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LE CORBUSIER ET LA "VILLA SAVOYE" À POISSY

 



Charles-Édouard Jeanneret (dit Le Corbusier), né en Suisse en 1887, puis installé à Paris, a été peintre, écrivain, mais surtout architecte (il a fait un stage à Paris chez Auguste Perret en 1908-1909).
Dès 1914, il pensa aux reconstructions qui seraient nécessaires après la guerre et il imagina un principe de construction qu'il appela "Dom-Ino": une ossature de béton armé composée de poteaux carrés, portant des dalles de plancher sans retombée de poutres.
Influencé peut-être par la formule "L'Esprit nouveau" lancée par Apollinaire en 1917, Le Corbusier était persuadé qu'un "homme nouveau" allait apparaître, pour lequel il fallait créer un habitat tout différent, plus "fonctionnel", même au mépris de ses aspirations naturelles.
Dès lors, dans ses publications, il multiplia les formules pour marquer les esprits, particulièrement dans Vers une architecture, publié en 1924, où il laisse libre cours à ses idées utopiques :
– Une grande époque vient de commencer. Il existe un esprit nouveau. Il existe une foule d'œuvres d'esprit nouveau ; elles se rencontrent surtout dans la production industrielle.
– L'architecture étouffe dans les usages. Les "styles" sont un mensonge.
– L'architecture doit être l'expression de notre temps et non un plagiat des cultures du passé.
– L'architecture est le point de départ lorsqu'on veut conduire l'humanité vers un avenir meilleur.

Entre 1920 et 1930, Le Corbusier réalisé une vingtaine de villas appliquant les principes qu'il venait de formuler pour une architecture moderne (ce qui était rendu possible par l'emploi du béton armé).
Après la seconde guerre mondiale, il a imaginé et construit des "cités radieuses", en conservant certains de ses principes : piliers en béton, rez-de-chaussée laissé libre, toit-terrasse… On connaît surtout celle de Marseille : mal acceptée par les habitants, on l'a appelée la "maison du fada".

 

LA CONSTRUCTION DE LA VILLA "SAVOYE"

La "villa Savoye" a été construite entre 1928 et 1931 pour un riche assureur de Lille, Pierre Savoye. Lui et son épouse Eugénie avaient accepté le principe d'une maison sur pilotis, une "boîte en l'air".

Le Corbusier la conçut comme un manifeste de la modernité, Cinq points lui paraissaient essentiels :
1- La structure sur pilotis : des pilotis externes supportent une partie du premier étag, le rez-de-chaussée accueillant les pièces secondaires (chambre des domestiques) et trois automobiles
2- Le toit-terrasse : deux niveaux de toits plats qui deviennent des espaces de vie : un jardin suspendu au premier étage et un solarium au second.
3- Le plan libre : les planchers étant supportés par une trame de poteaux en béton armé, les murs perdent leur fonction porteuse et ne sont que des cloisons (ce principe permettra un séjour de 86 m² ouvert sur l'extérieur et sur trois faces).
4- La façade libre : les façades ne supportant plus rien, on a pu multiplier les ouvertures vitrées en façade sans aucune contrainte structurelle.
5- Les fenêtres en bandeau : composées de deux panneaux vitrées horizontaux dont un pan coulisse le long de l'autre, elles sont placées sans interruption en façade, ce qui apporte un maximum de clarté dans toutes les pièces de la maison (elles seront très critiquées par Auguste Perret).

Aux escaliers, qui "séparent", on préfère les rampes en pente douce, qui "unissent". On ne parle plus de meubles et d'ameublement : les placards sont intégrés, les différentes pièces seront "équipées " de sièges et tables "standard", essentiellement "tubulaires".
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A l'entrée du parc, la "Loge du jardinier" est un exemple "d'habitat minimal", construit sur pilotis, avec un plan libre et une fenêtre en bandeau. Au rez-de-chaussée, un réduit à charbon et la buanderie; à l'étage, la cuisine, séparée de la chambre des parents par une armoire intégrée et la chambre d'enfant.

 

LA DESTINÉE DE LA VILLA SAVOYE

Le propriétaires avaient été vite déçus, Le Corbusier n'ayant tenu aucun compte de leurs souhaits (une grande pièce de séjour au rez-de-chaussée, une cave en sous-sol…), car ils étaient contraires à son idée de la maison idéale.
On s'aperçut que la villa était humide, impossible à chauffer, sans isolation phonique; de nombreuses malfaçons se traduisaient par des fuites d'eau, des fissures. Malgré quelques travaux de restauration en 1935-1937, Mme Savoye déclara finalement que la maison était inhabitable et elle menaça l'architecte de poursuites légales. Puis vint la guerre.
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La villa a été occupée par les Allemands, puis par les Américains. Ensuite un fermier en a fait un entrepôt à grains, ce qui l'amena à murer les fenêtres.
Décidés à ne plus occuper leur villa, les Savoye ne s'opposèrent pas à une procédure d'expropriation de la Ville de Poissy. Le montant du rachat a été basé non pas sur la valeur du construit, mais sur la production du verger de pommiers plantés par les Savoye sur 3 des 7 hectares de la propriété…
La Ville ayant le projet de construire un lycée sur le terrain des Savoye, la villa était menacée de destruction. Elle a été préservée grâce à l'intervention d'André Malraux.
Dans un ultime courrier à André Malraux, Le Corbusier prédit un destin tragique pour la villa. Deux mois plus tard, face à son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin, il sera victime d'une crise cardiaque en prenant un bain de mer.
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Les travaux de remise en état de la ville Savoye ont duré jusqu'en 1997. De même la loge du jardinier, depuis sa construction en 1931, a dû faire l'objet de plusieurs campagnes de travaux entre 1963 et 1967.
La villa Savoye n'a été classée au Patrimoine mondial de l'UNESCO qu'en 2016. En la restaurant, on a voulu surtout conserver un témoignage des théories architecturales de Le Corbusier.
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Dans le même esprit, en 1930-1932, une villa a été construite près de Roubaix pour l'industriel Paul Cavrois par l'architecte Robert Mallet-Stevens.

 

LE CORBUSIER CÉLÉBRÉ PUIS CONTESTÉ

 

André Malraux
aux obsèques de Le Corbusier (1er septembre 1965)

« Il avait été peintre, sculpteur, et, plus secrètement, poète. Il ne s'était battu ni pour la peinture, ni pour la sculpture, ni pour la poésie : il ne s'est battu que pour l'architecture. Avec une véhémence qu'il n'éprouva pour rien d'autre, parce que l'architecture rejoignait son espoir confus et passionné de ce qui peut être fait pour l'homme.
Sa phrase fameuse : "Une maison est une machine à habiter" ne le peint pas du tout. Ce qui le peint, c'est son autre phrase : "La maison doit être l'écrin de la vie, la machine à bonheur". Il a toujours rêvé de villes, et les projets de ses "cités radieuses" sont des tours surgies d'immenses jardins. […] Il disait, à la fin de sa vie : «J'ai travaillé pour ce dont les hommes d'aujourd'hui ont le plus besoin : le silence et la paix». […]
Cette noblesse parfois involontaire s'accommodait fort bien de théories souvent prophétiques et presque toujours agressives, d'une logique enragée, qui font partie des ferments du siècle. Toute théorie est condamnée au chef-d'œuvre ou à l'oubli. Mais celles-là ont apporté aux architectes la grandiose responsabilité qui est aujourd'hui la leur, la conquête des suggestions de la terre par l'esprit. Le Corbusier a changé l'architecture – et l'architecte. C'est pourquoi il fut l'un des premiers inspirateurs de ce temps.
Il y avait chez lui un créateur que nous ne pouvons séparer du théoricien, mais qui ne se confond pas avec lui. Disons qu'il en est le frère jumeau. Le Corbusier était avant tout l'artiste qui avait dit en 1920 : «L'architecture est un jeu savant, correct et magnifique des formes assemblées dans la lumière», et, plus tard : «Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines…». Il inventait, au nom de la fonction comme au nom de la logique, des formes admirablement arbitraires. »

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Eryck de Rubercy, "La postérité entachée de Le Corbusier", dans Revue des Deux Mondes, juillet-août 2015, p. 136-145.

« Repenser les fonctions de l'architecture, de la maison à la cité en passant par l'appartement et ses meubles, était le grand dessein de Le Corbusier. Il rêvait d'organiser autour de l'individu un cadre de vie qui puisse lui permettre de s'épanouir. Mais en vérité il l'a davantage rêvé que réalisé. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir beaucoup travaillé sur le plan théorique ni d'avoir élaboré d'ambitieux projets architectu- raux urbains. Seulement voilà, son œuvre est restée irrémédiablement associée à des réalisations trop utopistes pour répondre à la situation sociale réelle et à la grande tâche de reconstruction après-guerre. Tout le monde a ainsi entendu critiquer ses grands ensembles inhumains, leur gigantisme, leur uniformité, et cela, en dépit d'indéniables chefs-d'œuvre, comme la célèbre et intemporelle villa Savoye à Poissy (Yvelines, 1928) ou la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (Haute-Saône, 1950-1955) qui, toutes deux, concilient génialement nécessités pratiques et audacieuse élégance des lignes. […]
Associé à son cousin Pierre Jeanneret, il fait édifier de nombreuses villas s'appuyant sur les "cinq points" de son architecture nouvelle (1927) : pilotis, toit-jardin, plan libre, fenêtre en longueur, façade libre, qui entendent se substituer aux ordres de l'architecture classique. Dernière de la série de

 

ces « espaces privés », la villa Savoye est devenue un symbole de l'architecture moderne de Le Corbusier. À l'époque, les décorateurs parlent encore d'ornements quand Le Corbusier, découvrant le langage technique, parle d'« équipement de la maison ». Ainsi créé-t-il avec Charlotte Perriand des meubles, comme les célèbres fauteuils Grand Confort en cuir ou les fameuses chaises longues LC4 basculantes, qui, pour s'adapter au corps et non l'inverse, sont à la naissance du concept d'ergonomie.
En 1943, il place l'homme au cœur d'un nouveau système de mesure appelé Modulor, silhouette humaine d'1,83 mètre qui va s'imposer comme un véritable système normatif à de très nombreux architectes pour réguler aussi bien la forme des intérieurs que la proportion des constructions.
Inlassablement, il défend sa conception du logis familial, qu'il nomme "unité d'habitation", en l'imaginant dans un vaste ensemble collectif qui ne sera réalisé qu'au moment de la reconstruction qui suivra la Seconde Guerre mondiale, et cela en cinq exemplaires tous différents : à Marseille, à Briey-en-Forêt (Meurthe-et-Moselle), à Rezé (Loire-Atlantique), à Firminy (Loire) et à Berlin. »

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Roger-Pol Droit, "Le Corbusier, un fascisme en béton" dans Les Échos, 23 avril 2015.

« Le culte de l'angle droit, la haine des courbes, du désordre, le refus des sédiments du hasard et de l'histoire, le goût forcené pour la fabrication en série et la standardisation constituent de l'idéologie mise en forme »

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Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Albin Michel, 2015.

« Le fascisme incarné par Le Corbusier se présente comme une forme de tyrannie au moralisme glacé, dissimulée sous le masque neutre de l'expertise technique. […] Seul un État totalitaire a pu produire la Ville radieuse, cet urbanisme d'où toute fantaisie, toute intervention individuelle, tout accident, tout mystère sont exclus. »

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Olivier Barancy : Misère de l'espace moderne, la production de Le Corbusier et ses conséquences, Agone, 2017.

« Il est enfin admis ouvertement que Le Corbusier était un fasciste bon teint. On tolère ses mensonges et sa mégalomanie. On sourit en le voyant mépriser ses (riches) clients. Un observateur impartial découvrira vite qu'il n'a rien inventé, gommant les auteurs dont il s'est attribué les idées. La seule réelle compétence de Le Corbusier fut la promotion de son image publique au détriment de la qualité de son œuvre construite – catastrophique.
Mais de tout cela on ne tire aucune conséquence, la plupart des critiques refusant de voir le monde cauchemardesque qu'il voulait édifier. Ce qui n'aurait aucune importance si Le Corbusier n'était devenu le modèle pour les architectes de l'après-guerre qui ont couvert la France de barres et tours en béton. Et si, aujourd'hui, ses théories ne faisaient les affaires des bureaucrates de Chine et de Russie. »


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