autant dédaigner les travaux de drainage et la récolte des pavies.
Nous sortîmes, emplis d'histoire à déborder. Et la voix simplement humaine et heureusement vivante de M. NIVET nous rassembla au haut des « Cent-Marches », nous précisant la géographie du vallon, nous simplifiant à grands traits l'aventure du jansénisme, nous en révélant maints côtés anecdotiques. C'est ainsi que Pascal reprit corps devant nous, tout de suite point par le désir de démontrer les thèses de Saint-Cyran « par le raisonnement bien conduit ». Désir contrarié qui retarda sa conversion et l'opposa un temps à Jacqueline, sa sœur. Mais, après la fameuse nuit du 23 novembre 1654 et la découverte foudroyante du Dieu de l'Écriture, Pascal s'engage dans sa voie définitive, obtient une cellule aux Granges, y invente, entre deux exercices spirituels, une méthode syllabique de lecture, et, après la grande Volée que de sa « province » il administre aux Jésuites, voit s'ouvrir contre Port-Royal l'ère des persécutions, que devait seul arrêter le miracle de la Sainte Épine. Mais de plus en plus pris par la préparation de son Apologie de la religion chrétienne et par ses expériences de mortification, par ailleurs déçu par les « pieuses finesses » des Arnauld, des Nicole et des Saci (souscrivant, en pleine restriction mentale, au formulaire qui condamnait Jansénius, pour finir par abjurer définitivement), Pascal renonce, se soumet au pape et meurt.
L'après-midi : nous gagnâmes l'abbaye, nous arrêtant d'abord à un défaut du vallon, dépression arrondie que signent une croix et un lierre d'époque. C'est là que venaient papoter et tricoter nos religieuses. C'est là qu'infatigable M. Nivet nous parla de Racine. Petit orphelin de six ans, Jean fut recueilli à Port-Royal, avec qui sa famille était très liée. C'est là qu'il fit ses premières classes; c'est là qu'il revint après avoir terminé ses humanités au collège de Beauvais, élève entre tous chéri de ses maîtres, ce qui ne l'empêcha pas (toujours un peu étranger qu'il devait rester à ce monde) de donner dans la satire ironique et versifiée à l'occasion de la signature du fameux Formulaire. D'où rupture, qu'aggrava encore l'anathème lancé par Nicole contre les gens de théâtre ! Et Racine alors de se laisser aller à des railleries qui sentent leur Voltaire. Mais après Phèdre et la trahison de la Champmeslé, Racine revient vers Port-Royal, qui pardonne à l'enfant prodigue. Malgré ce retour, Racine conserve la faveur du roi. Pour un temps. Dans Esther et Athalie, Port-Royal transparaît un peu trop, et c'est la disgrâce. Racine mourra un an après (à cinquante-neuf ans) et sera furtivement enterré au cimetière des Champs, au pied de la fosse de M. Hamon, comme il l'avait demandé – avant que ses restes ne soient transférés à Saint-Étienne-du-Mont.
Le roi avait eu cette formule : « Nous passerons la charrue où était Port-Royal ». C'était en 1709. Et il ne reste donc plus rien (à part deux bases de piliers et un soubassement de mur) de la fameuse abbaye, de son cloître et de son cimetière, lequel, en 1712, fut purgé de ses cinq siècles de cadavres, transportés en tombereaux à Saint-Lambert-des-Bois. Là, dit la chronique, ils furent jetés en vrac dans la fosse commune, où les chiens venaient bruyamment se repaître des restes des plus récents exhumés. Ainsi l'avaient voulu Dieu et le roi.
Nous visitâmes néanmoins la chapelle-musée, où les religieuses à la grande croix rouge continuent de veiller sombrement le long des murs, devant le masque de Pascal, parmi des archives d'une gravité redoutable. Un conservateur sans problèmes de formulation, avec inclination marquée à assimiler cette époque à la nôtre (l'homme après tout en restant la commune mesure), nous invita longuement à réfléchir sur cette chose extraordinaire : un siècle de jansénisme militant.
Ce que fit superbement M. BOUDET, devant l'adorable église de Saint-Lambert-des-Bois, après que nous eûmes visité celle de Magny-les-Hameaux, où dorment, verticales, les pierres tombales venant de Port-Royal – dont celles d'Arnaud d'Andilly et de Mère Agnès. Nous savons d'excellents esprits (et de cœur riche) pour qui le jansénisme, doctrine abominable d'un quarteron de désincarnés, constitue un véritable attentat à la vraie vie, une tentative sinistre de réduction de l'homme. Ces charnels chaleureux professeraient volontiers « que ce serait mesure de salubrité que d'interdire toute visite à Port-Royal le méphitique… ».Voire… Car une telle conduite ne va pas sans grandeur; l'austérité entraîne d'autres vertus ; et choisir la voie étroite demande du courage. Quoi qu'il en ait été – et sans qu'ils fussent jamais effleurés par le moindre scepticisme, attitude du reste étrangère à leur temps, où chacun était assuré de détenir la vérité : la sienne – quoi qu'il en ait été, il est bien certain que nos Solitaires crurent pouvoir fonder un nouvel humanisme. Indépendamment de la portée théologique de leur position (laquelle, après tout, reste affaire de spécialistes, et il faut bien que serve le pape), c'était bien d'abord de l'homme qu'il était question. Et c'était bien un homme nouveau que voulaient promouvoir des pédagogues d'avant-garde (les premiers dans le siècle à avoir mis à leur programme l'étude de la langue française en tant que telle – traitement dont Racine devait être le premier bénéficiaire). Tout cela, poursuivi, pouvait mener loin. Par ailleurs, considérons que les protecteurs attitrés de ces Messieurs étaient les Longueville, les Luynes…, tous Grands de la Fronde, et qu'eux-mêmes étaient de grands avocats, des magistrats importants, et surtout des parlementaires, c'est-à-dire de cette race à « remontrances » que le pouvoir a toujours abhorrée. Dès lors, l'absolutisme essentiellement centralisateur d'un Louis XIV ne pouvait pactiser avec ces gens ; ne pouvait entériner leur action clandestine, leur contestation permanente, leur opposition de fait, et surtout l'extrême liberté de leurs investigations ; ne pouvait admettre cet état dans l'État. Et la brutalité radicale du roi fut bien plus un acte politique (apparenté à la révocation de l'édit de Nantes) qu'une décision d'ordre inquisitionnaire. Ainsi nous invitait à penser M. Boudet et, comme d'habitude, nous inclinions à le suivre.
Notre dernière escale fut le château de la Madeleine, à Chevreuse, flanqué d'un donjon aux géométries puissantes et doté d'un puits peut-être sans fond. C'est dans l'exil de cette « Babylone » (nous apprit encore M. Nivet) que Racine, alors dans toute la gloire de ses vingt ans, vécut quelques mois – avant que d'aller à Uzès s'émerveiller devant la splendeur des brunes beautés méridionales. Chargé par de Luynes de surveiller les travaux de restauration du château, il joua les régisseurs bienveillants et, fort diverti par le commerce « des gueux », il descendait plusieurs fois par jour lamper force flacons au proche cabaret du Lys…
Sur cette image réconfortante prit fin notre croisière janséniste.

Les Secrétaires : André Lingois, Jean Nivet, professeurs au lycée B.-Franklin,
le compte rendu de l'excursion étant dû à M. Georges Dalgues.


 

 SAISON 1973-1974

La saison 1973-1974 a connu son habituel succès ; le nombre des adhérents est en légère augmentation ; les activités, soit quatre conférences et deux promenades, ont été suivies avec un grand intérêt.


La saison a été ouverte le 16 octobre 1973 par une agréable causerie de M. René BERTHELOT, directeur honoraire du Conservatoire national de musique d'Orléans sur « Musique et langage ».
De l'aveu même du conférencier, parler de Musique et langage était une gageure, étant donné le foisonnement du contenu et la diversité des directions de recherche. M. Berthelot se refusa d'aborder la manière scientifique, avec courbes et graphiques, de même que l'étude phonétique et l'étude comparative. Pour être d'emblée « dans le ton », il choisit la « rhapsodie », un genre gai qui évoque l'allure « à sauts et à gambades » et qu'il définit comme une promenade sans prétention autour de certains termes mal éclaircis… une escapade linguistique en somme ! Mais ce désordre est un effet de l'art et le brillant causeur qu'est M. Berthelot sait où il va, même obliquement ! Il y aura le sérieux, la question sérieuse, grave : la musique est-elle un langage ? et le divertissement, où le philologue répondra plaisamment au philosophe. Cette deuxième partie pourrait s'intituler : la musique dans le langage, ou « les liaisons cocasses ».
Tout le monde s'accorde à répondre par l'affirmative et la triple correspondance : vocabulaire-notes, grammaire et solfège, syntaxe et harmonie est tentante. Musique et langage s'expriment dans le temps, bien sûr, mais on perçoit déjà quelques différences : un seul accord procure une impression spécifique ; à lui tout seul, il contient la mélodie, comme repliée, prête à se développer.
Certains dénient cependant à la musique sa qualité de langage, car, si elle peut transmettre sentiments et images, elle est impuissante à rendre idées et concepts. Mais pourquoi un langage traduirait-il obligatoirement les abstractions ? Bien des musiciens dénient à la musique le pouvoir de traduire quoi que ce soit. Stravinsky ne répétait-il pas qu'elle était « incapable de démontrer », qu'elle « ne pouvait trouver sa fin qu'en ellemême » ? Affirmation sans doute partiale, qu'il faut replacer dans le contexte de l'époque 1920. La fugue, réputée abstraite, ne devient-elle pas, d'abord chez Bach, ensuite chez Mendelssohn, un véritable poème ? Il n'y a pas plus de musique pure que de poésie pure. Si les deux arts ne sont pas faits pour informer, en revanche, ils sont bien tous les deux langages, puisqu'ils demeurent des moyens de communiquer.
On parle à tort de l'expressivité de la musique; en tête de certains morceaux, on lit en effet « expressive » : cela veut dire simplement "qui exprime", mais quoi ? L'auteur n'en sait peutêtre rien… Et la musique dite narrative ou descriptive, ou « à programme », de Clément Janequin à Ravel, via Saint-Saëns ? Au fait, ne la traduisons-nous pas en images parce que nous sommes informés au préalable du thème ? « Le son de la musique se prête uniquement aux prophéties rétrospectives », dit fort judicieusement W. Jankélévitch. Cette inaptitude à la précision de la musique fait justement sa richesse, car elle n'est jamais figée dans l'écriture.
La distinction habituelle entre les « tons hauts » et les « tons bas », entre la « montée vers l'aigu » et « la descente vers le grave », avec leurs correspondances spirituelles ne repose sur rien d'objectif. La notation archaïque ou « neumatique » montre bien que ce n'est pas le résultat de l'influence de la portée. La solution, nous dit M. Berthelot, est sans doute dans la voix même de l'homme, du chanteur dont le corps suit instinctivement la note, et il nous invite à regarder « les enfants chanteurs » de Delle Robbia. Les musiciens, à l'instar de Baudelaire et de ses parfums « doux comme les hautbois », et de Rimbaud qui peignait les voyelles, voient souvent les tonalités « en couleurs », avec des réactions personnelles, des « connotations » intimes, comme on dirait aujourd'hui.
Cette remarque linguistique va nous servir de transition. M. Berthelot en effet va étudier de manière humoristique les expressions de la langue familière qui proviennent de l'univers musical. Les uns sont de simples rencontres de hasard, comme l'aria des ménagères, lequel n'a rien à voir avec l'adagio baroque ; certaines sont faciles, comme le faire du bousin qui nous vient du buccin des armées romaines ; d'autres sont de véritables énigmes, comme le violon de nos commissariats. S'agit-il d'un homme, un mauvais sujet, comme les petits violons du roi, querelleurs, soiffards et détrousseurs ? Du lieu inventé par le magistrat Viole ? De l'évolution du carcan de justice ou « psaltérion » ? Faut-il y avoir une antiphrase comme au son du violon, réservé en général aux jeunes mariés ? L'une des plus amusantes et des plus ingénues explications de notre orateur a été celle de notre brève injure polie aujourd'hui : Zut. Il viendrait d'une plaisanterie des farceurs de la foire Saint-Germain : "Tu connais la musique? – Eh bien je te dis : ut". Et ce ut serait une francisation du out anglais. Musique et anglomanie !
Il ne faut pas oublier que M. Berthelot a été non seulement directeur du Conservatoire, mais qu'il a enseigné l'harmonie à des générations de jeunes musiciens et qu'il a eu l'occasion de relever quelques trouvailles… Non pas de ces fausses perles attribuées méchamment aux cancres de tout poil – car ceuxlà n'ont aucune imagination – mais de ces créations de l'humour enfantin qui confine à la poésie, même s'il y a quelque erreur. Après tout, Théophile Gautier a bien écrit que « l'ouverture de Tannhäuser est pleine de fugues » ! Les traductions des termes italiens sont savoureuses, comme le allegro non troppo : vite et sans se tromper ! Piu mosso : plus mousseux ! Et con motto : assez vite et sans pédaler ! La salle a perdu tout son sérieux devant des « juveniliana » pleins d'imprévu : le xylophone qui déteste les étrangers, le Clavecin bien toléré de Bach, le Stabat Mater du Père Lachaise… Et, parmi les instruments médiévaux, la vieille qu'on tient sur ses genoux !
C'est au milieu des rires que M. René Berthelot a achevé sa causerie, dont le dernier mot fut sérieux : « Dans la musique, comme dans le langage, tout nous incline à la modestie. »


On ne peut s'intéresser aux philosophes présocratiques sans connaître la thèse de Mme Clémence RAMNOUX sur Héraclite ou l'homme entre les choses et les mots (parue en 1959, rééditée aux Belles Lettres en 1968). Or, le mercredi 28 novembre, nous avons eu le privilège d'entendre Mme Clémence Ramnoux, professeur à l'Université de Paris-Nanterre, évoquer les problèmes que pose l'interprétation des présocratiques en général, ceux qu'elle appelle dans sa thèse « ces primitifs de la pensée rationnelle », et l'interprétation des fragments d'Héraclite en particulier. Le titre de sa conférence était « Héraclite, la tradition présocratique et les problèmes du langage ».
La méthode de Mme C. Ramnoux prend appui sur les passages du Cratyle où Platon, réassumant une technique de l'interprétation pratiquée par les professionnels de l'herméneutique, décompose certains mots (noms des dieux ou termes abstraits du langage des philosophes) en leurs éléments vocaliques ou consonantiques pour recomposer ensuite, à partir de ces éléments, des mots ou des phrases ayant un autre sens, parfois inverse ou totalement différent.
Le discours et les mots sont alors réduits à un pur matériel sonore vidé de sens humain. Les syllabes et les graphies s'agitent dans une sorte de vide où elles se décomposent et recomposent en formant des ensembles que les hommes interprètent en y mettant des sens à eux, espérant purger le discours constitué des sens usuels pour en recomposer, à partir des purs éléments sonores, un autre qui dirait beaucoup mieux et qui, peut-être, devinerait le sens des dieux.
C'est ainsi que Platon, très attentif aux souffles, aux intonations, aux accents et aux assonances, maintient la visée vers un intelligible dont les éléments seraient conjoints aux allures du souffle ou exprimés par elles.
Or, dans le Cratyle, Platon projette dans les phrases reconstruites à partir des syllabes les sens d'un maître bien désigné, Héraclite ; tentative qu'il se presse en un second moment d'effacer, d'annuler, en présentant l'interprétation antilogique. On peut donc penser qu'Héraclite se situe le long d'une lignée des maîtres de la parole remontant des grammairiens sophistiqués qui furent les interprètes de Platon jusqu'aux inventeurs de l'alphabet phonétique, aux maîtres archaïques de la parole et de l'écriture.
Tel est le postulat qui a permis à Mme C. Ramnoux de déceler dans Héraclite des effets de sens fondés sur le découpage des phrases (écrites bien sûr à l'origine sans signes de ponctuation ni séparation entre les mots). Les effets de sens ressortent de la façon d'articuler, en plaçant au plus juste endroit dans la lecture les pauses et les intonations. Il s'agit donc de bien découper les phrases, de bien ajuster les mots les uns avec les autres (ce serait le sens du mot harmonia), les ajustements les plus heureux faisant éclater des sens inattendus. La lecture d'Héraclite devient alors une sorte de jeu, allant même jusqu'à l'anagramme.
Jean Bollack, dans son édition commentée des fragments d'Héraclite (Héraclite ou la séparation), a abordé le même problème en linguiste. Récusant d'avance toutes les interprétations, même l'interprétation platonicienne, excluant la plupart des corrections proposées et des paraphrases, il ne considère que le texte en sa pure littéralité. Il porte alors une attention extrême aux structures de la phrase, mettant au jour une architectonique secrète de la disposition des vocables (laquelle révèle des intentions extrêmement lucides et savantes) et des restructurations de phrases par jeux d'oppositions emboîtées.
Pourtant Jean Bollack ne s'abstient pas des commentaires et la séquence de ses commentaires découvre une ligne d'interprétation parfaitement cohérente, « cohérente jusqu'au système, systématique jusqu'à l'exclusion et même exclusive jusqu'à l'agression », dira Mme Ramnoux, L'interprétation de J. Bollack se fait presque entièrement à partir d'un principe qui serait l'art ou le métier de parler et d'écrire un art du discours. Elle est exclusive de toute théologie, de toute mystique et aussi de la cosmologie stoïcienne des retours cycliques. On y trouve parfois avec quelque surprise une lecture médicale. C'est ainsi que, pour le très fameux fragment 12 (« dans ces fleuves toujours les mêmes d'autres et d'autres eaux toujours surviennent »), Bollack refuse l'idéologie de la fluence universelle ainsi que le jeu d'une opposition entre le même et l'autre : il considère que ces fleuves sont le signe pour la circulation sanguine contenue à l'intérieur du corps, les éléments nutritifs du flux sanguin pénétrant du dehors vers le dedans et ressortant du dedans vers le dehors comme émanation, c'est-à-dire âme. Héraclite resterait donc le maître d'une lignée de médecins en même temps que le maître d'une lignée de grammairiens.
Enfin J. Bollack insiste beaucoup sur le concept de la séparation. D'abord, séparation du niveau phonétique et du niveau sémantique : d'un côté rien que la matérialité scripturaire ou sonore des mots, de l'autre rien que le sens. Séparation ensuite entre l'auteur du texte et son texte où se présentifie son intention. Séparation enfin entre les diverses lectures divergentes d'un même texte livré au jeu de l'interprétation.
L'auteur donc, l'ouvrier en formules, dépouillé de ses propres dires, se retire aussitôt dans le silence d'une sorte d'intermonde où il connaît cet état divin de tranquillité qu'Épicure appelle ataraxie. Alors commencent à se séparer les auditeurs qui donnent chacun à la parole entendue un sens particulier. Se séparent ensuite les interprètes patentés qui proposent chacun leur lecture et se contredisent les uns les autres : c'est selon ce rythme de l'antilogie, l'antithèse succédant à la thèse, que se seraient diversifiées et démultipliées les écoles de philosophie grecques et occidentales.
Les travaux de J. Bollack reposent sur une application de ces mécanismes. Grâce à sa grande érudition, ce critique pense avoir retrouvé les phrases antérieures à Héraclite, déjà formulées soit par un sage, soit par la tradition populaire, auxquelles les formules héraclitéennes opposent un contre-dire.
Alors, à son tour, J. Bollack opère lui-même une véritable dislocation de la phrase d'Héraclite pour former un autre dire ou un contre-dire. Pour lui, lire Héraclite c'est diviser les arrangements, le texte n'étant plus rien que mots et lettres séparés de l'intention de l'auteur. Le bon interprète sera celui qui, découvrant le meilleur sens, se séparera de la piétaille des autres qui piétinent dans le jeu sans fin des réinterprétations.
D'où, chez J. Bollack, de nombreuses traductions paradoxales dont Mme C. Ramnoux donne quelques exemples. C'est que J. Bollack semble avoir d'abord tenté de reconstituer la physique d'Héraclite comme un jeu d'assimilations et de dissimilations à partir des physiques archaïques d'Empédocle et surtout de Démocrite ; puis, y ayant renoncé, il a essayé une lecture purement linguistique, projetant sur le texte son expérience de la linguistique scientifique contemporaine et son expérience de philosophe entraîné à la négation ou dénégation hégélienne.
On peut certes penser que le vieil Héraclite taillait ses formules avec l'intention consciente que les moins capables se laissent fasciner et prendre au piège et que les plus capables apprennent à se débarrasser du maître à leur tour en formant des sens à eux. Il aurait prévu que son texte, une fois dit ou écrit, lui échappe, soit lâché au monde, devienne chose parmi les choses et que lui, l'auteur, soit renvoyé à sa solitude, le texte, dans l'inlassable jeu des contradictions, poursuivant une imprévisible trajectoire. C'est en vertu de cela que les fragments d'Héraclite ont pu prendre, dans l'esprit de J. Bollack, des significations toutes nouvelles.
Toutefois on peut, comme le fait Mme Clémence Ramnoux, défendre l'opportunité de lire Héraclite avec moins de science, plus de naïveté, un esprit de jeu et même le sens du divin, en tenant compte aussi de la différence de culture qui nous sépare de cet homme du VIe siècle, fils d'une grande famille sacerdotale, héritier de fonctions théologiques et politiques, aux prises avec l'incapacité de les exercer de par la chute de sa caste et la crise de sa tradition.


Le 20 mars 1974, M. le Dr Alex BIANCARDINI, personnalité connue des Orléanais, a prononcé une conférence intitulée : « Médecins et satire ».
M. le Dr Biancardini, en préambule à sa causerie, avoua avec simplicité qu'il n'avait pas la prétention de traiter l'ample sujet que serait la satire des médecins, tant les mémoires, comédies, caricatures et pamphlets abondent. La médecine est devenue la proie des humoristes tous gens bien portants !
Toujours « le médecin sera raillé et bien payé », disait La Bruyère. Mais c'est rarement la médecine elle-même qui est moquée, mais bien les hommes : le médecin, surtout à cause de son langage, et le malade, à cause de sa peur. D'ailleurs les médecins eux-mêmes ont bien pris la plaisanterie : ceux du XVIIe siècle ont ri les premiers aux calembredaines des Diafoirus et des Purgon.
Le Dr Biancardini nous a rappelé dans un premier temps la manière dont étaient traités les médecins au cours de l'histoire. S'il est vrai que les Grecs avaient de la vénération pour Esculape – qui ressuscitait les morts – ils se moquèrent vite de ceux qui essayèrent de le remplacer. Héraclite les compte au nombre des sots, avec les grammairiens à vrai dire ! Les humanistes du XVIe siècle ne ménagèrent pas non plus leurs flèches à l'égard des praticiens. L'un d'eux affirme que « la vie est brève, mais que les médecins la raccourcissent encore » ! Ronsard est jaloux de l'homme de l'art qui tâte à loisir « tétins et flancs » de sa douce amie…
Mais c'est au XVIIe siècle que s'épanouit la satire médicale, avec Boileau et La Fontaine, et surtout Molière. Le médecin était alors à la mode, en particulier à cause de la tradition théâtrale de la Commedia dell'Arte. Molière fait d'ailleurs flèche de tout bois : les Italiens, la farce médiévale, les contemporains. Il nous est encore facile d'identifier certains portraits : Diafoirus père, par son ton pédant, son conformisme médical, fait penser au Doyen Gui Patin, bon lettré, mais esprit rétrograde ; Thomas Diafoirus serait la caricature du médecin du cardinal Prince de Furstenberg, farouche partisan des Anciens.
Au XVIIIe siècle, la satire reprit ses droits lors de la querelle au sujet de l'inoculation de la variole. Tronchin, « inoculiste » célèbre, fut la risée des chansonniers ; la faculté de Médecine la repoussa, mais elle rit jaune quand Louis XV fut emporté par la variole. Les pamphlétaires reprirent leur plume, à l'occasion des expériences de Messmer, qui prétendait guérir les malades en les touchant et en les magnétisant en musique dans un grand baquet !
La dernière partie de la conférence fut consacrée à la fin du XIXe siècle et à l'époque moderne. Le Dr Biancardini prit deux exemples de satire manquée, sous couvert de réalisme : Les morticoles, de Léon Daudet, roman paru en 1894, d'une violence inouïe, « bréviaire outrancier de I'antimédicalisme », dont les horreurs aujourd'hui font sourire, et Corps et âmes de Van Der Meersch, qui connut un énorme succès avant guerre et que l'orateur qualifie de « bêtisier de la médecine, écrit par un funeste parti pris ». Avec Maurois, Duhamel et Jules Romains, le ton est différent ; l'ironie nous amuse, sans qu'il y ait étalage de laideurs. Knock fait rire, mais rire sainement. À son sujet, M. Biancardini rapporte une anecdote sur la genèse de l'œuvre : un jour Jules Romains reçut un grain de sable dans l'œil, un médecin s'offrit à le lui enlever ; et, examinant l'œil, diagnostiqua péremptoirement… une affection du pancréas ! Nul doute, c'était bien le Dr Knock… Et de nous rappeler les passages fameux : la vocation médicale née des prospectus pharmaceutiques, le tambour de ville, la tirade « des 250 thermomètres qui, au même moment, vont pénétrer… »
Pour conclure cet exposé si fertile en bons mots, véritable revue de l'humour médical, l'orateur se contenta de rappeler ce sage aphorisme de Malebranche : « Les médecins savent peu de choses certes, mais ils en savent plus que nous. »


Le 23 avril 1974, M. Jean GILLET, professeur à l'U.E.R. de Lettres d'Orléans, a parlé du « Paradis perdu dans l'univers rococo ». Milton n'est pas un poète très populaire en France et, lors de son bicentenaire, en 1874, Villiers de l'Isle-Adam se demandait déjà s'il était réellement lu… Pourtant, le titre de la conférence avait de quoi intriguer. C'est ce que déclara M. Jacques Boudet, en présentant le conférencier, professeur de littérature comparée à l'U.E.R. de lettres d'Orléans, qui vient de soutenir une thèse sur le "Paradis perdu" dans les lettres françaises de Voltaire à Chateaubriand.
M. Gillet rappela en préambule que Milton, qui traversa la France en 1638, n'aimait guère notre pays, qu'il traitait de frivole et de servile. En revanche, la France du XVIIIe siècle s'intéressa beaucoup à lui et à son Paradis perdu, qui fut considéré comme un modèle de la grande poésie, traduit neuf fois, imité et parodié vingt-sept fois ! Cette popularité, qui commence en 1728, grâce à Voltaire, est d'autant plus étonnante que l'épopée chrétienne est déconsidérée depuis les attaques de Boileau contre le Tasse, témoignage de la résistance classique au baroque. Or, au XVIIIe siècle, les interdits sont à peu près tombés, la mythologie chrétienne a le champ libre ; toute une mentalité que M. Gillet va qualifier de « rococo » va se révéler à travers les interprétations de l'œuvre de Milton.
Le premier point de l'exposé s'intitulait : « Le paradis perdu, épopée baroque ». Qu'est-ce qu'une épopée baroque ? Une œuvre qui a l'ambition de tout dire, sur le plus grand sujet, qui assimile le « Logos » et le « Muthos », où la parole du poète se confond avec la parole du prophète, directement inspiré par Dieu. Voilà une vision de l'inspiration poétique fort éloignée de la conception un peu artisanale du classicisme.
Cette « vérité totale » s'appuie sur une vision cohérente, globale, de l'univers, un cosmos fini avec, au centre, l'univers créé portant en son milieu l'homme – vision parfaitement anthropocentrique, qui sera remise en cause au cours du XVIIe siècle. L'épopée miltonienne répond à sa manière à cette modification de la conception du monde : à la fin du poème, le paradis luxuriant deviendra une île stérile. Milton propose à sa place un paradis intérieur, une religion intime, fondée non sur l'accord entre macrocosme et microcosme, mais sur un dialogue direct de l'être avec Dieu. Le péché correspond à un ébranlement du monde et surtout à une crise contemporaine, à une modification radicale. Et cette notion s'accorde avec celle du baroque, qui signifie tension, vertige, espace complexe, sinueux, prêt à la mobilité.
On comprend ainsi que cette épopée ait eu un grand retentissement sur l'univers imaginaire du XVIIIe siècle. M. Gillet a pris comme exemple une œuvre de Voltaire bien oubliée de nos jours, la Henriade. On trouve au chant VII, lors du voyage interplanétaire d'Henri, la description d'un espace vide ; dans sa volonté de ménager les croyances traditionnelles et la science, Voltaire tombe dans l'incohérence et fait saisir en retour l'unité de l'œuvre de Milton.
L'admiration qu'on a eue pour le Paradis perdu n'a pas empêché les critiques : dès le XVIIe, on a prétendu que le sujet n'était pas héroïque. Cette difficulté est due au personnage de Satan. Milton lui a donné une image inhabituelle, très différente des portraits conventionnels des épopées françaises de l'époque. Par sa grandeur il tranche nettement, à côté d'un Adam tout de médiocrité bourgeoise. Satan apparaît comme un chef militaire, un artistocrate ; cette figure prestigieuse est évidemment liée aux valeurs d'une société elle-même guerrière et artistocratique. Milton a eu beau laisser entendre que cet héroïsme était factice, les images du Satan prestigieux sont restées vivaces, ainsi qu'en témoignèrent les illustrations, de la fin du XVIIe à l'Empire, que nous commenta M. Gillet. On trouve également un écho de cette conception dans les tragédies de l'époque, comme cet Adam et Ève de 1752, dû à un certain Tanneveaux, où Satan est dépeint comme un prince glorieux, « en mission périlleuse », et en triomphateur. Ce Satan à la tête d'une armée ou du « Pandémonium » deviendra une figure courante, aux antipodes du modèle miltonien, aussi bien chez les poètes que chez les illustrateurs, de Hogarth à Servandoni.
Baroque et rococo sont parfois très proches, en particulier dans les épopées chrétiennes du XVIIIe, la plupart en prose. D'ailleurs, le baroque évolue : il n'est plus éclatant, mais de plus en plus sombre. Le meilleur exemple est la Christiade, qui suggère la vision d'un monde menacé, angoissé, marqué par les bizarreries, la bestialité. Ce défaitisme se retrouve aussi dans les parodies, comme celles de Piron ou de Voltaire (La Pucelle). Or, cette moquerie masque quelque chose : cette mythologie biblique vient du fond des âges, elle représente le fonds sauvage de l'humanité qu'il faut réprimer. Cette mythologie est liée, selon Voltaire, au fanatisme d'une époque où les Anglais gardent sous l'oreiller la « Bible et le pistolet ». Ce que cache le « bon goût », c'est ce que toute une société refoule…
M. Gillet aborde alors la dernière partie de sa conférence : il s'agit de préciser cette notion de « rococo », dont Voltaire est particulièrement représentatif, mais qu'on retrouve dans des œuvres fort éloignées des préoccupations philosophiques, comme cette adaptation du Paradis terrestre, due à Mme du Bocage. Œuvre réduite, tronquée au nom du « bon goût », centrée sur le Jardin d'Éden, et totalement privée de transcendance, où l'Ève rococo n'est plus la « mère du genre humain », mais une créature juvénile, faite pour le plaisir, au milieu des anges « qui viennent comme des invités d'un château voisin » ! Les illustrations ont très bien montré l'évolution du couple édénique au cours du XVIIIe : il devient peu à peu un couple d'amoureux isolés dans une nature de plus en plus protectrice et complice. Le sens du poème, donné par le péché et la rédemption, a été totalement altéré.
En conclusion, M. Gillet souligne les différences entre le baroque et le rococo : la vision du Paradis perdu miltonien était celle d'un christianisme teinté de platonisme, dans un univers cohérent. Au contraire, l'univers rococo accepte la fragmentation en une série de petits univers où l'homme est seul, où l'humanité est livrée à elle-même. « Derrière le lisse et joli qui caractérisent le rococo, dit M. Gillet, on sent des inquiétudes, on devine des hésitations. Cette période correspond à une période où le sensualisme reste encore diffus. Candide serait en quelque sorte le modèle de l'épopée rococo où Voltaire répond à Pascal : l'homme est comme les rats de l'apologue du derviche ; la seule réponse à Dieu, la seule attitude, c'est le "petit paradis" de la métairie turque; c'est-à-dire l'opposé du Jardin d'Éden. »


Le mercredi 29 mai a eu lieu la traditionnelle promenade-conférence dans « Orléans médiéval », savamment commentée par Mgr P.-M. BRUN, notre vice-président.


Le dimanche 9 juin a eu lieu une excursion dont le programme était : « Le Val de Loire orléanais dans la littérature, de Maurice de Sully à Maurice Genevoix ».
Première escale : Bellegarde-du-Loiret, qui fut Choisy-aux-Loges, et où nous accueillit Me Jacques-Henry BAUCHY, Bellegardois authentique et notaire sans défense devant les charmes de Clio. Fort d'une érudition inépuisable, tranquille, précise et ramifiée, Me Bauchy nous fit les honneurs du château, de ce petit donjon de Vincennes vieux rose aux douves calmes et aux symétries agréables, vestige plus qu'honorable et maintenant entretenu d'un château né au XIIe siècle et qui ne trouva sa physionomie définitive qu'au début du XIVe, par les soins du grand argentier de France Nicolas Braque, qui y reçut Charles V, son roi. Le remplacèrent au XVIIe siècle les Montespan et un de leurs descendants, le duc d'Antin, fils de l'illustre marquise. Ce duc y reçut Louis XIV, Louis XV et Stanislas Leczinski, lequel y rencontra un Voltaire impécunieux en quête de pensions. D'Antin augmenta le château des pavillons à la Mansard qui encadrent le donjon (aujourd'hui promus mairie et café). Les ouvrages historiques de Voltaire font plusieurs fois mention de ce personnage « qui avait cet art singulier non pas de dire, mais de faire des choses flatteuses », entre autres d'ordonner qu'on rasât en une nuit toute une grande allée d'arbres pour la seule raison que les regards royaux en avaient été offusqués. Dans cette conduite incroyable d'un maniaque de la servilité, Voltaire disait ne voir equ'ingéniosité courtisane… Passons.
Franchie la Loire, belle indolente fatiguée de s'être tant offerte à tant de ciels changeants, ce fut Sully-sur-Loire et son château, qui est le château-château : j'entends le château-en-soi dans ses exactitudes ; je veux dire : avec juste ce qu'il faut de rondeurs et d'arêtes minérales – et de plans d'eau cernés de pierre – pour qu'il y ait château. Là, manifestement, il y a. Et dans la grand'cour, nous écoutâmes M. NIVET nous conter, avec bien des élégances, Voltaire en Sullias.
C'est à Sully, en effet, et Tulle évitée de justesse, que le jeune Voltaire (il avait vingt-deux ans) fut exilé en 1716 par le Régent pour excès épigrammatiques. Il y resta quatre mois, fort bien traité par Maximilien Henri de Béthune, que le petit Arouet avait connu dès l'âge de douze ans au château du Temple, où son parrain (l'abbé de Châteauneuf, amant guilleret d'une Ninon de Lenclos pourtant octogénaire), prêchant d'exemple, lui ouvrit les voies aux périls exquis du libertinage militant. Les impressions d'exil de Voltaire ont été consignées dans sa correspondance. Épîtres longues, faciles et fleuries, où Voltaire entremêle sa prose de versifications surabondantes, le long desquelles la vivacité d'une invention continue fait difficilement oublier la cheville et le mirliton. Il y raconte son commerce avec l'abbé Courtin, épicurien rebondi, « accessoirement homme d'église », enclin aux conseils débonnaires et grand expert en recettes d'amour. Voltaire décrit la vie de château, les chasses qui l'ennuyaient, et ces fameuses « nuits blanches » aux gages alphabétiques, où Voltaire ne tirait que des V qui le conduisaient à versifier encore et toujours, les dames trouvant des vers jusque dans leur assiette. Bref, comme l'écrivait tout à trac notre homme : « Il serait délicieux pour moi de rester à Sully s'il m'était permis d'en sortir ». Dieu merci, le Régent pardonna et Voltaire retrouva son Paris.
Mais, dévoré par la tarentule de l'insolence, il récidive, traitant les Jésuites de sodomistes et de Messaline la fille du Régent. Coût : onze mois de Bastille et un an de retraite à Châtenay. Bon.
En 1719, faussement (?) accusé d'un libelle contre le Régent, il prend de soi-même du champ et se met à rayonner de château en château, payant son écot d'amusettes. On le revoit donc à Sully, où le duc venait de se marier avec une fille de Mme Guyon, veuve d'un Fouquet, à qui Saint-Simon pour une fois trouvait toutes les grâces.
1720-1721 : Voltaire fait toujours le bel esprit, daube sur Law et donne dans l'astronomie des dames et des demoiselles. Puis les relations entre le poète et le duc se dégradent pour s'interrompre brutalement en décembre 1725, après la bastonnade infligée à l'Arouet par le chevalier de Rohan-Chabot, lequel ne lui avait pas pardonné de lui avoir lancé à sa face, dans la loge même d'Adrienne Lecouvreur, l'apostrophe célèbre : « Mon nom, je le commence. Vous finissez le vôtre ». Le duc refusa de le soutenir. Il n'en mourut pas moins trois ans après… Mais Voltaire avait déjà opéré sa mutation d'amuseur de salon pour commencer d'organiser la Contestation du siècle.
Or M. Nivet avait attendu que nous eussions gagné la salle du théâtre pour nous conter par le détail les charmantes amours que Voltaire connut à Sully avec la toute jeune demoiselle Suzanne-Catherine Gravet de Corsembleu de Livry… Cette enfant aimait la comédie et se voulait comédienne. C'est par ce biais qu'il l'obtint et qu'il conçut pour elle l'ambition suprême : la faire jouer à la Comédie-Française. Las ! Le seul succès qu'elle y connaîtra jamais sera un succès de rire.
Entre temps, Voltaire ayant invité son ami Génonville à partager son séjour à Sully, celui-ci ne tarda pas à partager la couche de la fille, laquelle finit par partager leurs hommages à tous deux : « Nous nous aimions tous trois… Que nous étions heureux ! » écrira plus tard en toute simplicité Voltaire qui avait très vite pardonné, sinon favorisé ces écarts. Il est vrai que, sur son déclin, la belle Suzanne avouait non sans quelque attendrissement que « M. Arouet était un amant à la neige ». Oui. Comme les œufs. Ce qui prouve qu'on peut être un jeune décharné plein de jactance et d'intrépidité et n'en fléchir pas moins pour ce qui est du déduit. Quoi qu'il en ait été, reconnaissons que jamais chose si triste ne fut aussi joliment dite.
Mariée à un marquis doré, Suzanne revoit à Londres Voltaire et l'éconduit. Piqué, il compose sur-le-champ une épître croustillante où il fait sa part toute crue à l'anatomie de la belle. Ils se retrouvèrent à plus de quatre-vingts ans, épouvantés par leur mutuelle décrépitude, et moururent à cinq mois d'intervalle.
Sur la terrasse du château de Châteauneuf-sur-Loire, face aux prairies jonchées d'andains qui furent des jardins à la française, devant leurs arbres tendres et la Loire là-bas, Maurice GENEVOIX, qui nous avait rejoints, voulut bien commenter la lecture que nous faisait M. Lingois des bonnes pages de Au cadran de mon clocher (et la jeune équipe qui vient d'en tirer un film était là, représentée par M. Fontenoy) et de La boîte à pêche.
D'une voix égale, teintée d'une nostalgie souriante et veinée de malice; d'une voix qui disait surtout sa gentillesse naturelle, l'allégresse d'un esprit toujours en mouvement et cette merveilleuse juvénilité intérieure qui reste la sienne, Maurice Genevoix, sur le mode mineur de la confidence murmurée, évoqua pour nous la guerre de 14, bien sûr, mais aussi et surtout l'ancien Châteauneuf et ses trois quartiers : celui des Mariniers, celui des Vignerons et celui du Bourg ; l'école primaire, le catéchisme et le certificat ; ses découvertes de la nature ; ses souvenirs de potache au lycée d'Orléans ; et l'histoire du château, dont des pierres pavent aujourd'hui la rue de la Bretonnerie. Tout cela ressuscité par petites touches, avec juste ce qu'il fallait de désabusement léger de la part de qui a vu changer trop vite ce qu'il avait tant aimé et qui fut sa jeunesse.
Sur ce, nous gagnâmes Saint-Denis-de-l'Hôtel et les Vernelles.
Enfouie dans une verdure odorante au fil des ans judicieusement composée, la maison ligérienne de Maurice Genevoix – vieux toit paysan aménagé avec ce goût dont seuls ont le secret les vrais amants de la nature et des créations authentiques – la maison délicieuse nous accueillit, sur son coteau devant le fleuve, sous un ciel larmoyant. Assis sur un banc, Maurice Genevoix continua à égrener pour nous ses souvenirs d'acquéreur par troc et de propriétaire raffiné. Enfin, avant la séance rituelle « de la signature » et la séparation, on nous ouvrit toute grande l'intimité ombreuse, close sur ses trésors, de la demeure aux trois escaliers.
 La Loire une nouvelle fois traversée, nous filâmes vers Le Bruel, où nous attendait M. Jacques Deschamps, qui nous fit les honneurs du parc et de l'étang – domaine de rêve s'il en est – avec la souriante aménité qu'on lui sait. M. Jacques BOUDET, sous la protection de frondaisons généreuses, nous conta Voltaire au Bruel, lequel y fit en effet plusieurs séjours, particulièrement en 1719, chez le duc de la Feuillade, lors de sa prudente retraite volontaire à Sully et aux environs. Il ne reste rien de la maison qu'il occupa. Mais on nous lut de ses lettres : l'une en particulier où il vante « sa solitude délicieuse », une autre où il demande à la marquise de Mimeure, avec des galanteries infinies, de lui faire tenir un emplâtre de sa façon pour un inconvénient qu'il avait à l'œil (« cet œil qui ne lui servait qu'à la lire et à lui écrire »).
Par ailleurs, c'est sans doute au Bruel que Voltaire eut l'idée d'écrire une histoire du « Masque de Fer » (lequel aurait été de velours…). Chamillard, en effet (« Qui fut un héros au billard, Un zéro dans le ministère »), détenait cet étrange secret qu'à plusieurs reprises – et jusqu'à son lit de mort – son gendre La Feuillade l'avait en vain pressé de lui révéler.
Il ne nous restait plus qu'à rejoindre une dernière fois l'ombre de Voltaire au château de La Source, ombre qu'allait faire se lever pour nous la voix de M. Jacques Boudet, redevenu docte en ces lieux désormais universitaires.
Pourtant, notre écrivain ne passa jamais ici que trente-six heures, en décembre 1722. Mais quelles heures où se décida le destin de la Henriade, et qui devaient profondément marquer ses vingt-huit ans ! C'est qu'en effet l'avait reçu l'extraordinaire lord Bolingbroke, personnage de grande stature en exil au bord du Loiret où il avait fondé un petit cercle (mais où « l'on pensait grand ») : l'« Académie de La Source », qui fut de tous les centres de fermentation philosophique du XVIIIe siècle sinon l'un des plus connus, du moins l'un des plus actifs – et en tout cas des plus charmants. Liberté d'esprit, communauté de vues sur les mêmes « lumières », similitude des affinités (au point que tels passages du Dictionnaire philosophique paraissent démarqués de cet « examen important » que lord Bolingbroke écrivit contre le « fanatisme »). Voltaire trouva en son hôte, si j'ose dire, un catalyseur, et un homme sûr dont l'amitié féconde allait lui ouvrir quantité de portes étrangères. Et l'on peut avancer que cette rencontre, toute brève qu'elle ait été, encouragea Voltaire à poursuivre une voie où peut-être ne se serait-il pas engagé aussi hardiment par la suite. Ce qui est sûr (même faite la part des exagérations de plume habituelles à notre grand épistolier), c'est que la promptitude et la chaleur de la réaction dont témoigne la lettre qu'il écrivit au fidèle Thiriot, dès La Source quittée, ne sauraient tromper sur la qualité de l'impression reçue : « Il faut que je vous fasse part de l'enchantement où je suis du voyage que j'ai fait à La Source chez milord Bolingbroke… J'ai trouvé dans cet illustre Anglais toute l'érudition de son pays et toute la politesse du nôtre… » Mais, Bolingbroke rappelé en Angleterre, Voltaire ne devait plus jamais revenir à La Source.

Le secrétaire : André Lingois, le compte rendu de l'excursion étant dû à un fidèle budiste,
M. Georges Dalgues, secrétaire du Centre CharlesPéguy.

 


 

SAISON 1974-1975

Notre Section a connu une saison 1974-1975 fort active, puisqu'il y a eu sept manifestations : six conférences et une excursion. Elle a, de plus, fêté, le 12 décembre, le vingtième anniversaire de sa fondation.


Le 4 octobre 1974 a eu lieu la première réunion, sous l'égide du jumelage Orléans-Munster, avec une exposition, organisée par l'ordre des Architectes d'Orléans, consacrée à « Conrad Schlaun, architecte baroque de Westphalie au XVIIIe siècle ». Le conférencier était M. Claus BUSSMANN, conservateur du Landesmuseum et chargé de cours à l'Université de Munster. D'emblée, M. Claus Bussmann, qui parlait, bien qu'il s'en défendît, un français très correct et accessible à tous, sans aucun pédantisme, limita son sujet. Il aurait pu, dit-il, intituler son exposé : « Conrad Schlaun et les rapports avec l'architecture française », mais il préféra parler – en illustrant son propos de photos d'une excellente qualité technique – simplement de l'homme et de ses créations qui ont peuplé toute la Westphalie de monuments remarquables, tant par la décoration que par l'organisation de l'espace.
Il faut d'abord situer l'architecte allemand dans le contexte historico-géographique. La Westphalie comporte un grand nombre de petits états – dont la principauté de Munster – réunis dans la main du prince Clemens-August de Bavière, allié du roi de France contre les Habsbourg. Le prince et son ministre jouèrent le rôle de mécènes et firent de nombreuses commandes à Schlaun, ainsi que les membres de la noblesse westphalienne passant leurs quartiers d'hiver à Munster.
Conrad Schlaun était d'origine modeste, de bourgeoisie moyenne. Après des études chez les Jésuites, des mathématiques à Göttingen, des fonctions militaires à Hanovre, il fait une carrière classique d'« officier-ingénieur ». Grâce à la protection du prince, il peut poursuivre des études complètes d'architecte, avec des séjours à Vienne, à Rome et à Paris. En 1723, il est intendant des Bâtiments à Cologne. En 1729, il devient « premier architecte » à Munster. Pendant un demi-siècle, il va occuper une position dominante dans la vie artistique de l'Allemagne, sachant lier les traditions séculaires de sa région d'origine aux influences étrangères, opérant une synthèse entre le classicisme français du XVIIe siècle, le baroque romain et l'architecture viennoise.
M. Claus Bussmann donne des exemples de ses réalisations du début de sa carrière : l'église de Rheder, le collège des Jésuites de Büren – où il reprend les éléments du maniérisme italien – l'église des Dominicains de Munster, l'église des Capucins, avec ses pilastres romains tranchant sur la sévérité de la façade, la chapelle de Dyckburg, très prisée des Munstérois d'aujourd'hui, dont la décoration est déjà plus chargée, puis son premier échec : l'aménagement du château d'été de Bruhl, près de Cologne, où il cherche à utiliser son expérience romaine, et son admiration pour Le Bernin. Mais il dut abandonner le chantier à François Cuvillies (qui a laissé l'admirable petit Théâtre de Munich), architecte de l'électeur de Bavière. Il n'en fut pas pour autant en disgrâce.
En effet, à partir de 1703, le prince fait élever une vaste résidence d'été dont le premier maître d'œuvre s'est inspiré des conceptions du Français Le Vau. Schlaun, chargé de continuer les travaux, se contenta d'élargir les perspectives et de dessiner un parc à la française qu'il agrémenta de « folies », sortes de petits Trianons. C'est alors que les nobles de l'époque lui demandèrent de moderniser leurs propriétés. Schlaun ajoutait ici et là des pavillons, des parcs, des orangeries, des ponts, des entrées monumentales, ou tout simplement des pigeonniers. En 1734, il est appelé à construire entièrement un château de chasse au milieu des forêts de Humling, au nord de Munster : c'est la petite merveille de « Clemenswert ». Un octogone à quatre ailes à façade convexe surgit au milieu d'une étoile de verdure, aux branches de l'étoile correspondent les petits pavillons ou communs. La décoration est d'un baroquisme mesuré : des trophées de chasse verticaux en pierre claire s'inscrivant dans la brique, s'accordant aux pentes des toits et donnant une unité décorative.
L'architecte munstérois ne reculant devant aucune difficulté, réalisa des prodiges dans les terrains « impossibles » : ainsi, dans le vieux quartier de Munster, il éleva sur un triangle un hôtel particulier (l'« Erbdrostenhof »), qui, grâce à une façade incurvée et un double ressaut du corps central, donne une impression d'élégance et de dynamisme (mais n'est-ce pas la définition même du baroque ?). Il se trouva devant des contraintes analogues pour réaliser la construction de l'hôpital Saint-Clément : il s'en tira en bâtissant un édifice à deux ailes enserrant dans l'angle inférieur une église à coupole, qui fut totalement reconstruite en 1970 et dont la décoration, en style rococo bavarois, a été pieusement reconstituée.
Pour conclure ce riche exposé, M. Bussmann nous montra la réalisation de la « Résidence princière » (Residenzschloss), orgueil des Munstérois, de vastes proportions et dont la partie centrale évoque pour la dernière fois la tradition de l'architecture impériale de Vienne. Vers la fin de sa vie, au bout d'une carrière jalonnée de succès, Schlaun montre aux yeux de ses concitoyens les signes de sa réussite sociale : son hôtel particulier, et surtout sa ravissante demeure de campagne, dont les seuls luxes sont la porte monumentale et un jardin à la Le Nôtre. « Avec Conrad Schlaun, conclut M. Bussmann, sous les applaudissements nourris, disparaît le dernier architecte baroque de l'Allemagne ».


Le 13 novembre 1974, M. François CHAMOUX a traité l'un de ses sujets favoris : « Comment comprendre l'art grec ». M. Chamoux a conquis très vite par sa rigueur, sa solide érudition, mais aussi par sa grande simplicité et son souci du concret. Le but du conférencier était précis : comment apprendre à regarder des œuvres connues et comment les interpréter, en les comparant avec d'autres documents.
M. Chamoux a donné une remarquable leçon de méthode, en se fondant sur trois exemples tirés de la statuaire grecque classique, la sculpture ayant le mieux survécu au naufrage du temps et étant le moyen d'expression privilégié d'un sentiment religieux puissant. Il a montré, pendant plus de deux heures passionnantes, comment l'historien de l'art devait s'appuyer sur les données de l'archéologie et les connaissances de l'histoire. « L'art, rappela-t-il, est lié étroitement à la société qui l'a fait naître, il demande donc une connaissance approfondie du milieu. L'œuvre des hommes n'est jamais intemporelle ».
Le premier exemple est une sculpture célèbre – souvent reproduite dans les manuels : une petite stèle de marbre de 50 centimètres, trouvée il y a un siècle sur l'Acropole, datant de l'époque de Périclès, et qu'on appelle couramment « l'Athéna pensive ou mélancolique ». M. Chamoux rappela que l'historien devait être d'abord un bon observateur : ce qu'un œil exercé remarque d'abord, ce sont les plis obliques du « peplos » de la déesse – « l'art grec est un compromis entre le réalisme et le désir d'interpréter le réel par l'intelligence ; c'est là la définition première du classicisme. » – L'Athéna en question a le regard dirigé vers un petit monument, sorte de colonne quadrangulaire. C'est là que l'énigme commence et les interprétations des savants foisonnent. Faut-il suppléer un objet peint ? un Erichtonios légendaire ? La déesse serait-elle l'Athéna « Oria », fixant la borne de son sanctuaire ? M. Chamoux nous fait alors revivre ses propres recherches. Un document est rarement unique et les plus banals sont parfois d'une grande aide, comme ce petit vase conservé à la Faculté de Nancy, qui représente un éphèbe regardant un tronçon de colonne : le céramiste sans génie a certainement voulu symboliser succinctement l'atmosphère du gymnase, de la palestre. Nous voyons des céramiques où l'on retrouve le même objet, qui semble être un pilier délimitant la ligne de départ d'une course, épreuve majeure du sport hellénique. C'est alors qu'apparaît le sens véritable du bas-relief mystérieux : il s'agit d'Athéna devant le « terma » : la borne des pistes et la scène fait partie d'une cérémonie de culte précédant les jeux panathénaïques. La statue est vraisemblablement l'ex-voto d'un vainqueur à la course à pied. Athéna médite sur la valeur du succès, sur le « chaîros », c'est-à-dire la part de chance que le dieu nous donne. On découvre donc – grâce à ce fragment de marbre dont le secret est désormais percé – une philosophie de la vie, propre à la mentalité grecque.
La seconde œuvre étudié est l'éphèbe d'Anticythère. C'est un bel athlète de bronze, plus grand que nature, qui tient dans sa main levée un objet disparu. Est-ce Persée portant la tête de Méduse ? Pâris montrant la pomme à Vénus ? Une analyse un peu attentive dément toutes ces interprétations. M. Chamoux propose la même recherche, celle des « documents parallèles », quitte à franchir les siècles. Ainsi, ce fragment de sarcophage trouvé en Italie, à Velletri, et datant du second siècle après l'ère chrétienne, nous livre la clef de l'énigme : il s'agit du dernier des douze travaux d'Hercule, lorsqu'il cueille les pommes d'or au jardin des Hespérides. On pourrait être gêné par la vue d'un Héraklès imberbe et juvénile ; or, tous les documents de la statuaire grecque à partir du IVe siècle (avant Jésus-Christ) présentent ce même type. Et M. Chamoux de nous expliquer l'évolution du personnage et de sa symbolique. Ce n'est plus le surhomme vengeur et dévastateur, c'est Héraklès serein, récompensé par l'accueil des Hespérides, qui trouve l'amour et le repos dans un jardin ou… dans un paradis (puisque c'est le même mot en grec). Le mythe ancien a pris une valeur consolatrice.
L'« éphèbe de Marathon » est le troisième exemple : c'est une statue trouvée au large de Marathon, datant du milieu du IVe siècle, vraisemblablement de l'école de Praxitèle. Elle est visiblement incomplète : que tient dans sa main gauche le jeune homme souriant ? Quel geste fait-il de l'autre ? Un historien grec contemporain avait suggéré de lui mettre dans cette main une… tortue ! Plaisanteries des confrères ! Or, il avait raison ; mais il lui manquait les preuves que M. Chamoux a trouvées, en comparant encore une fois avec d'autres statues et céramiques, et en s'aidant d'un texte célèbre : l'« Hymne » homérique à Hermès, car il s'agit bien du jeune Hermès qui, en tenant une tortue et en soupesant sa carapace, invente… la lyre. Et sa joie se traduit immédiatement en un claquement de doigts, comme s'il allait rythmer le sirtaki !
En conclusion de cette belle leçon de patience et de déduction, M. Chamoux résuma le principe des recherches de l'historien d'art : il est nécessaire d'éclairer l'œuvre inconnue, méconnue ou mystérieuse par des textes ou des documents conjoints. Sans doute l'œuvre perd de son mystère, mais le devoir du chercheur est avant tout la probité. De toute façon, la contemplation de la beauté n'est jamais dépourvue de poésie…


Le 12 décembre 1974, l'assemblée générale de la Section s'est tenue à la salle du Centre Charles-Péguy. Selon une habitude courante dans les associations, la confiance accordée au bureau est inversement proportionnelle au nombre d'adhérents présents à l'assemblée générale. C'était le cas à l'association Guillaume-Budé et le président Lionel Marmin l'a souligné d'emblée, non sans humour : « Ou bien nos adhérents approuvent inconditionnellement nos décisions, ou bien ils ont peur de la démocratie… Jusqu'à présent, nous usions d'un système oligarchique avec cooptation – ce qui, soit dit en passant, a un parfum d'hellénisme ! – or, nous voulons introduire à l'échelon local, bien que statutairement nous n'en ayons pas l'obligation, des mœurs plus démocratiques. C'est pourquoi nous avons appelé tous nos membres à voter le renouvellement du bureau. »
M. MARMIN fait d'abord le rapport moral, en précisant qu'il se substituait en partie à M. Fernand Robert, président de l'Association. Sur le plan national, la vie de l'Association continue normalement ; elle maintient sa présence et son objectif majeur : la promotion des études classiques dans l'enseignement français ainsi que la « sensibilisation » du grand public. Sur le plan local, la section est toujours aussi active : le nombre des adhérents est, bon an, mal an, de 90 environ. Le rythme de quatre ou cinq conférences annuelles est toujours à peu près respecté et la règle de variété toujours suivie.
Le secrétaire, M. LINGOIS, lit le rapport d'activités. Il rappelle d'abord que la section Budé d'Orléans fête son vingtième anniversaire, puisque c'était le 23 novembre 1954 qu'a eu lieu la séance inaugurale. M. Boudet y évoqua deux parrainages illustres, celui de Guillaume Budé, qui fit ses premiers pas en grec à l'Université d'Orléans, et celui d'Anatole Bailly, qui naquit, enseigna et mourut dans notre ville. M. Michel Adam parla ensuite de « Pascal et son Dieu, lors de la nuit du 23 novembre 1654 ». Après ce rappel émouvant, le secrétaire fait une large fresque des activités de ces vingt années : dix-huit excursions littéraires dans tous les horizons, de la Vallée Noire à Mortefontaine, de la Devinière à Vézelay, dix-huit promenades dans Orléans historique, commentées par notre érudit et dévoué vice-président, Mgr Brun, soixante-dix conférences aussi diverses que possible (les chats dans la littérature, Nietzsche et Wagner, Héraclite, Alain Fournier, Néron, Balzac…). En citant, un peu au hasard, tous les conférenciers, de Fernand Robert à Gérald Antoine, il a rappelé les grands moments de l'Association.
Le rapport financier a été clairement exposé par le trésorier, M. Gilbert PIERRE, qui a confirmé, chiffres en mains, l'impression favorable qu'avaient tous les budistes : les finances sont saines ; les réserves suffisantes pour couvrir éventuellement les frais exceptionnels. L'assemblée générale lui donne son quitus à l'unanimité.
Il a été ensuite procédé au vote. L'ancien bureau – comprenant M. Lionel Marmin, président; MM. Boudet et P.-M. Brun, vice-présidents ; M. A. Lingois, secrétaire ; M. J. Nivet, secrétaire adjoint; M.-G. Pierre, trésorier – est réélu à l'unanimité.


Le même 12 décembre, M. Jacques BOUDET, inspecteur pédagogique régional, a fait une causerie sur la « Place des études classiques dans l'enseignement actuel, projets, débouchés ».
M. Boudet a noté d'abord le paradoxe suivant : l'intérêt pour le monde antique ne cesse de croître, tandis que l'effectif des jeunes humanistes est en nette régression depuis quelques années. Il donne des chiffres éloquents : dans le premier cycle, sur un peu plus d'un million d'élèves, il y a 200.000 latinistes et, hélas ! à peine plus de 8.000 hellénistes, soit 0,8%, dont une forte majorité de filles. Dans le second cycle (lycées), sur 514.369 élèves, 86.308 latinistes (16,8%) et 9.255 hellénistes dont 6.000 jeunes filles (1,8%). Si l'on regarde les résultats au baccalauréat, les chiffres sont plus réconfortants : dans la section A1 (latin-grec), on trouve 86,5%de reçus, contre 50% dans certaines sections « modernes ».
M. Boudet parle ensuite des débouchés, et surtout du professorat. Les agrégations classiques sont celles où le pourcentage des reçus est encore le plus élevé. Au C.A.P.E.S. de lettres classiques, c'est la même constatation, bien que la carrière soit « bouchée » : 17% contre 2% en philosophie et 7,8% en histoire-géographie. Cependant les jeunes professeurs de lettres classiques ont des inquiétudes légitimes : si la désaffection pour les langues anciennes continue, on finit par se demander à qui enseigneront ces jeunes maîtres. Certes, le projet de réforme de M. Haby tient à conserver l'importance de la culture classique : le futur tronc commun de quatrième et troisième comportera une « option lourde », c'est-à-dire fondée essentiellement sur les langues anciennes.
Mais le véritable problème se trouve au niveau des réticences du public et des parents. Nos études classiques souffrent de ces deux préjugés : on dit qu'elles ne servent à rien et qu'elles sont un ornement de la culture bourgeoise. Il est facile de répondre. Les statistiques de l'Académie d'Orléans montrent que ce sont dans les banlieues industrielles et les C.E.S. ruraux – milieux bourgeois comme chacun sait ! – qu'on recrute aujourd'hui le plus d'hellénistes. Le public semble oublier actuellement cette vérité élémentaire : l'enseignement secondaire est avant tout un enseignement de culture et de formation, d'ouverture aux faits de civilisation. Nous souffrons d'un mal – dont les U. S. A., le monde anglo-saxon se sont guéris à temps – l'excès de spécialisation précoce. Les chefs d'entreprise, les savants le répètent : l'enseignement scientifique est périmé au bout de cinq ans, la formation générale, qui s'appuie sur une connaissance profonde des langues, anciennes et vivantes, sur les grands courants de pensée, offre, seule, les seules qualités qui ne se périment pas : l'adaptation. la faculté d'analyse et de synthèse. Réserver le latin et le grec à une minorité dans l'enseignement supérieur aboutirait à une grave mutilation de la culture. Il faut que le public le sache et en prenne conscience.


Le mercredi 22 janvier 1975, nous avons accueilli Mlle Régine PERNOUD, qui assume depuis peu la direction du Centre Jeanne-d'Arc nouvellement créé à Orléans et qui parla de « Guillaume de Lorris et Jean de Meung : de la cour d'amour à l'Université. »
Ce sont deux petites villes de la région orléanaise, Lorris et Meung, qui, à quelque quarante ans d'intervalle, virent naître les auteurs de ce long poème : le premier, Guillaume, naquit à Lorris, en Gâtinais ; Jean, son continuateur, était de Meung-sur-Loire. Leur œuvre commune, le Roman de la Rose, témoigne de la grande mutation qui s'est produite au XIIIe siècle, entre les temps féodaux et les temps proprement médiévaux. C'est pourquoi, tout en étant d'une grande richesse littéraire, elle peut apporter beaucoup à qui est curieux de l'histoire des mœurs, de la pensée et de la vision artistique.
Dès le Moyen Age, le succès du Roman de la Rose fut considérable – plus de 250 manuscrits disséminés dans toutes les grandes bibliothèques occidentales en portent témoignage – et l'ouvrage fut jugé digne d'être imprimé, dès le XVe siècle.
C'est Guillaume de Lorris qui trouva le thème initial. « Au vingtième an de son âge », nous dit-il, il a rêvé qu'il se promenait dans un jardin fleuri près d'un verger clos de hauts murs. Attiré par des chants d'oiseaux et un concert d'instruments, il parvient à trouver une porte et pénètre dans le verger où il rencontre toutes sortes de personnages allégoriques portant des noms prometteurs (Doux Regard, Beau Semblant, Largesse…) et, parmi eux, le dieu Amour. Son attention est bientôt attirée par un buisson de roses, au milieu duquel s'épanouit une fleur si belle qu'il veut la saisir. Mais elle est défendue par des épines, et le dieu Amour blesse l'amoureux d'une flèche au moment où il tend la main pour cueillir la rose. Le poème s'achève sans que l'on sache s'il parviendra jamais vers la fleur tant désirée.
En développant ce thème, Guillaume de Lorris a peut-être été inspiré par Marguerite de Provence, cette princesse au nom de fleur qui vint, à l'âge de treize ans, épouser le roi Louis IX, le futur saint Louis, et qui résida souvent à Lorris, où se trouvait un château appartenant au roi. Quoi qu'il en soit, Guillaume de Lorris apparaît comme l'héritier de la tradition courtoise qui règne dans les lettres aux temps féodaux et dont un érudit, Reto Bezzola, a retrouvé les lointaines racines jusque dans la poésie de Fortunat, l'évêque-poète de Poitiers, à la fin du VIe siècle. Cette tradition courtoise – qui s'est exprimée successivement en latin, en langue d'oc (grâce à Guillaume de Poitiers, le premier de nos troubadours) et en langue d'oil – exprime parfaitement la société féodale au sein de laquelle elle est née : la femme aimée est toujours une très haute dame inaccessible et le poète est son vassal. Pris entre son désir et ce sentiment de respect, l'amant éprouve une tension à la fois douloureuse et exaltante.
C'est ce culte voué à la femme qui inspire toute la poésie de l'époque féodale, alors que l'amour est considéré comme l'unique source d'inspiration. D'où la boutade de Seignobos qui parlait de l'amour, « cette invention du XIIe siècle ». Quant aux fameuses « cours d'amour », c'était une sorte de jeu littéraire dans lequel des dames, présidant une manière de tribunal, se voyaient soumettre des cas amoureux qu'elles étaient appelées à trancher.
Mais surtout, cette veine littéraire recouvre une réalité sociale. On demeure surpris, lorsqu'on se penche sur cette époque encore mal connue, du rôle de premier plan qu'y jouent les reines. Il suffit d'évoquer Aliénor d'Aquitaine et Blanche de Castille, deux femmes qui ont dominé plus d'un siècle de vie aussi bien politique et sociale que littéraire.
Il est étonnant, avec le recul du temps, de voir le Roman de la Rose repris par un homme tel que Jean de Meung, qui n'a rien des préoccupations courtoises de Guillaume de Lorris. À quarante ans de distance, sa mentalité est fort différente et la suite copieuse qu'il donne au roman nous montre comment au monde de la chevalerie a succédé celui de l'Université, monde du savoir, d'un savoir raisonné auquel analyse et déduction sont devenues familières et qui recherche davantage la logique que ce langage symbolique auquel se complaisait la génération du début du XIIIe siècle.
Avec Jean de Meung, il ne s'agit plus de symboles ni d'allégories, mais bien de concepts. L'analyse des sentiments est négligée au profit d'une vision intellectuelle, sinon intellectualiste, de l'univers, renouvelée de celle de l'Antiquité.
Or, curieusement, à mesure que la femme disparaîtra du domaine littéraire, son rôle, sous l'influence du droit romain, s'estompera dans les mœurs et la société. À ce propos, il est très significatif de constater que, lorsqu'on passe des temps médiévaux à l'Ancien Régime, la reine, qui avait tenu, en France et dans l'Occident en général, une place privilégiée, cesse d'exercer la moindre influence, même à la cour, durant la période monarchique.
Mlle Régine Pernoud illustra son propos en présentant quelques pages de manuscrits du XIIIe siècle. La comparaison entre les miniatures du début du siècle et celles de la fin montre à l'évidence que l'évolution de la vision artistique a été parallèle à l'évolution littéraire.


Le 14 mars 1975, « La tragédie grecque, miroir de la cité », conférence par Mme Jacqueline DE ROMILLY, la première femme professeur au Collège de France et la première femme à entrer à l'Académie, section des Inscriptions et Belles-Lettres. Mme de Romilly est connue depuis longtemps par ses travaux sur Thucydide et par ses années d'enseignement en Sorbonne – elle a retrouvé l'autre soir plusieurs de ses anciens élèves. Elle a donné une remarquable conférence riche en aperçus originaux, très claire, très accessible et d'une agréable simplicité. Le public a été conquis et a fait à Mme de Romilly une chaleureuse ovation.
Nous pensions que la tragédie antique était, comme l'affirme le personnage du Prologue de l'Antigone d'Anouilh, « une affaire de rois et de héros, purement gratuite ». Or, Mme de Romilly a déclaré d'emblée que la tragédie, théoriquement en dehors de l'actualité, dans le domaine des mythes, portait en réalité témoignage de l'état de la société et qu'on pouvait étudier à travers son évolution la crise de la démocratie athénienne au Ve siècle. Il ne s'agit pas seulement d'allusions – intentionnelles ou involontaires – mais de la structure même de l'œuvre tragique où s'inscrit une certaine vision de la cité et de la politique. Mme de Romilly donna ensuite des preuves de cette affirmation en passant en revue les pièces du plus ancien des dramaturges. Avec Eschyle, c'est le temps de l'unité dans le civisme. Dans Les Perses, où l'actualité est toute fraîche, Eschyle ne cite pas un seul nom ; il fait de la cité une entité collective. L'unification de la cité qui se défend contre l'ennemi est le thème des Sept contre Thèbes et des Suppliantes ; dans cette dernière, anachroniquement, le roi consulte le peuple pour les décisions à prendre ! À l'époque où Eschyle écrit l'Orestie, l'histoire n'est pas sans remous, la querelle de l'Aréopage bat son plein. Le poète ne prend pas expressément parti, mais il répond par une trilogie qui exalte, une fois de plus, l'union civique.
Mme de Romilly propose alors de faire la contre-épreuve en comparant avec les pièces des autres dramaturges : cette belle unité de la cité se rompt en même temps que grandit le pouvoir du peuple et, à cette rupture, les œuvres tragiques font écho. Par exemple, dans l'Antigone de Sophocle, il n'y a plus d'accord, mais une opposition violente entre le tyran Créon et la cité qui le désapprouve. Le débat sur le sort de l'héroïne entre Créon et son fils tourne à un débat sur la part du pouvoir du peuple, et le dramaturge donne visiblement raison au peuple : « la réalité démocratique commence à s'installer dans la mythologie tragique ».
Avec Euripide, le peuple, de puissant, devient dominateur, violent, aveugle et même tyrannique. Dans Hécube, on voit une assemblée où les démagogues luttent d'influence. Dans Iphigénie à Aulis, Euripide dépeint l'énervement de la foule, les manœuvres démagogiques d'Ulysse, la peur d'Agamemnon ; le sacrifice d'Iphigénie est devenu l'objet de la passion populaire. Il s'inscrit dans un monde moderne, où les excès de la démocratie ont établi une tyrannie d'un nouveau genre à laquelle Aristote donnera le nom d'« ochlocratie », c'est-à-dire gouvernement de la foule. En vingt-cinq ans, l'image du peuple athénien s'est considérablement modifiée et dégradée.
Mais la tragédie reflète aussi une nouvelle division sociale entre classe riche et classe pauvre. Dans la plupart des tragédies d'Euripide on trouve des digressions sur la politique, sur la théorie des révolutions, comme dans l'Héraklès furieux, qui ont paru si déplacées aux commentateurs qu'ils ont cru à une altération du texte. Or, elles étaient tout simplement un reflet des préoccupations de l'époque. Dans Les Suppliantes, on trouve un développement sur l'opposition entre riches et pauvres qui amène un éloge des classes moyennes. La division sociale explique également la forme de la tragédie d'Électre : la scène n'est plus au palais d'Argos, mais à la campagne. Électre est mariée à un « autourgos » (un cultivateur), personnage modeste et vertueux, parfait représentant de la classe moyenne. Le conflit entre les personnages devient un conflit social entre les riches du palais, autour de Clytemnestre, et les paysans, nouveaux héros.
On voit bien, d'après ces différents exemples, dit Mme de Romilly, que la cité grecque d'autrefois a évolué. Avec Eschyle, c'était l'unité ardente et chaleureuse ; avec Euripide vieillissant, c'est la cité déchirée. « Le poète donne aux mythes son cadre actuel et contemporain. » On pourrait conclure en dégageant la nature du lien qui unit la tragédie et la société  ; la tragédie serait la mise en question des valeurs fondamentales sur lesquelles repose la cité. C'est l'opinion d'un historien helléniste contemporain, J.-P. Vernant. Mme de Romilly acquiesce à cette opinion, mais avec une réserve d'importance. Il ne faut pas définir le tragique par l'élément historique qui s'y trouve. Sans doute, même quand le poète vise le plus à l'éternel, il laisse transparaître les inquiétudes de son temps. Mais cela ne définit pas le tragique. Il ne faut pas confondre le reflet de la vie de la cité avec les visées de la tragédie. Cette présence supplémentaire – de la vie de la cité – ne fait que donner plus de prix à l'effort du poète tragique, dont le but est d'aller au-delà du temps.


Le 23 avril 1975, M. Pierre-Aimé TOUCHARD, ancien administrateur de la Comédie française, directeur du théâtre d'Orléans, a intitulé sa conférence : « Qui est Molière ? »
M. Pierre-Aimé Touchard, comme il le dit lui-même, est sans doute l'homme qui a le plus vu jouer Molière et c'est avec cette passion, cette vénération pour un homme dont la nature suscite tant de respect, d'affection et d'admiration, qu'il éclaire la vie de « Monsieur de Molière », une vie de luttes et de souffrances. Il raconte l'un de nos plus grands écrivains, tel qu'il a pu l'appréhender et l'aimer à travers le jeu des comédiens, qui se sont succédé dans l'intimité de Molière durant les quarante années passées dans ce sanctuaire de l'art dramatique qu'est la Comédie française.
Ce qui frappe dans ce récit vécu, original, c'est la dimension terriblement humaine, presque tragique, de ce génie de la satire comique. En fait, le génie de Molière tient tout entier dans le recul critique que sont ses pièces, transposition par le truchement de l'humour du drame quotidien, intensément vécu, au niveau de la conscience universelle, passage du particulier éphémère et banal au général qui touche à l'essence de la nature humaine, donc à l'éternité. Le conférencier a dit la vérité d'un homme, vérité qu'il a cherché à vivre et à partager. « La vie de Molière est quelque chose d'éclairant. On ne comprend l'œuvre que si on connaît bien sa vie. Son œuvre doit se lire comme un journal. » La vie de Molière est une longue suite d'épreuves. À treize ans, il a vu mourir sa mère, ses trois frères et sœurs, et la deuxième femme de son père. Ce dernier est un bourgeois « arrivé », tapissier du Roi, et son fils aura à subir très tôt les humiliations que ne manquent pas de lui infliger ces hauts personnages, jeunes et vieux, dont le seul privilège est d'être « bien nés ». Chez Molière enfant est né ce sentiment de révolte contre l'injustice sociale qui le tourmentera jusqu'à sa mort.
Par l'admiration qu'il porte à Corneille, Molière a la vocation tragique et ne rêve que d'interpréter de grandes tragédies lorsqu'il crée avec Madeleine Béjart sa célèbre troupe, « L'Illustre Théâtre ». Fait significatif, il y est engagé pour jouer les « héros ». De là naîtra la contradiction qui le blesse profondément, à savoir qu'il porte en lui la vocation tragique et qu'il exhibe par ailleurs de merveilleux dons de comique.
L'aventure de son installation à la cour est éclairante à ce sujet. Après s'être acquis de nombreuses amitiés en province, Molière obtient l'autorisation de jouer devant la Cour. C'est en quelque sorte un examen de passage qu'il lui faut réussir absolument. L'installation à la cour symbolise la consécration du comédien par l'octroi d'une salle, de subventions et surtout le loisir de créer. Le théâtre de province est épuisant; c'est la quête harassante de lieux de spectacle et de mécènes dont il faut subir les caprices extravagants.
Molière a choisi, pour sa « première » devant la cour, de jouer une grande tragédie classique, Nicomède. La représentation se solde par un échec complet : Molière n'a pas un physique de tragédien, les lèvres épaisses, le cou épais et court. Dans l'espoir de sauver la situation, et sous la pression de ses comédiens, il donne une farce, Le médecin amoureux, qui déchaîne les applaudissements.
Molière conciliera pourtant l'inconciliable en créant un genre où son génie s'épanouira totalement après avoir surmonté sa contradiction. Il crée une comédie qui se veut aussi noble et riche que la tragédie, la comédie héroï-comique. La grandeur héroïque de Molière se manifestera dans le rire qu'il tire de sa propre souffrance. « Chez Molière la tragédie est sous-jacente, sans arrêt dominée par l'humour. Sa vie a été une lutte permanente pour l'amour, hantée par une jalousie atroce. » Chaque pièce est arrachée à sa souffrance. Molière fait preuve d'une lucidité extraordinaire et courageuse, tout en se sachant faible et humain.
Ce petit bourgeois, devenu le conseiller et l'ami du roi, suscite des jalousies terribles. Louis XIV voit en Molière l'animateur de ses plaisirs. C'est « un gamin exigeant », qui peut obtenir qu'une pièce soit écrite en trois jours. Molière occupe une place d'observateur de choix, au fait des pires mesquineries et corruptions de toutes sortes qui n'épargnent pas la cour. Il met tout cela dans Tartuffe, ce qui lui vaudra la haine d'un certain haut clergé et la disgrâce forcée de son souverain.
Sa révolte atteindra son point culminant avec Don Juan. Il y risque sa vie, la misère et la détresse. Mais là vérité lui tient trop à cœur. Don Juan dénonce avec véhémence l'hypocrisie dans une pièce violente et forte par son symbole. La pièce est interdite et le désespoir à portée de main. Molière surmonte l'épreuve, comme à son habitude, par un examen de conscience lucide qui s'incarne dans un nouveau chef-d'œuvre, Le Misanthrope, où s'expriment en Alceste et Philinte les deux faces d'un même personnage, Molière, partagé entre la franchise rude et bourrue de l'un et l'optimisme sceptique du second.
C'est le signal de la défaite. Molière continuera d'écrire, non plus des pièces politiques, mais sociales, dont L'Avare. Molière est un homme usé qui a souffert de nombreux amours déçus et d'accusations odieuses. Il achève Le malade imaginaire dans un état d'épuisement total. Il meurt durant la quatrième représentation.
M. Touchard a fait revivre Molière en nous montrant l'itinéraire éprouvant et douloureux de l'homme, sans lequel on ne peut comprendre la portée fabuleuse de son génie. C'est le témoignage d'un homme qui a vécu dans le même milieu que Molière, qui a fréquenté comme lui les comédiens, qui a enfin réussi à forcer l'intimité du grand auteur. « Molière est sans doute le seul écrivain qui s'impose encore aujourd'hui comme un maître, dont la vie tient lieu d'exemple, dont l'image est une force. » M. Pierre-Aimé Touchard a vécu Molière de l'intérieur.


Le 23 mai, avec la participation de la Société archéologique et historique de l'Orléanais, Mgr BRUN a prononcé à la Bibliothèque municipale une remarquable conférence sur « Notre cathédrale Sainte-Croix, cette inconnue ».. C'est à la fois le prêtre, l'archéologue, l'historien, le budiste et aussi l'Orléanais à l'érudition très vaste qui parlaient l'autre soir ; et le thème s'y prêtait admirablement. Qui connaît mieux, en effet, ce témoin du passé que son archiprêtre, s'appuyant à la fois sur la somme considérable des recherches effectuées tout au long des temps et sur des observations personnelles étayées par une vaste culture ? À dire vrai, tous les « écoutants » ont été comblés… tout en restant sur leur faim, puisqu'aussi bien il apparut à plus d'un que près de trois heures de conférence, illustrée d'excellentes diapositives de M. Nivet, demeuraient malgré tout insuffisantes pour épuiser le sujet et l'abondante documentation du conférencier.
Dans les pierres de notre cathédrale, depuis la première chapelle de 1278, jusqu'à la remise en place de la cloche Monseigneur-Dupanloup en 1968, c'est une bonne part de l'histoire de France, c'est toute l'histoire d'Orléans qui sont inscrites. Mgr Brun, pour évoquer l'une et l'autre, devait avoir essentiellement recours à l'anecdote. La Révolution et la suppression des signes de la féodalité ? C'est un fleuron transformé par un habile sculpteur en bonnet phrygien au bout d'une pique, quelque part dans un motif décoratif. La révocation de l'édit de Nantes ? C'est la construction d'un jubé dont il ne reste que deux colonnes. La belle ouvrage des dames d'Orléans ? C'est le tapis de l'ancien sanctuaire. Le Roi Soleil ? Des rosaces du transept et aussi un portrait de bronze que bien peu sans doute ont remarqué. Louis XIII ? Des clés de voûte qui culminent à 31 mètres. Henri IV ? Un vitrail. Mgr Dupanloup, Mgr Touchet ? Parfois un visage dans la foule anonyme d'un tableau, d'une scène biblique. C'est encore le nom d'un tâcheron suivi d'une date  : 1616, et celui de Napoléon III signé par les aigles de bronze de la flèche.
Les anecdotes, en vérité, elles foisonnent. C'est l'originalité des stalles à haut dossier, absolument remarquables, posées en 1706 et très supérieures à celles de Notre-Dame-de-Paris, où l'on retrouve, entrelacés, les objets du culte catholique et ceux du culte israélite. C'est le grand orgue, amené sur une barge et de nuit depuis Saint-Benoît-sur-Loire, pour éviter des protestations trop bruyantes. C'est ce cartel du XVIIIe siècle, véritable objet d'art dont le socle, représentant « le triomphe de Vénus », avait été pudiquement recouvert d'une pèlerine par un ancien curé.
Mais nous n'en finirons pas, nous non plus, de les évoquer, tant il est bien vrai que « si Orléans est au cœur de la plus vieille France, le plus vieil Orléans, c'est sa cathédrale ».


Le dimanche 8 juin a eu lieu l'excursion littéraire conduite par MM. Jacques BOUDET, Jean LAURENT et Jean NIVET : « Tours et ses grands écrivains ». Honoré de Balzac a beaucoup, beaucoup, beaucoup écrit, entre autres choses ceci : « Tours est une des villes les moins littéraires de France ». Devant une affirmation aussi catégorique, il était urgent que, toutes affaires cessantes, une équipe de lettrés d'Orléans, battant haut pavillon budiste, allât sur place en vérifier le bien-fondé. Ce que nous entreprîmes avec allégresse, sous l'azur assidu de la plus belle des matinées de l'année.
Nous prîmes bien sûr la voie royale, la route des châteaux, cette Nationale 751 qui, après avoir jouxté la Loire à Saint-Dyé, passe devant cette perfection : la longue, la souveraine horizontalité du château de Ménars, devant laquelle le car ralentit de lui-même. Et, après Blois, Chaumont et Amboise, ce fut Tours, cette Orléans inversée au bord du fleuve-roi, Tours la grande rivale, l'infatigable entreprenante.
Au chevet de la cathédrale Saint-Gatien, près du cloître de la Psalette, sous un arc-boutant qui inscrit sa base dans le mur de la maison de Mlle Guimard, Jean Nivet, de sa voix délectable, avec beaucoup de grâce et d'humour, mit donc Balzac en accusation au nom de Grégoire de Tours, Alcuin, Commynes, Rabelais, Ronsard, Béroalde de Verville, Descartes, Gresset, Charles Perrault, Balzac soi-même, Anatole France, sans omettre Paul-Louis Courier, Courteline, Bergson, Jules Romains, René Boylesve et Maurice Bedel !
Mais si Balzac, né à Tours, n'aimait pas les Tourangeaux (« bien mols et lâches »), il devait rester sans défense devant les charmes de sa Touraine, de cet « Indoustan de la France », marqué par la douceur d'un ciel sans égal et l'ample majesté de son fleuve – de ce pays aimé des reines où, de Saint-Cosme à La Gaudinière, abondent les « demeures inspirées ». Sans doute, la vallée de l'Indre et Saché ont-ils surtout séduit Balzac. Mais il évoque volontiers sa ville natale (qu'il tint absolument à faire connaître à ses deux maîtresses, Mme de Berny, puis Mme Hanska) à travers toute son œuvre, de Sténie aux Contes drôlatiques, en passant par Jane la Pâle et La femme de trente ans. La cathédrale surtout l'a hanté, qu'il décrit toujours « vue de l'intérieur » et sur le mode fantastique (Sténie, Maître Cornélius), allant même jusqu'à la métamorphoser, dans Jésus-Christ en Flandre, en église d'un couvent d'Ostende. Quant au cloître de la Psalette, c'est là que Jane la Pâle vint ensevelir sa douleur – et Balzac alors de s'abandonner sans retenue à son penchant pour les descriptions interminables et méticuleuses.
Nous gagnâmes ensuite le chantier-école des fouilles de Tours sous la conduite de M. Bouelle, architecte de la ville et responsable fervent et efficace de cette réussite exemplaire : l'exhumation, la reconstitution et l'assainissement du vieux Tours – réussite que l'on doit à l'audacieuse politique d'urbanisme d'une municipalité intelligente. C'est dans ce chantier-école que Compagnons du Tour de France et étudiants touchés par la grâce se vouent de concert à des travaux que chacun d'eux mène d'un bout à l'autre. L'enceinte gallo-romaine (le long de laquelle coulait la Loire…, les appareils de briques et les douves, l'inattendu « château de Tours » avec ses quatre tours et son donjon, nous tinrent longtemps cois. Mais la vue du vieux Tours du haut d'un immense bâtiment public, puis sa lente découverte par l'intérieur jusqu'à la place Plumereau devaient nous conduire aux limites de l'étonnement devant la qualité du silence de ce quartier anachronique et pourtant résidentiel, devant l'honnêteté et la délicatesse des restaurations – devant cette victoire de la vieille maison humaine sur le building de type planétaire.
Et après avoir salué la pension Vauquer nous appréciâmes (commentée par Jean Nivet) la maison, de style et de détails flamands, que dans La recherche de l'absolu, Balzac devait en toute simplicité décrire comme la maison même de Balthazar Claës, à Douai.
 Or l'heure avait sonné, de la restauration inévitable. Nous dûmes à l'honneur de manger dans l'hôtel même où descendait Alphonse XIII de payer un prix royal une collation dont la mesure et la simplicité convenaient particulièrement aux modestes pèlerins de la pensée que nous étions. C'est donc l'estomac léger et la tête claire que nous réembarquâmes à destination de Saint-Cyr-sur-Loire.
Après une courte halte devant la Gaudinière (où, avant de mourir, Bergson tenait petit cénacle au début de la dernière guerre), nous pénétrâmes dans la Béchellerie, la résidence fameuse d'Anatole France. Belle, noble et simple demeure, la Béchellerie développe sa symétrie bourgeoise et bien entretenue devant une pelouse nantie d'un bassin à nymphe. Jacques Boudet, à son ordinaire disert, courtois et mesuré comme personne, nous conta d'abord comment, en 1914, on déménagea laborieusement les trésors de la villa Saïd pour les entreposer dans ce « petit Ferney » ; puis la mort de Suzanne, la fille de l'écrivain, divorcée d'un Psichari et de qui le petit-fils Lucien (arrière-petit-fils de Renan) est aujourd'hui l'héritier ; ensuite le remariage de France avec la femme de chambre de « Mme Armand » de Caillavet ; enfin le prix Nobel de 1921 et la mort en 1924. Interdit de Panthéon pour cause de socialisme militant, celui qui fut considéré (même par Proust) comme l'un des tout premiers écrivains français, connaît aujourd'hui l'épreuve de ce purgatoire littéraire auquel n'échappent pas les plus grands, mais où il semble bien qu'il doive encore longtemps se morfondre… Reconnaissons honnêtement que cette écriture d'une simplicité systématique, des procédés de fabrication trop visibles et une pensée un peu courte (quoique généreuse et amusée) y sont peut-être pour quelque chose… La visite de la maison (bibliothèque, souvenirs, œuvres d'art et bibelots en tous genres), que nous fîmes par détachements successifs sous la gouverne d'un couple vétilleux et bredouillant, nous fut de moindre profit.
La Loire retraversée, nous gagnâmes Plessis-lès-Tours pour le château de Louis XI, tout resserré sur son histoire au centre d'un environnement monstrueusement industriel. Jean Nivet nous y lut Commynes, et comment le roi, en 1463, pour 5.500 écus d'or, acquit ce domaine de Plessis-du-Parc-lez-Tours. Il nous rappela les bizarreries de ce monarque « entré en merveilleuse suspicion de tout le monde » ; en proie à une fièvre obsidionale permanente ; féru d'animaux exotiques vite oubliés et épouvanté par le caractère inexorable d'une mort qui ne saurait l'épargner, tout roi qu'il fût. Nous visitâmes de grandes salles, et la chambre où il fallut bien en effet qu'il mourût, près d'une cheminée et d'un médicastre particulièrement retors – mais Dieu merci (et selon son vœu), d'une mort survenue un samedi, le jour de la Vierge…
Réplique rustique de la Béchellerie, la Grand-Cour, fief de Jules Romains à Saint-Avertin, nous ouvrit ses portes sur ses pelouses, ses frondaisons et ses vignes. Jean Laurent (dont le retour aux régions natales approfondissait encore la voix et dramatisait superbement le geste) nous parla alors de ses trois grands hommes : Courteline, France – et donc Jules Romains, ce maitre exigeant en égards dus, mais dont « la sensibilité de l'intelligence » devait si bien (les textes qui nous furent lus en font foi) s'accorder avec le charme tendrement lumineux de la Touraine. Hélas ! de même qu'Anatole, Jules connaît aujourd'hui les régions tristement ombreuses de ce très encombré Purgatoire des lettres, et ce, malgré l'increvable Knock, les irrésistibles Copains et le monumental H.B.V.. Et Jean Laurent de la déplorer, qui tint à conclure ainsi : « Si le propre de la littérature – comme du reste celui de tout art – est de nous ouvrir les voies d'une nouvelle connaissance du monde, des autres et de nous-même, France, Courteline et Romains, ces rationalistes qui n'en furent pas moins des hommes de cœur et "de bonne volonté", méritent bien d'être toujours honorés, n'en déplaise aux bien-pensants des différentes Églises actuelles, et quantité de leurs pages demeurent encore, pour beaucoup, un régal et un réconfort. »
Dernière étape : Véretz, charmant avec ses maisons en contrebas, son petit mail et sa fontaine autour de laquelle la Restauration prétendit « empêcher les villageois de danser » – d'où le fameux pamphlet de Paul-Louis Courier, au pays de qui nous étions, et devant la Chavonnière de qui nous nous arrêtâmes pour une fois encore nous régaler de Jean Nivet. Curieux homme que ce Paul-Louis, né à Paris en 1772, mais ligérien d'adoption : brillant étudiant; militaire prudent jusqu'à la désertion incluse ; helléniste de choc ; épigraphiste sourcilleux ; falsificateur serein et protestateur viscéral. Ce misanthrope chicanier et coléreux devait acquérir en 1815 la forêt de Larcay et la ferme de la Chavonnière, dont il obligea sa femme, la trop jeune et toute charmante Herminie, dite Minette, à surveiller seule l'exploitation – ladite Minette devant du coup le cocufier avec deux de ses gens pour, finalement, le faire assassiner le 18 avril 1825 dans sa propre forêt, avant que notre incorrigible gaillard n'eût obtenu qu'on détruisit le château de Chambord…

Les secrétaires : A. Lingois, J. Nivet, avec le concours de Georges Dalgues.


 

 SAISON 1975-1976

La Section a connu en 1975-1976 une grande activité, puisqu'elle a organisé cinq conférences et deux promenades.


La saison a été inaugurée par une double causerie à l'occasion du Centenaire de « l'abbé Jacques-Paul Migne », à la suite d'une exposition organisée par les Archives départementales du Loiret le 11 décembre 1975. Notre vice-président Mgr P.-M. BRUN a parlé du cadre historique, culturel et religieux du temps de Migne à Orléans et dans l'Orléanais (1813-1833) ; le R.P. Adalbert-Gautier HAMMAN a traité de l'homme et de l'œuvre en général.
Mgr P.-M. BRUN fit d'abord revivre les années que Migne passa dans l'Orléanais, où il arriva en octobre 1817, lorsque l'abbé Salesses, principal du collège de Saint-Flour, promu principal du Collège royal d'Orléans, amena avec lui l'un de ses meilleurs élèves, Jacques-Paul Migne, âgé de dix-sept ans, fils d'une importante famille de commerçants du Cantal. C'était alors le règne de Louis XVIII, une époque de tensions et de révoltes dans la société. Ce climat politique se retrouvait à l'intérieur du lycée d'Orléans, qui connut de mémorables chahuts, des bagarres et même, peu avant avril 1817, une véritable émeute.
En 1819, J.-P. Migne entra au Grand Séminaire que dirigeait alors l'abbé Mérault, un ancien oratorien de soixante-quinze ans. Le catholicisme était en pleine crise. La foi se perdait, l'anticléricalisme éclatait partout, assorti de violences. L'alliance du trône et de l'autel achevait de compromettre l'Église et de la déconsidérer aux yeux du peuple. Les besoins du diocèse étaient immenses et on avait décidé de recruter à outrance : la qualité de l'enseignement s'en ressentait et le niveau des études était très faible.
C'est dans ce climat que Migne fit ses études au Séminaire d'Orléans. Quand il les eut achevées, il fut d'abord censeur au Petit Séminaire, puis professeur au collège de Châteaudun avant d'être ordonné prêtre en 1824, puis nommé curé de trois petites paroisses : Aillant-sur-Milleron, Le Charme et Dammarie-sur-Loing. Il y resta deux ans, avant d'être nommé curé-doyen de Puiseaux en 1826. Là il sut conquérir l'estime de ses paroissiens par son ardeur inlassable et la solidité de sa doctrine.
La Révolution de 1830 déchaîna une immense vague de violence contre l'Église de France, un peu trop compromise politiquement. On s'en prenait aux croix des carrefours, aux croix de missions. La garde nationale traquait les prêtres, mal défendus par leur évêque, et, à Puiseaux même, Migne dut s'interposer pour défendre un prêtre voisin. Las de cette stupide petite guerre, il écrivit un ouvrage De la Liberté, que son évêque refusa d'imprimer.
L'année 1832 devait lui permettre de prendre sa revanche.
Alors qu'une grave épidémie de choléra sévissait dans la région, Migne invita ses paroissiens à invoquer la protection de saint Roch dont Puiseaux possédait une relique. Miraculeusement cette paroisse fut épargnée, alors qu'étaient atteints plusieurs villages du voisinage. Aussi, peu de temps après, un grand pèlerinage d'actions de grâce conflua vers Puiseaux : ce fut un véritable triomphe pour la religion… et un peu aussi pour l'abbé Migne.
Ce triomphe inquiéta-t-il les autorités ? Migne prononça-t-il à cette occasion des paroles subversives ? Le texte de sa brochure De la Liberté était-il parvenu entre les mains du ministre ? Toujours est-il que Migne fut convoqué au ministère des Cultes où on lui fit comprendre qu'il ferait bien de présenter à son évêque sa démission de curé-doyen de Puiseaux.
Cette démission fut acceptée le 9 novembre 1833 : Migne s'était donc incliné. Mais, après cette expérience pastorale qui lui avait fait toucher du doigt l'insuffisance de formation et le désarroi théologique de tant de ses confrères, peut-être avait-il pressenti que la Providence l'appelait à un autre destin…
La deuxième partie de la vie de Jacques-Paul Migne, c'est-à-dire la carrière d'éditeur et de journaliste a été abordée par le R.P. HAMMAN, professeur à l'Université catholique de Paris et à l'Institut patristique de Rome. L'ancien desservant de Puiseaux qui a déjà fait l'essai de son talent, à peine arrivé dans la capitale, a tout de suite senti qu'une place était à prendre dans le journalisme catholique, place laissée vacante par la disparition de L'Avenir et il lance L'Univers religieux, qu'il dirigera jusqu'en 1836.
Mais sa véritable vocation est l'édition. Il s'est rendu compte de l'absence de connaissances et de solidité doctrinale du clergé de son époque. Lui-même s'est senti frustré d'études sérieuses. Il veut fournir aux prêtres et aux laïques éclairés les instruments de leur culture. Son ambition est de rassembler tout le patrimoine littéraire et religieux de l'Église, et, Larousse avant Larousse, d'offrir des encyclopédies et des dictionnaires sur tous les domaines du savoir. La publication des dictionnaires est déjà une entreprise immense, puisqu'il y a cent-vingt volumes qui vont du droit ecclésiastique à la zoologie, en passant par l'héraldique, les sciences occultes et les manufactures…
C'est en 1842 que Migne s'attaque à son grand œuvre qui est la patrologie. Migne, avec le concours de Don Petra et de quelques collaborateurs, parfois fort modestes, va réunir non seulement tous les textes du début de la chrétienté aux auteurs byzantins récemment découverts, mais aussi les études sur ces textes, et même les commentaires philologiques. C'est donc une entreprise colossale que J.-P. Migne a menée à bien.
Le R. P. Hamman s'est proposé ensuite de nous expliquer le pourquoi et le comment de cette énorme réalisation. D'abord Migne fut un excellent organisateur, un financier habile et… un bon vendeur qui connaissait le marketing avant la lettre. II avait installé très vite, à Montrouge, sa propre imprimerie et ses ateliers tournèrent à plein jusqu'au désastre de l'incendie de 1868. Cet homme d'action – qui était de culture tout à fait modeste – était animé d'une insatiable curiosité d'esprit et d'une ferme volonté de « s'enraciner dans l'histoire ». Dans le désarroi des esprits de l'époque, il a éprouvé le besoin de retourner aux sources. Et en voulant servir l'Église, en mettant à la portée de tous l'ensemble du patrimoine chrétien, de quelque bord qu'il fût, il a été un des pionniers de l'esprit d'œcuménisme. « Cet homme bien méconnu de nos jours, conclut brillamment le R. P. Hamman, qui fut le plus grand éditeur de tous les temps – il a, en effet, édité 1018 volumes in-quarto – a permis à l'Église tout entière qu'elle ait une tradition et une histoire. Mieux, il a rendu à l'Occident ses archives. »


Le 21 janvier, la Section a accueilli un ancien orléanais, qui fréquenta le lycée Pothier au temps où P.-M. Brun était aumônier, M. Jacques LACARRIÈRE, venu nous parler de « La poésie grecque contemporaine ». Aujourd'hui célèbre par son Été grec paru depuis chez Plon dans la collection « Terre humaine », Jacques Lacarrière est sans doute plus connu du grand public par son Chemin faisant que par des ouvrages plus spécialisés tels que Les Gnostiques (livre splendide, aux dires de son préfacier, le grand écrivain anglais Lawrence Durell), ou Les Hommes ivres de Dieu. Lorsqu'on parle de la Grèce devant un auditoire aux préoccupations culturelles, c'est le plus souvent à l'Antiquité qu'on se réfère. Or Jacques Lacarrière a offert à ses auditeurs un double dépaysement, d'abord en nous parlant de poètes grecs de notre XXe siècle, ensuite en donnant une image fort peu conventionnelle du conférencier. Ce Bourguignon d'adoption a la stature des hommes de la terre, la mise simple, même rustique, le visage hâlé, le cheveu dru : on dirait qu'il a fait une courte halte dans sa longue marche pédestre pour venir nous parler – avec une émotion contenue, presque en confidence – de trois poètes parmi ceux qu'il a aimés et qu'il a traduits ou plutôt, comme il le dit modestement, qu'il a essayé de traduire. Le titre de la conférence laissant supposer une étude historique exhaustive et superficielle à la fois, J. Lacarrière a préféré s'attacher à trois poètes importants par leurs œuvres et leur présence : Angeles Sikelianos, Georges Seferis – le seul vraiment connu en France, et qui obtient le Prix Nobel en 1963– et Ulysse Elytis. Ils ont été rendus encore plus proches, grâce à la musique de Mikis Theodorakis qui accompagne leurs poèmes majeurs, et à la voix de Sylvia Lipa dont le beau visage expressif et le regard aigu évoquent la Grèce vivante.
En préambule, Jacques Lacarrière a posé le problème crucial des langues en Grèce. « Être grec, c'est choisir dans quelle langue on va s'exprimer ». En effet, il y a deux langues grecques : celle qu'on parle, avec son évolution naturelle, depuis des milliers d'années, celle qui est issue de la « koïné », le dialecte commun, qui fut interdite, mais enseignée clandestinement par les popes durant l'occupation turque, c'est la « démotique » ; d'autre part existe la langue officielle, la « kathaverousa », celle des puristes, des intellectuels conservateurs, du pouvoir, que ne comprend pas le peuple du Pirée ou de Thessalie. La poésie grecque contemporaine a choisi ouvertement et depuis déjà longtemps la « démotique », la langue vulgaire. Le premier à l'employer, Solomos, fit scandale. Elle vient d'être officialisée par le régime démocratique rétabli.
Angeles Sikelianos continua dans cette voie, poète que Jacques Lacarrière connut juste avant sa mort survenue en 1951. Il se voulait rhapsode, poète itinérant et oral, déclamant ses œuvres aux lettrés comme aux paysans, avec une certaine grandiloquence et un grand sens religieux. Le premier poème lu par Silvia Lipa fut « Je voyage avec Dionysos », extrait de Conscience de ma terre, poème cosmique d'une belle venue dont certains vers comme :
Je sentais le sol vibrer au rythme du monde…
Je sentais poindre en mon cœur une lumière nouvelle…
ou
Je tissais ma route sur la trame des eaux…
ne sont pas sans évoquer la grande poésie homérique.
D'ailleurs la fidélité de Sikelianos aux racines antiques l'a poussé, avec l'aide de sa femme, l'Américaine Eva Palmer, à redonner à Delphes, vers les années 1927-1929, son rôle de « nombril du Monde », d'Omphalos sacré. Il fait jouer dans les ruines du théâtre le Prométhée enchaîné d'Eschyle, il écrit son grand poème du Message delphique. Confronté à la guerre brutale, accompagnée de famine et de massacres, il compose ses « poèmes acritiques », c'est-à-dire le chant des sentinelles guettant l'arrivée des Barbares, veillant aux frontières de la Mort, face au Destin. Parmi ceux-ci, Jacques Lacarrière choisit le Banquet funèbre, où la mythologie se mêle au présent tragique, à la fois poème de la Résistance grecque et hommage aux dieux de I'Hadès.
À notre avis, le plus beau poème de Sikelianos est la Marche de l'Esprit – que Theodorakis a mis en musique (cette musique, il l'a composée entièrement dans sa tête à l'époque où il était en résidence surveillée dans un village du Péloponnèse, privé de tout crayon et de tout papier, et il l'a écrite en quelques jours dès le lendemain de sa libération, à Paris). De ce chant d'espoir devenu un chant populaire, j'ai retenu cette admirable strophe :
Compagnons, aidez-nous à soulever le Soleil au-dessus de la Grèce…
Compagnons, aidez-nous à soulever le Soleil au-dessus du Monde…
Créateurs, aidez-nous à lever haut notre Soleil pour qu'il devienne Esprit…
Seferis, à côté, paraît secret, intérieur. Pour lui, la Grèce – car il est d'Asie Mineure et se dit un peu marginal – est un pays qu'on n'atteint jamais et qu'on désire toujours. Lui aussi recherche le lien entre le Passé et le Présent. Il ne veut pas que le poème soit un « sarcophage », mais une chose vivante. Dans son recueil Mythologies, il découvre son pays avec des yeux neufs, « ce pays clos, tout en montagnes » ; il y voit comme un « miracle permanent ». Ce miracle, on le retrouve aussi dans la poésie de Seferis qui est, d'une part celle d'un lettré familier de Valéry, qui connaît bien l'Europe, qui a traduit T. S. Eliot, Saint-John Perse, Reverdy, Michaux ; et d'autre part, d'un homme lié à sa terre grecque, dont il voudrait être le bienfaiteur spirituel… Le meilleur exemple de cette poésie nous est donné par Épiphanie, écrit en 1937.
Le troisième poète présenté par Jacques Lacarrière est très différent des deux autres. Ulysse Elytis est un homme d'action, grand marin et grand pêcheur, un homme du grand large, de la « navigation hauturière » ; c'est aussi un poète qui a rencontré dans son jeune âge le Surréalisme. Débarqué à Paris avec une bourse d'étudiant entre les deux guerres, il rencontra Tzara, Éluard et Breton ; sa poésie gardera toujours la marque de cette rencontre, comme en témoigne ce très beau poème intitulé Âge de la Mémoire d'Azur :
Vignes et oliviers au loin jusqu'à la mer
Et plus loin, jusqu'à la mémoire, barques rouges de pêche
Élytres dorés du mois d'août dans la torpeur du midi
Et ce navire, armé de frais, qui épèle dans la paix
Du golfe : A Dieu va.
Les années ont passé, feuilles ou cailloux
Je me souviens des jeunes mousses et des marins
Qui s'en allaient et qui teignaient leurs voiles
Du rouge de leur sang et qui chantaient
Les quatre coins de l'horizon
Avec des aquilons tatoués sur la poitrine.

Que cherchais-je, quand tu es venue, teinte d'aurore
L'âge de la mer au fond des yeux
Et dans le corps la force du soleil,
Que cherchais-je dans le tréfonds des grottes
Au cœur des rêves sans limite
Où le vent projetait le désir de l'écume,
Vent d'azur, inconnu, qui grava sur mon sein
Son emblème de haute mer.

C'est en avril, je me souviens,
Que je sentis ton poids humain pour la première fois
Ton corps humain, glaise et péché
Comme au premier jour de la terre
Tu eus mal, je me souviens, une morsure profonde dans ton corps

Une griffe acérée sur la peau, où le temps
Reste à jamais marqué
Et un souffle bruyant souleva les maisons blanches
Vers le ciel qui scintillait dans un sourire.
Près de moi désormais j'aurai une cruche d'eau immortelle,
Une image de liberté dans l'espace en délire,
Et ces mains, tes mains où l'Amour se gravera,
Ce coquillage qui est tien, où résonnera la mer Égée.
Elytis est resté assez longtemps en Grèce un poète confidentiel. Depuis la guerre, il a connu une plus large audience. Il a senti le besoin de chanter le martyre de son pays. Il a voulu le faire selon la tradition religieuse des chants byzantins.
Ému dans son enfance par le chant liturgique de glorification Axion esti (loué soit), bâti selon l'alternance : ode - lecture du sermon - psaume, il a voulu en retrouver le rythme et la langue, à la fois secrète et populaire. Le rêve d'Ulysse Elytis, et de son musicien Theodorakis, c'est de mettre dans la poésie « toute la mémoire d'un peuple ».
C'est un événement que la révélation par Jacques Lacarrière de telles richesses qui en laissent entrevoir bien d'autres : d'auteurs comme Kavafy, mort en 1933, Ritsos, traduit en beaucoup de langues, seuls les noms ont pu être cités. La Grèce d'aujourd'hui est toujours celle des poètes ; et nous nous sentons un peu coupables de n'en connaître que les anciens, fussent-ils Théocrite ou Pindare. Grâce à Jacques Lacarrière, ceux qui ont pu l'entendre ont désormais le désir d'en connaître davantage et d'élargir leur horizon poétique.


Le 26 février, M. Georges KACOUSSIS a fait une causerie sur « Le Parthénon et Sainte-Sophie », illustrée de projections, dans le but de comparer l'architecture grecque et l'architecture byzantine. M. Kacoussis est un Grec authentique, né à Tinos, l'une des Cyclades ; il a la volubilité et le parler pittoresque des Grecs que décrivait avec esprit Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient.
Il a d'abord, dans un long préambule, tenté de montrer que ces deux chefs-d'œuvre architecturaux – qui ont servi de modèles et de prototypes – étaient nés tous deux du sol grec, construits avec des matériaux de la terre hellène, conçus par des architectes grecs, et procèdent du même sentiment du beau ; on y retrouve la même sérénité, la même gaieté, la même pureté de lignes, et peut-être même une semblable conception humanitaire de la religion.
M. Kacoussis s'est attaché, à l'aide de documents photographiques, dont certains étaient de qualité, d'autres plus médiocres, à montrer en premier lieu l'originalité du Parthénon, dominant l'Acropole, destiné à recevoir la statue géante de l'Athena Promachos (et dont les reconstitutions sont bien décevantes), très habilement décalé par rapport à l'axe des Propylées, afin que, selon l'orateur, le visiteur qui gravit les marches du majestueux portique, embrasse la totalité de l'édifice. M. Kacoussis nous explique ensuite, avec beaucoup de détails, comment le génie grec a trahi volontairement les règles mathématiques de l'architecture, afin que l'illusion optique rétablisse la verticalité ou l'horizontalité. Ainsi les colonnes extrêmes sont en réalité penchées, pour paraître droites de loin, et le galbe de ces colonnes est renforcé dans son premier tiers ; de même les lignes horizontales des côtés du temple sont cambrées à la base et incurvées au sommet. M. Kacoussis nous a donné également son explication des triglyphes – éléments architecturaux du fronton qui séparent les métopes (rares sont celles qui ont échappé au marteau de Lord Elgin !) : ils seraient une survivance de la liaison des poutres et branchages qui constituaient le toit des temples primitifs en bois, comme on peut le voir sur les vieilles cabanes de bergers de la montagne actuelle.
La seconde partie est consacrée à Sainte-Sophie de Constantinople, à la fois œuvre d'un génie politique, l'impératrice Théodora, femme de Justinien, et de deux génies architecturaux, en l'occurrence deux artistes grecs, Anthémius de Tralles et Isidore de Milet. L'orateur a insisté sur la conception de la coupole, issue des coupoles persanes, extrêmement audacieuse, car l'art byzantin a été l'inventeur des « pendentifs », ces morceaux de sphère qui permettent de passer du plan quadrangulaire au plan circulaire, résolvant ainsi la fameuse « quadrature du cercle ». Cette audace se retrouve dans la légèreté des épaulements, que le conférencier oppose à la lourdeur des contreforts romans et celle – plus discutable – des arcs-boutants du gothique. De fort belles diapositives nous ont permis d'admirer la richesse de la décoration de l'édifice, ainsi que de très fraîches mosaïques où domine le bleu. Les dernières images nous ont montré d'autres monuments de l'art byzantin, et les plus modestes ne sont pas sans intérêt, comme le cloître de Vathopedi, les églises de Mistra – sans parler des célèbres monastères du Mont Athos – le sanctuaire de Daphni, et cette minuscule église inconnue, en pleine nature, dominée par un étonnant cyprès noir sous un ciel éclatant…Cette promenade dans la Grèce byzantine a servi d'heureuse conclusion à un exposé foisonnant, sans apprêt et rondement mené.


Le 18 mars, M. André-A. DEVAUX, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, a prononcé une conférence remarquable de clarté et de sérieux sur « l'attitude d'Albert Camus à l'égard du christianisme et des chrétiens ».
Remontant à l'enfance algérienne du philosophe, M. Devaux montra d'abord que Camus ne connut dans sa famille qu'une contrefaçon du christianisme en la personne de sa grand-mère dont la religion, faite de résignation, de craintes et de superstitions, n'était qu'un refuge dérisoire contre les rigueurs de la vie et la peur de la mort. Le jeune Camus, lui, se contentait alors de jouir du soleil et de la mer, loin de toute notion de péché, loin de Dieu et des drames de l'existence. Mais bientôt son professeur de philosophie, Jean Grenier, lui fit comprendre que, si l'on veut demeurer honnête avec soi-même, on ne peut se débarrasser de l'interrogation religieuse. Et c'est René Poirier qui dirigea, à l'occasion de la préparation de son Diplôme d'Études Supérieures, ses premières découvertes de la pensée chrétienne et de saint Augustin. Peu de temps après, Camus fit l'expérience de la maladie et découvrit la misère des Kabyles, ce qui l'amena à se poser le problème du mal. Mais, n'y trouvant pas de solution qui le satisfît, il éprouva alors un véritable désarroi et sentit tout ce qui le séparait de chrétiens authentiques comme le Père Pouget ou Simone Weil, à qui la foi avait apporté ses réponses et ses certitudes.
Camus, lui, ne pouvait croire à la divinité du Christ et à sa résurrection. Pour lui, le Christ était seulement un révolté qui avait conçu le projet grandiose de réconcilier l'homme avec Dieu, qui avait voulu mourir sur la croix comme un esclave « « pour réduire cette terrible distance qui sépare la créature humiliée de la face implacable du maître », pour faire en sorte qu'aucune souffrance ne soit plus injuste. Mais, selon Camus, les dernières paroles du Christ sont la preuve qu'à l'ultime minute il a compris son échec et qu'il est mort abandonné, désespéré, victime d'un Dieu cruel et muet. Le Christ a donc été dupé et, par conséquent, le christianisme est lui-même une mystification.
M. Devaux expose alors les principaux griefs de Camus contre le christianisme.
Parce qu'il a choisi exclusivement la surnature, le christianisme empêche d'abord l'homme de savourer les délices de la vie présente. En lui demandant de tourner le dos au monde, il lui fait perdre l'occasion de connaître les joies d'une communion avec les beautés de la nature et de l'univers. Ensuite, le christianisme est immoral parce qu'il est la doctrine même de l'injustice, parce que le chrétien, comme le Père Paneloux dans La Peste, essaie de justifier l'injustifiable, accepte le sacrifice de l'innocent, accepte que la créature soit indignement traitée par ce Dieu-tyran qui est la cause du mal et de la mort. Pour Camus, le salut de l'homme est dans la révolte, dans l'effort pour faire prévaloir un ordre humain contre l'ordre de Dieu, la seule lâcheté étant de se mettre à genoux. Enfin, au plan de l'Histoire cette fois, le christianisme est d'autant plus contestable qu'il a été dévié de sa vraie direction par le protestantisme et que, dégénéré par l'idéologie allemande antiméditerranéenne, il a engendré le marxisme qui a fait de I'Histoire l'équivalent de l'absolu divin des chrétiens. Le christianisme, qui a détourné l'homme du monde, est donc responsable de la folie politique moderne incarnée par le communisme stalinien. Rejetant le christianisme pour toutes ces raisons, Camus estimait que la seule voie du salut était le retour à l'hellénisme, à sa conception d'une nature humaine permanente, à son sens des limites, à sa modération qui est signe de maîtrise et surtout à son relativisme.
Ayant ainsi esquissé les grandes lignes de la critique de Camus, M. Devaux montra alors qu'un philosophe chrétien peut assez facilement répondre sur tous ces points et que Camus n'a pas su pénétrer en profondeur dans la véritable pensée chrétienne. Mais il insista aussi sur le fait que Camus s'est toujours imposé de juger les chrétiens avec honnêteté et que, loin de vouloir les convertir à son antithéisme, il n'a cessé de leur demander plus de rigueur dans la pratique de leur foi, les mettant en garde contre la tiédeur, l'hypocrisie, la lâcheté ou la trahison.
Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à cela, car, selon M. Devaux, beaucoup des valeurs honorées par Camus sont des valeurs d'essence chrétienne, aussi bien son refus de toute divinisation de l'homme que son sens de la pauvreté et de l'ascèse, aussi bien sa reconnaissance du prix de la souffrance que son sens du sacrifice nécessaire. Et Camus rejoint surtout le christianisme lorsqu'il exalte l'amour contre la haine et le fanatisme qui sont mensonge, refus de voir l'adversaire et mutilation.
Finalement on peut dire que le drame de Camus est de n'avoir pas eu la métaphysique que sa morale semblait impliquer. Il niait Dieu au nom de la justice, mais sentait que l'idée de la justice ne peut se comprendre sans l'idée de Dieu. Conscient qu'il n'était en ce domaine en possession d'aucune vérité absolue, il se proclamait « du parti de ceux qui ne sont pas sûrs d'avoir raison » et ce doute explique que cet incroyant qui jamais ne se reposa dans l'incroyance fut plus un témoin de son époque qu'un militant.
Envahi par le doute, ayant le sentiment douloureux d'une solitude invincible, Camus connut souvent une grande détresse morale. Et nul ne pourra jamais dire comment sa pensée aurait évolué si la mort n'avait pas brutalement mis fin à ses interrogations. Toutefois Camus nous a laissé au moins un appel lorsque, évoquant la nuit du Golgotha, il écrit : « Il fut une nuit dans l'humanité où un homme chargé de tout son destin regarda ses compagnons dans le sommeil et, seul dans un monde silencieux, déclara qu'il ne fallait pas s'endormir mais veiller jusqu'à la fin des temps. »
C'est en rappelant cet appel à la vigilance pour que soit maintenue dans notre monde la dignité de l'homme que M. Devaux conclut sa conférence, avant de répondre aux questions de plusieurs auditeurs qui montrèrent, par leurs interventions, combien ils avaient apprécié ce remarquable exposé de la pensée d'un homme lucide et courageux, dont notre époque aurait le plus grand besoin mais dont un accident stupide nous a trop prématurément privés.


Le cycle 1975-1976 des conférences a été brillamment clôturé mercredi 21 avril par la causerie de M. Jean BEAUJEU, professeur à l'Université de Paris-IV, doyen honoraire de la Faculté de Nanterre et secrétaire général de l'Association. Il a traité le sujet suivant : « L'astrologie antique : science ou charlatanisme ? »
« L'astrologie, dit en préambule le conférencier, qui connaît aujourd'hui une grande faveur et une large publicité, a relativement peu changé depuis le Haut-Empire romain, tout au moins dans l'esprit du public. Un contemporain de Tibère était constamment sollicité par les diseurs d'horoscopes ; à Rome, le crédit d'un Thrasylle, astrologue renommé et éminence grise de l'empereur, est immense. L'astrologie est à l'honneur et reçoit une consécration officielle qui durera près de trois siècles ».
D'où vient cette vogue de l'astrologie et quel est son sujet : c'était là le sujet de la première partie de l'exposé de M. Beaujeu, solidement construit, d'un niveau élevé, et cependant vivant, entrecoupé de commentaires, de photographies fort judicieusement choisies (dont nous retiendrons tout particulièrement une stèle du IIe siècle, dédiée au culte de Mithra, représentant un personnage mystérieux symbolisant l'« Aiön », c'est-à-dire l'éternité, entouré des figures zodiacales, suggérant un autre aspect du temps : la répétition cyclique).
L'astrologie qui a pour but de connaître l'avenir, et en particulier l'échéance de la mort, se fonde sur l'observation des astres en tant que sources d'énergie ayant une action sur la terre ; c'est l'étude des relations entre les mouvements du ciel et les processus terrestres. Il existe en réalité deux conceptions de l'astrologie : l'une croit en un ordre fixé à jamais en une fatalisme inexorable qu'exprime le célèbre « Fata regunt Orbem » ; l'autre cherche à déceler les influences astrales qui favorisent telle ou telle possibilité chez l'individu et laissent place au libre-arbitre. On comprend pourquoi à l'époque médiévale, l'église l'a tolérée.
L'astrologie zodiacale fut étudiée avec minutie par les Anciens qui considéraient la terre comme immobile au centre du cosmos, autour de laquelle tournent les planètes ou « astres errants ». Les constellations, fixes, forment des figures ou « zôdia » en forme d'animaux (bélier, capricorne, etc.) ; elles sont au nombre de douze et le soleil – selon la croyance – les traverse dans un certain ordre pour une période d'une année, ordre que rappellent ces vers – médiocres :
Sunt Aries, Taurus, Gemini, Cancer, Leo, Virgo
Libraque, Scorpius, Arcitenens, Caper, Amphora, Pisces.
C'est le zodiaque – si souvent représenté dans les calendriers et monuments de toute époque ; il s'agit d'un découpage arbitraire de cette zone circulaire en secteurs de 30 degrés, chacune affectée d'un signe. Les Anciens n'avaient sans doute pas remarqué le décalage croissant entre les constellations et les signes. En tout cas, il a atteint en 2000 ans, 60 degrés, soit deux signes entiers…
M. Beaujeu nous explique ensuite l'origine et le mécanisme de l'horoscope : la prédiction s'appuie sur l'observation du ciel au-dessus de l'horizon en un point donné à l'instant de la naissance (ou à celui de la conception) de l'individu. Les astrologues antiques avaient divisé l'espace céleste en quatre quadrants, eux-mêmes partagés en secteurs appelés « topoi », « loci » ou « maisons ». Il s'agit donc d'un jeu très complexe, fondé sur des connaissances précises presque scientifiques ; l'astrologie n'était d'ailleurs jamais opposée à l'astronomie, purement descriptive ; elle était complémentaire. M. Beaujeu passe alors au second aspect, à l'historique de l'astrologie. On l'appela jusqu'à la Renaissance : l'art des Chaldéens, puisqu'elle est née vraisemblablement autour de Babylone, parmi les prêtres qui observaient le ciel depuis le septième étage de leur ziggourat. Le premier horoscope connu est une tablette cunéiforme datée du 29 avril 410 avant notre ère. L'astrologie scientifique est née ; elle va passer d'Asie Mineure en Grèce et en Égypte. Dans la Rome républicaine, la méfiance est grande et teintée de xénophobie ; à l'époque de Cicéron, la majorité des intellectuels sont hostiles, ou tout au moins sceptiques. C'est au cours des deux premiers siècles après Jésus-Christ que s'épanouit l'âge d'or de l'astrologie, et que se répand la conception de la « semaine astrologique », représentée par un ingénieux heptagramme. De cette découverte naîtra la répartition du temps en semaines, qui concurrença très vite le découpage du mois latin. Le déclin de l'astrologie coïncidera avec la montée du christianisme, l'Église prononçant une condamnation formelle à la fin du IVe siècle.
La dernière partie de l'exposé fut consacrée à l'interrogation fondamentale : l'astrologie antique est-elle une science véritable ou une forme de charlatanisme ? M. Beaujeu nous invita sagement à considérer l'avis des Anciens eux-mêmes. Ceux-ci, fort prudents, interdisaient seulement les consultations privées, sans témoins, et les supputations sur la mort. Leur souci – notamment chez les Romains – est politique : ils ne veulent pas qu'on spécule sur la mort de l'empereur. Ils croient à l'astrologie, mais refusent que l'ordre public soit troublé. Les philosophes ont su déceler les limites de cet art : les critiques d'un Sextus Empiricus, par exemple, sont d'une grande portée et d'une grande sagacité.
Qu'en est-il de nos jours ? Il ne faut pas juger avec notre esprit moderne, mais se pénétrer des conceptions de l'époque passée. L'Antiquité d'abord croit à l'anthropocentrisme : l'homme apparaît comme un être privilégié au milieu d'une terre immobile au centre du monde, unique réceptacle des influences cosmiques ; le cosmos est divinisé et les astres assimilés à des dieux ; sous l'influence du stoïcisme, la croyance au fatalisme a amené celle à la détermination des destinées individuelles : l'astrologie antique apparaît comme scientifique quand on la compare aux autres modes de divination.
M. Beaujeu conclut en disant qu'il est cependant difficile d'attribuer à cette astrologie le nom de science, à cause de ses postulats trop fragiles. Elle est, plus modestement, un art, une « technè », reposant sur un fondement non rationnel, mais un art sérieux, que les charlatans – il y en eut – n'ont pas réussi à galvauder. « À côté des Thrasylle et des Hipparque, il y a eu Ptolémée, aussi bon astrologue que géographe ; on est tenté d'y ajouter les noms – avec un peu d'audace – de Tycho Brahé et de Képler… »


Le dimanche 30 mai a eu lieu la sortie littéraire : « George Sand et la Vallée noire », sous la conduite de M. Jean NIVET. Nous sommes allés retrouver, sur les lieux mêmes où elle vécut, le souvenir vivant d'Aurore Dupin, baronne Dudevant, dite George Sand, dont approche, comme chacun sait, le centenaire de la mort (8 juin 1976). Et d'un bout à l'autre de cette longue randonnée, infatigable, inépuisable et seul, Jean Nivet, de sa voix délectable, devait nous délivrer les trésors d'une érudition jamais en défaut, enrubannée d'une gentillesse à toute épreuves.
Salués « Vierzon le long et le triste Issoudun », les bourgs paisibles et les vertes « traînes », nous gagnâmes les pays du Cher, ces réservoirs de calme, reposoirs préservés où stagne le temps et que traverse l'Indre, « ruisseau profond et silencieux qui se déroule comme une couleuvre dans l'herbe et que les arbres pressés sur chaque rive ensevelissent mystérieusement sous leur ombre immobile », dit notre auteur. Nous étions dans la Vallée noire, ainsi dénommée par George Sand pour ces hauteurs boisées qui « donnent aux lointains cette belle couleur bleue qui devient violette et quasi noire dans les jours orageux ». Mais nous n'y verrons pas la « Mare au Diable », comblée et barbelée qu'elle est par un terrain qu'excédaient les incursions toujours renouvelées de la culture…
Tout au long de la longue route de Nohant, Jean Nivet nous développa la généalogie compliquée, morganatique par les femmes, riche en débordements et abondante en bâtards de celle qui, de Frédéric-Auguste, électeur de Saxe (puis roi de Pologne) à Marie-Aurore de Saxe, épouse Dupin – et à travers Maurice comte de Saxe, maréchal de France, vainqueur aux manières fortes de Fontenoy – devait naître en 1804 sous le nom d'Amantine-Aurore-Lucile Dupin, avant que de devenir notre George Sand, c'est-à-dire : Cet écrivain incroyablement fécond (130 romans, dont 84 édités, et plus de 50.000 lettres) ; cette romancière scandaleuse (pour l'époque) ; cette mécréante, cette féministe, cette militante socialiste qui « plaignait l'humanité et ne pouvait s'abstraire d'elle parce que le mal qu'elle se fait la frappait au cœur, parce que ses crimes lui tordaient le ventre, et qu'elle ne pouvait comprendre les paradis au ciel ni sur la terre pour elle toute seule… ; cette amazone virile fumeuse de cigares qui scandalisait La Châtre ; cette femme de 1m56, noire, boulotte et sans doute frigide ; cette « latrine », selon Baudelaire ; cette « pouffiasse », selon Maurice Clavel ; cette amoureuse insatiable, cette épouse infidèle, cette maîtresse d'amants innombrables (dont Jules Sandeau, et au moins quatre illustres : Musset, Mérimée, Liszt et Chopin) ; mais cette femme de toutes les générosités, et qui devait finir sous les traits lourds et pathétiques de la « Bonne Dame de Nohant », aux obsèques de qui « toutes les paysannes des environs, agenouillées dans l'herbe humide, disaient leur rosaire ». Un monde, que cette créature…
Et vers les 10 heures, ce fut Nohant (où George s'installa en 1837, après s'être séparée d'avec Casimir Dudevant) – Nohant et le ravissement. La petite place d'abord, couvée par des ormes vénérables, ceux-là mêmes qu'ont vus tous ceux qu'ici George Sand accueillait, et dont nous allions réveiller les ombres – place charmante, mais que déshonore aujourd'hui la malséance mécanique. Puis l'église basse, dans l'adorable naïveté de sa retombée. Et la Demeure enfin, la vieille propriété de famille, le refuge et le port d'attache, avec son parc velouté à l'adorable petit bassin de pierre ovale, aux arbres démesurés, dans la profondeur duquel l'enfant Aurore avait élevé un autel à Corambé, divinité païenne qu'elle s'était inventée et qu'elle adorait en secret ; avec ses quelques dix hectares, sur les quatre cents que comptait le domaine… ; avec surtout cette maison Louis XVI, simple, obscure et profonde, où George Sand vécut son enfance garçonnière, son adolescence polissonne, sa vie de jeune mariée et de jeune mère, ses vacances de femme mûre et sa vieillesse besogneuse et charitable. Maison où il aura brillé beaucoup d'esprit et flambé beaucoup d'ardeurs ; où Chopin passa six étés consécutifs placés sous le signe de l'Amour, de la Musique et du Théâtre (mais où jamais ne vint Musset et que fréquentèrent – quelle brochette ! – Liszt, Marie Dorval, Marie d'Agoult, Théophile Gautier, Tourgueniev, Lamennais, Delacroix, Arago, Fromentin, Balzac, Mérimée, Flaubert, Dumas fils, et jusqu'au prince Jérôme Bonaparte…).
Maison si peu musée, encore tout habitée, et en laquelle surtout émeuvent les témoignages d'un art de vivre aujourd'hui disparu où s'alliaient, dans la lenteur et la répétition des jours, l'intelligence, le goût du bonheur, le sens de l'époque et les agréments d'une aisance mesurée et harmonieuse. (je pense à ce grenier plein de laisser-aller et de commodités, mais aujourd'hui interdit ; à cette haute cuisine où le « fonctionnel » avait l'honnêteté joyeuse et la simplicité du chêne, des cuivres et des noix ; à cette salle à manger à la table toujours dressée sous le lustre bleu de l'amant italien, pour des convives à jamais en allés, mais dont le bristol illustre signe chaque couvert ; à ces chambres petites mais de hauts plafonds aux romantiques et bleus papiers peints, pleines de placards et de secrétaires – dont celle de Liszt et celle où un autre piano remplace le piano de Chopin, vendu par George Sand pour mieux sceller l'oubli de ce qui n'en restera pas moins désespérément inoubliable – comme si l'oubli pouvait obéir à ces supercheries…). Un guide émacié et fervent, nous mena pendant une heure à travers ces lieux d'un monde à jamais révolu, mais dont il réveillait avec bonheur les ombres et les souvenirs, s'employant avec une passion presque farouche à réhabiliter celle qu'on a quand même un peu trop méconnue et traînée dans la boue…
Puis (après le parc déjà célébré), ce fut le cimetière et le petit enclos privilégié où notre « grand homme », pour parler comme Flaubert, repose parmi les siens, sous l'ombre d'un if géant. Mais George Sand – pourquoi ? – ensevelie sous un énorme parallélépipède minéral, n'aura pas eu la simple couche de terre herbeuse qu'elle avait souhaitée, elle dont les derniers mots furent : « Laissez verdure… ».
Mais l'heure pressant, nous filâmes vers le square de La Châtre, cette bourgade dont les commérages venimeux étonnèrent en son temps George Sand plus qu'ils ne l'atteignirent. Là, devant la statue un peu trop embourgeoisée de la Bonne Dame, Jean Nivet évoque les frasques de Maurice Dupin, le père de George Sand, ses avatars adultérins et son accident de cheval. Non loin de là est sise la maison de Jules Sandeau, devenu à dix-neuf ans l'amant de George, « aimable et léger comme le colibri des savanes parfumées ». Bon nombre de romans de George Sand ont La Châtre pour cadre (en particulier Mauprat et les Beaux Messieurs). C'est également à la Châtre qu'éclata l'affaire Fanchette, cette simple d'esprit victime des fonctionnaires de la Monarchie de Juillet – affaire qui devait conduire George Sand à l'action politique militante. Nous réembarquâmes pour faire escale devant le château de Sarzay, non visitable pour cause majeure de sécurité, mais dont nous admirâmes de loin la symétrie quadrangulaire et la puissante pesanteur – imposant édifice (vestige d'un énorme ensemble cerné de 38 tours) que l'on retrouve dans le Meunier d'Angibault (roman engagé, roman « communiste » de la fusion des classes) sous le nom de château de Blanchemont, château qui, comme dans le roman, sera racheté par le fermier après avoir connu plusieurs propriétaires approximatifs.
Et justement, à une lieue de là, le moulin d'Angibault nous attendait, plutôt mal remanié, mais délicieusement tapi au bord d'un chemin creux. C'est là que Mme de Blanchemont eut maille à partir avec son régisseur Bricolin, mais où, en compensation, elle connut l'amour avec Henri Lémor, simple ouvrier mécanicien… Autre château : Montgivray, où vécut un demi-frère de George Sand qui avait l'illégitimité irascible – château qui devint par la suite propriété de Solange, la fille de George Sand, et de son mari le sculpteur Clésinger, artiste particulièrement mal embouché. Ce ménage, tout hérissé de disputes, fut finalement cause de la rupture de George Sand avec Chopin, lequel avait pris le parti de la fille contre la mère. Puis ce fut Saint-Chartier, la paroisse où l'enfant Aurore, que l'on ramenait ensuite à Nohant à cheval, allait au catéchisme ; où tout contre le vieux château ruiné, le long des douves aujourd'hui comblées, on jouait et on pique-niquait avec les gamins du bourg ; où l'écrivain a situé l'action des Maîtres Sonneurs, grands joueurs de cornemuses. Et nous finîmes dans l'église de Vic et devant ses fresques, dégagées en 1850 et sauvées par George Sand, qui en obtint le classement par le truchement de Mérimée, fresques à prédominance sanguine, dont le Baiser de Judas (de par la simple profondeur du regard de Jésus sur Judas) est la plus émouvante.


Le mercredi 16 juin a eu lieu la deuxième manifestation : la promenade-conférence de Mgr P.-M. BRUN dans « Orléans médiéval » (en particulier les XIVe et XVe siècles).
Le groupe est parti de la cathédrale Sainte-Croix, qui conserve quelques vestiges de cette période ,  a visité la Salle des Thèses, ancienne bibliothèque de l'Université d'Orléans, précieuse relique sauvée et conservée par la Société archéologique, puis la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier, récemment restaurée (et magnifiquement) par la municipalité d'Orléans. Ensuite, par les petites rues où l'on est en train de sauver quelques vieilles demeures à pan de bois, le groupe a gagné la vinaigrerie Dessaux qui conserve un escalier de bois de l'époque de Jeanne d'Arc, le reste des fortifications et l'église SaintAignan, autour de laquelle s'élèvent encore – avec hélas ! des remaniements fâcheux – des monuments estimables du XVe siècle.

Les Secrétaires : André Lingois, Jean Nivet, avec la collaboration de Georges Dalgues.


 

 SAISON 1976-1977

La Section orléanaise a été aussi active que lors des saisons précédentes et a gardé son rythme de cinq conférences et deux promenades, sous l'impulsion de son actif président, M. Lionel MARMIN, désormais un peu plus libre, puisqu'il a quitté l'écrasante charge du Secrétariat général de la mairie d'Orléans. Les membres de l'Association sont également plus nombreux et leur assiduité aux réunions est régulière. Il est cependant à regretter que les jeunes soient peu représentés dans notre Association, et en particulier les étudiants – l'éloignement du Campus n'en est certainement pas la seule cause.


Le cycle 1976-1977 a été ouvert le 5 novembre par une causerie de M. le chanoine DORNIER, directeur du Centre d'études et de réflexion du diocèse d'Orléans, qui fit naguère une conférence très remarquée sur les manuscrits de la Mer Morte. Le thème en était cette fois : « Sur les pas de saint Paul ». Le chanoine Dornier dit en préambule qu'il n'était pas venu en érudit, mais en simple voyageur, qu'il n'avait pas l'intention de donner une conférence, mais de présenter modestement les images qu'il avait rapportées de ses deux voyages en 1971 et 1972 sur les traces du grand apôtre, notamment en Asie Mineure, en Palestine, en Grèce, dans les îles et jusqu'à Rome, où il fut martyrisé en l'an 67.
Saint Paul est, pour la tradition chrétienne, un personnage essentiel, car ses épîtres sont antérieures aux Évangiles, écrits relativement tardifs ; elles sont un témoignage capital de l'Église primitive. Ce personnage hors série, au tempérament impulsif, est un citoyen romain, juif d'origine ; il est né au début du siècle à Tarse, au sud de l'Asie Mineure, qui avait alors une importance considérable ; c'est une capitale intellectuelle, au carrefour des civilisations. Saint Paul en est parti pour persécuter les chrétiens ; c'est là que se place son fameux « chemin de Damas » ; après un accident de cheval, il rencontre un disciple du Christ, qui le guérit et le convertit. À peine baptisé, il fait lui-même des adeptes et rencontre ses premiers ennuis. Emprisonné par le roi, il fut sauvé en se laissant glisser des remparts dans une corbeille à linge !
À partir de Damas, le chanoine Dornier nous a fait suivre, avec de très belles photographies à l'appui, l'itinéraire de ce qu'on appelle la première mission de Paul. Il y a eu trois voyages de saint Paul : le premier au départ d'Antioche de Syrie, vers Chypre, puis en Asie Mineure, par Entali, Pergée et l'intérieur des terres ; le second part également d'Antioche, reprend le chemin du premier, mais va jusqu'à Troas et, après le passage des Dardanelles, conduit à Thessalonique, Athènes et Corinthe, puis nous ramène à Antioche, « rampe de lancement de toutes les missions ». Le troisième voyage sera celui de la captivité : prisonnier à Jérusalem, Paul est embarqué à Césarée et gagne Rome par Rhodes, les îles et la Crète.
Le premier itinéraire nous a menés à Chypre et à la cité de Paphos ; c'est là que Paul échange son nom hébreu de Saül pour le patronyme grec de Paulos ; ensuite, avec son compagnon Barnabé, il passe en Asie Mineure et gagne Pergée – qui n'est plus aujourd'hui qu'un champ impressionnant de ruines, fort négligées au demeurant par le gouvernement turc. Les amateurs d'archéologie ont pu remarquer la dimension des monuments antiques : stades construits pour une foule immense où l'on pouvait reconstituer des naumachies, théâtres pouvant contenir 15.000 personnes, dont certains comportent encore le mur intact de la skéné et dont les étonnantes sculptures – divinités marines ou taureaux prêts pour le sacrifice avec leurs bandelettes fleuries – ont forcé l'admiration des spectateurs. Nous avons suivi Paul à travers le Taurus, montagne impressionnante et enneigée même en été, et à l'époque infestée de brigands. C'est là que le jeune cousin de Barnabé, le futur saint Marc, a quitté la mission et encouru les foudres du bouillant Paul. Celui-ci traversa ensuite la Galatie, où il écrivit une épître véhémente à ses habitants, dont on peut trouver un écho dans l'épître aux Romains, puis Hiérapolis, déjà célèbre dans l'Antiquité par ses sources chaudes et ses fontaines pétrifiantes, endroit pittoresque qu'hélas ! le tourisme a déjà gâché.
Avec le second voyage de Paul, nous pénétrons dans l'ancienne capitale romaine de la province d'Asie : Ephèse, accompagnée de ses trois villes satellites, Milet, Priène et Didyme (où se trouve une admitable tête de Méduse). Ephèse était renommée par le culte d'Artémis dont le temple géant comptait parmi les sept merveilles du monde. Il ne reste de l'Artémision – ô ironie du sort – que quelques tambours de colonnes épars dans un champ. La mission de Paul n'y a pas été facile : lui qui prêchait une religion au dieu invisible a eu à affronter la coalition de tous les marchands de statues qui voyaient dans le culte traditionnel l'occasion d'un négoce florissant. Bien que la basilique Hagia Maria soit postérieure de trois siècles au passage de l'apôtre, le chanoine Dornier nous invite à contempler son baptistère afin d'y retrouver les paroles de Paul dans l'épître aux Corinthiens : « Par le baptême nous sommes ensevelis avec le Christ au tombeau et nous ressuscitons en sortant de l'eau, porteurs d'une vie nouvelle. »
La suite de l'itinéraire nous conduit à Troas, reconstruite à quelque distance de la Troie légendaire, puis au détroit des Dardanelles. Paul aborde la terre grecque, suit la Via Aegnatia, s'arrête à Philippes, où il prêche, subit la prison et la flagellation, puis, par Thessalonique, gagne Athènes. À l'Agora, il s'adresse à un public d'intellectuels et de philosophes : pour la première fois il rencontre l'indifférence. Ulcéré, il se vengera en écrivant l'épître aux Corinthiens : « Je n'ai plus voulu savoir qu'une seule chose : Jésus et Jésus crucifié. »
La place nous manque pour raconter le troisième et dernier voyage de saint Paul. Prisonnier à Jérusalem, il en appellera, en tant que citoyen romain, aux tribunaux de la métropole. Le bateau le conduira de Césarée en Italie par les escales de la mer Égée. Ce qui nous a permis d'admirer de magnifiques tableaux : les ports de Rhodes, un « temple en ruines en haut du promontoire », le mont Ida, le site de Gortyne, les collines de Crète où les claies de raisin sèchent au soleil, des couchers de soleil sur la mer… Images de poète encore plus que d'historien et le public – qui aurait eu mauvaise grâce de se plaindre – n'a pas ménagé son approbation au père Dornier qui, avec le plus grand naturel, nous a fait revoir, par les yeux d'une des figures les plus marquantes de la chrétienté, des paysages empreints d'histoire humaine.


Le même précepte grec « Mèden Agan » inscrit au fronton de Delphes pourrait caractériser à la fois l'architecture antique, la poésie de Valéry et le talent de M. Alain MICHEL venu mercredi 19 décembre parler de « Paul Valéry et l'Antiquité ». En effet, M. Michel, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, nous a donné une leçon d'ordre, de clarté et de concision. M. Jacques Boudet, inspecteur général de l'instruction publique, présenta le conférencier en rappelant son passage à l'École Normale Supérieure, sa thèse sur Rhétorique et philosophie chez Cicéron, ses travaux sur les lettres néo-latines et médiévales, et sa récente communication sur Érasme. Il demanda à l'assistance, réunie comme à l'accoutumée dans la salle du Centre Charles-Péguy, d'avoir une pensée pour le fondateur de cette maison, M. Auguste Martin, récemment disparu.
Dans son introduction, M. Alain Michel indique qu'il a volontairement restreint son sujet. Il va s'attacher au Valéry prosateur, dans ses œuvres de l'époque 1920 comme Eupalinos ou l'Architecte et l'Âme et la Danse, et dans ses œuvres plus tardives comme le Dialogue de l'Arbre, écrit en 1940. Il le fera en deux temps : situer d'abord Valéry en montrant sa formation et sa culture antique, faire ensuite une « promenade » dans l'Antiquité en prenant des exemples illustrés.
Valéry a reçu la formation classique traditionnelle de son temps, où la rhétorique tient encore une grande place ; il vit dans un milieu littéraire imprégné d'antiquité. Il doit sa culture d'abord à ses contemporains. Mallarmé, les symbolistes et leurs épigones, le romancier Pierre Louÿs, sans parler de Nietzsche, Barrès et Gide, sont marqués par la littérature antique. Valéry est influencé par les lectures de son temps. Mais, à travers le présent, il lit I'Antiquité et en donne une vision personnelle.
L'interprétation classique voyait en l'Antiquité le principe d'universalité. Ce qui intéresse l'auteur de Charmes, c'est l'individuel, l'occasionnel, le rare. Le célèbre « Gnôthi Séauton » de Socrate est avant tout une réflexion sur l'individu.
L'image traditionnelle de l'Antiquité était celle de l'immuable, du calme, de l'absolu ; Valéry met l'accent sur le mouvement qu'il retrouve dans tout art – ce qu'il exprime dans Degas, Danse, Dessin.
L'attitude moderne de Valéry se retrouve dans ses propos sur la science : celle-ci nous fait voir le monde avec des yeux nouveaux, elle modifie les conditions de la perception esthétique. L'image tend vers le transitoire et la position de l'homme est modifiée. Il peut plus qu'il ne sait et l'acte prime sur la connaissance. Les artistes comme Flaubert ou Baudelaire étaient en quelque sorte platoniciens : ils cherchaient la connaissance absolue et, pour eux, l'art était participation à l'idée. Valéry abandonne Platon pour Aristote ; il n'y a pas de modèle idéal, mais le chaos et la matière ; le seul but de l'artiste est de donner forme à l'informe. Il crée la Vérité à mesure. L'acte essentiel, c'est l'acte constructeur.
La deuxième partie de l'exposé – que le conférencier avait modestement intitulé « promenade » – reposait sur des documents photographiques judicieusement choisis, dont beaucoup avaient été pris à Leptis Magna, en Libye. Cette promenade parmi de très belles choses cachait en réalité une rigoureuse démonstration : M. Alain Michel, à partir d'images classées en trois catégories (la Nature, le Corps humain, les Monuments), a montré comment sont nées les idées de Valéry sur l'art et la beauté.
La Nature d'abord. Dans le Dialogue de l'Arbre, où Lucrèce et Tityre (souvenir de Virgile) font entendre leurs voix alternées, Valéry suggère deux perceptions possibles de la Nature : l'une, virgilienne, qui fait de l'arbre un temple « à la sublime simplicité », où la beauté est une identification mystique avec la nature ; l'autre, lucrétienne, qui montre dans l'arbre les symétries rationnelles, la géométrie intérieure – la nature étant alors ordre, symétrie, structure.
Deux exemples pour illustrer ces deux aspects, tous deux tirés des pierres de Leptis Magna, et qui nous font méditer sur la création esthétique. Le premier est une moulure avec des feuilles régulières, symétriques, sans ornementation – la stylisation étant le premier pas vers l'abstraction ; dans l'autre sculpture, on voit une feuille d'acanthe au bord du flétrissement. L'art est donc à la fois stylisation formelle et saisie de l'instant, la « rencontre de l'éternel avec le passager ».
Pour l'illustration du corps humain, nous retiendrons seulement la reproduction de l'Athéna pensive appuyée sur sa lance. Si le visage évoque déjà la grâce du classicisme, le corps est encore raide et la robe est semblable à une colonne dorique. « On comprend ainsi, dit M. Michel, le rapport entre le sensible et l'abstrait » ; et de citer le passage de l'Eupalinos où Socrate dit à Phèdre : « Où le passant ne voit qu'une élégante chapelle, j'ai mis le souvenir d'un clair jour de ma vie… Ce temple est l'image mathématique d'une fille de Corinthe que j'ai aimée… »
Avec le théâtre d'Épidaure, nous entrons dans le domaine proprement architectural, auquel Valéry, nourri de Vitruve, se réfère en permanence. Qu'est-ce que la cavea du théâtre antique, sinon la colline même ? L'architecte n'a fait qu'exprimer la forme ou indiquer les proportions. L'architecture, c'est la découverte de l'idéal dans la nature.
Mais la construction suprême, c'est la ville tout entière, l'achèvement du rêve de l'architecte. Les créateurs inconnus de Leptis Magna avaient obéi aux principes de la cité impériale et aux lois de l'urbanisme de tous les temps : d'une part la grandeur, qui crée les perspectives, de l'autre le fonctionnalisme. La basilique a été une des réussites les plus parfaites, car elle symbolise un accord entre la justice et la cité. La ville antique, souligne Valéry, est habitable, propre au travail, elle invite à la promenade. Le Corbusier ne cessera de dire la même chose.
On a parfois reproché à Paul Valéry – et c'est ce que fit Jean Bayet dans Architecture et poésie – de tout avoir ramené aux structures et aux formes, d'avoir oublié le caractère mystique de l'art. Il n'y a pas de place pour la rose de Chartres dans son esthétique.
Cela est vrai, reconnaît dans sa conclusion M. Alain Michel, mais, dans Eupalinos, il y a la mer, c'est-à-dire l'Être. Et le vrai connaisseur en beauté, c'est l'homme de la mer, le pirate. Constructeur de vaisseaux, il est le meilleur des architectes : il a l'intelligence du mouvant et le sens de l'équilibre… et il croit au hasard. Car si l'art est calcul et symétrie, il est aussi réussite du hasard. Comment caractériser autrement la beauté de Rome, mélange d'arbres et de pierres, de toutes les pierres, de tous les styles ?


M. Michel GAUTHIER a fait le jeudi 20 janvier devant un public choisi une conférence originale intitulée modestement « Promenade autour de la musique des vers », dont les aspects savants et techniques étaient agréablement masqués par l'esprit et l'enthousiasme communicatif du présentateur. M. Michel Gauthier a été longtemps professeur d'espagnol au lycée Pothier. Il a soutenu en 1972 une thèse de doctorat sur Les équations du langage poétique et enseigne aujourd'hui à l'Université de Paris-V.
Dans son introduction, M. Gauthier a situé historiquement la question fondamentale : que faut-il entendre par « musique des vers » ? Dans quelle mesure les consonnes, les voyelles, bref, les phonèmes peuvent-ils être considérés comme des signes, des notes avec lesquels on bâtit des constructions sonores ? C'est évidemment à l'époque du symbolisme – que Valéry définira très justement comme « une intention commune à plusieurs familles de poètes, de reprendre à la musique leur bien » – que ces questions sont posées. Mais les symbolistes hésiteront à assimiler totalement les deux formes d'art. Mallarmé voit dans un premier temps dans la musique – qu'il ne connaît pas – « une procession de signes, un missel vierge de pensées profanatrices ». Une fois qu'il s'est initié à la musique, il la trouve « trop sonore », trop « matérielle » et accorde à la poésie, « intellectuelle parole à son apogée », une supériorité indiscutable. Cependant, en suivant Mallarmé, pour lequel la poésie se rapproche de l'absolu et qui voit dans le langage une abstraction, on risque de trouver des notions dangereuses, comme celle de la poésie pure, chère à l'abbé Brémond, qui allait jusqu'à dire qu'elle était « silence, comme la mystique ». Il faut parfois se méfier du silence, comme de l'indicible ou de l'ineffable. Valéry a sagement rappelé que le poète est d'abord le « poiétès », le « faber ».
Au premier temps de sa promenade, notre guide a donné de nombreux exemples du procédé musical par excellence des poètes, c'est-à-dire l'allitération (et l'allitération « signifiante », liée au sens). Tout le monde connaît le distique :
« Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèles,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala »
où la répétition des consommes F et L fait passer de manière sonore le vent de la Palestine qu'on pourrait rapprocher de cette brise pyrénéenne d'un vers moins connu et plus rustique de Francis Jammes :
« Et le duvet des pissenlits s'envole en suivant le vent… »
Un critique de la fin du XIXe siècle, Albert Cassagne, étudiant la versification de Baudelaire, avait noté que certaines consonnes, comme le B et le P, étaient adéquates pour exprimer le halètement de la colère. Juste remarque, mais comment entendre dans le vers : « Et courent, sanglotant, et gloussant par saccades… » un bruit de baisers ? Lorsque les poètes cherchent à faire volontairement des allitérations signifiantes, des harmonies imitatives systématiques, comme au XVIIIe siècle, lors de l'apogée de la poésie dite descriptive, l'harmonie poétique disparaît…
En réfléchissant à ce qu'est la musique, on s'aperçoit mieux des limites de l'allitération : les musiciens n'aiment pas qu'on traduise leur musique en images, en paysages, en sentiments. La musique est un bonheur sonore, mais c'est surtout un jeu de thèmes, d'harmonies. Chopin, composant à Valdemosa un jour d'orage le prélude dit « De la goutte d'eau » refusa énergiquement l'imitation du réel que voulait y voir George Sand.
En poésie, la notion d'allitération est à remettre en cause, les mêmes sons servant bien souvent à exprimer des choses différentes. L'exemple tant de fois cité de Racine « Pour qui sont ces serpents qui sifflent… » ne prouve rien (d'ailleurs ce vers n'a été remarqué qu'au XIXe siècle) et l'on peut accumuler d'autres exemples où la répétition des sifflantes peut traduire la douceur ou l'apathie… Le plus grave, c'est qu'on peut faire dire n'importe quoi à ces effets sonores. Dans le premier vers du Cygne de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui… », Émilie Noulet, pourtant si perspicace, voit dans l'allitération en V/B un mouvement d'espoir, un arrachement à la matière…, ce qui est, sinon un contresens, du moins une affirmation gratuite.
Il faut donc faire la séparation entre le son et le sens. Pour bien nous le faire sentir, M. Gauthier nous lit un poème espagnol. Dès qu'il s'agit de sonorité pure et que le sens ne va pas à la rescousse, l'auditeur ne traduit plus rien, ni en sentiments ni en images. Et de donner un second exemple, incongru aux oreilles budistes ; il s'agit d'un poème lettriste d'Isidore Isou : Cris pour cinq millions de juifs égorgés, où l'on trouve en désordre des sons divers avec des reprises assonantiques, des cris, des grognements, des noms propres (ceux-ci très évocateurs), des mots de langue étrangère, de l'allemand et du yiddish. Même devant cet exemple limite, l'auditeur ne peut s'empêcher de s'accrocher à un sens…
On est tenté alors de se demander si l'allitération en poésie est réellement signifiante – et c'est là l'objet du second point de l'exposé, que nous sommes obligés de survoler. Après avoir récusé la thèse exposée par André Spire dans Plaisir poétique, plaisir musculaire, où l'auteur définit le vers musical comme celui « dont la suite de sons offre le minimum d'efforts à la prononciation », Michel Gauthier cite à nouveau l'ouvrage de Cassandre. Celui-ci renonce, dans sa conclusion, à interpréter les innombrables allitérations recensées dans Baudelaire, car elles n'obéissent pas à un dessein raisonné, mais viennent naturellement. Autrement dit, il est vain de chercher une signification précise à tous ces effets.
Si l'on veut étudier « la musique des vers », il faut être plus modeste et plus précis à la fois, en empruntant les voies de la linguistique structurale. M. Gauthier, en continuant en quelque sorte le travail entrepris par Maurice Grammont à propos de l'harmonie du vers français, a cherché un système qui rende compte de la majeure partie des effets poétiques (c'est le sujet de sa thèse) et nous a montré beaucoup d'exemples mis en valeur par des projections colorées (il faut à ce sujet féliciter le photographe, membre du P.C.C.O., M. Colombe, qui a mené à bien un travail minutieux). Cette recherche s'effectue sur les associations de voyelles et de consonnes qui reviennent à intervalles réguliers, mais dont le schéma peut varier. Un premier exemple, connu, et déjà étudié par Grammont
« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée… »
La musique du second vers ne vient pas, comme on l'a dit, de l'emploi intentionnel des passés simples, mais de la répétition symétrique des sons ou ou u. Voici un autre exemple, emprunté au Cimetière marin :
« Le vrai rongeur, le ver irréfutable… »
On y trouve deux fois la même combinaison de trois phonèmes (L/VR JR.) ainsi que la présence de la même voyelle. Les répétitions peuvent être seulement vocaliques – et irrégulières – comme dans ce vers de Baudelaire :
« Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large… »
Une telle recherche nous semble très utile pour approcher le « mystère de la création » de ces vers musicaux ; à partir des deux exemples du début (une strophe de F. Jammes et les vers « imitatifs » de Booz endormi), M. Gauthier montre que l'un des premiers mots est créateur d'une structure sonore qui va se développer par la suite. Ainsi pour Hugo, le « charme » vient sans doute du mot « asphodèle » (c'est-à-dire de la structure consonantique S/F/D/L). Cette méthode peut aussi expliquer les corrections des poètes et leur quête musicale, comme dans le poème dédié par Valéry à Mallarmé, où le vers « Sur la poudreuse chair immense de l'eau verte », après les variantes : « nouvelle, diverse » est parvenu à ce degré de réussite:
« Sur la poudreuse peau de la rivière verte. »
La démarche de M. Michel Gauthier était donc bien d'ordre linguistique. Pour les littéraires, le poète est censé être conscient de tous ses efforts ; or, cette attention, même chez les plus lucides comme Valéry, est impossible. Les linguistes se contentent d'étudier les structures du langage tel qu'il est utilisé, spontanément.
Nul doute que ce compte rendu partiel ne trahisse quelque peu la pensée du conférencier et n'en ôte la richesse. C'est pourquoi nous renvoyons au condensé que M. Gauthier a fait de sa thèse sous le titre Système euphonique et rythmique du vers français (Klincksieck, 1974). Puisse le lecteur y retrouver le charme de la parole, le prime-saut, l'humour !…


Mardi 8 mars, au Centre Charles-Péguy, M. Lionel Marmin a accueilli M. François de FONTETTE, historien du droit, actuellement professeur à l'Université de Paris-V, auteur d'un ouvrage sur le racisme, et qui a gardé des attaches à Orléans où il a été doyen de la Faculté de droit pendant plusieurs années. Le conférencier a expliqué en préambule qu'il avait choisi le sujet : « L'antisémitisme dans l'Antiquité », parce qu'il avait été amené, à partir du racisme, à étudier les fondements de l'antisémitisme et à distinguer nettement les deux notions.
L'Antiquité païenne et chrétienne n'est pas, à proprement parler, raciste – le mot comme la chose date seulement du XVIe siècle. Il y a eu certes des manifestations de xénophobie, des atrocités commises, mais la notion de race n'a jamais été prise en compte. L'intérêt du sujet, c'est que d'une part l'étude des textes antiques permet de saisir l'origine des thèmes antésémites et que, d'autre part, il y a divergences de vues entre les historiens du XIXe et du XXe siècle au sujet de l'existence d'un courant conscient d'antisémitisme. Le débat a porté sur la naissance de ce mouvement. Pour certains, comme Mommsen, c'est une attitude permanente, aussi vieille que le judaïsme. La seconde thèse, illustrée par Jules Isaac, puis de nos jours par Poliakoff et Roger Ikor, se résume à ceci : on ne peut parler d'antisémitisme avant la diffusion du christianisme.
M. de Fontette dit qu'il se méfie de ces deux attitudes et indique l'objet du second point de son exposé : à travers les textes d'auteurs et les documents antiques, il veut dégager ce qu'on pourrait saisir du judaïsme « vu du dehors ».
Et de situer d'abord le peuple juif d'après les témoignages égyptiens. Ceux-ci étaient hostiles à tout ce qui était oriental, tout ce qui venait des « Hyksos ». « Le peuple d'Israël devient un danger pour nous », lit-on dans le Livre de l'Exode. Ces griefs contre les juifs, on les retrouve dans le livre d'Esther, ce sont ceux exposés par Aman, ministre d'Assuérus : les juifs sont des originaux, des criminels en puissance et qui menacent la stabilité du royaume. Voici les thèmes antisémites qu'on retrouve partout : l'omniprésence des juifs et leur opposition au reste des hommes.
En passant à la période de l'Antiquité hellénistique, M. de Fontette souligne deux aspects :
a) D'abord il a existé des faits d'antisémitisme : des attitudes hostiles de population contre la minorité juive – à ce sujet, la Diaspora a commencé dès le VIIIe siècle avant J.-C., elle s'étend sur 500 villes romaines, pour une population de quatre millions et demi environ (plus un million et demi resté en Palestine). On connaît des répressions, mais elles sont isolées, comme celle d'Antiochus IV qui s'empara en 168 avant J.-C. de Jérusalem, voulant helléniser radicalement la Palestine, ou comme celle, plus connue, de Titus, en 70 après J.-C., répression de type « classique » mais exceptionnelle.
b) Il y a les témoignages intellectuels dans la littérature gréco-latine qui nous permettent de nous représenter l'idée que les Anciens se faisaient des juifs. Le portrait qu'on trouve d'eux est rarement empreint de sympathie ; le plus sinistre est donné par un certain Appion, sorte de Drumont antique, mais il est rapporté par l'écrivain juif Flavius Josèphe – et sans doute noirci. Très curieusement la raison la plus souvent avancée du mépris pour les juifs est la pauvreté. Juvénal et Martial les peignent comme des clochards ou des hippies. Aucune image du juif usurier aux doigts crochus, du Shylock impitoyable ! Les critiques se regroupent autour de trois thèmes:
– Les pratiques religieuses (et principalement la circoncision – sujet de plaisanteries obscènes –, le sabbat, le refus de consommer la viande de porc) qui ont fort étonné les païens, qui y voient des manifestations asociales ;
– La conception monothéiste de la religion, totalement incompréhensible aux anciens ;
– L'impiété (liée également à l'asociabilité).
Les écrivains latins ont parlé de « peuple misanthrope » ; Pline le Jeune dit « peuple remarquable par le mépris des dieux » ; Quintilien : « nation pernicieuse » ; Strabon : « Ils pullulent partout » ; la vox populi : « ils sentent mauvais ! ». Et M. de Fontette garde le meilleur pour la fin : celui que nous considérons comme le plus grand historien, Tacite, a recueilli soigneusement toutes les horreurs colportées sur les juifs ; ce nom même est pour lui synonyme d'abomination.
C'est donc un acte collectif d'accusation contre le peuple d'Israël que révèle, semble-t-il la littérature antique : tous les thèmes antisémites sont déjà mis en place.
Pour conclure, M. de Fontette nous invite à réfléchir sur les raisons de cette attitude. Et il cite un texte de Tacite – sans doute apocryphe – rapporté par Sulpice Sévère. Résumons-le. Les empereurs romains, comme Titus par exemple, avaient compris que christianisme et judaïsme étaient deux religions parentes, quoique hostiles entre elles, et qu'elles ne pouvaient coexister avec l'esprit et la civilisation de Rome. Ils ont considéré le judaïsme comme particulièrement dangereux parce que le prosélytisme juif exerçait un puissant attrait sur les Romains. Maritain écrira au moment de la montée du nazisme : « L'antisémitisme se tourne toujours contre le christianisme ».
Le conférencier avait dit modestement au début de sa causerie que ses propos ne seraient guère qu'une approche approximative et qu'ils risquaient d'être quelque peu ennuyeux. La discussion qui suivit – nourrie et pertinente, mais que nous n'avons pas la place de relater – a prouvé clairement le contraire. Et le public n'a pas manqué de faire des rapprochements avec l'actualité, en trouvant que I'Histoire manquait tristement d'imagination…


Jeudi 21 avril, la Section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé a, pour clore le cycle de conférences 1976-1977, accueilli son président national, M. Fernand ROBERT, professeur à la Sorbonne (Paris-IV), venu à un double titre : d'abord en tant que président d'un mouvement dont le nom est lié à la permanence de l'humanisme, ensuite, en tant que professeur de langue et de littérature grecques, pour traiter le sujet suivant : « Vie et pensée politique de la Grèce ancienne ». M. F. Robert a d'abord rappelé l'histoire de notre association dont le véritable rôle est de se consacrer à la défense des études classiques, du patrimoine antique et de favoriser les rencontres entre les érudits et le public intéressé par la culture générale. Le grand public continue sans doute à croire que les études classiques sont dépassées ou inutiles, et que les sciences priment dans notre monde. Or, voici qu'aujourd'hui de nombreux groupements scientifiques, que la majorité des membres de l'Académie des sciences demandent le rétablissement du latin en sixième, soulignant l'importance capitale des langues anciennes dans le développement de l'esprit scientifique. Cette prise de position mérite d'être prise en considération, d'autant plus qu'elle n'a eu qu'un faible écho dans la presse. L'enseignement du grec, que l'on disait moribond, se porte bien en 1977, et beaucoup mieux dans les petites villes que dans les grands centres. Puis le conférencier a abordé son second sujet.
La sagesse, la sérénité helléniques ont été inventées chez un peuple qui menait une vie qui n'avait rien d'harmonieux ni de pacifique. Les Grecs de l'époque archaïque sont arrivés en Grèce avec une organisation politique et sociale préexistante ; ils se sont installés dans des régions de petites dimensions et se sont fondus avec les peuples d'origine. Il en est résulté des mélanges ethniques fort différents ; il a donc fallu inventer des organisations sociales particulières, des institutions valables pour de tout petits États. C'est là que s'est exercé l'esprit inventif des Grecs.
M. F. Robert se propose alors d'étudier les données de la « politique » – au sens grec du mot – en analysant trois données fondamentales : l'individu, la « polis » ou cité, les rapports des cités entre elles, et en se référant aux points de vue de trois écrivains : Aristote, Platon et Thucydide.
L'individu d'abord se définit par son état de liberté ou d'esclavage. Ce dernier est un état fréquent : il y a eu de tout temps des razzias d'hommes libres, comme des « expositions » d'enfants. La situation de l'individu est précaire et tragique. Platon lui-même a connu l'esclavage lors d'un raid de pirates. L'exil n'est pas plus enviable : le Grec exilé n'est protégé par aucune loi ; il n'a souvent comme solution de désespoir que de se réfugier dans un sanctuaire, ce qui lui donne théoriquement l'inviolabilité. Le statut des métèques provient de cette situation : à l'origine, ce sont des réfugiés qu'une cité a accueillis. On comprend mieux les aphorismes célèbres d'Aristote : « La cité est l'amie de l'homme » ou « l'homme est un animal politique ». Ce dernier mot ne veut pas dire que l'homme serait un être bizarre qui se passionne pour les luttes partisanes, mais un individu dont la vie n'est concevable que grâce à la protection de la « polis ». La cité apparaît donc comme la condition du bonheur de l'individu.
Second point : les réalités de la cité. Les cités grecques sont organisées selon des régimes politiques divers qu'on peut classer schématiquement en trois catégories : les démocraties, les oligarchies et, plus rares, les tyrannies. Le terme de démocratie gêne bien sûr les esprits modernes. Comment parler d'égalité dans une société où les trois quarts des hommes sont des esclaves ? Cette réalité n'a jamais choqué la conscience antique. Puisque « les navettes ne tissent pas toutes seules », selon l'expression d'Aristote, il faut bien des bras pour faire marcher les navettes : les esclaves jouent en quelque sorte le rôle des machines. Ce que l'on sait moins, c'est que, dans les cités grecques, il y a une très grande majorité de citoyens pauvres. Toute la différence entre démocratie et oligarchie est là : dans une démocratie, riches et prolétaires font partie de l'Assemblée du peuple ; dans une oligarchie, seuls en font partie les citoyens dont le nombre est défini par la loi ou ceux qui possèdent une fortune déterminée.
Les rapports entre cités sont marqués par des luttes incessantes où l'intérêt n'est pas seul en jeu. Par exemple on ne cesse de se battre entre cités de régime démocratique et états oligarchiques. Le même schéma se répète inlassablement. Quand un parti arrive au pouvoir, il massacre un grand nombre d'adversaires, réduit en esclavage femmes et enfants, confisque les biens. Les survivants se réfugient dans un état ami, préparent une guerre, reviennent chez eux en vainqueurs, et massacrent et spolient à leur tour, comme en témoigne l'histoire de Phlionte rapportée dans les Helléniques de Xénophon.
Deux cités cependant ont évité cela : Sparte, qui est restée pendant toute l'Antiquité à l'état de camp militaire et a toujours joué la prudence, et Athènes, qui a su éviter la plupart du temps les massacres internes grâce à la pratique de l'ostracisme (on élimine le chef du parti au lieu de supprimer le parti entier). La démocratie athénienne a eu pour allié son système judiciaire offrant le maximum de garanties aux citoyens. Mais la mort de Socrate, les critiques virulentes de Platon ? Or l'attitude de Platon ne se comprend que si l'on considère ses goûts aristocratiques et la haine qu'il a ressentie pour l'ensemble du système politique athénien. Sa conception de la justice est à l'opposé de la conception athénienne de la justice, fondée sur la responsabilité et la volonté. Les options politiques de Platon expliquent son interprétation de la grande défaite d'Athènes de 404 : la prise de la ville par Sparte et la démolition des Longs Murs. Pour lui, c'est un juste châtiment d'un peuple qui s'est laissé mener par sa faction démocratique : les démocrates, recrutés dans la classe pauvre qui formaient la marine en temps de guerre, voulaient faire d'Athènes la grande puissance maritime, alors que sa vocation était d'être un empire terrien et agricole, comme le souhaitaient les partisans de l'oligarchie, les « Cavaliers ». Thucydide dit tout autre chose, se plaçant sur le plan de la morale élevée : Athènes aurait dû gagner la guerre du Péloponnèse si elle n'avait commis des fautes contre la justice humaine. Athènes est économiquement pauvre, mais elle est la cité des arts et de la pensée, elle était du petit nombre des villes qui méritaient un empire, mais de la façon dont elle s'est comportée à Milo, elle a perdu ce mérite…
La conclusion nous a ramenés au propos du début : la fameuse sérénité antique. On la trouve dans la sculpture du siècle de Périclès, dans les porteuses d'offrandes des Panathénées, dans le Discobole dont tout le corps tendu exprime l'effort, mais dont le visage reste magnifiquement impassible. En réalité, il s'agit d'un moment d'exception, car la violence affleure et le pathétique est près de naître. C'est que la sérénité est un état difficile à maintenir.
« La sagesse, la raison tant vantée chez les Grecs, ce n'est pas quelque chose qui traîne partout, c'est une victoire extrêmement difficile, éphémère, sur de terribles forces de violence et cela peut être pour nous un avertissement sur la difficulté de préserver les valeurs qui nous sont chères. » Telle fut, mot pour mot, la péroraison de cette remarquable conférence que le public orléanais, venu nombreux ce soir-là, a su apprécier.


Le dimanche 5 juin a eu lieu la promenade littéraire : « La Puisaye littéraire : Colette et Mademoiselle de Montpensier », sous la conduite de M. LINGOIS.
Donc (puisque c'était un de ces matins dominicaux de juin qui chaque année, devant la cathédrale, voient se renouveler le même cérémonial d'embarquement vers la Culture) donc le dimanche 5 juin, Budistes et autres lettrés de même farine (chez qui, notons-le, une fois de plus – et qu'est-ce à dire ? – l'élément féminin ne cesse de prédominer) entreprirent la sinueuse croisière littéraire qui devait les mener aux pays des verts vallons, ponctués de blancs bovins et de blanches communiantes, où nous attendait le double souvenir de la grande Colette et de la Grande Mademoiselle.
Devant l'église de Saint-Sauveur, sous une volée de cloches, André Lingois, rassemblant ses ouailles, commença par faire justice de ce que pouvait paraître avoir d'insolite le rapprochement de ces deux personnes du sexe (comme on disait du temps de Willy) apparemment sans grands points communs. C'est qu'en effet la fille du percepteur bien-aimé de Sido, le beau capitaine à la jambe de bois, si elle ne fut pas altesse royale, n'en finit pas moins membre de l'Académie également royale de Belgique, et grand officier de la Légion d'honneur. Et dans ses Souvenirs, l'Américain Truman Capote, fasciné par cette nature foisonnante, ne peut se retenir de lui donner de « la Grande Demoiselle des lettres françaises ». Enfin, et quoi qu'on en puisse penser, Sidonie-Gabrielle Colette eut au moins en commun avec Anne-Marie Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier, d'être une grande scandaleuse. Cela compte, et rapproche. Surtout entre femmes.
Du reste, la découverte des filiations les plus surprenantes est de tous les temps. Je n'en veux pour preuve que ceci. Dans le fameux numéro 24 de La Revue hebdomadaire du I7 juin 1911, où le nommé François Le Grix, rendant compte du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc, dernier livre alors paru de Charles Péguy, montait de toutes pièces le détonateur qui allait déclencher le fulminant Laudet, ce Le Grix donc ne mettait-il pas sereinement en parallèle le Mystère et La Vagabonde, qui venait également de paraître ? Ne craignant pas d'écrire : « Je voudrais indiquer que Mme Colette Willy est une moraliste sans le savoir et probablement aussi une mystique qui s'ignore, comme M. Péguy est un mystique qui ne s'ignore pas ; que voici proches parents deux écrivains qui seront peut-être surpris de l'apprendre ; et que Mme Colette Willy, comme M. Péguy, me fortifie dans mon opinion qu'il y a une renaissance du lyrisme, et que cette renaissance sera spiritualiste et chrétienne… ». Voilà. Mais après tout, Péguy et Colette étant mêmement nés en janvier 1873…
L'ascendance et la vie de Colette nous furent alors rappelés. Simplifions. Sidonie-Gabrielle Colette naquit donc en 1873 à Saint-Sauveur-en-Puisaye. Elle eut :
- Un père, Jules Colette (qui avait perdu sa jambe en Italie en 1859) ;
- Une mère, Sidonie Landoy, dite Sido, elle-même fille d'un « quarteron » crépu ;
- Un frère et une sœur d'un premier lit : Juliette et Achille Robineau-Duclos ;
- Un vrai frère : Léopold Colette ;
- Et trois maris : Henri Gauthier-Villars (dit Willy), « le plus grand négrier de toutes les littératures », qu'elle épousa à vingt ans et qui signa sans vergogne ses premiers livres ; Henry de Jouvenel (le père de Bertrand), qui lui donna Bel Gazou ; Maurice Goudeket, sigisbée aux petits soins.
Elle déménagea sept fois. Elle fit de la pantomime, de la danse, du music-hall, des chroniques journalistiques, des reportages sportifs. Elle fonda des instituts de beauté, acquit quelques belles demeures. Elle aima des hommes, elle aima des femmes, elle aima les bêtes – et tout ce que la terre peut produire en fait de feuilles, de fleurs et de fruits.
De tout cela, elle ne cessa d'écrire (dès 1904 sous son propre nom propre), s'affirmant superbement de livre en livre ce maître écrivain de la langue française que l'on sait ; cette marchande d'épithètes pulpeuses ; cette reine de l'image exacte et somptueuse tout alourdie de sensation ; cette amoureuse des mots dans la réalité de leur substance plastique, et de la phrase dans la réalité « souple et musclée » de sa coulée – bref Colette l'incomparable, qui n'avait pas son pareil « pour faire de l'éternel avec ce qui passe », au nom d'une sensibilité et d'une sensualité paniques.
Elle mourut en 1954, arthritique et lucide, dans son cher Palais-Royal, avec obsèques officielles civiles et grand concours silencieux de fidèles au cimetière du Père-Lachaise.
Reste cette question : Colette est-elle une vraie Bourguignonne? Le sang noir hérité de l'aïeul quarteron l'emportait-il en elle sur son long racinement charnel dans cette terre de sa naissance dont elle a dit : « J'appartiens à un pays que j'ai quitté ? » Jacques Boudet dit oui. André Lingois dit non. Comment, pauvre de nous, trancherions-nous de ce grave problème…
De l'église, nous gagnâmes la maison natale de Colette, toute de guingois le long de la rue en pente qui porte maintenant son nom dans sa graphie. L'hôte, un médecin, nous en fit fort civilement les honneurs détaillés. Franchi le grand portail, nous découvrîmes « le jardin d'en-haut » et ses reposoirs de tendres verdures ; la pompe ; la petite terrasse où Sido mettait ses fleurs ; la magnifique vue qui, par-dessus la dégringolade des toits, se perd dans les frondaisons et le ciel de Moustiers, d'où s'annonçait pour Sido la couleur du temps. Mais « la vigne que ruinait son propre poids » n'est plus, et « le jardin d'en-bas » est maintenant nanti d'une piscine bleue. Aussi bien les extraits qu'on nous donnait de la Maison de Claudine et de Sido n'en prenaient-ils que plus de charme mélancolique.
Puis ce fut l'école, les lieux mêmes où Claudine fit ses quatre cents coups, dont le livre devait scandaliser le bourg – et le château de M. Gandrille, avec sa grande grille que Léopold ne « leur » pardonnait pas d'avoir huilée, elle qui grinçait si mélodieusement : bâtisse abandonnée devant son immense terrasse.
Après quoi, nous filâmes vers les « chers bois » et l'étang-réservoir du Bourdon, lieu élu des grandes promenades dominicales avec les petites copines fermières. C'est là, « chez Ginette », devant de lentes dérivations de voiles blanches, et après lecture de quelques pages apéritives de Colette, que nous nous restaurâmes, heureux et bavards, au milieu d'un conglomérat compact de vacanciers du dimanche.
Réembarqués nous atterrîmes devant le château de Saint-Fargeau (où, rappelons-le en passant, Jean d'Ormesson, fils du dernier propriétaire, a situé les décors de son admirable Au plaisir de Dieu). Gonflé d'énormes rouges tours ventrues, le château, franchi le porche, déploie une architecture pentagonale compliquée, dont l'aile gauche fait désastreusement caserne. Du Xe siècle à nos jours, cet immense domaine connut bien des vicissitudes : passé des évêques aux laïcs, délaissé pendant les croisades, dévasté sous la guerre de Cent ans, reconstruit et transformé, vendu et revendu, il devint en 1778 propriété du conventionnel Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, président à mortier, féru des « Lumières » et ruisselant d'idées généreuses, assassiné par un garde du roi le 20 janvier 1793, et qui connut, dérisoirement, les honneurs du Panthéon, avant de retrouver la paix dans la sépulture familiale. Après sa mort, le domaine repasse encore de main en main, qu'une société belge entreprend aujourd'hui de restaurer. C'est dans ce château, où elle revint souvent par la suite, que Mlle de Montpensier – fille de Gaston d'Orléans et plus beau parti de France – fut exilée de 1652 à 1657. Elle y vécut avec le faste désordonné que commandait sa naissance. Résumer la vie n'est pas simple, de celle qui fut la vedette de la Fronde des princes et qui fit tirer le canon de la Bastille sur l'armée royale. Amazone émérite, chasseresse intrépide, musicienne avertie (elle inventa Lulli, qui était son petit marmiton), mémorialiste, romancière, femme de théâtre, régisseur entreprenant, après plusieurs projets de mariage avortés elle finit par épouser secrètement, à quarante-sept ans, l'incroyable Lauzun qui en avait trente-sept, et qui héritera le château à sa mort, en 1793.
Après un salut à l'église (dont le chevet a été restauré par les soins de la Grande Mademoiselle), nous retournâmes à Colette, faisant halte à Châtillon-Coligny, où la famille Colette vint s'installer chez le frère médecin Robineau, au 20 de la rue de l'Église, dans un petit « pavillon » en retrait, avec un mini-jardin clos d'une grille fleurie de roses ; puis au 9 de la rue de l'Égalité ; puis dans une autre maison aujourd'hui détruite.
Et ce fut, dans le petit soir gris, le cimetière, et cette tombe où reposent Jules Colette, Sido, le docteur Robineau-Duclos et Léo – tombe tristement minérale, aux pauvres fleurs de porcelaine colorée, ô Sido, et devant laquelle André Lingois nous lut cette page admirable sur quoi, en hommage, nous finirons cette relation de notre pèlerinage : « Je suis la fille de celle dont une lettre m'enseigne qu'à soixante-seize ans elle projetait et entreprenait des voyages, mais que l'éclosion possible, l'attente d'une fleur tropicale suspendait tout et faisait silence même dans son cœur destiné à l'amour. Je suis la fille d'une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes… Puissé-je n'oublier jamais que je suis la fille d'une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d'un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d'éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle… »


Le mercredi 8 juin, la conférence-promenade de Mgr P.-M. BRUN a clôturé la saison 1976-1977. Le sujet en était « Orléans à l'époque classique ».
Après un premier arrêt à la Préfecture du Loiret – qui est l'ancien prieuré bénédictin de Bonne-Nouvelle, aménagé au XVIIe et au XVIIIe siècle – le groupe a visité la partie classique de la cathédrale Sainte-Croix, notamment le transept (1627-1630), les stalles qui constituent un bel ensemble datant de 1706, puis la façade et les tours (de 1739 à 1790). Mgr Brun a continué la visite par l'ancien évêché – occupé actuellement par la Bibliothèque municipale – bel édifice construit entre 1632 et 1700, puis par le bâtiment d'en face, l'ancien grand séminaire – qui fut le lycée Jeanne-d'Arc à la fin du XIXe siècle – dont la façade intérieure est l'œuvre d'Hardouin-Mansart (1705). La promenade s'est prolongée par la visite des immeubles et constructions du XVIIIe siècle : les pavillons de la rue d'Escures, intelligemment restaurés depuis quinze ans, la Grande-Chancellerie sur la place du Martroi (1759), la rue Royale percée en 1732 et reconstruite après la guerre, pour finir par le pont Royal (le pont Georges-V des plans) terminé en 1761, dont l'inauguration par la Pompadour est légendaire, mais qui a suscité le bon mot authentique des « guêpins » orléanais : « C'est une œuvre solide, puisqu'elle a supporté le plus lourd fardeau de France ! »


Rappelons la composition du Bureau :
Président : M. Lionel MARMIN, secrétaire général honoraire de la Mairie d'Orléans.
Vice-présidents : Mgr. P.-M. BRUN, M. Jacques BOUDET, inspecteur général de l'instruction publique (Lettres).
Secrétaires : M. André LINGOIS et M. Jean NIVET, professeurs au lycée Benjamin-Franklin.
Trésorier : M. Gilbert PIERRE, directeur d'école honoraire.

Les Secrétaires : MM. Lingois et Nivet, le compte rendu de l'excusion étant dû,
comme chaque année, à Georges Dalgues, directeur adjoint du Centre CharlesPéguy.


 

 SAISON 1977-1978

L'activité de la Section orléanaise ne s'est pas démentie au cours de la saison 1977-1978, puisqu'elle a organisé six conférences et une promenade littéraire, et qu'elle a vu le nombre de ses adhérents croître, légèrement certes, mais régulièrement.


Le champ de ses investigations s'est considérablement étendu, car la première causerie (faite le 3 novembre 1977) avait un sujet original et inhabituel : « Le Hara-Kiri au Japon ». L'invitée était Mlle Jacqueline PIGEOT, orléanaise d'origine et actuellement professeur à l'Université de Paris-VII. M. Jacques Boudet a eu grand plaisir à présenter la conférencière qui fut son élève au lycée Pothier en classe d'Hypokhâgne, entra à l'École Normale Supérieure de Sèvres et, après sa brillante réussite à l'agrégation des lettres classiques, revint à sa passion première, qui était l'Extrême-Orient, et en particulier la culture japonaise.
Mlle Pigeot a commencé par définir cet acte qui consiste à se tailler le ventre, acte qui étonne et fascine les mentalités occidentales et que l'opinion courante considère comme une pratique cruelle et barbare. Il faut donc, dans un premier temps, chercher à comprendre cette conduite – qui persiste de nos jours – en fonction de la culture et des croyances japonaises. Il s'agit d'un suicide douloureux, souvent peu efficace – et qui s'accompagne de « compléments » comme s'arracher les entrailles, se percer la gorge ou se faire décapiter par un compagnon. L'Occidental se pose des questions : pourquoi tant d'acharnement à la mort ? pourquoi cette forme précise de mort ? Le hara-kiri s'est pratiqué à partir du XIIe siècle dans les milieux guerriers : il était un moyen de montrer son courage physique in extremis. Et le ventre (hara) est, pour le Japonais, l'équivalent du cœur dans notre civilisation, si bien que montrer ses entrailles au grand jour est le meilleur moyen d'affirmer sa sincérité.
Au Japon, à partir du XVIe siècle, à l'époque d'Edo, le hara-kiri tend à devenir une sorte de peine capitale réservée à la première classe, celle des guerriers (qu'on appelle improprement « samouraïs »). Il apparaît alors comme un privilège de la noblesse, seulement en cas de crime « noble », comme la vengeance. C'est à cette époque qu'il est pratiqué selon un cérémonial réglé dans les moindres détails : le « candidat », vêtu de bleu ciel, s'assied sur deux tatamis bordés de blanc, regardant vers l'ouest, avec, devant lui sur une tablette, un poignard d'une dimension précise, enveloppé dans un linge ; la lame dépassant de quinze millimètres, s'apprête à s'entailler l'abdomen de gauche à droite… La formalisation est devenue si rigoureuse que l'acte semble avoir perdu sa signification originelle. Mais dans ce spectacle où nous ne voyons que raffinement de cruauté gratuite, les Japonais ont toujours vu un moyen de canaliser, de contrôler la violence et l'horreur ; ils ont toujours considéré que, pour le condamné, c'était une sublimation, puisqu'il jouait son dernier rôle dans une société où tout est à sa place, où tout est codifié, du « Nô » théâtral à l'art de faire les bouquets. De plus, au Japon, éthique et esthétique sont liées : se conformer au rituel du hara-kiri, c'est mourir d'une façon qui ne soit pas laide, dans une alliance du decorum et de la Mort qui a quelque chose de fascinant.
Le problème fondamental, pour Mlle Pigeot, est celui de la valorisation du suicide, notion gênante pour notre psychologie occidentale moderne, qui y voit en général une conduite d'échec. C'est que l'attitude des Japonais est fort différente ; les rapports avec la mort sont vécus différemment. Il y a chez eux une longue familiarité avec le monde des Morts ; ceux-ci reviennent chez les vivants une fois l'an et ils sont accueillis par des offrandes ; les esprits les plus sérieux croient aux revenants. L'influence de la religion est très grande : dans la croyance bouddhiste, la vie n'est qu'un passage en attendant que l'être renaisse sous une autre forme ; la vie sur terre n'a donc pas grande importance. Bouddha invite les hommes à renoncer à leurs passions et a connaître le profond détachement – on croirait entendre les Stoïciens antiques. Si le suicide passionnel est interdit, en revanche le suicide par désintérêt de la vie est hautement valorisant (le même mot japonais signifie entrer en religion et se tuer).
Il faut ajouter deux facteurs de valorisation de l'acte : d'abord le goût du Japonais pour la « mort jeune et belle », ensuite le souvenir persistant de l'idéologie de l'ancienne classe des guerriers : puisque le « bushi » n'a aucune activité économique, son rôle est d'incarner la moralité, le dévouement, le devoir, et il doit se sacrifier à titre d'exemple.
Dans la dernière partie de son exposé, Mlle Pigeot a passé en revue les différentes sortes de hara-kiri. Se tuer ainsi, c'est donner à sa mort une signification sociale – alors que la plupart des suicides sont, en Occident, une manière de récuser la société ou une bravade. La forme la plus répandue était le suicide d'accompagnement, par exemple à la mort du maître ou du seigneur.
Mais ce geste n'est pas obligatoirement accompli par des inférieurs ; le chef de clan peut se tuer pour son groupe : c'est ce qu'a fait, à l'annonce de la capitulation du Japon en 1946, le général commandant le corps des kamikasés, pour accompagner les jeunes recrues qu'il envoya à la mort. Il y a aussi le suicide d'excuse – quand on a quelque chose de grave à se reprocher – le suicide d'avertissement : le plus connu est celui de l'écrivain Mishima qui voulut protester contre la disparition des vertus primitives ; le suicide d'autojustification. Toutes ces formes de suicide reposent sur les notions fondamentales de sincérité (pour montrer le fond de son cœur, les paroles sont vaines) et de fidélité à un groupe ou à une collectivité, l'individu ayant une place restreinte.
Le hara-kiri est en quelque sorte un langage qui traduit le désir de l'homme de ne pas se dissocier de l'ensemble ; il est même un moyen de se réinsérer dans le monde au dernier moment. La leçon de ce geste – que nous jugions trop légèrement inconvenant et barbare – c'est qu'il signifie la solidarité sociale et la sérénité retrouvée. Très belle illustration de ce que Lévi-Strauss appelle le « relativisme culturel » que nous a donnée Jacqueline Pigeot.


Le jeudi 15 décembre, M. Paul MARTIN, maître-assistant de langue et littérature latines à l'U.E.R. de l'Université d'Orléans-La Source, a traité le sujet suivant : « Tarquin le Superbe, dernier roi étrusque à Rome, était-il un tyran ? »
Tarquin le Superbe : à première vue, ce sujet n'enthousiasme guère. Il évoque les versions latines de jeunesse, la « petite histoire », l'inactuel, la leçon magistrale quelque peu austère. Rien de tout cela à l'Association Guillaume-Budé : M. Paul Martin a entrepris la réhabilitation de Lucius Tarquinius Superbus, personnage très décrié et très malmené par l'histoire, représentée surtout par Tite-Live, le Romain, et Denys d'Halicarnasse, le Grec, tous deux d'époque augustéenne et qui avaient repris eux-mêmes une tradition ancienne déja hostile au personnage. D'après elle, la vie de Tarquin aurait été un atroce roman : il aurait fait disparaître sa première femme, Tullia Major, la fille aînée de son prédécesseur Servius Tullius, épousé aussitôt sa belle-sœur et, poussé par elle, aurait assassiné son beau-père, puis, devenu roi à la suite de son crime, aurait poussé la vilenie jusqu'à lui refuser la sépulture. La tradition ne lui reconnaît qu'une qualité, celle de chef de guerre, mais pour un temps seulement puisqu'il échouera devant Ardea, à cause de la fameuse histoire du viol de Lucrèce. Le peuple romain se serait soulevé comme un seul homme contre l'odieux tyran, qui n'eut plus qu'à prendre en 509 le chemin de l'exil, auprès d'un autre tyran, Aristodème de Cumes. Sa mort aurait provoqué une explosion de joie populaire et depuis, à Rome, le régime tyrannique restera en horreur. Comme dit si justement M. Martin : « L'odium regni sera élevé à la hauteur d'un dogme. »
En confrontant ces récits avec l'histoire grecque et les données archéologiques, on verra combien ils sont suspects. M. Martin examine d'abord l'accession au trône de la dynastie des Tarquins. Cette famille étrusque a réussi à s'implanter à Rome – et le dessein de l'Étrurie est de faire la jonction entre le Nord et la Campanie en annexant le Latium. Cette hégémonie a dû avoir son éclipse : c'est le règne de Servius Tullius. Mais il n'a pas vraisemblablement succédé à Tarquin l'Ancien, car les fouilles ont révélé l'existence d'un autre roi étrusque, gommé par l'histoire : un certain Cneus Tarquin. L'usurpateur fut donc Servius Tullius, et non Tarquin le Superbe ! De plus, il semble que ce Servius fut seulement un chef militaire, tandis que Tarquin le Superbe eut le titre de Rex : il était sans doute – d'après le système de succession chez les Étrusques – le petit-fils d'un Tarquin, héritier du pouvoir par les femmes.
M. Martin montra ensuite la trop parfaite conformité du portrait de ce Tarquin avec le portrait-robot du tyran. Ce modèle a été visiblement importé de Grèce et fabriqué de toutes pièces, postérieurement.
L'épisode de Lucrèce ne serait qu'un apologue moralisateur destiné à vanter la vertu incorruptible des femmes romaines. En réalité, ce pseudo-tyran a laissé une œuvre architecturale énorme.
On peut se demander alors qui avait intérêt à déprécier aussi radicalement un prince de cette envergure. C'est l'aristocratie sénatoriale de Rome, opposée à la politique de Tarquin, qui a créé cette légende. Il apparaît qu'il fut, au contraire, « l'homme de l'ouverture ». Il essaya d'ouvrir l'univers étroit des Romains vers la Grèce, d'instaurer une autre forme de justice, d'intégrer les alliés latins dans l'armée romaine ; il tenta un « synécisme » dans l'ensemble des cités du Latium, en totale opposition avec le nationalisme fermé des Romains. Si le système de Tarquin avait réussi, Rome aurait gagné plusieurs siècles en élargissant cette petite cité-État aux dimensions de l'Italie. C'est donc moins la royauté qui a été renversée qu'un nouvel État naissant, prêt à bouleverser les structures de l'ancien. Tarquin n'a pas été détrôné par la plèbe, mais par les Patres. En somme, ce grand roi a été victime d'une contre-révolution qui a privé Rome d'un grand destin immédiat.


Le samedi 28 janvier 1978 a eu lieu une conférence sur « Les villas gallo-romaines en Berry », avec, en sous-titre : « Les prescriptions des agronomes latins confrontées aux résultats des prospectives sérieuses ». Élève du professeur Chevallier, de Tours, bien connu pour ses travaux de recherche d'archéologie aérienne, M. LEDAY, professeur à Bourges, prépare une thèse de doctorat sur le thème même de son exposé.
Grâce à la technique de la photographie aérienne, dont un archéologue de Lille, M. Agache, a donné depuis longtemps de remarquables applications, nous sommes à même de voir se révéler des vestiges de constructions antiques qui n'apparaissent pas au regard de celui qui demeure sur le sol, quand ces vestiges n'ont pas laissé des superstructures visibles. On connaît les découvertes faites à ce sujet non seulement dans le Nord, mais dans nos régions, en particulier en Beauce, où le nombre des « villas » (d'où le mot de ville, qui termine les noms de tant de localités) était particulièrement important.
M. Leday, accompagné de la projection de photographies aériennes prises par un aviateur passionné de cette recherche, M. Holmgren, a fait dérouler devant un auditoire passionné les multiples découvertes auxquelles il a abouti, en particulier en 1971, où la sécheresse a fait beaucoup mieux apparaître dans des sites très variés les tracés de nombreuses « villas », c'est-à-dire des exploitations agricoles dont les fouilles permettent effectivement de trouver les fondations.
Images saisissantes qui expliquent l'organisation de ces constructions, parfois de grande importance, en même temps que le conférencier confrontait l'état de celles-ci avec les indications que les agronomes latins, Varron, Columelle, Pline l'Ancien, et même le poète tardif Sidoine Apollinaire, nous ont laissées.
Excellente séance, où l'érudition, grâce à la simplicité et à la clarté du commentateur, éclairait les images autant que celles-ci illustraient le texte prononcé. C'est dire que la curiosité des auditeurs, parmi lesquels se trouvaient des amateurs d'archéologie, dont beaucoup de jeunes, ne fut pas déçue, d'autant qu'un échange de vues très sympathique et enrichissant suivit l'exposé.


Le mardi 28 février, M. François CHAMOUX, professeur de littérature grecque à l'Université de Paris-Sorbonne, bien connu du public orléanais, a présenté, avec illustrations à l'appui : « Un voyageur érudit dans la Grèce antique : Pausanias. »
Ce Pausanias le Périégète est quelque peu ignoré du grand public, et même des hellénistes. En effet, celui-ci ne figure pas dans le catalogue de la docte collection des Belles-Lettres. On sait peu de choses sur lui. C'est sans doute un Grec d'Asie Mineure, de Lydie vraisemblablement. Grand voyageur, il a parcouru toute l'Italie, l'Égypte, la Libye, la Syrie ; il vécut au IIe siècle de notre ère, sous les Antonins, et il a laissé un témoignage capital sur la Grèce de son temps, sur les monuments et sur l'histoire, aussi bien politique et religieuse qu'anecdotique. Il est d'ailleurs le seul représentant venu jusqu'à nous de la « littérature périégétique ».
M. Chamoux montre d'abord l'importance grandissante de cette forme de littérature qui est due à la vogue des voyages. Dès l'époque hellénistique, fleurissent les « périégèses » sur les sites célèbres – comme le Guide de l'Acropole en quinze livres – les temples, les monuments funéraires, les ex-voto. A partir du IIe siècle, période privilégiée où tous les arts sont cultivés, un nouveau public s'est formé, épris de curiosité et de culture. C'est à son intention que le rhéteur Pausanias a rédigé son ouvrage. Comme ses prédécesseurs, il y a mêlé connaissances livresques et observation directe, compilation et témoignage personnel.
Son guide est une description de la Grèce selon un plan géographique divisé en dix livres. Ce guide fut (et il est encore) la Bible des archéologues, car ses descriptions sont tellement précises qu'on a pu identifier les moindres vestiges et même reconstituer les sites. Mais son intérêt ne s'arrête pas là : il s'agit d'un livre d'histoire sur une base topographique. Un monument, une inscription est toujours prétexte à un « logos », à une digression, et de nombreux renseignements historiques ont été ainsi précisés. Pausanias, comme Hérodote qu'il rappelle parfois, est curieux de géographie et d'ethnologie ; il est attentif à toutes les fables et légendes. Son livre est une mine de documents pour qui veut s'intéresser à l'histoire de la religion grecque et des faits culturels.
La dernière partie de l'exposé de M. Chamoux a été consacrée à une « promenade sur les pas du Périégète », illustrée par des photographies, en trois étapes : Athènes, Olympie et Delphes. M. Chamoux pense que l'on a toujours intérêt à suivre fidèlement le guide Pausanias, même à la lettre. Ainsi on peut attribuer au sculpteur Païonos, l'auteur de la célèbre Nikè, les frontons du grand temple d'Olympie (cette opinion n'est d'ailleurs pas partagée par tout le monde). Pausanias ne s'est trompé qu'une seule fois – mais on s'en doutait un peu – à propos de l'Hermès de Praxitèle, aujourd'hui dans le nouveau Musée d'Olympie : si l'inscription qu'a vue le voyageur du IIe siècle était exacte, la statue avait déjà été remplacée par une copie, en marbre…
Assurément Pausanias le Périégète n'a pas eu le talent d'un Hérodote ; il ne fut qu'un modeste intercesseur, mais, grâce à lui, tout un aspect de l'histoire a été éclairé, et surtout, grâce à lui, les belles ruines de la Grèce ont gagné en clarté et en prestige. Il a donc droit – et son interprète également – à notre reconnaissance.


Le mercredi 29 mars, M. André DEVAUX est venu parler de « Péguy et Alain ». La réputation de M. André Devaux, professeur de philosophie à l'Université de Paris-Sorbonne, n'est plus à faire, et les Orléanais en particulier connaissent bien le président de l'Amitié Charles-Péguy. Aussi, M. Lionel Marmin n'eut-il pas besoin de présenter le conférencier devant un public qui devait compter autant de péguystes convaincus que d'amis d'Alain. Il se contenta de dire en préambule que l'humaniste avait grande joie à noter que le point sur lequel Alain et Péguy s'étaient rencontrés, c'était la défense des études classiques. M. A. Devaux, très ému, a avoué que cette conférence (qui est, soit dit entre parenthèses, une des plus remarquables que nous ayons entendues au Centre Charles-Péguy, sous l'égide de l'Association Guillaume-Budé) était née à la fois d'une invitation depuis longtemps formulée, d'un vœu latent et d'une rencontre. « Au-dessus de mon bureau voisinent le portrait d'Alain et celui de Péguy, peint par J.-P. Laurens. N'était-ce pas un signe ? »
La première partie, historique, de l'exposé, répondait à une triple question : ces deux hommes se sont-ils vus, lus et appréciés réciproquement ?
Émile Chartier, dit Alain, est né le 3 mars 1868 à Mortagne-au-Perche et entra à l'École Normale Supérieure en 1889 ; Péguy, plus jeune de cinq ans, est né dans notre ville en 1873, et il entre à Normale en 1894… Premier rendez-vous manqué. Alain écrit dans la Revue de métaphysique et de morale dès 1900, signe ses premiers Propos dès 1903, à Rouen. Péguy n'en parle pas. Alain, en revanche, parlera de Péguy. Dans un Propos de 1910, sur le « Second mystère de la charité de Jeanne d'Arc », Alain semble peu favorable à notre poète, mais il reconnaît que le lecteur est porté « par le majestueux navire du verbe ». En 1913, on lit un jugement sévère et curieux : Alain trouve chez Péguy un raffinement, une élégance qu'il oppose au « courage laboureur ». Visiblement l'auteur des Propos a manqué de perspicacité. Second rendez-vous manqué.
Mais ces deux hommes ont un point commun : le courage.
Alain le pacifiste veut « faire le plus possible » et s'engage en dépit de son âge. Péguy, officier de réserve, s'est préparé depuis longtemps avec enthousiasme pour la dernière des guerres. Cependant, avec le temps, la défiance d'Alain vis-à-vis de Péguy ne s'atténue guère. Alain ne comprend pas la conversion de Péguy au socialisme. « Je n'aime pas un normalien socialiste… Je n'aime pas l'homme qui maudit les hérétiques… », dira-t-il vers 1925. Il ajoutera plus tard, en 1936, ce mot énigmatique et cruel : « Péguy est trop bon pour être bon ». Son jugement se nuancera heureusement parfois : en louant la vraie pensée, la pensée solitaire, celle qu'il attribue à Romain Rolland, à Suarès, à Benda, il fera allusion à Péguy. Vers la fin de sa vie, il reconnaîtra l'importance du rayonnement des Cahiers de la Quinzaine, « foyer de lutte contre l'idéologie, grande ennemie de la vraie pensée ».
Il ne faudrait pas rester sur cette apparente opposition. « Ce qui frappe, dit M. Devaux, quand on compare Alain et Péguy, c'est une convergence divergente, un accord jusqu'à un certain point seulement ». Et d'entreprendre une étude parallèle des deux hommes. Tous deux de naissance plutôt modeste, boursiers, ils restent « peuple », tout en gardant de grandes différences physiques. Tous deux sont intellectuels, humanistes, normaliens, mais Alain seul a fait carrière dans l'Université. Tous deux cultivent la vertu d'admiration, louant Descartes, Corneille, Hugo, mais ils sont en désaccord sur les philosophes : Hegel, Auguste Comte, Bergson, que Péguy appelle « le sorcier du spirituel », tandis qu'Alain, fidèle disciple de Jules Lagneau, lui manifestera une méfiance durable. Leur opposition se montre mieux à propos de Pascal : pour Péguy, il est « le maître de l'invincible inquiétude », pour Alain, il est « le maître de l'obéissance ».
En revanche, leur tempérament et leur démarche les rapprochent : on trouve chez ces deux hommes la même vibrante émotivité, la même ardeur, la même horreur du pouvoir bureaucratique, le même sens de la fidélité, la même défiance à l'égard de l'histoire érudite, la même critique des sorbonnards ; l'un a le génie du pamphlet, l'autre le grand talent journalistique (Alain ne voulait-il pas « relever l'entrefilet au niveau de la métaphysique » ?). Mais les différences sont de taille, ne serait-ce que du point de vue de l'écriture : c'est devenu un point commun que de parler du style Alain, elliptique, plein d'obscurité volontaire, avec ses phrases courtes, sans ciment, auquel on oppose la lenteur, la pesanteur d'un homme qui « n'écrit jamais entre les lignes et met longuement les points sur les i ». M. Devaux insiste sur deux points capitaux : la politique et la religion. En politique, les positions sont claires et antinomiques : Alain représente l'esprit radical, Péguy le socialisme militant. Alain propose l'égalité jacobine, Péguy, la fratemité. Alain considère Péguy comme un utopiste, Péguy taxe le radical de « traître à la cause humanitaire ». S'ils sont tous les deux d'accord sur les rapports entre le citoyen et le pouvoir (Alain dit que le citoyen doit obéissance au pouvoir, mais non respect), Péguy ne pardonne pas à Alain son anticléricalisme. Cependant, par-delà ces oppositions, ces deux hommes furent d'énergiques dreyfusards, des hommes de gauche, désireux de moraliser la politique ; indignés par le régime des puissances d'argent.
Sur le plan religieux, les oppositions sont inversées. Alain, qui reste fasciné devant le phénomène religieux – ce serait un contresens majeur que de faire de cet anticlérical un athée – déclare qu'il respecte l'esprit de la religion sans obéir à la lettre. Pour lui, la vérité de l'Évangile vient de ce qu'il est un beau poème. Péguy, au contraire, adhère tout simplement à la lettre de l'Évangile ; il a cette magnifique parabole pour définir les vertus théologales : « La Foi est une épouse fidèle, la Charité une mère ardente, mais l'Espérance est une toute petite fille ».
Dans la troisième partie de son exposé, M. Devaux a entrepris d'éclairer les raisons de cette « demi-convergence ». La réponse est chez Péguy : « Cherchez la métaphysique ! » En effet, ces deux hommes appartiennent à deux familles d'esprit et, pour schématiser un peu, disons qu'Alain est un idéaliste et Péguy un réaliste. Alain croit à la fonction législatrice de l'intelligence, au « volontarisme kantien » ; pour lui, vouloir, c'est faire par la pensée ; avoir une âme, c'est penser par une liberté à la Descartes ; Péguy, lui, distingue le vrai du réel, l'acte de croire, c'est-à-dire de reconnaître Dieu, de l'acte de vouloir. « À l'optimisme laïc d'Alain s'oppose l'inspiration chrétienne de Péguy, qui n'évacue rien du tragique humain ».
En abordant sa conclusion, M. Devaux, sans vouloir aplanir les arêtes vives ni émousser les points de friction entre les deux hommes, a cherché à les rapprocher en reprenant une formule qu'Alain avait employée à propos de Pascal : tous deux sont des « hérétiques orthodoxes ». Hérétiques, parce qu'ils sont indépendants, réfractaires à tout endoctrinement, parce qu'ils haïssent l'esprit de système, le mensonge, parce qu'ils sont engagés et de parti-pris, mais personnellement. Orthodoxes, parce qu'ils ont pratiqué les vertus de l'obéissance et de la fidélité, parce qu'ils ont le sens de l'ordre – et d'abord de l'ordre intérieur. La vérité d'Alain et de Péguy était justement dans ce paradoxe.


Le cycle de conférences 1977-1978 s'est achevé, jeudi 27 avril, avec une causerie intitulée : « André Gide et la musique », par M. Roger DELAGE, actuellement professeur au Conservatoire de Strasbourg, qui a fondé dans cette ville plusieurs formations réputées, dont le « Collegium Musicum ».M. René Berthelot en présentant le conférencier – lequel a des attaches avec notre région, puisqu'il est né à Vierzon – a rappelé qu'ils avaient des points de ressemblance, étant tous deux à la fois instrumentistes et chefs d'orchestre, ainsi que musicographes et compositeurs.
« Les joies musicales sont restées pour moi parmi les plus grandes », disait Gide vers la fin de sa vie à son biographe Jean Delay. Cette passion pour la musique est, en réalité, celle de toute une époque. Et M. Delage de citer, dans son préambule, tous les écrivains marquants de la première moitié du XXe siècle qui ont pratiqué cet art, ou écrit à son sujet : Proust, André Suarès – que Gide admira et qui se brouilla avec lui à propos de Chopin –, Romain Rolland, musicologue autant que romancier, Jacques Rivière, Alain-Fournier (l'atmosphère du Grand Meaulnes ne doit-elle pas quelque chose à Pelléas et Mélisande de Debussy ?), Thomas Mann, James Joyce, Paul Valéry, Henri Ghéon, Duhamel – qui ne se sépara jamais de sa flûte –, Valéry Larbaud, Charles Du Bos, et même Francis Jammes, qui fut l'ami d'Henri Duparc.
La première question que se pose M. Delage, c'est de savoir comment Gide a abordé la musique. Ce qui est surprenant, c'est qu'il ne l'a jamais abordée en littérateur. « Je me préoccupe fort peu de la signification d'un morceau », dit-il, ou bien : « La musique échappe au monde matériel et me permet d'y échapper… » On ne peut que penser à Proust qui affirmait que l'essence de la musique était de réveiller dans l'âme le mystérieux et l'inexprimable. Gide ne s'intéresse pas aux rapports entre le texte et la musique ; la seule fois où il collabora jusqu'au bout avec un compositeur, ce fut avec Stravinsky, pour Perséphone, et sans enthousiasme ; il resta toujours rebelle au genre lyrique. Il ne s'intéresse au fond qu'à la musique instrumentale, avec une prédilection pour le piano : il dit que celui-ci doit l'emporter sur l'orchestre comme l'individu sur la masse. Cet amateur joue avec une grande application, parfois six ou sept heures par jour, comme un professionnel. Au moment où il écrit l'Immoraliste, il déclare jouer jusqu'à l'extrême fatigue, au point de ne plus pouvoir écrire (il avait fait venir à grands frais un piano à Biskra !). Il ira même jusqu'à avouer, dans son Journal du 10 avril 1938, qu'il s'est peut-être trompé de voie. L'homme de lettres serait-il un virtuose manqué ?
Il semble intéressant de connaître la formation musicale d'André Gide – et c'est le second point de l'exposé. Le milieu familial de Gide n'était, à vrai dire, ni favorable ni hostile à la musique. Le père, comme tout universitaire, montre de la méfiance ; la mère est une musicienne timide et modeste qui confie son fils, à sept ans, à une demoiselle sans grâce ni pédagogie. Gide racontera avec humour ses débuts dans Si le grain ne meurt. Il découvre un peu plus tard la musique en fréquentant les concerts parisiens et ressent sa première impression musicale en écoutant un morceau bien oublié de nos jours : le « Désert » de Félicien David (ne serait-ce pas la première source de son « orientalisme » ?). Mais la grande révélation sera, pendant l'adolescence, avec un grand professeur, le compositeur Marc de Lanux, qu'il vénéra avec passion et qu'il comparait à Mallarmé. Avec un tel maître et encouragé par sa cousine Madeleine Rondeaux – sa future femme – André Gide serait peut-être devenu artiste, sans les réticences de sa mère et sans une invincible timidité. En effet, rares sont ceux qui eurent le privilège d'entendre jouer l'écrivain. C'est pourquoi le témoignage de la « petite dame » (Mme Théo Van Rysselberghe) est précieux. « Gide, dit-elle en substance, joue avec une extraordinaire exaltation qui se peint sur son visage. À le voir, on ne soupçonnerait pas la sobriété de son style. »
Quels furent les goûts de Gide en musique ? Ils sont classiques et, somme toute, assez limités : J.-S. Bach, dont il sait par cœur le « clavecin bien tempéré », Mozart, qu'il déchiffre « de tête », Schubert, dont il ne retient que les pièces courtes, comme les Impromptus, Schumann, qui fut le dieu de sa jeunesse, et qu'il abandonne petit à petit. Ses refus sont significatifs : il déteste tout ce qui sent le pathos ; c'est ce qui lui gâte Beethoven qui veut « nous prendre aux entrailles ». Il dira de Liszt : « J'ai horreur de son côté faire-valoir ». De même, il refuse Wagner, ce « génie qui écrase », malgré un bref amour de jeunesse et en dépit des thuriféraires de la Revue wagnérienne. Il faut dire, et c'est à son honneur, qu'il a toujours refusé de sacrifier aux modes et ses jugements sur les musiciens plus récents sont très libres, parfois tranchés. Il est imperméable à Richard Strauss, il taxe Saint-Saëns de pauvreté insigne ; il est réservé sur Debussy, dont il remarquera le premier les influences des Russes : Moussorgsky, Tchaikovsky, Borodine ; en revanche, il est plus accueillant à César Franck, à Vincent d'Indy (grâce à Ghéon, sans doute) ; il admire Albeniz, Granados, Paul Dukas. Mais, en réalité, il reste peu attiré par la musique de ses contemporains ; il pense qu'elle s'achemine vers la barbarie. D'ailleurs, rien n'est plus contraire à l'esprit gidien que l'avant-gardisme, au contraire d'un Cocteau qui saisit au vol toutes les nouveautés. Gide a toujours peur de s'en laisser accroire.
Ce tableau serait incomplet, dit M. Delage, si l'on passait sous silence la grande passion musicale de Gide, à laquelle il a consacré un livre, c'est-à-dire Chopin. On peut être surpris à première vue, car l'auteur des Polonaises passe pour être le chantre des grandes effusions lyriques. Aux yeux de Gide, au contraire, Chopin représente la réduction au classicisme de l'esprit romantique. Mais ne disait-il pas déjà, à propos de Berlioz : « Ce qui me plaît en lui, c'est le romantique dompté. » M. Delage nous invite à y regarder de près : Chopin est pour Gide un miroir. Quand l'écrivain dit que « Chopin propose, insinue, persuade, mais n'affirme jamais », ne vient-il pas de définir sa propre manière d'écrire, qui hait la rhétorique et la redondance ?
Dans sa conclusion, M. Delage suggère un dernier thème – que nous aurions aimé entendre développer : quelle fut l'influence de la musique sur l'art de Gide ? Ses écrits auraient-ils été différents si l'auteur des Nourritures terrestres avait donné tout son temps à la littérature ? Il semble que non, déclare le conférencier, mais Gide a bien compris l'essentiel : que « la musique appartient au monde de l'ineffable ».


Le dimanche 4 juin, la sortie littéraire avait pour thème « Talleyrand à Valençay et Balzac dans le Berry ». Pour la vingtième fois (car c'était, en effet, un anniversaire doublement décennal), la sortie de juin, devenue rituelle, rassemblait devant l'hôtel de ville d'Orléans, en ce dimanche matin, la troupe pépiante de ses fidèles, tout contents d'embarquer à nouveau vers quelques hauts lieux de la culture – très exactement pour Valençay et Issoudun – où les attendaient le souvenir de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, et celui d'Honoré de Balzac. Deux contemporains considérables de la première moitié du XIXe siècle ; deux gaillards qui, pour être respectivement l'un pied-bot, l'autre ventripotent, n'en furent pas moins fort portés sur le féminin ; deux personnages de stature exceptionnelle, dont l'approche promettait d'être particulièrement excitante, étant donné par ailleurs la qualité de nos commentateurs, cités ici dans l'ordre de leurs interventions successives : M. Jean NIVET (plus agréablement disert que jamais) ; Mgr BRUN (tout érudition et malice que douce voix docte liait) ; et M. André LINGOIS (toujours aussi vertement savoureux). Le tout placé sous la houlette souriante – mais ferme – du président Marmin.
Traversée la Sologne, nous atterrîmes devant la grille du château de Valençay, placé sous la garde d'une ligne de cacatoès solennels, énigmatiques et coloriés de frais, au centre d'un silence abominablement troublé par les éructations criardes des plus fastueux des paons.
Après avoir rappelé l'admiration de Balzac pour le Prince (à qui, dans Le Père Goriot et Le Contrat de mariage, il assène des compliments que leur démesure même rend insignifiants, et de sa seule entrevue avec qui il sortit « fasciné »), M. Nivet nous conta Talleyrand à Valençay.
Après avoir épousé en 1802 la divorcée Catherine Verlée (celle qui disait innocemment « être d'Inde »), notre évêque d'Autun se voit engagé par Bonaparte à acheter « une belle terre » pour y recevoir brillamment les étrangers de haute volée. Ce qu'il fit en acquérant en mai 1803 lechâteau de Valençay et ses 19.742 hectares de bois et terres s'étendant sur vingt-trois communes.
Après cinq années de réceptions variées, c'est donc ici, en 1808, que Talleyrand accueillit don Antonio, frère du roi Charles IV d'Espagne (à la place de qui allait trôner Joseph Bonaparte), et les deux princes Ferdinand et Carlos. Exil entre tous doré, où fêtes, chasses, bals et intrigues se multiplient, au point qu'en 1811 Napoléon se verra obligé de mettre le holà aux dévergondages de Mme de Talleyrand devenue, oui, la maîtresse d'un écuyer des Infants… Du coup, on se mit à verser dans une piété spectaculaire, avant que Ferdinand ne retrouvât son trône en décembre 1813, à la faveur d'un traité signé dans le grand salon du château.
L'Empire français ayant chu, deux femmes entrèrent alors dans la vie de Talleyrand, deux femmes que l'on vit beaucoup et longtemps à Valençay : la duchesse de Courlande, qu'il aima ; et surtout sa fille Dorothée, qu'il avait mariée à quinze ans à son neveu Edmond de Périgord, et à laquelle il trouva bientôt des charmes tellement plus convaincants que ceux de sa mère qu'il en fit sa maîtresse (elle avait vingt-deux ans, lui soixante, et elle l'appelait son « oncle intime »…). Tant et si bien que – devenue entre temps duchesse de Dino – elle mit au monde en 1821 une Pauline, une ravissante petite-nièce dont notre sexagénaire, ayant poussé à l'extrême l'exercice du népotisme, est sans nul doute le responsable naturel. (Et puisque postérité de Talleyrand il y a, rappelons au passage que Delacroix est également un fils du Prince, ainsi que Flahaut, père du duc de Morny).
À partir de 1816, dans le château réaménagé en résidence secondaire « princière », Talleyrand vint régulièrement à Valençay avec « ses femmes ». On y menait « un genre de vie large et opulent », et le maître se plaisait à y jouer les grands seigneurs voltairiens, tâchant à faire de Valençay un Ferney à sa mesure : reconstruction du clocher, création d'une école de filles, de potagers, de vergers, de forges, de filatures… C'est dans cette gloire entretenue de patriarche débonnaire et généreux que Talleyrand reçut la visite (en 1834) de George Sand. Laquelle, dans « un accès d'aversion », commit à son encontre, après cette entrevue et dans La Revue des Deux Mondes, un article intitulé « Le Prince » (que plus tard elle devait désavouer), d'une bassesse dans l'agression et d'une outrance dans les termes telles que la fameuse définition impériale : « de la merde dans un bas de soie », en devient par comparaison toute mignonne – et que nous passerons ce débordement sous silence, en souvenir et en respect d'une Dame de Nohant qui eut d'autres inspirations que celles de ses dégoûts. En 1834, Talleyrand fatigué (il a quatre-vingts ans) « retourne dans sa tanière », où cultiver une « monotonie » vers quoi il incline. Ses Mémoires témoignent du calme de ses jours d'alors – jours laborieux et ordonnés, que venaient seuls troubler quelques menus incidents locaux. Bientôt, le Prince ne quitte plus guère le fauteuil roulant que lui avait offert Louis XVIII. En 1837, agité de sombres pressentiments, il quitte Valençay pour toujours. Il devait mourir, en effet, à quatre-vingt-cinq ans, le 17 mai 1838, rue Saint-Florentin à Paris. Transféré au château en septembre, après embaumement, il y repose dans la crypte qu'il avait fait aménager à cette fin dans la chapelle de la Maison de Charité qu'il avait fondée. Ainsi finit celui dont le Petit Larousse illustré dit excellemment : « ambitieux, cynique et intelligent, il servit et trahit tous les régimes… ».
Après quoi, suivant deux guides discords, nous visitâmes le château, cette grande architecture en L progressivement édifiée et modifiée du XVIe au XVIIIe siècle, nantie d'un parc grandiose devenu zoologique, et qui est trop connue pour que nous en rappelions les charmes et les richesses – mais où tout dit l'argent inépuisable, l'amour des aises, le sens de la grandeur et le goût du seul vrai luxe : l'espace. Délaissant la crypte (qui n'a, paraît-il, d'intérêt que sentimental), rassemblés sous des frondaisons que de brusques coups de vent défloraient, nous fîmes cercle autour de Mgr Brun qui allait nous parler de « l'homme d'Église ».
Étudiant à Saint-Sulpice et déjà « bourreau d'argent et de volupté » ; déjà nanti de revenus ecclésiastiques confortables ; nommé agent général du Clergé en 1780, Talleyrand devient en 1788 évêque d'Autun (malgré les supplications d'une mère alarmée, clamant que « son fils ne pouvait être un bon évêque ! »). 1789 : Talleyrand est élu député aux États généraux, où il a « une illumination » opportune à la suite de laquelle il décide « de ne pas lutter contre le torrent ». Après avoir prêté serment de fidélité à la Constitution civile du Clergé (il avait pourtant tout fait pour qu'on ne l'adoptât point), il est suspendu et excommunié : événement qu'il « arrosera » copieusement. Les jours passent. Bien qu'absous de tous ses errements par brefs pontificaux successifs, « il se sent mal dans sa peau » et, le Concordat signé, se voulant « libéré », il revêt l'habit civil en 1802 – et, sans plus attendre, convole avec sa « d'Inde »…Reste – significative du génie calculateur et de l'orgueilleuse maîtrise de soi de cet homme qui avait depuis longtemps pris ses distances avec l'humanité – l'organisation qu'il fit de sa propre mort : d'une mort édifiante indéfiniment différée. Il ne signera, en effet, la lettre de rétractation que légaliserait son retour officiel dans le giron de l'Église (lettre aux termes depuis longtemps pesés et écrits) que dans les dernières heures du jour même de sa mort, après avoir jeté son entourage dans des transes savamment entretenues et dans une expectative douloureuse l'abbé Dupanloup (le futur Monseigneur) qui l'entreprit avec une persévérance infatigable et au milieu des prières de qui il rendit ce qu'il avait d'âme, après signature et confession. Ce en présence de Pauline la « petite-nièce…» (...) et d'une angélique petite communiante, à point nommé venue l'illuminer…
Après nous être restaurés dans une auberge neuve cordialement suractivée et d'intimité chaleureuse, nous gagnâmes Issoudun, triste « à endormir Napoléon soi-même », a-t-on dit. Dans le jardin de l'hôtel de ville, au pied de la Tour-blanche (salut Cœur de Lion !), M. Lingois nous évoqua à grands traits la vie compliquée et difficile de Balzac, qui vint plusieurs fois en ces parages dans les années 1834-1840 et y conçut La Rabouilleuse, dont l'édition définitive parut en 1842. Nous ne retiendrons ici que ce qui a trait à Issoudun où Balzac (avant que ne surviennent « la Dilecta », Mme de Berny, et « l'Étrangère », Mme Hanska) retrouva Zulma Tourangin, la future Mme Carraud, dont il sera reparlé, et qu'il aurait connue à Saint-Cyr dans les années 1820. Il s'y fera également un ami du peintre Auguste Borget. Maints épisodes de La Rabouilleuse se situent en ces lieux – dont celui de la voiture hissée au haut de la Tour-blanche et balancée de ce haut par les « Chevaliers de la Désœuvrance » ! Tour-blanche qu'un autre ami de Balzac, l'archéologue Armand Pérémé, devait remettre en état – et d'où n'est pas éloignée la maison « des cinq Hochon » !…
Pour finir, ce fut, aux termes de tendres et sinueux vallonnements, la halte à Frapesle, la demeure des Carraud, toujours délicieuse malgré les ajouts plus ou moins heureux que lui infligèrent les ans, encore alimentée en eau par un vieux système hydraulique à bélier, et cernée d'un parc profond de style agréablement anglais. M. Luneau, le propriétaire actuel, nous fit fort aimablement les honneurs de la maison de Zulma où Balzac, de 1834 à 1836, séjourna fréquemment. Nous visitâmes, au premier étage, la chambre de l'écrivain, laquelle donnait dans le gothique au nom d'un goût des plus douteux. Il y accédait directement par un escalier particulier et, entre deux cafetières, il pouvait voir les verts entours sans – ô délices ! – en être vu.
C'est là qu'il écrivit en grande partie l'histoire de la Rabouilleuse, cette pêcheuse d'écrevisses en eau trouble, cette industrieuse captatrice d'héritages. Relisez ce livre : vous y retrouverez tous les ragots (toutes les « disettes »), toutes les jalousies, mesquineries, ladreries – tous les relents, toutes les lenteurs et tous les charmes de la vie de province, dont le lourd génie de Balzac excelle à nous rendre présents les méandres secrets. Quant à Zulma Carraud (« la dame d'Angoulême », « la sœur d'âme », « la cara…»), il nous fut conté que, petite et légèrement claudicante, fille d'un mercier-drapier jacobin et écologiste, mariée à vingt ans à un cousin germain et polytechnicien de quinze ans son aîné, elle eut avec Balzac des relations « si claires » que l'époux n'eut jamais à en prendre ombrage. C'était un être gracieux, intelligent et vif, affamé de nourritures intellectuelles et qui s'étiolait sous le climat issoldunois. Pendant plus de vingt ans (de 1829 à 1850, année du mariage et de la mort de Balzac), cette épouse soumise et cette mère toujours inquiète entretint avec « son cher Honoré » (dont elle pressentait le génie et à la notoriété de qui elle n'était pas insensible) une correspondance abondante et assidue – devenue mélancoliquement sereine après 1834. Balzac lui parlait de ses travaux, de ses tracas, de sa solitude ... (« le mariage serait un repos ; mais où trouver une femme ? »). Zulma s'épanchait en pages interminables et touchantes, où transparaissent la délicatesse d'âme et la pureté de cœur de celle qui voua à Balzac « une amitié sincère et tendre », exempte de toutes jalousies. Écoutez-la : « Votre imagination ne vous aurait-elle pas incité aux délices d'une sympathie qui peut se nourrir du regard seulement ? » « Je me repose en votre amitié. Si vous me privez de vous, Honoré, ce sera une faute dont vous ne vous absoudrez pas facilement. » « Mon pauvre jardin, naguère si riche de fleurs, se ressent de ma désespérance de l'avenir : plus rien ne me sourit. Si vous arrivez à temps, j'aurai donc encore une émotion douce. » Ainsi parlait Zulma.
Et une fois de plus enrichis de ce que nous croyions savoir mais que nous ignorions, nous rentrâmes.

Les Secrétaires : André Lingois et Jean Nivet, professeurs au lycée Benjamin-Franklin, le compte rendu du voyage étant dû, comme chaque année, à Georges Dalgues, conservateur adjoint du Musée Charles-Péguy.


 

 SAISON 1978-1979

En invitant le chanoine Pierre DORNIER à faire un exposé sur « Les manuscrits de la Mer Morte », la section orléanaise était sûre de son succès : il ne restait plus, en effet, la moindre place libre à la salle Charles-Péguy. Comme l'a si bien dit Mgr P.-M. Brun dans son propos de bienvenue, il était superflu de présenter un conférencier aussi connu et d'une telle chaleur communicative. Ce que le grand public sait moins, c'est que le chanoine Dornier est spécialiste des questions de scripturaire, qu'il a participé à la traduction de la Bible œcuménique avec le pasteur Cazalis et qu'il dirige actuellement la collection « Croire et Comprendre ». Les Orléanais se souviennent de sa remarquable conférence du 13 janvier 1971 qui portait le même titre : « Les manuscrits de la Mer Morte ». M. Domier avait alors insisté sur la découverte historique ; il a cette fois analysé le contenu des manuscrits, compte tenu du déchiffrage des derniers rouleaux mis à jour depuis 1968.
Dans un premier temps, le conférencier a rappelé la plus grande découverte archéologique du monde chrétien. Au printemps 1947, dans le désert de Juda, sur une terrasse marneuse dominant la mer Morte, elle-même dominée par une haute falaise calcaire, le bédoin Mohammed el Dib découvre une grotte et, à l'intérieur de celle-ci, huit jarres de 70 centimètres de haut, intactes, contenant presque toutes des manuscrits dont le plus grand – le manuscrit d'Isaïe – est un rouleau de 7 mètres de long formé de peaux cousues. L'enquête commence sur le terrain : on a fouillé plus de 350 grottes ou excavations ; onze seulement contenaient des jarres avec des manuscrits, dont certains en piètre état : on a compté jusqu'à 1.500 fragments. Ces documents ont été classés en trois catégories : les livres bibliques (tous y figurent, sauf le « Livre d'Esther » ; les livres apocryphes (dont certains sont des paraphrases) ; les livres propres à une secte religieuse – qu'on identifiera vite (il s'agit de la secte des Esséniens, que l'on connaissait par les historiens, notamment Philon d'Alexandrie, Flavius Josèphe et Pline l'Ancien.
La dernière découverte est celle du rouleau dit « du Temple » : c'est le plus long (8,60 mètres), il comporte 66 colonnes en hébreu ; il date approximativement de 125 à 100 avant J.-C. Il contient successivement : une collection de règles (analogues à celles d'un ordre monastique), une évocation du temple futur, le statut du roi (qui doit être monogame) et des prescriptions d'ordre social. Ces règles font preuve d'un très grand rigorisme : dans la cité future, les relations sexuelles sont interdites et la souillure évitée, les toilettes étant situées à 1,5 kilomètres des habitations !
En 1951 commence une deuxième campagne de fouilles sur le site de Qûmran. Il s'agit des ruines d'un habitat communautaire avec des ateliers, des réserves d'une part, une cuisine (avec 1.000 pièces de vaisselle), une poterie et une étable de l'autre ; au milieu des salles de réunions, une salle d'écriture ou « scriptorium » (on y a même retrouvé l'encre – séchée – qui a servi aux manuscrits) ; et partout des piscines pour les ablutions rituelles. Les archéologues – et parmi eux un Français, le père Devaux, qui dirigea les fouilles de 1954 à 1956 – ont assez facilement daté la période d'occupation de Qûmran : d'abord de 130 à 31 avant J.-C. ; en 31 il y eut un tremblement de terre dont les traces sont encore visibles ; ensuite une deuxième période d'occupation qui va de l'an 4 avant J.-C. jusqu'à 68 de notre ère, date de la répression ordonnée par Titus. La dixième légion romaine commandée par le futur Vespasien détruit la communauté et c'est la fin de Qûmran.
M. le chanoine Dornier aborde alors le second point de son exposé : quelle est l'importance de cette découverte ? D'emblée elle apparaît comme capitale pour l'étude du texte biblique. Les manuscrits de l'Ancien Testament que l'on possédait jusqu'alors dataient du IXe siècle après J.-C. ; or, ceux-ci sont du IIe ou du Ier siècle avant notre ère. On fait donc un bond de mille ans en arrière pour se rapprocher des originaux. Les manuscrits de la Mer Morte sont antérieurs à la fixation des textes par la tradition juive dite « massorétique » (en 80 après J.-C.) et l'on s'aperçoit que les variations sont minimes.
Cette découverte est également importante pour la connaissance du judaïsme, et de l'essénisme en particulier. Il ne fait plus aucun doute aujourd'hui que Qûmran a été un centre essénien, dont l'organisation est claire : un responsable (qui est un prêtre), un conseil de communauté de quinze membres, des laïques, les « nombreux » (qui vivent sans doute dans les cellulles des grottes), regroupés par équipes de dix, commandée chacune par un prêtre. N'y entre pas qui veut : il faut passer par un postulat d'un an, puis un noviciat de deux ans avant d'être admis au repas rituel. La vie se partage entre le travail manuel (artisanat ou agriculture) et la vie contemplative. Les ablutions sont fréquentes ; le soir on assiste à la prière et au repas sacré de pain et de vin qui remplace le sacrifice autrefois réservé au temple de Jérusalem. L'enseignement de Qûmran est empreint de spiritualité ; il pourrait se résumer à ces mots : amitié fraternelle, pauvreté, chasteté, obéissance et souci d'accomplissement de la Loi. Certains préceptes comme le « aimer son frère comme soi-même » font penser immédiatement à l'Évangile. Mais, dans l'ensemble, les commandements sont d'une sévérité qu'on ne trouve ni dans le judaïsme ni dans le christianisme.
La doctrine essénienne parle souvent du « Maître ou du Docteur de Justice », personnage mystérieux, sans doute prêtre, interprète inspiré de la Loi, qu'il invoque dans toute sa rigueur. Il est en butte aux persécutions d'un autre personnage mystérieux, appelé le « prêtre impie ». S'agit-il de personnages historiques ? de symboles ? Les chercheurs ont proposé des dates et des noms… sans aller au-delà d'hypothèses. Mais cette belle figure du « Maître de Justice », véritable saint du judaïsme, a naturellement fait penser à un prédécesseur de Jésus. Ce qui amène le chanoine Dornier au troisième et dernier point de son étude : la comparaison entre l'essénisme et le christianisme.
Il faut tout d'abord récuser la trop belle et célèbre formule de Renan : « Le christianisme est un essénisme qui a réussi ». Car les différences sont trop flagrantes. Le Maître de Justice n'est qu'un médiateur qui transmet la parole de Dieu. Le message chrétien ne peut être évoqué sans que la personne du Christ soit présente. Quand les Esséniens parlent de la « Nouvelle Alliance », c'est d'un retour aux sources, de l'Ancienne Alliance retrouvée qu'ils parlent. Or, Jésus n'est pas le restaurateur de la loi de Moïse ; bien au contraire, il se pose en dissident. Le Maître de Justice se reconnaît pécheur, et ignore la Rédemption : il est bien le contraire du Christ. Beaucoup ont voulu voir dans les rites d'ablution et dans le repas sacré des fidèles de Qûmran une préfiguration et du baptême et de la communion. La ressemblance est superficielle et formelle : un rite quotidien, un repas communautaire n'ont rien à voir avec des sacrements. Néanmoins il y a eu des ressemblances en ce qui concerne la morale, par exemple la recherche de la justice, de la pureté, de la pauvreté. Mais l'esprit général de charité qui anime l'Évangile est inconnu des Esséniens qui vouent une haine éternelle « aux êtres de perdition ».
Pour conclure, M. le chanoine Dornier pose la question attendue : pourquoi les Evangiles n'ont-ils rien dit sur les Esséniens ? Parce qu'ils étaient trop proches du Christ, comme le pensait le père Daniélou ? Ou peut-être tout simplement parce que Jésus n'a jamais prêché dans le désert de Juda, car on ne s'oppose qu'à ceux qu'on rencontre. En revanche, il est fort vraisemblable que Jean-Baptiste ait été disciple des Esséniens.
Les photographies – judicieusement choisies par le chanoine Dornier – ont montré le site de Qûmran : un paysage désolé, aride, plus impressionnant que le désert, les traces d'un oued desséché ; au loin les vagues lourdes de la Mer Morte ; quelques murets de pierre sèche ; tout ce qui reste matériellement de cette communauté qui compta jusqu'à trois mille membres à la recherche d'un absolu. Personne,même s'il est incroyant, ne peut rester insensible au témoignage de cette foi anonyme qui a traversé les siècles.


Le 20 décembre 1978 : « L'image de la Grèce antique d'après la céramique », par Mlle M.-J. PERDEREAU, professeur agrégé d'histoire au lycée Benjamin-Franklin. Un certain nombre d'heureux Orléanais avaient apprécié déjà ses qualités de guide, car Mlle Perdereau conduit depuis plusieurs années les groupes de l'Association universitaire Athéna, organisme dont le but est de faire connaître le monde et la culture helléniques. Si les amoureux de la Grèce ont eu du plaisir à revoir des pièces qu'ils avaient pu contempler dans les musées d'Athènes, Olympie ou Delphes, le public tout entier a eu ce soir-là le sentiment « d'arracher au passé de la mort le passé vivant du musée », selon le mot de Malraux : le miracle s'est accompli sans doute grâce à la qualité particulière des photographies, mais surtout par la chaleur communicative et l'érudition jamais en défaut de notre conférencière.
La céramique, dit-elle en introduction, a été longtemps la parente pauvre de l'archéologie ; la Grèce a été révélée par la littérature, les monuments et la statuaire. Or cet art mineur est un prodigieux répertoire des rites, de l'univers religieux, de l'activité sociale ou individuelle, de la vie quotidienne, voire des préoccupations philosophiques. Mlle Perdereau a choisi, dans ce vaste sujet, trois aspects de la Grèce révélés par l'étude de la céramique : la représentation des dieux, le monde des héros, leurs prouesses, leurs distractions comparables à celles des simples mortels, et, pour finir, la vision de la mort.
Les œuvres des potiers offrent parfois un éclairage différent sur les rites et la religion. Parmi les divinités, l'une est difficile à cerner, elle n'a pas de sanctuaire, elle est restée hors des cultes traditionnels de la cité : c'est Dionysos. C'est à lui que s'est intéressée Mlle Perdereau, qui a choisi quatre images différentes de ce dieu, phrygien d'origine. Sur le « Vase François », ce merveilleux cratère attique du VIe siècle, vase dit « à figures noires », le dieu apparaît, hiératique, vêtu de la longue robe ionienne. Entouré de Déméter, d'Hestia, des trois « Hôrai », il est vraisemblablement assimilé aux divinités locales agraires. Sur l'amphore d'Amasis on retrouve cette association avec la vie végétale ; Dionysos est accompagné de Ménades ou Bacchantes, car il est bien le dieu de l'enthousiasme, le dieu « eleutherios », le libérateur. La joie lui est associée et elle se manifeste dans le « Thalia » ou banquet, acte religieux, comme on le voit sur l'amphore dite d'Euthymidès. Mais Dionysos reste un dieu mystérieux, venu d'ailleurs. En témoigne la coupe ou kylix d'Exekias (car les grands potiers ont en général signé leurs œuvres) vers 540, à fond rouge orangé, œuvre étonnante où l'artiste a représenté une scène tirée des hymnes homériques : un navire flottant entre ciel et mer, parmi des dauphins sautillant, porte le dieu auréolé de sarments de vigne. Ce remarquable styliste, tout en restant fidèle à la légende et au culte, a su évoquer la figure du dieu venu d'au-delà des mers et qui était l'émissaire de l'au-delà.
Des dieux aux demi-dieux : la céramique peint la geste des héros et de leurs vertus ; force, courage et souci de la gloire. Athènes, dans le premier tiers du VIe siècle, affectionne les scènes de combat, les assemblées de l'épopée homérique. Le vase François, déjà cité, illustrant dans ses bandeaux supérieurs l'histoire de Pélée, le père d'Achille, montre bien les deux occupations majeures, outre la guerre, c'est-à-dire la chasse et les jeux athlétiques. Avec le cratère d'Euphronios, c'est Héraklès, autre héros populaire que nous découvrons. Mais ce n'est pas le sauvage meurtrier et pillard du monde achéen que nous montrent les poteries ; c'est la figure du héros civilisateur, du médiateur qui apparaît. À côté de cette époque héroïque, la céramique, dès le VIIe siècle offre en parallèle les scènes de la vie quotidienne, comme la chasse au lion et au lièvre, ou la guerre. L'on y voit le reflet de l'évolution historique : aux aristocrates épris de combats singuliers de l'Iliade succède le démos en armes ; l'hoplite-citoyen devient le sujet des potiers au même titre qu'Achille ou Patrocle. Une autre source d'inspiration est fournie par les jeux et leurs exercices variés – survivance des épreuves d'initiation et de probation – la course à pied, le lancement du disque, où le potier rivalise avec le sculpteur pour suggérer la souplesse du mouvement. La céramique reflète également l'évolution du goût : témoin ce vase de la fin du Ve siècle qui a pour sujet la course de char de Pélops, vainqueur d'Œnomaos. L'accent héroïque a fait place à un style fleuri, voisin de notre « Kitsch…».
Mlle Perdereau a consacré la dernière partie de son exposé au culte funéraire. La première vue est celle de l'immense amphore du Musée d'Athènes dite amphore du Dipylon, au célèbre décor géométrique. Au centre, des personnages stylisés encadrent un lit où repose le mort : c'est la « prothesis » ou exposition, traitée de manière très abstraite. Cette idéalisation de la mort, cette « immortalité impersonnelle » (J.-P. Vernant) se retrouve dans la statuaire archaïque, dont les jumeaux du Musée de Delphes, Cléobis et Biton, sont les meilleurs exemples. À partir du Ve siècle avec les vases funéraires ou lécythes, en général polychromes sur fond blanc – dont les sujets sont semblables à ceux des stèles – la céramique rivalise avec la statuaire, et surtout avec la peinture. Le sentiment de la mort, aussi, a changé. Les artistes, avec une grande économie de moyens, suggèrent la douleur retenue de ces jeunes morts qui viennent de quitter le monde des vivants. La plus touchante de ces œuvres représente une jeune femme à l'opulente chevelure qui s'apprête à descendre chez Hadès et qu'un Hermès accompagnateur d'âmes effleure de la main.
« La céramique, conclut Mlle Perdereau, est donc le complément de l'histoire et de la sculpture. Ses créations sont sans doute plus discrètes, mais elles ont eu une large diffusion. C'est un art plus populaire, plus près des préoccupations quotidiennes et du culte, plus représentatif de l'évolution des mœurs ». Si les voyageurs ressentent le choc de la beauté devant les paysages et les monuments de la Grèce, nous l'avons tous ressenti devant ces œuvres de modeste dimension, certes, mais dont l'éclat dure encore, protégé par-delà les siècles. Il est vrai que nous avions le meilleur guide qui soit : celui qui suscite la sympathie du regard.


Le 21 janvier 1979, M. l'abbé VILLETTE, dont les travaux sur la toponymie ont dépassé depuis longtemps le cadre de sa ville natale, Chartres, a donné une causerie documentée et érudite sur « Les lieux et les noms de lieux dans l'œuvre de Marcel Proust ». Sans doute un tel sujet requérait de la part des auditeurs une lecture assez précise de l'œuvre du romancier, ainsi qu'une connaissance de la science toponymique, et même de la géographie. Le public a eu tout le loisir d'apprécier l'érudition de M. l'abbé Villette, qui fut pendant de nombreuses années maître de conférences à l'Institut catholique de Paris ; il ignorait sans doute deux aspects de l'homme moins officiels : le poète et l'humoriste, que nous révéla M. René Berthelot dans sa présentation, laquelle ne manqua pas non plus d'humour.
En préambule, le conférencier déclara que, s'il s'était intéressé à Proust, c'était d'abord par le « caractère universel de sa manière de voir qu'il est permis d'appeler sa philosophie », ensuite pour des raisons personnelles et profondes, c'est-à-dire la certitude d'appartenir à une même race paysanne que celle des figures évoquées dans la Recherche, d'avoir mené dans son enfance la même « petite vie quiète et recluse de Combray ».
Aborder l'œuvre de Marcel Proust, c'est-à-dire un monde immense, par le biais des noms de lieux, alors qu'on a écrit sur lui tant de commentaires, doctes ou philosophiques, peut paraître quelque peu vain, futile, ou réservé à des spécialistes à la vue courte. Or, chez un tel créateur, aucun détail n'est insignifiant, aucun nom propre n'est pris au hasard, aucune piste n'est négligeable, mais, en revanche, aucune identification n'est parfaitement sûre. Proust n'écrivait-il pas à Jacques de Lacretelle :   Il n'y a pas de clés ». Le nom de Guermantes, par exemple, n'a rien à voir avec le château de ce nom en Seine-et-Marne ; il s'agit d'une contamination : le site est emprunté à Villebon, au nord d'Illiers ; le nom, authentique, à Saint-Simon et il est choisi surtout pour la « sonorité mordorée » de sa finale.
M. l'abbé Villette fonde l'essentiel de son étude sur trois points : d'abord une géographie réelle – et bouleversée –, ensuite une géographie poétique, enfin une géographie intellectuelle, étymologique qui est proprement la toponymie qui, parfois, dépoétise, mais qui souvent peut ajouter au rêve.
Sur le premier point, chacun sait que ce Parisien d'Auteuil n'a pas été un très grand voyageur. S'il connaît Venise, l'Allemagne Rhénane, un peu la Belgique et les Pays-Bas, la seule région de France qu'il a longuement visitée est la Normandie, à cause de ses séjours fréquents à Cabourg (qui deviendra Balbec). Quant à Illiers, patrie de son père, il n'y allait qu'au temps de son enfance, pour les vacances de Pâques et de la Pentecôte. Et c'est là que commence « le miracle ». « C'est de ce lieu, connu seulement entre 1878 et 1886, entre la septième et la quinzième année, que Proust a fait Combray, pays de toutes les enfances ». Et l'auteur aura passé les quinze dernières années de sa vie à recréer « un monde contenu en germe dans les quinze premières ». M. l'abbé Villette insiste avec raison sur l'importance de l'expérience intérieure et rappelle le mot oublié de Baudelaire, qui qualifie l'œuvre de « palimpseste », où les impressions de l'âge mûr ne font que recouvrir et raviver celles de l'enfance.
Sans doute la réalité est là : la maison de Tante Léonie, l'église Saint-Hilaire au fin clocher, le sentier des aubépines, Vieuxvicq, Méréglise (à peine rhabillé en Méséglise), les noms de rues, les personnages, le curé et sa manie de l'érudition. Et, comme consécration suprême, fait unique en France, la bourgade d'Illiers a pris, en 1971, son nom en littérature. Mais il ne faut pas s'abuser, car les transpositions sont innombrables. La topographie est bouleversée : Tansonville (où Swann ne mettra jamais les pieds – dans la réalité) se place au jardin des Amiots : le Pré-Catelan ; le Montjouvin de Vinteuil correspond à Mirougrain. La scène des aubépines a été vécue par Robert, le frère aîné de Marcel. N'en déplaise au bon M. Larcher, à qui nous devons la sauvegarde des lieux proustiens, l'escalier « des larmes » n'est pas celui de la maison de Tante Léonie, mais celui d'Auteuil, de même que le fameux grelot « au son ovale et doré »». Même la fameuse madeleine relève de l'imaginaire, partiellement tout au moins : elle combine la biscotte du grand oncle, les déjeuners parisiens et sans doute le tilleul de la tante grabataire. Une transformation semblable se produit pour d'autres lieux : où est le train d'une heure vingt-deux qui fait le tour de la Bretagne, dans un charmant désordre, passant par Quimperlé, Questembert et Bénodet ? Combray tout entier a été recréé par l'imagination de Proust. Son nom – qui a heureusement remplacé l'Étreuilles de Jean Santeuil – vient sûrement de Combray du Calvados, les échanges de noms ayant été fréquents avec la Normandie. Le romancier en fait le lieu des oppositions fondamentales : le côté de chez Swann, avec son paysage de plaine et le côté de Guermantes, paysage de rivière, au-delà des sources du Loir. C'est aussi l'opposition du père et de la mère, celle de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Mais cette opposition n'est-elle pas illusoire, puisque le narrateur découvre à la fin que les deux directions sont moins opposées qu'elles ne le paraissaient, que le côté de chez Swann n'est pas inconciliable avec le côté de Guermantes ? Faut-il alors revenir à la réalité et s'apercevoir que l'un est au nord et l'autre seulement à l'ouest ? La modeste étude des lieux nous rappelle que Proust n'est pas un romancier ordinaire. La Recherche ne nous fournit jamais des souvenirs à l'état pur, mais des réminiscences mêlées, une superposition de toutes les expériences antérieures et qui peuvent être celles de chacun de nous.
Le second point de l'étude – le caractère poétique, évocateur, subjectif des noms de lieux – est tellement évident qu'il n'est pas besoin d'insister. Proust en donne de nombreux exemples : « Guermantes évoque une lumière orangée qui a quelque chose de mérovingien » ; la « lourde syllabe de Parme » contient « douceur stendhalienne et reflet des violettes » ; Balbec apparaît comme « une vieille poterie normande ». Il faut relire la page déjà citée sur les stations du train de Bretagne où les noms sont d'abord des noms de rêve : Lamballe, Lannion, Pontorson, Bénodet, « nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues… » Par la magie évocatrice des noms propres, Proust est un véritable poète symboliste.
M. l'abbé Villette aborde alors le dernier point de son étude, le plus austère sans doute, celui de l'origine des noms de lieux. Ce goût de l'étymologie, que Proust prête à l'un de ses personnages, le professeur Brichot, il le doit sans aucun doute au curé d'Illiers, le chanoine Marquis, et aussi aux lectures des ouvrages du grand toponymiste de l'époque, le professeur Longnon. Non seulement Proust à le goût de la toponymie, mais il a des connaissances solides ; il le montre d'ailleurs quand il invente un nom propre. Le Loir devient dans son œuvre la Vivonne : l'eau vive. Il savait certainement que Vivonne, dans la Vienne, est un vicus sur la Vonne (nom que Balzac a utilisé dans Les Paysans), un ancien nom celtique. Les étymologies de Proust – par Brichot interposé – sont en général correctes. Bien sûr, la toponymie dépoétise parfois ou du moins déroute l'imagination première ; mais Proust veut montrer qu'après avoir rêvé sur les mots, on peut aussi s'interroger sur eux et l'on trouve dans toutes ces pages une double leçon : d'une part « l'erreur corrigée donne un sens de plus et l'explication intellectuelle ajoute quelque chose au rêve, d'autre part l'étymologie n'est pas une science exacte et il faut attirer l'attention sur les risques et la précarité de l'intelligence. »
« Le choix, l'intervention et l'explication des noms de lieux, conclut pertinemment M. l'abbé Villette, montrent en Proust un grand psychologue, un grand poète et un grand penseur. Ce n'est pas le toponymiste qui déniera à Proust la vérité de son analyse. La recherche de l'étymologie des noms de lieux procure à l'imagination non moins qu'à la raison de grands plaisirs et de grands rêves. »


Le 7 mars 1979, M. Jean BEAUJEU, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, a fait précéder sa conférence  d'une communication sur « le rôle de l'Association Guillaume-Budé dans la défense de l'humanisme et des études classiques ».
M. Beaujeu a affirmé d'emblée un optimisme raisonnable : en dépit de leurs détracteurs, les langues anciennes, composantes essentielles de notre culture européenne, ont la vie dure, et notamment le latin. Celui-ci, malgré des débuts tardifs en classe de quatrième, malgré les accusations portées contre l'enseignement élitiste ou bourgeois, tient bien sa place dans le premier cycle, et marque même des progrès sensibles depuis 1975 : 120.000 élèves font du latin, soit près du tiers des effectifs des C.E.S. Pour les hellénistes, la situation est plus fluctuante : 8.000 en 1973, 9.000 en 1976, 12.000 en 1979. Le problème grave se pose à l'entrée en deuxième où les effectifs s'évaporent, surtout en grec. Dans certains établissements, il est vrai, on n'encourage guère les élèves de section C à garder les langues anciennes, au nom de la rentabilité des matières scientifiques ; de plus le système du baccalauréat ne permet pas aux candidats de choisir latin et grec, sauf en A1. II y a tout de même deux points encourageants : la section ouverte en seconde dite « grands commençants » (en latin comme en grec) a pris de l'extension depuis deux ans ; les langues anciennes ne relèvent plus d'un enseignement dit « de classe », les « classiques » se recrutant de plus en plus parmi les élèves de milieu social modeste.
Il va sans dire que l'association milite avec conviction non seulement pour le maintien de l'humanisme classique, mais pour la sauvegarde de l'initiation donnée à tous les élèves – et prévue par les programmes officiels – aux deux langues-mères, latine et grecque. Elle veut également lutter contre le primat absolu des sciences et contre l'idée de rentabilité, véritables dogmes de notre époque. L'étude des seules mathématiques ne donnera qu'une formation incomplète, sans dimension humaine.
M. Beaujeu rappelle les buts de l'association fondée en 1917 qui, outre les défenses des valeurs culturelles, voulait donner un instrument de travail scientifique, c'est-à-dire publier des textes dans des éditions capables de rivaliser avec les célèbres « Teubner ». On ne peut parler de « Budé » sans évoquer ses rapports avec la « Société des Belles-Lettres », dont l'activité ne cesse de croître, puisque le 500e volume de la collection « à la louve ou à la chouette » vient de sortir des presses. L'association se doit aussi d'être un foyer de rayonnement culturel : il existe des sections locales comme celle d'Orléans, réparties dans toute la France, des sections de Jeunes Budé, dont l'ensemble regroupe plus de 4.000 membres. Un congrès à lieu tous les cinq ans (celui de Rome a en 1973 réuni plus de 600 participants) ; depuis 1928 est organisée une croisière annuelle en Méditerranée. L'association témoigne donc d'une vitalité qui donne courage à ceux qui croient fermement en la culture antique.


Le même jour, M. BEAUJEU a enchaîné sur une conférence ayant pour titre : « Comment Rome est devenue ville éternelle ».
Le dernier chantre de Rome, le poète gaulois Rutilius Namatianus assimilait au Ve siècle Rome à « une divinité siégeant parmi les astres » ; il chantait son rôle civilisateur : « Urbem fecisti quod prius orbis erat » (Tu as fait une ville de ce qui était auparavant le Monde). Mais il ne prononça jamais le mot attendu : « ciuitas aeterna » (la cité éternelle). Faut-il en déduire que le dogme de l'éternité de Rome était déjà ébranlé ? Il est vrai que, cinq ans plus tôt, en 410 après J.-C., la ville avait été pillée par les Goths conduits par Alaric. Au siècle précédent, l'empereur Constance, selon Ammien Marcellin, vint de Byzance la rivale, faire visite à Rome : cette visite fut une véritable consécration, une reconnaissance de l'aeternitas.
Après avoir souligné les vicissitudes du mythe, M. Beaujeu en recherche l'origine, en nous montrant les vestiges les plus anciens : un fond de cabane. La tradition veut qu'on y voie la casa Romuli, la cabane de Romulus, le roi de la légendaire fondation de 753 avant notre ère. S'il est vrai que cette fondation a été faite selon le rite sacré, avec la prise des auspices et la délimitation symbolique du tracé de la ville future (acte qui coûta la vie à Rémus !), rien ne nous autorise à affirmer que Romulus ait songé à placer son acte sous le signe de l'éternité. Il faudra attendre huit siècles, sous Tibère, pour que Valère-Maxime déclare que l'éternité de Rome provient de la volonté du fondateur. Explication un peu trop simpliste ! En réalité le premier texte qui contienne cette notion est de Cicéron. Il écrit dans le Pro Rabirio : « Si vous voulez que cette cité soit éternelle, que sa gloire dure toujours il faut réaliser la concorde entre les citoyens, et prendre modèle sur les lois de l'harmonie du Monde ». On voit qu'il s'agit là non d'une attitude religieuse ou mystique, mais d'une conception philosophique, volontariste : le mythe n'est pas encore né. On pourrait penser que le culte de Vesta et de son feu sacré symbolise cette éternité de la cité ; or il n'est question, dans les formules rituelles, que de continuité et de durée. Les interprétations des mages, des astrologues nous laissent également sceptiques : les douze vautours des auspices de Romulus auraient signifié une vie de douze siècles pour Rome. Un occultiste, ami de Cicéron, Nigidius Figulus identifia le dieu romain Janus au symbole gréco-égyptien du dieu Aiôn, le dieu de la durée illimitée, du temps qui ne s'arrête pas, du Monde qui se renouvelle sans cesse. Cette conception, qui fut en vogue à l'époque augustéenne, illustrée aux Jeux Séculaires de 17 avant J.-C. se retrouve dans le Carmen Saeculare d'Horace et dans la quatrième Bucolique de Virgile, qui chante les espérances d'un nouvel âge d'or après l'horreur des guerres civiles.
C'est, en effet, chez les poètes qu'il faut chercher le point de départ de la ciuitas aeterna. Dans l'Énéide, Jupiter promet à Énée, et à sa future cité, un imperium sine fine, un empire sans limite. Par le biais de la puissance romaine, garantie par les Dieux, on arrive au concept de la ville éternelle, Urbs aeterna, expression employée pour la première fois par Tibulle. Lucain évoque la « puissance surnaturellee de la cité, fusionnant en quelque sorte le concept d'éternité avec celui de Rome divinisée. Les historiens ne sont pas en reste ; Tite-Live définit le dogme : l'immortalité de la ville est inscrite dans le Destin du Monde. Mais c'est à l'empereur Hadrien que revient le mérite d'avoir donné un lustre particulier à ce dogme ; il va réaliser la synthèse entre toutes les tendances, entre autres celles qui sont venues d'Orient, pour les greffer sur une souche proprement romaine. Il va créer le culte de la Rome éternelle en instituant la fête de l'anniversaire de la naissance de Rome, et en décidant la construction d'un temple à la double dédicace : à Vénus et à Rome. Ce temple monumental, réalisé à l'imitation des temples grecs par un homme épris d'hellénisme, ne fut consacré qu'en 133, quelques mois avant sa mort. Nous pouvons imaginer la statue culturelle de la cella, grâce à une monnaie de l'époque : la déesse Roma, représentée à l'instar d'Athéna, tient dans sa main une statuette archaïque : le palladium, cadeau de Diomède à Énée, gage de salut devenu gage d'éternité. Alliée à Vénus, promue symbole de la Felicitas et de la vie, désormais déesse officielle et protectrice du régime, la Roma des Antonins s'affirme alors comme une divinité commune à tous les peuples dominés par les Romains, qui préside au renouvellement constant du Temps, c'est-à-dire de l'Aiôn éternel.
M. Beaujeu, qui illustra son brillant exposé de documents tirés pour la plupart de la numismatique, conclut en insistant sur l'importance du rôle d'Hadrien dans la création du mythe. « Ce fut, dit-il, une des plus grandes entreprises du paganisme : dans un décor néo-classique grandiose, il a combiné des thèmes traditionnels romains et des élans mystiques venus de très loin, au profit d'un idéal politique, ce qui a accru considérablement le prestige de l'Empire. Ce fut sans conteste une réussite, car le nouveau sanctuaire oublia Vénus pour devenir le Templurn Urbis, si bien que Rome, malgré son déclin, est restée à travers les siècles « la Ville éternelle ».


La traditionnelle sortie littéraire a eu lieu le dimanche 10 juin « en pays de Thymerais et dans la vallée de l'Eure ».
1) La Ferté-Vidame (visite de l'église, des tombeaux, des communs de l'ancien château et des ruines du château de la Borde), évocation du duc Louis de Rouvroy de Saint-Simon par M. Georges POISSON, conservateur du musée de Sceaux et président de la Société des Amis de Saint-Simon.
2) Le château d'Anet et ses chapelles. Rappel historique de Diane de Poitiers et de l'architecte Philibert de l'Orne ; évocation des poètes, de la Renaissance au XVIIIe siècle, qui ont chanté « la belle architecture, les marbres animés, la vivante peinture qui la font estimer des maisons la plus belle », c'est-à-dire Du Bellay, Olivier de Magny, Voltaire et Florian.
3) Le château de Maintenon et son parc prestigieux où on nous évoqua l'histoire de la demeure, son acquisition par « la veuve Scarron » ; puis, à la fin du XVIIe siècle, le château devient la propriété, jusqu'à nos jours de la famille de Noailles. C'est en 1836 que le duc Paul de Noailles invita Chateaubriand à y séjourner, moyennant quoi il figurerait dans les Mémoires d'Outre-Tombe… Mais le souvenir de Maintenon est seulement resté dans quelques pages d'un manuscrit publié dans les notes de la Pléiade.
Il serait injuste pour conclure de ne pas citer le nom de l'organisateur et du guide de cette journée remarquable : M. Jean NIVET.

Le secrétaire de la section orléanaise : André Lingois.


 

 SAISON 1979-1980

La Section orléanaise n'a pas ralenti son activité pendant la saison 1979-1980, puisqu'elle a organisé, outre la traditionnelle sortie littéraire, six conférences sur des sujets fort divers, allant de l'Afrique dans l'Antiquité au théâtre de Jacques Copeau. La dernière conférence a touché un public beaucoup plus large qu'à l'accoutumée, car elle a eu lieu dans la grande salle de l'U.E.R. de Lettres, au domaine de la Source. Le Bureau est heureux de saluer la fidélité de ses membres adhérents, et même de noter une légère progression, malgré l'augmentation des cotisations.


Le 30 octobre 1979, le président Lionel Marmin présente le conférencier, M. Raymond MAUNY, professeur honoraire à l'Université de Paris (Panthéon-Sorbonne), président des Amis du Vieux-Chinon. et de l'association « Connaissance de Jeanne d'Arc ». Mais c'est au titre d'ancien administrateur de la France d'Outre-Mer, puis d'assistant à l'Institut français d'Afrique noire pendant vingt-cinq ans à Dakar et de titulaire pendant quinze années de la chaire de l'Histoire antique de l'Afrique tropicale en Sorbonne que M. Raymond Mauny a été prié de venir nous entretenir de « La connaissance des côtes et de l'intérieur de l'Afrique de l'Antiquité aux grandes découvertes : la longue quête pour l'or du Soudan ».
L'exposé du conférencier va comporter trois volets : une très brève présentation de l'Afrique ; un récit circonstancié de sa découverte par la voie maritime, une évocation rapide de sa pénétration par l'intérieur. Énorme continent, l'Afrique offre une très grande variété de zones climatiques que l'on peut classer en trois grandes catégories : les zones presque totalement privées d'eau, les zones modérément humides, les zones abondant d'eau jusqu'à l'excès. La partie sèche septentrionale (l'actuel Sahara) va longtemps présenter aux peuples du Proche-Orient et d'Europe un barrage difficile à traverser qui gênera considérablement la pénétration vers le sud qui eût permis la connaissance ancienne des zones centrales. Il n'y avait qu'à l'est que la vallée du Nil autorisait cette pénétration. C'est donc par mer et par les côtes que l'exploration de l'Afrique fut originellement tentée. La navigation a commencé tôt en Méditerranée, à la fin de l'époque glaciaire où, quoique le niveau général des mers fût plus bas de 120 mètres que de nos jours, les détroits de Gibraltar et entre la Sicile et la Tunisie interdisaient le passage à pied sec. Les recherches archéologiques pratiquées dans les îles méditerranéennes y datent la venue des premières populations entre 7000 et 5000 avant J.-C. (ce qui implique la navigation ; ces îles étaient auparavant inhabitées). Des textes antiques et les fouilles nous font savoir que les côtes méditerranéennes et atlantiques de l'Afrique étaient connues des Phéniciens 1000 ans avant J.-C., mais jusqu'à Mogador seulement, tandis que les marins de Salomon, à l'est, avaient parcouru la mer Rouge jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb. Dans l'Atlantique, il était difficile de naviguer plus au sud, du fait, d'une part, de la nature des bateaux (à voile carrée et sans gouvernail, à simple rame de gouverne) et, d'autre part, du régime des vents qui soufflent continuellement vers le sud. Certes la descente jusqu'au Cap-Vert (Dakar) aurait pu être aisée, mais la remontée était quasi impossible, faute de pouvoir tirer des bordées : les voiliers, du XVe au XIXe siècle, pour le voyage de retour en Europe, allaient jusqu'aux Antilles ou tout au moins à l'ouest des Açores retrouver des vents favorables.
Les Anciens ne descendront donc pas plus bas que les îles Canaries, du moins si l'on considère (comme M. Mauny, et contrairement à M. Gilbert Picard) que le récit conservé du périple d'Hannon (milieu du Ve siècle avant J.-C.) est un faux dont les assertions sont fort sujettes à caution. Mais on peut ajouter foi aux dires d'Hérodote (vers 450 avant J.-C.), lequel raconte entre autres choses, dans son Histoire (IV, 196), le troc muet pratiqué sur les côtes du sud marocain (marchandises contre or), puis de Pline parlant des Canaries, et du géographe Ptolémée (141 après J.-C.) portant cet archipel sur sa carte.
L'or. Voilà ce que recherchaient les peuples méditerranéens en un temps où l'Europe ignorait encore les mines américaines, sud-africaines, australiennes et sibériennes, et ne trouvait ce précieux métal qu'en Irlande, Gaule, Germanie et Transylvanie, ainsi qu'en Nubie et Éthiopie de l'Ouest.
L'or était indispensable à l'économie antique. On sait que les Anciens allaient jusqu'aux Indes (les vents soufflant tantôt nord-sud, tantôt sud-nord, favorisaient la navigation) ; l'or romain s'y est perdu à payer les marchandises qu'on y achetait (soie et épices en particulier). On a là une des causes de la décadence, puis de la fin de l'empire romain : les « Barbares » qu'on ne pouvait plus payer de ce métal se payèrent en s'installant sur place et en pillant le reste du pays.
Mais revenons à l'exploration des côtes occidentales. Les Arabes vont y apparaître à partir du VIIe siècle, mais ne dépasseront pas le sud du Maroc. A la fin du XIVe siècle, les Gênois vont occuper les Canaries jusqu'à ce que Jean de Bethencourt s'en empare (1402-1404) pour le compte du roi d'Espagne. Puis ce va être la découverte des Portugais d'Henri le navigateur qui profitent des énormes progrès que constituent le gouvernail d'étambot, la voile latine et surtout la boussole. Leur progression est rapide : cap Vert (1444), fond du golfe de Guinée (1470), cap de Bonne-Espérance (1488) que Vasco de Gama doublera en 1498 pour gagner Calicut dans les Indes, renseigné et mené par un Arabe. C'est la route ouverte pour gagner ultérieurement Singapour, Macao et le Japon. Notons plus particulièrement l'arrivée des Portugais à la Côte de l'Or (l'actuel Ghana, qui est resté un gros producteur d'or).
Conséquence directe de ces explorations : les expéditions de Christophe Colomb (à partir de 1492) qui, quoique financées par l'Espagne, sont suscitées par l'exemple portugais et la découverte des conditions de navigation dans l'Atlantique tropical.
Venons-en au dernier volet : quand et comment les anciens ont-ils fait connaissance avec l'Afrique intérieure ?
Le Sahara – qui, jusqu'en 3000 avant J.-C. environ, fut un pays de savanes où la vie régnait partout et qu'on pouvait aisément traverser – commence à se dessécher de plus en plus dès avant 1500 avant J.-C. et devient de ce fait de traversée quasi impossible, l'âne étant alors le seul animal de bât utilisable, outre le lent bœuf porteur. Mais voilà que les Hyksos introduisent le cheval en Égypte vers 1500 avant J.-C. Il ne sera pas monté, mais servira à tirer des chars : il n'est que de voir les gravures rupestres (char et cheval) retrouvées en grand nombre (quelques 500) sur deux lignes qui joignent, d'une part, le Maroc à Tombouctou, d'autre part, Tripoli à Gao. Mais le char était très léger et le cheval de petite taille : il semble donc qu'on ne les utilisait pas pour le transport des marchandises, mais seulement pour la chasse, la guerre et pour éblouir les femmes…
Les Romains ne tenteront que de rares expéditions vers le sud, surtout au Ier siècle après J .-C. ; vers la Nubie à partir de l'Égypte et vers le Sahara à partir de Tripoli et du Fezzan.
Il faut attendre les Arabes et le VIIe siècle pour une réelle pénétration dans l'intérieur. Après avoir conquis sans peine l'Égypte (639), et plus difficilement le Maghreb, ils passèrent en 711 en Espagne et ne furent arrêtés qu'à Poitiers (732). Partant du Maghreb, les Arabes traversent facilement le Sahara avec leurs chameaux et s'installeront sur une ligne approximative Tombouctou-Gao-Agadès sur laquelle ils créent des villes où se pratiquent les échanges entre les marchandises et le sel du désert qu'ils apportent contre l'or que les Noirs animistes extraient d'innombrables petites mines du Sénégal, du Mali, de la Guinée et de la Côte de l'Or, sans compter une foule d'esclaves. L'or ainsi acheté (quelque neuf tonnes par an) prend le chemin du Maghreb, où il est frappé en dinars, très appréciés en Europe. Cet or africain (Mali, Guinée, Zimbawé), en attendant à partir de 1492 l'or américain, va être le moteur de l'économie mondiale.
Et M. Mauny termine cet exposé par une digression sur la traite des esclaves dont, dit-il à juste titre, sont coupables aussi bien les Arabes que les Européens et les Noirs eux-mêmes (auxquels les précédents venaient tout bonnement les acheter), rappelant en passant l'enrichissement qui en est résulté pour tous les ports européens grâce au « commerce triangulaire » du XVIe au XIXe siècle.
Cette conférence s'acheva par la projection d'excellentes diapositives choisies à dessein d'illustrer divers points soulevés au cours de l'exposé. M. Mauny a su captiver ses auditeurs, non seulement par le sujet traité, relativement nouveau pour d'aucuns, mais encore par sa présentation : il s'est refusé à lire un texte écrit et à professer un cours débité « ex cathedra » ; il a choisi de parler d'abondance sur un thème qu'il maîtrise à la perfection, se gardant de tout dogmatisme et de tout pédantisme, n'hésitant pas à conter quelques anecdotes et à glisser avec humour quelques commentaires, à l'occasion caustiques.


L'élection (1978) et la réception (1979) de M. Georges Dumézil à l'Académie française ont incité la section à demander à M. Robert SCHILLING, professeur à l'Université de Strasbourg et directeur d'études à Paris, de présenter l'œuvre de ce chercheur novateur sous le titre « Georges Dumézil et Rome », M. Schilling ayant, non pas la vaine prétention de saisir l'œuvre de Dumézil dans toutes ses dimensions, mais seulement le désir de la situer vis-à-vis du domaine romain.
Pour Dumézil, le véritable comparatiste va au-delà des rapprochements superficiels, travaille en profondeur pour détecter, dans les civilisations dispersées qui se réclament d'une commune origine indo-européenne, les structures homologues qui peuvent se référer à une même idéologie.
Rapprochant les données du Véda de l'Inde des structures religieuses romaines préservées par le conservatisme des pontifes, Dumézil a fait sa découverte fondamentale : la société indo-européenne est fondée sur une idéologie trifonctionnelle qui implique la nécessaire concertation de trois fonctions : la première consiste en la souveraineté dans ses aspects magique et juridique ; la deuxième en la force, particulièrement sous la forme guerrière ; la troisième en la fécondité sous ses diverses formes.
Après avoir rappelé les trois attitudes successives suscitées par la lecture de l'histoire romaine selon Tite-Live : le doute (Louis de Beaufort, 1738) ; la négation hypercritique (Ettore Pais, 1913) et l'interprétation-reconstitution (A. Piganiol, 1916), cette dernière battue en brèche par les découvertes archéologiques sur lesquelles comptaient ses tenants pour la renforcer, M. Schilling donne en quatre domaines des exemples du nouvel éclairage dumézilien : religion (les trois prêtres hiérarchisés : flamen dialis, flamen martialis, flamen quirinalis, rappelant la triade archaïque Jupiter, Mars, Quirinus) ; institutions (les trois tribus : Ramnenses, Luceres , Titienses, symbolisant la souveraineté de Romulus, la force étrusque de Lucumon et la fécondité sabine de Titus Tatius) ; « histoire  » (l'histoire romaine s'est construite à partir de faits significatifs hérités de la mythologie indo-européenne : il n'est que de rapprocher les Horatius Coclès et Mucius Scaevola romains des dieux scandinaves Odinn et Tyr) ; droit (les trois types de mariage : confarreatio, usus et coemptio, rappelant respectivement la souveraineté, la force et l'économie). Cet esprit novateur a modifié les perspectives de l'interprétation dans le domaine romain : est dissipée l'illusion majeure de croire que les origines de Rome étaient assimilables à un monde larvaire de formes indistinctes où se seraient progressivement distinguées des divinités personnelles ; la civilisation romaine n'est plus un commencement ex nihilo, mais une portion de l'héritage indo-européen. Il est possible désormais d'éclairer des rites archaïques dont la signification échappait : ainsi la fête des Matralia du 11 juin. On se doit dorénavant de constater que les divinités romaines se présentent sous un aspect essentiellement fonctionnel : tel Mars dont les cérémonies, mal interprétées, faisaient un dieu plus agraire que guerrier, alors qu'il est essentiellement guerrier.
L'éclairage comparatiste permet de définir avec plus de justesse l'originalité de Rome par rapport aux autres civilisations héritières du legs indo-européen. Alors que dès le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, la Grèce des poètes et des philosophes s'est livrée à une vaste entreprise de rénovation, qui a laissé néanmoins des traces de l'idéologie trifonctionnelle indo-européenne (tel le Jugement de Pâris), alors que l'Inde a figé cette idéologie dans ses castes fermées et héréditaires, Rome, après s'être montrée conservatrice à ses débuts, s'est engagée bientôt dans une évolution égalitaire.
Poursuivant sa quête de pionnier commencée vers 1938, Dumézil est amené à l'occasion à renier certaines affirmations passées, à rectifier certaines assertions précédentes. Mais ces repentirs n'affaiblissent en rien sa thèse comme quoi l'idéologie tripartite indo-européenne est la seule qui puisse expliquer la plupart des faits de la civilisation romaine.
On regrette d'avoir dû, pour être succinct, sacrifier l'analyse de bien des exemples précis (enlèvement des Sabines, fête des Matralia du 11 juin, fête des Equirria du 11 mars, fête de l'Equus october du 15 octobre, jugement de Pâris…), ces exemples qui sont la chair vivante et animée sur le squelette des idées. On regrette aussi de ne pouvoir traduire la chaleur communicative du conférencier dont la leçon magistrale, complétée par des réponses précises et convaincantes aux questions des auditeurs, laissera un profond souvenir aux Orléanais qui ont eu la chance de l'écouter.


Le 14 décembre 1979 : « La Rome antique : traditions historiques et découvertes archéologiques récentes », par M. Jean-Louis FERRARY, ancien élève de l'É.N.S. et ancien membre de l'École française de Rome, assistant de latin à l'Université de Paris-Sorbonne. Cette conférence, d'un haut niveau, ne s'adressait pas au public intéressé par l'archéologie vulgarisée ou par l'« histoire pour tous » ; il fallait avoir déjà un certain nombre de connaissances historiques, et peut-être même avoir vu la remarquable exposition organisée dans le cadre des échanges culturels franco-italiens et intitulée « Naissance de Rome » au Petit-Palais en mars 1977 (la plupart des documents photographiques illustrant la conférence provenaient de cette exposition).
Le but de M. Ferrary était de montrer l'apport important des récentes découvertes archéologiques à la connaissance de la Rome archaïque, c'est-à-dire avant sa fondation jusqu'aux débuts de la République, et de confronter ces découvertes aux traditions historiques et légendaires. Ces travaux – qui ne sont pas terminés, puisque l'inventaire des fouilles, rendues difficiles par l'urbanisation croissante, n'a pas encore été publié – ont bouleversé notre vision de la Rome primitive ; paradoxalement, ils confirment les données littéraires trop vite mises en doute par les historiens du XIXe et du début du XXe siècle. « Il faut, dit le conférencier, lier d'emblée le destin de la ville de Rome à celui du Latium tout entier, et distinguer quatre phases dans son évolution. »
La première période va, en gros, de l'an 1000 à 875 avant notre ère. Elle est révélée par les fouilles des nécropoles : Lavinium, Antium, les tombes à puits du Forum, le groupe des Monts Albains (Villa Cavaletti entre autres). Le matériel comprend surtout des urnes funéraires en forme de cabanes rustiques, avec des statuettes et des objets de bronze ; ces urnes contiennent les cendres d'un mort, ces nécropoles étant caractérisées par le· rite de la crémation. La tradition légendaire qui donne la primauté dans le temps à Albe sur Rome semble donc confirmée. Au cours de cette période, il y a eu évolution dans les rites : l'inhumation a succédé à la crémation, sauf pour Albe, qui est restée fidèle au rite primitif.
La seconde phase coïncide justement avec le recul d'Albe. C'est vers cette époque que le Forum cesse d'être un cimetière pour devenir habitat ; la nécropole émigre sur I'Esquilin ; l'abondance des sépultures permet d'affirmer que déjà l'habitat romain connaissait une grande extension.
La troisième période est la plus riche ; elle marque une mutation profonde qui correspond à l'âge de Romulus. La date de la naissance légendaire de l'Urbs avait déjà été confirmée par la découverte, au siècle dernier, des fonds de cabane du Palatin. Cet âge de Romulus coïncide avec l'apparition des céramiques grecques, sans aucun doute en rapport avec les ateliers d'Eubée installés à Ischia, puis à Cumes (la Campanie était une terre de colonisation grecque). C'est là une découverte capitale : on connaissait bien l'hellénisation du continent latin par l'expansion de ce que l'on a appelé « la Grande Grèce », mais il faut parler d'une première hellénisation. Rome est entrée en contact avec la Grèce dès sa naissance, et ce fut, pour le Latium, une période de très riche civilisation. L'archéologie du siècle précédent nous aide : les grandes tombes de Palestrina, mises au jour à partir de 1855, apparemment semblables à celles de Cerveteri, avec leur mobilier somptueux, n'étaient pas, comme on l'avait cru, des tombes de princes étrusques, mais de notables autochtones, latins, ayant vraisemblablement des liens avec l'aristocratie étrusque. C'est là d'ailleurs qu'on a retrouvé la plus ancienne inscription latine, bien connue des archéologues et des linguistes, la « fibule de Préneste », où l'on peut lire : « Manius m'a fait faire pour Numérius ». L'inventaire des tombes de Satricon (à cinquante kilomètres au sud-est de Rome) montre la même influence grecque, témoins ces vases en forme de Sirène, peut-être d'origine syrienne.
Les deux sites les plus importants sont Lavinium et Castel di Decima. Le premier est bien connu dans l'histoire : c'est la capitale des Laurentes, la cité du roi Latinus. On y trouve, outre une acropole et un autel dédié aux Dioscures, le monument dit « l'Heroon » d'Énée, le héros fondateur, élevé sur un tumulus du VIIe siècle, tel que Denys d'Halicarnasse l'avait décrit. Les fouilles récentes ont montré les deux états du monument : d'abord un tumulus avec sarcophage des années 660 environ ; dans la deuxième moitié du IVe siècle, cette tombe a été transformée en un petit temple avec cella. C'est à cette époque que Lavinium est devenu une partie de la communauté romaine : c'est alors qu'on a développé le culte de l'ancêtre, celui qui a amené la tradition troyenne.
Castel di Decima, village à 18 kilomètres au sud de Rome, est une vaste nécropole, découverte en 1970, où l'on a fouillé 240 tombes, qui date de la même période. Le mobilier en est d'une très grande richesse, et certaines pièces sont exceptionnelles, dont un pectoral d'or et une pièce de harnachement avec deux figurines.
Cette richesse et cette somptuosité n'a pas eu de lendemain ; il faut vraisemblablement supposer que Rome, une fois à la tête du Latium, a imposé une certaine austérité, à moins que ce phénomène de restriction du luxe funéraire ait été naturel.
La dernière phase correspond au règne de Tarquin l'Ancien, c'est-à-dire le dernier quart du VIIe siècle et le premier quart du VIe. Rome devient une ville avec les éléments essentiels de la vie politique. Le Forum est alors un centre d'activité autour de la regia, du comitium et de la Curie, reliés par la Via Sacra. La Regia qui, dans sa forme primitive, ne comprenait qu'un bâtiment très simple, s'enrichit sous Tarquin d'une décoration de terre cuite, et notamment d'une frise de style orientalisant. C'est sous le règne de Servius Tullius que cette décoration dénote le plus l'influence hellénique, comme en témoignent les statues d'acrothère, le torse d'Héraklès ou le buste d'Athéna casquée, dont la facture rappelle celle du célèbre Apollon de Véies. On peut donc affirmer sans exagération que cette civilisation est plus grecque qu'étrusque.
L'expulsion des Tarquins vers 509 marque la fin de la période royale : l'archéologie, une fois de plus, confirme cette crise. À cette date, la Regia en est à son cinquième état : elle sera reconstruite telle quelle indéfiniment, car elle n'est plus que la demeure du rex sacrificiorum, tout ce qui reste de la fonction royale. S'agit-il de la disparition de l'influence étrusque ? En réalité, il n'y a pas eu conquête, comme l'affirme l'histoire officielle de Rome, mais seulement contrôle militaire et commercial. D'ailleurs, le changement politique ne s'est pas accompagné d'une mutation artistique.
En conclusion de cette démonstration savante et solide, M. Ferrary avoue qu'il est difficile de trancher le problème des influences grecques ou étrusques sur la Rome archaïque. L'habitude est de considérer une Rome soumise à l'Étrurie. Les archéologues italiens modernes penchent pour la prépondérance de la civilisation grecque. En fait, Rome fait partie d'un ensemble culturel qui est le Latium ; l'influence de la Campanie hellénisée y atteint son apogée au VIe et dans le courant du Ve siècle ; elle est partiellement interrompue par la poussée des peuples montagnards. « Le monde latin, dit l'historien contemporain Massimo Pallottino, sort d'un état primitif pour entrer dans l'ensemble historico-culturel archaïque du VIe siècle, où Rome, poussée vers l'hégémonie sous la dynastie des Tarquins, occupe une situation de premier plan. »


Le 31 janvier 1980 : « À la recherche de l'Atlantide », conférence par Raymond WEIL.
L'Atlantide était d'abord un mythe platonicien, évoqué dans le Critias et le Timée. Lors du partage de la terre par les dieux, Poséidon a établi son empire au-delà des Colonnes d'Hercule ; la partie centrale en est constituée par une île dont la capitale est une ville extraordinaire, de forme circulaire, avec des canaux concentriques. Leurs habitants, les Atlantes, voulurent un jour essayer leur puissance en envahissant l'Afrique, l'Asie et l'Hellade ; ils sont arrêtés par les peuples en envahissant l'Afrique protégée par Athéna et Héphaïstos. Zeus, pour les punir, décide d'engloutir l'Atlantide.
Dès l'Antiquité, on s'interroge sur le bien-fondé de cette histoire, qu'Aristote met au nombre des mensonges, et l'on propose des interprétations allégoriques. À l'époque des grandes découvertes, on croit avoir retrouvé l'Atlantide au Mexique, à cause de la similitude des noms (Atzlan = terre des Aztèques) ou de la configuration des lieux (Cortès découvrant Tenochtitlan – l'ancêtre de Mexico – croit voir les canaux circulaires de la cité de Platon). Depuis, les hypothèses les plus variées foisonnent : au XVIIIe siècle, l'astronome Bailly (le futur maire de Paris en 1789) place l'Atlantide en Mongolie !
De nos jours, on a cherché des explications scientifiques : s'il y a eu la disparition d'un continent, les traces devraient en être visibles. Or les savants ne sont pas du tout d'accord sur l'existence d'un effondrement important à l'époque quaternaire ; l'étude du sous-sol de l'Atlantique n'apporte aucune certitude. C'est alors qu'une autre hypothèse a vu le jour : pourquoi cet effondrement n'aurait-il pas eu lieu au cœur même du bassin méditerranéen ? Archéologues et géologues se sont intéressés à la plus méridionale des Cyclades, l'île de Santorin, l'ancienne Théra qui, en 1500 avant J.-C., a littéralement explosé, ravageant par contrecoup toute une partie du monde hellénique : c'est à cette période qu'on place la disparition de la puissance minoéenne. Les fouilles de Théra, commencées dès la fin du XIXe siècle par l'École française d'Athènes, ont été menées systématiquement par les Grecs, sous l'impulsion du grand archéologue Spiridion Marinatos (disparu en 197­). Elles ont mis au jour une très riche civilisation d'un peuple de marins, exerçant une véritable thalassocratie, dont les objets usuels et les fresques témoignent d'un art fort raffiné. Nous avons pu admirer, parmi les excellentes photographies de M. Weil, plusieurs scènes déjà célèbres comme celle des enfants boxeurs, du pêcheur, ainsi que la fresque des navires (c'est même le seul document précis que nous ayons sur la navigation à l'époque archaïque).
Grâce à cet apport de l'archéologie, nous pouvons en déduire que l'explosion de Théra – assimilée à l'effet de 350 bombes à hydrogène – a pu anéantir une civilisation tout entière ; les cendres ont recouvert la Crète et le raz de marée s'est fait sentir jusqu'en Tunisie. Il suffit de comparer ces effets à ceux de l'éruption du volcan Krakatoa, en Insulinde (en 1883). Mais s'agit-il bien là des vestiges de l'Atlantide ?
La légende veut que Critias ait reçu des information de Solon – par l'intermédiaire de son grand-père – qui les tenait lui-même des Égyptiens, pour lesquels la Crète, et non Gibraltar, est le pays de l'Atlas. Mais les Égyptiens, amoureux du mystère, sont sujets à caution. M. Weil pense que le récit de Platon est une double simulation, mathématique d'abord (Platon joue avec des chiffres et se joue de nous), ensuite historique. Platon vieillissant se passionne pour l'histoire, mais en l'arrangeant à sa guise. Si l'on considère les dates, l'ancêtre de Critias n'a pas pu connaître Solon, et, sous le couvert de sa sagesse bien connue, on fait dire à celui-ci bien des choses. Il se trouve simplement que l'Atlantide de Platon est une fable politique qui illustre une idée simple, comme tous les grands mythes : un État est heureux quand il vit dans l'harmonie ; s'il poursuit des rêves d'expansion et de conquêtes, il va à sa perte ; Zeus punit toujours la démesure, la plus grande faute pour un Grec. La seule chose sérieuse c'est la découverte archéologique, le reste appartient à la littérature. « Nous n'avons pas trouvé l'Atlantide à Théra, pas plus que sous la mer, conclut M. Weil, mais nous nous plaisons encore à écouter une belle légende… »


Le 5 mars 1980 : « Jacques Copeau et le théâtre de plein air », conférence par M. Clément BORGAL. Il revenait à un homme de théâtre tel que Pierre-Aimé Touchard de présenter un historien du théâtre comme M. Clément Borgal : tous deux manifestent la même admiration pour l'homme qui incarne la « mystique du théâtre » : Jacques Copeau, et pour son continuateur Jean Dasté, le pionnier de la décentralisation théâtrale, si fort à l'honneur de nos jours.
M. Clément Borgal s'est efforcé, tout au long de sa conférence, de nous montrer l'aspect moins connu de Copeau que la tradition enferme un peu vite dans son univers du Vieux-Colombier. En effet, l'animation du petit théâtre parisien n'a duré en tout que six années. Il s'agissait donc d'éclairer les vingt-cinq années – qui vont de la fermeture définitive du Vieux-Colombier (en juin 1924) à la mort de Jacques Copeau en 1949 – période très riche, marquée notamment par une longue retraite en Bourgogne, à Pernand-Vergelesses. On a parlé, de fuite, d'évasion ; c'est vrai. Copeau, dès 1910, a senti que sa petite salle était « une caverne, un univers d'ombres trompeuses, et que la vérité se situait ailleurs, en plein air… ». Mais ce fut surtout pour lui l'occasion d'une prise de conscience, d'une longue méditation sur l'art théâtral.
Ces vingt-cinq années peuvent se diviser en trois périodes : deux sont marquées par des réalisations capitales et encadrent une étape de réflexion.
La première période culmine à Florence en 1933. « Cela a été pour moi, écrit-il à Suzanne Byng, un grand souci, mais une grande expérience. Maintenant, je me vois mal travailler entre trois murs. » Jacques Copeau avait été invité à l'occasion de la fête du « Mai florentin », à mettre en scène Le Mystère de Santa Oliva, pièce tirée du folklore toscan, à l'intérieur du monastère de Santa-Croce, haut lieu historique et religieux. Les spectateurs occupent les trois côtés du cloître, sous les arcades ; la scène, très vaste, comprend, outre le dernier côté des arcades, réservé aux chœurs, toute la partie comprise entre ce dernier côté et le puits central de la cour, délimitant ainsi six espaces scéniques à des niveaux différents. La nouveauté technique ne tenait pas aux dimensions du cadre – et Copeau a toujours banni tout effet spectaculaire – mais résidait essentiellement dans trois éléments : 1° un contact direct entre acteurs et spectateurs, le public entourant l'aire de jeu ; 2° ce qu'André Barsacq a appelé la « hiérarchie des lieux », suggérée par les différentes hauteurs des lieux scéniques (un peu comme les « mansions » du jeu médiéval) ; de ce fait, les acteurs « se meuvent littéralement avec le drame » ; 3° l'élément choral et musical, assurant une communion avec le public. Sans doute ce genre de mise en scène ne peut convenir à tout spectacle, mais il répond parfaitement au théâtre médiéval, au théâtre élizabétain, à la tragédie antique, ainsi qu'à toute œuvre non entachée de verbalisme. Copeau pensait qu'il susciterait de nouvelles œuvres, une renaissance de la création théâtrale. Il a fait en sens inverse le chemin parcouru par le théâtre de l'Antiquité au XXe siècle, ou, autrement dit, il revient à ses sources : l'espace et le plein-air.
La deuxième période est celle de la réflexion et de la théorie. M. Borgal s'appuie sur trois grands textes : une conférence prononcée à Coppet en 1935 : « le Théâtre et le Monde » ; un article de 1937 : « La représentation sacrée » et une brochure parue en 1941 intitulée : « Le théâtre populaire ». Tout un programme qui peut se résumer en ces quelques formules : « Le théâtre de nos jours n'existe plus, car il est tué par une métaphysique de la négation pure, par un évanouissement progressif des valeurs morales, l'Homme se retrouvant radicalement seul ». Un renouveau théâtral s'impose, mais « tous les efforts de rénovation dramatique ont jusqu'ici échoué ». Il avoue donc son propre échec, au Vieux-Colombier, car, pour lui, la révolution du théâtre doit venir du changement dans le public, de son enthousiasme véritable. « Il ne suffit pas de réformer le monde de la scène pour réformer le théâtre ». Et d'affirmer : « Il faut qu'il soit vivant, c'est-à-dire populaire, et donne des raisons de croire, d'espérer, de s'épanouir ». Certes, cette conception n'est pas entièrement nouvelle ; dès la fin du XIXe siècle, des pionniers comme Firmin Gémier, Paul Fort, Maurice Pottecher (et son « Théâtre de Bussang ») en avaient rêvé ; mais, selon Copeau, leur échec vient de ce qu'ils ont voulu devancer la révolution sociale. Non pas que Copeau se range parmi les révolutionnaires ; mais il pense à juste titre que le renouvellement de l'art ne peut venir que d'un changement de spiritualité. En attendant cet avenir meilleur, il faut le préparer par un retour aux sources, par la remise en honneur de la « Commedia dell' Arte ». On pense à tort à la liberté gratuite du jeu, aux pantalonnades, or Copeau nous rappelle qu'il n'y a « pas de forme plus rigoureuse, car le peuple est sensible à ce qui est simple et fort ». La « Commedia dell' Arte » doit enseigner la stylisation.
La dernière étape est marquée par trois réalisations, sans qu'il y ait filiation directe entre les théories annoncées et les œuvres produites. La plus ancienne remonte à 1935 ; c'est la mise en scène à Florence du Savonarole d'un auteur italien (Alessi) sur la place de la Seigneurie. Copeau a magnifiquement utilisé un décor naturel étonnant ; il a exploité un triangle formé d'une part, par le Palazzo Vecchio avec son balcon, de l'autre, la Loggia dei Lanzi, où sont placés deux chœurs et un orchestre ; entre les deux, formant l'hypothénuse, des gradins pour les spectateurs avec d'immenses tours en bois servant de supports aux projecteurs ou de lieux scéniques élevés. Au sol, sur la place même, la foule des figurants, haute en couleurs, se mêle à celle des spectateurs : l'esprit même de la représentation médiévale est retrouvé .
La seconde tentative a lieu en 1943, à Beaune, lors de la célébration exceptionnelle du 500e anniversaire de la fondation des célèbres Hospices. C'est Le Miracle du Pain doré, joué dans la cour intérieure du bâtiment. Malgré la présence de l'occupant, c'est une véritable fête populaire, à laquelle participent, au milieu d'acteurs chevronnés, d'authentiques gens du crû. L'auteur de ces lignes [André Lingois], qui a eu la chance d'y assister, se souvient encore d'avoir éprouvé, en toute naïveté, sa première émotion théâtrale, semblable à celle des paysans du Moyen Age contemplant l'Enfer et le Paradis aux porches de l'église. Copeau avait réalisé son désir : écrire un drame populaire moderne inspiré des Mystères authentiques. Il exulte : « Ces deux journées ont été le couronnement de tout ce que j'ai fait. C'est le modèle d'une célébration sacrée… »
Jacques Copeau, usé par sa maladie cardiaque, n'aura pas le temps de réaliser tous ses projets. Il écrira seulement Le petit pauvre, biographie dramatique de saint François d'Assise, qui est son testament spirituel et théâtral, pièce qui ne sera représentée qu'une seule fois, et après sa mort, en 1950, par son disciple italien Orazio Costa. Il semble que les leçons de Florence et de Beaune ont été écoutées, à en juger par la place importante occupée par les chœurs et la musique. Copeau y voit surtout deux avantages : l'élargissement du drame aux dimensions du Temps et des vérités abstraites et la souplesse apportée par la musique à l'élément verbal. « Le chœur, dit-il, est la palpitation tragique même, et non un ornement. » La vie du héros des Fioretti passionne depuis longtemps l'auteur (qui a déjà joué, en 1926, un Saint François de son ami Henri Ghéon) : il est attiré par la spiritualité du personnage, mais aussi par la similitude de cette destinée et de la sienne ; il voit même une analogie entre son propre cheminement et celui du saint.
« Ce cheminement, conclut M. Clément Borgal, du Vieux-Colombier au petit saint d'Assise, du théâtre d'ombres au plein soleil, est un épanouissement. Les dernières paroles de saint François à saint Bernard peuvent s'appliquer à Jacques Copeau : « Ma règle et mon testament sont des choses simples et claires… Il faut regarder le commencement. Toujours. » Belle leçon d'humilité et de foi dans l'art théâtral. Belle leçon, au sens noble du terme, que nous a donnée le conférencier.


Le 21 mai 1980 : « Les jeunes gens de la Comédie romaine », conférence par M. Pierre GRIMAL.
M. Pierre Grimal, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, membre de l'Institut, avait été invité par l'U.É.R. des Lettres de l'Université d'Orléans et l'Association Guillaume-Budé. Il fut donc présenté à la fois par M. Arcellaschi, président du Conseil de l'U.É.R. Lettres, et par M. Lionel Marmin, président de la Section Budé d'Orléans. Celui-ci déclara qu'en venant à l'Université il espérait faire participer les étudiants aux activités de l'Association.
M. Grimal expliqua en préambule les raisons du choix de son sujet, volontairement restreint : le problème de la Comédie latine, représentée par Plaute et Térence, qui écrit à peine cinquante ans plus tard, dépassait l'intérêt du théâtre en lui-même et apparaissait comme un moyen d'interroger l'histoire et de comprendre les questions de morale.
Dans un premier temps, le conférencier définit ces personnages essentiels que sont les jeunes gens, dont les aventures forment le sujet des pièces. Ils sont d'abord les héritiers de Ménandre ou de Diphile, eux-mêmes proches des jeunes gens du temps de Platon ou de Socrate. Du fait de leur origine, ils ont une dimension mythique et leurs modèles ne se rencontrent pas dans la vie romaine. Mais s'ils ont une source commune, comment se fait-il qu'ils soient si différents d'un auteur à l'autre?
Il faut remonter, dit M. Grimal, à la Comédie Nouvelle grecque, la « Néa », dont on peut se faire une idée d'après les fragments de Ménandre et les pièces de son imitateur Térence. Ces jeunes gens sont des aristocrates, fils de famille ayant reçu une éducation dérivée de la « paideia » aristotélicienne. Ils représentent une force dans la cité, d'autant plus que, dans la mentalité hellénistique, le rôle de la jeunesse est valorisé. Les comédies ont pour sujet le passage difficile de la vie militaire à la vie active : l'apprentissage de la liberté et la découverte de l'amour avec les « hétaïres » ou les meretrices. Il y a donc conflit entre cette recherche du plaisir et le mariage, la nécessité de continuer, outre la lignée, le culte de la famille et de la cité. C'est chez Térence que se trouve le mieux conservée l'atmosphère morale de la Néa. Dans l'Andrienne par exemple, Pamphile, jeune homme modéré, modeste et docile, se voit déchiré entre son amour pour la « métèque » Glycère et l'obéissance filiale, comme dans un drame bourgeois. Le héros de la comédie pratique, le sentiment de l'honneur, la maîtrise de soi, le courage et le respect des devoirs envers la cité, c'est-à-dire toutes les vertus du « Kalos Kagathos », de l' « honnête homme » du Ve siècle.
Cet idéal pourrait paraître livresque si l'on ne regardait l'histoire. M. Grimal rappelle alors l'influence qu'a eue vers les années 160 avant J.-C. Ia.découverte de cette éducation à la grecque chez les jeunes intellectuels romains, et en particulier dans le Cercle des Scipions. Ceux-ci se reconnaissaient dans les personnages de la Néa et se mirent à imiter leurs modèles : au milieu de la corruption ambiante, ils rêvent de gloire et placent comme valeur suprême la magnanimitas.
En remontant le temps, on est frappé par la différence de mentalité de la jeunesse que décrit Plaute. Rome vient de vivre une période de grands changements, conséquences des victoires sur Carthage. Après les tensions, c'est la détente, le développement économique, l'euphorie, le luxe. La jeunesse a le vent en poupe ; elle veut vivre à sa guise, au grand dam de l'ancienne génération. D'où la dissemblance : le problème amoureux qui était dans la Néa un drame social et moral est, à cette époque, un drame essentiellement économique. Plaute insiste sur le caractère destructeur de l'amour, qui sape la personnalité comme la famille. C'est lui qui est la cause de tous les maux, comme l'affirme le Charinus du Mercator. Il est facile de saisir l'opposition avec l'auteur du Phormion. Le jeune homme de Plaute est en danger, celui de Térence veut réaliser sa uirtus. Le premier tire de l'amour une leçon, le second y voit un principe constructeur.
Il est un peu simpliste de dire que les deux auteurs ont imité différemment leurs modèles, ou ont peint chacun la jeunesse de leur temps, avec les changements de mentalité. Il y a un parallélisme frappant entre les jeunes gens de Térence et les jeunes gens réels des années 160. Sous quelle influence cette jeunesse a-t-elle été incitée à suivre l'idéal grec ?
M. Grimal formule pour conclure l'hypothèse suivante : s'il y a eu transformation des mentalités, elle s'est produite justement grâce à l'influence de la Comédie. L'image de la société athénienne du temps de Ménandre a fini par s'imposer à travers le théâtre sur les meilleurs esprits. « Les comiques ont peut-être plus fait que les philosophes pour évangéliser la foule ». Et il ne faut pas perdre de vue que la comédie est offerte à un très large public, plusieurs fois par an, tandis que la diffusion du livre restera longtemps restreinte.
M. Grimal – dont nous connaissions tous le talent – nous a donné là une fort belle leçon, et qui dépassait le cadre de l'étude pour spécialistes. Par son érudition discrète et aimable, il nous a aidés à comprendre la richesse d'un théâtre qui reste aussi jeune que les personnages qu'il représente.


Le dimanche 1er juin 1980 : « Promenade en Ile-de-France, de Guillaume Budé à Jean Cocteau », avec la participation de MM. Bauchy, Boudet, Dalgues et Nivet.
« C'est ainsi que doit être célébré le culte des héros, je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le lieu où un grand homme est né et le lieu où il est mort. Mais les lieux qu'il admirait entre tous, dont c'est la beauté que nous aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage ? » Ainsi, dans la préface de sa traduction de La Bible d'Amiens de Ruskin, Marcel Proust parle-t-il des pèlerinages littéraires. Et donc, en ce premier dimanche de juin, c'est dans cet esprit (mais, cette année, au seuil des confins parisiens) que devait s'effectuer notre petit périple culturel tout ponctué de pépiements, la gent féminine, à l'accoutumée, prééminant de tous côtés dans le car d'usage… Divertissement géographico-littéraire particulièrement diversifié, dont l'itinéraire, en effet, allait nous mener de Beauce en Brie, et (salué Berryer) de Cocteau à Michel de l'Hospital, en passant par Guillaume Budé, Delacroix, Alphonse Daudet et Voltaire.
Notre première halte fut, près de la douce Essonne, pour le château d'Augerville-la-Rivière (espaces imposants et belles tours d'angle), que posséda Jacques Cœur et qui fut vendu en 1825 à Antoine-Pierre Berryer, dont Maître Jacques-Henry BAUCHY, d'érudition inépuisable et d'aimable faconde, allait agréablement nous entretenir.
Avocat sans rival (qui fit ses premières armes, à vingt-cinq ans, au procès du Maréchal Ney où, prenant la relève de son père, il adressa de lui-même à l'accusé un « billet de défense » qui fit sensation). Orateur impressionnant (« plus qu'un talent : une puissance », selon le mot de Royer-Collard). Académicien de belle prestance (élu en 1855, le même jour que son ami Musset). Député redouté et ménagé (légitimiste de cœur, mais libéral de tempérament, ce qui lui valut bien des ennuis). Adversaire irréductible des Napoléonides et royaliste impénitent (qui mourut après avoir répété trois fois « Vive le Roy »). Inaltérable et désintéressé, « le grand Berryer » compose, au total, un personnage assez fascinant.
C'est après le coup d'État du 2 décembre qu'il s'exila dans sa terre d'Augerville. Elle fut pour lui ce qu'avait été Nohant pour George Sand : un hâvre de grâce, une oasis de paix, un lieu préservé voué au seul commerce de l'esprit et de l'amitié. On y vit séjourner ou passer nombre d'illustres – dont Châteaubriand (avec qui ses relations, d'estime et d'admiration réciproques, n'en furent pas moins ombrageuses), Rossini Liszt, Dumas fils, Musset et Delacroix (que nous retrouverons plus loin, et dont maints passages du Journal ont trait aux charmes d'Augerville).
Augerville où évoluait par ailleurs tout un bataillon de jolies femmes pour lesquelles Berryer (dont les pouvoirs de séduction étaient multiples) manifestait des inclinations très précises, si l'on en croit les sentences des plus… polissonnes qui servaient de numéros aux accueillantes chambres du château, où le libertinage serait allé bon train, bien que Lacordaire et La Mennais y aient eu également leurs entrées, dont on veut croire qu'elles ne pouvaient être qu'édifiantes.
Gérant distrait, inépuisablement généreux, d'une fortune qui n'était pas illimitée, Berryer se vit contraint, à plusieurs reprises, de mettre Augerville en vente. Ce que d'innombrables amis et admirateurs, formant comités, parvinrent, Dieu merci, à éviter.
Veuf depuis 1842 et ne goûtant plus qu'Augerville, il s'éteignit en novembre 1868. Une foule énorme fut aux obsèques, et la mémoire du plus grand des ténors de la monarchie fut saluée par l'un des fondateurs et des futurs présidents de la Troisième République : Jules Grévy. Berryer repose aujourd'hui sous un charmant auvent rustique, devant lequel nous nous recueillîmes. Et l'ombre le veille, de l'humble église qu'il avait tant aimée.
Nous nous laissâmes alors couler vers Milly-la-Forêt, où Georges DALGUES présenta la chapelle Saint-Blaise-des-Simples, que décora Jean Cocteau – lequel y dort son dernier sommeil, sous une dalle nue porteuse de ces seuls mots : « Je reste avec vous. » Épaisse, étroite et fermée comme un poing, flanquée d'un naïf petit jardin botanique, cette chapelle, vestige restauré d'une maladrerie médiévale, s'ouvrit à nous sur son ornementation linéaire que signe sa facture même. Car ce poète de toutes les poésies ; cet acrobate du langage ; ce baladin de l'Excentrique ; ce funambule et cet escamoteur ; ce voyageur des contrées qui s'étendent de l'autre côté des miroirs ; ce touche-à-tout aux mains nues de magicien qui de tout faisait autre chose ; ce solitaire chargé d'amis – cet Étranger enfin, son crayon ne savait que tracer toujours le même trait. Qu'il ait à cerner les pouvoirs de la Belladone, le surnaturel de la Résurrection, la douleur du Christ aux épines, le pur profil ourlé de ses visages d'Anges où le mystère de tout chat, Cocteau ne peut, en effet, que suivre les méandres de ces lignes aux sortilèges faciles, dans l'instant reconnus, mais toujours opérants.
Nous atterrîmes peu après, dans le tohu-bohu des dimanches matins urbains, devant les restes rougeâtres du château d'Yerres. Et Jacques BOUDET de nous évoquer – tous propos doctes mais enjoués – la figure de notre grand patron Guillaume, prétendûment seigneur du lieu. La famille dudit était originaire d'Auxerre, et son blason d'anoblie en fut frappé de « trois grappes de raisins de pourpre ». Un certain Dreux I Budé acheta en 1452 la seigneurie d'Yerres et construisit le château. Son petit-fils, Dreux II Budé (l'aîné des quinze enfants d'un Jean III Budé), hérita la terre d'Yerres. Son quatrième petit-fils (et frère du précédent) est notre Budé à nous. Il ne reçut, lui, que la terre de Marly-la-Ville. Il est donc douteux qu'il ait eu à Yerres « son pavillon personnel », où sa présence attirait beaux esprits et notabilités diverses. Sachez donc que Guillaume naquit à Paris en 1468 ; qu'il s'adonna d'abord aux plaisirs de son jeune âge pour brusquement, à vingt-trois ans, « se convertir » aux études « des lettres d'humanité », sa scolarité orléanaise lui ayant paru de trop maigre profit, que le grec, le latin, l'hébreu lui deviennent vite langues familières ; qu'il ne cesse de traduire les grands Anciens, travaux déjà marqués d'un étonnant modernisme ; qu'on le salue bientôt comme le plus grand helléniste du temps ; qu'il correspond avec tout ce qui compte alors dans les « lettres » ; que François Ier le nomme « Maître des requêtes ordinaires de son hôtel » puis, en 1530, professeur au tout neuf « Collège des lecteurs royaux » ; qu'il aimait à travailler de ses mains dans ses métairies, loin de son hôtel parisien ; qu'il avait épousé à trente-sept ans une fille de quinze ans qui lui donna douze enfants ; et qu'il mourut en 1540, à l'âge de soixante-douze ans, non sans avoir ordonné que ses funérailles se fissent la nuit, sans cloches ni lumignons…
Sur ce, une longue auberge fleurie nous absorba, où nous nous attardâmes coupablement, la conjoncture faisant que n'en finissaient pas les considérations d'ordre papal de nos propos de table.
Après quoi, Jean NIVET, rassemblant tout le troupeau sous sa houlette enrubannée de gentillesse et de savoirs, devait vouer toute notre après-midi aux quatre qui nous restaient encore à honorer.
À Champrosay, près de Ris-Orangjs (Dieu que l'Ile-de-France a donc de noms jolis…), on peut apercevoir la maison où Delacroix, délaissant pour un temps sa délicieuse place de Furstenberg à Saint-Germain-des-Prés, vint régulièrement à partir de 1857. Il dit dans son Journal « y avoir connu le bonheur » – un bonheur fait de calme, de verdures et de liberté. Portant sur la nature un regard de peintre, il s'épanche en descriptions colorées dont certains fragments teintés de rousseauisme ne sont pas sans vertus romantiques. Las! le 11 mai 1858 il note : « Voilà qu'on me bâtit dans la plaine, au-dessus de mes fenêtres, une baraque dont le toit me cache un morceau de la rivière. On abat le mur de Villot. Tout passe, et nous passons… »
Et c'est cette même demeure de Delacroix que devait louer en 1868 Alphonse Daudet, lequel fut d'abord et surtout, quoi qu'en aient pu nous faire accroire son Moulin et ses Tartarins, un Parisien épris des tendres environnements de Paris. L'ancien atelier du peintre devint le cabinet de travail de l'écrivain. Puis nous nous répandîmes sur l'immense pelouse déclive de la belle maison blanche, symétrique et bourgeoise que Daudet acheta en 1886 et où il écrivit deux des trois romans que la région de Champrosay devait lui inspirer : Jack, Robert Helmont et La petite paroisse. Nous furent lus quelques extraits de ces œuvres – textes bien désuets, où transparaît un sens délicat, mélancolique et menu de cette nature que sa proximité de la capitale rend encore plus chère aux âmes nervaliennes. Ce qui fit dire à un journaliste anglais qui, en 1895, s'était entretenu avec Daudet : « Champrosay deviendra plus tard, comme Cadshill (la résidence de Dickens), un lieu de pèlerinage, le reliquaire d'une mémoire immortelle. » Ce dont nous serons maintenant quelques Orléanais à pouvoir témoigner.
Reprise la route, nous fîmes halte devant la poterne d'entrée – mais on n'entre pas – du château de Bel-Esbat où mourut Michel de l'Hospital en 1573, et où Voltaire, en octobre 1725 (il avait trente et un ans), pour complaire à une marquise, se fit le maître d'œuvre d'une fête burlesque donnée en l'honneur d'un certain curé de Courdimanche, ecclésiastique truculent, poète et libertin. Divertissement plutôt épais, où la verve de Voltaire se commet dans des plaisanteries de lansquenet égrillard – ce dont nous avons pu juger sur pièces, cette arlequinade faisant l'objet et d'une lettre à Mlle de Clermont, et d'un livret que notre homme ne craignit pas de publier, bien qu'il n'en fût pas dupe, puisque lui-même conclura sur ce clin d'œil appuyé : « Nous nous flattons que cette fête magnifique excitera partout l'émulation et ranimera les beaux-arts en France. »
Nous restait Michel de l'Hospital, avec « sa longue toison de barbe, qui bien loin du menton jusqu'au sein descendait. » Cet Auvergnat (né à Aigueperse en 1503), juriste humaniste éminent, premier Président de la Chambre des Comptes de Paris puis, comme chacun sait, Chancelier de France, fit preuve avec constance, dans ces hautes fonctions, d'un libéralisme trop souvent maltraité et d'un esprit de tolérance douloureusement anachronique. Disgrâcié en 1568 et ayant « résigné les sceaux», Michel de l'Hospital se retira à Vignay, domaine délabré que son épouse s'employa à remettre en état. Ce château a disparu, qui fut l'un de ces foyers d'humanisme si nombreux en province au XVIe siècle. Nous en saluâmes l'emplacement au passage, avant de gagner Champmotteux, dont l'église solitaire et glacée abrite le tombeau du Chancelier – sépulture qui fut victime des déprédations révolutionnaires, successivement trois fois restaurée, et dont le gisant grandeur nature à toute la froideur des marbres académiques du XIXe siècle.
C'est dans le silence de ce sanctuaire que Jean Nivet nous conta, citations à l'appui, la vie austère, résignée et « de vertu non commune » du témoin « chagriné » de cette Saint-Barthélémy dont les soudards vinrent le menacer jusque devant les portes du château de Vignay – et de l'écrivain qui fut, au dire de Montaigne, « bon artisan du métier de poésie », expert en vers latins et en épîtres « à la manière » d'Horace et de Juvénal, et auteur de Mémoires politiques non négligeables. Vignay délaissé par prudence pour le Valgrand, puis pour Montargis, Michel de l'Hospital revint pour mourir au château de Bel-Esbat, dont il est parlé plus haut.
Réembarqués et comblés, nous regagnâmes Orléans, où une pluie massive allait, pour finir, ajouter ses bienfaits rafraîchissants à la neuve fraîcheur de nos vieilles cultures.

Le secrétaire : André Lingois, Georges Dalgues étant l'auteur du compte rendu de l'excursion.


 

SAISON 1980-1981

L'activité de la section orléanaise ne s'est pas démentie pendant la saison 1980-1981, puisque six conférences ont été organisées devant un public fidèle ; le nombre des participants inscrits à l'Association reste constant depuis plusieurs années ; la seule ombre au tableau a été cette année l'annulation, en raison des élections, de l'excursion prévue le 14 juin (La vie littéraire à Poitiers jusqu'à la Renaissance).


La première conférence a été faite le 28 octobre 1980 par M. Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire de l'É.N., sur « Deux Orléanais en procès : Charles Péguy contre Gustave Lanson ». L'antagonisme de ces deux Orléanais célèbres est un sujet cher aux Orléanais et d'actualité, puisqu'il a été évoqué au récent colloque Péguy. Il leur fut agréable de l'entendre traiter par un Orléanais de souche, fort connu et fort apprécié, universitaire comme Lanson, et qui n'hésita pas à appliquer dans l'étude des pièces de ce procès la méthode même que Péguy a raillée.
M. Jacques Boudet rappela brièvement la biographie de Lanson (Achille-Alexandre Gustave), né le 5 août 1857 rue de la Vieille-Poterie, détruite en 1940. C'est un fils « de bonne famille » qui fréquenta l'école annexée au lycée impérial de notre ville, puis rejoignit ses parents installés à Paris. Sa carrière fut brillante et sans surprise : École normale supérieure, agrégation, professorat. En 1894, l'année où il fait paraître son Histoire de la littérature française, qui deviendra le bréviaire de plusieurs générations d'élèves, il est chargé d'une suppléance à l'école de la rue d'Ulm, dont il sera, après un passage en Sorbonne, directeur en 1919.
C'est donc en 1894, qu'a lieu la rencontre du professeur Lanson et de l'étudiant Péguy, qui doit présenter son « définitif », c'est-à-dire son mémoire (en l'occurrence sur Vigny). Péguy, selon le témoignage de l'un de ses pairs, Bourgin, éreinta l'auteur des Destinées et se fit éreinter par Lanson ; qui qualifia son travail de « critique subjective et orgueilleuse ». Ce premier affrontement a-t-il marqué à jamais Charles Péguy?
Il est difficile de répondre sans examiner les pièces du procès. Il faut attendre les écrits de Péguy contre son ancien. Ceux-ci datent de 1912 et surtout de 1913 ; le plus important est L'Argent (et L'Argent, suite), pamphlet virulent et cruel. Péguy accuse Lanson d'être un mauvais professeur, méprisant ses élèves, distillant « le miel et le fiel » ou « un vinaigre sucré ». Il l'accuse d'ingratitude, de jalousie à l'égard de ses pairs (il aurait participé au départ de Brunetière de l'École). Il le range parmi les arrivistes dont « la carrière entière est fondée sur l'irrespect ». Portrait terrible, dicté par un emportement excessif, qu'il faut regarder objectivement. Le principal grief, dit M. Boudet, c'est que Lanson professe et impose une méthode. Le « lansonisme » consiste à appliquer à l'étude littéraire les procédures de l'approche « historique et scientifique » : le relevé des sources, la biographie, la mise en fiches, l'insertion dans le contexte social et historique. Le conférencier ne résiste pas au plaisir – et c'est pour le nôtre – de lire les pages comiques de Péguy se moquant du cours sur le théâtre français du XVIIe siècle, où l'auteur décortique vaillamment les obscurs devanciers des grands dramaturges, mais bute tout à coup devant « la falaise Corneille ». Péguy accuse également Lanson d'abandonner sa méthode lorsqu'elle le gêne ; il fait allusion à des « Notes et impressions » que Lanson publia en 1912, après trois mois d'enseignement aux États-Unis. Péguy de protester avec verve : Lanson n'a pas le droit d'écrire sur ce sujet tant qu'il n'a pas épuisé toute la documentation sur l'Amérique ; sinon, il n'est plus « scientifique » ! Il ne l'est pas non plus lorsqu'il s'abaisse à faire le journaliste, ce « métier de droit commun » ! Péguy va même jusqu'à traiter ses chroniques de « crottes de bique » !
Après l'exposé des griefs, M. Boudet propose d'en faire l'examen. Lanson fut-il un mauvais professeur ? Il suffit d'apporter le témoignage d'un autre Orléanais de grande notoriété, le géographe Raoul Blanchard, auteur de Ma jeunesse sous l'aile de Péguy : si la voix du maître était effectivement monotone et lente, la pensée était toujours neuve et en éveil, et la bienveillance constante. Quant à la fameuse méthode, il est bon de rappeler ce qu'a dit M. Deguy au dernier colloque : « Le Lanson de Péguy est la caricature anticipée du post-lansonisme. Il se méfiait au contraire des généralisations à la manière de Taine, et il avait le sens des nuances. » Et au sujet de la « trahison » de sa méthode, la mauvaise foi de Péguy ne fait pas de doute. Avait-il vraiment lu ce livre sur l'Amérique ? De même, si l'on se donne la peine de lire les chroniques journalistiques de Lanson si violemment incriminées, on s'aperçoit qu'elles sont sérieuses, honnêtes et lucides.
Les accusations portées par Péguy tombent presque toutes d'elles-mêmes. Alors pourquoi cette caricature injuste, voire haineuse ? Il semblerait que les critiques du professeur en 1893 aient profondément blessé le jeune normalien, fier, intransigeant, bien au-dessus de sa condition d'élève, et déjà porteur de son œuvre future. Le témoignage de Daniel Halévy et celui des frères Tharaud corroborent l'impression qu'ont les lecteurs de Péguy : celui-ci est capable de ressentiment et de rancune ; il est imperméable à la vertu de charité. Plus tard, à l'époque de L'Argent, alors qu'il a conscience à la fois de sa valeur et de son échec, il se prend à mépriser ceux qui ont réussi, et particulièrement ceux qui ont réussi dans la critique, refuge des non-créateurs, dont Gustave Lanson est le symbole.
Une autre raison profonde de son ressentiment, selon J. Boudet, c'est que l'écrivain Péguy se complaît à fustiger, se laisse aller à sa verve polémique, aux mots qui frappent et qui blessent, comme le Hugo des Châtiments. Mais on peut voir aussi dans cette attitude une déviation de la passion pour la vérité. Dans la polémique, l'auteur de L'Argent s'abandonne avec une jubilation visible à un pamphlet d'une malveillance aveuglante.
La cause de Gustave Lanson, dit en conclusion J. Boudet, était donc facile à défendre. D'ailleurs l'accusé n'a jamais répondu à son détracteur ; bien au contraire, il lui a rendu hommage. En effet, il a ajouté après la guerre dans sa littérature un éloge sans réserves de Charles Péguy : « âme véhémente et généreuse ; ombrageuse et fière…  homme de parti pris sans doute, mais aussi prophète… ».


Le 21 novembre 1980, « Viollet-le-Duc et son temps », conférence par Robert BOITEL. Cet homme exceptionnel, qui occupa une place éminente en son temps et continue à jouer un grand rôle de nos jours, en dépit d'attaques injustes et violentes, eut des talents divers : non seulement architecte, il fut aussi peintre, décorateur, archéologue, écrivain et professeur. M. Robert-J. Boitel, architecte honoraire des Bâtiments de France, vice-président de l'Académie d'Architecture, ancien professeur à l'École des Beaux-Arts d'Orléans, était donc des mieux qualifiés pour nous parler de son illustre prédécesseur.
Après avoir rappelé à grands traits le rôle de Viollet-le-Duc – qui commença sa carrière à la Monarchie de Juillet et atteignit la notoriété sous le Second Empire, et qui s'illustra par la restauration de nombreux édifices, qui suscitèrent parfois la réprobation, comme ce fut le cas du château de Pierrefonds – M. Boitel a tenu, dans la première partie de son exposé, à rafraîchir certaines notions d'architecture, afin de replacer les conceptions de Viollet-le-Duc dans l'évolution des idées artistiques jusqu'au XIXe siècle.
Pendant plus de trois cents ans, du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, a régné l'art classique, issu de la Renaissance, c'est-à-dire la redécouverte de l'art antique gréco-romain. Cette Renaissance a été en réalité préparée dès le XIVe siècle et les artistes italiens n'ont pas attendu l'époque de Léonard de Vinci pour venir travailler en France. Viollet-le-Duc, qui passe un peu vite aux yeux du grand public pour un « fanatique » de l'art médiéval, a justement contribué à la connaissance de cette architecture antique et classique ; il a dégagé les principes de cet art, en particulier la notion d'eurythmie. Cette esthétique va être remise en question par le mouvement romantique, lequel coïncide avec la naissance de la grande industrie et l'essor du positivisme. Plusieurs tendances vont s'affronter dans la première moitié du XIXe siècle : les « rationalistes » qui affirment comme Labrouste que « les formes doivent être dictées par les nécessités de l'époque ». N'est-ce pas là l'acte de naissance de l'art dit « fonctionnel ? » En face d'eux, il y a les « gothiques » car, paradoxalement, l'époque romantique, à la recherche de racines nationales et originales, a redécouvert l'art du Moyen Age, après Chateaubriand, mais avant Hugo. Ces défenseurs de « l'art des Goths » vont y trouver le fondement d'une architecture nationale. Et les intentions idéologiques et politiques ne sont pas absentes de leur choix : le classicisme de Versailles devient le symbole d'une esthétique autoritaire et monarchique, tandis que l'art médiéval reflète le sentiment, traduit « une émancipation de la liberté », selon le mot de Vitet. C'est dans ce climat de contestation où s'affrontent « Anciens et Modernes » que s'affirme la position de Viollet-le-Duc.
La deuxième partie de la causerie fut consacrée plus particulièrement à l'évolution de la carrière et des idées de l'auteur du Dictionnaire raisonné de l'Architecture. Eugène Viollet-le-Duc est né dans un milieu artistique et intellectuel : il est fils d'architecte et neveu d'Étienne Delécluze, qui tint rue Chabanais un salon célèbre, fréquenté par les libéraux, dont Paul-Louis Courier et Stendhal. Il fut l'élève d'un émule de Percier, l'un des grands architectes de l'Empire (à qui est consacré en ce moment une exposition). Au lieu d'entrer à l'École des Beaux-Arts, il fait, en compagnie de son oncle, un long voyage initiatique en France, puis, en 1838, un séjour en Italie : il rencontrera Ingres à Rome. Après la création de la Commission des monuments historiques (Vitet en sera le premier inspecteur général), il accompagne en 1834 le tout jeune inspecteur Mérimée. C'est à eux que l'on doit le sauvetage des chefs-d'œuvre en péril célèbres, dont Vézelay, Carcassonne et Cluny. Viollet-le-Duc participera ensuite à la restauration de la Sainte-Chapelle et de Notre-Dame de Paris. On connaît sa doctrine : la restauration doit consister à compléter dans un bâtiment ce qui n'a pas été réalisé dans le projet primitif et à supprimer les ajoutures apportées par les siècles suivants. Ce purisme, au nom de la « vérité archéologique », ira parfois jusqu'à l'excès, voire jusqu'à l'illogisme, comme le pense Louis Hautecœur.
À partir de 1854, la carrière de Viollet-le-Duc se confond avec ses nombreux travaux : les restaurations des édifices religieux, Chartres, Reims, Amiens, Troyes, Clermont-Ferrand (où il termina la cathédrale gothique du XVe) ou des ensembles d'architecture civile comme la cité de Carcassonne. Mais ces réalisations ne doivent pas faire oublier la rédaction de ses grands ouvrages : d'abord le Dictionnaire d'Architecture en dix volumes, parus de 1854 à 1868, puis le Dictionnaire raisonné du Mobilier. On peut considérer que, dans cette œuvre où Viollet-le-Duc recensa tous les témoignages du quotidien, comme les jeux, les outils, les vêtements, il apparaît comme un précurseur du mouvement ethnologique qui est aujourd'hui à la naissance des musées d'art et traditions populaires. Sa curiosité et ses idées vont encore s'affirmer dans son dernier ouvrage, de réflexion majeure, les Entretiens sur l'Architecture (deux volumes : 1863 et 1872) destinés aux étudiants. Il y montre les conditions du renouvellement de l'art et la nécessité d'une réforme de l'enseignement artistique. Viollet-le-Duc, en avance sur son temps, envisage l'architecture en sociologue ; malgré sa passion partisane – il jouera après 1871, dans les rangs du parti de Gambetta, un rôle politique non négligeable – il fait preuve d'une grande clairvoyance. Il meurt à Lausanne le 17 septembre 1879, alors qu'il y achevait la restauration de la cathédrale.
La conférence, d'une remarquable tenue, fut illustrée par une série de diapositives sur les réalisations de Viollet-le-Duc, notamment Vézelay (qui n'était qu'une ruine branlante à l'époque) et Pierrefonds, où la reconstitution fut exactement une recréation. Nous avons eu le plaisir de découvrir un véritable talent d'artiste, à vrai dire plus de décorateur que de peintre. Son admiration pour le gothique, même un peu théâtral, ne lui a pas fait oublier la leçon de l'architecture antique, c'est-à-dire de l'harmonie des rapports. De même sa pensée mérite d'être retenue : « L'art n'a pas besoin de l'intervention de l'État, l'art n'a jamais été plus merveilleux que dans la liberté la plus complète. »


Le mardi 16 décembre 198o, M. Michel RAIMOND, professeur à Paris-Sorbonne, a parlé de « La modernité du récit dans L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ».
Ceux que l'on a appelés les nouveaux romanciers ont beaucoup admiré Flaubert, et en particulier L'Éducation sentimentale. Et, de fait, bien des aspects de ce roman annoncent des œuvres plus récentes, plus modernes.
Et d'abord le thème. L'Éducation sentimentale est le premier roman où il ne se passe rien, où la vie, simplement, s'écoule, où les intrigues ne conduisent nulle part, où les connaissances qu'on a des gens ne mènent à rien. Cela explique l'insuccès, lors de sa parution, de ce roman sans romanesque, dont l'intérêt ne sera reconnu que vingt ans plus tard par les naturalistes : en 1884, Henry Céard publia lui-même, sous le titre ironique de Une belle journée, le récit de la rencontre, un dimanche de pluie, d'un homme et d'une femme qui, la journée achevée, se sépareront sans que rien se soit passé. Plus tard, en 1955, Marguerite Duras reprendra ce thème dans Le square.
Le second aspect « moderne » de L'Éducation sentimentale, c'est ce qu'on pourrait appeler le réalisme subjectif, c'est-à-dire le fait que la réalité n'est évoquée que telle qu'elle est perçue par le regard du héros. C'est ainsi, par exemple, que sont vues les femmes, aussi bien la personne qui est avec Arnoux au Palais-Royal, dont un écran de taffetas masque le visage, que Mme Dambreuse que Frédéric croise alors qu'elle est dans un coupé et dont Flaubert dit qu'il n'aperçut que son dos (cela évoque le mot de Gide qui écrivit dans le Journal des Faux-Monnayeurs : « Grand progrès dans la technique romanesque : admettre qu'un personnage qui s'en va puisse n'être vu que de dos »). Quant à Mme Arnoux, Frédéric la découvre pour la première fois sur le bateau dans un éblouissement, puis, dès qu'il l'a quittée, il se souvient de particularités plus intimes : sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine de soie, de couleur marron. Chez elle, il n'aperçoit ensuite que, dans l'entrebaillement d'une porte, le bas d'une robe qui disparaît. À Saint-Cloud, quand elle parut en haut du perron, il n'apercevait que son pied. Enfin, se promenant avec elle dans Paris, il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras. Cette vision subjective du personnage, qui apparaît ainsi dispersé, est assez proche des effort de romanciers plus modernes.
De même, Flaubert annonce certains aspects du nouveau roman lorsqu'il instaure une vision de l'espace tout à fait nouvelle. Claude Ollier écrira plus tard : « Il ne faut pas dire qu'un héros marche ; il faut montrer ce qui défile à gauche et à droite du marcheur. » Cette technique rompt évidemment avec les descriptions classiques où l'observateur – Chateaubriand sur l'Acropole ou Lamartine sur sa colline – parcourt des yeux un panorama immobile. Or Flaubert utilise volontiers dans L'Éducation sentimentale ce qu'on pourrait appeler le travelling cinématographique. Si l'observateur est en bateau, le paysage se met à bouger autour de lui : le navire partit et les deux berges peuplées de magasins, de chantiers et d'usines filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule […] ; la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s'abaissa et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée. Proust n'aura plus qu'à perfectionner cette technique en imaginant que l'observateur se déplace sur une route en lacets, mettant en mouvement le paysage et des clochers dans le lointain. Dans L'Éducation sentimentale, l'espace n'est donc pas seulement décrit, mais exploré par le mouvement du regard selon une technique qui a quelque chose de filmique : des établissements de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois ; de hautes portes comme il y en a dans les fermes laissaient voir par leurs battants entrouverts d'ignobles cours. Ailleurs l'espace est analysé en plans successifs selon une technique cinématographique qui utilise la profondeur de champ : il l'aperçut (Regimbart) à travers la fumée des pipes, seul, au fond de l'arrière-boutique, après le billard, une chope devant lui.
Proust disait de Flaubert qu'il avait été « le premier à avoir transformé le monde en une impression ». Cela va souvent assez loin et le réel, dans L'Éducation sentimentale, ressemble parfois à un rêve. Parmi les passages oniriques du roman, on peut citer la quête fiévreuse, presque cauchemardesque, à travers Paris, quête qui conduit Frédéric à la Préfecture de police, où il se trouve dans une situation déjà kafkaïenne : il erra d'escalier en escalier, de bureau en bureau ; celui des renseignements se fermait ; on lui dit de repasser le lendemain. Puis, quand il a enfin retrouvé la trace de celle qu'il aime : il alla chez Arnoux comme soulevé par un vent tiède et avec l'aisance extraordinaire que l'on éprouve dans les songes. De même la rue Tronchet, à la fin de la deuxième partie, est vue d'abord à travers l'attente cauchemardesque de Frédéric, puis telle que l'avait rêvée Mme Arnoux la nuit précédente, pour réapparaître ensuite dans un cauchemar de Frédéric, avant d'abriter sa liaison avec Rosanette.
Mais l'aspect sans doute le plus moderne de L'Éducation sentimentale, c'est que ce roman est un des premiers à se construire autour de l'errance d'un héros désemparé par un monde trop compliqué dans lequel il a le sentiment de ne pouvoir agir. Dans La Chute, Camus fera dire à Clamence, réfugié dans le quartier réservé d'Amsterdam dont les canaux concentriques ressemblent aux cercles de l'enfer : Ah! mon ami, savez-vous ce qu'est la créature solitaire errant dans les grandes villes ? Et l'on retrouvera ce thème de l'errance dans le Voyage au bout de la nuit de Céline, dans l'Aurélien d'Aragon, dans L'Emploi du temps de M. Butor. Ces romans présentent toujours l'espace de la ville comme le lieu de la dispersion, de la facticité où la flânerie sans but correspond à un vide de l'âme. Et c'est ainsi que Flaubert présente Frédéric, après son attente vaine dans la rue Tronchet : Il s'en alla au hasard des rues. Des hommes passaient.
Cette déambulation de Frédéric s'accomplit autour de l'espace sacré, la chambre de la femme aimée, qui rappelle un peu la chambre de l'intimité close, de l'amour, de l'écriture et de la mort dans Le Labyrinthe de Robbe-Grillet. De même, la scène où Frédéric, seul dans les ténèbres, contemple les fenêtres éclairées de Mme Arnoux se retrouvera par exemple dans Moderato Cantabile, lorsque Chauvin, dans la nuit, regarde une fois de plus les stores blancs devant les baies illuminées d'Anne Desbaresdes. Dans les deux romans, la maison est l'écrin où se trouve, dans l'espace de l'intimité close, le joyau inaccessible. On le sent bien dans L'Éducation sentimentale lorsque Frédéric entend Mme Arnoux derrière une cloison : on entendait le bruit d'une cuiller contre un verre et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se fait dans la chambre d'un malade.
Donc, dans L'Education sentimentale, nous voyons le monde essentiellement tel qu'il est perçu par le héros. Or celui-ci est souvent placé de telle sorte qu'il ne voit ou n'entend que partiellement ce qui se passe autour de lui, que les conversations, par exemple, ne lui parviennent que par bribes, que l'essentiel lui échappe. Par-là, L'Éducation sentimentale se rattache à la technique romanesque de Patrick Modiano ou à celle de Giono dans Un roi sans divertissement. Aussi Frédéric s'interroge-t-il : Quel est le sens de tout cela ? Avec cette question, on peut dire que le roman quitte la tradition balzacienne pour basculer vers la technique proustienne, Marcel Proust ne considérant que les apparences, les phénomènes, pour se demander ce qu'il y a derrière, quel est le sens de tout cela.
De même, lorsque Frédéric renoncera à aller chez Dambreuse, donc à faire carrière, Flaubert lui fera dire : « À quoi bon ? » On reconnaît là la question qui sera posée dans L'Étranger de Camus. Tout se retrouve…


Le mardi 27 janvier 1981, « Aspects de l'art et de la civilisation des Étrusques », conférence par M. Raymond BLOCH, directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études.
M. Bloch s'est refusé à faire une conférence érudite et académique ; il s'est borné à commenter sur le mode familier une moisson de photographies, dont certaines furent prises lors de fouilles « in situ ». Il n'avait, dit-il lui-même en préambule, que l'intention d'évoquer quelques-uns des nombreux problèmes que pose encore ce peuple jugé mystérieux par les premiers archéologues. L'énigme la plus importante reste celle du langage : on n'est pas encore parvenu à le déchiffrer, sauf en de rares inscriptions, alors que l'écriture étrusque proprement dite ne fait pas difficulté. Il s'agit d'une écriture alphabétique comparable à celle des Phéniciens. L'élucidation totale de la langue est sans doute possible ; les archéologues font parfois des trouvailles, comme en 1964, près de Cerveteri (un des « hauts-lieux » de l'Étrurie), celle de trois inscriptions sur une feuille d'or ; en comparant l'étrusque avec le punique déjà connu, la lecture a fait quelques progrès… Sans doute l'origine de ce peuple reste controversée : on ne croit plus guère à la tradition rapportée par Hérodote qui le fait venir de Lydie au XIIIe siècle avant notre ère ; on peut seulement affirmer que les Étrusques ont succédé à la civilisation « des champs d'urnes » (appelée « villanovienne ») en Italie. Les découvertes les plus anciennes (début du premier millénaire) sont des urnes en forme de cabane et c'est justement par ce culte des morts et par le symbolisme funéraire de leur art qu'ils vont se distinguer de leurs voisins, les Ombriens, les Osques et les Latins. La frontière avec ces derniers sera difficile à tracer, dans le temps comme dans l'espace : l'Apollon de Véiès est étrusque, la Louve aussi, et les Tarquins… L'Étrurie ancienne – un fort beau pays comme nous avons pu le constater, avec sa lumière, ses cyprès, ses rivières encaissées et ses sites encore sauvages – s'étendait de la plaine de l'Arno aux portes de Rome et d'Arezzo à la vallée du Tibre. Il reste peu de choses de l'architecture urbaine, à part le pont de Vulci et l'arc de Volterra ; le seul site urbain est celui de Marzabotto, mais il s'agit d'une colonie, en territoire étranger, près de Bologne : aucun intérêt architectural et technique pauvre. En revanche, les nécropoles sont d'une étonnante richesse ; certaines, comme celle d'Orvieto, furent construites comme de véritables villes. Le type le plus courant de tombes est celui « à tumulus » : il y en a d'innombrables exemples à Tarquinia et à Cerveteri. M. Bloch nous a montré un autre type moins connu et moins répandu : les tombes « rupestres », taillées à même le roc, autour de Viterbe, hélas ! aujourd'hui toutes vides. Les tombes à tertre laissent encore d'heureuses surprises aux chercheurs. Grâce à une série de photographies documentaires, nous avons assisté à l'exploration de celles-ci : on détecte d'abord l'emplacement par le son ; on creuse avec une petite foreuse un trou où l'on adapte soit un appareil photo, soit un périscope : si l'on aperçoit du mobilier, on continue méthodiquement la fouille en ouvrant la tombe. Ce mobilier est très varié : il va du trône, de la véritable statue comme le célèbre « sarcophage des époux » de Cerveteri (aujourd'hui à la Villa Giulia) aux bijoux dont certains révèlent une technique de ciselure toute orientale. La production étrusque d'ailleurs s'étend sur près de huit siècles : en simplifiant quelque peu, on peut dire, comme pour la statuaire grecque, qu'il y a une période archaïque, avec, par exemple, les vases anthropomorphes et le curieux guerrier de Capestrano, une période « classique », à laquelle on peut rattacher les cippes de Chiusi, et une période « tardive », où les sujets humains sont traités avec de plus en plus de réalisme.
On ne saurait parler des Étrusques sans montrer leurs célèbres tombes à fresques. Elles sont pour la plupart concentrées sur deux sites : Tarquinia et Cerveteri ; mais l'ancienne capitale du roi Porsenna, Clusium, aujourd'hui Chiusi, contient quelques très belles tombes, avec des fresques représentant des jeux athlétiques. Les artistes excellaient dans la peinture des animaux, comme dans la tombe du Baron, à Tarquinia, et des corps en mouvement, comme dans la tombe des Lionnes ou dans celle des Augures.
La technique du dessin et de la couleur apparaît dans toute son originalité quand on la compare d'une part avec celle des fresques romaines de l'époque pompéienne, de l'autre avec celle des fresques grecques, sans doute très peu postérieures. Cette comparaison est assez récente, puisque la seule tombe peinte du monde hellénique a été découverte en 1968 à Paestum : il s'agit de ce curieux plongeur dans son dernier envol.
Cette agréable promenade en Étrurie, aimablement guidée par M. Raymond Bloch, nous a permis d'apprécier la richesse et l'extrême variété de l'art d'un peuple qui a façonné Rome et dont les descendants, « ces sacrés Toscans », n'ont pas fini de nous étonner.


Le vendredi 6 mars 1981, « Alexandre vu par les historiens modernes et contemporains », conférence par François VANNIER, maître-assistant à la Faculté des Lettres d'Orléans.
Les amateurs de biographies historiques ainsi que les inconditionnels de Roger Peyrefitte auront été déçus. Car le but du conférencier n'était pas d'ajouter des anecdotes, mais de montrer la succession des images diverses du personnage selon les époques et les pays. Ces images étaient d'ailleurs contrastées dès l'Antiquité : à l'Alexandre des Stoïciens, sage et précurseur d'un cosmopolitisme universaliste, s'oppose déjà un portrait façonné par les Aristotéliciens, celui d'un mauvais génie, odieux et cruel.
M. Vannier a cependant rappelé brièvement les exploits du conquérant, en insistant sur la date-charnière de 330, date à laquelle il prend à Ecbatane le titre de roi d'Asie. Il vient d'occuper allègrement le royaume de Darius – qu'il a battu définitivement près d'Arbèles. À partir de là, la conquête sera plus rude ; à mesure qu'il va vers l'est, les difficultés augmentent, d'abord avec les Afghans (déjà !), puis avec les Indiens du roi Poros. La date de 330 marque un tournant dans la politique comme dans la stratégie : le rôle des Grecs s'amenuise ; le roi règle ses comptes avec les « vieux fidèles », les Macédoniens traditionnels, tandis que les Orientaux prennent leur place progressivement, au point qu'on a pu parler d'une véritable politique d'assimilation.
À la suite de ce rappel historique, M. F. Vannier a classé chronologiquement, à partir du XIXe siècle, cinq images d'Alexandre. La première est celle d'un roi héroïsé, comme aux tout premiers temps de la légende : le meilleur exemple en est la représentation d'Alexandre en Héraklès, vêtu de la peau du lion de Némée, tel qu'on peut le voir sur une monnaie de Sicyone. Cette figure héroïsée apparaît pour la première fois dans un livre de 1833, dû à un jeune historien prussien, Johann Droysen, élève de Hégel. Il est à la fois grand admirateur de l'hellénisme dont l'âge d'or est le Ve siècle et des théories hégeliennes sur le sens de l'histoire. Selon lui, Alexandre est le héros de la conquête et le fondateur d'une nouvelle ère, celle d'une fusion entre l'Orient et l'Occident – qui va durer jusqu'en 1453.
La seconde image, d'un Alexandre totalement germanisé, est en référence avec une Allemagne unifiée après 1870. Le fils de Philippe, ancêtre de Bismarck, est vu surtout comme l'unificateur du monde grec ; on oublie qu'il est un Macédonien, presque un Barbare, et les historiens de mener une véritable opération de « blanchiment ». Aux fins d'éducation de la jeune Allemagne, on dresse la statue d'un chevalier parfait dédié à la cause hellénique.
Dans la période de l'entre-deux-guerres (de 1918 à 1940) apparaît un autre Alexandre, l'Indo-Européen, le Titan, force qui défie les normes traditionnelles. L'histoire ayant évolué demande la vertu de sympathie ; mais cette sympathie va tourner à l'adoration. L'étude d'Alexandre se mue en un culte d'Alexandre, c'est-à-dire d'un génie inspiré, puissant, nietzschéen, qu'on ne peut juger « avec la froide raison des Sémites ». Ce génie deviendra même, par un avatar suprême, le champion des forces aryennes, puisqu'il a mis sur un pied d'égalité les Macédoniens et les Perses, tous aryens en quelque sorte…
Pendant la même période, outre-Manche se dessine un autre Alexandre, anglicisé bien sûr, mais aussi spiritualisé : il est alors l'homme de la concorde et de la conciliation, le précurseur de la S.D.N. et de l'O.N.U.
La cinquième et dernière image d'Alexandre sera évidemment en réaction contre les précédentes. M. Vannier l'intitule : Alexandre relativisé et rationalisé. C'est le contraire du mythe, c'est l'homme de la realpolitik. Les statues dressées au cours des cent-vingt années antérieures, du sage modéré aussi bien que du surhomme, vont être brisées par « les historiens minimalistes ». Ceux-ci vont s'intéresser aux victimes du roi, à ce qu'on nomme pudiquement sa « pacification » – et surtout vont critiquer la fusion tant vantée entre l'Orient et l'Occident. Il semble qu'elle ait été épisodique et superficielle; il n'y aurait jamais eu de véritables acculturations.
M. Vannier conclut très vite en disant que le temps des grandes synthèses historiques lui semblait bel et bien fini et que les savants adoptaient aujourd'hui, pour le vainqueur d'Issos et d'Arbèles, un « profil bas ». Y aurait-il corrélation entre la « médiocrité » d'Alexandre et « la baisse de tonus de notre époque » ? Nous serions tentés de répondre oui, car la leçon de F. Vannier était claire : dans la recherche du passé, si scientifique soit-elle, se projettent toujours les préoccupations politiques du présent.


Le 26 mars 1981, M. Gérald ANTOINE, professeur à Paris III et recteur honoraire, a traité de « Politique et grammaire. Fluctuations sur la devise républicaine ». Il n'était sans doute point besoin de présenter M. Gérald Antoine aux Orléanais venus nombreux manifester leur sympathie à l'égard de leur ancien recteur. Mais cette tradition nous a valu une chaleureuse introduction de M. Roger Secrétain, inspirée par l'émotion et la joie de retrouver, sous le signe de Péguy, non seulement le fondateur et l'animateur de notre jeune et bicéphale Académie, mais aussi l'ami authentique. « Laissez-moi, dit-il, conclure en parodiant votre sujet, et proposer une devise pour les vraies affections, également en trois mots : complicité, amitié, fidélité. » Le sujet de la conférence de Gérald Antoine était l'étude de notre devise républicaine : Liberté-Égalité-Fraternité et de ses « fluctuations ». C'était le sujet même de son livre publié par l'Unesco, dont M. R. Secrétain a rendu compte dans l'éditorial du 1er mars de La République du Centre. « Double difficulté, dit en préambule M. le recteur Antoine, sur le mode plaisant, que de parler de son propre « bouquin » et à la suite d'une présentation si pertinente ! » Il serait bon d'ajouter : quelle difficulté – et quelle gageure ! – que d'avoir à rendre compte des propos de M. Antoine, dont l'esprit fuse à chaque instant et entraîne l'auditoire vers des horizons nouveaux au détour d'un mot, d'une boutade ou d'une parenthèse… Combien l'on regrette de ne pouvoir être, comme dit Montaigne, « tel au papier qu'à la bouche » ! Combien on regrette de ne pouvoir transcrire dans le détail les allusions, les citations, les changements de ton, les mimiques, tout le sel de cette causerie, qui, sous des allures aimables et pleines de fantaisie, présentait le plan rigoureux des soutenances de thèse universitaires.
La première partie était destinée à montrer le cheminement du livre et le dessein de son auteur. Cette réflexion sur notre « trinité sacrée » , dit en substance Gérald Antoine, est le fruit d'une triple rencontre : la commission des libertés, présidée par Edgar Faure ; en 1977 le colloque tenu à l'Unesco intitulé « Paix et Liberté »; en 1978, à Montréal, une communication sur le racisme et les inégalités, du point de vue du linguiste. À ces deux enquêtes, il ne manquait donc que le troisième terme, celui de fraternité, avec ses variantes ; cette dernière étude a été ajoutée à la demande de l'Unesco pour former avec les deux précédentes un volume destiné à la campagne que mène cet organisme mondial en vue de promouvoir les droits de l'homme.
Le conférencier nous fait remarquer, non sans une pointe d'orgueil (légitime), que cette devise si célèbre dans le monde n'a jamais eu d'historien. La raison en est que l'historien seul est désarmé, que l'interdisciplinarité n'est pas encore très répandue en France et que les grammairiens, d'ailleurs fortement divisés, ne travaillent pas avec les politologues. Or la grammaire peut faire bon ménage avec la politique et l'une peut même révéler l'autre. L'emploi d'un pluriel à la place d'un singulier n'est pas innocent : les partis de gauche parlant exclusivement des libertés, la liberté serait-elle un concept de droite ?
Le but de la recherche de G. Antoine était d'étudier les « métamorphoses sémantiques, politiques et sociales » de ces trois grands termes, avec leurs déterminants et leurs corollaires (par exemple le couple fraternité-solidarité), sans avoir la prétention de l'exhaustivité, en enquêtant avec l'aide du Trésor de la langue française de Paul Imbs et du Laboratoire d'études des textes politiques de Saint-Cloud, sur un échantillonnage de textes français allant de 1789 à nos jours, en introduisant « le maximum de rigueur là où le flou sentimental fait la loi ». Notre conférencier s'est seulement borné, pour ne pas lasser son auditoire, à nous montrer quelques-unes de ses découvertes, humbles sans doute, mais riches d'aperçus. D'abord le terme de liberté apparaît à chaque siècle comme envoûtant et magique autant qu'imprécis, selon le mot d'Helvétius reprenant Malebranche : « la liberté est un mystère ». Serait-ce un mot vide de sens ? Un mot profané, comme dans l'invective véhémente des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand : « …cette liberté vendue, prostituée, brocantée, maquignonnée à tous les coins de rue… ». La seconde remarque importante, c'est que notre devise nationale n'a nullement été stable. Sans doute les révolutionnaires de 89 ont rendu célèbre notre trilogie, mais, dès 1893, elle est amputée : seul le couple liberté-égalité demeure. Il est vrai que le slogan « Liberté, égalité, fraternité ou la mort » avait une odeur de fanatisme peu supportable. Très vite Bonaparte instaure la triade : Liberté-Égalité-Ordre public, qui devient sous l'Empire : « Liberté et Ordre public »; les quarante-huitards essayèrent bien de ranimer la fraternité ; sous la Commune, ce fut : Liberté-Égalité-Solidarité. Des trois concepts, celui de fraternité, apparemment le plus chargé d'affectivité et d'histoire révolutionnaire, puisque le « Salut et fraternité » était le mot de passe des sans-culotte, suscita le plus de réticences. Sans doute est-ce à cause de ses connotations chrétiennes. Mais qu'on sache alors que celui de participation, cher au général de Gaulle, évoque des souvenirs religieux, puisqu'on le trouve chez saint Augustin et chez Léon Bloy. Les mots nous mènent parfois très loin…
La seconde partie de la causerie nous a replongés dans l'actualité quotidienne. M. G. Antoine a fait un article inventaire lexical de quelques textes politiques récents; entre autres un article du Monde-Dimanche intitulé « Libertés 81 » et les discours des « quatre grands » de la campagne présidentielle à ses débuts. Bornons-nous à quelques constatations : la liberté apparaît comme une notion essentiellement politique ou idéologique, et nous sommes conditionnés dans notre vie sociale par l'idée que nous nous faisons de la liberté ; le terme de fraternité reste rare en mars 1981, sans doute encore trop lié à la tendresse ou à la camaraderie virile ; il y a une confusion permanente entre la liberté des citoyens et les libertés particulières, par exemple celle des entreprises ou des prix, c'est-à-dire la liberté des puissants ! Paradoxalement, les candidats de gauche parlent peu de liberté et beaucoup d'égalité, ou plutôt d'inégalités. À noter cependant une nouvelle triade, dans les affiches du Parti socialiste : « Paix, emploi, liberté », qui n'est pas sans rappeler : « le pain, la paix, la liberté » des manifestants du Front populaire de 36. Mais à ce sujet, notre grammairien fait remarquer qu'en 1981 le seul mot concret a disparu…
Encore une fois, il faut « céder l'initiative aux mots »… et à la grammaire. Et c'est par son éloge, par la « laudatio » de cette humble discipline, dépouillée des prestiges de la linguistique, que M. Gérald Antoine a conclu. N'avait-il pas mis en épigraphe de son livre cet aphorisme des Essais : « La plupart des occasions de trouble du monde sont grammairiennes »…

Les secrétaires : André Lingois et Jean Nivet.


 

 SAISON 1981-1982

La saison 1981-1982 peut être considérée comme faste – bien que le nombre des adhérents reste à peu près stable – si l'on en juge par le développement des manifestations : sept conférences, suivies par un public toujours fidèle, et une excursion en Poitou – qui a connu, il faut l'avouer, un peu moins de succès à cause de la longueur du trajet.


La première causerie a eu lieu le 21 octobre 1981; le sujet en était : « Un centenaire : l'enseignement secondaire des jeunes filles », M. Jacques BOUDET, inspecteur général honoraire de l'Éducation nationale, inaugurant le cycle de conférences, en commémorant le centenaire de la création de l'enseignement secondaire des jeunes filles. C'est en effet le 21 décembre 1880 que fut votée la loi « Camille Sée », instituant cet enseignement public, qui passa à l'époque pour une « révolution sociale et morale ».
Le conférencier évoqua d'abord la situation de l'enseignement des jeunes filles à la fin du XIXe siècle à Orléans. Il existait seulement comme établissement public l'École normale des filles, alors au 13 de la rue de l'Ange, dirigée depuis 1869 par Sœur Protogène, fille de la Sagesse… d'allure peu laïque. En 1867, avait été institué un cours secondaire (dit « cours Duruy »), où une vingtaine d'élèves assistaient, avec leur mère (!) à quelques conférences données par les professeurs du lycée impérial. Les jeunes filles de la bonne société fréquentaient les maisons pieuses, comme les Ursulines ou les Sœurs de Saint-Aignan. Théoriquement, elles pouvaient, depuis l'exploit d'une certaine Juliette Daubier en 1861, à Lyon, se présenter au baccalauréat… Dans ce domaine, la France restait très en retard sur l'étranger. C'est dans ce climat plutôt rétrograde que le jeune député alsacien Camille Sée déposa une proposition de loi qui fut débattue pendant près de deux ans.
Les objectifs du législateur de 1880 n'avaient rien de révolutionnaire, bien que certains députés y aient vu une manifestation de l'émancipation féminine. Il s'agissait de donner aux jeunes femmes une formation qui ferait d'elles des « épouses républicaines », afin qu'elles constituent avec leur futur mari « des ménages harmonieux ». Il n'était pas question de remettre en cause la prépondérance masculine. Françoise Mayeul, auteur d'une thèse qui fait autorité sur ce sujet, cite les paroles malencontreuses d'un ministre : « Nous ne voulons pas de femmes savantes, mais des mères de famille et des femmes de ménage ». Camille Sée fera, après le vote, forger une médaille avec cette devise : « Virgines futuras virorum matres res publica docet ».
Des affrontements entre parlementaires eurent lieu au sujet des futurs établissements d'enseignement. Fallait-il, comme le voulait Camille Sée, choisir l'internat, pour « retrancher les élèves des influences pernicieuses du monde extérieur » ? L'opposition de droite parla de « casernes pour jeunes filles ». Ce différend cachait en réalité un débat plus profond sur le rôle de l'État. M. Boudet rappela qu'il y eut l'écho de ce débat en 1936, quand on transforma le ministère de l'Instruction publique en celui d'Éducation nationale. Finalement, l'argument qui l'emporta en faveur de l'externat fut d'ordre financier, les municipalités pouvant prendre en charge un internat annexé.
Quant à l'enseignement dispensé dans ces lycées et collèges, il donna lieu à des discussions aussi passionnées ; il ne fut cependant jamais question de le calquer sur celui des garçons. À ceux-ci, on reconnaissait la primauté de la raison et de la logique ; à celles-là, le domaine de la « sensibilité », de la « délicatesse ». On note dans les interventions parlementaires la constante référence à Philaminte et Bélise. Certains même de se moquer « de la génération de pécores qui sortiraient des collèges de M. Ferry… ». Cet enseignement serait donc à dominante littéraire, mais sans philosophie ni langues anciennes, avec « lecture, règles françaises (= grammaire), géographie, cosmographie, notions élémentaires d'arithmétique, histoire nationale, hygiène, gymnastique et… travaux d'aiguille ». Le débat reprit tout particulièrement sur la morale qui devait remplacer la philosophie. Camille Sée pensait comme Jules Ferry, disciple de Comte, à une morale détachée de toute métaphysique, universelle, indépendante… et républicaine. M. Boudet nous fait remarquer que ces débats furent toujours d'une très haute tenue.
L'application de cette loi ne fut pas immédiate, faute surtout de personnel. La progression fut lente : en 1896, trente-deux lycées, vingt-sept collèges, 10.000 élèves ; en 1900, quarante lycées, vingt-six collèges, 12.000 élèves ; c'est à cette date que fut ouvert le premier collège de filles du Loiret, à Montargis. Le futur lycée Jeanne-d'Arc ne fut installé qu'en 1903 dans l'ancien séminaire. Le premier grand établissement parisien, avant « Fénelon » de 1883, fut un établissement privé, qui conquit d'emblée une excellente réputation qu'il garde aujourd'hui, le collège Sévigné, fondé le 3 novembre 1880 sur l'instigation du philologue Michel Bréal, qui avait participé à la fondation de l'École alsacienne. Ce collège Sévigné était dirigé par Mathilde Salomon, dans un esprit de liberté et de modernisme remarquable pour l'époque.
Ce ne fut pas toujours le cas des établissements de jeunes filles ouverts à la fin du XIXe siècle ; on assista à une véritable surenchère sur l'enseignement congréganiste. Les professeurs, jeunes célibataires, formées durement dans une école créée pour elles, le 3 mars 1881, et (mal) logées dans l'ancienne manufacture de Sèvres, habituées à un internat austère et à une discipline morale rigoureuse, entraient dans un « noviciat laïque ». La première directrice de Sèvres, Mme Jules Favre, avait pris sa mission très au sérieux…
M. Boudet, en manière de conclusion, nous livra quelques réflexions sur la naissance de cet enseignement. D'abord, si la loi fut proposée, discutée, votée par des hommes, leur action ne fut absolument pas épaulée par les femmes ; cela tient sans doute au fait que les activistes de l'époque ne s'intéressaient qu'à la classe ouvrière, étant donné que les premières élèves des lycées appartenaient à la frange dite « bourgeoise ». Il faut dire aussi que l'image de la femme qui ressort de ces débats parlementaires et des textes législatifs est quelque peu dépréciée de nos jours : on se plaît à célébrer les hautes vertus de l'épouse et mère, mais en la subordonnant à l'homme. Mais faut-il pour autant sourire des législateurs de 1880 ? Au-delà d'un vocabulaire moralisant et désuet, on peut, dit très justement M. Jacques Boudet, qui fut très applaudi à la fin, « saluer avec respect, et même avec un peu de regret, la foi, l'ardeur, la liberté de pensée de ces fondateurs de l'éthique républicaine… »


Le 24 novembre 1981 : « Le quartier des théâtres dans la Rome antique », par M. André ARCELLASCHI. N'en déplaise aux esprits chagrins qui annoncent à chaque rentrée la mort des humanités classiques, dernier bastion de la culture bourgeoise, l'enseignement des langues anciennes à la faculté des lettres d'Orléans se porte bien. On comprend les raisons de sa bonne santé après avoir entendu M. André Arcellaschi, maître assistant de langue et littérature latines à la Faculté qui achève une thèse sur  « le Mythe de Médée dans le théâtre latin ». Le sujet de la causerie de M. Arcellaschi : pouvait paraître limité et réservé aux spécialistes ; il n'en fut rien, parce que le conférencier avait élargi son sujet en mêlant trois points de vue, celui de l'archéologue, celui de l'historien, et celui du sociologue ; il faut ajouter qu'il possède un don véritable d'animateur.
M. Arcellaschi a commencé par une description des lieux – agrémentée de diapositives – de ce quartier de Rome, la neuvième région qui comprend le Champ-de-Mars, vaste plaine bordée par le Tibre. C'était le premier « espace vert » de la Rome antique, un terrain de jeux, avec « jardin anglais », où le soir se donnaient des rendez-vous amoureux, si l'on en croit Horace… Mais, déjà à cette époque, l'urbanisation exerçait ses ravages, et l'on vit s'élever à l'ère impériale des stades, des temples, des palestres… puis des théâtres… en somme la « zone de loisirs » de nos édiles modernes.
Une fois faite cette mise en place des lieux, le conférencier pose alors la question essentielle : celle de l'origine du théâtre – en tant que monument – dans la Rome antique. Les érudits s'accordent pour dater le premier théâtre en pierre – celui de Pompée – de 55 avant J.-C. Il est hors de doute que la civilisation romaine s'est intéressée au théâtre bien avant cette date. M. Arcellaschi choisit deux preuves, deux témoignages tirés de la céramique. L'un d'eux est le base d'Asstéas (un potier de Paestum) qui représente une scène de tragédie avec un décor nettement dessiné, et en particulier une estrade et une frons scenae qui ferme l'horizon, au contraire du théâtre grec. Il y a donc bien une architecture théâtrale romaine nettement formée, même s'il n'existe pas encore de construction en dur – ce qui est également attesté par les textes (comme l'Amphitryon de Plaute). On sait que le plus vieil édifice est le « theatrum ad aedem Apollinis », au sud du Champ-de-Mars. Les théâtres en bois vont se multiplier, la plupart de grandes dimensions et d'une grande richesse de décoration, comme celui de Scaurus (en 58 avant J.-C.). Le choix du bois aurait été maintenu, selon Tite-Live, pour des raisons morales : les Romains qui manifestaient un goût immodéré pour la scène, n'auraient pas quitté celle-ci, si le théâtre avait été permanent !
On peut alors se demander comment Pompée a réussi en 55 à construire ce gigantesque monument. D'après M. Arcellaschi, Pompée eut recours à un subterfuge : tout en haut de son « complexe théâtral, avec portique, jardins, curie », il fit construire un temple à Vénus Victrix – la religion servait d'alibi à l'art ! Cette construction, d'un luxe inouï, excita sans doute la jalousie de César qui entreprit, sur l'emplacement situé près du temple d'Apollon, l'édification d'un monument – un peu moins grand puisqu'il ne comprenait que 20.000 places au lieu de 40.000 – qu'Auguste terminera. Il existe aujourd'hui encore dans sa plus grande partie et est connu sous le nom de « Théâtre de Marcellus ». Au siècle suivant et dans ce même quartier furent édifiés le théâtre de Balbus (dont la dédicace date de 13 avant J.-C.) et l'Odéon de Domitien.
La dernière partie de la causerie de M. Arcellaschi fut consacrée à l'aspect social du théâtre à Rome. L'architecture même reflète une autre conception de la société et des loisirs qu'en Grèce. Le théâtre est d'abord un lieu de rencontre ; le public y vient comme à la palestre : il y a toujours une répétition en train, que ce soit de musique ou de danse. Tandis que les notables ont leurs places réservées à l'aide de jetons, et que les femmes de la « haute » se pavanent aux représentations comme dans un salon, le bas peuple, admis gratuitement dans la partie élevée de la cavea, s'installe dès la veille, au milieu des couvertures et des marchands ambulants… On devine une atmosphère houleuse et le chef de troupe a fort à faire pour ramener l'attention ; la « captatio benevolentiae » est d'autant plus véhémente que l'on sait que les acteurs romains étaient payés en fonction de leur succès.
L'importance du théâtre du Ier siècle est sans commune mesure avec la place qu'il occupe dans notre monde contemporain. En 112 après J.-C., Trajan donne des jeux théâtraux pendant quinze jours, sans discontinuer, dans les quatre théâtres, soit à… 60.000 spectateurs ! De quoi faire rêver M. Jack Lang ! Il faut dire, conclut M. Arcellaschi, que le théâtre est lié à Rome à la vie politique et quotidienne autant qu'à Athènes ; que le Romain puise sans cesse dans sa culture théâtrale, ayant toujours en mémoire les poètes. Suétone ne rapporte-t-il pas qu'à la cérémonie funèbre de César la foule chanta spontanément des vers du vieux Pacuvius ? Bel exemple d'une véritable culture populaire !


Le 18 décembre 1981: « Le langage iconographique médiéval et ses problèmes », par l'abbé François GARNIER, chercheur au C.N.R.S., dont les travaux sur le langage iconographique médiéval, menés dans le cadre de I'Institut de recherche et d'histoire des textes, font maintenant autorité. Les techniques modernes – en particulier la photographie en couleurs – ayant rendu possible le traitement méthodique d'images scientifiquement constituées, l'abbé Garnier a pu établir une véritable grammaire de l'image médiévale.
Au Moyen Age l'enlumineur de manuscrits, le sculpteur de chapiteaux ou le maître verrier n'ont pas pour seul but d'orner, de décorer. Ils veulent avant tout raconter des histoires et développer des idées. Pour cela, ils utilisent un véritable langage composé de signes et de relations.
La signification des éléments correspond soit aux données de l'expérience commune, soit à une convention. Certains modes d'expression sont évidemment familiers à ceux qui s'intéressent aux représentations du Moyen Age. Par exemple la couronne, la mitre ou la fiole d'urine permettent d'identifier facilement le roi, l'évêque ou le médecin. Mais l'abbé Garnier montre que l'image médiévale n'est pas seulement un assemblage de figurations juxtaposées et qu'il ne suffit pas, pour la comprendre, d'identifier les personnages et les objets qui la constituent. Grâce à une observation systématique portant sur des milliers d'œuvres, il a pu mettre en évidence des relations typiques utilisées d'une façon conventionnelle. C'est ainsi qu'un geste, qu'une certaine position du corps, de la tête ou des membres ont toujours la même signification, que l'image représente une scène historique, qu'elle illustre une fable, un texte juridique, philosophique ou religieux. Ainsi une main posée sous la joue, le personnage ayant les yeux ouverts, exprime la douleur, que ce soit celle du malade devant le médecin, celle des pleurants sur un tombeau, celle des apôtres après la crucifixion ou celle des réprouvés au moment de la résurrection des morts. L'équilibre du corps signifiera la sagesse et le déséquilibre la folie. La saisie du poignet marque une prise de possession de la personne. Le croisement des bras veut suggérer une contradiction.
Le premier problème que pose le langage iconographique médiéval est celui de son existence même. Mais, une fois retrouvées les règles qu'appliquaient les imagiers médiévaux pour traduire en figures les émotions et les idées, quantité de questions assaillent l'esprit. Qu'elles sont les origines de ces usages ? La grammaire de l'image était-elle la même en France, en Italie, en Angleterre et en Espagne ? Les hommes qui appliquaient ce code avaient-ils conscience d'écrire par figures, comme l'écrivain construit ses phrases avec des mots ? Ce langage iconographique faisait-il l'objet d'un enseignement, théorique ou pratique ? Des comparaisons entre les expressions imagées, les textes littéraires et les usages de la vie courante montreraient-elles des correspondances intéressantes, restituant dans leur richesse originale les comportements de la société médiévale ?
Ces problèmes, et bien d'autres encore, ne peuvent être posés de façon valable qu'à partir d'une étude approfondie du langage iconographique. C'est pourquoi l'abbé Garnier s'attache d'abord à établir les faits, avec rigueur et prudence, avant de les situer dans une perspective historique plus large.


Le 26 janvier 1982 : « Les monastères byzantins en Grèce », par M. Jacques BOMPAIRE, professeur de littérature grecque, trésorier de l'Association et président de l'Université de Paris-Sorbonne. Le public avait été attiré à la fois par le sujet et par la personnalité du conférencier, qui fit de nombreux séjours en Grèce, dont le premier à l'école d'Athènes. De nombreuses photographies avaient été prises in situ, et, si quelques-unes présentaient des imperfections techniques, elles avaient toutes le mérite de l'authenticité. Le public y fut très sensible, ainsi qu'à la simplicité du ton.
M. Bompaire rappela d'abord l'importance de la présence de Byzance : mille ans d'histoire qui commencent avec Justinien pour finir en 1453, après une succession de crises, comme celle de l'Iconoclasme, et de périodes fastes. Entre 850 et l'an mil, l'État byzantin est à son apogée – avec Basile II – occupant la Syrie, toute la Turquie, Chypre, les Balkans, le quart de la Sicile, le sud de la péninsule italienne et, bien sûr, la Grèce. Après la seconde catastrophe, l'arrivée des Turcs Seldjoukides, il y eut une renaissance au XIIe siècle avec la dynastie des Comnène. L'Histoire se répétant au cours des siècles, après la conquête franque à la suite de la IVe Croisade, l'empire byzantin connaît à nouveau une période heureuse, raffinée, avec l'ère des Paléologues, mais la décadence politique est irrémédiable…
Alors commença notre attachante promenade à travers les témoins du passé byzantin. La première série de diapositives a été consacrée aux principales églises grecques du continent ; les deux plus belles et les deux plus anciennes sont sans contredit Daphni, aujourd'hui aux portes d'Athènes, et Osios Loukas (saint Luc) en Phocide, près du carrefour légendaire où Œdipe tua son père. M. Bompaire insiste à juste titre sur la décoration intérieure des mosaïques – que l'on retrouve dans toute l'imagerie de Byzance : le Christ Pantokrator en majesté sous la coupole, la Nativité, le Baptême (scène qui annonce l'art italien d'un Cimabué ou d'un Giotto), la Transfiguration ou Metamorphosis, la Présentation de la Vierge au Temple (à Daphni, elle est dans le narthex), scène très populaire… Des XIe et XIIe siècles, c'est-à-dire l'époque des Comnène, datent la plupart des églises de Salonique : Saint-Georges, l'église des forgerons, la grande basilique Saint-Démétrios : tous ces monuments sont bâtis avec le matériau le plus simple, la petite brique pleine, dont les architectes byzantins ont su tirer des effets ornementaux.
L'essentiel de notre incursion en terre byzantine a été le Mont Athos. Cette péninsule, qui culmine tout au bord de la mer à 2.000 mètres, a admirablement traversé le temps. Séparée du continent par l'ancien canal de Xerxès, elle reste aujourd'hui une enclave autonome administrée par les moines – ceux-ci sont 1.500 environ contre plus de 10.000 en 1914 – tous de religion orthodoxe : un conseil ou Sainte-Epistasie avec, à sa tête, le Protos, siège à la capitale de Kariès (on soulève une pierre, et il en sort un pope, barbu comme il se doit et de fière allure ; et M. Bompaire en a photographié d'admirables !). Les fameux monastères sont très nombreux, en général répartis le long des deux côtes, rangés le long d'une petite crique comme à Vatopédi, le plus vaste et le plus riche, ou véritable village, comme à la Grande Lavra, ou, au contraire, accrochés aux flancs d'un mont inaccessible, comme Simon Petra, qui « ressemble à une lamaserie ». L'un d'eux – saint Pantélémou – a tout à fait l'air russe avec ses bulbes dorés : il est vrai qu'autrefois, près de la moitié des moines était originaire de la Russie des tzars, une bonne partie du reste provenant de Serbie et de Roumanie. M. Bompaire a insisté sur le monastère de type « classique » en prenant comme exemple Saint-Denis, célèbre par ses cellules en encorbellement : c'est une véritable forteresse bâtie autour d'une cour centrale, avec, au milieu, l'église conventuelle ou « katholikon » (parfois peinte de couleurs violentes), le tout dominé par un donjon, qui contient souvent les archives et les précieux manuscrits (le quart de tous les manuscrits de langue grecque est conservé à l'Athos, que les chercheurs du C.N.R.S. sont en train d'inventorier et de photographier). En ce qui concerne la vie monastique, il faut distinguer les monastères à organisation « idiorythmique », c'est-à-dire où chaque moine possède son appartement et son mode de vie particulier, du type « cénobitique » (avec un mode de vie communautaire). Il faut aussi ajouter à ces monastères principaux les ermitages, qui pullulaient autrefois, parfois dans des sites invraisemblables, abandonnés actuellement, et les annexes ou « skites », placés sous l'autorité du Père abbé ou « higoumène ».
Notre passionnant voyage s'est terminé par un bref passage aux Météores, perchés sur leurs pitons dominant Kalambaka, une incursion en terre yougoslave, et par Mistra, près de Sparte, la célèbre citadelle byzantine, et ses trois hauts-lieux : Saint-Théodore, le monastère de la Métropole, et l'église de la Pantanassa, la plus curieuse, qu'on peut qualifier de baroque, avec ses fresques annonçant l'art renaissant italien.
On aimerait citer des dizaines de monuments, tant la terre grecque est riche de ces petites églises en forme de croix carrée, ne serait-ce que cette chapelle au bord du lac d'Ohrid (en Macédoine yougoslave), ou ce délicieux ermitage aux flancs de l'Hymette, Kaiseriani. On aimerait retenir un instant ces scènes de la vie quotidienne, les mêmes qu'a saisies Jacques Lacarrière, comme ce berger serrant son âne dans une barque… Jacques Bompaire est arrivé à la même conclusion : cette Grèce-là n'a pas changé. Et, si la Grèce d'Antigone et de Périclès nous paraît si proche, c'est grâce à Byzance, « liaison charnelle avec la Grèce moderne, lien essentiel de mille ans qui nous a transmis l'héritage antique ».


Le 24 février 1982 : « La peinture murale dans les cités campaniennes », conférence par M. Jean-Michel CROISILLE, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand. M. Jean-Michel Croisille s'intéresse depuis vingt-cinq ans à l'art romain antique, et en particulier à la peinture dans la région de Naples au début de l'Empire ; son sujet de thèse était « la peinture à l'époque de Néron », comme l'a rappelé M. Paul-Marius Martin dans sa présentation. M. Croisille est un spécialiste et un homme de terrain (c'est aussi un photographe de talent).
M. Croisille a d'abord fait un sort au lieu commun habituel qui parle de l'existence d'une « école pompéienne » : toutes ces cités, ensevelies lors de l'éruption du Vésuve en l'an 79 – Pompéi, Herculanum, Stabies, ainsi que les lieux appelés aujourd'hui Castellamare et Torre Annunziata – ont un caractère provincial très marqué et, quand on compare les œuvres qu'on y a trouvées à celles de Rome, on saisit la différence qui existe entre l'artisan et l'artiste.
Les historiens de l'art ont coutume de distinguer plusieurs styles dans la peinture romaine, d'après la manière de disposer les ornements sur les parois des édifices. Notre conférencier nous a fait comprendre les différences entre ces styles en choisissant des exemples caractéristiques, empruntés aux nombreux intérieurs des maisons de Pompéi ou d'Herculanum (encore mieux conservés du fait de l'épaisseur de la lave et de la cendre), et de la villa très richement décorée d'Oplontis à Torre Annunziata, malheureusement très éprouvée par le récent séisme de 1981.
Le style le plus ancien date de la fin du IIe siècle avant J.-C. ; il doit être mis en rapport avec l'époque hellénistique : il s'agit en réalité d'une peinture sur stuc imitant une paroi en pierre de taille, d'une décoration pauvre. L'étape suivante voit disparaître les incrustations sur la paroi ; la peinture donne une impression de profondeur, par le procédé du trompe-l'œil; la villa des Mystères à Pompéi en conserve de très beaux exemplaires.
Cet élargissement de l'espace traduit sans doute la mentalité de l'époque – celle de Catulle et de Lucrèce – éprise d'évasion. Au cours de ce « second style », la partie centrale de la paroi prend de l'importance : on y peint de fausses portes, des personnages, des petits tableaux (ou « pinakes »). Le troisième style est dit « augustéen » : la perspective et l'impression de profondeur disparaissent ; la décoration devient plate, au profit d'un maniérisme.
La paroi ressemble peu à peu à un tapis ; au milieu, une sorte d'édicule enchâsse un tableau, vraisemblablement la copie d'un tableau grec, parfois d'un grand maître, comme Apelle, Zeuxis, Protogène ou Parrhasios… Dans plusieurs habitations de Pompéi, comme dans celle de Lucretius Fronto, ces tableaux se miniaturisent et les parois se surchargent d'ornements. Le quatrième style, qui va de l'époque de Néron à celle de Titus, unit pêle-mêle les caractéristiques des trois styles précédents : c'est, en somme un « fourre-tout » ; la décoration de la maison des Vettii à Pompéi en offre de bons exemples.
Dans la seconde partie de son exposé, M. Croisille nous a proposé l'étude des ornements isolés – qu'on a souvent négligés au profit des tableaux. Dans le premier style, où les murs sont assez dépouillés, les ornements existent sous forme de mosaïques au sol. On en connaît une très célèbre, celle de la bataille d'Issos, qui ornait le tablinum de la Maison du Faune ; elle reproduisait sans doute un tableau d'un certain Philoxène…
Il y a eu assez peu d'invention de la part des artisans campaniens, à quelque époque que ce fût, parfois même des maladresses assez visibles dans le dessin, mais en revanche des réussites, comme ces « joueuses d'osselets » sur un marbre d'Herculanum, qui évoquent les figures grecques de lécythes à fond blanc. Dans les peintures du troisième style, souvent le dessin s'affine et la couleur se nuance ; nous avons pu admirer, entre autres, deux œuvres fort bien conservées : « L'Amour puni » et la « Primavera » de Stabies.
Il y a parfois une telle abondance de « tableaux » que l'archéologue peut se livrer à des comparaisons, car les sujets sont communs et toujours empruntés à la mythologie : Io surveillée par Argus, Persée et Andromède, Achille à Skiros, le supplice de Dircé, ce dernier tableau étant traité tantôt de manière réaliste, tantôt impressionniste.
M. Croisille a tenu à nous montrer, dans la dernière partie de sa causerie, les autres tendances de la peinture romaine et, d'abord, le goût naturaliste pour les jardins et les paysages – lesquels apparaissent à l'époque augustéenne sur les murs des villas de Rome et de Campanie. On a pu voir de véritables séries de scènes bucoliques – comme dans la Maison du Berger à Pompéi, ainsi que de véritables peintures de paysage – comme à Boscotrecase – paysage en général « sacro-idyllique », avec temples, colonnes votives et bergers dans une atmosphère qui fait penser aux bucoliques virgiliennes.
Très différents, et nettement plus originaux, sont les paysages avec villas, la plupart à portiques, comme celle qu'on voyait au Ier siècle à Baies et à Pouzzoles. Les derniers aspects – et à notre avis les plus beaux – de cette peinture sont la nature morte, d'origine hellénistique, où les fruits sont traités avec une précision réaliste, et les représentations de la vie quotidienne : scènes prises sur le vif, de boutiques, de marchés, de cabarets et, pour finir, les portraits, tantôt stéréotypés, comme celui, souvent reproduit dans les livres de latin, de la « poétesse », tantôt réalistes, comme celui de Pacius Proculus et de sa femme…
Qu'ajouter à ces très belles images, si fragiles, sans doute, dont certaines sont déjà condamnées à une nouvelle disparition ?


Le 1er avril 1982 : « Art et spiritualité en Grèce de Byzance à nos jours », par Mlle M.-J. PERDEREAU. Mlle Perdereau, professeur agrégé d'histoire au lycée Benjamin-Franklin, avait fait, il y a deux ans, devant la section orléanaise de l'Association Guillaume-Budé, une conférence fort remarquée sur la céramique grecque. Celle de cette année a été en tous points digne de la précédente : les documents – de très belles photographies personnelles – ont d'ailleurs contribué au plaisir du public. Il est vrai que l'activité de Mlle Perdereau au sein de l'association culturelle universitaire Athéna lui a permis de connaître la Grèce en profondeur, et aussi de la faire connaître et de la faire aimer, car déjà un certain nombre d'Orléanais ont pu apprécier, sur les lieux mêmes, son talent d'animatrice et de guide. Sa conférence a été d'abord une attachante promenade parmi les monuments religieux de l'art dit byzantin, agrémentée d'images, familières ou au contraire peu connues, comme ces églises esseulées du Magne, ce « bout du monde » du Péloponnèse, et, dans un second temps, une véritable réflexion sur l'art de Byzance et sa signification.
La première partie de l'exposé a été consacrée à l'architecture des églises. Celles-ci sont à l'origine de plan basilical, ressemblant aux églises romaines, mais, dès le VIe siècle, la liturgie orientale se différenciant, une séparation se remarque au niveau du transept, qui va isoler ce qui correspond au chœur de nos édifices. On retrouve toujours les trois grandes parties : le narthex réservé aux catéchumènes, le naos ou nef destiné à la masse des fidèles, et le « bêma », séparé par un chancel ou « iconostase », orné rituellement, de chaque côté de la « porte royale » par des peintures du Christ et de la Vierge. Ce « bêma » est le sanctuaire – domaine des prêtres – et aussi le domaine de l'intelligible, qui contraste avec le naos, domaine du sensible et l'on comprend mieux ainsi le caractère initiatique et solennel de la religion orthodoxe. L'église byzantine se caractérise par son plan en croix grecque inscrit dans un carré – symbole de la Terre – et par sa coupole – symbole du Ciel. Ces coupoles des monuments de première période sont de vastes dimensions, comme à Daphni ou à l'église principale d'Osios Loukas, et construites sur des trompes d'angle, dont l'origine remonte à la Perse sassanide. La seconde période est celle des églises dites à petite coupole (XIe et XIIe siècles), dont les exemples sont innombrables, que ce soit en pleine ville d'Athènes ou dans la campagne au détour d'un sentier de chèvres… À la troisième période, correspondant à peu près à l'ère des Paléologues, c'est-à-dire au XIVe siècle, l'art byzantin se charge et mérite le qualificatif de baroque : c'est l'âge des riches décorations comme dans l'église de la Pantanassa à Mistra, cette ville-musée à quelques kilomètres de Sparte…
La deuxième étape de l'itinéraire nous a conduits à l'intérieur de ces églises où la lumière, chichement mesurée par les claustra, met en valeur les mosaïques, héritage du paganisme, et les peintures murales sur fond d'or. Les plus anciennes, comme à Sainte-Sophie de Constantinople, reprennent des motifs floraux ou animaliers, mais avant le Xe siècle apparaissent les personnages, en général en attitude d'« orants » sur fond de décor stylisé et en à-plat. C'est en effet à partir de 843, date du synode qui mit fin à la querelle des Iconoclastes, que se répand l'imagerie byzantine : quelques scènes de l'Ancien Testament, comme l'épisode de Daniel dans la fosse aux lions, mais surtout du Nouveau Testament. La principale représentation est celle du Pantokrator, à la fois père et fils, créateur et sauveur, au regard terrible, comme celui de la coupole de Daphni. Ce Pantokrator est accompagné d'un cortège de Prophètes, de Patriarches, d'Apôtres, de Saints et d'Anges, mais la place de choix est réservée à la Vierge, mère de Dieu (Théotokos) d'une importance capitale dans le culte orthodoxe : elle est dotée d'une quantité d'épithètes, dont la plus jolie est « glykophilousa » (toute de douceur et d'amour). Les mosaïques représentent aussi les fêtes du cycle liturgique, traditionnelles comme la Nativité, le Baptême ou la Crucifixion, ou plus propres à la religion locale, comme l'Anastasis : la Résurrection où le Christ descend dans les limbes racheter les âmes…
Les personnages représentés sont, pour la plupart, à peu près dématérialisés ; il ne faut pas chercher non plus le moindre souci de perspective. Le refus du réalisme, la tendance à favoriser un art de visionnaire, la permanence d'un rite ont fait que ce monde byzantin a été – et notamment au moment de son effondrement politique – un haut lieu de mysticisme. Byzance a été un véritable empire de religieux et de moines de toutes catégories, de l'anachorète du désert, comme saint Antoine, aux cénobites de l'Athos ou des fameux Météores (lesquels ne datent que du XIVe siècle). Ce mysticisme va trouver son apogée dans la secte des Hésykastes ou « Silencieux » qui cherchent à accéder à la vision divine par une prière pure liée à une ascèse quelque peu semblable au yoga. C'est sans doute leur esprit qui a inspiré les peintures murales de l'église de la Péribleptos de Mistra, en particulier la scène de la « Métamorphosis » où l'on sent vraiment cette impression d'illumination divine : des visages sombres contrastent avec des vêtements immatériels et irradiés de lumière, l'artiste inconnu ayant traité sa peinture avec de petites touches légères, avec la même technique que le peintre d'icônes…
Mlle Perdereau a tenu à conclure par un autre aspect de cet art byzantin, qui n'a pas pris fin à la domination turque : une imagerie plus populaire, telle qu'on la trouve dans les sanctuaires rupestres de Cappadoce et dans les petites églises du Magne, comme cette étonnante tête du « cheval qui rit », et aussi des monuments sans prétention : une église rustique couverte de « lauzes » de la région du Pélion, une iconostase naïve devant le Parnasse enneigé, la minuscule chapelle blanche toute seule sur le quai du port d'Aegine. Images qui enchantent le voyageur, témoignant que la Grèce n'est pas seulement une terre de dieux morts…


Le 4 mai 1982, sous le présidence de M. Roger Secrétain, ancien maire d'Orléans, la conférence fut précédée d'une causerie de M. Lionel MARMIN, secrétaire général honoraire de la ville d'Orléans, sur « L'administration municipale au temps de Montaigne ».
M. Marmin rappela qu'il ne fallait pas voir la situation municipale au XVIe siècle avec des yeux modernes. La France urbaine, à cette époque, offrait un ensemble sans cohérence administrative, avec des régimes variés suivant les régions, et des pouvoirs parfois très mal définis, au point que l'historien Lavisse a pu dire que « l'administration est dispersée en tant de mains qu'on ne peut la saisir nulle part ». De plus, les libertés communales octroyées par les chartes médiévales sont reconquises peu à peu par l'autorité royale. Ce fut le cas de Bordeaux, qui a joui d'une relative liberté, et notamment du fait qu'elle a été, depuis le XIIe siècle jusqu'en 1451, sous la domination anglaise. Les « officiers du roi » (le gouverneur, son lieutenant, les baillis ou sénéchaux) sans parler du receveur (charge créée en 1530) exercent une tutelle grandissante sur la Mairie. En outre Bordeaux vient de connaître une période de répression à la suite de la révolte de 1548 en Guyenne dite « révolte de la gabelle ». Il apparaît même qu'à la suite de ce soulèvement, maté sans ménagement par le connétable de Montmorency, la commune de Bordeaux perdit pour un temps ses privilèges… Cependant, vers l'époque de Montaigne, les attributions du maire de Bordeaux restent étendues : entretien et travaux de voirie, hygiène (en particulier lutte contre les épidémies), surveillance des marchés, justice criminelle – les affaires civiles étant aux mains du sénéchal – milice municipale (le « guet » et les archers) et… l'administration du collège de Guyenne. Le maire et ses « jurats » sont assistés d'un « clerc de ville » – l'ancêtre du secrétaire général – d'un greffier, d'un « maître d' œuvres » ; le personnel municipal doit être nombreux, puisqu'on comptait à l'époque à Amiens – ville moins importante – trois cents employés… Malgré ces ressemblances avec la cité moderne, conclut M. Marmin, il ne faut pas s'abuser. La situation municipale, à Bordeaux comme ailleurs, était confuse, parfois anarchique, fortement influencée par les troubles religieux et politiques. Henri IV y mettra fin par la paix imposée, mais aussi en accentuant la mainmise de l'autorité royale et en freinant la montée de la bourgeoisie dont il se méfiait.


Mlle Géralde NAKAM, maître-assistant à l'Université de Paris III, succédant aussitôt à M. Marmin, a parlé de « Montaigne, maire de Bordeaux ». Mlle Nakam a très vite conquis le public par son ton décidé, sa liberté d'allure et la passion qu'elle mit à exposer la démarche d'un homme qui est pour elle autre chose qu'un sujet de thèse (même si la soutenance de celle-ci fut très remarquée).
Pour bien comprendre le rôle de Montaigne il faut se référer à deux textes : le serment de maire qu'il prononça en décembre 1581 – engagement sacré vis-à-vis du peuple et de la religion – et le récit de son élection, écrit entre 1586 et 1588, dans le premier chapitre du livre III des Essais. Montaigne y note que cette charge « n'a ni loyer, ni gain autre que l'honneur », en même temps qu'il brosse son portrait à ses concitoyens, tel qu'il se sent être : « sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur, sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence ». Il y a coïncidence totale entre les déclarations publiques et la profession de foi personnelle : Montaigne sera fidèle à son serment, où il s'engage à protéger les droits de la cité, à la fois parce qu'il admire les mœurs républicaines de l'Antiquité, parce que son attachement au catholicisme et sa compréhension de l'esprit calviniste l'éloignent du fanatisme, et aussi parce qu'il a voulu se rendre digne de l'exemple de son père.
La première partie de la conférence fut consacrée à l'activité de Montaigne pendant ses deux mandats consécutifs de 1581 et 1583. Être maire de Bordeaux n'était pas une mince affaire, non seulement à cause de certaines attributions comme la réglementation des prix du poisson et des vins, ou de la surveillance des ordures ménagères, mais surtout à cause de l'importance stratégique de la ville. Bordeaux est alors une ville frontalière, le siège d'un Parlement, et une cité fortifiée, avec son fort du Hâ et son Château-Trompette. Dans cette ville, difficile à gouverner, Montaigne a été élu « sans brigue » parce qu'il est l'homme du rapprochement entre France et Navarre.
Il va inaugurer une ère de paix religieuse, avec l'appui des modérés, de justice sociale – son grand souci sera la protection de l'enfance déshéritée. Il défendra également les intérêts de la cité contre l'empiètement des gouverneurs militaires. Cette dernière affaire lui vaudra l'inimitié de la coterie féodale, qui lui opposera, lors de sa seconde candidature, le gouverneur du fort du Hâ. Ce fut alors une guerre « idéologique » entre la municipalité et les « ultras », soutenus par les deux tiers du Parlement, premiers signes de la réaction nobiliaire comme du fanatisme catholique.
À partir de son second mandat, l'activité de Michel Eyquem, multipliant les contacts et les entrevues, va détruire l'image d'un Montaigne nonchalant et féru d'oisiveté. Fidèle à son serment, il protège les intérêts de la cité, il encourage le négoce et l'artisanat. En avance sur son temps, il pense que la liberté du commerce est primordiale, qu'elle ne doit pas être écrasée par la pression fiscale du roi. Il affirme courageusement que la justice est trop chère, trop arbitraire et trop loin du justiciable. Il a fait clairement un choix politique conforme à ses engagements : pour la cité contre les clans et contre l'absolutisme royal, mais pour la légalité monarchique contre la Ligue ; et c'est à lui que Bordeaux doit d'avoir échappé à la domination de celle-ci.
L'autre objectif de l'exposé de Mlle Nakam était de montrer comment l'expérience municipale de Montaigne avait influencé la rédaction du livre III des Essais. La mairie fut pour Montaigne un poste d'observation idéal qui lui a permis de poursuivre son enquête sur la comédie sociale. La conférencière a tenu à limiter son propos à quelques points essentiels : les réflexions de l'auteur sur la confiance, le bien moral et la folie. La confiance est pour Montaigne une véritable doctrine politique, en même temps qu'elle est le fondement de son livre, « livre de bonne foi ». « La naïveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise •, écrit-il dans De l'utile et l'honnête (III, 1). La folie dont parle Montaigne, principalement dans l'essai intitulé De ménager sa volonté, on l'appellerait aujourd'hui aveuglement individuel et hystérie collective. On a souvent interprété cet essai comme un bréviaire de désengagement ; or, c'est oublier le vertige des esprits de l'époque, la démence du fanatisme. Il s'agit d'une mise en garde contre le danger de la dépossession de soi-même, d'un appel à la vigilance et à la modération « Ménager sa volonté », cela veut dire ordonner ses désirs et ses impulsions au lieu d'obéir à la frénésie générale.
On ne saurait assez insister, dit Mlle Nakam en conclusion, sur l'importance de ces quatre années à la mairie de Bordeaux. Toute sa vie d'ailleurs n'a-t-elle pas été « un entrelacement de la culture et de l'expérience, de la vie sociale et de l'intériorité » ? Et le lecteur d'aujourd'hui, trop confiant dans les portraits scolaires du philosophe, s'aperçoit que la sérénité de Montaigne a été une sérénité conquise, et même chèrement conquise…
M. Roger Secrétain, qui félicita chaleureusement la conférencière, longuement applaudie, se fit l'interprète du public : « Je croyais, dit-il en substance, que Michel de Montaigne était resté toute sa vie l'homme de la librairie et qu'il s'était assez peu « mouillé » par prudence et scepticisme ; je lui découvre, grâce à vous, un autre visage. Je trouvais un peu extraordinaire qu'un homme si peu fait pour la politique ait été tenté par cette aventure. Je le comprends mieux ; et puis, après tout, n'ai-je pas fait la même chose, plus modestement… ? »


Le dimanche 6 juin eut lieu l'excursion en Poitou conduite par M. Jean NIVET, avec la collaboration de M. André DUFOUR, représentant la Section poitevine. Le thème en était « La vie littéraire à Poitiers jusqu'à la Renaissance ».
Budistes mes amis, quelle plongée dans le bouillon de culture humaniste du pays poitevin ! Vous qui n'en fûtes, jugez-en à la simple énumération des auteurs du cru cités et commentés sur place : Jean Bouchet, Venance Fortunat, Geoffroy d'Estissac, Guillaume d'Aquitaine, Hilaire de Poitiers, Étienne Pasquier, François Rabelais, Florimond de Raemond, Scévole de SainteMarthe et Joseph-Juste Scaliger… De quoi étancher toutes soifs, ne croyez-vous pas ?
Deux heures et demie d'autoroute nous menèrent aux flancs de campagnes vallonnées, toutes moelleuses d'herbe neuve – et au cœur de ce Poitiers compliqué et pentu, que l'on dit chicanier, que somment quelques bétons modernes, mais qui recèle ces trésors épars pour lesquels nous étions venus.
Après une première halte devant un baptistère du temps d'Hilaire, quelques vestiges de romanité païenne et une chapelle close, Sainte-Radegonde nous fut contée, dont nous admirâmes le syncrétisme architectural : le clocher-porche, le portail flamboyant aux cinq saintes statues, la nef gothique et le sanctuaire roman. C'est là – où prospérait alors le monastère Sainte-Croix – qu'en 567 Venance Fortunat choisit d'achever sa vie d'intendant-poète entre Radegonde belle reine et la jeune Agnès tendre abbesse. Elles furent les premières dames de France à être « courtisées » en vers plus ou moins ambigus, Fortunat leur donnant volontiers du « Délices de mon âme » et même du « Je vous aime / Et vous voir pour moi c'est la vie »… Radegonde et Agnès comblèrent notre pieux lettré de mignardises, faisant de lui le plus benoît des coqs en pâte, fort porté sur une table entre toutes royale (et de s'émouvoir en latin sur « les traces laissées par des doigts de reine / À même la candeur mate d'un plat de crème »…)
Saluées au passage la cathédrale Saint-Pierre (son étonnant chevet plat) et Notre-Dame-la-Grande, devant laquelle on ne peut que se taire tant elle aura été célébrée, nous gravîmes les marches du Palais de justice, après être passés devant la tour Maubergeon, tour ventrue, massive et tronquée, dans les entrailles de laquelle allaient nous être évoquées la figure de Guillaume, comte de Poitou et duc d'Aquitaine, et celle de notre Jeanne.
Grand seigneur, croisé valeureux, Guillaume, « caractère joyeux surpassant les histrions les plus plaisants », mena une vie privée pleine d'aventures hautes en couleur. Un contemporain n'y va pas par quatre chemins : « C'était un ennemi de toute pudeur et sainteté, de caractère bouffon et lascif, vautré dans le bourbier des vices ». Tant qu'il s'en vit excommunié et qu'un légat chauve lui ayant enjoint de se séparer d'une retentissante maîtresse (« la Maubergeonne »), notre Guillaume lui lâcha tout à trac : « Compte là-dessus, et passe-toi le peigne ! ». Bref, un gaillard, dont les prouesses chiffrées nous ont laissés pantois. Mais, si la moitié des douze chansons de lui qui nous restent témoignent du plus paillard des cynismes, le second volet (qui lui valut le titre de « Premier Troubadour ») aspire à quelque absolu et chante les amours éthérées. Au reste, oyez :
Car sans elle je ne puis vivre
Tant j'ai de son amour grand faim.
……
Toute la joie du monde à nous
O Dame, si nous nous aimons.
Et nous ne pouvions quitter cette Maubergeonne de tour sans que soit rappelée l'« épreuve » que dut y subir Jeanne d'Arc. Des questions obliques des docteurs, Jeanne fit justice avec sa simplicité coutumière et sa malice pleine de sens. Or, il advint, dit le grand Michelet,« que sa sainteté éclata dans le peuple » et qu'« elle avait pris possession de ses juges mêmes ». Bref, les dames décidèrent et « s'acquittèrent du ridicule examen, à l'honneur de la Pucelle ».
Nous nous rassemblâmes alors dans la salle des pas perdus du palais de justice, saisis par l'espace solennel de cette immensité déserte que n'égayent plus les pépiements des gentes mercières de jadis, chantées par Jean Bouchet, et qui tenaient boutique tout au long des murs latéraux, sous la haute charpente de châtaignier inaltérable. Cette salle vit assurément aller et venir Rabelais, qui vécut poitevin jusqu'à ses trente ans. Secrétaire de l'évêque-abbé Geoffroy d'Estissac, il suivit les cours de l'Université. D'où l'érudition juridique dont son œuvre à maints endroits porte trace (particulièrement dans le Tiers Livre, où le juge Bridoye, à grand renfort de citations et de calembours, joue chacune de ses décisions aux dés – et dont l'anecdote du faquin et du rôtisseur est dans toutes les mémoires).
Le temps pressant et délaissé l'Échevinage, n'en furent pas moins commentées les « Grandes Écoles » de l'Université de Poitiers, alors troisième ville de France. Université fondée par Charles VII en 1431, et riche de cinq facultés : théologie, droit canon, droit romain, médecine et arts libéraux. Les professeurs en étaient peu rétribués (et donc enclins à certaines pratiques douteuses dans l'exercice de leur magistère). Quant aux étudiants, comme il se doit, ils frondaient ferme, au point qu'on dut leur interdire le port de l'épée, qu'ils laissaient donc, respectueux de la lettre, ostensiblement traîner à même le sol. Ils hantaient aussi les verts alentours de la cité, gravant leurs noms sur le dolmen de la Pierre-Levée, familiers des grottes de Passelourdin et de la fontaine de Croutelles, dont Antoine de Baïf devait consulter la sorcière, tous lieux où Rabelais fit batifoler son jeune Pantagruel.
Mais les études procédurières n'empêchaient nullement les éclosions poétiques, ce dont font foi Vauquelin de La Fresnaye :
Au lieu de démesler de nos droits les débats
Muses, pipés de vous, nous suivons vos ébats.
Et Charles de Sainte-Marthe, qui aimait à pétrarquiser, et Du Bellay, et Antoine de Baïf, et Scévole de Sainte-Marthe :
Les collines, les prés tout fleuris alentour
Les bosquets tout bruissants, les rochers de Lourdin.
……
Vous connaissiez ces lieux lorsqu'enfants vous alliez
Vers la maison sacrée de Thémis redoutable.
Et Guillaume Bouchet et Joseph-Juste Scaliger :
L'étude vient d'esprit et du corps notre force.
La Gaule a mérité l'une et l'autre faveur :
L'étude est en Poitiers, de guerre ailleurs l'honneur ;
Poitiers a donc l'esprit et les autres l'écorce.
Après quoi, longue montée douloureusement gravie, ce fut le Doyenné, superbe demeure de Geoffroy d'Estissac (le patron de Rabelais, déjà cité), mais cadenassée, et dont nous ne pûmes qu'entrevoir la façade florentine – et, à quelques mètres de là, l'église Saint-Hilaire, flanquée d'absidioles ravissantes, bien que cruellement restaurées.
Hilarius, évêque de Poitiers vers 350, pourfendeur de l'hérésie arienne, exilé puis rappelé, organisateur de concile et auteur d'un énorme traité en douze livres (le De Trinitate); Hilarius, appelé par saint Jérôme « le Rhône de l'éloquence latine », ce qui n'est pas rien, Hilarius donc a sa châsse en cette église menue, où il repose aux côtés de Fortunat, lequel s'est fait, de-ci de-là, le chantre du grand Hilaire.
Après l'intermède alimentaire, nous restaient Fontaine-le-Comte, Croutelles et Ligugé.
Blottis au creux de son vallon mousseux nous attendait l'abbaye de Fontaine-le-Comte, avec sa nef en pente, son chœur tristement retapé et, enluminant l'ombre du transept, d'abominables plâtres sulpiciens. C'est en ces lieux qu'environ 1525 un abbé Ardillon aimait à s'entourer d'amis « tous divers en vêture » – dont Rabelais, Jean Bouchet, Jean d'Auton l'historiographe, Jean Trojan le Cordelier, et quantité d'augustins et de bénédictins, tous animés de la même passion pour les lettres profanes, pour « l'humaine écriture », comment mieux dire…
Et c'est dans les grottes de Croutelles que prit corps et se fortifia « l'hérésie calviniste » dont Florimond de Raemond, conseiller au Parlement de Bordeaux, nous a conté les célébrations cultuelles clandestines et les tribulations du premier synode. Le zèle militant de Calvin drainait vers ces grottes maintes « personnes de la qualité la plus élevée ». Et c'est dans leur secret qu'eut lieu – Calvin officiant – la première cène calviniste, dite de la « Manducation ».
Ligugé, dont le seul nom aimante tous ceux que fascine le passé, Ligugé, abbaye bénédictine fondée en 361 par saint Martin, abandonnée, relevée, reconstruite par l'infatigable Geoffroy d'Estissac et aujourd'hui grattée jusqu'à l'os pour mettre au jour les traces intactes des architectures des IVe, Ve et VIe siècles ; Ligugé dont les murs noirs sertissent un éclatant vitrail moderne ; Ligugé qui vit passer Huysmans et Claudel, plus ou moins à la recherche d'eux-mêmes à travers Dieu ; Ligugé dont les jardins plaisaient si fort à Rabelais que, de Rome, il expédia à Geoffroy d'Estissac – « par le grand paquet ciré qui est pour les affaires du roy » (la valise diplomatique !) – tout un assortiment des légumes les plus variés ; Ligugé, dont Jean Bouchet était amoureux, n'est plus aujourd'hui qu'une église comme tant d'autres, mais glorieuse de tous ses souvenirs, dans l'aura de ses propres syllabes.
Et après que Smarves nous eut donné l'occasion d'évoquer les quatre Dandin (celui de Rabelais, celui de Molière, celui de Racine et celui de La Fontaine), on nous servit pour dessert l'histoire de la Puce de Catherine, qui faisait pâmer les fidèles du salon de la rue Loyson, l'un des tout premiers en date des salons de France, tenu par ces Dames de La Roche : Madeleine et Catherine, et haut célébré par Scévole de Sainte-Marthe et Étienne Pasquier. Tout y était prétexte à versification – telle cette puce, apparue un beau jour sur le sein blanc de Catherine et objet immédiat d'un concours poétique où se mirent à fleurir – « en vers grecs, latins et français » – les allusions mythologiques, les calembours égrillards, les rimes coquines et tel imparfait du subjonctif… Tous poèmes réunis en un grave recueil, où l'on rencontre des niaiseries du genre de celle-ci, signée de Catherine soi-même :
Petite puce frétillarde
Qui, d'une bouchette mignarde,
Suçotes le sang incarnat
Qui colore un sein délicat
Vous pourrait-on dire friande
Pour désirer telle viande ?
Je vous jure…
Ces exercices littéraires de mondains, où le dérisoire le dispute au précieux (ridicule), donnent beaucoup à penser quant à la qualité et à la vigueur intellectuelle des beaux esprits de ces salons qui firent florès au XVIe et au XVIIe siècle. Il est vrai qu'ils n'en étaient pas moins traversés par les grands courants renaissants du culte des Anciens, du platonisme, du féminisme, et qu'après tout le salon de Poitiers préfigure celui de l'hôtel de Rambouillet, qui n'était pas sans quelques mérites.

Les secrétaires : André Lingois et Jean Nivet,  le compte rendu de l'excursion étant dû, comme chaque année, à Georges Dalgues, directeur honoraire du Centre Charles-Péguy.


 

 SAISON 1982-1983

Au moment où la France fête le centenaire de Giraudoux, son écrivain « de charme », on se devait de marquer cet événement de manière originale. On connaissait bien l'homme de théâtre, le romancier, le germaniste, le diplomate, le haut fonctionnaire ; on ignorait sans aucun doute le précurseur de l'urbanisme et le défenseur de l'environnement. C'est chose faite grâce à l'initiative de la Ligue urbaine et rurale et grâce à un spécialiste de Giraudoux, M. Jacques BODY, qu'avait invité – et présenté – M. Lionel Marmin, un de ses compatriotes angevins et ami de longue date. M. Body, professeur de littérature comparée à la Faculté des lettres de Tours, est l'auteur d'une thèse sur Giraudoux et l'Allemagne; il vient justement de publier, dans la collection de la Pléiade, le premier tome des œuvres complètes de Giraudoux, qui contient la totalité de son théâtre. Il a parlé de « Giraudoux prophète de l'urbanisme ». Cette causerie de M. Body – qui fut prolongée par une très riche série de dispositives illustrant l'activité théâtrale de l'auteur – indissolublement liée à celle de Louis Jouvet – bien plus qu'une traditionnelle leçon universitaire apparut comme un hommage personnel à Giraudoux, témoignant d'une connaissance intime, rempli d'anectotes et de souvenirs.
D'emblée, le ton était giralducien… comme ce mot de Cocteau rappelé en préambule : « Giraudoux : un très bon élève qui ajoute à cette sagesse le prestige mystérieux du cancre. » Et le conférencier d'évoquer brièvement la carrière de ce bon élève passé brillamment du lycée de Châteauroux, décrit dans Simon le Pathétique, à l'école de la rue d'Ulm, et entrant en littérature avec un petit chef-d'œuvre (un peu oublié sans doute), Provinciales, salué par Gide et Proust (quelles références !). Mais la grande révélation c'est, le 3 mai 1928, la première représentation de Siegfried, monté par Jouvet ; c'est « la divine surprise » qui « illumina de ses feux la sombre cavité de l'entre-deux-guerres », selon l'expression de Claudel. M. Body s'est ensuite interrogé sur la place que garde aujourd'hui Giraudoux. S'il fut assez discuté dès l'avant-guerre par les jeunes turcs, comme J.-P. Sartre, qui lui reprochait son « aristotélisme », il garde parmi les écrivains contemporains des admirateurs qu'on ne saurait taxer de classiques étroits, comme Chris Marker, Jorge Semprun, François-Régis Bastide et Michel Tournier. En tant que romancier, il regagne même du terrain. Ce que l'on jugeait avec condescendance comme de la préciosité attardée apparaît au contraire comme une grâce. « Cela s'appelle le charme », conclut Bertrand Poirot-Delpech, dans sa chronique du Monde des livres du 8 octobre dernier, laquelle voisine justement avec un très bel article, signé Jacques Body…
Après avoir défini le prophète avec un humour très giralducien (« celui qui pour être présent demain, s'absente aujourd'hui »), et rappelé des anecdotes amusantes illustrant le « pouvoir de disparition » du Commissaire à l'information, notre conférencier a abordé l'aspect inattendu de l'auteur d'Intermezzo : l'urbaniste. Mais cet aspect est peut-être moins inattendu qu'il ne le paraît, car Giraudoux a toujours voulu allier imagination et pratique ; à partir de 1920, il ajoute à son activité de romancier celle de journaliste. Il se met à parler de l'urbanisme, sans doute sous l'influence de Raoul Dautry et de Le Corbusier, qui lui dédie, en 1928, le manuscrit de La Cité radieuse. La même année, avec Jean Forestier, il fonde la Ligue urbaine et rurale pour l'aménagement du cadre de la vie française. Celle-ci est lancée auprès du grand public par un article de 1933 dans Marianne, dû à Giraudoux, qui mettait le doigt sur les problèmes parisiens, dont le transfert des halles et le sauvetage du Marais, dénonçant déjà le saccage du Paris historique avec trente ans d'avance. Dans la charte de ce mouvement, on trouvait déjà les trois grands principes de l'urbanisme : la liberté – mais pas de détruire systématiquement ; l'égalité des « droits urbains » du citoyen, qu'il soit de Belleville ou de Passy ; l'imagination et l'invention quand il s'agit de créer (sous-entendu : le respect quand il s'agit de conserver). Leçon toujours actuelle.
Cette réflexion sur l'urbanisme, dit en conclusion M. Body, doit être recherchée dans l'œuvre tout entière de Giraudoux, qui se voulait « aventurier du monde réel », sans renoncer au vrai pouvoir, celui des mots. Citons Bella : « Qu'on serait heureux si le monde réel se cousait à un monde imaginaire »…


Le 9 novembre 1982, Mgr P.-M. BRUN, archiprêtre honoraire de la cathédrale et vice-président de la Section, a fait un exposé sur « Clovis et le concile d'Orléans de 511 ».
Mgr Brun, dans la première partie de sa causerie, a tenu à rafraîchir les notions d'histoire du public, lesquelles se résument souvent à quelques images d'Épinal un peu trop scolaires.
En 481, Clovis, âgé de quinze ans, est élevé sur le pavois, simple chef de clan appartenant aux Francs saliens. Aucun historien n'a relaté sa rapide ascension, mis à part Grégoire de Tours qui reprendra, un demi-siècle après, les confidences de Clotilde, en les agrémentant d'une aura de légende. On sait seulement que Clovis appartenait à une lignée de chefs, qu'il est le fils de Childéric et le petit-fils de Mérovée, et que son aventure va s'inscrire dans une période troublée et confuse. La Gaule, depuis un siècle, a vu déferler sur elle les Barbares, dont les plus redoutables furent les Vandales, qui méritèrent bien leur nom. La moitié sud est occupée par les Wisigoths, qui tiennent aussi l'Espagne ; les pays de Saône et Rhône sont aux mains des Burgondes (les plus policés), tandis que Théodoric règne sur la Lombardo-Vénétie (c'est un roi ostrogoth). Au milieu, entre Loire Seine et Oise, reste une enclave romaine, par la culture et l'administration, domaine d'Aegidius, puis de son fils Syagrius. Dans cette Gaule morcelée, le christianisme demeure et les évêques apparaissent comme les gardiens de la romanité ; mais les Barbares, s'ils ont été dans l'ensemble christianisés, le sont dans l'hérésie arienne. Il y a donc un fossé profond entre les dominateurs et leurs sujets. Puis sont arrivés les Francs, peuple fruste, guerrier et chasseur, peu soucieux de la parole donnée et pratiquant une religion animiste.
Clovis participe aux défauts et aux qualités de sa race : dénué de scrupule, violent, il s'empresse de supprimer, par la force ou par la ruse, tous les rivaux. Il se jette sur Syagrius, le bat à Soissons et hérite de ses légions formées à la romaine. À peine installé dans l'ancienne capitale de son ennemi, Soissons, il s'attaque aux Thuringiens, sans succès.
C'est alors qu'il est salué par Rémi, évêque de Reims, comme un homme loyal. En 493, il épouse Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes et auteur de la Loi Gombette. Cette jeune femme, qui appartient à un rameau catholique, n'est peut-être pas la « figure de vitrail » que l'hagiographie a transmise, mais elle se révèle douce, patiente, habile et, peu à peu, elle va persuader son farouche époux de se faire baptiser. En 496, lors de la campagne contre les Alamans, menée par Clovis au cours d'une bataille non identifiée, il prononce son fameux vœu : si le Dieu de Clotilde lui donne la victoire, c'est juré ! il se fait chrétien.
Et, à ce sujet, Mgr Brun nous apprend que l'histoire traditionnelle nous a menti : Clovis n'est pas le vainqueur de Tolbiac, en Rhénanie, c'est Sigebert, roi des Francs ripuaires. À Noël de la même année, dans la cuve baptismale de Reims, Clovis, suivi de 3.000 guerriers, entend de Rémi la phrase célèbre : « Courbe la tête, fier Sicambre… » Les peuples ariens, furieux, réagissent. Clovis en profite pour entreprendre contre eux une croisade sainte : d'abord contre les Burgondes, qu'il aurait vaincu à Fleurey-sur-Ouche, non loin de Dijon, en 500 ; plus tard, en 507, il marche sur Alaric II, roi des Wisigoths d'Aquitaine et, selon la tradition, le tue de sa propre main à Vouillé, près de Poitiers. Clovis est alors au sommet de sa puissance ; gardien de l'Église et législateur de la Gaule avec les Lois saliques, il savoure son triomphe à la basilique Saint-Martin de Tours. Il mourra le 27 novembre 511 à Paris, dont il a fait définitivement sa capitale, heureux et comblé, mais en laissant son œuvre inachevée.
Juste avant de mourir, Clovis a convoqué le premier concile de l'Église mérovingienne à Orléans. Le choix de notre ville n'a pas été le fait du hasard : Orléans est une ville centrale, calme, sûre, solidement close, et déjà illustre par la lutte de saint Aignan contre les hordes d'Attila. Clovis envoie à tous les évêques une convocation suivie d'un questionnaire ; sur soixante-quatre évêques invités, trente-deux répondent à l'appel, dont cinq archevêques. La présidence est donnée à Cyprien, archevêque de Bordeaux, et le concile s'ouvre le 8 juillet 511.
L'œuvre du concile se résume à trente et un canons, écrits en latin correct : ils réglent pour la première fois les rapports entre le prince et l'Église ; on peut dire que c'est une sorte de concordat.
Mgr Brun n'est pas entré dans les détails théologiques, mais s'est efforcé de classer ces canons en rubriques dont les principales concernent le droit d'asile (un premier pas vers une justice plus humaine, car celle-ci restait plutôt expéditive, si l'on en juge par l'épisode du vase de Soissons), l'ordination sacerdotale, la discipline du clergé séculier et régulier, les prescriptions liturgiques (le carême est réduit à quarante jours et les grandes fêtes doivent être célébrées à l'intérieur de la communauté, et non individuellement), l'utilisation des biens d'église et des offrandes (la moitié en revient à l'évêque qui doit, en contrepartie, prendre en charge les pauvres et les malades), les interdits concernant les mariages et la condamnation des pratiques magiques.
Une fois les travaux terminés, les évêques ont envoyé leurs canons avec une lettre résumant la situation au roi. Ils demandent son approbation et l'inondent de compliments, vantant même « son âme sacerdotale ». Comment ne pas ironiser ? On comprend alors pourquoi l'imagerie populaire et l'hagiographie ont fait de Clovis le barbare un souverain modèle…
La conférence, chaleureusement applaudie, a été agrémentée d'une série de diapositives, choisies et commentées par Jean Nivet, qui a eu à sa disposition la riche collection de l'abbé Gand.


Le 9 décembre 1982, M. Jean CÉARD, professeur à l'Université de Paris-Créteil et ancien professeur au lycée Pothier, a fait une conférence sur « Les rébus de la Renaissance ». Curieux sujet, direz-vous, un peu marginal et fait pour les curieux que celui que traita M. J. Céard. Ces rébus de la Renaissance ont-ils eu pour seule fonction de nous distraire, comme ceux que nous avons déchiffrés, encore enfants, dans l'inusable Almanach Vermot ?
La dépréciation croissante du rébus a commencé, selon le conférencier, dès le milieu du XVIe siècle, après qu'il ait eu son âge d'or à la fin du XVe, avec la caution de grands esprits comme Léonard de Vinci et Bramante (qui les utilisa pour signer ses monuments). Les poètes italiens firent de même : l'un d'eux composa deux rondeaux en rébus. Cette recherche caractérise une époque qui s'intéressa au problème de la transcription graphique que vint compliquer l'essor de l'imprimerie.
Les érudits du temps (Geoffroy Tory, Duret), dont les ouvrages constituent les principales sources en ce domaine, établirent une distinction entre l'écriture « plus spirituelle que la parole », l'impression et la simple transcription phonétique, qui serait « une perversion ». Ils ont été sensibles à l'apport artistique des caractères d'imprimerie – dont certains sont encore en usage comme le « Garamond » – et y ont même vu un sens « mystique » : il y a, selon Tory, des rapports entre les aspects de l'Homme et les lettres de l'alphabet : le I rappelle la position verticale, tandis que le O symbolise l'aptitude au divin.
Le mot nous livre par sa manière graphique des richesses insoupçonnées. On comprend facilement la tentation qu'ont eue les littérateurs de cette époque d'agencer à leur guise les lettres et de se livrer à des jeux de langage, encore pratiqués de nos jours, comme l'anagramme et la contrepéterie, loués, ainsi que les rébus, par Tabourot des Accords dans ses Bigarrures, et même par Du Bellay dans sa Défense.
Mais, à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, la vogue des rébus va décroître, car les humanistes de la seconde génération n'y voient plus que l'expression d'une veine populaire. C'est sans doute aussi que les rébus se fondent trop exclusivement sur la matière phonique, et connaissent par là leur limite.
M. Céard affirme qu'il faut refuser l'interprétation des érudits du XIXe siècle, qui prétendent que les recueils de rébus ont été composés pour les illettrés, à la manière des pictogrammes chers à Raymond Queneau. Cependant l'art populaire a continué longtemps à pratiquer ce genre : témoins ces innombrables panonceaux de cabaret (un K barré !), « Au lion d'Or » (transcrit : au lit on dort – à propos, une auberge de Thou dans le Loiret s'appelle encore ainsi en 1982), ou cette enseigne de la place Maubert : « Au Point d'Or et Moins d'Argent ». représentée par un poing doré et une main d'argent. On pense au « Grand Hiver » (I majuscule peint en vert) des Paysans de Balzac. Ces rébus familiers seraient aussi inspirés par une dérision contestataire de la manie nobiliaire des armes et armoiries. Certains rébus apparaissent comme de véritables énigmes, comme ce boyau dessiné à côté d'un « postulat » (monnaie des évêques postulants) qu'il faut traduire : bois au pot si tu l'as !
M. Céard nous invite à lire plus en profondeur ces dessins naïfs, car les objets familiers représentés ont pour lui une fonction symbolique. Les objets fonctionnent comme des signes, mais ont de plus une valeur propre. « Une symbolique s'ajoute alors à la sémiotique ». Et c'est vraisemblablement cette perte de la symbolique qui a fait déprécier le rébus. Il faut ajouter que ceux-ci ont été concurrencés par ce qu'on appelait alors les hiéroglyphes, c'est-à-dire la transcription de signes métaphoriques, utilisés par exemple dans le Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Le rébus va passer pour une forme dégradée de l'hiéroglyphe ou comme une dérision maladroite – c'est l'idée de Rabelais au chapitre IX du Gargantua. Le signe hiéroglyphique se rapproche du signe emblématique ; l'ancre suggère la lenteur calculée, la certitude, l'espoir. C'est ainsi que la famille des humanistes imprimeurs, les Alde, choisiront cette ancre avec un dauphin pour signifier leur devise qui se lit comme le proverbe : Festina lente, hâte-toi lentement. Ce genre permet une superposition de sens, alors que le rébus demeure « une image acoustique homophone », pour parler en langage saussurien.
Cette limitation n'a pas empêché la survie du rébus grâce à une certaine complicité avec l'héraldique (les armes parlantes en font grand usage) et aussi par l'ingéniosité de certaines devinettes qui plaisaient par leur côté ludique. Et M. Céard d'enchaîner sur le dernier point de sa causerie, richement illustrée ; avant que les doctes ne rejettent les rébus « hors de la culture des honnêtes gens », n'étaient-ils que des jeux ? La réponse est catégoriquement négative, car les exemples de rébus sérieux abondent : la mort d'Anne de Bretagne a été commémorée par un rébus fameux en son temps, les livres d'Heures en contenaient, les rhétoriqueurs les ont pratiqués. Nous avons vu une ballade de Jehan Molinet dont les rimes sont remplacées par des dessins de fleurs.
Et le conférencier nous a montré, preuves à l'appui, que le rébus n'était pas aussi monosémique qu'on le prétendait : le jeu des figurines livre des connotations qui permettent une autre lecture. Au déchiffrage des signes s'ajoute la représentation des symboles. La coquille Saint-Jacques évoque le pèlerin, mais renvoie en même temps aux « Coquillards »… Et, pour tout dire, il y a de l'esprit et de l'invention, comme dans ce tableautin qui représente une nonne battant les fesses d'un abbé retroussé devant un os qu'il faut lire ainsi : « Non habebat oculos » (nonne abbé bat au cul + os), phrase tirée de l'Évangile… Rébus pas mort. Lettre suit. M. Lévi-Strauss n'a-t-il pas mis sur la couverture de La pensée sauvage la « Viola tricolor » peinte par J.- J. Redouté ? Il se pourrait bien que M. Jean Céard, avec tout son talent, nous ait réellement donné envie de… « rébuffier ».


Le 19 janvier 1983, à la suite de l'assemblée des adhérents qui a adopté les rapports des secrétaires et des trésoriers, puis a réélu à l'unanimité le bureau en exercice, M. Jacques BOUDET, inspecteur honoraire de l'Instruction publique et vice-président de la Section, a fait une causerie sur « Un grand helléniste orléanais, Anatole Bailly (1833-1911) », à l'occasion du 150e anniversaire de sa naissance. M. Jacques Boudet a évoqué ce professeur qui fut un modèle de probité intellectuelle et de discrétion ; il a été aidé dans sa tâche par Jean Nivet qui a photographié les documents importants : ceux-ci font partie d'un dossier non encore exploré et que le conservateur de la Bibliothèque municipale d'Orléans, M. Roda, a mis à leur disposition.
Si « le Bailly », ce gros volume de 2.228 pages sur trois colonnes, est bien connu des hellénistes, petits et grands, l'homme, natif d'Orléans, qui passa la plus grande partie de sa vie comme professeur de quatrième au « vieux Pothier », est souvent un peu oublié des Orléanais eux-mêmes. M. Boudet s'est donc attaché à faire revivre ce personnage dont la famille est liée à la petite histoire locale : le grand-père a tenu le débit de boissons en face du Tribunal ; le père, Timothée Bailly, incorporé d'office à dix-sept ans et démobilisé en juin 1814 avec un « congé absolu », fut directeur (c'est-à-dire gestionnaire) de L'Orléanaise, compagnie de voitures publiques dont le siège occupait l'actuelle Chancellerie. Il s'installa au 89 (aujourd'hui le 85) de la rue Bannier, au coin de la rue du Pot-de-Fer. C'est dans cette humble maison « si petite, si étroite, si chétive » que, le 16 décembre 1833, naquit Anatole Bailly.
À sept ans, celui-ci fréquenta la pension Feuillatre, puis la pension Lamadon, fort réputée alors. En 1845, à douze ans, il entre au Collège royal. Cet élève, d'une timidité extrême, eut des débuts scolaires relativement obscurs. Mais il s'intéressa très vite aux langues anciennes, et c'est vraisemblablement Pessonneaux qui éveilla sa vocation d'helléniste. Il obtint le baccalauréat à dix-neuf ans – à cette époque le jury venait au-devant des candidats, et, à Orléans, la cérémonie avait lieu dans la salle du Conseil général de la préfecture. Sa voie est alors tracée : l'habitude était de préparer le concours de l'École Normale Supérieure dans une institution parisienne qui servait d'internat, alors que les cours avaient lieu dans un lycée. C'est ainsi qu'Anatole Bailly entre à l'institution Favard ; il s'y montre un élève si assidu qu'il est reçu au bout d'un an à l'École.
Après son passage à l'École de la rue d'Ulm, où l'étudiant Bailly est remarqué par le grand helléniste Egger, il est nommé « professeur suppléant » à Lyon ; il est reçu du premier coup à l'agrégation de grammaire l'année suivante. Désormais la vie d'Anatole Bailly va se confondre avec la carrière sans histoire d'un professeur modèle, sans ambition même, car, à peine nommé à Paris, il va retourner sur sa demande dans sa bonne ville d'Orléans. Le voilà en 1862 professeur de quatrième, poste qu'il occupera fidèlement pendant vingt-sept ans.
M. Boudet a essayé, d'après les témoignages de ses élèves et contemporains, de retrouver le vrai visage du professeur, celui que ses « potaches », toujours irrévérencieux, appelaient le « Père Pouf » – sans doute parce qu'il ponctuait ses appréciations d'un toussotement désabusé. C'était un maître exigeant, rigoureux dans ses corrections, respecté et même un peu craint ; c'était un maître d'une grande qualité, apprécié pour son ordre et sa méthode.
Cet homme discret – qui collectionna au cours de sa carrière les distinctions honorifiques (dont l'ordre du « Sauveur de Grèce », dont il était très fier) – a plus fait pour la diffusion des études grecques que tous les plus grands hellénistes réunis. À trente-six ans, il avait déjà publié un Manuel des racines grecques, suivi d'une grammaire et, en collaboration avec le linguiste Michel Bréal, Les mots latins et Les mots grecs, qui firent autorité jusqu'au milieu du XXe siècle.
Sa renommée de lexicographe était telle que son ancien maître Egger incita Anatole Bailly à préparer une révision du dictionnaire d'Alexandre, qui datait de 1830 et qui avait considérablement vieilli. Cette humble tâche de révision se transforma rapidement en la rédaction d'un ouvrage nettement nouveau, qui aurait demandé de nos jours une équipe nombreuse assistée d'ordinateurs. Ce fut une entreprise familiale à laquelle collaborèrent l'épouse – discrète elle aussi – et le fils, Paul, mort à vingt et un ans.
À partir de 1887, ayant demandé sa mise à la retraite, notre professeur se consacra tout entier à son œuvre de bénédictin, dans un recueillement de plus en plus solitaire. Il vit en 1894 le couronnement de sa tâche : la première édition du « Bailly » fut saluée comme un événement. Son auteur cependant passa ses dernières dix-sept années à l'améliorer. La mort le surprit le 12 décembre 1911, en plein travail de correction. « Quelle vie exemplaire », conclut J. Boudet en reprenant les termes de Havet, « quelle rare conscience et quelle modestie émouvante !… »


Le 25 février 1983, M. Philippe HEUZÉ, maître-assistant à la Faculté des lettres de Poitiers, a parlé, en présence de Mme Gendreau-Massaloux, recteur de l'Académie, de « Virgile et l'iconographie virgilienne ». Ce sujet, un peu technique en apparence dissimulait non seulement quelques-unes des conclusions de la thèse du conférencier, intitulée L'image du corps chez Virgile – dont nous parla M. Paul Martin dans sa présentation – mais aussi une invitation originale à lire le grand poète latin « en images », quitte à faire des rapprochements audacieux à la manière de Malraux dans Les voix du silence et La métamorphose des dieux.
« Virgile en effet, nous dit en préambule M. Heuzé, entrant dans son troisième millénaire, est toujours présent, et toujours différent. Si l'on compare le Virgile de Donat, grammairien et commentateur du IVe siècle de notre ère, à celui de V. Hugo ou celui du dernier grand spécialiste Jacques Perret, on a l'impression d'une étonnante diversité. »
Une telle variété de lectures tient justement à la richesse des images. Et M. Heuzé donne au mot image non pas le sens rhétorique, mais le sens le plus largement poétique : le créateur se sert du langage pour « donner à voir », pour nourrir notre imaginaire. Et de prendre immédiatement un exemple, en décrivant la « vision » que lui inspirent deux vers du livre VIII de l'Énéide…, quitte à prêter le flanc aux critiques des érudits pointilleux ou seulement respectueux du mot à mot.
Il faut affirmer le droit à l'imagination et à la subjectivité et même celui « de déambuler au milieu des images », de formuler des hypothèses ; il faut procéder à une confrontation entre « les images virtuelles », celles qu'on trouve à la lecture des vers de Virgile et « les images réelles », celles que nous ont léguées les arts – qu'ils soient contemporains de Virgile ou qu'ils appartiennent à notre civilisation, mettant ainsi en contact « deux mondes, l'un fourmillant de vie, l'autre de simulacres ».
Tout le reste de la conférence a été consacré à des exemples mettant en parallèle des passages virgiliens et des images empruntées à la peinture ou à la statuaire. M. Heuzé fait remarquer que l'univers virgilien est peuplé d'oiseaux et qu'on trouve parfois l'expression pictae uolucres qu'on traduit habituellement par : oiseaux au plumage coloré. Pourquoi ne pas penser également aux oiseaux peints comme ceux des tombes de Tarquinia ou sur les fresques de la Maison de Livie à Rome…
Il existe une gestuelle propre à Virgile, que soulignent certaines représentations, comme cet « orant » trouvé à Mantoue (la patrie du poète); ou cette admirable tête de Dionysos, ou ces personnages pleins de grâce qu'on vient d'exhumer dans les fouilles de Lavinium.
Quand il s'agit d'illustrations post-virgiliennes, et plus précisément de scènes influencées par l'Énéide, les témoignages abondent à travers les âges, depuis le célèbre portrait d'Énée blessé, trouvé à Pompéi jusqu'aux sculptures du Bernin. Pour les œuvres antérieures dont Virgile a pu s'inspirer, la recherche est évidemment plus difficile ; on sait par exemple que la violence est un thème fréquent dans l'Énéide, mais on ne sait si ce goût est dû au genre de l'épopée, à une tradition commune à tous arts (et en particulier de la céramique), ou aux souvenirs personnels du poète témoin des guerres civiles, sans parler de sa puissance d'invention.
À ce sujet, M. Heuzé rappelle qu'il faut, dans ce domaine, se prononcer avec prudence : la critique du XIXe siècle jugeait incongrue la scène où Énée, voulant tuer Hélène, est retenu dans son geste par Vénus ; or nous pouvons voir cette scène sur une sculpture du IVe siècle avant notre ère : la filiation est presque sûre. Les difficultés commencent avec les œuvres d'art contemporaines de Virgile, comme le célèbre groupe sculpté représentant Laocoon et ses deux fils luttant contre le serpent monstrueux : s'agit-il là de l'œuvre première ? Ou d'une simple rencontre ? Et faut-il toujours rechercher des sources ?
M. Heuzé nous invite à négliger parfois la chronologie trop rigide et à tenter des comparaisons hasardeuses. Il nous en donne plusieurs exemples personnels fort pertinents : la statue post-classique connue sous le nom de la « Fanciulla d'Anzio » fait penser à la Galatée des Bucoliques, qui fuit les regards tout en désirant être vue ; quand Virgile peint le regard violent, semblable à celui des masques tragiques, il a une expression curieuse pour le désigner : volvere ocullos, qu'on traduit mal par « tourner ou rouler des yeux » ; on en comprend le sens quand on voit, grâce à notre conférencier, le regard fixe et terrible d'Alexandre sur la célèbre mosaïque de la bataille d' Arbèles, ou le regard de Thésée sortant du labyrinthe, ayant contemplé l'innommable, sur une étonnante fresque pompéienne ; le combat d'Hercule et de Cacus décrit au livre VIII de l'Énéide s'éclaire quand on contemple les sculptures du Grand Autel de Pergame.
M. Heuzé va même plus loin : pour illustrer le vers où Mézence est comparé au géant Orion qui émerge des eaux, il nous projette… le Colosse de Goya, et en face de l'Atlas virgilien « à la chevelure de pin » évoque… un tableau d'Arcimboldo.
Acceptons avec joie de telles audaces, d'autant plus que notre Virgile en sort une fois de plus grandi. Faisons comme Swann, conclut avec humour M. Heuzé, ce Swann qui se plaisait à reconnaître dans les personnages quotidiens et banals un profil de Masaccio, une expression de Piero della Francesca ; cherchons autour de nous, dans notre quotidien, des « images virgiliennes » d'une grande fraîcheur.


La dernière conférence a eu lieu le 22 mars, avec le R.P. Émile MARTIN, docteur es lettres, animateur des chanteurs de Saint-Eustache et musicologue fort connu, sur le sujet suivant : « Que reste-t-il de la musique grecque antique ? » Le R.P. Émile Martin est aussi compositeur : tous ceux qui s'intéressent à la musique se souviennent de la célèbre Messe du sacre des rois de France, jouée en 1950 à Saint-Roch, qui intrigua tous les grands spécialistes et qui fit autant de bruit, à la même époque, que le pastiche de la « Chasse spirituelle » attribué à Rimbaud. M. Lionel Marmin, en le présentant, rappela que le R. P. Martin, féru d'hellénisme, était l'auteur d'une thèse sur « les rythmes de la chanson grecque antique » et qu'il avait eu l'honneur de diriger, le 4 août 1964, la Messe en si de J.-S. Bach au théâtre d'Hérode Atticus à Athènes et, plus récemment, en 1980, la Passion selon saint Jean à Patmos, avec une figuration exceptionnelle.
L'exposé de M. le R. P. Martin – abondamment illustré d'extraits sonores d'une grande qualité, d'un montage de diapositives de MM. Jean Nivet et Gérard Lambin – était divisé en deux parties. La première avait pour but de nous faire comprendre ce que devait être la musique grecque de l'Antiquité à l'aide de prélèvements originaux recueillis par l'auteur dans les régions de la Grèce actuelle où restent des traditions orales vivaces, comme les îles Ioniennes ou les alentours de Thessalonique.
Il s'agit d'une entreprise difficile, car nous n'entendons pas aujourd'hui cette musique comme elle fut jouée il y a plus de deux mille ans. Notre oreille est faite à la gamme tempérée de douze demi-tons. Dans la musique des Grecs d'autrefois, les intervalles sont très différents, notamment dans la musique archaïque. C'est seulement à partir de Pythagore, qui a découvert la quinte, que la musique « passe de l'empirisme à la science ».
Il n'est pas douteux que les Grecs actuels, qui ont si bien conservé leur langue et qui sont restés fidèles à leurs coutumes, ont gardé quelque chose de leur musique primitive. À Rhodes, on chante encore le « chant de l'hirondelle », c'est-à-dire de la quête du printemps, sur des paroles qu'on trouve dans Athénée, qui lui-même reprend un texte du VIe siècle avant J .-C. : bel exemple de permanence.
M. le R. P. Martin nous fait entendre plusieurs chants populaires, dont une chanson de mariage entendue à Megalissi (la plus petite des îles grecques, en dépit de son nom) et chanté par une vieille paysanne de quatre-vingt-sept ans, musique déconcertante (car la mélodie est axée sur le tétracorde), mais combien émouvante.
Notre conférencier a multiplié les exemples variés de cette musique qui a défié le temps : à Drana, aux environs de Thessalonique, il a enregistré successivement : une chanson de buveurs, très différente de nos chansons bachiques, par son mode mineur et son caractère mélancolique, une improvisation (admirable à tous égards) d'une jeune fille accompagnée d'une cithare de sa fabrication, et un chant militaire, repris en chœur par quatre petites filles. Lors d'un enterrement dans un petit village de Macédoine, un pleureur et une pleureuse chantent en strophes alternées les mérites du mort, à la manière des déplorations du chœur antique, sur une musique de type oriental. La présence des grands mythes grecs est évidente : à Santorin, les vieilles femmes chantent encore une cantilène qui narre l'exploit d'un « palikare » qui, tel Orphée, va provoquer aux Enfers Charon pour lui disputer sa fiancée, et reçoit l'aide d'un ange, descendu tout droit de notre Ciel : magnifique exemple de syncrétisme religieux, qui montre qu'il n'y a pas eu de coupure entre l'orphisme païen et le christianisme.
La seconde partie de l'exposé fut consacrée à un autre type de musique antique, plus officielle et plus orchestrale : il s'agit des deux hymnes delphiques à Apollon, dont le texte et la musique, selon la notation figurée de l'époque, avaient été trouvés sur une stèle lors des fouilles effectuées à Delphes à la fin du XIXe siècle par l'École française d'Athènes, le travail de restitution et de traduction musicale ayant été fait par le R. P. Martin. Paradoxalement on sait beaucoup de choses sur cette œuvre : on en connaît l'auteur, un certain Liménios qui l'exécuta à l'occasion des cérémonies de 138 et 128 avant J.-C. Vraisemblablement œuvre de commande, elle commémore la défaite des Gaulois devant Delphes. On sait même, d'après des documents trouvés dans le Trésor des Athéniens, qu'une soixantaine d'artistes « dionysiaques » étaient venus d'Athènes pour l'interpréter. Il faut dire que cette musique, d'une grande richesse d'invention, a touché tous les auditeurs, qui ont applaudi spontanément. Peut-être est-ce au mérite du « traducteur » qu'ils ont rendu hommage. D'ailleurs, le R. P. Martin s'est expliqué là-dessus très clairement : nous entendons cette musique de la même manière que nous lisons avec émotion une « belle traduction » de Sophocle…
Une question sans doute reste posée : étant donnée l'absence de notation instrumentale, comment jouait-on la musique d'accompagnement, compte tenu des instruments de l'époque ? Le conférencier a essayé d'y répondre en nous expliquant, avec de très belles images à l'appui, le rôle et les possibilités des instruments d'alors : la lyre et son dérivé le barbiton (sorte de lyre légère), la cithare (et son dérivé : la cithare-caisse), le phorminx, l'aulos (à un ou à deux tubes) qui n'est pas, comme on le croit à tort, l'ancêtre de la flûte, mais du hautbois, l'instrument dionysiaque par excellence, sans oublier le sistre, les crotales et le tambourin qu'on retrouve dans la musique du monde arabe.
Pour montrer que cette musique vieille de plus de deux mille ans n'est pas étrangère à la nôtre, malgré son étrangeté, le R. P. Martin a tenu à nous faire entendre, pour notre plus grand plaisir, un court essai de sa composition, intitulé Le Miroir de Jeanne (il s'agit bien de Jeanne d'Arc) où il a réussi à intégrer le thème de l'épilogue du 2e Hymne delphique, en conservant la métrique antique, dans un ensemble résolument moderne, joué par des instruments actuels. Après tout cet hymne n'est-il pas un Te Deum à sa manière ?
Nous savions déjà que la musique était un langage universel ; nous savons désormais, grâce au R. P. Martin, qu'elle efface le temps. Le temps n'agit-il pas sur cette musique antique comme il a agi sur les frises du Parthénon : en ôtant toute contingence, en parvenant à une stylisation parfaite ?


Le dimanche 5 juin a eu lieu l'excursion annuelle intitulée « Promenade littéraire entre Loire et Cher : Amboise-Chenonceaux-Pontlevoy ».
« O saisons, ô châteaux ! », chantait le jeune Arthur. La saison redevenue solaire, nous partîmes donc pour les châteaux – nous, quelque soixante amis des lettres et des livres. Un car aux aménagements raffinés nous emporta, via l'inévitable autoroute, vers cette Loire combien plus verdoyante que la nôtre, où nous touchâmes Amboise dans une gloire déjà caniculaire. Remontées et descendues de redoutables ruelles à carrosses, le Clos-Lucé nous accueillit.
À l'orée d'une tendre dépression gazonnée, au frais d'arbres ombreux, Jean NIVET, infatigable et délicieux animateur de ces randonnées, nous présenta le lieu et la demeure. Initialement château de Cloux et propriété d'un certain Étienne Le Loup, conseiller favori de Louis VI ; acquis par Charles VIII qui l'enrichit de la petite chapelle ; annexe du château d'Amboise aimée de Louise de Savoie, de l'enfant François Ier et de Marguerite de Navarre (qui a écrit ici telles pages de son Heptaméron), le Clos-Lucé vit toujours dans l'aura de Léonard de Vinci que François Ier, après Marignan, avait prié de venir travailler à Amboise, au titre de « premier peintre, ingénieur et architecte du Roi ».
Objet des attentions royales les plus pressantes, ce génie total, ce prince de l'« ostinato rigore » si chère au cher Valéry, eut ici tout loisir de donner libre cours aux démarches multiples de son imagination effervescente : organisation de fêtes ou l'automatisme le disputait à la pyrotechnie ; projets de fortifications, de canaux de jonction de tous les châteaux de Touraine, de souterrains, de bâtiments démontables, à téléphone intérieur, à fermetures auto-commandées ; croquis anatomique d'après dissections ; épures de machines futuristes, etc… À soixante-cinq ans, la main droite à demi-paralysée, Léonard ne peignait plus, mais dessinait toujours : des visages burinés par la vie ; des scènes de déluge ou de fin du monde ; et le célèbre autoportrait, cette tête de « Faust italien » hanté par les au-delà, qui savait sa fin proche et qui allait conclure sa vie dans une intense fébrilité créatrice, dans une sorte de hâte épouvantée. Léonard de Vinci mourut le 2 mai 1519, dans sa chambre du Clos-Lucé, et son corps fut inhumé dans la collégiale du château d'Amboise, où peut-être encore ses restes… Mais la présence du roi à son chevet – et dans les bras de qui il aurait expiré – relèverait de la légende…
Nous parcourûmes lentement le château, victime de défigurations et d'aménagements successifs, dont l'on tente aujourd'hui de réduire les méfaits. Nous découvrîmes la cuisine, la chambre du Vinci, la chapelle construite par Anne de Bretagne (où une Vierge marchant sur un rayon de lumière – Virgo lucis – aurait donné son nom au Clos-Lucé), l'entrée du souterrain que François Ier empruntait pour visiter son grand homme, et, bien sûr, les maquettes extraordinaires – conformes aux dessins des Carnets – des machines prémonitoires sorties toutes armées du cerveau du vieux Florentin. En regrettant de n'avoir vu, tout au long de ce cheminement, que copies, fac-similés et reconstitutions…
Mais Chanteloup nous attendait. Enfin… ce qu'il en reste, ce qu'en ont laissé spéculateurs et démolisseurs. De ce Vaux-le-Vicomte tourangeau et des fastes qui s'y déployèrent, que pouvons-nous en effet retrouver aujourd'hui, si ce n'est cette « Pagode de Chanteloup » dont s'épate le touriste standard, protubérance étrange en terre tourangelle, excroissance pseudo-chinoise saugrenue, « fabrique » de quarante mètres construite pour rien, d'où nous pouvons toutefois prendre belle vue du domaine, où ne subsistent qu'un étang herbu aux eaux douteuses et le mélancolique tracé des grandes allées aux symétries royales.
Car il y eut là grand arroi. « Aller à Chanteloup – disait Mme du Deffand – c'est aller à la Cour, c'est chercher le grand monde, les divertissements, se mettre au bon ton, acquérir le bon air ». Et aux courtisans sollicitant son autorisation pour y courir, Louis XV avait répondu : « Je ne le défends, ni ne le permets. ». Au dire de Saint-Simon, le projet Chanteloup serait dû à la princesse des Ursins (ambassadrice de Mme de Maintenon et de Louis XIV en Espagne) dont le secrétaire très… intime, d'Aubigny, se mit « à bâtir très promptement, mais solidement, un vaste et superbe château, d'immenses basses-cours et des communs prodigieux, avec tous les accompagnements des plus grands et des plus beaux jardins ».
Ce domaine fut acheté en 1761 par le duc de Choiseul, qui y déposa d'autorité la duchesse pour plus aisément pouvoir à Paris batifoler avec ses maîtresses. Mais ses accointances avec le Parlement et l'inimitié qu'il manifestait ouvertement à la Du Barry indisposèrent le roi, qui lui intima « de se retirer à Chanteloup jusqu'à nouvel ordre ».Exil doré (quatre cents personnes assuraient le service, et les étables étaient pavées de marbre) que vinrent aussitôt animer les opposants au pouvoir royal et des amis fidèles, tel l'abbé Barthélemy, auteur de ce Voyage du jeune Anacharsis en Grèce dont le titre est un bonbon que nous avons tous apprécié, si l'ouvrage est peu fréquenté… Cet abbé (qui chavira un jour sur l'étang avec une cargaison de musiciens et de jolies femmes) a écrit qu'à Chanteloup « la vie est sans doute celle du Ciel, car elle est fort heureuse ». Chasse, tric-trac, billard, soupers, fêtes champêtres, sauteries et surtout conversations faisaient en effet l'ordinaire des jours. Et le même Barthélemy de se lamenter sur la difficulté d'y goûter quelque repos : « Que de monde, que de cris, que de bruit, que de rires, que de portes qu'on semble enfoncer, […] que de polissonneries, que de voix, de bras, de pieds en l'air ! » (plaît-il, plaît-il ? monsieur l'Abbé).
Or, à la mort de Louis XV, en 1774, Choiseul prend conscience que son destin politique va tourner court. Il se partage alors entre Paris et Chanteloup, où il fait édifier la fameuse pagode, qu'il truffe de chinoiseries, en la justifiant par cette inscription : « Étienne François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages d'amitié, de bonté, d'attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées de se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance. » Voilà.
Choiseul mourut en 1785 et fut enseveli à Amboise. Et chacune des quatre faces de son mausolée célèbre, dans un style larmoyant, gorgé de superlatifs mais strictement laïque, les vertus (et même le génie) du défunt. Ainsi l'avait voulu sa veuve.
Choiseul était mort criblé de dettes, la duchesse dut se dessaisir de Chanteloup. Le duc de Penthièvre l'acquit. La Révolution le confisqua. Meubles et objets furent disséminés. Vendu et revendu, le château fut finalement démoli par des professionnels de l'immobilier. Mais, reste la pagode… – et l'étang.
Dans Amboise retrouvée, nous nous restaurâmes, nous nous rafraichîmes et nous nous entretînmes… longtemps – avant que de poursuivre.
Sous l'ardeur du midi vrai, Chenonceaux nous attendait, qu'avait envahi la foule des touristes dominicaux, pied mou, short approximatif et mains moites, tout bardés de noirs appareils à images. C'était bien toujours le château incomparable ; « le château Nymphe et le château Narcisse » chanté par Yourcenar ; celui qui n'est plus à décrire ; le chef-d'œuvre né de l'alliance de la pierre, de l'eau et du frissonnement des feuilles, que le Cher divisait ce jour-là de son eau massive, si profondément verte. Nous le visiterons à nouveau, avant de nous effondrer devant des flacons de breuvages glacés, et après avoir écouté Jean Nivet – toujours lui – nous conter son histoire et évoquer ses visiteurs les plus illustres.
Propriété des bourgeois Bohier, le château, après des tractations sordides, échut finalement à Diane de Poitiers, laquelle lui préférera toujours Anet, sans pour cela le laisser à l'abandon. À la mort de Henri II, Catherine de Médicis exigea la restitution de Chenonceaux contre Chaumont. C'est à elle que l'on doit le fameux pont-galerie, et Henri III y organise des fêtes païennes « où les dames les plus belles et honnêtes de la Cour, à moitié nues et cheveux épars, faisaient le service avec les filles de la reine ».
Veuve de Henri III, Louise de Lorraine, héritière du château, le fit couvrir de motifs funèbres, avant que Gabrielle d'Estrées ne l'en chassât. Finalement, le fermier général Dupin acheta Chenonceaux. Jean-Jacques Rousseau en fut alors l'hôte (il avait trente-cinq ans). Ses avances – « mince expérience romanesque » – repoussées par la dame de céans, il s'adonne à des compositions musicales, trousse en quelques jours une comédie en trois actes, poursuit des travaux de chimie, se laisse aller à des épanchements poétiques qui n'ajouteront rien à sa gloire. Oyez plutôt :
« Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu'en ce séjour ;
J'y veux moraliser sans cesse
Et toujours j'y songe à l'amour. »
Autre passante: George Sand, cousine d'un Vallet de Villeneuve qui devait hériter de Chenonceaux en 1799. « L'odeur de ses cigares et ses idées socialistes empestèrent » bien un peu la noble demeure, mais elle fut très sensible au lieu, « au bruit superbe du Cher s'engouffrant sous les arches du manoir, aux grands parcs, aux claires fontaines, aux serres parfumées ».
Deux ans après le passage de George, Chenonceaux reçut la visite de deux touristes de choix : Flaubert et son ami Maxime du Camp. Visite dont il est rendu compte dans Par les champs et par les grèves – pages qui présentent bien des longueurs, mais parfois riches d'un détail savoureux (« Coucher dans le lit de Diane de Poitiers, même quand il est vide, cela vaut bien coucher… dans celui de réalités plus palpables »).
Un dernier élan et c'est l'abbaye de Pontlevoy, quadrangulaire et blanche, et ostensiblement entretenue, bien qu'aménagée en parking à camions. La dame de ce haut lieu nous en fit les honneurs. Alliant avec beaucoup d'autorité ferveur claironnante et souci de rentabilité culturelle, elle développa longuement l'historique des avatars et des tribulations de l'abbaye et nous en fit apprécier les joyaux architecturaux (dont un retable d'un baroque impressionnant) et les curiosités sculpturales (dont une « Vierge déhanchée », recluse au haut creux de sa solitude verticale).
Fondée en 1034, l'abbaye, qui cent ans plus tard possédait soixante-quatre églises, avait une triple activité : hôtel-Dieu-maladrerie, scriptorium, école claustrale. Fortifiée, pillée, incendiée, elle se mue en 1644 en établissement d'enseignement de stricte discipline. En 1776, elle devient l'une des douze « Écoles royales militaires ». Supprimée à la Révolution, les Bénédictins la relèvent et le Collège de Pontlevoy, célèbre par ses fastueuses distributions de prix, s'honore de compter parmi ses élèves deux figures singulières : l'une bien réelle, celle de Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu ; l'autre de pure fiction romanesque : celle de Félix de Vandenesse, le héros balzacien du Lys dans la vallée.
C'est à Jacques Boudet – à qui la petite chaire du vestibule conférait la dignité requise – que revint de nous parler de ces deux condisciples. Produit donc du Collège de Pontlevoy, Saint-Martin, contaminé par un Juif portugais d'origine orientale, quitte précocement l'armée pour verser dans la théosophie et les arcanes de la gnose. Tenant de l'illuminisme, de l'indépendance spécifique de l'esprit (dont le corps ne serait que le réceptacle hasardeux), plus prophète-voyant que philosophe-moraliste, mais polygraphe impénitent, la madame de Verneuil du Lys fait grand cas de ce personnage, dont elle vante « l'angélisme mélodieux ». Et dans ce même roman de Balzac, l'on voit Félix de Vandenesse, lui aussi enseigné à Pontlevoy, dans la classe des Pas-latins. Mais pauvre et chétif parmi les riches et les forts que sa fierté lui interdisait de flagorner, il vécut là solitaire et douloureux. Et ses succès scolaires, pourtant brillants, ne faisaient qu'accuser son désarroi de petit proscrit…
Sur ce prit fin notre incursion entre Loire et Cher. Et c'est par la délicieuse rive sud que, comblés de science et recrus de chaleur, nous rejoignîmes notre Orléans.

Les secrétaires : André Lingois et Jean Nivet, le compte rendu de la promenade
étant dû à Georges Dalgues.


 

 SAISON 1983-1984

Le lundi 25 octobre 1983, à l'occasion de l'ouverture du cycle 1983-1984 des conférences de l'Association Guillaume-Budé, le président Lionel Marmin a été heureux d'accueillir un professeur très connu de la faculté de Lettres, auteur d'une thèse de doctorat sur L'idée de royauté à Rome, M. Paul MARTIN, professeur à la Faculté des lettres d'Orléans, qui a parlé de « Rome avant Rome : d'Énée à Romulus » C'est à une promenade très reculée dans le temps que nous a invités M. Martin, car elle nous a menés aux origines, à la Rome « d'avant Rome », mais en suivant une démarche originale, puisqu'elle mettait en parallèle les légendes d'une part, ainsi que les images toutes faites que nous pouvons garder, et, d'autre part, les récentes découvertes archéologiques dans le Latium.
Pour la plupart d'entre nous, Rome commence avec les « deux célèbres bessons » accrochés aux mamelles de la louve. Quant aux temps antérieurs, nous nous contentons de personnages légendaires, comme Évandre, Énée et Iule, poétisés par Virgile. Devant ces légendes, on peut avoir une attitude méprisante ; on peut aussi se demander pourquoi des hommes y ont cru. Ces héros venus de l'Orient ou de la Grèce ont pu très bien échouer sur les rivages d'Ostie, à la recherche d'un « fabuleux métal ». L'archéologie, qui est, non pas une science auxiliaire, mais bien la source vive de l'Histoire, nous assure qu'il ne faut pas en douter : il y a bien eu contact entre ces voyageurs exotiques et les indigènes du Latium. M. Paul Martin nous propose alors de confronter les textes, et même les plus légendaires, et les données de l'archéologie. Tout son exposé a été bâti sur des documents photographiques, relevés de cartes, vues de sites actuels, images de la statuaire primitive.
Rome à l'époque proto-historique, c'est un paysage au relief très accentué, contrastant avec les marais de la vallée du Tibre. Certains sites sont très escarpés, comme la Roche Tarpéienne, tandis que le Forum n'est qu'une zone de pâturages. Rome se sera édifiée à l'endroit du premier gué sur le fleuve et à cause de la présence de salines.
Il faut donc remonter quatorze siècles en arrière et écouter à nouveau la légende : un Arcadien, Évandre (« l'homme bien né »), obéissant à un oracle, échoue sur le « Pallanteum » (le futur Palatin), lutte avec le brigand Cacus (le méchant) et le tue grâce à la protection d'Hercule. Et voici le premier culte grec introduit sur la terre latine.
Que peut recouvrir cette légende ? M. Martin nous invite à reprendre l'explication de Jean Bayet : il s'agit d'un « fantasme de société ». Évandre représente le mythe de l'âge d'or, mais déjà « romanisé », un âge d'or civilisé avec sans doute une écriture et un art naissant. Ce que confirme l'archéologie : le premier établissement humain sur le site de l'Urbs date de l'âge du bronze. Des vestiges de cette époque ont été trouvés dans un remblai du VIe siècle : il s'agit de fragments de vase de la culture dite « apenninique » dont la « Rome » d'alors faisait partie.
En retournant à la légende, on rencontre le second grand personnage mythique : c'est Énée. Une de ses statuettes, trouvée à Véies, datant du Ve siècle avant J.-C., le représente dans sa posture fameuse, portant son père Anchise sur ses épaules avec les Pénates de Troie et le Palladium. Il est venu, comme le raconte Virgile, dans le Latium, où il rencontre Latinus dont il épouse la fille, Lavinia.
La propagande augustéenne s'empare de ce mythe, comme en témoignent les restes, exhumés en 1937, de l'Ara Pacis érigée en l'an 9 avant J.-C. Le fragment retrouvé représente le sacrifice d'Énée ; la truie qu'il va immoler va se sauver et mettre bas trente gorets dans un endroit où il devra fonder une ville : Lavinium. De là, il fondera une nouvelle cité, Albe, d'où naîtra Rome. C.Q.F.D.
Ne sommes-nous pas en pleine fantaisie ? Pas tout à fait ! M. Martin nous a montré les fouilles de Lavinium et de ses environs. Au lieu-dit Troie (nom prédestiné !) où a débarqué Énée, on a trouvé les restes d'un temple consacré au Soleil. Sur le site de Lavinium, à quelques pas de là, où s'est arrêtée notre truie, on a mis au jour un sanctuaire des Pénates, et surtout les restes grandioses de treize autels, puis l'Héroon d'Énée, tumulus transformé en cénotaphe, ainsi que les vestiges d'un sanctuaire de Minerve, ou, plus exactement, une fosse ou dépôt votif.
Grâce à ces monuments, les chercheurs ont pu élucider en partie le mystère : sur ces treize autels, douze datent de l'époque où Lavinium était la capitale de la fédération des peuples latins. S'ils furent abandonnés, c'est la preuve que Rome avait définitivement supplanté Lavinium (et Albe). Les archéologues ont pu également dater la transformation du tumulus en cénotaphe : au moment où le héros inconnu a été remplacé par le fondateur de la race latine, c'est-à-dire Énée le Troyen, nanti désormais d'un passeport latin : Aeneas, pater indiges.
Mais les ruines de Lavinium nous ont réservé une autre surprise : dans la fosse du sanctuaire de Minerve, parmi les débris, on a pu reconstituer plusieurs très belles statues, dont une Minerve aux tritons, en terre cuite, d'une taille impressionnante, d'influence étrusque avec des attributs grecs. De fort jolies têtes de jeunes filles nous ont fait penser à l'art du Quattrocento, ainsi qu'une tête d'enfant non moins remarquable. Il s'agit là, dit très justement notre conférencier, d'un spécimen d'un art proprement italien et qui explique l'admiration d'un Varron…
Avec la dernière étape de notre itinéraire, M. Martin est passé assez vite sur la fondation de Rome, trop connue, qu'il illustre par la célèbre louve du Capitole. Ce qui est curieux, dit-il, c'est que les Romains eux-mêmes n'en ont pas parlé. S'agirait-il d'un animal-totem, comme le Mars-loup des Samnites? En comparant cette bête avec celle qui est représentée sur une stèle étrusque de 390, M. Martin pense qu'il faut y voir un symbole de l'immortalité, qu'on retrouve dans de nombreuses civilisations.
La vraie fondation de Rome, c'est l'entente de sept peuplades principales (d'où le chiffre sacré des sept collines), c'est la création d'une confédération de paysans soldats, dont les habitations ressemblaient à ces urnes découvertes dans les fouilles du Palatin : une chaumière fruste, à bâtis de bois, sans cheminée, c'est-à-dire l'habitat de type « villanovien ». On peut en voir de semblables, habitées l'été par les bergers de la province latine.
« Voilà une vision, conclut M. Martin, bien différente de celle que nous avons de la Rome scolaire. Rien d'ailleurs ne permettait de prophétiser que ce ramassis de huttes primitives allait devenir le centre du Monde. »


Le vendredi 18 novembre 1983, conférence de M. Jean JACQUET, professeur émérite de microbiologie à l'Université de Caen et membre de l'Académie de médecine, sur « Émile Littré et Mgr Dupanloup ». Le dictionnaire de Littré est universellement connu, mais que savons-nous de l'homme et de ses démêlés avec un évêque fort connu des Orléanais ? La conférence (très appréciée) de M. Jean Jacquet avait pour but de retracer la carrière de ce médecin amoureux de la philologie ainsi que sa rencontre avec Mgr Dupanloup. M. Jacquet, comme Littré, s'intéresse aux lettres, puisqu'il milite pour la défense de la langue française dans les publications scientifiques.
La personnalité d'Émile Littré est difficile à cerner : médecin, savant, homme politique, linguiste, philosophe positiviste, il a bien des cordes à son arc. Et, si l'on a peu écrit sur lui, il a en revanche beaucoup publié ; personne d'ailleurs n'a encore jamais recensé toute sa production, dispersée dans une masse de journaux et de revues. Au fameux dictionnaire, il faut ajouter, plus de trente volumes !
M. Jacquet retraça d'abord la jeunesse de l'homme et fit le portrait de ses parents, personnages hors du commun. Le père, protestant, soldat et marin émérite renvoyé à ses foyers pour son attitude républicaine, est obligé de trouver un modeste emploi. La mère a fait preuve du même courage républicain dans sa jeunesse. Tous les deux élèvent leur premier fils, Maximilien-Paul-Émile, dans leur amour des idées révolutionnaires.
La famille s'installe à Paris et le jeune Émile, délesté de ses deux prénoms encombrants, suit les cours du collège Louis-le-Grand, où il excelle en latin et en grec. Après le baccalauréat, il trouve une place de secrétaire chez le comte Daru, lequel remarque sa puissance de travail et lui conseille de poursuivre ses études. En 1822, le voilà prêt à faire sa médecine, mais le ministre des Cultes et de l'Instruction publique, Mgr Frayssinous, vient de fermer la faculté, foyer d'agitation (déjà !). Celle-ci rouvre l'année suivante ; Littré y est un étudiant assidu et brillant, passe facilement l'externat et l'internat, tout en se mettant au sanskrit sur les conseils de son ami Burnouf.
Ayant achevé ses études vers 1830, il refuse brusquement de passer son doctorat. Étant donné, pense M. Jacquet, les deux traits fondamentaux de son caractère, l'hypersensibilité et la timidité, Littré a eu peur d'exercer une profession dont les obligations lui pèseraient. Mais cela ne l'empêche pas de continuer la recherche médicale, puisqu'on le retrouve à la faculté, où il est remarqué par Rayer, un des plus grands médecins de l'époque, tandis qu'il gagnera sa vie comme rédacteur au journal « Le National ».
Peu de temps après, le directeur du journal, Armand Carrel, découvre un article philosophique signé Littré, qu'il trouve remarquable et ne tarit pas d'éloges sur son auteur. La voie du grand journalisme semble toute tracée pour Littré, qui vient d'épouser, par relations, la très douce et très catholique Pauline Lacoste. Mais l'amour de la médecine reste vif : n'entreprend-il pas, sur l'instigation d'un autre grand médecin, Andral, la traduction des œuvres complètes d'Hippocrate. Il fallait, pour cette tâche énorme, un helléniste confirmé et un médecin compétent : Littré seul avait cette double qualification. En 1859 paraît le premier volume qui contient 539 pages de préface : un monument, qui lui vaut d'entrer à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres.
En 1840, il a une véritable révélation en lisant le Cours de philosophie positive : il devient alors le principal disciple d'Auguste Comte. C'est vers cette époque que Louis Hachette, son ancien camarade de Louis-le-Grand, lui propose de rédiger, pour faire pendant au dictionnaire latin de Quicherat, un dictionnaire français. Littré insiste pour que cet ouvrage soit non seulement étymologique, mais historique et s'attelle à ce travail gigantesque qui lui demandera treize années de recherches.
Il n'en mène pas moins de front d'autres travaux, dont la traduction d'une Vie de Jésus, d'un auteur allemand dont s'inspira Renan, et surtout la refonte d'un Dictionnaire de médecine. Il rompt avec Auguste Comte, car la religion positive de ce dernier, perdue dans des considérations fumeuses, comme son culte de la Vierge, incarnée par Clotide de Vaux, lui parut en complète contradiction avec l'esprit scientifique.
En 1863, Littré se présente à l'Académie française et tout le monde le considère comme élu, surtout avec le parrainage de Thiers. Et c'est là qu'intervient notre évêque d'Orléans, homme lui aussi d'un esprit vif et travailleur acharné, mais, comme on dit aujourd'hui, d'un « bord politique opposé ». Mgr Dupanloup se dit que son devoir est d'empêcher cette élection coûte que coûte : il publie, quatre jours avant le vote, un opuscule virulent qui est un modèle de littérature polémique. Voilà notre Littré battu, mais non découragé. Et de continuer son travail de bénédictin, chaque jour de 9 heures à 3 heures du matin, sans autre interruption qu'un repas frugal et ses séances à l'Académie, où il est fidèle. Les cléricaux ne désarment pas pour autant : Littré et Robin, co-auteurs du Dictionnaire de médecine, sont accusés d'y faire de la propagande antireligieuse !
Quand la République s'installe, Gambetta invite Littré à se présenter à la députation : de nouveau, il est engagé dans la vie politique. Il siègera donc à l'Assemblée en même temps que… Mgr Dupanloup. Celui-ci va recommencer ses attaques, à la Chambre, contre le positivisme, et tout le monde attend la réplique… qui ne viendra jamais, car Littré a décidé de rester muet.
En 1873, Dupanloup fulmine contre la franc-maçonnerie. Pour toute réponse, Littré adhère à la Loge du Grand Orient avec Jules Ferry. Le jour de son intronisation, il prononce (enfin !) un discours célèbre, d'où l'on cite souvent ces mots : « Je ne connais qu'un complot, celui de la tolérance ! » et « Le véritable ennemi, c'est le cléricalisme ». La querelle va bientôt se ranimer au moment de la discussion à l'Assemblée du projet de loi sur la liberté de l'enseignement supérieur. Cette fois on n'entendra plus la voix de Mgr Dupanloup, disparu en 1878, mais celle de Littré, qui critiquera avec bon sens et fermeté le projet de Jules Ferry. Il mourra en 1881, et – ô scandale ou revanche des cléricaux ! – peut-être converti, ou, tout au moins, muni des sacrements de l'Église…
Émile Littré, conclut M. Jacquet, reste une personnalité attachante, tant par l'immensité de son savoir que par sa fidélité aux convictions républicaines et son total désintéressement. Cet homme digne refusa toujours de répondre aux injures, lui qui fut abreuvé de quolibets, et mérite sans restriction la définition que lui donna Pasteur, son successeur à l'Académie française : « un saint laïque ».


Le mardi 6 décembre 1983, Mme Paulette GHIRON-BISTAGNE, maître-assistant à l'Université Paul-Valéry de Montpellier, auteur d'une thèse sur les acteurs dans le théâtre grec, est venue parler de « La mise en scène de la tragédie grecque ».
L'exposé clair, solidement construit autour de quatre rubriques, lieux scéniques, décors, masques et gestuelle, a été illustré de documents photographiques de qualité. Le but était de montrer que la tragédie antique ne se réduisait pas à un texte – souvent d'une grande beauté – mais formait avant tout un spectacle, selon l'étymologie même du mot théâtre.
La conférencière a rappelé d'abord que les trois noms célèbres du répertoire tragique (dont l'œuvre est fortement amputée, puisque, par exemple, sur les cent quinze pièces de Sophocle, il ne nous en reste que sept !) font figure de rescapés d'une vaste entreprise. Le spectacle dramatique, issu du dithyrambe, est né à Athènes ; la tragédie, c'est-à-dire littéralement « le chant pour le bouc », l'animal rituel de Dionysos, est conçue comme un spectacle unique, donné à l'occasion des fêtes de la Cité, lors d'un concours entre poètes.
On a très peu de renseignements sur la technique de la mise en scène : c'est l'auteur dramatique ou « didaskalos » (l'instructeur) qui règle lui-même le jeu des acteurs et la « régie », par des indications orales sans doute, mais aussi par le texte lui-même. Mme Ghiron-Bistagne donne plusieurs exemples, dans Eschyle notamment, de ces indications didascaliques. Mais c'est surtout grâce à l'iconographie (monuments et peintures de vases) que nous pouvons imaginer avec précision les éléments du spectacle tragique.
Les lieux d'abord. Le théâtre de Dionysos au pied de I'Acropole et celui d'Épidaure (tous deux animés chaque année par un festival) ont bien sûr conservé leurs gradins et leur orchestra circulaire où le chœur, formé de quinze choreutes, danse et se déploie. Ce chœur entre par le portique de gauche ou parodos, qui sert aussi aux personnages venus de l'extérieur, alors que la parodos droite est réservée aux héros autochtones (c'est l'alternance côté cour / côté jardin, de notre théâtre occidental). Sur le mur du fond se dresse la « skènè », qui fut une simple tente ou une baraque de bois avant d'être « en dur », qui sert à la fois de décor, avec sa porte centrale, et de coulisses.
Le décor, unique, représente en général un palais ou un temple avec un parvis ; la porte centrale s'ouvre dans les moments dramatiques et laisse passer un engin mobile appelé « enkyklèma ». Cet appareil, qui dévoile l'intérieur et permet de montrer des spectacles sanglants, comme dans la Médée d'Euripide, compense l'unicité du décor ainsi que l'absence de rideau. Progressivement le décor s'enrichit sur les côtés de colonnades ou paraskénia , ce qui permet la juxtaposition des lieux à la manière des « mansions » médiévales.
S'il est évident que le changement à vue est impossible, il existe cependant des panneaux mobiles, et ce qu'on pourrait appeler des « décors développés ». Ainsi dans le Ion d'Euripide, le spectateur pouvait voir à la fois les deux faces du temple. Les scénographes sont passés maîtres dans l'art du trompe-l'œil. Le décor prend aussi d'autres formes : le Prométhée enchaîné se joue dans une forêt, le Philoctète dans une grotte marine.
Au centre de l'orchestra, l'autel ou « thymélè » se travestit en tombeau, comme dans les Choéphores ; certaines pièces ont recours à une machine, mue par une grue cachée, qui permet d'enlever un personnage dans les hauteurs ou de faire apparaître un dieu (d'où l'expression célèbre : le deus ex machina) : Médée par exemple est emportée dans les airs sur un char attelé de dragons stylisés…
Les masques et les costumes nous sont connus par une multitude de documents, comme le très beau vase dit de Pronomos, où l'on peut admirer les personnages d'un drame satyrique, dont le vieux Silène et l'Héraklès avec ses hautes bottes lacées. Les masques sont d'une seule pièce, avec la perruque attenante ; ils semblent faits en peau de bouc, ou peut-être, selon certains érudits, en chiffons stuqués. Mme Ghiron-Bistagne rappelle l'importance du masque : c'est lui qui fait le personnage (d'ailleurs la langue grecque ne possède qu'un seul terme pour les désigner : « prosopon »). De l'époque de Thespis jusqu'à la période impériale romaine, le masque a connu une évolution. D'inexpressif au départ, il se charge de pathétique pour atteindre une véritable distorsion dans le théâtre latin, ce qui correspond à un grossissement volontaire des effets.
La dernière partie de l'exposé, consacrée à la gestuelle, a fort intéressé le public. Mme Ghiron-Bistagne a attiré notre attention sur le sens du mot hypocritès qui désigne l'acteur en grec : c'est d'abord celui qui répond au chœur, et ensuite celui qui feint la vérité. Le jeu de l'acteur, selon Longin, rhéteur et théoricien du théâtre du IIIe siècle après J.-C., est « une imitation conforme au vrai » ainsi qu'un « comportement du corps adapté à une situation ». Ainsi les acteurs du théâtre antique étaient à la fois de très habiles danseurs, et des mimes expressifs. Il faut en effet distinguer les mouvements ou phorai des attitudes statiques ou skémata, comme celle de l'Électre pensive sur le tombeau de son père, ou celle de Médée avant le meurtre de ses enfants. Ces attitudes sont parfois stéréotypées, comme le montre la très célèbre statuette de Rieti reproduite dans tous les ouvrages, où l'on voit l'acteur avec cothurnes et masque exprimant l'horreur dans un geste de recul théâtral… Mais cette expressivité au superlatif est due à la nécessité de compenser l'immobilité du masque. Les Grecs ont à cet effet inventé une science annexe : la chironomie, c'est-à-dire le langage des mains, qui codifie un certain nombre de situations fréquentes, comme le salut, le veto, le geste « apotropaïque »…
Cet art théâtral, dit en conclusion Mme Ghiron-Bistagne, qui n'a rien d'une pratique glacée et hiératique, comme on a pu le penser, s'apparente en réalité à l'art extrêmement minutieux des ballets orientaux. On ne peut se rendre vraiment compte de ce qu'était la tragédie grecque pour les contemporains de Sophocle ou d'Euripide que si l'on retrouve toute cette possibilité de visualisation.


Le mercredi 11 janvier 1984, conférence par M. Daniel LEUWERS, maître-assistant à la Faculté des lettres de Tours : « Georges Bataille ou l'impossible ». Les Orléanais qui, à partir de 1951, ont connu Georges Bataille comme conservateur de leur bibliothèque municipale, se souviennent d'un homme d'une parfaite distinction, plein de pudeur, plein de réserve, un « aristocrate du cœur », au regard d'une pureté angélique. Et M. Jacques Boudet, qui porte témoignage en avant-propos à cette conférence, rappelle que plus d'un fut surpris en découvrant que ce chartiste rigoureux et austère était l'auteur d'une œuvre sulfureuse, inquiétante et souvent même sacrilège.
Cette œuvre, M. Leuwers en évoque d'abord la diversité, et surtout son ouverture sur toutes les disciplines (psychanalyse, économie, ethnologie, sociologie, histoire de l'art) et sur toutes les expériences (surréalisme, mysticisme, érotisme). Ce que Bataille a surtout cherché, c'est une certaine idée de la jouissance, jouissance érotique (liée à la transgression des interdits) et jouissance quasi mystique (sorte d'illumination ou d'extase obtenue, par exemple, par la contemplation de la photographie d'un supplicié chinois que son bourreau découpe vivant en cent morceaux).
Grâce à ses connaissances en ethnologie – obtenues auprès de Marcel Mauss et de ses disciples – Bataille a pu ouvrir de nouvelles perspectives. Il s'est intéressé particulièrement à la pratique du « potlatch » chez les Indiens du nord-ouest américain (l'indien donne des richesses considérables afin que l'autre réponde par un don encore plus généreux) et aux rites sacrificiels chez les Aztèques (où la transgression de l'interdit du meurtre culmine en une vertigineuse assomption du sens de la vie). Cela lui a permis en particulier de comprendre ce qui se passe dans l'acte érotique où intervient la transgression en même temps que le don excessif auquel répond un contredon, lui-même excessif.
Celui qui commence à découvrir l'œuvre de Georges Bataille s'aperçoit rapidement que la notion d'impossible y tient une place prépondérante. Elle joue un rôle essentiel dans sa conception de la poésie qui est pour lui « l'évocation par les mots des possibilités inaccessibles », un effort pour saisir le dessaisissement qui a d'abord été opéré à l'égard de la réalité, un éveil à l'impossible auquel le poète se donne totalement, suicidairement, attendant, en contrepartie, le don de rendre possible l'expression de cet impossible.
Car la quête de Bataille est une quête de la vérité inaccessible, le chemin vers cette vérité passant par la passion (qui rend lucide), le vertige, l'horreur, le contact avec la mort, la plongée dans l'érotisme, l'excès qui brise toutes les limites. Les expériences relatées dans Histoire de rats, mettant en jeu l'érotisme et la mort, se justifient par cela que « l'outrance du désir et de la mort permet seule d'atteindre la vérité ». On y voit que l'acte sexuel produit une exaspération qui veut atteindre l'extrême limite du possible et même entrer dans la sphère de l'impossible.
Jean-Paul Sartre a perçu dans tout cela des relents mystiques : extase, orgasme peuvent en effet apparaître comme des expériences de dessaisissement (et le mystique est bien celui qui se désaisit totalement). Mais, en réalité, la vérité à laquelle mènent le plaisir, l'horreur et la mort ne se confond jamais, pour Bataille, avec un quelconque au-delà transcendant ; elle serait plutôt acceptation de la disparition de toute vérité transcendante. Et si l'extase joue un grand rôle chez Bataille, elle n'a pas pour lui la fonction totalisante ou unificatrice de l'extase mystique. Elle correspond plutôt au plaisir que l'on veut donner et elle est très comparable à la concentration qui est propre au supplice. L'extase n'est autre qu'un supplice, un sacrifice pour une plus grande jouissance, toujours différée, toujours attendue.
L'expérience sexuelle étant pour lui ce qui ouvre le plus de voies, Bataille s'est surtout attaché à décrire la véritable relation érotique entre deux êtres qui sont aveugles l'un à l'autre, ne sentant que leur blessure, leur déchirure. C'est dans la frénésie sexuelle, lorsque l'homme assume le risque de ses excès et qu'il lie partie avec la mort, que ses yeux s'ouvrent : telle est, dans Histoire de l'œil, la signification de certaines scènes particulièrement intenses et scandaleuses.
Mais ce qui importe, pour Bataille, c'est moins le dessaisissement que le mouvement de ressaisie par l'écriture qui aspire à saisir le dessaisissement de l'expérience extatique ou orgasmique, à circonscrire l'impossible ; ce qui est évidemment ressenti comme impossible, et la perspective est donc abyssale… Il faut comprendre toutefois – ce que Sartre n'a pas voulu comprendre – que l'œuvre de Bataille, écrite non pas avec la froideur et la lucidité du philosophe, mais sous l'empire de la plus grande émotion, est une quête sans fin, sans aboutissement prévu (en cela elle se distingue des ambitions de Breton et se rapproche beaucoup plus de Nietzsche).
En développant tous ces thèmes, Bataille avait bien conscience de s'adresser non pas à la foule des lecteurs, mais seulement à ceux pour lesquels Dieu est mort, en même temps qu'a disparu le souci du salut, et qui, se sauvant dans une perte extatique, dans une dépense sacrificielle, veulent vivre l'impossible en accumulant les instants privilégiés – sacralisés parce qu'ils ont été excessifs – dans le but de cribler de banderilles le monde des possibles, avec ses pièges et ses leurres.
Parfois tenté de se réfugier dans sa tour d'ivoire du Mal (comme le fit Jean Genêt), Georges Bataille a pourtant décidé de communiquer son expérience du mal, du vide, de l'impossible. À ce don excessif, ce « potlatch », le lecteur devra répondre par l'impossible de sa lecture, par un inconfort, une perdition en spirale dans une recherche sans fin, sans objectif, sans résultat. Et il y aura finalement là une communication intense, quasi érotique, le livre devenant figure d'un défi auquel il appartient au lecteur de répondre à sa manière.
Georges Bataille lui-même a dit, à propos de Baudelaire, que seule la vie de l'écrivain pouvait être une garantie de l'authenticité de son œuvre. Or l'œuvre de Bataille, telle que la présente M. Leuwers, semble appeler la mise en évidence publique des excès sur lesquels elle se fonde et, par là, elle apparaît en singulier contraste avec la personnalité du Georges Bataille que les Orléanais ont connu, homme de mesure et de bonne compagnie. Y avait-il tricherie ? Y avait-il masque ? M. Jacques Boudet, qui a bien connu Georges Bataille, se porte garant de la sincérité profonde de celui qu'il a pu voir, dans son bureau de conservateur, véritablement fasciné par l'image du supplicié chinois dans les yeux duquel il lisait une véritable extase de jouissance, liée à la souffrance et à l'idée de l'approche de la mort.
Étrange et riche personnalité, donc, que celle de Georges Bataille, fonctionnaire scrupuleux, conservateur méticuleux, que le tumulte de ses désirs lançait dans les recherches les plus délirantes, les plus fulgurantes, à la quête de l'impossible.


Le mardi 7 février 1984, conférence de M. Jean BEAUJEU, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne et Président national de l'Association Guillaume-Budé : « Le Soleil dans l'Antiquité, science et religion ».
M. Beaujeu a expliqué en préambule le sous-titre de sa conférence : « science et religion ». Peut-on parler d'une science à une époque où les mythes fleurissent ? Paradoxalement, le soleil a été sujet d'étude avant d'être objet d'adoration : l'astronomie a précédé l'astrolâtrie.
À notre grande surprise, dans l'Antiquité gréco-romaine le soleil occupe une place fort restreinte dans la religion. Hélios, fils du Titan Hypérion, est représenté sous les traits d'un jeune homme « rayonnant », monté sur un quadrige. Si ce culte a laissé peu de vestiges, c'est qu'assez vite Hélios a été assimilé à Apollon. À Rome, on fait la même constatation : le culte solaire, apporté sans doute par le roi sabin Tatius, n'a eu qu'un rôle réduit et n'a suscité que deux monuments modestes. Pourquoi ces traces si minimes ? M. Beaujeu donne comme explications le fait que l'héritage indo-européen ne comportait pas de théologie cosmique, que la première puissance naturelle était la Terre féconde, et que, dans le panthéon gréco-latin, le dieu qui a la préséance est déjà un dieu météorologique.
La vraie raison est sans aucun doute qu'en Grèce l'intérêt porté aux astres s'est vite laïcisé ; le soleil est devenu objet de science. Les premiers observateurs furent les physiciens d'Ionie, plus soucieux de calculs que de belles légendes. Nous avons été étonnés de découvrir l'ampleur des recherches : ces savants ont défini l'écliptique du soleil, donné une explication correcte de certains phénomènes ; l'un d'eux, Hipparque, découvre la « précession des équinoxes » ; Posidonius calcule avec une approximation plausible la distance de la Terre au Soleil. Certes, des physiciens et géomètres croient au dogme du géocentrisme : pour eux le soleil tourne autour de notre planète ; les astres, dans la voûte céleste, sont mus par un mouvement circulaire uniforme.
Au sujet de ces notions, il se fait dans les milieux philosophiques un consensus, sauf pour les épicuriens. Mais ce consensus repose sur une ambiguïté, car les principes philosophiques de ces différentes écoles sont en opposition avec les idées des savants ioniens.
La croyance dans un rationnel d'ordre divin, commune aux pythagoriciens et aux platoniciens, n'est pas loin de ce qu'on appelle l'héliolâtrie. Pour eux, le cosmos est un système organisé, régi par une raison divine ; l'âme du Monde se déploie dans le ciel et les astres apparaissent comme des « dieux visibles » : c'est la conception que développe Platon dans le Timée. Ainsi se répand un peu partout l'idée que le soleil est un être divin qui occupe une place médiane privilégiée parmi les astres,. Même au Ier siècle de notre ère, le « libre penseur » Pline l'Ancien affirmera que le soleil est « l'âme du ciel entier »… Mais on reste encore dans le domaine des spéculations ; pour qu'il y ait un véritable culte, il faudra attendre l'intervention des religions orientales.
Le second point de l'exposé de M. Beaujeu, illustré par d'excellente photographies, concernait justement l'apport des religions de l'Orient dans l'univers romain de l'époque impériale.
En Mésopotamie, le soleil tient la seconde place dans la triade : Sin (la lune), Shamash et Ishtar (Astarté-Vénus). En Syrie, le grand dieu est celui de l'orage : Haddad, lequel se confond peu à peu avec le soleil ; ses temples les plus célèbres se trouvent à Héliopolis (Baalbek) et à Palmyre. En Égypte, à l'époque romaine, le culte du grand dieu Râ, lié à celui du Pharaon – le lien entre la monarchie et le monothéisme solaire est évident – a fortement reculé en même temps que l'Empire s'est disloqué.
C'est en Perse qu'il faut chercher l'héliolâtrie, sous la forme de l'adoration du dieu Mithra. Son culte, déjà découvert lors de l'expédition de Pompée contre Mithridate, roi du Pont, va se répandre à Rome à partir du IIe siècle après J.-C.
Au début du IIe siècle, alors que les conceptions platoniciennes ont fait leur chemin dans les milieux cultivés et que le peuple s'adonne à la religion de Mithra, on voit apparaître à Rome deux entreprises pour implanter un authentique culte du soleil. La première, c'est celle d'un jeune empereur de quatorze ans (en 218), originaire d'Enessa en Syrie, descendant d'une famille de prêtresses du soleil, et qui porte le nom de son dieu Elagabal : c'est l'Héliogabale des historiens. Il eut le tort d'introduire « de manière fracassante » un rituel totalement étranger à la mentalité romaine. Ce qui valut à son auteur d'être massacré au bout de trois ans par les prétoriens. La deuxième entreprise réussit en 274 : l'empereur Aurélien, le vainqueur de Zénobie, la reine de Palmyre, dont il rapporta à Rome les statues, instaura avec habileté le culte solaire, construisant un immense temple au Champ de Mars et créant un collège des Pontifes du Sol inuictus. Il solennisa la grande fête annuelle du dieu le jour du solstice d'hiver, c'est-à-dire le 25 décembre. Ce culte resta vivace jusqu'à la fin de l'Empire ; et, à nouveau, les philosophes, surtout les néo-platoniciens à la suite de Plotin, y ajoutèrent leurs spéculations. L'un d'eux, l'empereur Julien, dit l'Apostat, rédigea un hymne en l'honneur du Soleil : il imaginait un dieu « à trois étages », avec, au sommet, un prince souverain échappant à l'intellect. En somme, une trinité solaire.
M. Beaujeu rappela en conclusion que les rapports entre cette religion et le christianisme furent étroits, ambigus… et « empreints de coquetterie ». La fameuse conversion du fondateur officiel de notre religion, Constantin, est suspecte. Il est vraisemblable de penser qu'il a gardé un fonds de paganisme et qu'il « distinguait mal le Christ Pantocrator de l'Helios tout puissant ». Est-ce là le syncrétisme religieux ou de l'opportunisme politique ? Ce qui est sûr, c'est que, depuis longtemps, les grandes religions sont en marche vers le monothéisme, et que l'amalgame s'est fait en douceur. Quand les chrétiens du IVe siècle ont eu à s'interroger sur le sort du culte solaire, par une habile conciliation ils ont choisi la fête du Natale Solis comme date arbitraire de la naissance du Christ…
À la suite de la conférence, Mme le Recteur, qui présidait la séance, s'est faite l'interprète du public et a chaleureusement félicité M. Beaujeu d'avoir montré combien les sciences et les savoirs se recoupent dans un tel sujet qui unit l'astronomie, la physique, la critique historique et l'anthropologie : il s'agit bien d'un épisode capital de l'histoire des mentalités et d'un passé qui n'est pas matière morte, mais éclairage du présent.


Le mardi 6 mars 1984, conférence sur « Édouard Manet et Émile Zola » par Mme Colette BECKER, maître-assistant à l'Université de Paris-Sorbonne, chargée de recherches au C.N.R.S..
Zola a toujours vécu dans le milieu des peintres et des artistes. Son goût pour la peinture l'amena même pendant quelque temps à assurer le compte rendu des expositions. Dans le débat qui opposait alors les artistes novateurs aux tenants de la peinture académique, il prit résolument le parti de ceux dont le jury refusait régulièrement les œuvres au nom de la tradition, du bon goût et de la morale.
C'est ainsi qu'en 1866 Zola publia un vibrant éloge de Manet dont, les années précédentes, le Déjeuner sur I'herbe et l'Olympia avaient fait scandale. Ce fut le début d'une amitié qui dura jusqu'à la mort du peintre, en 1883. Manet fit le portrait de Zola en 1868 et celui d'un de ses personnages, Nana, en 1877 ; il adressa au romancier de nombreux billets qui ont été publiés en 1983 par Mme Becker. De son côté, Zola, dans son roman L'Œuvre, fit plusieurs allusions au peintre, en particulier à son Déjeuner sur l'herbe. Zola, en effet, eut très vite conscience que Manet avait trouvé une « formule nouvelle » et qu'il était en train de réaliser en peinture ce que lui-même souhaitait réaliser en littérature.
D'abord Manet avait fait entrer dans la grande peinture des images de la vie quotidienne contemporaine : une « chanteuse des rues », une prostituée attendant le client (« l'Olympia »), la « Musique aux Tuileries », etc. Cela correspondait tout à fait au nouvel intérêt que certains romanciers, comme les Goncourt, portaient à la vie de tous les jours la plus banale.
D'autre part, Zola trouvait dans l'œuvre de Manet une illustration parfaite de sa conception de l'art. Lui qui, rejetant l'imitation des modèles et l'éclectisme de l'art officiel, aimait « les senteurs âpres et saines de la nature », lui qui préférait au sucré l'épicé, aux « eunuques » les puissants créateurs de vie, trouvait dans Manet « un homme qui avait la curiosité du vrai et qui tirait de lui un monde vivant d'une vie particulière et puissante ». Si le Torero mort (1864) ou l'Olympia firent scandale en leur temps, c'est parce que ces tableaux, ne reproduisant aucun schéma consacré, aucun stéréotype, étaient comme une traduction de la nature dans une langue originale et que, selon la célèbre formule de Zola, on y découvrait « un coin de la création vu à travers un tempérament ».
Zola se reconnaissait aussi en Manet dans la mesure où celui-ci affichait sa liberté de constructeur et faisait passer les nécessités de l'harmonie de la toile avant le souci de la vérité ou de la vraisemblance du sujet. Or, c'est exactement ce que fait notre romancier quand, dans ses romans, il reconstruit les différents milieux en fonction des besoins de la narration ou de l'architecture.
D'une manière générale, il y a une parenté étroite entre les romans de Zola et les œuvres des peintres impressionnistes : ce sont les mêmes sujets, les mêmes jeux de lumière, la même vision des êtres et des choses. Et les textes par lesquels Zola analyse la technique de Manet s'appliquent fort bien à certains passages de ses romans : le portrait de Thérèse Raquin, par exemple, ou la composition d'un étalage de charcuterie dans Le Ventre de Paris ou d'un étalage de soieries dans Au Bonheur des Dames peuvent être mis étroitement en rapport avec certains tableaux du peintre.
Toutefois Zola, qui avait soutenu l'impressionnisme dans la mesure où celui-ci s'approchait de la perception réelle que nous avons des choses, a très vite pris ses distances à l'égard de ce mouvement qui ne lui paraissait pas produire des œuvres assez solides ou assez structurées. Mais, à cette réserve près, on ne peut que constater la profonde identité de tempérament et de vision entre les deux artistes. Il en est une dernière preuve : l'incompréhension des contemporains qui a uni dans la même réprobation l'Olympia du peintre et la Thérèse Raquin du romancier. C'est Louis Ulbach, par exemple, qui reprochait à Zola de voir « la femme comme Manet la peint, couleur de boue avec des maquillages roses » !


Le jeudi 22 mars 1984, l'Association Guillaume-Budé et la Société Dante Alighieri avaient invité M. Yvan CLOULAS, conservateur en chef aux Archives nationales, ancien élève de l'École des Chartes, auteur d'une Vie de Laurent de Médicis et d'une Vie quotidienne dans les châteaux de la Loire au temps de la Renaissance. La conférence était intitulée « De Florence au Val de Loire ou la civilisation des Médicis Valois » ; il s'agissait en effet de montrer les relations étroites entre l'Italie et la France à « l'époque bénie de la Renaissance ». Ce fut, pour le plus grand plaisir du public, un véritable voyage en images – de très belles images, dont certaines, peu connues, étaient tirées de manuscrits des XVe et XVIe siècles – qui mirent en parallèle Naples, Florence, la Lombardie, et « la vallée du grand fleuve royal ».
Le point de départ fut le modeste domaine, autour de Chinon et de Loches, du dauphin Charles, le futur Charles VII, au début du XVe siècle. Les châteaux qu'il reconstruit ont perdu déjà de leur aspect médiéval, mais la vie de Cour qu'il y instaure reste encore proche du Moyen Age : elle apparaît très hiérarchisée, avec un rituel minutieux : le repas officiel, sorte de « messe mondaine », le bal, le tournoi, à la fois jeu et préfiguration de la bataille. Ce genre de vie va continuer avec Louis XI, mais avec des changements : ce roi, qui fait triste figure dans l'imagerie populaire, introduit des éléments étrangers ; il se lie avec Laurent de Médicis dit le Magnifique, et cette amitié sera le début d'une union durable entre le royaume de France et le duché de Florence. Louis XI court à la rescousse de Laurent menacé et lui garantit son indépendance. Le roi succombe aux charmes de l'Italie ; il construit à Plessis-les-Tours une véritable « villa » à l'italienne, entourée d'un parc et d'une volière ; laissant la reine à Amboise, il s'entoure de galante compagnie et vit joyeusement, librement comme les seigneurs de Toscane, au milieu des divertissements de l'époque : la chasse à l'oiseau, ou « aux bêtes rousses », selon le témoignage des tapisseries, miniatures et tableaux, tant français qu'italiens.
Son fils Charles VIII, qui vient d'hériter du titre de roi de Naples, décide d'offrir ce royaume à sa jeune épouse Anne de Bretagne, et de partir à sa conquête en 1494. C'est le début des fameuses guerres d'Italie. En six mois, devant la « furia francese », les grandes villes de la péninsule capitulent. À Florence, Charles VIII s'installe en souverain dans la villa florentine due à Alberti de Poggio a Caiano : cette demeure paradisiaque, de style romain, ceinte d'une étonnante nature domestiquée, deviendra un modèle idéal d'architecture. À Naples, le roi de France est ébloui devant les richesses accumulées et, en particulier, devant la bibliothèque du roi de Naples, un trésor de plus de 1.000 manuscrits. Excipant de son titre de propriété, il décide de la transférer à Amboise, dans la nouvelle aile du château. Il ramène également des techniciens, décorateurs, jardiniers, et surtout des humanistes de la première génération. Le plus célèbre est Jean Lascaris, qui va enseigner le grec à Lefebvre d'Étaples et à notre illustre Guillaume Budé. La guerre éclair de Charles VIII a donc bien donné naissance à l'humanisme français.
En 1498, après la mort accidentelle de Charles VIII, son successeur Louis d'Orléans (Louis XII) s'installe à Blois. Comme il pense avoir un droit d'héritage sur le duché de Milan, le voilà à nouveau parti pour l'Italie et c'est une nouvelle entrée glorieuse des Français en Lombardie, avec à leur tête le roi, défilant à la manière des empereurs romains. L'italianisme s'installe dans les mœurs et· dans l'architecture françaises, mais en gardant des traits originaux. Le conférencier nous montre des exemples de cette synthèse : l'hôtel d'Alluyes à Blois, le château de Gaillon.
L'âge d'or de cette Renaissance s'épanouit avec le règne de François Ier. Après sa fameuse victoire de Marignan contre les mercenaires suisses, sa première tâche est de se faire construire un palais à l'italienne : c'est la grande salle du château de Blois, où vit une cour cosmopolite. Il ne néglige pas pour autant les belles lettres ; il fonde le collège des Lecteurs royaux, confie la « garde » de sa bibliothèque à Guillaume Budé, fait venir les plus grands noms de l'art italien : Cellini, Rosso, le Primatice et Léonard de Vinci, appelé en réalité non en tant que peintre mais comme « metteur en scène des fêtes », ce qui ne l'empêche pas de manifester ses talents d'architecte, puisque certains historiens pensent qu'il aurait dessiné les plans de Chambord. Le décor intérieur des châteaux s'italianise lui aussi (c'est le cas de la grande galerie de Fontainebleau) ; mais cette influence reste encore un peu artificielle.
C'est après 1536 que le raffinement atteint son comble ; c'est à cette époque qu'on trouve une véritable symbiose entre les deux civilisations. C'est le temps de Catherine de Médicis et d'Henri d'Orléans, le futur Henri II. La cour va vivre réellement à l'italienne ; elle a pour codes deux manuels de bienséance : le Corteggiano de Balthazar Castiglione et le Galateo, Ce genre de vie se répand dans les châteaux de dimension plus modestes, tel Azay-le-Rideau, et bien au-delà du Val de Loire, comme à La Bâtie d'Urfé. L'italien devient la langue internationale ; des poètes italiens vivent en France, tandis que Ronsard imite Pétrarque ; le roi de France demande du crédit aux banquiers florentins ; en un mot, jamais autant de liens ne se sont tissés entre les deux pays. Cette symbiose se traduit dans les divertissements, les fêtes de Cour, les spectacles nautiques, le décor baroque des grottes et des « fabriques » ; les grands de ce monde se métamorphosent en dieux ; Diane de Poitiers est immortalisée en Diane chasseresse. Les demeures s'agrandissent, s'unissant au cadre de nature et de verdure ; les châteaux deviennent des lieux scéniques, comme à Anet et à Chenonceaux, où se déroule dans sa magnificence la vie de Cour.
Celle-ci va durer jusqu'à la mort d'Henri II : Catherine de Médicis, voulant combattre l'austérité du protestantisme, désire continuer désespérément la fête italienne, dans une sorte de cavalcade effrénée. La Saint-Barthélémy et les exactions de la Ligue vont mettre fin à ce rêve. Avec l'avènement d'Henri IV, cet ancien huguenot, on pourrait s'attendre à un revirement complet. Or, il a gardé une nostalgie du passé et il n'aura de cesse de reconstituer « la Cour de la Reine Catherine » ; mais elle va devenir une vie à la française, qui peu à peu oublie ses origines étrangères, et dont l'apogée sera la Cour du Roi-Soleil, dans l'apothéose que l'on connaît. Le classicisme est né d'un surgeon italien.


Le dimanche 3 juin, « Promenade littéraire en Val de Loire orléanais », par MM. BOUDET, MARMIN, LINGOIS et VANNIER. Modeste dans son entreprise itinéraire, ligérienne dans son esprit et des plus éclectiques dans le choix de ses élus, la randonnée annuelle de l'Association Guillaume-Budé et Amis de la bibliothèque d'Orléans, en ce mouillé dimanche 3 juin, allait nous mener d'Orléans à Avaray, de Jansénius à André Spire, via Gaston Couté, Villon, Condillac et quelques autres.
Ce fut d'abord l'émerveillement d'une découverte : celle du château de Voisins, à Saint-Ay, ravissante demeure particulière préservée, au cœur d'un petit paradis d'eaux et de verdures aux délicatesses de moquette. Jacques Boudet, de qui l'on sait le docte et disert enjouement, nous apprit qu'en ce lieu fut fondée en août 1215 une abbaye qui devint vite un centre important de réflexion religieuse et d'éveil à la vie spirituelle régionale. Disciplinairement rénovée par l'abbesse Louise de Berre après les méfaits de la guerre de Cent Ans, l'abbaye va être marquée du sceau janséniste par une certaine Madeleine Pezé, maîtresse des novices. Et autour de Voisins va se répandre et prospérer en profondeur la dure doctrine, même après la fermeture de l'abbaye en 1778. Salut est alors adressé à un personnage singulier : Léonard Fournier, le jardinier de Voisins, né à Vouvray et venu à nous de Port-Royal, où ce « crucifié au monde » s'était fait remarquer par l'exaltation de son zèle et l'austérité de ses pratiques d'une piété spectaculaire. Il fut inhumé près de la grille (disparue) de l'église, où une épitaphe célébrait en latin ses très extrêmes vertus. Port-Royal fermé, Voisins en recueillit quelques religieuses, dont l'ardeur janséniste inquiétera l'épiscopat orléanais. En 1766, une commission ordonne la suppression de l'abbaye et son annexion à Notre-Dame-du-Lieu de Romorantin. Un long procès s'ensuivit, avec extinction des motifs par extinction des religieuses, dont la dernière devait mourir en 1777. Voisins avait duré six cents ans.
Les berges de Meung-sur-Loire nous attendaient, et la stèle de Gaston Couté, dont la tête de pierre pauvrement penchée porte une petite moustache courtoise qui lui enlève tout caractère anarchisant. (Et qu'eût pensé notre statufié devant cette commémoration à la « Môssieu Imbu » ?) Le président Marmin, infatigable manipulateur de références, d'anecdotes et de citations, évoqua, sous la pluie, la vie et l'œuvre du « gâs qu'avait mal tourné ». Né à Beaugency le 23 septembre 1880, fils d'un meunier de Meung, le jeune Gaston ne paraît pas avoir beaucoup prisé l'école (bien que reçu à dix ans au certif) – cette école dont il écrira : « L'école est d'vant eux qui leu' bouch' le ch'min » ; cette école nourricière « de la race des brut's et des conscrits » ; mais cette école où il commence d'écrire ses premiers vers, avant que de poursuivre au cours complémentaire de Beaugency et au lycée Pothier. Vers chlorotiques, de tonalité verlainienne, qui ne laissent en rien présager les invectives patoisantes qui feront de lui le rival d'Aristide Bruant et de Jehan Rictus – et sa petite gloire posthume. Car il est monté à Paris, où il se manifeste comme conteur, chroniqueur, dessinateur (à la Barricade), prônant avec Hervé « la guerre sociale », nourissant de sa révolte profonde un lyrisme de protestataire irréductible et vengeur. Taré à mort, il s'éteignit à Lariboisière en 1911, âgé donc de 31 ans. Son corps fut ramené à Meung, et peut-être sa mère a-t-elle suivi son enterrement. L'on nous lut maintes « chansons », frémissantes de tous les refus et de tous les dégoûts que peut susciter chez un réfractaire une société de bourgeois, de flics, de curés, de militaires et d'électeurs (car tout y passe…). Poésie volontairement grumeleuse et vindicative, d'une brutalité formelle qui sent la fumure, mais où soudain fleurissent, couleur de pervenche, les mots d'une fraternité miséricordieuse – les mots d'une tendresse tenue au plus secret – les mots d'une sensibilité à jamais en mal d'absolu. Nous relirons Gaston Couté.
À quelques encablures de là, la maison notariale en U qui fut celle de Dominique Ingres nous valut, de la part de Jacques Boudet, l'évocation de ce veuf de soixante et onze ans, qui, après trente-six années de bonheur conjugal, se remaria en 1852 avec une Delphine Ramel de quarante-trois ans, « plutôt très bien ». En 1853, M. et Mme Ingres achètent cette maison dite « du change ». Et Ingres devient un Magdunois particulièrement choyé par ses concitoyens. Il se plaît à Meung, y joue les mécènes, offre une verrière à l'église, est nommé marguillier d'honneur et reçoit en offrande un médaillon de son propre « Saint Dominique ». Élu sénateur d'Empire, grandes cérémonies locales lui sont alors dévolues. Ce qui ne nuisait en rien à ses activités picturales, puisque c'est à Meung, entre autres et dans ses quatre-vingts ans, qu'il peignit sa Source pulpeuse et les lourdes splendeurs charnelles du Bain turc.
Mais une autre stèle nous requérait : la toute proche statue de Jean de Meung, pour l'heure chapeautée d'un innocent pigeon. Et Jacques Boudet de poursuivre. On ne connaît de Jean Chopinel (son vrai nom) que ce que son œuvre dit de lui. Né sous Saint Louis (entre 1235 et 1240), il meurt en 1305 à Paris, rue Saint-Jacques, sous Philippe le Bel. Clerc (et donc digne du « Maistre »), il est l'un des deux auteurs (avec Guillaume de Lorris) du Roman de la Rose, auquel il contribuera avec 17.622 vers. Mais là ne s'arrête pas sa production, puisqu'on lui doit les traductions du De re militari, de la correspondance d'Héloïse et d'Abélard et de la Consolatio Philosophiae de Boèce ; plus un traité sur L'Art de la chevalerie et le Testament suivi du Codicille. Par ailleurs expert en astrologie, il partage la vie des Grands, devient célèbre et fait autorité en maints domaines. Volontiers subversif (en éthique), il est (socialement) conservateur, s'engageant avec Rutebeuf contre les Ordres mendiants. Mais si l'on connaît l'œuvre de Jean de Meung (traduite en français moderne, chez Herluison, par G. Croissandeau), l'on ignore tout de son image physique. Peut-être était-il laid ?
Autre poète : Villon (prononcez Villon, comme bouillon). Le château de Meung, en retrait ombreux au centre même de la cité, recèle en effet dans son parc ce qui n'était peut-être qu'une « glacière » et qui passe pour être la basse-fosse où Villon fut un temps tenu au frais. Devant ce trou, Lionel Marmim nous détailla avec minutie frasques et avatars qui ont jalonné la vie du plus célèbre des « coquillards ». François de Montcorbier des Loges, originaire du Bourbonnais, naît à Paris en 1431 (?). Élevé par son oncle, le chanoine Guillaume de Villon, à qui il « léguera », dans un « Lai », le « bruit » de sa renommée. Étudiant à Paris dès 1449. Turbulences. Maître ès arts en 1452. Affaire Sermoise (1455) : Villon meurtrier disparaît. Lettres de rémission : retour à Paris en 1456, « à la Noël, morte saison ». Plaisirs et douleurs de l'amour. Fuite brusquée après l'affaire du « Pet au Diable » (vol de 500 écus d'or) et la « question » subséquente. Errances variées, dénombrées dans le Testament. Se tient prudemment sur les terres de Charles d'Orléans. Écrit le « Dict » de la naissance de Marie, fille dudit duc. Risque la peine majeure pour pièces immorales. 1461 : enfoui à Meung où nous sommes – y est très malheureux. Délivré par Louis XI (Thibaut d'Aussigny étant évêque d'Orléans, à qui Villon vouera une rancune haineuse). Grands mercis en forme de lais. S'égare en Bourbonnais. Revient à Paris. Incarcéré au Châtelet pour d'anciens larcins. Élargi pour 120 écus. Affaire Farrebouc (meurtre). Condamné à pendaison et strangulation. Chant funèbre « Frères humains, etc. ». Cassation. Dix ans de bannissement. Traces dès lors perdues. Fin édifiante ? L'on ne sait. Mais l'on finit en joie sur la page succulente que Rabelais a consacrée à Villon dans son Quart Livre, chapitre XIII. Voilà.
À Beaugency nous accueillit M. Daniel Vannier, conservateur du musée où il nous introduisit pour – de sa voix confidentielle, amicale et savante – nous présenter le mari d'Elvire : Jacques Charles, aéronaute et physicien, dont un marbre lissé reproduit le beau masque. Né en 1746 d'une famille nombreuse de Beaugency, le jeune Charles est avant tout un autodidacte intempérant qui se laisse avec bonheur emporter par le tourbillon scientifique du siècle. C'est à lui que l'on doit (et non à Gay-Lussac) la fameuse loi sur la dilatation des gaz constants. Et, dix jours après Pilâtre du Rozier, le 1er décembre 1783, depuis les Tuileries, avec Noël Robert, il lâche en plein ciel un ballon gonflé d'hydrogène. (d'où une mode « au ballon », qui sévira dans les chansons et sur les faïences). En 1795, l'Académie des sciences en fera l'un des siens. Bel homme aux succès innombrables, il avait épousé Julie Bouchaud des Hérettes, de trente-huit ans plus jeune que lui. Périlleuse différence d'âge… On sait ce qu'il en advint : Julie sera l'Elvire qu'a immortalisée Lamartine dans les Méditations. Amie de Mlle de Coigny (« la belle captive » de Chénier), elle mourra avant son vieux beau, devenu bibliothécaire de l'Institut de France. Touchante Elvire, à l'encontre de qui Jules Lemaître aiguisera quelques traits d'une impertinence toute guêpine, qu'Albéric Cahuet idéalisera dans « Les amants du lac » et dont les lettres qu'elle avait reçues de son poète furent restituées à Lamartine par de Bonald.
Franchi l'adorable petit pont de Beaugency (Beaugency où le Maigret de Simenon aimait à venir se ressourcer), nous gagnâmes le château-métairie de Flux, acheté par Condillac 75.000 livres pour sa nièce, Madame de Sainte-Foix, et où notre Grenoblois devait s'éteindre en 1780, à l'âge de soixante-cinq ans. M. Vannier nous conta doucement cet abbé de Condillac qui, ayant à Paris renoncé au sacerdoce et familier des Encyclopédistes, publie en 1755 le célèbre Traité des sensations, tout imprégné de la philosophie de Locke, philosophie empiriste dans laquelle Condillac introduit les salubres amendements de la logique. Et c'est de Flux (où il fait retraite depuis 1772, après avoir été précepteur du fils du duc de Parme) que Condillac publiera le reste de son œuvre (Commerce et gouvernement, Logique, Langue des calculs). Condillac fut inhumé dans l'ancien cimetière de Lailly-en-Val, aujourd'hui désaffecté. L'on a perdu toute trace de ses restes – comme l'on a perdu tout droit sur le magnifique manuscrit, couvert de soigneux repentirs, que Jean-Jacques Rousseau avait confié à Condillac pour dépôt à Beaugency. Manuscrit qui, après maintes tribulations, fut vendu à Drouot 400.000 F 1945 et que, faute de fonds, on laissa aller s'ensevelir dans les profondeurs climatisées d'une bibliothèque des U.S.A.
À quelques kilomètres de Flux, les pauvres restes du château rasé des Bordes (dont ne subsistent que murs bas et quelques serres) gardent-ils encore le souvenir d'Eugène Sue ? Jacques Boudet ne nous en a rien dit, mais nous a rappelé ceci. Et d'abord, l'incroyable fécondité de notre homme. Sachez que pendant son seul séjour aux Bordes, et après avoir publié une Histoire de la Marine française et les dix volumes des Mystères de Paris, Eugène Sue produisit en sept ans (de 1844 à 1850) : Le Juif errant (dix volumes), Martin ou l'Enfant trouvé (douze volumes), Les Sept Péchés capitaux (seize volumes), Le Berger de Kravan, Les Enfants de l'amour, et les premiers tomes des Mystères du peuple (seize volumes envisagés). À vous laisser pantois, si l'on considère par ailleurs la foisonnante correspondance qu'il entretint avec une foule de littérateurs et de politiques tant français qu'étrangers – et avec ses innombrables lecteurs… Qui était donc cet Eugène ? Né en 1804 d'une famille de médecins – lui-même chirurgien de la Marine – il se découvre très tôt une irrésistible vocation d'homme de plume et inaugure, avec Les Mystères de Paris (1842), le roman-feuilleton, formule dont le fabuleux succès vint multiplier une fortune héritée déjà considérable – que le dandy qu'il ne cessera jamais d'être répandra sans compter pour son plus grand plaisir. C'est ce dandy qui achète en 1844 les dépendances, tout de suite agrandies et aménagées, de cette propriété des Caillard. Lui viennent alors deux passions supplémentaires : celle de la chasse et celle de la politique militante. De tendance légitimiste, ses propres héros le convertiront au socialisme. Paternaliste, il fonde « La Prévoyance » de Beaugency, organise des transports scolaires en charrettes (dès 1844 !). Incroyant, il alimente les œuvres paroissiales. 1848 éclate. Eugène Sue lance La République des campagnes (cinq numéros), aspire au suffrage universel, s'enflamme pour la République, propose des réformes (suppression de l'octroi), crée des crèches. Candidat député, il se heurte à l'opposition nourrie du corps électoral censitaire et notre « communiste » est battu. Élu enfin dans la Seine, il incarne la révolution sociale des années 50. Réfugié en Savoie après le coup du 2 décembre, il fait – nostalgique nanti – venir des Bordes des plants de géraniums… Et, après avoir produit plus de deux cents volumes, Eugène Sue meurt le 3 août 1857, à Annecy, où il repose. Il avait cinquante-trois ans. Comment vivait aux Bordes ce célibataire délibéré ? Avec beaucoup de raffinements : vaches portant les quatre clochettes Pleyel de l'accord parfait et – mais on en dit tant – « houris des mille et une nuits solognotes »… Les Bordes furent-elles « un phalanstère de l'égoïsme », théâtre de « fastes héliogabaliens » ? Peut-être. Mais le maître s'y est quand même beaucoup dépensé et ces lieux auront été un centre extrêmement vivant de la pensée sociale et politique du temps.
Après quoi, nous atterrîmes au clos de Guignes, et gagnâmes la petite terrasse de la maison de Jules Lemaître pour y recueillir, devant la grâce d'un paysage de sage mesure, les propos d'André Lingois, dont la culture allie avec bonheur bonhomie savoureuse et allègres savoirs. Maison charmante dans sa simplicité, dite « maison Charles » (puisqu'elle fut la propriété de notre beau physicien) et que Jules Lemaître a décrite en ces termes, dont nous avons pu vérifier la probité : « Ma maison n'est pas belle : ce n'est qu'une grande maison de paysans. Mais il y a, au premier, une chambre assez vaste, avec une large fenêtre, d'où l'on voit de beaux prés et, à l'horizon, de l'autre côté de la Loire, la ligne bleuâtre des bois de Sologne ». Jules Lemaître… Qui, aujourd'hui – budistes et bibliopathes exceptés ! – se soucie encore du « fondateur de la critique impressionniste » ; du père de « la critique voluptueuse », qui avait pour devise « Lire un livre pour en jouir » ; de sa critique d'humeur d'abord contemporaine; de son théâtre suranné ; de sa position de nationaliste de droite qui balançait celle, pourtant bien établie, d'Anatole France ? Voici donc ce qu'il en est de cette ancienne célébrité. Né le 27 avril 1853 à Vennecy et – comme notre Alain-Fournier – fils d'un couple d'instituteurs (bientôt mutés à Tavers) qui n'avaient jamais envisagé pour lui que le même petit destin, ses dons remarqués lui valent d'être admis au petit séminaire d'Orléans, sous la férule de Mgr Dupanloup. Las ! Les œuvres complètes de Jean Racine, découvertes dans son pupitre où elles dissimulaient leur clandestinité, l'en font chasser. Le petit séminaire de Notre-Dame-desChamps le recueille, et les cours du lycée Charlemagne, où il commet ses premiers vers. Reçu rue d'Ulm, il sort de l'École en 1875 pour professer au Havre, où il reconnaît avoir été un guide débonnaire, surtout actuel et « un peu hasardeux ». Conférencier apprécié, publiciste de notoriété grandissante, il s'éprend d'une Havraise qui le délaissera pour un armateur. Mais, à Tavers, une jeune fille aux yeux tristes entr'aperçue derrière une haie le précipitera dans un mariage qui, tout d'amour qu'il fût, se dégradera vite : mari scandaleusement trompé, et du coup muté d'Alger à Besançon, il fait à sa femme une fille qu'il perdra en même tant qu'elle, lors des aléas liés à la naissance… Son étoile serait-elle l'astre mort d'un raté ? Non. 1884 marque le départ de son rétablissement. Jules Lemaître s'installe à Paris, écrit régulièrement dans les revues en vogue, multiplie les conférences, s'essaie au théâtre (« Le Député Leveau ») et tient même salon sous l'aile d'une égérie (oiselle de même plume que la dame de Caillavet) : la comtesse dite de Loynes, de vingt ans son aînée. Bref, il devient célèbre en deux ans, et l'Académie ne tardera pas à lui ouvrir ses portes. De 1890 à 1905, le Tout-Paris des lettres défile dans sa maison de la rue d'Artois, et toute la jeunesse intellectuelle de droite s'y délecte sinon de ses poèmes (d'une mièvrerie redoutable, et qui donnent à penser – quoi qu'en ait pu dire Péguy – que le vers « peut être parfois déshonorant »), du moins de ses essais critiques. Il y a là des pages d'une vivacité toute guêpine, et au travers desquelles se donne libre cours la plus classique et la plus sémillante des écritures. Les six tomes des Contemporains et En marge des vieux livres se lisent encore agréablement, et le « pronostic 1887 » qui nous fut offert, sur La Terre de Zola, est un véritable morceau d'anthologie, un chef-d'œuvre de rouerie narquoise dans l'analyse et le pastiche. Quant à son exécution de Georges Ohnet, elle est restée célèbre. Jules Lemaitre mourut à Tavers, perclus d'artériosclérose, las de trop de livres lus, mais Hugo à son chevet, le 5 août 1914. Mort que couvrit le bruit de trop de bottes, et qui passa inaperçue. Mais à Guignes, hommage ne pouvait qu'être rendu à l'amoureux de ces rives et au poète de ces lieux, qui s'y abandonne coupablement aux plus navrantes mirlitontaineries. À preuve :
« Joyeux Guignes
Où mûrit
Vieille vigne
Au doux fruit !
Ceps que frange
La vendange
Qui rougit » !
On la comprend… Toutefois, nous lui pardonnerons ces inconvenances pour son « Petit vin de chez nous », pour ce vers qu'il a eu, d'une beauté immédiate : « La Loire est une reine, et les rois l'ont aimée » ; pour, enfin, avoir aussi ingénument aimé, loin de tout parisianisme, les simples gens de sa « petite patrie », doucement devenue en lui, avec ou sans Barrès, l'image même de la grande.
Nous restait Avaray, son « Port-au-Vin » et la maison d'André Spire, dont le mur (« le mur à Spire ») en temps de crue sert de repère aux paysans d'en face. Jacques Boudet nous y conta le destin de ce Juif né à Nancy en 1868, mort à Paris en 1966, et à qui Péguy devait révéler la nature et les vertus de sa judéité – prise de conscience qui devait désormais gouverner tous ses comportements d'homme et d'écrivain. Familier de la fameuse librairie Bellais, abonné et collaborateur des Cahiers de la Quinzaine, c'est en effet la lecture du Chad Gayda de Zangvill (3e cahier de la VIe série) qui devait le sensibiliser à son identité. Malgré d'irritantes tensions dont Péguy était le générateur imprévisible, Spire lui garda jusqu'à sa fin une fidélité indéfectible, en reconnaissance de tout ce qu'il devait, même techniquement – comme en fait foi son Plaisir poétique et musculaire (1949), œuvre capitale dans laquelle, avec une méticulosité toute scientifique, il examine les pouvoirs poétiques de la manducation des vocables. Leur commune dévotion péguyste, de profondes affinités intellectuelles et le même amour de la Loire unissaient André Spire et Roger Secrétain (à sa parution en 1941, Péguy, soldat de la Liberté avait bouleversé notre poète). Il faut relire, dans Ceux qui ont éclairé nos chemins, les pages que Roger Secrétain a consacrées à André Spire, poète ligérien. Pages dans lesquelles sont célébrées « l'homme sans hiatus entre sa vie, ses actes et ses écrits » et ce lieu même où nous étions, ce Port-au-Vin « sans autre horizon que le fleuve », mais aussi, hélas, placé désormais devant l'obscénité nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux, dont jour après jour les géométries monstrueuses avaient précisé leur agression devant l'œil désolé du poète. Lieu dans la douceur duquel Spire disait « vivre en Dieu » et où il se laissait aller à chanter la glèbe, la pêche, la chasse – et l'éternelle Loire, non sur le mode épique, mais dans un· registre familier, inclinant plus à la confidence rêveuse qu'à l'envolée lyrique. Et nous furent lues quelques pages (en vers libres, de bonheur inégal) où le haut fonctionnaire mais très rural André Spire a transcrit ses émotions d'homme du terroir.

Les secrétaires André Lingois, Jean Nivet. Le compte rendu de la promenade est dû, comme chaque année, à Georges Dalgues qui a eu, de plus, la gentillesse d'accepter l'intérim de la trésorerie pendant la maladie de M. R. Kaufmann, décédé en mai 1984, à qui la Section d'Orléans rend hommage.


 

 SAISON 1984-1985

Sous l'impulsion de son Président, M. Lionel Marmin, la section orléanaise a connu une saison très active, puiqu'elle a, outre sa traditionnelle promenade du premier dimanche de juin, organisé sept conférences, dont l'une, avec le concours des Amis du Musée d'Orléans, a connu un succès sans précédent.


Le jeudi 25 octobre 1984, séance de rentrée avec une conférence de Mlle Jacqueline PIGEOT, professeur de langue et littérature japonaises à l'Université de Paris VII sur : « Poésie et vie de Cour dans le Japon ancien ».
La conférencière a tenu tout de suite à préciser – pour les profanes que nous étions – ce qu'il fallait entendre par « Japon ancien». Nous aurions été tentés de croire que cette notion recouvrait la période des guerres féodales, avec tout son folklore popularisé par le cinéma. C'est en réalité la période antérieure ou le Heian, du IXe au XIIe siècle, qui est qualifié d'ancienne et qui, pour les Japonais, représente l'âge d'or, malgré son absence de geishas, de samouraïs ou de nō. Ce fut un temps de grande stabilité, où la vie culturelle et politique s'animait dans la nouvelle capitale – Kyoto depuis 794 – autour de l'empereur et des grandes familles aristocratiques. À l'intérieur du palais, qui occupait la partie nord d'une cité immense, règne l'empereur, dont le rôle est de maintenir un équilibre immuable en accomplissant les rites, que ce soient les cultes nombreux, les cérémonies profanes ou les fêtes saisonnières, comme « l'excursion parmi les pommiers en fleurs ».
Dans ces divertissements, la poésie est omniprésente. Mais il s'agit d'une poésie très différente de notre poésie courtoise médiévale, à laquelle on est tenté de la comparer. Le genre cultivé par excellence est le « wa-ka », poème bref, de trente et une syllabes, découpé en cinq vers à rythme impair, sans rime. Il est facile à improviser, et toute personne un peu cultivée le pratique. Mlle Pigeot nous apprend que ce genre connaît encore de nos jours, avec le célèbre « haï-ku », la faveur du public, mais en tant que jeu de société.
Cette poésie a joué à partir du IXe siècle un grand rôle dans la vie sociale quotidienne, où les femmes pratiquent trois arts : musique, poésie et calligraphie, où le poète n'est pas un mage isolé dans sa tour d'ivoire, mais intégré à la communauté. Le poème d'ailleurs n'est pas un texte isolé : c'est un mode d'expression et de communication. « Écrire, c'est d'abord choisir un beau papier, c'est calligraphier avec soin, mieux, c'est réaliser un objet ». Car le poème était ensuite noué sur un rameau de fleurs en harmonie avec le papier… et le sujet. M1le Pigeot nous donne l'exemple d'un poème écrit par une épouse délaissée et meurtrie envoyant à l'infidèle un billet de refus lié à un chrysanthème de couleur passée… dont le symbole muet était éloquent.
Ce genre de poème était évidemment lié à un divertissement de qualité : le concours ou tournoi de poésie, né en 885, sous l'influence de la culture chinoise. Il s'accompagnait souvent d'un concours d'objets : fleurs, papillons, coquillages ou éventails. La conférencière, s'appuyant sur les procès-verbaux de ces tournois, nous décrit leur organisation : deux équipes s'affrontaient sur un sujet obligatoire, au cours d'un certain nombre de « manches » allant de 12 à 1.000 ! La présentation exige le plus grand soin : le poème est placé sur un « souama » ou décor floral semblable à une pièce montée, la poésie étant inséparable de l'artisanat. À chaque lecture des deux concurrents, l'arbitre, en général un poète renommé ou un haut fonctionnaire, prononce son verdict. On raconte qu'un certain Tadami se vit préférer son rival et en mourut de chagrin…
Sur quels critères jugeait-on ces poèmes ? Il est hors de doute que les règles jouaient un rôle déterminant, la première étant le respect du sujet. Ceux-ci étaient restreints : pas de chants guerriers, ni bachiques, mais seulement en l'honneur de l'amour ou des saisons ; parfois des sujets plus précis comme la brume printanière, le rossignol, le cerisier… La seconde exigence était celle du choix des mots – dont certains étaient radicalement proscrits. À cette époque, la codification avait atteint un degré extrême et l'on pouvait parler « d'une véritable grammaire du langage poétique ». Sans doute tout cela était un peu artificiel et risquait de tomber dans l'exercice de style gratuit. Mais, en poussant l'analyse, notre conférencière s'est demandé ce que cachaient ces questions de règles et ce qu'avaient apporté aux poètes les contraintes du wa-ka. D'abord cette forme a privilégié la beauté de « l'instantané ». Ensuite et surtout, elle a permis d'exploiter les amphibologies de la langue japonaise, riche en homophonies. La poétique japonaise repose sur des effets de superposition, de « télescopages » de sons et de mots ; la conjonction entre l'aspect concret du poème et les sentiments est rendue plus solide par l'emploi de ces mots à double entente. C'est là une « écriture polyphonique », où le poète compense l'absence d'ampleur par une plus grande densité. Une autre voie ouverte est le pouvoir de suggestion. Il s'agit bien en effet de suggérer discrètement plutôt qu'exprimer littéralement. Un théoricien de l'époque Heïan, le poète Tcho-Meï, parle « d'évoquer des reflets impalpables de la réalité du monde ». Et Mlle Pigeot de nous citer – d'abord en japonais (ce qui nous a paru très beau !), puis dans une traduction, forcément imparfaite, un poème d'amour où le sentiment est traduit par le cri du pluvier, l'oiseau des marais. Pour les Japonais, ce cri est lié à jamais à l'idée de séparation et il annonce le thème philosophique de la précarité du bonheur humain. La réussite de ces wa-ka réside dans le fait que ces retentissements profonds sont évoqués uniquement par des notations simples et concrètes.
Cette poésie de l'époque Heïan, conclut Mlle Pigeot a pu paraître un peu artificielle, limitée par les règles et la brièveté de la forme. « Il s'agit sans doute d'un chant sur le mode mineur, mais certainement pas d'un genre mineur. On y trouve de très beaux vers, qu'on pourrait qualifier de raciniens, à cause de l'économie du vocabulaire et surtout de l'harmonie indéfinissable. Cette poésie peut encore nous toucher… » Oui, et avouons qu'elle nous a touchés, grâce en partie à son interprète ; et elle nous a paru très proche de ce que l'abbé Brémond appelait « la poésie pure ».


Le vendredi 23 novembre 1984, la section a fêté, au jour dit, le trentième anniversaire de sa fondation, sous la présidence d'un ancien professeur du lycée Pothier, M. Michel RAIMOND, actuellement à la Sorbonne. Après une évocation historique par le Président de la Section, M. Marc BACONNET, Inspecteur Pédagogique Régional, a parlé de la Situation des études classiques en France et dans la Région Centre et M. Jacques BOUDET a fait le compte rendu du livre de Jacqueline de Romilly : L'enseignement en détresse.
C'est en 1954 qu'un petit groupe d'Orléanais décida de créer une section locale « Guillaume-Budé ». Un bureau fut alors constitué, qui comprenait MM. Michel Adam, Jacques Boudet, Michel Raimond et le chanoine Pierre-Marie Brun, la présidence étant assurée par M. Germain Martin. En 1965, cette présidence a été confiée à M. Lionel Marmin. Depuis trente années maintenant, cette société organise des conférences, au cours desquelles d'éminents spécialistes viennent traiter les sujets les plus divers et, chaque mois, les Orléanais épris de culture humaniste se retrouvent dans la salle de conférences du centre Charles-Péguy, rue du Tabour. Chaque année, également, les « budistes » orléanais curieux de géographie littéraire participent à une excursion qui leur permet d'aller à la rencontre des écrivains et des poètes dans la région, la ville ou la demeure qu'ils ont particulièrement connues et aimées. C'est le 23 novembre 1954 que fut donnée la première conférence « Budé » à Orléans. C'est pourquoi l'assemblée générale du 23 novembre dernier a été l'occasion des bilans et des projets.
M. Marc Baconnet s'attacha d'abord à faire le point sur l'enseignement des langues anciennes dans l'Académie d'Orléans-Tours. La situation du grec y est assez inquiétante, celui-ci n'étant plus enseigné que dans quelques îlots certes très vivants, mais qui ne subsistent souvent que par le dynamisme et le dévouement d'un seul professeur (on compte actuellement 788 hellénistes dans les collèges de l'Académie et 631 dans les lycées). En revanche, le latin se porte assez bien, au moins quantitativement, puisque les collèges abritent cette année 11.615 latinistes (785 de plus que l'an dernier) et les lycées 4.336 (31 de plus que l'an dernier), l'hémorragie constatée entre le premier et le second cycle n'étant ni récente, ni facile à combattre. Il n'en reste pas moins que les vertus du latin sont réelles et bien connues. Outre l'esprit de rigueur qu'il développe chez les élèves, il permet aux jeunes Français – par le biais de la phonétique et de la sémantique – de retrouver les racines de leur langue ; il leur permet aussi de faire des rapports constants et pertinents entre le monde antique et le monde d'aujourd'hui, donc de relativiser leurs jugements. L'objectif dorénavant est moins de faire de ces jeunes latinistes des « forts en thème » que de leur donner une conscience plus claire de la langue et du monde d'aujourd'hui.
Après ces considérations sur la situation et la valeur des langues anciennes, M. Jacques Boudet, Inspecteur général honoraire de l'Éducation nationale, proposa une réflexion sur les nombreux témoignages qui dénoncent la dégradation actuelle de l'enseignement et qui lancent tous un cri d'alarme, ceux de L. Schwartz, de M. Maschino, de H. Hamon et P. Rotman. Il s'attacha surtout à l'ouvrage de Mme Jacqueline de Romilly, l'Enseignement en détresse. Constatant « le flot montant de l'ignorance » chez les élèves et les étudiants, Mme de Romilly dénonce la nocivité d'un égalitarisme absurde qui confond égalité devant l'enseignement et égalité dans l'enseignement ; elle s'étonne que le rnot « élitisme » se soit chargé de connotations péjoratives et met en lumière les dangers de certaines pratiques comme le « tutorat » par lesquelles un élève ou un étudiant se trouverait livré à un seul enseignant ayant sur lui une influence excessive. Mme de Romilly s'efforce ensuite de fonder la culture classique en nature et en raison. Elle plaide pour un enseignement capable de se détourner un moment du temps présent, de l'actualité immédiate, de l'utilité pratique, pour s'intéresser à d'autres temps et à d'autres cultures – celles de l'Antiquité en particulier – , ce « détour» permettant de se pourvoir des notions et du recul nécessaires pour comprendre notre monde et notre société, bien plus complexes que le monde et les sociétés gréco-latines.
Il appartenait à M. Michel Raimond, professeur à l'Université de Paris-Sorbonne, l'un des fondateurs de la section « Budé » d'Orléans, de conclure ces réflexions sur les malheurs et les vertus de la culture humaniste. Certes l'enseignement supérieur est malade à cause du refus officiel d'une sélection pourtant naturelle et nécessaire, à cause de la mode aberrante de « coller à l'actualité », à cause du mythe de la « créativité » qui fait que l'on croit pouvoir se dispenser d'apprendre les règles, celles du langage en particulier. Certes, l'enseignement secondaire est malade depuis que l'administration ne se soucie plus d'utiliser chaque enseignant selon sa compétence et gaspille les talents des meilleurs en refusant de les reconnaître comme tels. Toutefois, dans la situation actuelle, il vaut mieux être, comme Voltaire, un « optimiste décidé » : les cris d'alarme se multiplient, la prise de conscience se fait peu à peu et le système actuel, générateur de tant d'échecs, n'empêche pas certaines brillantes réussites. C'est pourquoi les budistes orléanais – bien décidés à poursuivre leur entreprise de défense et illustration de la culture humaniste – adhèrent pleinement à la belle image que propose Mme de Romilly ; cette « gerbe de critiques » était, hélas, nécessaire ; que vienne après elle un « semis d'espoir ».


Le mercredi 19 décembre 1984, M. Paul MARTIN, professeur de langue et littérature latines à la Faculté des lettres d'Orléans, a parlé de « Rome; la civilisation qui a inventé le confort ». Faisant alterner, avec le brio qu'on lui connaît, l'anecdote plaisante et le commentaire savant, M. Paul Martin a donné pendant deux heures une leçon d'histoire et de civilisation, illustrée d'une bonne centaine de diapositives.
L'objet de la conférence était de montrer que Rome, à la différence de la Grèce, a été la première civilisation où les hommes se sont préoccupés d'un confort aussi large que possible et où le citoyen le plus humble a trouvé véritablement un « art de vivre ». Pour illustrer son propos, M. Paul Martin rappelle qu'un personnage d'Aristophane se plaint de ne pas trouver à Athènes un endroit pour soulager un besoin naturel, tandis qu'à Rome il y a les latrines publiques, sans doute payantes depuis un certain Vespasien !
Il faut bien sûr distinguer le confort du patricien et celui du simple ingenuus, mais la distance est relativement mince… Cette notion de confort – liée essentiellement au développement du milieu urbain – implique un certain nombre de conditions : d'abord une très grande main d'œuvre servile (mais globalement on compte deux esclaves pour un homme libre) ; ensuite une immense richesse drainée à Rome par les conquêtes, si bien que le ciuis romanus se considère… comme un roi ! Et puis une organisation du temps propre à faire rêver les tenants actuels de la « civilisation des loisirs » (un jour férié sur trois !) et, si le Romain se lève à l'aube, il a fini sa journée à une heure, prêt pour la sieste et pour l'otium. Cette conquête, dit très justement notre conférencier, on ne la reverra plus avant l'époque contemporaine, qui présente de nombreux traits communs avec la grande époque impériale : l'importance de l'otium (notre temps libre), une société paganisée, la préoccupation de soi, et avant tout le souci de notre corps.
Après ce préambule, M. Martin étudie, avec preuves à l'appui, la notion de confort collectif dans la civilisation romaine. C'est d'abord, dit-il, la possibilité de circuler, liberté fondamentale, qui permet au Romain d'aller de la Calédonie (l'ancienne !) au Sahara sans passeport. D'où le formidable réseau routier, tracé en ligne droite (à cause d'une contrainte technique : le Latin ignore le timon mobile). Rome a également inventé le tourisme : combien de voyages entrepris par plaisir par les Cicéron, Mécène, Pétrone, Pline et l'empereur Hadrien ! Ces voyages, en carriole ou rheda attelée de mules, sont manifestement plus confortables que ceux d'une Madame de Sévigné se rendant aux Rochers ou à Grignan…
La ville impériale – telle qu'on la voit dans les ruines de Pompéi, de Lambèse ou de Dougga, est bâtie sur un plan orthogonal, à l'américaine ; elle connaît le trottoir, le tout-à-l'égout et l'eau courante. Cette civilisation a inventé le premier monument à usage public : la basilique, qui sert de halle, de bourse, de tribunal, de maison de la culture. Le marché est une création romaine : il offre au citadin, sans intermédiaire, les produits de la campagne et il défend déjà le consommateur : la Mensa ponderaria donnait à l'acheteur le droit de vérifier si le commerçant ne l'avait pas volé ! Rome a été également l'inventeur de la « restauration rapide » : en effet le thermopolium avec ses comptoirs chauffés, ses plateaux de service, n'est-il pas l'ancêtre de nos « fastfood » ?
Le second point de l'exposé eut pour sujet le confort de la maison. Dans les premiers temps, la maison italique – qui reprend le plan de la tombe étrusque – est centrée autour de l'atrium avec son impluuium et dispose tout le long des pièces ayant chacune une destination particulière : on est loin de la bicoque grecque en torchis qui ne sert qu'à dormir.
Ces maisons latines ne seraient sans doute pas jugées confortables selon nos critères, mais elles offrent déjà une qualité essentielle : la solidité et l'isolation phonique. Dès le Ier siècle avant J.-C., une seconde demeure se développe derrière la première, avec un portique autour d'un petit jardin. Les riches maisons ou uillae urbanae s'étendent en profondeur, avec des pergolas, des salles à manger d'été, des piscines (c'est-à-dire des viviers pour le poisson frais).
Les fouilles d'Herculanum ont révélé un confort d'un raffinement remarquable avec leurs cloisons mobiles, leurs mezzanines, leurs mosaïques représentant des tableaux célèbres, ou des fresques évoquant les « chinoiseries » du XVIIIe siècle. Le confort, c'est aussi la diversification du mobilier : banquettes, lits à coussins pour le triclinium – où l'on mange par groupes de trois –, armoires, guéridons, meubles suspendus, secrétaires, baignoires particulières, comme dans la villa de Narcisse à Stabies… Certes, il s'agit d'un confort de riches. Mais le Romain de la rue a la ressource d'aller dans l'un des trois cent quatre-vingt-cinq thermes urbains pour une somme dérisoire (50 centimes actuels !). Il n'a donc pas le droit d'être sale ! Ce détail est d'une importance capitale, commente M. Martin : si Rome n'a pas connu les épidémies catastrophiques de notre Moyen Age, c'est parce qu'elle a développé magistralement l'hygiène publique – progrès qu'on ne retrouvera que vers 1950 !
Le dernier aspect du confort est celui de la personne. Il commence par le vêtement : si le drapé de la toge n'est pas très pratique, malgré l'existence du « pressing » et sa machine à repasser (!), en revanche il est exceptionnel, au même titre que l'habit ou le smoking de nos jours ; et le vêtement quotidien est beaucoup plus adapté.
Le confort, c'est aussi la cuisine – élément révélateur des tendances profondes d'un peuple. Pendant longtemps, le repas romain a été frugal, surtout à midi. Mais, à mesure que l'influence orientale s'est fait sentir, le pain a remplacé la bouillie grossière. Le Romain riche de l'époque impériale se paie un cuisinier : les plus modestes fréquentent le traiteur ou se partagent un maître-queux ! Malgré la relative rareté des produits (Rome ne connaît ni la pomme de terre ni la tomate), la cuisine se perfectionne. D'après les documents – et ils sont nombreux de Pétrone à Apicius – elle ressemble à la cuisine chinoise : tout y est découpé, les épices abondent et les mélanges salé/sucré sont fréquents.
Les repas sont très longs (le soir) et d'une abondance qui nous stupéfie : au moins cinq « services » qui commencent par les. fameux « loirs grillés au miel » et se terminent par une douzaine d'huîtres « pour se refaire la bouche » (M. Martin nous recommande d'essayer… !). Mais ce raffinement de la gastronomie ne va pas sans un « confort intellectuel » : aucune civilisation, en multipliant les bibliothèques publiques, n'a tant fait pour la diffusion de la culture.
Après cet exposé documenté et abondamment illustré, M. Paul Martin conclut en affirmant que si Rome a maintenu contre vents et marées pendant cinq siècles la Pax Romana avec seulement vingt-cinq légions dans un Empire aussi vaste, c'est que le mode de vie « à la romaine » apparut aux indigènes comme satisfaisant, et en tout cas très supérieur à l'ancien. On peut donc parler de « miracle romain » : celui-ci est dû, non à l'idéologie, mais au confort… d'abord matériel. Et, sur ce point, avouons que nous sommes bien des « fils de la Louve ».


Le samedi 19 janvier 1985, conférence par Reine-Marie PARIS et Michel AUTRAND sur « Camille Claudel et son frère Paul », conférence à laquelle la section Guillaume-Budé et les « Amis du Musée » avaient invité leurs adhérents et sympathisants dans la très belle salle de conférence du musée des Beaux-Arts, obligeamment prêtée par M. Daniel Ojalvo, conservateur. Le succès fut complet, à en juger seulement par l'affluence du public. Il est vrai, comme le rappela M. Lionel Marmin dans sa présentation, que trois facteurs se trouvaient réunis : l'agrément et le confort du lieu, l'intérêt – et aussi la vogue – du sujet, ainsi que la notoriété des conférenciers. Car il s'agissait d'une causerie « à deux voix » : M. Michel Autrand – professeur à l'Université de Paris-Nanterre, très connu, outre son essai sur Paul Claudel, par sa Littérature après 1945 (Bordas), écrite en collaboration avec MM. Bersani, Lecarme et Vercier – présentait le personnage de Camille Claudel, et en particulier ses rapports avec son frère ; à Mme Reine-Marie Paris, petite-fille de Paul Claudel, historienne et auteur d'un récent ouvrage très estimé sur Camille, revenait le soin de commenter son œuvre artistique, avec documents photographiques à l'appui.
M. Autrand a expliqué en préambule les raisons pour lesquelles Camille Claudel est enfin sortie de l'ombre : l'intérêt actuel pour les personnages marginaux (« une femme, artiste et folle de surcroît » : quel beau sujet pour les médias !), l'ascension du poète et dramaturge Paul Claudel, le succès, l'an dernier, de l'exposition Camille Claudel au Musée Rodin, – et surtout l'action de deux femmes, Anne Delbée et R.-M. Paris. La première, après avoir monté un spectacle (donné à Orléans sous l'égide del' A.T.A.O.), a consacré à l'artiste un livre qui, en dépit de ses insuffisances et de ses interprétations tendancieuses, à conquis un large public. L'ouvrage de Mme Paris offre en échange une mise au point très sérieuse, avec l'essentiel de la correspondance et de nombreuses références datées. M. Autrand s'interroge sur l'ambiguïté de ce succès crédité du label « artiste maudit ». Certains voient dans cette réhabilitation une condamnation de la famille du poète. Le conférencier se propose de jeter un regard objectif sur la vie du sculpteur, qu'il divise en quatre étapes ; à chacune de celles-ci, Mme Paris a commenté l'œuvre en montrant son évolution, notamment par rapport à l'œuvre de Rodin.
La première étape va de 1864 à 1882 : c'est l'enfance provinciale et austère dans le bourg de Villeneuve-en-Tardenois, où vit la famille Claudel, une famille renfermée, repliée sur elle-même, pleine « d'un orgueil farouche et hargneux ». L'aînée des enfants, la jeune Camille, a une volonté de fer ; elle a décidé que sa cadette Louise serait musicienne, que Paul, de quatre ans plus jeune, serait un génie littéraire, et qu'elle serait elle-même un grand sculpteur. Aussi, elle convainc sa mère, qui s'installe à Paris en 1882 avec ses enfants, et la voilà qui fréquente l'atelier d'un sculpteur parisien, Alfred Boucher. C'est de cette époque – que Mme Paris appelle « l'époque d'avant Rodin » – que datent les premières œuvres de Camille : des figurines de terre cuite aujourd'hui perdues, les deux bustes de Paul en jeune romain, dont le second, d'excellente facture, fait penser à un Donatello, et cette remarquable tête burinée appelée « la Vieille Hélène » (leur servante) qui annonce déjà l'un des grands thèmes du sculpteur : celui de la vieillesse et de la mort.
La seconde étape va de 1882 à 1893 ; M. Autrand l'intitule : « dix ans de vie parisienne ». Le jeune Paul souffre dans son « bagne » du lycée Louis-le-Grand ; il a perdu la foi, sous l'influence de Camille, lectrice de Renan. C'est à ce moment que les destins de Paul et de Camille se séparent : pour le frère, c'est la conversion à Notre-Dame, mais, ce qu'on sait moins, c'est qu'il attendra deux ans avant de pratiquer, tant il craint l'ironie de sa sœur ! Reçu au concours des Affaires étrangères, il part aux États-Unis et c'est la rupture. Pour Camille, le drame, c'est son aventure avec Rodin, que Boucher lui présenta. Ses rapports avec le maître, on le sait, furent orageux et, vers 1895, elle finira par rompre : une catastrophe dont elle ne se remettra jamais. De cette période datent, selon Mme Paris, les œuvres majeures, comme la Tête de brigand, où l'influence de Rodin est visible, et surtout le groupe intitulé Sacountala, de 1905, une œuvre magistrale, et même de facture supérieure au fameux Baiser qui lui ressemble. La Valse témoigne d'un sens aigu du geste ; par ses arabesques, elle annonce « l'art nouveau ».
La troisième période, qui s'étend de 1893 à 1913, pourrait s'appeler, selon M. Autrand : « Vingt ans de vie séparée ». En effet, pour Paul, c'est la Chine, la rencontre avec celle qui deviendra l'Isé du Partage de Midi, la rupture, puis le mariage et la « carrière ». Pendant quatorze ans, il a à peu près perdu sa sœur de vue : il y eut bien quelques rares visites, comme celle que rapporte Jules Renard dans son Journal et qu'il qualifie, avec l'ironie qu'on lui connaît, de « Soirée fantomatique ». Camille a fait le vide autour d'elle ; elle est obsédée par la peur de se faire voler par « la bande à Rodin » ; elle réclame sans cesse de l'argent à sa famille. M. Autrand nous lit à ce sujet une lettre du père, qui, avec une verve étonnante de la part d'un homme de 83 ans, se plaint des demandes de « cette folle enragée » et qui conclut à l'adresse de Paul : « En t'occupant de Camille, tu me rends le plus grand service ». Celui-ci, à son retour en France, s'exécute et constate les dégâts : Camille n'est plus qu'une vieille femme enlaidie, énorme, le visage ravagé, et qui vit dans un dénuement total. Cependant, rappelle Mme Paris, avant sa déchéance, elle a eu le temps de réaliser de très belles choses, comme la Clotho ou Persée et la Gorgone, véritables « monuments dédiés à la Mort », ou ce buste de fillette en marbre, chef d'œuvre de grâce qui évoque la Renaissance italienne (la Petite châtelaine). De cette dernière époque datent les deux œuvres les plus admirées à la récente exposition : les Causeuses et la Vague, en bronze et onyx, qui témoignent de sa rupture esthétique avec Rodin. À partir de 1905, la production se fait plus rare (la Fortune, la Joueuse de flûte, Niobé) ; et, en 1907, la vie artistique de Camille s'achève. En effet, en 1913, à 49 ans, elle entre, sur la décision de sa mère, dans une maison de santé ; son état est jugé dangereux par manque de soins et de nourriture.
Là commence la dernière période, la plus longue, celle de « trente ans d'internement » ; pour Paul, trente ans de visites régulières à celle qu'il appelle avec remords « la séquestrée ». Pour évoquer ces tristes années, M. Autrand nous lit quelques extraits de ses lettres. Aucune trace de folie dans cette correspondance, mais de l'émotion ou du pittoresque, comme dans ce billet où elle évoque des disputes avec Rodin et son « ménage à trois » pour terminer par une demande de « biscuits de chez Félix Potin » ! Aucune amertume à l'égard des siens : quand elle parle de sa mère (qui a eu pourtant des mots très cruels envers elle), elle loue « sa modestie et son sentiment du devoir ». À Paul, elle prodigue ses remerciements pour son aide financière (ce qui coupe court à une légende) et manifeste son admiration. Ses derniers mots seront pour lui ; et Paul notera dans son Journal : « Amer regret de la voir si abandonnée… » Des années plus tard, il manifestera encore son remords : « Quand je pense à elle, toujours ce même goût de cendre dans la bouche… ».
Devant ce douloureux problème humain, M. Autrand conclut fermement à la non-culpabilité absolue du frère et de la famille. Du point de vue littéraire et spirituel, Camille reste au centre de l'œuvre de Claudel. C'est elle – et non Isé – qui incarna l'image de la Femme. Claudel croit à un équilibre suprême : c'est par l'échec (relatif, sommes-nous tentés de dire aujourd'hui) de Camille que le poète s'est réalisé.


Le mardi 19 février 1985, conférence par M. Pierre AQUILON, professeur à l'Université de Tours, sur « Trente années de typographie humaniste mises à la lumière : les Collections de la région Centre ». Sujet un peu austère en apparence, mais présenté de manière vivante et enthousiaste et richement illustré de documents photographiques. En effet M. Aquilon a été chargé de dresser l'inventaire des « incunables » – c'est-à-dire des ouvrages imprimés avant le 1er janvier 1501 et qui représentent les « enfances » de la librairie – ils ont une valeur d'autant plus grande que beaucoup ont disparu lors des incendies en 1940 et 1944 des bibliothèques de Tours et de Chartres.
Dans un premier temps, le conférencier a recensé l'origine de ces livres précieux. La plupart proviennent d'établissements religieux. Ils ont été achetés – mais assez rarement – par les prieurs des abbayes, comme à Saint-Sulpice de Bourges ; ils proviennent surtout de legs personnels des abbés, comme on le voit d'après les ex-libris. C'est notamment le cas de l'abbaye de Chezal-Benoît, au sud-ouest de Bourges, où s'étaient retirés vers 1490 de jeunes humanistes ayant traversé une crise mystique, sans avoir renoncé à leurs chères études. D'autres ouvrages ont pour origine des chapitres, comme Saint-Martin de Tours, ou des établissements d'enseignement, comme l'Université d'Orléans, ou encore des bibliothèques publiques (celle d'Orléans fut fondée au XVIIe siècle par Guillaume Prouteau).
À la révolution, tous ces documents ont été mis à la disposition de la Nation. Un certain tri s'est alors opéré ; bien souvent on n'a gardé que ce qui pouvait servir aux futurs élèves des Écoles centrales. Ainsi, à la bibliothèque des Oratoriens de Vendôme, sur 120 incunables, il n'en reste que douze. Tous les ouvrages liturgiques ou de droit canon furent dispersés. Au cours du XIXe siècle, les beaux spécimens ont aussi pris le chemin de la Bibliothèque Nationale. Mais il ne faut pas oublier les bibliothèques privées. La plus importante dans notre région est à Blois : c'est celle d'un grand bibliophile du XVIIIe siècle, l'évêque Mgr de Thémines, grand amateur d'antiquité et d'italianisme.
Ce fonds continue d'ailleurs à s'enrichir. Par exemple, après la destruction de 1944, la bibliothèque de Tours a reçu un legs très riche de Mgr Marcel, spécialiste de l'Italie du XVe et XVIe, et en particulier de Marsile Ficin ; on compte dans cette collection près de 75 incunables…
Notre région est donc riche sur le plan des éditions anciennes : on dénombre exactement 691 éditions différentes du XVe siècle, dont 300 à Bourges, 160 à Orléans, 150 à Tours, 50 à Blois et quelques exemplaires à Loches et à Vendôme. Un quart environ sont des textes « humanistes », latins ou néo-latins pour la plupart.
Après ce panorama des collections de notre patrimoine régional, M. Aquilon a commenté une soixantaine d'illustrations. La première nous a touchés, puisque la première page du livre (le De Animalibus d'Albert Le Grand) imprimé à Mantoue en 1479 comportait la signature de Jean Budé, le père de notre « saint patron ». Nous avons pu admirer ensuite les livres de classe de l'époque : le « doctrinal » d'Alexandre de Villedieu (qui eut jusqu'à 300 éditions au XVe siècle ; mais nous avons appris qu'au début de l'imprimerie chaque édition ne comptait guère que 200 à 300 exemplaires pour atteindre le mille au début du XVIe siècle) et le fameux « Donat », recueil de conjugaisons latines. L'écrivain le plus édité – après bien entendu les trois grands classiques latins : Cicéron, Virgile et Salluste – a été sans contredit Boèce, auteur du De Consolatione philosophiae. C'est sans doute parce que cet ouvrage était le plus accessible aux jeunes latinistes. Ceux-ci disposaient aussi de lexiques, tels le Vocabularius breuiloquus de Reuchlin (1482), ancien étudiant à l'Université d'Orléans, lequel propose des étymologies… fantaisistes (salus viendrait de sal, salis, le sel !). Pour le grec, on dispose de très peu d'instruments avant 1507 ; la majorité sort des presses du célèbre Vénitien Alde Manuce.
L'imprimerie « Au berceau » a du mal à se dégager de la technique du manuscrit : en observant une page de La Cité de Dieu de Saint-Augustin, imprimée à Subiaco en 1467 par deux imprimeurs allemands, nous avons pu remarquer que le texte était traité comme au temps des copistes, avec des lettrines enluminées et rajoutées à la main (le tirage n'excédait pas 275 exemplaires).
En France, l'imprimerie voit le jour en 1471 : le premier atelier, celui de Guillaume Fichet, s'installe au collège de la Sorbonne. À Paris, comme à Lyon, on imprimera surtout des textes à l'usage des étudiants, comme le De Officiis ou le De Senectute de Cicéron. La mise en page fait des progrès, ainsi que la lisibilité. Les illustrations, sous forme de bois gravés, apparaissent, d'abord dans les ouvrages de géographie (Ptolémée, Strabon) ou d'astronomie (Aratos). Chez les imprimeurs parisiens qui, par là, se différencient des italiens, le souci pédagogique demeure ; pour les « escholiers », est laissé entre chaque ligne un grand espace : le livre sert de cahier et l'étudiant peut y inscrire la glose du maître.
Même si la France a connu une certaine activité de « librairie » à la fin du XVe siècle, dit en conclusion M. Aquilon, la majorité des productions sont italiennes : plus de 800 éditions en trente ans. La grande capitale de la typographie humaniste, c'est Venise, et, après elle, Rome, Florence et Milan. Tout le reste, c'est la province. Même Paris n'édite que pour la consommation locale. Un dernier exemple significatif : Érasme (qui se réfugiera à Orléans pour éviter la peste) donne en 1500 à un imprimeur parisien sa première version des Adages (800 apopthtegmes), mais sa grande édition, qui en comprend 3.000, il ne la confiera qu'à Alde Manuce…


Le mardi 19 mars 1985, conférence sur « La vie politique à Rome au dernier siècle de la République d'après les images monétaires », par M. Hubert ZEHNACKER, professeur à la Sorbonne.
Étrange modernité que celle de ces thèmes de propagande qui passent à travers les monnaies romaines frappées dans le dernier demi-siècle de la République, alors qu'elle agonisait dans les guerres civiles ! H. Zehnacker a ainsi retracé en images, ce choc des propagandes, de la lutte entre Marius et Sylla aux derniers jours de la dictature césarienne.
On sait qu'à partir des Gracques, le denier romain s'est mis à accueillir une extrême variété de types et de légendes, qui en font un véritable « livre d'images ». Bien qu'on en ait douté, ces images véhiculaient en fait les préoccupations et les choix politiques contemporains, à l'intention, non des « monstres sacrés » de la politique romaine, les sénateurs, mais des humbles, de ceux justement qui manipulaient ces monnaies d'argent reçues en salaire ou comme solde : employés des travaux publics et soldats essentiellement, puisque l'État romain ne frappait monnaie que pour acquitter ses dettes, non pour faciliter les échanges, comme c'est la fonction de la monnaie moderne.
Mais ces humiles, ces humbles n'étaient pas dénués d'importance politique, moins par le poids de leur vote que par leur faculté « mobilisatrice » dans les troubles civils et dans les guerres fratricides. Il importait donc au plus haut point de rallier soit l'aristocratie, soit les soutiens des revendications populaires. On voit ainsi s'affronter en images des idéologies, mais aussi naître des ébauches du régime nouveau qui finira par s'imposer : la monarchie impériale, à travers les essais obliques de Sylla, puis ceux, directs, de César, pour se faire représenter – chose inouïe à Rome – sur les monnaies. On voit aussi Brutus, le futur assassin de César, rappeler la mémoire de ses ancêtres pour menacer le candidat au pouvoir personnel… Pompée.
Plus pathétique, l'on voit les hommes invités, à travers ces représentations monétaires, à croire que demain sera meilleur qu'aujourd'hui, que la paix, la concorde, l'abondance et le bonheur de vivre vont refleurir à Rome, déchirée par les luttes fratricides, et dans l'Empire où les représentations de Gaulois enchaînés et de Gauloises en larmes rappellent que la Paix romaine, avant d'étendre ses bienfaits, commence par une « pacification » violente.
Sobre, mesuré, le professeur Hubert Zehnacker, au bout du faisceau d'une lampe, a fait ainsi toucher du doigt les pulsations violentes d'un régime saigné à mort par l'égoïsme des uns, l'ambition des autres et l'impuissance de tous à maîtriser la violence. Leçon du passé, seulement ?


Le mardi 16 avril 1985, conférence, avec le concours de la Société Dante-Alighieri, sur « Henri II le dernier roi franco-italien », par M. Ivan CLOULAS, Conservateur en chef aux Archives nationales. Historien et chercheur d'une grande érudition, M. Cloulas est un conteur de talent qui, prenant appui sur une série remarquable de documents iconographiques, a su faire revivre cette première moitié du XVIe siècle au cours de laquelle l'assimilation de la culture italienne a abouti à un véritable épanouissement du génie français.
Tandis que défilent sur l'écran de belles estampes, de riches enluminures ou de somptueux portraits, la voix chaleureuse et convaincante de M. Cloulas évoque les splendeurs qui entourèrent Henri, duc d'Orléans devenu dauphin puis roi de France : splendeurs de la petite Cour « à l'italienne » que Henri, sa jeune épouse Catherine et Diane, sa maîtresse bien aimée, instaurèrent comme rivale de la Cour royale, splendeurs des cérémonies du sacre de Reims et du cadeau qui, selon la tradition, fut offert à cette occasion aux chanoines de la cathédrale, splendeurs des demeures royales, toutes inspirées de l'Italie, splendeurs des « entrées » dans les grandes villes du royaume ou des triomphes à l'italienne après une victoire militaire.
C'est que la guerre a tenu une grande place dans les préoccupations d'Henri Il, guerre contre Charles Quint et contre Philippe II, dans laquelle s'affirmera le protégé de Diane, François de Guise, alors que le cousin de Catherine, Strozzi, échouera en Italie. Ces campagnes, onéreuses, n'arrangèrent certes pas les affaires de la France, déchirée en outre par le développement du protestantisme, qui menaçait gravement l'équilibre du royaume.
Et c'est encore le goût italien qui devait inspirer le tombeau que l'on voit à Saint-Denis où le regard, quittant l'image du roi gisant aux côtés de son épouse, peut s'élever jusqu'aux statues de bronze qui représentent Henri et Catherine agenouillés, tels qu'on les vit au début et à l'apogée d'un règne qui ne dura guère plus de dix ans, mais qui sut instaurer une civilisation brillante, avant les déchirements qui allaient suivre.


Le dimanche 2 juin 1985, « Promenade littéraire en Gâtinais » (avec les « Amis de la Bibliothèque »), avec le concours de MM. Jacques BOUDET, Jacques-Henri BAUCHY, Lionel MARMIN et Jean NIVET.
Gâtinaise et azurée, notre randonnée annuelle devait d'abord nous mener à Bondaroy. Le petit château-forteresse du XVIe siècle nous offrit, dans le matin, la symétrie de ses basses géométries quadrangulaires, concrétion beauceronne s'il en fut, heureusement restaurée par H. Roland de la Taille, qui nous commenta son domaine et ses ancêtres avec un enjouement plein de rondeurs. Jean Nivet – délectable organisateur de cette sortie – y évoqua le souvenir de Jean de La Taille de Bondaroy, soldat et poète trop méconnu. Né en 1534, il délaisse vite le droit pour l'exercice poétique : poèmes de circonstance, deux tragédies (Saül le Furieux et La Famine), et une comédie (Les Corrivaux), le tout en vers, très marqués par l'époque, mais non sans mérites. Auteur par ailleurs d'un Art de la Tragédie, c'est plutôt comme théoricien que comme créateur qu'il est mentionné dans les histoires littéraires. Nous furent lus quelques extraits (du genre : « J'aime, sur toute fleur déclose / À chanter l'honneur de la rose ») de celui qui disait savoir « Joindre Mars à Minerve aussi bien qu'à Vénus », et dont l'œuvre porte le triple sceau de l'humour, de la sensibilité et de la satire (comme en eut à connaître telle Infante d'Espagne : « Si vous avez au cul la rage / Retournez en votre village »). Non dépourvu de courage civique, il se permet quelques conseils au Pouvoir dans une Remontrance pour le Roy et un Prince nécessaire des mieux venus. « Courtisan retiré » dans sa terre de Bondaroy, peu fortuné mais se félicitant d'être né gentilhomme, Beauceron, et surtout « homme et non pas femme » (!), il versa dans l'astrologie et s'éteignit vers 1612.
Nous gagnâmes ensuite le château de Rouville, ancienne forteresse qui fit parler d'elle pendant la guerre de Cent ans. Reconstruit en 1492 par Hector de Boissy, panetier de Charles VII (dont le fils Louis a sa pierre tombale dans la chapelle et dont une arrière-petite-fille devait épouser en 1575 notre Jean de La Taille), modifié sous la Révolution, restauré par Viollet-le-Duc, cet ensemble flanqué de tours débonnaires domine une déclivité gracieusement romantique : rocs cernés de verdures, oratoire pointu et cygnes lointains, dont la douce Essonne porte les rêveries…
Et le château de Malesherbes nous accueillit, dans son appareil de briques et de moellons et la fraîcheur de son abondance végétale. Nous en admirâmes la spacieuse ordonnance intérieure, la grange aux dîmes et ses charpentes, le colombier aux 7.200 pigeons et la chapelle où, à notre étonnement scandalisé, un gisant mâle (François de Balzac d'Entragues) tourne un dos définitif à une gisante (Jacqueline de Rohan) qui lui aurait été infidèle… Gisant dont la fille née d'une seconde union (Henriette d'Entragues) fut offerte à Henri IV contre 100.000 écus (Et Sully de grogner :« Voilà une nuit bien payée »). À même l'herbe, Jacques Boudet, non sans quelque émotion communicative, nous retraça la vie de celui qui reste l'une de nos plus belles figures françaises ; de celui que l'ingrate Clio a injustement relégué sur un petit banc des bas-côtés de l'Histoire (pas la moindre mention de son nom dans les deux volumes des Hommes illustres de l'Orléanais de 1852) : Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1793). C'est en effet à ce haut magistrat, élève des Jésuites et botaniste distingué, qui fut Premier Président de la Cour des Aides, directeur général de la Librairie (donc grand ordonnateur de la Censure) et membre des Trois Académies, c'est à cet homme que Diderot dut le sauvetage des premiers volumes de l'Encyclopédie et Rousseau l'exil salvateur à la faveur duquel il écrira son Émile. Par ailleurs auteur de Remontrances au Roy (dans lesquelles il ne craint pas de nommer « citoyens » ceux à qui il était de bon ton de donner du « sujet », ni de prôner une réunion urgente des États généraux) et de Mémoires sur les Juifs, les protestants et la liberté de la presse (qui témoignent d'une ouverture d'esprit et d'un courage exemplaires), c'est lui qui incitera Chateaubriand à entreprendre le voyage des Amériques – Chateaubriand dont le frère avait épousé l'une des petites-filles de Chrétien-Guillaume ; dont les neveux Louis et Christian furent cachés à la Révolution dans les communs du château ; et qui fera à plusieurs reprises grand cas de Malesherbes dans les Mémoires d'Outre-Tombe. Enfin, agi par sa seule conscience, Monsieur de Malesherbes se fera l'avocat de l'accusé Louis XVI, qu'il refusera toujours d'appeler Capet. Ce qui ne lui sera pas pardonné. Et la Terreur, dans sa période hagarde, enverra à la guillotine, avec les siens, celui qui avait pourtant si noblement œuvré pour l'humanisation du vieux régime. Ainsi vécut et mourut cet « honnête homme » – titre à prendre ici dans la pleine et double acception du terme.
Après quoi, ce fut le saisissement : l'église Saint-Mathurin de Larchant, pressée de maisons basses, et dont la verticalité effondrée conjugue jusqu'au vertige la magie des ruines et la majesté du jaillissement de la pierre. Dédiée à saint Mathurin, grand exorciste devant la chrétienté, cette église devait connaître grand engouement. Lieu de pèlerinage où convergeaient « épileptiques, hystériques, lunatiques et femmes acariâtres » (ça devait faire du monde…), Larchant prit des proportions considérables, et devint une ville de foires et de fêtes. Notoriété devenue si grande qu'elle explique l'acharnement qu'en 1568 les calvinistes mirent à mutiler l'admirable édifice, dont il reste néanmoins quelques vestiges curieux (portail du Jugement dernier; chapiteaux porteurs de huit péchés capitaux…). C'est à Larchant que, grévistes de l'impôt, les barons du Hurepoix, si l'on en croit la Chanson des Saisines de Jean Bodel, se rassemblèrent avant d'aller à Aix protester auprès de Charlemagne.
Un propriétaire en forme de bon sauvage nous fit, avec une bonne grâce des plus civiles, les honneurs réservés du domaine de La Bouleaunière, dont la tendre topographie rappelle celle de Rouville. C'est là que Mme de Berny (« La Dilecta » de Balzac) séjourna et mourut. C'est là que son grand homme vint souvent travailler. Et c'est dans le proche Nemours qu'il devait situer Ursule Mirouet. Jean Nivet nous conta par le détail l'histoire de cette union que la différence d'âge (quand ils se connurent, Balzac avait 22 ans et Mme de Berny 40…) rendait périlleuse, mais dont les excès passionnels devaient alimenter pendant quatorze ans la plus enflammée des correspondances. Malgré la duchesse d'Abrantès, Zulma Carraud, la marquise de Castries, Maria du Fresnay, la comtesse Guidoboni-Visconti, Madame Marbouty travestie en garçon et Madame Hanska dite l'Etrangère; malgré donc les affres de la jalousie qu'aggravaient encore celles de l'âge et de la maladie, Mme de Berny devait témoigner jusqu'à sa fin de son attachement indéfectible à celui dont elle attendit en vain, toutes lettres brûlées, la venue à son lit de mort ; à celui qui l'avait appelée « non la bien aimée mais la plus aimée », et qui lui avait dédié ce Lys dans la Vallée dont elle fut l'inspiratrice, et qui fut son dernier livre de chevet.
Dernière halte, au cœur de l'ancien pays du safran : Boynes, non loin de la maison natale de Louis Veuillot. Maître Bauchy et le Président Marmin nous précisèrent la figure de ce fils de tonnelier (d'où cette répartie à un duc : « De qui, Monsieur, descendez-vous ? – Je monte d'un tonnelier »), autodidacte forcené, journaliste inépuisable (grand patron de L'Univers), converti indestructible et ultramontain inconditionnel. Indépendant et susceptible, de cruels deuils familiaux lui arrachèrent ce cri : « Les yeux qui n'ont pas pleuré ne voient rien ». Il ne faisait pas bon tomber sous la patte de ce pamphlétaire né, dont J.-J. Rousseau fut la bête noire (« Il est sale. Il est de cette nature de domestiques qui souillent les maisons ») et Mgr Dupanloup, l'Adversaire à peu près permanent, objet d'une pugnacité toujours aux aguets (qu'il s'agît de la liberté de l'enseignement ou de l'infaillibilité pontificale). Et c'est lui qui plantera dans l'échine de Hugo les banderilles cocassement cacophoniques du fameux quatrain :
« Où, ô Hugo, juchera-t-on ton nom ?
Justice enfin rendu que ne t'a-t-on ?
Quand donc au corps qu'académique on nomme
Grimperas-tu de roc en roc rare homme ? ».
Sur ce, nous rentrâmes.

Les secrétaires : André Lingois et Jean Nivet, le compte rendu de la sortie étant dû,
comme chaque année, à l'obligeance de notre trésorier-adjoint Georges Dalgues.


 

 SAISON 1985-1986

La saison 1985-1986 a été ouverte par une séance commune à notre section et à l'Association des Amis du Musée, donnée le 12 octobre dans la très belle salle du Musée des Beaux-Arts, obligeamment prêtée par son conservateur, M. Daniel Ojalvo. Cette conférence commémorait l'année Hugo. Les deux associations ont eu la chance d'entendre le responsable de l'exposition du Grand-Palais intitulée La Gloire de Hugo. M. Pierre GEORGEL, conservateur du Musée des Beaux-Arts de Dijon, qui se définit lui-même comme « hugolien convaincu sans hugolâtrie » fit une conférence sur le thème  « Les dessins d'un poète : Victor Hugo ».
Le conférencier nous a rappelé le paradoxe de cette production graphique énorme, puisqu'elle rassemble plus de trois mille pièces. Hugo, fier de son œuvre, s'est employé toute sa vie à la dérober aux regards ; l'artiste a eu très vite conscience que son art restait marginal et étranger à son époque. Il faut d'ailleurs faire un premier tri, et distinguer trois types de dessins : les croquis de voyage, les « griffonages » de hasard – tel ce « pâté » sur un manuscrit de l'Ane et les travaux nettement plus composés. M. Georgel a insisté sur la deuxième catégorie, qui présente un aspect moderne : dessins parfois informes, témoins des vagabondages de l'esprit ou des caprices de la main, traduisant une rêverie quasi inconsciente. C'est parfois le matériau lui-même, ou le geste, qui sont au départ du graphisme, exactement comme aujourd'hui l'œuvre d'artistes dits « informels », tels Pollock. Hugo, dans ses marines qu'il affectionne, invite à lire l'espace dans tous les sens, ce que feront Miro ou Chagall ; ou bien il part d'une tache pliée (comme dans le test de Rorschach), et de là naît une prolifération de formes à interpréter par l'imagination. On comprend mieux pourquoi l'artiste a gardé devers soi à peu près toute son œuvre : celle-ci est trop éloignée de la représentation du réel des peintres post-classiques comme de la vision des créateurs, des Delacroix ou des Courbet. Hugo prend souvent le contre-pied de la gravure traditionnelle : dans un croquis de Vianden, il transforme le paysage romantique un peu conventionnel grâce à la brume qui crée « un espace indéterminé et flou ». Quand il représente le mont Saint-Michel, il rompt avec la perspective et provoque le fantastique. Hugo s'éloigne de plus en plus du réalisme ; M. Georgel nous le fait sentir à travers trois étapes d'un même dessin : un premier croquis « classique » du bourg de Reichenberg, contemporain du Rhin, est repris le lendemain dans les marges d'une lettre à sa femme, où l'on note une schématisation augmentée par le clair-obscur ; douze ans après, il ne reste plus qu'une silhouette, un signe pur, analogue au Taureau de Picasso au terme de ses métamorphoses. De telles recherches étaient déconcertantes au XIXe siècle ; Hugo savait très bien qu'il ne pouvait s'adresser qu'à l'avenir et, bien en avance sur son temps, il cherchait à explorer l'inconscient par une voie moins intellectuelle que le verbe poétique. Les derniers dessins que nous a montrés M. Georgel, comme ces initiales géantes V.H. flottant au-dessus de Marine-Terrace, ces « visions mégalomaniques » révèlent étonnamment les thèmes obsessionnels et les fantasmes de Hugo, « ce fou qui se prenait pour Victor Hugo »…


Le jeudi 14 novembre, la section orléanaise a tenu son assemblée générale.
M. le président Marmin a d'abord présenté le compte rendu de l'Assemblée générale de l'Association nationale, qui s'est tenue le 22 juin 1986, en particulier celui de la réunion consacrée aux sections locales et à la situation des études classiques. Le second propos de notre président a eu pour objet le sort de notre section. Il n'y a sans doute pas de progression, mais maintien d'un niveau honorable, avec plus de 80 cotisants à jour. La saison précédente a été fructueuse et a même connu un très grand succès sur le plan local avec la conférence sur Camille Claudel, organisée avec le concours des Amis du Musée d'Orléans.
Il fut ensuite procédé statutairement au renouvellement du Bureau. Aucune candidature nouvelle ne s'étant manifestée, le Bureau sortant a été réélu, sur le champ et par acclamation. Nous le rappelons :
Président : M. Lionel MARMIN
Vice-présidents : Mgr P.-M. BRUN et M. Jacques BOUDET
Secrétaires : MM. André LINGOIS et Jean NIVET
Trésoriers : Mlle Henriette VALADON et M. Georges DALGUES.
Les participants ont eu ensuite le plaisir d'assister à la projection d'un film intitulé La Grèce et Rome en Provence, réalisé par M. Édouard Delebecque, professeur à l'Université d'Aix, sous l'égide de l'Association Guillaume-Budé. Ce film, fort bien fait d'un point de vue technique et pédagogique, est une présentation attrayante des fouilles de deux sites archéologiques non loin de Marseille : Saint-Blaise, acropole située entre Martigues et Fos, où débarquèrent les premiers Grecs sur notre terre, et Glanum, près de Saint-Rémy de Provence, dont la notoriété est grande. La majeure partie du film, consacrée à Glanum, montre bien l'évolution du site : le lieu saint, d'origine celte-ligure, est devenu, d'abord avec les Grecs fixés dès le VIe siècle, un sanctuaire entouré de monuments remarquables (entre autres une tholos) et de belles demeures comme la Maison d'Atys. Après 123 avant J.-C., c'est la romanisation de Glanum, qui connaît son apogée avec Agrippa, le gendre d'Auguste. Les dernières séquences ont fait admirer « le cœur de la Provence », selon le terme de Mistral, c'est-à-dire les Antiques, chef-d'œuvre qui résista à l'invasion des Germains et qui témoigne de cette osmose parfaite entre la Gaule, la Grèce et Rome.


Le mardi 17 décembre, la section avait invité un professeur de renom, M. Alain MICHEL qui occupe une chaire de littérature latine à l'Université de Paris-Sorbonne. M. Paul Martin le présenta en termes élogieux, insistant sur son rôle au Bureau de notre Association comme défenseur des humanités classiques. Ajoutons qu'il est l'auteur d'ouvrages estimés tels que La Parole et la Beauté et qu'il mérita amplement l'éloge que fit son collègue. Le sujet traité, « L'histoire de la beauté à Rome », était donc en accord parfait avec l'esprit de son dernier livre et avec ses préoccupations qu'il rappela en préambule : « Dans une école qui vise surtout à former des techniciens, c'est au professeur de lettres qu'incombe la tâche fondamentale : montrer le chemin de la contemplation et de la beauté ».
Le but du conférencier était de nous faire comprendre, à partir d'images caractéristiques, l'évolution de la notion de beauté dans la civilisation romaine, en trois étapes essentielles, à partir de ses racines jusqu'au début du Moyen Âge, et en s'appuyant sur deux données : d'une part l'existence d'un art arrivé à sa plénitude au Ier siècle de notre ère : la peinture – révélée surtout par les fouilles de Pompéi et Herculanum –, d'autre part l'existence d'un langage esthétique commun aux philosophes et aux poètes.


Le 16 janvier, nous avons écouté M. Jean-Pierre NÉRAUDAU, professeur de littérature latine à l'Université d'Aix, auteur d'une thèse sur La jeunesse dans la Rome républicaine, mais aussi historien d'art, et qui anime à ce titre une collection aux éditions des Belles-Lettres : « Nouveaux confluents, ou quand le monde moderne rencontre l'Antiquité ». Le sujet de sa causerie allait dans ce sens, puisqu'elle s'intitulait : « L'image de l'Antiquité au château de Versailles », causerie passionnante et originale (nous ne pourrons plus voir Versailles de la même façon), servie de plus par une illustration remarquable (une série de 80 diapositives d'une rare perfection, dues à M. Jacques de Givry, qui vient de faire paraître un album : L'âme du Parc).
Le but du conférencier était de montrer d'abord la présence de l'Antiquité – et surtout de la mythologie – et d'expliquer la signification de cette mythologie par rapport aux desseins royaux. M. Néraudau nous rappela quelques idées générales utiles :
1) Versailles – qu'on nous présente comme une merveille du génie français – se place dans une tradition renaissante qui s'inspire de l'Antiquité, dont les modèles sont italiens, comme la Villa d'Este, le Palais Pitti, le Palais Farnèse, et aussi plus proprement français, comme Fontainebleau, Saint-Germain-en-Laye et Vaux-le-Vicomte.
2) C'est précisément à Vaux-le-Vicomte que se trouve une des sources principales de Versailles ; c'est là qu'on se rend compte du rôle et de la symbolique du jardin : lieu électif de la rencontre de l'Amour, de la Sagesse, et aussi du changement.
3) Les composants symboliques vont se réunir – et de façon superlative – à Versailles, grâce au mythe du Roi-Soleil, dont les origines remontent à sa naissance, à la fois saluée par les « prophètes » ou devins, tels l'astrologue Tomaso Campanella, et les alchimistes.
4) L'idée de génie de la propagande louis-quatorzienne, c'est-à-dire l'assimilation entre le Roi conquérant et le Soleil unificateur de l'Univers, va se concrétiser d'un double point de vue : d'abord cosmologique, puis mythologique. « La thématique royale glisse d'une vision planétaire à la Képler vers une poétique mythologique ».
Ces principes éclairants une fois posés, ce fut une attachante promenade guidée depuis la Cour de Marbre, empreinte du traditionnel style Louis XIII (pour marquer sans doute la continuité monarchique) jusqu'au fond mystérieux du parc… Tout change d'ailleurs dès qu'on atteint la façade ouest dite classique : on entre immédiatement dans le monde du symbole ou de la métamorphose – témoins ces sphynges ou ces héliotropes…
M. Néraudau commence alors son incursion dans le domaine en suivant plusieurs itinéraires en corrélation avec la mythologie, et en particulier celle du Dieu-Soleil, Apollon-Phébus. Le premier nous conduit vers le nord, en direction des bassins de Neptune et du Dragon (selon la légende apollinienne, cette dernière allégorie représente le passage du dieu à Delphes). L'étape finale devait aboutir à la grotte de Téthys, disparue lors des agrandissements du palais : il en reste le très beau groupe d'Apollon ou le « repos royal ». Le second itinéraire mène au sud, à l'Orangerie, le « jardin des Hespérides » selon La Fontaine, lieu de l'éternel printemps où Hercule a accompli quelques-uns de ses exploits. Le mythe solaire se conjugue donc avec celui d'Hercule (ce qui ne déplaisait pas au Roi) et également avec celui de Prométhée, c'est-à-dire des héros qui « atteignent la grandeur par la transgression ». Le troisième itinéraire suit l'axe est-ouest, il aboutit au bassin d'Apollon en passant par celui de Latone : décor somptueux fait pour capter la lumière, où l'on retrouve à nouveau le mythe apollinien. Le bassin de Latone est un modèle du genre ; le génial sculpteur (au fait inconnu), en suivant à la lettre le texte d'Ovide, a rendu saisissante la métamorphose de ces paysans en grenouilles. Faut-il y voir une allusion aux rebelles de la Fronde ? une morale à l'antique du genre : quand on méconnaît la puissance d'Apollon, on revient à l'état bestial ? M. Néraudau nous invite à voir dans ce goût du XVIIe siècle pour les monstruosités une méditation sur la folie et le Mal… Il y a la même hantise chez Racine.
À partir de 1674, le symbolisme va prendre une autre orientation. Louis XIV commande une série de sculptures pour orner la grande esplanade, groupées par quatre. Peu à peu la mythologie laisse la place à l'histoire : Versailles n'est plus que le palais du Roi et l'art classique est à son apogée. Paradoxalement, le parc se garnit de statues – pour la plupart de véritables antiques, parfois d'impeccables copies – réintroduisant subrepticement le Baroque, que le château et son environnement montraient ouvertement depuis sa création.
Les dernières photographies, prises à l'occasion des « grandes eaux » ou de jeux pyrotechniques, irisations surréelles ou incendies imaginaires, révèlent une fois de plus le monde du Baroque, un monde mouvant et vivant au gré de l'imagination… « Versailles a joué merveilleusement de la fête et de l'illusion ». L'illusion dure encore…


Le 19 février, M. Jean-Paul THUILLIER, professeur à l'Université de Grenoble, a prononcé une conférence sur « Les jeux athlétiques chez les Étrusques ».
Le conférencier, auteur d'une thèse récente sur ce sujet, a fondé l'essentiel de sa causerie sur le commentaire d'une série de diapositives dont la plupart représentaient des fresques ornant les célèbres tombes de Tarquinia. On ne saurait d'ailleurs à peu près rien des Jeux étrusques si on n'avait pas eu la chance de trouver, à partir du XIXe siècle, ces peintures qui datent du VIe et du Ve siècle avant l'ère chrétienne. Ces jeux athlétiques sont en général les jeux funèbres, qui ont une fonction rituelle : ils aident à franchir le « passage » et leur représentation picturale prolonge l'efficacité rituelle de ces Jeux en les pérennisant.
Afin de nous mettre dans l'ambiance funéraire, M. J.-P. Thuillier nous a d'abord montré des scènes de ce rituel, comme le banquet funèbre dans la tombe dite « du Léopard » ; dans toutes ces scènes on remarque l'importance de la musique et de la danse: le « tibicen » accompagnait le cortège mortuaire, mais aussi le match de boxe ! Dans une tombe découverte en 1958 qu'on a appelée la « tombe des Olympiades » sont représentés la plupart des sports pratiqués chez les Étrusques : la boxe déjà citée, la course à pied (de trois types : celle du stade, 180 mètres environ, du « diaule » – 360 mètres, la course de fond de 4500 mètres environ), le saut en longueur, le lancer du disque – différent du nôtre par la technique, car on le balançait seulement de haut en bas sans rotation du tronc – et sans doute le pentathlon. Un sport semble privilégié par les auteurs de fresques : c'est la course de char, à deux et à trois chevaux. À ce sujet, M. Thuillier attire notre attention sur le fait que ces Jeux n'ont pas été, comme on l'a cru souvent, un simple décalque des Jeux grecs ; la course de « triges » (ou chars à trois chevaux) était inconnue en Hellade ; la tenue du cocher étrusque ne ressemble en rien à celle de l'aurige de Delphes.
Ces jeux devaient être sans aucun doute présidés, sinon organisés, par des personnages à la fois officiels et religieux, des magistrats-prêtres, faisant fonction d'arbitres. Comme ils portraient un bâton recourbé, semblable au « lituus » des augures romains, on les a longtemps confondus avec ceux-ci. On les voit précisément sur une fresque de la tombe dite improprement « des augures ». Ces arbitres entourent deux lutteurs qui s'affrontent ; près d'eux sont entassés des bassins ou coupes de bronze qui devaient constituer les récompenses. Cette scène de remise des trophées fait d'ailleurs l'objet d'un bas-relief de Chiusi : les juges sont là, solennels, le scribe note le nom des champions… qui attendent leur tour, toujours accompagnés du musicien de service. L'ambiance est d'ailleurs bon enfant, avec des intermèdes de jongleurs, de bouffons, d'acrobates : ce sont plutôt des fêtes paysannes qui n'ont rien de la sévérité des Jeux panhelléniques.
M. Thuillier insiste, au moment de conclure, sur le grande originalité des Jeux étrusques ; c'est certainement à eux que Rome doit son goût pour les courses de char, pour la lutte et pour la boxe ; contrairement à une légende tenace, les combats de gladiateurs ne viennent pas d'Étrurie, mais de l'Italie du Sud.


Le jeudi 17 avril, M. François CHAMOUX, professeur honoraire à la Sorbonne, membre de l'Institut, a évoqué la figure de Marc-Antoine dans une conférence intitulée : « Antoine fut-il la dupe de Cléopâtre ? »
Ce personnage, dont M. Chamoux retrace l'histoire, est « un très grand Romain, séduisant et même fascinant, qui a parfaitement assimilé l'hellénisme » et qui a tenté d'édifier sur des bases romaines un empire politique au Proche-Orient. Devenu, à partir de 55, le collaborateur de César, il partagea avec lui le consulat ; après les ides de Mars, il sera le maître de Rome jusqu'à l'arrivée d'Octave. Avec ce jeune ambitieux, c'est d'abord la lutte ouverte, attisée par Cicéron ; par l'intermédiaire de Lépide une réconciliation s'amorce et c'est le second triumvirat. Antoine va conduire les opérations contre les meurtriers de César et, au cours de ses campagnes, va être amené à réorganiser l'Orient, avec l'appui de la reine d'Égypte qu'il a rencontrée en 40. En 37, il la retrouve en Syrie et l'épouse ; après une seconde campagne contre les Parthes, qui efface l'échec premier, il célèbre son triomphe à Alexandrie (et c'est le seul hors de Rome). En 32, c'est la rupture avec Octave, le conflit qui s'achève par la défaite d'Actium, et, un an plus tard, le suicide d'Antoine.
Dans la deuxième partie de sa conférence, M. Chamoux a tenu à réhabiliter ce Marc-Antoine, représenté par les artistes comme un soudard et présenté par les historiens comme un débauché victime d'une égyptienne cupide et quelque peu sorcière. Seuls Appien et Plutarque lui ont reconnu des qualités de cœur et de la culture. M. Chamoux veut aller plus loin ; il est persuadé que l'homme a une grande dimension politique et qu'il a rencontré en Cléopâtre une alliée plus qu'une amante. Bien avant cette fameuse liaison, Antoine a été conquis d'abord par la Grèce, puis par l'Orient. À mesure qu'il étend son pouvoir sur les provinces d'Asie, il imite les monarques hellénistiques, et devient l'objet d'un culte. L'emprise de Cléopâtre ne fait que conforter une tendance déjà bien ancrée. Ce grand amour cache en réalité un grand projet : reconstruire un empire oriental, à l'instar de celui des Séleucides. Rien ne prouve, selon M. Chamoux, qu'Antoine ait rêvé de devenir le seul maître de Rome, ni d'éliminer Octave. Son dessein était de régner à Alexandrie, avec une organisation militaire solide et en respectant les diversités culturelles et ethniques ; il rêvait de partager le monde civilisé en deux, avec deux pôles, Rome d'une part et de l'autre une Égypte hellénisée. Il fut tout simplement en avance de quelques siècles – avec les deux Empires, celui d'Orient et celui d'Occident. « Le hasard de la guerre en décidera autrement : l'Orient hellénisé y a certainement beaucoup perdu… ».


Le dimanche 1er juin, a eu lieu, sous la conduite de M. Jean NIVET, la « Promenade littéraire en Ile-de-France, au pays des Yvelines » : Montfort-l'Amaury, Médan, La Roche-Guyon et Haute-Isle, avec évocation de Hérédia, Paul Fort, Hugo, Zola, La Rochefoucauld, Lamartine, Mgr Dupanloup et Boileau.
La première halte, au sortir de la forêt de Rambouillet, fut devant la grille du château de Bourdonné, à Condé sur Vesgre, où José-Maria de Hérédia passa ses derniers jours, et termina son édition des Bucoliques d'André Chénier. M. Nivet nous lut les pages qu'Henri de Régnier à consacrées, dans Portraits et Souvenirs, à son beau-père. Il s'y éteignit le 2 octobre 1905, sur cette dernière plainte: « Que la vie est rnalheureursement courte pour un poète lyrique qui aime la beauté des choses… ».
Par Gambais, à la lisière de la forêt, nous joignîmes le hameau des Haizettes. C'est là que, à la veille de la guerre de 14, vécurent heureux, « comme dans un paradis », Paul Fort et sa toute belle et jeune Germaine Tourangelle que, tout marié qu'il fût, notre Prince des Poètes avait proprement enlevée à son père Léo d'Orfer. Il revivra ce temps de bonheur dans quelques ballades françaises, dont nous furent lus de longs extraits, comme celui-ci : « C'est au pays de l'Yveline qu'une chaumière attend nos cœurs. Muse, elle est là, petite et fine, rustaude mais quasi divine et d'harmonie et de blancheur… »
De là, nous gagnâmes Montfort-l'Amaury, dont la duchesse Anne de Bretagne fut comtesse, et qui conserve quelques hauts restes de ses deux châteaux et de ses modestes remparts. L'église proche recèle de splendides vitraux Renaissance, et nous errâmes longtemps dans les galeries du cimetière, qui inspirèrent les décors d'opéra de Robert le Diable. Cette charmante et pentue « petite cité féodale » a toujours attiré écrivains et artistes. Marcelle Tinayre a méticuleusement décrit Montfort dans La Maison du Péché. La maison à tourelles du 9 de la rue de la Treille abrita successivement Jean-Antoine Roucher, l'auteur des Mois et un certain Adolphe de Saint-Valry, qui y reçut le jeune Hugo en 1825, lequel ne put résister au juvénile désir de dédier une Ode aux ruines de Montfort-1'Amaury. Poème pompeux, pour ne pas dire pompier, où, s'abandonnant à un lyrisme incontinent, notre visionnaire national ne craint pas de proférer :
« Au faîte des grands murs je m'élève parfois…
Jusqu'à l'aigle effrayé j'aime à lancer ma voix ! »
Au pied du château, sur une déclivité dominant le pavillon du « Belvédère » où habita et travailla Maurice Ravel, nous avons écouté le président Lionel Marmin parler des rapports du musicien avec le monde des lettres, en cette fin du XIXe siècle où jamais la communion entre la musique et la littérature ne fut plus étroite. En cet âge d'or de la Mélodie, Fauré, Duparc, Debussy, Reynaldo Hahn (l'ami de Proust) ne pouvaient entendre un poème sans brûler de le musicaliser… Et nous de regarder cette maison sans mystère où pourtant fut conçu le Boléro et dont Ravel avait fait réduire la hauteur des plafonds. Maison devenue Musée Ravel et dont Céleste Albaret, la gouvernante fameuse de Proust, fut un temps la gardienne. Ainsi s'entrelacent les vies et les arts…
Médan – qui doit son accent aigu à Zola – nous attendait. Après être passés devant le château où furent reçus Le Tasse, Ronsard et tous ceux de la Pléiade, et qu'habita Maurice Maeterlinck, nous atterrîmes devant la grosse maison de Zola, celle des célèbres « Soirées de Médan ». Maison qu'il acquerra et aménagera avec les droits d'auteur dont – après la noire période des débuts – Thérèse Raquin et L'Assommoir allaient libérer l'épanchement surabondant. Dominant la voie ferrée et la Seine toute proche, cette bâtisse s'ouvre sur un jardin dont une monstrueuse tête de Zola en pseudo-béton corrompt la verte simplicité. Truffée de protubérances, renflée de chapiteaux à blasons, semée de fleurs de lys, crevée d'énormes cheminées Renaissance, ponctuée du bleu délavé de décamètres carrés de carreaux de cuisine, cette demeure compose un incroyable bric-à-brac romantico-médiéval, bourgeonnant de bourgeoiseries, tapissé de « japoniaiseries », qui effarait Flaubert et les Goncourt, et dont Mme Zola fut l'ordonnatrice vigilante. Maison-relique qui recèle les témoignages d'une vie vouée aux créations : livres, manuscrits, bustes, toiles, photographies prises et développées par le Maître – et encore longue-vue, fauteuil chantourné, chamarré d'armoiries flamboyantes, vitraux, cathèdres – avec soudain, émouvante, la table de travail et ses humaines traces d'usure : ce pauvre petit bureau de surnuméraire, sur lequel se seront superposées (Nulla dies sine linea) tant et tant de pages serrées. Dans le jardin André Lingois évoqua, avec la bonhomie qu'on lui sait, le Médan des soirées, le va-et-vient des amis et des invités : Daudet, les Goncourt, Vallès, Maurice Roux, Cézanne et le fameux groupe des Cinq : Céard, Hennique, Huysmans, Maupassant et Alexis, l'ami de toujours…
L'autoroute de Normandie, le long d'une Seine épaisse et lente, nous conduisit ensuite au château de La Roche-Guyon, qui adosse son asymétrie massive à une falaise de craie – château suscité par Charles le Chauve, assailli par les Normands, occupé par les Anglais, fréquenté par François Ier, puis par le Vert-Galant à la poursuite d'une irréductible belle… et qui devait finir propriété des La Rochefoucauld, puis des Rochan-Chabot. Jacques Boudet, après avoir rappelé les premiers hôtes illustres, nous parla de François VI de la Rochefoucauld, le Frondeur, l'auteur des Maximes dont la légende prétend qu'elles furent ici méditées et écrites. Formules célèbres entre toutes, où s'exprime une misanthropie lucide, d'un pessimisme qui trouve peut-être ses sources profondes dans les difficiles relations que le duc entretenait avec son fils François VII, qui avait ici élu résidence. C'est là que plus tard Mme d'Enville recevait ses philosophes : Choiseul, d'Alembert, Turgot, Condorcet… s'abandonnant parfois à des jeux mondains d'un goût douteux. Mais c'est le duc de Rohan qui, au début du XIXe siècle, donna au château une physionomie des plus étranges. Il l'avait en effet transformé en un véritable séminaire, où il était de bon ton de faire retraite. On y officiait dans une chapelle compliquée, creusée dans la falaise, ornée à profusion, avec une pompe d'une religiosité toute romantique, que Chateaubriand moque dans ses Mémoires. C'est là qu'en 1819 Lamartine vint se purifier de son commerce avec Mme de Larche. Cette italienne ardente, mais inextinguible, avait vite épuisé notre élégiaque, lequel avouait « n'avoir pas une force vitale en harmonie avec le tempérament d'Italie ». Comme Voltaire, Lamartine n'aurait-il été qu'un « amant à la neige » ? Quoi qu'il en fût, il se répandit dans sa XXVIe Méditation en fluidités monocordes sur la « Semaine Sainte à La Roche-Guyon »… Le jeune abbé Félix Dupanloup, enfin, fut également un familier de ce château. Ces cérémonies sacrées au cœur du crétacé l'impressionnèrent fort et il s'y sentit « appelé à Dieu ».
Et notre voyage s'acheva au hameau de Haute-Isle, dont le cimetière donne sur une autre église troglodytique, creusée en son temps par Nicolas Dongois, neveu de Boileau, lequel venait s'y reposer des bruits de Paris. Il y écrivit son Épître VI à Lamoignon, dans laquelle il décrit justement ces lieux et ses occupations, en alexandrins d'un prosaïsme redoutable.


Le 18 juin, une ultime conférence a clos cette abondante saison, avec, comme à la première, le concours actif des « Amis du Musée ». M. Michel LACLOTTE, Inspecteur général des Musées de France, a présenté au public orléanais « Le futur Musée d'Orsay ». Personne ne pouvait être mieux qualifié pour nous en parler, puisque M. Laclotte est chargé depuis 1978 d'en réunir les collections.
C'est en 1971 que le président Pompidou décida de sauver cette gare désaffectée, construite par Laloux (l'architecte de la gare de Tours) et inaugurée le 14 juillet 1900 pour l'Exposition universelle, qui abrita après la guerre la Compagnie Jean-Louis Barrault. C'est en octobre 1977 que fut prise la décision d'en faire un Musée, notamment à cause de l'encombrement du Jeu de Paume. Dès l'année suivante, commencèrent les travaux et l'aménagement intérieur a été confié à la décoratrice italienne Gaë Aulenti. Ce monument, qui conserve sa charpente aérienne, ses arcatures originales ainsi que les caissons-rosaces de la « grande nef », va abriter sur trois étages la part du patrimoine national qui fait le lien entre le Louvre et le Musée d'Art moderne. Toute la création artistique de la seconde moitié du XIXe siècle sera représentée : elle va de 1848, c'est-à-dire des débuts du Réalisme, avec Courbet et Millet, à 1906, à la naissance du fauvisme et avant les Demoiselles d'Avignon ; les Impressionnistes occuperont le troisième niveau du Musée, bénéficiant de la belle lumière sous la verrière.
La grande nouveauté de ce musée, c'est que toutes les disciplines et toutes les techniques d'une même époque seront représentées : outre la sculpture et l'architecture, les arts décoratifs, les arts graphiques, la photographie, le cinéma, l'affiche auront leur place ; on y trouvera Manet, Seurat, Klimt, mais aussi Gallé, Tiffany, Carpeaux, Nadar. Ce sera donc un musée pluri-disciplinaire, mais aussi un conservatoire. À ce sujet, on pourra y voir des « expositions dossiers » (la première aura pour thème « la vie d'artiste »), on pourra y interroger les écrans de la « galerie des dates », et surtout consulter une banque d'images reproduites grâce à un système numérique unique au monde.
Orsay évoquera donc les rapports entre les différentes disciplines et les différentes tendances, les replaçant dans le contexte social et culturel d'un moment de l'histoire ; ainsi face aux « créateurs » parfois honnis de leur temps, on verra en contrepoint les tenants de l'art officiel, les « pompiers », Bouguereau et Cabanel en face de Renoir et Manet. Mais, conclut M. Laclotte, « face au courant actuel affirmant que toute image a un intérêt, nous pensons que le Musée doit présenter un point de vue. Nous conservons des œuvres d'art, nous avons un devoir critique… »

Les secrétaires : André Lingois, Jean Nivet, assistés de Georges Dalgues (pour le compte rendu de la promenade).



 SAISON 1986-1987

Le mercredi 22 octobre 1986 a eu lieu la première conférence de la saison, sur « Virgile entre l'épopée et la tragédie », par M. André ARCELLASCHI, maître de conférence à la Faculté des lettres d'Orléans.
D'emblée le conférencier justifie son titre en nous projetant la photographie de la célèbre mosaïque de Sousse (au Musée du Bardo) où l'on voit Virgile assis entre Calliope et Melpomène. Et de poser tout de suite la question attendue : quelle est, dans l'Énéide, la part de l'épopée ? celle de la tragédie ? La réponse, on le devine, ne pourra être tranchée qu'après examen.
On reconnaît bien sûr dans la grande œuvre virgilienne une architecture d'épopée, mais dans le détail, les « séquences » sont proches de la tragédie, où il est facile de reconnaître trois grands thèmes fondamentaux. Le premier est celui de la grandeur nationale dont Énée sera le symbole. Le personnage est sans doute présent dans l'Iliade, mais il y joue un rôle modeste. Il faut chercher des sources ailleurs, au prix parfois de comparaisons. Apollonios de Rhodes – avec ses Argonautiques, qui narrent l'aventure de Jason – a fortement inspiré Virgile. Et celui-ci a eu des précurseurs dans la littérature ancienne, que ce soient des auteurs épiques comme Naevius, auteur d'un Bellum punicum où apparaissent Énée et Didon, des auteurs d'épopées et de tragédies, comme Ennius, qui raconte l'arrivée d'Énée en Sicile, ou des poètes tragiques comme Accius, l'auteur d'une Médée et d'un Brutus. Il y a eu dès le départ, selon M. Arcellaschi, interpénétration entre l'épopée et la tragédie et, de la part du poète latin, volonté de réunir plusieurs modes d'expression, ainsi que de faire entrer dans son œuvre l'histoire de Rome. C'est Énée, bien sûr, qui va l'illustrer, tandis que Didon représente l'Afrique, Énée incarne la grandeur du destin romain, aussi bien du passé républicain que du présent augustéen : plus qu'un personnage de légende, il devient un symbole.
Le second thème est l'Amour, thème tragique par excellence où affluent les réminiscences des tragédies grecques. Le chant IV de l'Énéide reproduit le schéma du drame selon la théorie d'Aristote : une exposition, une suite de péripéties (la partie centrale du vers 373 au vers 995), le dénouement ; à la lumière de la dramaturgie classique du XVIIe siècle, on peut y retrouver, outre les trois unités, un découpage en cinq actes – l'acte IV étant la mort de Didon – les dialogues sont nombreux, les monologues se répondent deux à deux ; certaines répliques semblent prêtes pour la scène. Racine y puisera largement.
Le troisième thème – qui est en réalité commun à l'épopée et à la tragédie – c'est la présence de la mort. Virgile en propose une vision originale au chant VI : la descente d'Énée aux Enfers. C'est le sommet de l'œuvre, situé à la charnière de celle-ci. M. Arcellaschi pense que la vision que le poète nous donne de l'au-delà est peut-être due aux origines étrusques de la famille de Virgile, quand on sait le rôle que joue le culte des morts dans leur religion. D'autre part les références à la culture grecque sont évidentes : le voyage d'Énée est initiatique et rappelle le rite de passage célébré aux mystères d'Éleusis. Pythagorisme et orphisme ont influencé Virgile, lequel pense que le délai de réincamation est de mille ans, alors que, d'habitude, on parle d'un cycle de trois cents ans…
M. Arcellaschi conclut en précisant le portrait d'Énée : c'est un chef, un conquérant, un roi, en apparence fait pour l'épopée, par son côté triomphateur et son destin héroïque. Mais en réalité il trouve son originalité dans le fait qu'il touche à l'essence même du tragique. On peut alors se demander pourquoi il n'y a aucune tragédie dans la littérature latine qui porte le nom d'Énée. La réponse s'avère simple : Énée est un personnage sacré, comme Romulus. Et Virgile ne veut-il pas suggérer que le fils d'Anchise s'est réincarné mille ans après… en la personne d'Auguste ?


Le mercredi 19 novembre 1986, M. Raymond CHEVALLIER, professeur à la Faculté des lettres de Tours, a fait une causerie sur « Ostie antique, ville et port ». Ce fut en réalité une promenade sur les lieux – fort agréable d'ailleurs – abondamment illustrée de plus de 200 diapositives.
Ostie était à sa fondation une colonie militaire, bâtie pour la défense contre les pirates, et qui devint un port de commerce très actif après sa reconstruction par Sylla ; ce port mourut de mort lente quand Rome perdit son importance politique. Les installations portuaires les plus importantes furent celles de l'empereur Claude et on peut les reconstituer aisément : sur les môles, une statue-phare, des temples, sur les quais, des entrepôts sur trois étages, un véritable centre commercial de luxe. Certaines parties sont bien conservées : magasins d'amphores et de dolia, tables de mesure pour liquides et grains (mensa ponderaria). La richesse de la décoration des portiques et boutiques (comme les très belles mosaïques de la maison des Armateurs) montrent bien l'importance des relations commerciales régulières, notamment avec Cagliari, Narbonne, Carthage et Bizerte (où se fait le commerce des bêtes fauves et des chameaux). À côté du port, on trouve des activités annexes : des meuneries avec des batteries de meules industrielles – la tradition veut que Plaute y ait travaillé comme esclave – des fullonica, c'est-à-dire des entreprises de teinturerie-dégraissage. Le centre de la ville d'Ostie est riche en monuments et statues ; ce que la photographie documentaire nous révèle, ce sont les détails de construction et les aménagements ingénieux, comme le chauffage par le mur, sous des placages de marbre, ou les canalisations d'eau (fistulae) dissimulées sous les parois, ou encore ces latrines publiques multi-places avec un système d'évacuation perfectionné.
M. Chevallier, infatigable, nous emmène aux thermes, à la palestre, à la caserne des vigiles du feu, nous arrête devant le « zinc » (en terre cuite) d'un « thermopolium » (notre bistro), ou bien devant les locaux de corporations (appelés scholae), puis au théâtre construit par Agrippa et agrandi sous Commode, avec son pulpitum (sorte d'avant-mur de scène) presque intact. Les édifices religieux retiennent aussi notre attention, comme le temple d'Hercule et son superbe bas-relief, le sanctuaire de Cybèle et d'Attis, ainsi qu'une chapelle souterraine réservée au culte de Mithra (vestige rare en Italie).
La visite d'Ostie nous permet également de mieux connaître l'architecture de la demeure romaine. L'opposition entre l'insula de quatre étages (il y en a à Ostie) et la domus classique est à nuancer ; on trouve tous les types de maison, et en particulier des habitations de demi-luxe (récemment découvertes) avec de beaux jardins intérieurs, comme la maison de l'Amour et de Psyché. La visite s'est terminée par la nécropole aux tombes très diverses et par l'actuel Musée, riche en sarcophages : documents saisissants de la vie quotidienne des trois premiers siècles de notre ère.


Le mardi 16 décembre 1986, Mme Jacqueline CERQUILIGNI, maître de conférences à la Faculté des lettres d'Orléans, médiéviste de renom et auteur d'un ouvrage estimé sur Guillaume de Machault, nous a parlé de « Christine de Pisan (1356-1430) ».
Christine de Pisan n'est pas la première femme de lettres de notre histoire (tout le monde sait que c'est Marie de France), mais elle est bien la première femme écrivain professionnel. Ce ne fut pas un rôle aisé à tenir, car, dans le monde des clercs des XIVe et XVe siècles, il est difficile à une « personne du sexe » de s'imposer. Le premier obstacle est l'accès à la culture : heureusement Christine de Pisan a la chance de naître dans le milieu cultivé de Bologne, d'un père médecin et astrologue. Sa mère voulait l'élever selon la coutume et « l'occuper à filasse », selon ses propres propos tenus dans la Mutation de Fortune. Le second obstacle est la position de la femme mariée : un veuvage prématuré a facilité son devenir social ; devenue « de femelle mâle », s'identifiant à son père et à son mari, elle a manifesté une faim boulimique de savoir dans tous les domaines, de la philosophie à l'art militaire. Écrire est pour elle le contraire du dilettantisme, car elle vit de sa plume et fait vivre sa famille. Elle cherche des commanditaires, sans jamais renier sa fidélité au Roi de France légitime, et – chose nouvelle – elle se soucie de l'aspect matériel de ses œuvres : elle copie elle-même son manuscrit et le fait superbement enluminer.
Christine de Pisan cherche à abolir la suspicion dont les femmes cultivées sont l'objet et, dans ce dessein, elle s'attaque au plus célèbre – et au plus misogyne ! – des clercs : Jehan de Meung, et elle soulèvera le tollé de tous les universitaires. Consciente de son rôle, sans être le « basbleu » dont se moquera notre Gustave Lanson, elle ne désarme pas et ne manque aucune occasion de défendre le sexe faible ; en 1429 elle manifeste hautement son admiration pour Jeanne d'Arc.
La dernière partie de la conférence de Mme Cerquiligni a été consacrée à l'œuvre de Christine de Pisan, et en particulier à son recueil des Cent ballades d'amant et de dame (paru dans la collection 10/18 avec préface et notes de la conférencière). Ces poèmes constituent un dialogue entre les amoureux ; contrairement à l'éthique courtoise, l'amour est ici présenté comme un embrasement total, dangereux, voire mortel ; le lyrisme serein fait place à la mélancolie. Sentiments nouveaux pour l'époque ; mais ce qui est encore plus nouveau, c'est le rôle de l'illustration, de la miniature, désormais consubstantielle au livre, lequel est devenu un bel objet, convoité par les lecteurs-bibliophiles. Le style s'en ressent ; l'écriture est elle-même un écrin, un reliquaire qui « remembre les morceaux épars de la vie ».


Le vendredi 30 janvier a eu lieu au Musée des Beaux-Arts, avec le concours de la Société des Amis du Musée, une conférence avec projections de M. Louis VALENSI, conservateur des Musées de France, inspecteur général des enseignements artistiques et… budiste convaincu depuis plus de quarante ans. Il a parlé de « Sainte-Sophie de Constantinople ».
Le premier édifice, fondé par l'empereur Constantin et dédié à la Sagesse divine, a brûlé en 532 ; l'édifice que nous admirons, le « Parthénon de l'art byzantin », date de Justinien. Cet art byzantin est, dit-on, en continuité avec l'art païen. Le plan est, en gros, celui de la basilique à croix latine, et l'innovation résiderait seulement dans le mode de couverture et dans le décor intérieur.
M. Valensi montre que, sur le premier point, l'originalité est déjà manifeste. À Byzance se développe à partir du Ve siècle une liturgie processionnelle qui demande de l'espace, la présence de l'empereur et de l'impératrice imposant un cérémonial contraignant ; de plus le cortège des catéchumènes exige une place supplémentaire. La charpente millénaire va être remplacée par la coupole qui évoque la voûte céleste et donne une impression de « vastitude ». Cette construction – d'origine sassanide – est l'œuvre de deux « méchanikoï », à la fois architectes et mathématiciens : Anthénius de Tralles et Isidore de Milet, qui ont eu à résoudre un grave problème technique, celui de la poussée d'une énorme masse hémisphérique de 54 mètres de hauteur et de 31 mètres d'ouverture. Mais ils ont su également jouer des effets de lumière en créant à chaque heure un spectacle différent, en s'aidant de la décoration en or et du chatoiement des mosaïques. En effet le luxe du décor intérieur contraste avec la nudité extérieure : ce qui caractérise justement l'art byzantin. Outre le tapis de marbre et les revêtements polychromes, on remarque la création de chapiteaux (dont les chapiteaux-corbeille) ; la sculpture s'aplatit, efface le modelé pour créer une sorte de vision immatérielle. À cette vision participe la mosaïque. Sainte-Sophie, dit M. Valensi, passe à juste titre pour être le livre d'or de la mosaïque paléo-chrétienne : les plus anciennes au narthex, avec un décor floral encore primitif, celles de la nef, appartenant à trois siècles différents, celles de l'abside, et les plus récentes au pourtour du premier étage. Cette variété nous permet de comprendre l'évolution du décor en même temps que l'histoire de l'Église… Jusqu'au successeur de Justinien (Justin Il) il n'existe aucune représentation figurée, alors que l'art de Ravenne, de la même époque, est figuratif. L'explication, selon M. Valensi, serait d'ordre politique. Justinien aurait voulu, par un décor purement symbolique, réconcilier les deux tendances : la majorité « iconophile », et l'arianisme, iconoclaste. Justin II installe le Pantocrator et les scènes de la vie du Christ ; la Vierge de l'abside, un peu figée dans son hiératisme, date du siècle suivant. M. Valensi, qui illustra son propos de très nombreuses photographies d'excellente facture, conclut à l'originalité architecturale de Sainte-Sophie, le plus grand monument de la Chrétienté.


Le vendredi 20 mars, notre section, associée à nouveau aux « Amis du Musée d'Orléans », a organisé – dans la très belle salle obligeamment prêtée par M. D. Ojalvo, conservateur du Musée des Beaux-Arts d'Orléans, une conférence illustrée de projection sur « Une grande découverte archéologique : la tombe de Philippe II de Macédoine », par Mme Sophie DESCAMPS, conservateur au Musée du Louvre et professeur à l'École du Louvre.
La découverte de cette fameuse tombe remonte à l'automne 1977. L'historien grec Manolis Andronicos a mis au jour sur le site de Verghin en Macédoine un tombeau inviolé, qui pourrait bien être celui du père d'Alexandre le Grand. Dans un premier temps, Mme Descamps a parlé du site et de son histoire. Verghina se trouve près de Palatizza (la ville du palais), ancien cœur du royaume, dont les ruines étaient connue depuis longtemps. En 1855, un archéologue français, Léon Heuzé, se rend compte de l'importance du site et commence par explorer une première sépulture, sans succès. Après soixante-quinze ans de sommeil, les fouilles reprennent sous la direction d'un certain Romaïos, lequel découvre une deuxième tombe, puis dégage le palais (du début du IIIe siècle, donc postérieur à Philippe) ainsi que les vestiges d'une ville, et, plus loin sur la colline, une nécropole. C'est ce site que va fouiller toute sa vie le successeur et élève de Romaïos, Manolis Andronicos. La nécropole en question est une succession de tumuli de l'époque hellénistique qui comprennent chacun de quatre à quinze sépultures. La richesse de celles-ci a fait opter très vite les archéologues pour l'identification du site avec la première capitale macédonienne, Aigaï (avant Pellè). Restait un immense tumulus difficile à dégager ; les travaux recommencèrent à trois reprises. En 1976, on finit par découvrir deux stèles peintes brisées, traces d'un cimetière sans doute pillé et, enfin, trois tombes : celle dite de Perséphone, déjà vidée de son mobilier, mais conservant une très belle fresque (l'enlèvement de Perséphone), celle d'un jeune prince… et celle qu'on appelle aujourd'hui la tombe de Philippe II.
Mme Descamps retrace minutieusement les étapes de la découverte et du dégagement de l'ensemble comme des objets, le tout à l'aide de documents photographiques, puis résume les arguments de M. Andronicos en faveur de l'attribution au souverain macédonien. D'abord l'édifice, entièrement en marbre, est construit comme un « hérôon » ; or Philippe II a été l'objet d'un culte ; sur la façade il y a une peinture de plus de 5 mètres de long : une scène de chasse royale où il est facile de reconnaître le jeune Alexandre. Par recoupements, il est possible de la dater : vers 340, c'est-à-dire six ans environ après la mort de Philippe. Parmi les objets funéraires figurait un lit d'apparat avec des ornements en ivoire et, parmi eux, une tête en miniature représentrant le roi. Mme Descamps remarque qu'en faisant l'inventaire du mobilier de la tombe, on s'aperçoit que les contemporains de Philippe voulaient répéter les rites funéraires homériques. Tous ces indices, et en plus l'analyse des ossements, concordent pour affirmer qu'il s'agit bien là de la sépulture d'un des plus grands rois de l'Antiquité, et donc d'une découverte archéologique exceptionnelle.


Le dimanche 31 mai 1987 a eu lieu une « Promenade littéraire en Touraine et en Anjou », conduite par MM. Jacques BOUDET, Jean NIVET et notre président Lionel MARMIN.
Le premier arrêt a eu lieu à Saint-Patrice, au-delà de Langeais, au château de Rochecotte, devenu récemment un très bel hôtel, aménagé avec goût, qui fait partie de l'Association Relais et Châteaux de France – et qui a été ouvert librement à notre groupe de la manière la plus obligeante par les propriétaires. Ce château qui, à la Révolution, appar· tenait au comte de Rochecotte (lequel fut un des chefs de la Chouannerie du Maine), fut vendu à Dorothée de Dino. Elle y fit de fréquents séjours, en compagnie de son vieil oncle le prince de Talleyrand, et y reçut la visite de Balzac en novembre 1836, visite qu'elle raconte dans ses Chroniques.
Notre seconde visite eut lieu à l'abbaye de Bourgueil, visite détaillée des bâtiments et des « jardins suspendus », sous la conduite de Mme F. Chollet. En poursuivant notre route, sur la commune de Saint-Nicolas-de-Bourgueil dont les vins sentent la framboise, au large du hameau de Port-Guyet, M. Jacques Boudet a évoqué Marie l'Angevine « belle et jeune fleur de quinze ans », que Ronsard vint visiter tous les étés de 1554 à 1556 et dont il célébra la mort dans quelques-uns de ses plus beaux poèmes.
M. Lionel Marmin, angevin d'origine et de cœur, avait tenu à nous conduire dans la belle ville de Saumur, « gentille et bien assise », en évoquant devant ses monuments les grandes figures de la cité : Joinville – qui fait revivre la « grande cour tenue par Louis IX en 1241 – le roi René, le dernier des ducs d'Anjou, qui aimait les fêtes et les fastes, Philippe de Mornay, dit Duplessis-Mornay, conseiller de Henri IV et gouverneur de Saumur, que l'on appela le « Pape des Huguenots », qui fut le fondateur d'une importante Académie protestante et qui est entré dans la littérature par le biais de la Henriade de Voltaire. Dans cette Académie, enseigna l'humaniste Tanneguy Lefèvre dont la fille, Mme Dacier, par sa traduction d'Homère, ranima la Querelle des Anciens et des Modernes. Enfin M. Marmin évoqua, devant une maison à colombages du vieux Saumur, le riche négociant Nivelleau qui passe pour être un des modèles du Père Grandet, une des figures balzaciennes des plus pittoresques.
Après un excellent déjeuner au « Restaurant des Pêcheurs » à Dampierre-sur-Loire, arrosé d'Anjou blanc et de Saumur-Champigny, nous avons suivi la Loire jusqu'au château de Montsoreau. Dans la cour intérieure, nous avons écouté M. Jacques Boudet nous parler avec sympathie d'un roman cher à notre adolescence : La Dame de Montsoreau d'Alexandre Dumas. Si la trame est historique (Françoise de Chambes, comtesse de Montsoreau a eu un amant, Bussy d'Amboise, qui fut tué sur les ordres du mari), l'imagination a eu une grande part. Tout compte fait, nous préférons la belle Diane de Méridor (au si beau nom !) à 1a réelle Françoise de Chambes…
En traversant la Loire un peu plus loin, nous avons fait halte au château des Réaux (transformé lui aussi en hôtel de la même chaîne que Rochecotte). Ce fort beau domaine, primitivement appelé le Plessis-Rideau, fut acquis en 1651 par Gédéon Tallemant des Réaux qui, né dans une famille de bourgeois protestants, ne s'intéressa guère aux affaires et leur préféra la vie mondaine et la société de l'Hôtel de Rambouillet. M. Jean Nivet nous parla de la découverte du manuscrit des Historiettes dans un meuble du château (il s'y trouve d'ailleurs encore) et de sa publication au XIXe siècle et nous lut quelques pages de cet ouvrage, parfois savoureux et qui reste un témoignage utile sur les soixante premières années du XVIIe siècle.
Sur le chemin du retour, et pour parfaire notre connaissance des classiques, nous avons marqué un temps d'arrêt devant le château d'Ussé, où Voltaire, tout occupé alors par la publication clandestine de la première version de sa Henriade, passa tout l'hiver de l'année 1722.


 

 SAISON 1987-1988

La section a connu une grande activité lors de cette saison 1987-1988, puisque sept conférences ont été organisées, les deux premières en collaboration avec d'autres associations. L'effectif se maintient autour d'une centaine d'adhérents, en dépit d'une certaine désaffection du public jeune. Il faut regretter aussi l'annulation de la sortie prévue le 5 juin « Au Pays de Racan », en raison des élections législatives.


La saison s'est ouverte le 28 octobre par une conférence – en association avec les « Amis du Centre Jeanne d'Arc » – de Mlle Christine DELUZ, maître de conférences à la Faculté des Lettres de Tours, sur « L'image du Monde au Moyen Age ».
Bien que le terme de géographie ne soit plus usité depuis Ptolémée dans notre Moyen Âge, cette science perdure sous le nom d'imago Mundi, c'est-à-dire une vision de l'Univers avec au centre la Terre – immobile, mais déjà considérée comme sphérique – elle-même entourant de ses quatre éléments l'homme – ce microcosme. Depuis l'Antiquité grecque jusqu'au XVIe siècle, le monde se partage entre Asie, Afrique et Europe, et l'on distingue déjà cinq grandes zones climatiques. Les livres ne sont guère que répertoires et nomenclatures ; quelques rares ouvrages dénotent cependant une certaine recherche, comme ce De natura rerum d'un chanoine anglais, où celui-ci s'interroge sur les causes des phénomènes naturels, et en particulier du volcanisme. L'an mil va marquer une rupture, avec une nouvelle curiosité pour les choses de l'univers, comme en témoigne ce florilège du chanoine Lambert de Saint-Omer qui écrit ses livres en langue romane et les illustre par des dessins et mappemondes. À partir de la deuxième moitié du XIIe siècle, les récits des voyageurs sont intégrés à la géographie et les connaissances concernant l'Asie (notamment l'Empire mongol) et l'Afrique grâce aux expéditions maritimes, lesquelles débutent en 1410, sont de plus en plus précises.
Les nombreuses illustrations – judicieusement choisies par Mlle Deluz – nous ont fait comprendre cette évolution : entre la carte primitive et le portulan dessiné d'après les relevés des marins, quelle différence ! Au XIVe siècle, les cartes – qui comportent elles-mêmes des illustrations – sont des invitations à parcourir le monde. Paradoxalement, c'est au début du XVe siècle qu'on va assister à une régression… Mais le géographe moderne, voire le simple amateur, restera frappé du nombre d'indications justes et considérera que ses ancêtres médiévaux « ont bien questionné le Monde ».


Le 24 novembre, dans une séance commune aux deux sections locales de l'Association Guillaume-Budé et de la Dante Alighieri, M. Alain MICHEL, professeur à Paris-Sorbonne, bien connu du public budiste, a parlé de « L'esthétique de la Renaissance florentine et des humanistes ».
Le conférencier nous a conduits pour notre plus grand plaisir dans une promenade au cœur de l'Italie, patrie de la « bellezza », en faisant alterner images et tableaux d'une part, et, de l'autre des textes d'humanistes en commentaire ou en contrepoint. Cette époque du Quattrocento, notamment en Toscane, époque de continuité avec le Moyen Age autant que de novation, se caractérise par une méditation autour de trois thèmes essentiels : la Beauté, surtout d'inspiration religieuse, la Cité, héritage de l'Antiquité, et l'Homme, où confluent les courants de pensée, antiques et médiévaux, profanes et chrétiens.
Chacune de ces étapes a été marquée par des illustrations et des lectures d'extraits. Le premier thème, celui de la Beauté, a été illustré d'abord par les paysages de la « Toscane blanche », au sud de Sienne, ensuite par des monuments d'inspiration romane, célèbres comme le Campo Santo de Pise, ou qui rappellent la tradition antique, comme le campanile de Sainte-Marie-des-Fleurs, ou encore par les peintures – entre autres une Vierge de douleur de l'École de Pistoia, les bergers de Giotto, accompagnés d'un passage de la Vita Nova : tout un art qui atteint les sommets de la spiritualité.
Le second thème, celui de la Cité, s'est ouvert sur ce chef-d'œuvre d'audace et d'harmonie qu'est la « piazza del Campo » de Sienne, image parfaite de la ville à la Renaissance. C'est alors que la cité médiévale se transforme ; l'architecture s'inspire du style roman et de l'antique ; c'est le retour au monde de Pythagore, à l'univers du cercle et du carré ; c'est la florence de Brunelleschi, c'est Pienza, construite de toutes pièces à la demande de Pie II, le pape humaniste, ville dont le monument le plus caractéristique est le duomo, édifié par Alberti avec sa façade dépouillée évoquant un théâtre romain ; c'est le décor raffiné des églises florentines, la grâce d'un Boticelli, et aussi la gravité de Dante…
Le thème de l'humain a permis d'admirer nombre de visages : visage humble, épuré, transparent de saint François en contemplation par Fra Angelico, visage expressif au regard brûlant chez Piero della Francesca, images anonymes de vieillards, tableaux célèbres comme L'Amour sacré et l'Amour profane du Titien, réconciliation sublime de l'humain et du divin. L'image finale nous ramène à la nature (mais revue par l'art) : le soir tombe sur la campagne de Montepulciano, avec au premier plan San Biaggio, l'œuvre de Sangallo ; là comme à la Sainte-Victoire, la nature se mue spontanément en harmonieuse géométrie ; là souffle l'esprit, celui d'un des plus grands humanistes de la Renaissance, Ange Politien…


Le vendredi 19 décembre, à la suite de l'Assemblée générale des adhérents de la Section, qui a reconduit le Bureau actuel pour un an, a eu lieu une conférence de M. Jacques BOUDET, Inspecteur Général honoraire de l'Education nationale et notre vice-président sur « Le mariage à Athènes à l'époque classique ».
M. J. Boudet se propose d'étudier ce que fut le comportement des habitants de l'Attique à l'égard de l'institution du mariage, dont, s'appuyant sur un texte de G. Duby, il rappelle le rôle fondamental dans toute société.
L'examen des termes employés à propos du mariage montre bien que, pour les Grecs, toute l'initiative dans ce domaine appartenait à l'homme, que la femme n'épousait pas (mais elle se laissait épouser) ; le mari devenait en quelque sorte le propriétaire de celle qui devait recevoir sa semence pour lui donner des enfants.
À Athènes, on se mariait pour avoir une gardienne de son foyer et surtout pour s'assurer une descendance légitime. Chaque citoyen se devait en effet de laisser après lui au moins un héritier mâle, qui continuerait le culte des ancêtres au sein de la phratrie, qui subviendrait aux besoins de son père devenu vieux et qui apporterait à l'État l'aide dont il avait besoin pour sa défense.
Mais on ne se mariait pas pour satisfaire ses appétits sexuels : les belles esclaves, les hétaïres et les jeunes garçons étaient là pour cela. Et Montaigne se montrera très proche de la pensée grecque lorsqu'il écrira dans son essai Sur des vers de Virgile que faire subir à son épouse légitime « les extravagances de la licence amoureuse » lui paraissait « une espèce d'inceste ».
L'amour n'intervenait pas non plus dans la constitution du couple. La norme à Athènes était qu'un homme se marie vers l'âge de trente ans et qu'il épouse une jeune fille de quinze ans, obligatoirement de pure race athénienne. Il appréciait surtout, si l'on en croit Xénophon, que sa future épouse n'ait « jamais rien vu ni entendu », afin de pouvoir la former, l'instruire, la modeler à sa guise.
Souvent il la choisissait dans une famille qui était déjà unie à la sienne par des liens de parenté, et les mariages entre cousins germains, entre oncle et nièce, entre demi-frère et demi-sœur n'étaient pas rares. Une fille épiclère (qui se trouvait seule héritière des biens) était même obligée d'épouser le plus proche parent de son père défunt. De manière générale, la jeune fille n'était pas consultée et l'affaire se traitait entre la famille de l'époux et le responsable légal (kyrios) de la jeune fille. Les « fiançailles » se passaient hors de la présence de la future épouse, sous forme d'une convention orale (engyésis) entre le kyrios et le prétendant, avec lecture, devant témoins, de la formule du contrat.
Venait alors la cérémonie du mariage. La veille, la fiancée disait adieu à son enfance, consacrait aux dieux ses jouets et ses objets familiers et se purifiait avec de l'eau de la fontaine Callirhoé. Le jour des noces, il y avait sacrifice aux dieux et banquet, puis un cortège qui conduisait l'épouse dans sa nouvelle demeure et dans la chambre nuptiale ; c'est là, lorsqu'elle se dévoilait enfin, que le mari, souvent, la voyait pour la première fois.
La femme n'était véritablement considérée comme épouse et maîtresse de maison qu'après la naissance de son premier enfant mâle. Si elle se révélait stérile, elle était répudiée et la dot était rendue. D'où la tentation pour elle, si elle se trouvait dans ce cas, de feindre une grossesse, puis de présenter à son mari un bébé « emprunté ». Mais une telle ruse était considérée comme un crime, tout comme l'adultère féminin (alors que l'adultère masculin était sans conséquences pour la pureté de la lignée). Pendant toute sa vie, la femme était en état d'incapacité juridique. Devenue veuve, elle retombait sous l'autorité de son tuteur qui pouvait décider de la remarier, à moins que, par testament, le mari défunt ait désigné qui elle devait épouser.
Il est étonnant qu'une Cité comme Athènes ait toujours méconnu l'identité foncière de l'homme et de la femme et que celle-ci y ait toujours été tenue en tutelle. Il est étonnant aussi que l'amour y ait toujours été considéré comme sans rapport avec l'union conjugale. Mais, en fait, il en était de même chez nous au XVIIIe siècle, et le Code Napoléon considérait toujours la femme comme une éternelle mineure. Il n'y a que quelques décennies que nous sommes sortis de ce préjugé. Et encore a-t-on pu s'interroger lorsqu'on décida de créer un ministère de la Condition féminine…


Le mercredi 20 janvier, M. Michel RAIMOND, professeur à Paris-Sorbonne, éditeur de Proust, orléanais de souche et de cœur (il fut l'un des fondateurs de notre section), a parlé de « Marcel Proust et la comédie mondaine ». M. Raimond a limité d'emblée son sujet en le distinguant du comique proustien – sujet traité d'ailleurs par Léon-Pierre Quint – tout en signalant que les scènes mondaines occupaient un bon tiers de l'œuvre du romancier. Au lieu d'étudier dans le détail les pages les plus caractéristiques, le conférencier a préféré en démonter le mécanisme et en montrer les « composantes fixes ».
Proust dans la Recherche se révèle comme un ethnologue qui étudie les comportements ; il a même lu des ouvrages scientifiques, comme la théorie de l'imitation de Tarde. Il y a en effet dans l'œuvre de grands numéros d'imitateurs, comme à la fin d'Un Amour de Swann. Proust a également observé cette loi qui veut que tout groupe social suive spontanément un double principe d'admission et d'exclusion ; ainsi Mme Verdurin admet Swann dans son cercle ; dès que celui-ci déroge, il en est exclus.
Parmi les « composantes fixes » de la comédie mondaine, certaines sont aisément repérables, comme la présentation : le cérémonial initial – parfois déconcertant, tel le salut méprisant du duc de Guermantes, avec son cas particulier : l'entrée dans les salons donnant lieu à des scènes de vaudeville, comme l'entrée de Legrandin ou de M. de Norpois – , ou les « numéros », dont certains sont restés célèbres (le même M. de Norpois jugeant l'affaire Dreyfus ou les tirades du duc de Guermantes, d'une inculture et d'une sottise éclatantes). Le rite de la conversation salonarde est pour Proust un sujet d'élite où il manifeste son goût pour la caricature : le docteur Cottard fait des plaisanteries dignes du Vermot, la duchesse joue dans le style « Meilhac et Halévy ». La conversation à table est une variante de la précédente : elle est rarement primesautière, chacun préparant sa tirade, comme Brichot, l'universitaire « cocardier et péremptoire ». Les mondains sont souvent mal traités : comme les Forcheville, ils n'admirent que les performances de la mémoire ou la virtuosité, incapables d'apprécier la véritable pensée. L'inventaire de ce rituel mondain serait incomplet si l'on omettait l'esprit de coterie caractérisé par le dénigrement, comme Mme Verdurin fustigeant ceux qu'elle qualifie d'« ennuyeux ». L'élément purement comique est introduit par la gaffe, laquelle est causée par la méconnaissance du code mondain.
Pour conclure, M. Raimond rappelle que cette étude ethnographique des conduites humaines n'a, chez Proust, aucune froideur scientifique ni aucun didactisme, mais est toujours présentée avec un sourire et de l'humour. « Le génie allie toujours le rire à la gravité et le pathétique au grotesque ».


Le 16 février, pour commémorer le centenaire de la naissance de Louis Jouvet, une conférence a été prononcée par M. Clément BORGAL, professeur honoraire de Lettres supérieures au lycée Pothier et critique littéraire, sur « Jouvet avant Jouvet ».
Le sous-titre aurait pu être : les trente-cinq années d'apprentissage avant la gloire d'un grand homme de théâtre ; la première étape de cette carrière encore obscure aurait pu s'intituler : du Finistère au Château d'eau… Le jeune Louis Jouvet, né à Noël 1887 à Crozon, d'un père corrézien, entreprit très jeune son tour de France : Brive, Aurillac, Toulouse, Vorey, Le Puy, Lyon, et à quatorze ans le voilà pensionnaire à Reims où il joue Corneille, Molière, Plaute, Térence. On a décidé pour lui de sa « vocation » de pharmacien, mais le démon du théâtre le tente. Après trois échecs au concours d'entrée au Conservatoire, il fonde, avec l'appui d'une Université populaire, un théâtre où il joue un peu de tout : du Molière, du Ronsard, des adaptations de Balzac, du Jules Renard ; en province, il est le Coryphée d'OEdipe-Roi, l'Alceste du Misanthrope et… quantité de personnages médiocres. Il est ensuite remarqué par Léon Noël, acteur réputé et professeur d'art dramatique, fait la connaissance de Dullin, se marie en 1912 avec une amie de la femme de Jacques Copeau, qui lui confie un rôle dans l'adaptation des Frères Karamazov qu'il monte au Théâtre des Arts. C'est alors que Jouvet décide de fonder son propre théâtre (de professionnels cette fois) au Château d'Eau : échec cuisant, et notre chef de troupe éphémère retourne – provisoirement – à son officine.
La seconde étape, de 1913 à 1917, est marquée par la collaboration – et l'amitié – entre Copeau et Jouvet (qui jusqu'alors s'écrivait Jouvey). Copeau lui donne des rôles importants dans son théâtre du Vieux-Colombier, mais aussi l'initie à la mise en scène. La troisième étape concerne les États-Unis, où se rendent, à partir de juin 1917, Copeau, Dullin et Jouvet, démobilisés sur la demande de Clémenceau. Copeau aménage le Vieux-Colombier de New York et Jouvet y réalise le dispositif scénique, d'après Appia, ainsi que les décors et éclairages de quarante-cinq pièces, tout en assurant une foule de rôles secondaires, tous de composition. Il fait d'énormes progrès, à tel point qu'à son retour d' Amérique il s'impose comme acteur de premier plan et se fait remarquer par sa « silhouette à la Daurnier », selon les termes de Pierre Brisson.
La dernière étape est celle que M. Clément Borgal appelle si justement celle de l'émancipation. Dans le Vieux-Colombier rouvert depuis le 10 février 1920, règne apparemment une entente parfaite entre Copeau et Jouvet, régisseur général. Celle-ci ne va durer que deux ans ; de graves divergences se font jour, notamment sur le fait que Copeau accorde plus d'importance à son école qu'au théâtre, et qu'au fond il méprise le succès, sans parler de son caractère tyrannique. Au début de 1922, Jouvet accepte la proposition de Jacques Hébertot de fonder un théâtre d'essai : ce sera la Comédie des Champs-Élyssées. À partir de ce moment Jouvet est devenu vraiment Louis Jouvet.


Le lundi 21 mars, Mme Danièle GOURÉVITCH, professeur à l'Université de Paris X, auteur de La femme et la médecine dans la Rome antique (édition des Belles-Lettres, 1984) a fait une conférence sur « L'iconographie antique des maladies ».
La première partie de l'exposé a répondu à la question : en quoi l'iconographie des maladies dans l'Antiquité peut-elle apporter un profit à l'histoire de la médecine ? Mme Gourevitch a distingué trois cas : l'image en tant qu'illustration des textes médicaux anciens, en tant que contrôle des dits textes, enfin en tant que compléments.
Dans le premier cas, à titre d'exemple, nous avons vu un malade atteint du mal de Pott, illustrant une page d'un traité hippocratique. Mais, dans ce domaine, l'historien doit se méfier des pièges, en l'occurrence des faux iconographiques : ainsi une sculpture représentant une scène d'accouchement avec la présence de trois médecins dont l'un use d'un forceps devant une assistance nombreuse contient trois faits totalement anachroniques, et contredisant les indications de Soranos d'Éphèse, gynécologue ayant la lettre.
L'iconographie permet aussi le contrôle des récits anciens : le poète comique Ménandre aurait souffert de troubles moteurs et présenté un certain strabisme. La statue de marbre, conservée au Musée de Philadelphie, qui le représente, accuse une anomalie faciale et confirme donc le diagnostic de l'époque. L'image apporte également aux textes médicaux de précieux compléments : par exemple des ex-voto du Ve siècle du Musée d'Athènes évoquent les moyens thérapeutiques du temps et l'on peut suivre les différentes étapes de la cure. Certains ex-voto constituent de véritables planches anatomiques, comme la très belle collection du Musée archéologique de Dijon. Dans certains cas, l'iconographie permet la confirmation d'un raisonnement médical ; ainsi l'hypothèse d'une maladie ayant sévi dans les pays méditerranéens dans l'Antiquité, une sorte d'anémie héréditaire appelée thalassémie, a été vérifiée par la découverte de statuettes représentant des têtes d'idiots au visage gonflé.
La seconde partie de la conférence, consacrée aux illustrations aurait pu s'intituler : petit musée des horreurs ! Car, malgré la caution littéraire – les blessés, les bossus, les bancals portent parfois des noms célèbres : Patrocle, Philoctète, Ésope… – l'accent est porté sur les anomalies, les malformations ou les lésions ; Héphaïstos sur l'Olympe ne peut cacher son pied bot, Philippe de Macédoine son œil abîmé, ni ce magistrat romain anonyme son gros ventre, sans parler des innombrables cas de rachitisme, de nanisme, d'acromégalie, de microcéphalie, de rétinoblastome… à tel point qu'on a eu envie de changer le fameux proverbe : « mens sana in corpore… insano » !


Le 25 avril a eu lieu la dernière conférence de la saison par M. Alain MALISSARD, maître de conférences aux Universités de Besançon et d'Orléans sur « La Colonne Trajane ».
La Colonne Trajane, œuvre probable de l'architecte Apollodore de Damas, apparaît comme un bon témoignage historique sur le début de la dynastie des Antonins.
L'empereur Trajan prend le pouvoir à Rome en 103, dans un contexte de crise économique grave. Pour redresser la situation, il recherche de l'or et de l'argent et se tourne pour cela vers le royaume de Dacie, réputé pour la richesse de ses mines. À l'issue de deux guerres, entre 101 et 107, Rome s'empare de la Dacie et dispose des mines. Cela permet à Trajan de lancer une politique de grands travaux, parmi lesquels la construction du « forum de Trajan », où s'élève, entre les bibliothèques grecque et latine, la « Colonne Trajane » qui symbolise la politique de conquête de l'Empereur en Dacie et qui lui servira de tombeau (l'urne funéraire est déposée dans la base de la colonne).
Ce monument exceptionnel est le premier du genre à combiner le récit sculpté à caractère historique, d'inspiration romaine, et la forme de la colonne, d'inspiration asiatique. Le fût de la colonne, composé de dix-sept tambours en marbre de Paros, mesure 27 mètres ; le monument tout entier, avec la statue de Trajan, 40 mètres. Les scènes sculptées occupent une longueur de 200 mètres et plus de 2000 personnages y sont représentés. À l'origine, l'ensemble était peint avec des couleurs vives. Le monument fut souvent imité : colonne aurélienne, colonne Vendôme…
Il est très difficile d'examiner les scènes directement sur la colonne. C'est pourquoi sont précieux les moulages effectués sur l'ordre de Napoléon III (actuellement à Saint-Germain-en-Laye) ou par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale (au musée de Bucarest). Mais on utilise surtout les dessins faits sur l'ordre de Louis XIV par Bartoldi, élève de Poussin : c'est grâce à eux que l'on peut suivre le fil chronologique des guerres daces.
Les scènes principales de la première guerre sont le passage de l'armée romaine sur le Danube, protégée par le dieu du Fleuve, la bataille de Tapa, victoire indécise qui conduit à l'envoi de délégations daces auprès des Romains, la contre-attaque dace en territoire romain, la nouvelle intervention de Trajan qui aboutit à la victoire romaine de Nicopolis en 102, la répression romaine en Dacie, les combats autour de la capitale Sarmizegethusa, la prise de la ville et l'ouverture de négociations qui aboutissent à la signature de la paix. Sur la frise, cette première série de scènes s'achève sur l'image d'une Victoire.
La suite de la frise représente les moments essentiels de la seconde guerre qui a repris en 105, le roi Décébale n'ayant pas respecté les accords et les Romains n'ayant pu, semble-t-il, utiliser les mines d'or et d'argent convoitées. Trajan part d'Ancône, dont on voit l'arc de triomphe (qui n'existait pas au moment du départ de l'Empereur et qui n'était qu'en projet au moment de la construction de la colonne). Le trajet vers la Dacie est représenté : on passe du paysage somptueux des villes romaines au paysage des provinces plus barbares. Trajan arrive au Danube, qu'il passe sur le pont de pierre nouvellement construit par les Romains ; puis l'armée romaine s'organise. Sarmizegethusa est assiégée : devant l'imminence du danger, certains Daces se suicident. Les Romains prennent la ville, la pillent et récupèrent le trésor du roi Décébale qui, poursuivi par la cavalerie romaine et sur le point d'être capturé, se suicide. Sa tête est apportée à Trajan (cette scène est restituée par Bartoldi, car elle a été martelée sur la colonne, peut-être à cause de sa violence). Les derniers tableaux montrent la répression romaine en Dacie et l'exil des populations, sur le sort desquelles l'auteur semble s'apitoyer.
La colonne Trajane est une source capitale pour l'historien de l'Empire romain : ce véritable film permet, avec les œuvres des historiens comme Tacite, de mieux connaître les guerres entre Rome et la Dacie. C'est aussi une source importante pour l'étude de l'armée romaine et pour celle de la propagande impériale.

Les secrétaires : André Lingois, Jean Nivet.


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