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FRANÇOIS RABELAIS

EN CHINONAIS


 

Antoine Rabelais, licencié en droit, était sénéchal de Lerné (il y exerçait des fonctions d'administration et de justice) et avocat à Chinon. Il habitait dans cette ville au 15 de l'actuelle rue de la Lamproie (à la fin du XVIe siècle elle sera transformée en cabaret). Il possédait plusieurs domaines, dont celui de Chavigny sur la paroisse de Lerné et, sur la paroisse de Seuilly, une métairie, la Devinière.


Dans l'année 1583 ou quelques années plus tard, il eut un fils, François Rabelais, né peut-être dans la maison des champs de la Devinière. C'est dans le Chinonais que François Rabelais passa son enfance et sa jeunesse. Après avoir fait de bonnes études, il entra comme cordelier au couvent de la Baumette à Angers (de 1510 à 1520), puis à celui du Puy-Saint-Martin à Fontenay-le-Comte (1521). Là il rencontra l'humaniste Pierre Lamy, qui l'initia à l'étude du grec et le mit en rapport avec Guillaume Budé. Il fréquenta aussi un cercle d'humanistes groupés autout du juriste André Tiraqueau (âgé alors de 33 ans) Mais leur pratique du grec les rendit suspects et, en 1523, leurs livres grecs ont été confisqués.

Rabelais obtint toutefois la permission du pape d'intégrer l'ordre des bénédictins, moins fermé à la culture humaniste, au monastère de Maillezais. Il y rencontra l'évêque Geoffroy d'Estissac, qui le prit comme secrétaire. Assez vite, il quitta son habit de moine et partit à Paris pour entreprendre des études de médecine. Après avoir suivi des cours accélérés à l'Université de Montpellier (1530), il a été reçu bachelier.

Il travailla alors sur les textes grecs d'Hippocrate et de Galien, s'initia à la botanique médicale et assista à une dissection organisée par Rondelet. En 1532 il s'installa à Lyon et fut nommé médecin de l'Hôtel-Dieu de Pont-du-Rhône. Il continua ses recherches en pratiquant des dissectiosn et publia les Lettres médicales de Giovanni Manardo ainsi que les Aphorismes d'Hippocrate.

Ensuite, pendant une vingtaine d'années, Rabelais a bénéficié de la protection de l'évêque, puis cardinal, Jean du Bellay et de son frère Guillaume du Bellay. Avec eux, il a fait plusieurs séjours en Italie, à Rome et à Turin. En 1551, le cardinal du Bellay lui a fait obtenir la cure de Saint-Martin de Meudon et celle de Saint-Christophe-du-Jambet. Il résigna ces cures en 1553, peu avant de mourir à Paris.


C'est dans cette seconde partie de sa vie que Rabelais – "maître Alcofrybas Nasier" – a publié son grand ouvrage qui comprend cinq parties  : Gargantua (1534), Pantagruel (1532), Tiers Livre (1546), Quart Livre (1548), Cinquième Livre (posthume).


Pour son Gargantua, Rabelais a situé son épopée burlesque dans le petit terroir dans lequel il avait passé sa jeunesse (aucun document ne permet de dire qu'il y est revenu ensuite). Sur la rive gauche de la Vède, autour de l’abbaye de Seuilly, la métairie de la Devinière devient château, le village de Lerné forteresse et la Roche-Clermault place-forte.

Dans son Gargantua, Rabelais s'est inspiré de plusieurs faits auxquels avait été plus ou moins mêlé son père :

1- La rivalité entre le seigneur de Maulevrier et le fils du seigneur de Chavigny à propos de l'église de Lerné

En septembre 1509, une rixe sanglante eut lieu dans l’église de Lerné entre les gens de Michel de Ballan, seigneur de Maulevrier (près de la Devinière) et ceux de Jacques-François Le Roy, fils du seigneur de Chavigny pour une question de préséance dans l’église. Ce seigneur de Maulevrier (cité dans Gargantua, ch. 39) était réputé pour sa richesse ; dans le prologue du Quart Livre, Rabelais raconte l’histoire d’un pauvre bûcheron, Couillatris, natif de Gravot (hameau de Bourgueil) qui, grâce aux dieux "en peu de temps, fut le plus riche homme du pays, plus même que Maulevrier le boiteux".  Michel de Ballan, connu sous le nom de capitaine Maulévrier combattit en Italie sous Louis XII et mourut en 1519 ; le château passa alors à son fils : René de Ballan.

2- Un conflit entre le seigneur de Lerné, soutenu par l'abbesse de Fontevrault, et les Marchands fréquentant la rivière de Loire.

Le seigneur de Lerné était un certain Gaucher de Sainte-Marthe. L’abbesse de Fontevrault avait concédé à son grand-père, à son père et à lui-même, "tiers de ce nom", cette seigneurie qui appartenait à son abbaye. Le père de Gaucher possédait, en aval de Saumur, la seigneurie du Chapeau (actuellement sur Saint-Lambert-des-Levées) s'étendant sur la rive et sur les îles en amont des Ponts. Gaucher, lui, colonisa "la voie du Chapeau" (aboutissant dans le bras de "la Croix Verte") en la barrant par des rangées de pieux sur lesquels il accrochait des pêcheries ; il aménagea aussi un bief conduisant à un moulin. Pour cette raison, la Communauté des Marchands fréquentant la rivière de Loire, très attachée à ce bras utilisé pour la descente du fleuve, lui intenta un procès en 1528. Mais Gaucher était un redoutable procédurier, protégé en outre par l'abbesse de Fontevraud, dont il était le médecin. L'affaire avait été plaidée aux Grands Jours de Tours en 1533, mais en 1537 le procès durait toujours. Dans ce procès, un certain Jehan Gallet, mandataire des marchands de Loire et de ses affluents, est défenseur et négociateur. Or, lorsque Grandgousier essaie de parlementer, il envoie auprès de Picrochole "Ulrich Gallet, maître de requêtes, homme sage et réfléchi". (Gargantua, ch. 30).


3- Un conflit entre le seigneur de Lerné et Antoine Rabelais.

Ce même Gaucher avait été également en conflit avec Antoine Rabelais, qui était son voisin sur deux côtés : il possédait la seigneurie du Petit-Chavigny, au sud de Varennes-sur-Loire ; en outre il percevait des péages sur le vin passant sous les ponts de Saumur. Gaucher avait épousé Marie Marquet, fille de Michel Marquet, receveur général de Touraine, dont il eut douze enfants, presque tous nés à Fontevrault. On trouve dans Gargantua (ch. 25) un "Marquet grand bâtonnier de la confrairie des fouaciers".

Ainsi serait né le personnage de Picrochole, responsable de la "Guerre Picrocholine"…


LA GUERRE PICROCHOLINE

Un couple de géants, Grangousier et Gargamelle, vit dans la région de Chinon, à La Devinière. Tout a commencé, dans les prés de la Vède, par une grande ripaille de tripes arrosée d’un petit vin pineau. On avait sacrifié pour l’occasion 367014 bœufs, et le vin provenait des vignes de la Devinière. Tous les voisins avaient été conviés : il y avait les gens de Cinais, de Seuilly, de la Roche-Clermault, de Vaugaudry, du Coudray, de Montpensier et du Gué-de-Vède. Au cours de cette ripaille Gargamelle mit au monde Gargantua, pour l’allaitement duquel furent requises 17913 vaches provenant du hameau de Pautille, près de Cinais, et des prairies de Bréhémond, en bord de Loire.

Ce Gargantua se révéla très vite plein d'ingéniosité (il est l'inventeur du torchecul  !). Il dut subir d'abord l'éducation formaliste et scolastique telle que la voulait alors la Sorbonne. Mais un nouveau précepteur, Ponocrates, lui inculqua les idées du nouvel humanisme, puis l'accompagna à Paris pour parfaire son éducation. Mais, un jour, son père lui demanda de revenir en Touraine pour combattre leur horrible voisin, Picrochole ("Bile Amère").

Tout avait commencé – au carrefour entre le chemin de la Devinière et le chemin allant à Chinon par Parilly – par une banale altercation entre gens de villages voisins, des marchands de fouaces [galettes] de Lerné et quelques bergers de Seuilly et de Cinais. Aussitôt la chose prit les dimensions d’une épopée. Les bergers étaient gens de Grandgousier, le bon roi de la Devinière ; les fouaciers étaient sujets de l’irascible Picrochole, troisième de ce nom, qui vivait retranché dans sa forteresse de Lerné.

Picrochole, informé, mobilisa aussirôt une armée qui envahit et pilla les terres de Grandgousier. Certes, arrivant à l’abbaye de Seuilly, les envahisseurs se heurtèrent à la résistance d’un moine, frère Jean des Entommeures, qui, pour protéger les vignes de l’abbaye, fit grand carnage d’ennemis. Mais Picrochole, lui, traversant la Vède par le gué, attaqua et prit le château de La Roche-Clermault.

Le pacifique Grandgousier voulant tout faire pour éviter la guerre, offrit généreusement à Picrochole sa métairie de la Pomardière (au sud-ouest de Seuilly). Mais, obsédé par son rêve fou de devenir le maître du monde, Picrochole refusa, laissant ses hommes se livrer à des maraudes du côté du bois de Vède, de Vaugaudry et du Pressoir-Billard.

C'est alors que Grandgousier a demandé à son fils Gargantua de quitter Paris et de venir à son aide.

Dès que, monté sur sa jument, il fut arrivé dans le pays, le bon géant alla à Parilly s’informer de la situation auprès du seigneur de la Vauguyon, "ami et confédéré". De là il envoya en éclaireur son écuyer Gymnaste, guidé par l'écuyer de La Vauguyon. Ceux-ci n'ayant rencontré que quelque bande en désordre qui "courait la poule", Gargantua s'avança jusqu'au château du Gué-de-Vède, où s'étaient enfermés quelques soldats ennemis. Il arracha un chêne pour s’en faire une lance, fit pisser sa jument (ce qui suscita une crue subite de la Vède dans laquelle, au pont du Moulin, fut noyée une bande d’ennemis) et enfin il mit entièrement à bas le château du Bois-de-Vède.

Cela fait, il alla chez le bonhomme Grandgousier à la Devinière, où l’attendait un souper et une beuverie gigantesques, auxquels fut convié frère Jean des Entommeures.

On apprit alors que seize cents chevaliers de Picrochole s’étaient avancés jusqu’à la Vauguyon et à la maladrerie de Saint-Lazare (tout près de de Chinon), puis jusqu’au Coudray et Seuilly. Frère Jean, seul contre tous, en fit un grand et joyeux carnage.

C’est alors que toute la région autour de Chinon se rallia à Grandgousier contre Picrochole. Firent partie de cette alliance
– des villages et hameaux de la vallée de la Vienne : l’Ile-Bouchard, Panzoult, Cravant et le Croulay, Narçay, les Bourdes, Rivière, les Roches-Saint-Paul, le Vau-Breton, Parilly, Chinon et ses faubourgs (Bessé, le Marché-Vieux, Saint-Jacques, le Trainneau), Saint-Louand, Pontille, Coulaine, Pont-de-Clan;
– des villages et hameaux de la région entre Vienne et Loire : Véron, les Coudreaux, Lavillaumer, Huismes, Ussé;
– des villages et hameaux de la vallée de la Loire : Bréhémont, Bourgueil, Chouzé, Candes, Montsoreau, Varennes.
Ainsi se constitua une immense armée de plus de 300.000 hommes qui s’ajouta aux 130.000 hommes dont Grandgousier disposait dans ses places de la Devinière, des Quinquenets (près de Chinon), de Chavigny (près de Varennes), de Gravot (au nord de Bourgueil), en réalité des places appartenant à la famille Rabelais.

Frère Jean, dix "enseignes de gens de pied" et deux cents hommes d'armes attaquèrent le château de La Roche-Clermault par le nord et l'est. Gargantua, parti de la Devinière, franchit la Vède "par bateaux et ponts légèrement faits" et s'empara assez facilmement de la forteresse.

Picrochole s’enfuit vers la Vienne par Vaugaudry et Rivière, puis, détroussé par des meuniers, alla traverser l’Indre au Port-Huault, en aval d’Azay-le-Rideau, avant de se retrouver à Lyon.

Grandgousier, pour récompenser les compagnons de son fils, leur fit don de bon nombre de ses domaines et châteaux : la Roche-Clermault, le Coudray, Montpensier, Montsoreau, Candes, Varennes, Gravot, les Quinquenets, Ligré et le Rivau…

Frère Jean des Entommeures ayant refusé l’abbaye de Saint-Paul de Bourgueil et celle de Saint-Florent, près de Saumur, Gargantua lui fit don de sa terre de Thélème, en bord de Loire, "à deux lieues de la forêt de Port-Huault" (environ 9 km). C'est ainsi que, dans ce "bon pays de Véron", riche en vignobles, entre l’Indre et la Loire, tout près du château d’Ussé, s’éleva l’abbaye de Thélème…


CHOIX DE TEXTES

Escarmouche au Grand Carroy entre les bergers de Grandgousier et les fouaciers de Lerné 

En cestuy temps, qui fut la saison de vendanges, au commencement de automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les estourneaux ne mangeassent les raisins. En quel temps les fouaciers de Lerné passaient le grand quarroy, menant dix ou douze charges de fouaces à la ville.
Lesdits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent au prix du marché. — Car notez que c'est viande céleste, manger à déjeuner des raisins avec la fouace fraîche, mêmement des pineaulx, des fiers, des muscadeaux, de la bicane, et des foyrars pour ceux qui sont constipés de ventre. Car ils les font aller long comme un vouge: et souvent cuidant peter ils se conchient, dont sont nommés les cuideurs des vendanges. — A leur requeste ne furent aucunement enclinés les fouaciers, mais (qui pis est) les outragèrent grandement en les appellant
Trop d'iteulx, Breschedens, Plaisans rousseaulx, Galliers, Riennevaulx, Rustres, Challans, Hapelopis, Trainegeines, gentilz Floquetz, copieux, Landores, Malotruz, Dendins, Baugears, Tezez, Gaubregeux, Gogueluz, Clacledens, Boyers d'etrons. Bergiers de merde, et autres tels épithètes diffamatoires, ajoutant que point à eux n'appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu'ils se devaient contenter de gros pain ballé et de tourte.
Auquel outrage un d'entre eux nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et notable bachelier, répondit doucettement: Depuis quand avez vous pris les cornes, qu'êtes tant rogues devenus? Dea, vous nous en soulliez volontiers bailler, et maintenant y refusez? Ce n'est pas fait de bons voisins, et ainsi ne vous faisons nous, quand vous venez ici acheter notre beau froment, dont vous faites vos gâteaux et fouaces; encore, par le marché, vous eussions nous donné de nos raisins. Mais, par la mer dé, vous en pourriez repentir, et aurez quelque jour affaire de nous; lors nous ferons envers vous à la pareille, et vous en souvienne.
Adonc Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit: Vraiment tu es bien acresté à ce matin: tu mangeas arsoir trop de mil. Viens çà, viens çà, je te donnerai de ma fouace.
Lors Forgier en toute simplicité approcha, tirant un onzain de son baudrier, pensant que Marquet lui dût dépocher de ses fouaces, mais il lui bailla de son fouet à travers les jambes si rudement que noeuds y apparaissaient; puis voulut gagner à la fuite; mais Forgier s'escria, au meurtre et à la force tant qu'il put, ensemble lui jeta un gros tribard qu'il portait sous son aisselle, et le attainct par la jointure coronale de la tête, sur l'artère crotaphique, du côté dextre, en sorte que Marquet tomba de dessus sa iument, mieux semblant un homme mort que vif.
Cependent les métayers, qui là auprès challaient les noix, accoururent avec leurs grandes gaules & frappèrent sur ces fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers & bergères, oyant le cri de Forgier, y vinrent avec leurs fondes & brassiers, & les suyverent à grands coups de pierres tant menuz qu'il sembloit que ce feust gresle. Finablement les aconpceurent, & houstèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutesfoys ilz les payèrent au pris accoustumé, & leurs donnèrent un cent de quecas, & troys panerées de franc aubiers.
Ce faict les fouaciers aydèrent à monter Marquet, qui estoit villainement blessé, & s'en retournèrent à Lerné sans poursuyvre le chemin de Parillé: menassans fort & ferme les boviers, bergiers & metayers de Seuillé & de Synays.
Ce faict & bergiers & bergières feirent chère lye avecques ces fouaces & beaulx raisins & se rigollèrent ensemble au son de la belle bouzine: se mocquans de ces beaux fouaciers glorieux, qui avoient trouvé male encontre, par faulte de s'estre seignez de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins estuvèrent les iambes de Forgier mignonnement, si bien qu'il feut tantost guery.

Sur la plainte de ses fouaciers, Picrochole lève une armée

Les fouaciers retournez à Lerné soubdain davant boyre ny manger se transportèrent au capitoly, & là davant leur roy nommé Picrochole, tiers de ce nom, proposèrent leur complainte, monstrans leurs paniers rompuz, leurs robbes dessirées, leurs fouaces destroussées, & singulièrement Marquet blessé enormement, disans le tout avoir esté faict par les bergiers & mestaiers de Grandgousiser, auprès du grand carroy par delà Seuillé.
Lequel incontinent entra en courroux furieux, & sans plus oultre se interroguer quoy ne comment, feist cryer par son pays ban & arrière ban, & que un chascun sur peine de la hart convint en armes en la grand place, devant le chasteau, à heure de midy, pour mieulx confermer son entreprinse, envoya sonner le tabourin à l'entour de la ville, luy mesmes ce pendent qu'on aprestoit son disner, alla faire affuster son artillerie, & desploier son enseigne & oriflant, & charger force munitions, tant de harnoys d'armes que de gueulles.
En disnant bailla les commissions & feut par son esdict constitué le seigneur Grippeminaud sus l'avantgarde, en laquelle feurent contez seize mille hacquebutiers, vingt cinq mille avanturiers. A l'artillerie feut commis le grand escuyer Toucquedillon, en laquelle feurent contées neuf cent quatorze grosses pièces de bronze, en canons, double canons, baselicz, serpentines, coulevrines, bombardes, foulcons, passevolans, spiroles, & aultres pièces. L'arrière guarde fut baillée au duc de Raquedenare. En la bataille se tint le roy & les princes de son royaulme.

Des gens de Picrochole commencent à piller la région et le village de Seuilly

Ainsi sommairement acoustrez davant que se mettre en voye, envoyèrent troys cens chevaulx legiers soubz la conduicte du capitaine Engoulevent, pour descouvrir le pays, et sçavoir s'il y avoit nulle embusche par la contrée. Mais avoir diligemment recherché trouvèrent tout le pays à l'environ en paix & silence, sans assemblée quelconques. Ce que entendent Picrochole commenda que chascun marchast soubz son enseigne hastivement. Adoncques sans ordre & mesure prindrent les champs les uns par my les aultres, guastant & dissipans tout par où ilz passoient, sans espargner ny pouvre ny riche, ny lieu, sacré, ny prophane, emmenoient beufz, vaches, taureaux, veaulx, genisses, brebis, moutons, chevres et boucqs: poulles, chapons, poulletz, oyzons, iards, oyes, porcs, truyes, guorretz, abastans les noix, vendengeans les vignes, emportans les ceps, croullans tous les fruicts des arbres. C'estoit un desordre incomparable de ce qu'ilz faisoient. Et ne trouvèrent personne quelconques leur resistast, mais un chascun se mettoit à leur mercy, les suppliant estre traictez plus humainement, en consideration de ce qu'ilz avoient de tous temps estez bons & aimables voisins, & que iamais envers eulx ne commirent excès ne oultraige, pour ainsi soubdainement estre par iceulx mal vexez, & que dieu les en puniroit de brief. Es quelles remonstrances, rien plus ne respondoient, si non qu'ilz leurs vouloient aprendre à manger de la fouace.
Tant feirent et tracassèrent en pillant & larronnant, qu'ilz arrivèrent à Seuillé: et detroussèrent hommes & femmes, et prindrent ce qu'ilz peurent: rien ne leurs feut ny trop chaud ny trop pesant. Combien que la perte y feust par la plus grande part des maisons, ilz entroient par tout, & ravissoient tout ce qu'estoyt dedans, & iamays nul n'en print dangier. Qui est cas assez merveilleux. Car les curez, vicaires, prescheurs, medicins, chirurgiens & apothecaires, qui alloient visiter, pensr, guerir, prescher, & admonester les malades, estoient tous mors de infection & ces diables pilleurs & meurtriers oncques n'y preindrent mal. Dont vient cela messieurs? pensez y, je vous pry.

Une partie de l'armée ayant attaqué l'abbaye de Seuilly frère Jean exhorte à la résistance.

Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l'abbaye avecques horrible tumulte, mays la trouvèrent bien reserrée & fermée: dont l'armée principale marcha oultre vers le gué de Vède, exceptez sept enseignes de gens de pied & deux cens lances qui là restèrent & rompirent les murailles du cloux affin de guaster toute la vendange. Les pouvres diables de moynes ne sçavoient auquel de leurs saincts se vouer, à toutes adventures feirent sonner ad capitulum capitulantes: là feut decreté qu'ilz feroient une belle procession, renforcée de beaux prechans & letanies contra hostium insidias, & beaux responds pro pace.
En l'abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d'heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moyna. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par le clos de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu'ilz faisoient. Et advisant qu'ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l'an fondée, s'en retourne au cueur de l'eglise ou estoient les aultres moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter im/pe/e/e/e/e/tum/um/ in/i/ni/i/mi/co/o/o/o/o/rum/um c'est, dist il, bien chien chanté. Vertus dieu, que ne chantez vous A dieu paniers, vendanges sont faictes? Ie me donne au diable, s'ilz ne sont en nostre clous, & tant bien couppent & seps & raisins, qu'il n'y aura par le corps dieu de quatre années que halleboter dedans. Ventre sainct Iacques que boyrons no' cependent, no' aultres pauvres diables? Seigneur dieu da mihi potum.
Lors dist le prieur claustral. Que fera cest hyvroigne ycy? Qu'on me le mène en prison, troubler ainsi le service divin?
Mays, dist le moyne, le service du vin faisons tant qu'il ne soyt troublé, car vous mesmes monsieur le prieur, aymez boyre du meilleur, sy faict tout homme de bien. Iamays homme noble ne hayt le bon vin. Mais ces responds que chantez ycy ne sont par dieu pas de saison. Pourquoy sont nos heures en temps de moissons & de vendanges courtes & en l'advent & tout l'hyver tant longues? Feu de bonne memoyre frère Macé Pelosse, vray zelateur, ou ie me donne au diable, de nostre religion, me dist, il me soubvient, que la raison estoyt, affin qu'en ceste saison nous facions bien serrer & fayre le vin & qu'en hyver nous le humons. Escoutez messieurs vous aultres: qui ayme le vin le cor dieu sy ne suyve. Car hardiment que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot, qui n'auront secouru la vigne. Ventre dieu, les biens de l'eglise? ha non non. Diable sainct Thomas l'angloys voulut bien pour yceux mourir, si ie mouroys ne seroys ie pas faict de mesmes? Ie ne mourray ia pourtant, car c'est moy qui le foys es aultres.

Frère Jean à l'abbaye de Seuilly, par Albert Robida

Frère Jean, aidé ensuite par les plus jeunes moines, fait un carnage des gens de Picrochole.

Ce disant mist bas son grand habit, & se saisit du baston de la croix, qui estoyt de cueur de cormier long comme une lance, rond à plain poing & quelque peu semé de fleurs de lys toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon & mist son froc en escharpe. Et de son baston de la croix donna sy brusquement sus les ennemys qui sans ordre ny enseigne, ny trompete, ny tabourin, par myu le clous vendangeoient. Car les porteguydons & portenseignes avoyent mys leurs guidons & enseignes l'orée des meurs, les tabourineurs avoient defoncez leurs tabourins d'un cousté, pour les emplir de raisins, les trompettes estoient chargez de moussines, chascun estoyt desrayé, Il chocqua doncques si roydement sus eulx sans dyre guare, qu'il les renversoyt comme porcs frapant à tors & à travers à la vieille escrime, es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras & iambes, es aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins, avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, spaceloyt les greves, desgondoyt les ischies, debezilloit les faucilles. Si quelqu'un se vouloyt cascher entre les seps plus espès, à icelluy freussoit tout l'areste du doux: & l'esrenoit comme un chien. Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en pièces par la commissure lambdoide. Sy quelqu'un gravoyt en une arbre pensant y estre en seureté, ycelluy de son baston empaloyt par le fondement. Si quelqu'un de sa vieille congnoissance luy crioyt. Ha frère Iean mon amy, frère Iean ie me rend. Il t'est (disoit il) bien forcé. Mays ensemble tu rendras l'ame à tous les diables. Et soubdain luy donnoit dronos. Et si personne tant feut esprins de temerité qu'il luy voulust resister en face, là monstroyt la force de ses muscles. Car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine & par le cueur, à d'aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt l'estomach, & mouroient soubdainement, es aultres tant fierement frappoyt par le nombril, qu'il leurs faisoyt sortir les tripes, es aultres par my les couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c'estoit le plus horrible spectacle qu'on veit ocnques, les uns cryoient saincte Barbe, les aultres sainct georges, les aultres saincte Nytouche, les aultres nostre Dame de Cunault, de Laurette, de bonnes nouvelles/ de la lenou/ de rivière. Les uns se vouoyent à sainct Iacques, les aultres au sainct Suaire de Chambery, mais il bruslae troys moys après si bien qu'on n'en peut salver un seul brin. Les aultres à Cadouyn, Les aultres à sainct Iean d'Angely. Les aultres à sainct Eutrope de Xainctes, à sainct mesmes de Chinon, à sainct Martin de Candes, à sainct Clouaud de Sinays: es reliques de Iaurezay: & mille aultres bons petits sainctz.
Les uns mouroient sans parler, les aultres cryoient à haulte voix. Confession. Confession. Confiteor. Miserere. In manus.
Tant fut grand le crys des navrez, que le prieur de l'abbaye avecques tous les moynes sortirent, Lesquelz quand apperceurent ces pauvres gens ainsi ruez par my la vigne & blessez à mort en confessèrent quelques uns. Mays ce pendent que les prestres se amusoient à confesser: les petitz moinetons coururent au lien on estoyt frère Iean, luy demandant en quoy il vouloyt qu'ilz luy aydassent, A quoy respondit, qu'ilz esguorgetassent ceulx qui estoient portez par terre. Adoncques laissans leurs grandes cappes sus une treille au plus près, commencèrent d'esguorgeter & achever ceulx qu'il avoit desià meurtryz. Sçavez vous de quelz ferremens? A beaux gouetz, qui sont petitz demy cousteaux dont les petitz enfans de nostre pays cernent les noix. Puys à tout son baston de croix, guaingna la brèche qu'avoient faict les ennemys. Aulcuns des moinetons emportèrent les enseignes & guydons en leurs chambres pour en faire des iartiers. Mays quand ceulx qui s'estoient confessez vouleurent sortir par ycelle bresche, Le moyne les assomoyt de coups, disant ceulx cy sont confes & repentans, & ont guaigné les paronds: ilz s'en vont en Paradis aussy droict comme une faucille, & comme est le chemin de Faye. Ainsi par sa prouesse feurent desconfiz tous ceulx de l'armée qui estoient entrez dedans le clous iusques au nombre de treze mille six cens vingt & deux, Iamays Maugis hermite ne se porta sy vaillament à tout son bourdon contre les Sarrasins des quelz est escript es gestes des quatre filz Haymon, comme feist le moyne à l'encontre des ennemys avecq le baston de la croix.

Picrochole s'empare de La Roche-Clermault.

Cependent que le moyne s'escarmouscha comme avons dict contre ceulx qui avoient entré le clous. Picrochole à grande hastiveté passa le gué de Vède avecques ses gens & assaillit la roche Clermaud, on quel lieu ne luy feut faicte resistance quelconques, & par ce qu'il estoyt ià nuyct delibera en ycelle ville se hebergier soy & ses gens, & refraischir de sa cholère pungitive. Au matin prit d'assault les boullevars & chasteau & le rempara tresbien: & le proveut de munitions requises, pensant là fayre sa retraicte si d'ailleurs estoit assailly. Car le lieu estoyt fort & par art & par nature, à cause de sa situation, & assiete. Grandgousier, informé, veut tenter de négocier avec Picrochole     Or laissons les là, & retournons à nostre bon Gargantua qui est à paris bien instant à l'estude de bonnes letres & exercitations athleticqus, & le vieulx bon homme Grandgousier son père, qui après souper se chauffoit les couilles à un beau clair & grans feu & attendent graisler des chastaignes escript on foyer avec un baston bruslé d'un bout, dont on escharbotte le feu: faisant à sa femme & famille de beaux contes du temps iadys. Un des bergiers qui guardoient les vignes nommé Pillot: se transporta devers luy en icelle heure, & raconta entierement les excès & pillaiges que faisoyt Picrochole roy de Lerné en ses terres & dommaines, & comment il avoyt pillé, guasté, sacagé tout le pays, excepté le clous de Seuillé que frère Iean des entommeures avoyt saulvé à son honneur, & de present estoyt ledit roy en la Roche Clermaud: où à grande instance se remparoyt, luy & ses gens.
Holos, holos, dist Grandgousier, qu'est cecy bonnes gens? Songe ie ou si vray est ce qu'on me dict? Picrochole mon amy ancien, de tout temps, de toute race & alliance me vient il assaillir Qui le meut? qui le poinct? qui le conduict? qui l'a ainsi conseillé? Ho/ ho/ ho/ ho/ ho. Mon dieu mon saulveur, ayde moy, inspire moy, conseille moy à ce qu'est de faire. Ie proteste, ie iure davant toy, ainsy me soys tu favorable, sy iamays à luy desplaisir ne à ses gens dommage, ne en ses terres ie feyx pillerie, mais bien au contrayre, ie l'ay secouru de gens, d'argent, de faveur & de conseil, en tous cas, que ay peu congnoistre son adventaige. Qu'il me ayt doncques en ce poinct oultragé, ce ne peut estre que par l'esperit maling. Bon dieu tu cognoys mon couraige, car à toy rien ne peut estre celé. Si par cas il estoyt devenu furieux, & que pour luy rehabiliter son cerveau tu me l'eusse ycy envoyé: donne moy & povoir/ & sçavoir le rendre au iouc de ton sainct vouloir par bonne discipline. Ho/ ho/ ho. Mes bonnes gens mes amys, & mes beaulx serviteurs, fauldra il que ie vous empesche à me y ayder? Las, ma vieillesse ne requeroyt dorenavant que repous, & toute ma vye n'ay rien tant procuré que paix. Mais il fault, ie le voy bien, que maintenant de harnoys ie charge mes pauvres espaules lasses & foibles, & en ma main tremblante ie preigne la lance & la masse: pour secourir & guarantir mes pauvres subiectz. La raison le veult ainsi, car de leur labeur ie suys entretenu, & de leur sueur ie suys nourry moy, mes enfans & ma famile. Ce non obstant, ie n'entreprandray poinct guerre, que ie n'aye essayé tous les ars & moyens de paix, là ie me resolus.
Adoncques feist convoquer son conseil & propousa l'affayre tel comme il estoyt. Et feut conclut qu'on envoyroyt quelque homme prudent devers Picrochole, sçavoir pourquoy ainsi soubdainement estoyt party de son repous, & envahy les terres, es quelles il n'avoyt droict quiconques. Davantaige qu'on envoyast querir Gargantua & ses gens, affin de maintenir le pays, & defendre à ce besoing. Le tout pleut à Grandgousier & commenda que ainsi feust faict. Dont sus l'heure envoya le Basque son laquays querir à toute diligence Gargantua.

Ulrich Gallet est envoyé en négociateur auprès de Picrochole.

Les letres dictes & signées, Grandgouzier ordonna que Ulrich Gallet, maistre de ses requestes, homme saige & discret, duquel en divers & contencieux affaires il avoyt esprouvé la vertus & bon advys allast devers Picrochole, pour luy remonstrer ce que par eulx avoit esté decreté. En celle heure partit le bonhomme Gallet, & passé le gué demanda au meusnier, de l'estat de Picrochole: lequel luy feist responce que ses gens ne luy avoient laissé ny coq ny geline & qu'ilz s'estoient enserrez en la roche Clermaud, & qu'il ne luy conseilloyt poinct de proceder oultre de peur du guet, car leur fureur estoit enorme. Ce que facilement il creut, & pour celle nuict hebergea avecques le meusnier. Au lendemain matin, se transporta avecques la trompette à la porte du chasteau, & requist es guardes, qu'ilz le feissent parler au roy pour son profit. Les parolles annoncées au roy ne consentit aulcunement qu'on luy ouvrit la porte, mays se transporta sus le boulevard, & dit à l'embassadeur. Qui a il de nouveau? que voulez vous dyre? A doncques l'embassadeur propousa comme s'ensuyt.

[Gallet fait une longue harangue à Picrochole pour proposer les conditions d'une paix. Pour marquer sa bonne volonté, Grandgousier fait rendre les fouaces avec de l'argent, offre sa métairie de la Pomardière près de Seuilly. Mais Picrochole ne veut rien entendre.]

Avec l'aide de Gargantua et de frère Jean, la place forte de La Roche-Clermaud est prise.

[Gargantua, venant au secours de son pays, arrive à Chinon, passe le pont de la Nonnain et arrive à Parillé. De là il va trouver le seigneur de la Vauguyon, un ami, qui lui apprend que les ennemis se comportent plus comme des pillards que comme des soldats. Alors Gargantua arrache un arbre pour s'en faire un bâton. Puis "sa jument pissa pour se lascher le ventre, en telle abondance qu'elle en feist sept lieues de déluge et dériva tout le pissat au gué de Vède et tant l'enfla devers le fil de l'eau que toute ceste bande des ennemys furent en grand horreur noyez. Gargantua démolit le château du Bois de Vède à coups de bâton, passa le gué et arriva au château de Grandgousier où l'on servit un souper "pantagruélique" auquel fut convié le brave Frère Jean des Entommeures. Ensuite la guerre reprit, jusqu'au siège de La Roche Clermault.]

Puis gaignerent le gué de Vede et par basteaulx et pons legierement faictz passerent outre d'une traite. Puis, considerant l'assiete de la ville que estoit en lieu hault et adventageux, delibera celle nuyct sus ce qu'estoit de faire. Commença son artillerie à hurter sus ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y feut revocquée. Voyant les assiegez de tous coustez les Gargantuistes avoir gaigné la ville, se rendirent au moyne à mercy. Adoncques congnoissant Picrocole et ses gens que tout estoit desesperé, prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit jusques prés Vaugaudry tuant et massacrant, puis sonna la retraicte.

La prise de La Roche-Clermault, par Albert Robida


PROMENADE DANS LE PAYS DE RABELAIS

Hormis la Devinière et l'abbaye de Seuilly, il y a peu à voir dans le "pays de Rabelais". On n'y voit ni la "capitole" de Lerné, ni la place-forte de La Roche-Clermault.

Le plaisir est d'y retrouver les toponymes et d'y imaginer, avec un très fort grossissement, les événements de la "guerre Picrocholine".

Itinéraire :
– après le pont de Chinon, on prend l'avenue Saint-Lazare, parallèle aux anciens ponts des Nonnains
– Parilly (château de la Vauguyon)
– La Roche-Clermault
– Le Moulin du Pont (on traverse le Quimquampoix = la Veude)
– La Devinière
– l'abbaye de Seuily (au loin, vers le sud, on voit le château du Coudray-Montpensier)
– Lerné


À CHINON

Les courtines et les tours au bord de la rivière ont disparu. Le château-fort a commencé à tomber en ruines au XVIIe siècle. Mais la ville a gardé quelques maisons des XVe-XVIe siècles et ses églises Saint-Maurice, Saint-Etienne, Saint-Mexme. Rabelais a connu ces maisons dont les communs sont creusés dans le tuffeau ("Je sais des lieux, à Chinon, où les étables sont au plus haut du logis", Gargantua, 12). Le "Grand-Carroi" était le centre de la ville médiévale.


Le 15 de la rue de la Lamproie

Le père de Rabelais aurait habité rue de la Lamproie (actuel n° 15), rue dans laquelle s'installa vers 1590 une hostellerie, ce qui fit naître la légende d'un Rabelais fils d'aubergiste.

Toutefois, selon un article du Bulletin des Amis de Rabelais et de la Devinière (tome II, n° 1, 1962), la maison de la rue de la lamproie appartenait peut-être à un frère d'Antoine Rabelais, qui, lui, aurait demeuré au n° 58 de la rue haute Saint-Maurice (aujourd'hui rue Voltaire).

Comme on le voit sur ce croquis de la collection Gaignières (1699), on montrait à Chinon, au XVIIe siècle, la maison et la chambre de Rabelais dans le cabaret de la Lamproie.

Le poète Robbé de Beauveset, vers 1760, voulut visiter cette demeure de Rabelais ; on le conduisit à l'hostellerie de la rue de la Lamproie, et il en fut fort choqué :

J’arrive au lieu de mes souhaits
et demande à l’hôtellerie
où demeurait feu Rabelais
qui fut l’honneur de sa patrie.
De quelle horreur suis-je saisi
quand on me répond : c’est ici !
Quoi! dis-je à l’hôte qui contemple
la surprise où je suis plongé,
ce lieu qui devrait être un temple
en une taverne est changé !
Vas, vas, Chinon, tu n'es pas digne
d'avoir produit cet homme insigne! […]
De Confucius la maison
se change en lieu d'oraison,
et de Rabelais le Lycée
est une étable méprisée! […]
Je l'invoque et, d'un burin sûr,
je grave ces vers sur le mur :
"Ainsi vont les choses du monde.
Ces murs, autrefois décorés
de rayons aux Arts consacrés,
n'ont plus qu'un ratelier immonde.
François, qui fit de son flambeau
luire à Chinon un jour si beau
par les oeuvres qu'il fit éclore,
de sa tombe la sert encore;
il sait pourvoir à son besoin;
il ne lui faut plus que du foin."

La "Cave peinte"

Elle est citée par Rabelais dans son Cinquième Livre, chapitre34 :

Comment nous descendismes soubs terre pour entrer au temple de la Bouteille, et comment Chinon est la première ville du monde.
Ainsi descendismes sous terre par un arceau incrusté de plastre, peint au dehors rudement d'une danse de femmes et Satyres, accompagnans le vieil Silenus riant sus son Asne. Là je disois à Pantagruel "ceste entrée me révoque en souvenir la cave peinte de la première ville du monde : car là sont peinctures pareilles, en pareille fraischeur, comme icy.
– Où est, demanda Pantagruel, qui est ceste premiere ville que dites?
– Chinon, dis-je, ou Caynon en Touraine.
– Je sçay, respondit Pantagruel, où est Chinon, et la cave peinte aussi, j'y ay beu maints verres de vin frais, et ne fais doute aucune que Chinon ne soit ville antique, son blason l'atteste, auquel est dit : "
deux ou trois fois, Chinon, / petite ville grand renom, / assise sus pierre ancienne, / au haut le bois, au pied Vienne".
Mais comment seroit elle ville pre­mière du monde, où le trouvez vous par escrit, quelle conjecture en avez?"
– Je trouve en l'Escriture Sacrée que Cayn fut le premier bastisseur de villes : vray donques sem­blable est que, la première, il de son nom nomma Cainon, comme depuis ont à son imitation tous autres fondateurs et instaurateurs de villes imposé leurs noms à icelles.

Grégoire de Tours attribuait le fondation de Chinon-Caino à Caïn (Histoire des Francs, V, 17).

JN 1970

On peut s'imaginer qu'on a trouvé là le temple de la Dive Bouteille…

Les Caves Painctes sont aujourd'hui le siège de la Confrérie des "Entonneurs Rabelaisiens", qui y tient son chapitre quatre fois par an.

Selon le Quart Livre au chapitre 20, devant la Cave peinte se trouvait la boutique d'Innocent le pastissier.


La chapelle Sainte-Radegonde

Au Tiers-Livre chap. 31, Rabelais cite "l'Hermite de saincte Radegonde au-dessus de Chinon".

Sur le site s'est installé, au VIe siècle, un saint ermite, Jean le Reclus, qui fut visité par sainte Radegonde (d'où la dédicace). Une chapelle y a été aménagée à la fin du XIIe siècle comprenant une partie creusée dans le rocher, consolidée par deux colonnes monolithes, et une partie construite (disparue).
On voit encore à l'intérieur une fresque (découverte au XXe siècle) représentant une Chasse royale du XIIe siècle, avec peut-être Henri II Plantagenêt et Aliénor d'Aquitaine.
La chapelle a été pillée lors des guerres de Religion, restaurée au XVIIe s., transformée en habitation après la Révolution, puis remeublée et réaménagée vers 1880 par une riche Chinonaise.


La statue de Rabelais

Sur le quai de la Vienne se dresse une statue de Rabelais, en habit de médecin, plume à la main. C'est une oeuvre d'Émile Hébert en 1882. On a fait en sorte qu'il tourne le dos à la rivière, sous prétexte qu'il n'aimait pas l'eau!


 

 


LE PONT À NONNAINS

Quand Gargantua quitte Paris pour rejoindre et aider son père, il passe « le pont à nonnain » avant d'arriver à Parilly.

Il s'agit d'une chaussée de pierre construite vers 1160 par Henri II, comte d'Anjou et de Touraine, permettant de passer sur des terrains marécageux. Située à 10 mètres à l'ouest de la digue actuelle, allant depuis le faubourg Saint-Jacques jusqu'au lieu qu'on appelait alors Pressoir-Billard. À son extrémité nord le pont était défendu par une porte fortifiée datant de la construction des murailles du faubourg Saint-Jacques par Charles VII.

On désignait ce pont sous le nom de pont à Nonnain parce que les nonnes de l'abbaye de Fontevrault étaient propriétaires du droit de passage. »

Rabelais (Gargantua, ch. 43) cite la « maladerie » de Saint-Lazare qui appartenait à une famille alliée aux Rabelais.


A PARILLY

C'est au château de La Vauguyon que s'arrête Gargantua avant d'attaquer La Roche-Clermault.

jn-1970


LA ROCHE-CLERMAULT

La Roche-Clermault au XVIIe siècle (Gaignières) La Roche-Clermault au XXe siècle

LA VÈDE AU GUÉ-DE-VÈDE et LA PRAIRIE DE LA SAULAIE

La Vède au Gué-de-Vède

Puis gaignerent le gué de Vede et par basteaulx et pons legierement faictz passerent outre d'une traite.

La prairie de la Saulaie, au bord de la Vède

C'est là que, pour se goinfrer de tripes, se réunirent tous les citadins de Cinais, de Seuilly, de La Roche-Clermault, de Vaugaudry, du Coudray, de Montpensier, du Gué-de-Vède; et c'est dans cette saulaie qu'est né Gargantua, dont le premier cri fut "A boire, à boire!"


À LA DEVINIÈRE

La Devinière est une modeste "maison des champs" construite à la fin du XVe siècle. Un escalier de pierre extérieur est protégé par une avancée du toit reposant sur des piliers cylindriques. La grande salle et ce qui est présenté comme la "chambre de Rabelais" offrent une documentation sur Rabelais et son oeuvre.

La Devinière au XVIIe siècle (F. R. de Gaignières) La Devinière au XXe siècle

A SEUILLY

On y voit les restes de l'abbaye bénédictine Saint-Pierre-de-Seuilly. Elle a été tout d’abord un prieuré, fondé en 1095 par Guillaume de Montsoreau. Elle sera pillée à la fin du XVIe siècle par les Huguenots et l’église abbatiale sera détruite à la fin du XVIIIe siècle. Même si de nombreux bâtiments ont disparu, l'abbaye offre de beaux restes, restaurés depuis 1980, dont une belle grande dîmière construite aux XIIe et XIIIe siècles.
L’entrée de l’abbaye se trouvait dans la maison de l’aumônier (devenue salpêtrerie après la Révolution), située au-dessus de la chapelle, aujourd’hui propriété privée, mais visible de la route.

L'abbaye de Seuilly au XVIIe siècle (Gaignières) L'abbaye de Seuilly au XXe siècle

La salle capitulaire

Le château du Coudray vu de l'abbaye de Seuilly


À LERNÉ

A Lerné, rue des Fouaciers, Maulévrier, le repaire de Picrochole (?)


PRÈS DU CHÂTEAU D'USSÉ, LE SITE DE L'ABBAYE DE THÉLÈME

Cette abbaye sera construite dans le "bon pays de Véron", "à deux lieues (environ 9 km) de la forêt de Port-Huault (4,5 km en aval d'Azay-le-Rideau), au bord de la Loire, sur la rive gauche, c'est-à-dire dans les prairies entre l'Indre et la Loire près du château d'Ussé.

Cette abbaye magnifique était en forme hexagone, chaque côté mesurant 312 pas, avec, à chaque angle, six grosses tours de 60 pas de diamètre. Les bâtiment s'élevaient sur 6 niveaux (y compris les caves). A l'intérieur, outre des bibliothèques et des galeries décorées de peintures, on comptait 9332 appartements ayant, chacun, une arrière-chambre, un cabinet, une garde-robe et un oratoire privé. Chaque appartement donnait sur une grande salle, laquelle était desservie par un escalier à vis avec paliers intermédiaires. Au milieu de l'abbaye, un escalier à vis était assez large pour permettre le passage de six hommes d'armes de front, avec leurs lances.

Rabelais compare les bâtiments de Thélème aux châteaux de Chambord, de Chantilly et de Bonnivet (l’amiral Goufier de Bonivet était un ami de jeunesse de François Ier, tombé à Pavie). Pour sa description, il s’est inspiré de l’architecture du château du Bois de Boulogne (commencé en 1528, appelé "Madrid" dès 1532, en rappel de la captivité du roi).

Le château de Madrid


LA SUITE DES AVENTURES DE PANTAGRUEL

PANTAGRUEL : Gargantua a eu de son épouse Badebec un fils, Pantagruel. Celui-ci, après une enfance sous la signe d'une faim instiable et d'une force demesurée, entreprend le tour des universités françaises avec, pour compagnon Panurge, qui multiplie les tours pendables. Tous deux doivent ensuite combattre les Dipsodes du roi Anarche.

TIERS LIVRE : Après mille aventures, Panurge souhaite trouver une épouse, mais il a peur d'être cocu. Il se livre alors à des méthodes divinatoires et consulte diverses autorités. Puis décision est prise de prendre la mer pour aller onterroger l'oracle de la Dive Bouteille.

QUART LIVRE & CINQUIÈME LIVRE : Au cours de leur navigation, nos personnages visitent plusieurs îles où leurs multiples aventures ont toutes un sens symbolique. Finalement ils arriveront au temple de l'oracle où, devant une fontaine, Panurge recevra le mot de la Dive Bouteille "Trinch" "Buvez".


À LA RECHERCHE DE LA SYBILLE

Dans le Tiers Livre, la quête de Panurge se déroule dans le pays natal de Rabelais (que les personnages atteignent après un voyage de plusieurs jours depuis la cour de Pantagruel, en Dipsodie).

La quête commence par la consultation de la Sybille de Panzoult, une vieille "édentée, chassieuse, roupieuse, langoureuse"qui habite à flanc de coteau, près du ruisseau du Croulay,  sous un grand châtaignier, dans une case chaumine mal bâtie, mal meublée, toute enfumée. [chap. 17] Panurge offrit d'abord à la vieille de nombreux cadeaux : langues de boeufs fumées, boulettes de viande frites, couille de bélier pleine de carolus, crapaudine de Beuxes, etc. Puis il l'interrogea sur la "bonne fortune de son mariage". La sorcière se livra à mille simagrées et finalement écrivit sa sentence sur des feuilles de sycomore, avant de leur tourner le dos, de retrousser sa jupe et de leur montrer… le trou de la Sibylle. Sur les feuilles de l'arbre était écrit: "T'esgoussera de renom. Engroissera de toy non. Te sugsera le bon bout. T'escorchera mais non tout." Panurge et Pantagruel n'avaient plus qu'à interpréter de si sibyllines paroles

On montre à Panzoult une "grotte de la Sybille" (alors que, selon Rabelais, la vieille sorcière habite non pas dans une grotte, mais dans une "case chaumine").

Les autres consultations du Tiers-Livre se feront en Chinonais :
– consultation par Epistemon, Panurge et frère Jean du vieux poète Raminagrobis qui loge « près la Villaumere » [chap. 21]
– consultation de l’astrologue Herr Trippa près de l’Ile-Bouchard [chap. 25]
Retournant au palais de Pantagruel, Panurge, Epistémon et frère Jean, dépassant Huismes et suivant la Loire, entendent au loin le son des cloches de Varennes [chap. 27]
Finalement, on prit encore d’autres avis, dont celui du médecin Rondibilis, auquel on offrit à boire du "bon vin blanc du cru de la Devinière, en la plante du grand cormier, au-dessus du noyer groslier" [qui attire les corbeaux, les grolles]. [chap. 32]


À SAINT-AY PRÈS D'ORLÉANS

Rabelais, qui connaissait bien Orléans, y avait un ami, Etienne Lorens, qui habitait au bord de la Loire, un peu en aval de la ville, à Saint-Ay. Il lui rendit visite en 1542 et écrivit de là une lettre à l'avocat orléanais Antoine Hullot. Il n'en fallut pas plus pour que l'on crée de toutes pièces, près de la maison d'Etienne Lorens, un site littéraire, avec une table d'ardoise sur laquelle Rabelais aurait écrit une partie de son Tiers Livre… C'est du moins ce qu'affirme la plaque qu'on a apposée…


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