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FRANÇOIS MAURIAC

À MALAGAR


 

Mauriac sur Malagar

"Le don du romancier se ramène précisément au pouvoir de rendre évidente l'universalité de ce monde étroit où nous sommes nés, où nous avons appris à aimer et à souffrir." (Mauriac, Discours de Stockholm, 1952). C'est cela que Paul Claudel n'a pas compris lorsqu'il s'est indigné de ce prix Nobel de littérature qui venait d'être décerné à François Mauriac : "Quand je pense qu’on donne ce prix international à un romancier régionaliste !"

Il est vrai que c'est autour d'un terroir limité que Mauriac a conçu son œuvre romanesque : Bordeaux, mais surtout la région du vignoble autour de Langon et la région des landes autour de Saint-Symphorien. Mais il y a là des paysages que nous percevons autrement depuis que les livres de Mauriac les ont interprétés et peuplés de personnages qui nous sont devenus familiers. Aussi Mauriac conseillait-il aux visiteurs qui s'arrêteraient sur la terrasse de Malagar de faire l'effort de voir, dans ce paysage, non pas "le décor réel de la vie campagnarde", mais "le monde sobrement enchanté où ses héros aiment, souffrent et meurent seuls".

"Paysage le plus beau du monde, à mes yeux, palpitant, fraternel, seul à connaître ce que je sais, seul à se souvenir des visages détruits dont je ne parle plus à personne, et dont le vent, au crépuscule, après un jour torride, est le souffle vivant, chaud, d’une créature de Dieu."


UNE VIE

François Mauriac est né à Bordeaux en 1885. Les Mauriac étaient des bourgeois catholiques et conservateurs. Ils n’appartenaient pas à l’aristocratie du bouchon, celle des Chartrons, que François Mauriac a beaucoup raillée dans Préséances (1921).

Il est né dans l’hôtel particulier du 86 de la rue du Pas-Saint-Georges et y a passé ses deux premières années, jusqu’au décès de son père. Puis sa mère est venue, avec ses cinq enfants, habiter chez sa mère, près de la cathédrale, au 7 de la rue Duffour-Dubergier. De 1894 à 1899, la famille a vécu au 1 rue Vital-Carles. Ensuite elle s’est installée au 22 de la rue Margaux, où elle résida jusqu’en 1903, puis au 15 rue Rolland.

Après des études secondaires dans sa ville natale, François Mauriac y a préparé une licence de lettres, puis a quitté Bordeaux en 1907 pour tenter à Paris le concours de l’École des Chartes. Entré à l’École l’année suivante, il ne devait y faire qu’un bref séjour et démissionner dès 1909 pour se consacrer à la littérature.

Les maîtres de son adolescence ont été Maurras et Barrès. Son premier recueil de vers : Les Mains jointes (1909) a été suivi d’un autre recueil, Adieu à l’adolescence (1911), et de deux romans, L’Enfant chargé de chaînes (1913) et La Robe prétexte (1914).

Envoyé à Salonique en 1914, François Mauriac, réformé pour raison de santé, ne participa guère aux combats. Les années d’après guerre allaient être pour lui celles de la gloire littéraire. Il publia en une dizaine d'années plusieurs de ses œuvres majeures, Le Baiser au lépreux (1922), Le Fleuve de feu (1923), Génitrix (1923), Le Désert de l’amour (Grand prix du roman de l'Académie française, 1925).

Fin 1926, il hérite de la propriété de Malagar qui était dans sa famille depuis son arrière grand-père, une "pauvre maison déguisée en manoir" du XVIIIe siècle, entourée de chais et de communs et de vingt hectares de prairies et de vignes. Désormais il y viendra chaque année, à Pâques et aux vendanges, dans ce lieu d’inspiration "où les livres mûrissent en trois semaines" : Thérèse Desqueyroux (1927), Destins (1928), Ce qui était perdu (1930), Le Mystère Frontenac (1933), etc.

François Mauriac a été élu à l’Académie française le 1er juin 1933, par 28 voix au premier tour, alors que, gravement malade, il venait d’être opéré d’un cancer des cordes vocales. Lors de sa réception sous la Coupole, François Mauriac eut à subir les subtiles perfidies dont André Chaumeix émailla son discours de réception. En effet, cet auvergnat, conservateur et hédoniste, goûtait peu la noirceur de l’œuvre mauriacienne : "Vous êtes le grand maître de l’amertume... À vous lire, monsieur, j’ai cru que vous alliez troubler l’harmonieuse image que je garde de votre région... J’ai failli prendre la Gironde pour un fleuve de feu, et la Guyenne pour un nœud de vipères...".

Au milieu des années 1930, Mauriac délaissa quelque peu la littérature pour s’engager dans le combat politique. S’éloignant progressivement des positions conservatrices de sa jeunesse, il entreprit de dénoncer la menace fasciste, condamnant l’intervention italienne en Éthiopie, puis le bombardement de Guernica par les nationalistes espagnols en 1937.

Sous l’Occupation, il a appartenu à la résistance intellectuelle, condamnant "l’excès de prosternations humiliées qui tenaient lieu de politique aux hommes de Vichy". Il participa au premier numéro des Lettres françaises clandestines, en 1942, et publia, en 1943, toujours clandestinement, sous le pseudonyme de Forez, Le Cahier noir.

À soixante ans, le Mauriac d’après-guerre resta surtout écrivain politique. De 1952 à sa mort, chroniqueur au Figaro, auquel il collaborait depuis 1934, puis à L’Express, il devait livrer chaque semaine, dans son "Bloc-notes", d’une plume souvent polémique, sa critique des hommes et des événements. En 1952, il condamna la répression de l’insurrection marocaine et apporta à la cause de la décolonisation toute l’autorité du prix Nobel de Littérature, qu’il venait de recevoir, en acceptant de prendre la présidence du comité France-Maghreb.

Enfin, après avoir soutenu la politique de Pierre Mendès-France, François Mauriac, dans les dix dernières années de sa vie, devait trouver en la personne du général de Gaulle l’homme d’État conforme à ses vœux, incarnant les valeurs pour lesquelles avait combattu ce "chrétien écartelé".

Après avoir été fait Grand-croix de la Légion d’honneur par le général de Gaulle, François Mauriac décéda la même année que celui-ci, le 1er septembre 1970.


MALAGAR

La "maison des vignes" des Mauriac était à Saint-Maixant. C'est le "domaine de Malagar", avec parc et vignoble, que le grand-père Jean avait acquis en 1843 et dont Mauriac va hériter en 1927. Il y est ensuite venu régulièrement à Pâques et à l’époque des vendanges, avec son épouse et ses quatre enfants, jusqu’au début des années 60. Dans ses dernières années, toutefois, selon son fils, il laissa cette grosse bâtisse, son chais, ses écuries partir "à vau-l’eau".

Jean Mauriac, arrière-grand-père de l’écrivain, acheta en 1843 le domaine de "Malagarre". Il y fit faire de nombreux travaux de restauration et d’aménagement et diversifia les sources de revenus par la vente du vin, de fruits, du blé, de tabac et de bétail. Il s’associa avec son fils Jacques pour faire commerce des cercles, osiers et barrique. Il créa dans le parc un potager, en plus du verger, ainsi qu’un jardin d’ornement avec des acacias et une double allée de charmes autrefois taillés en voûte romantique. À sa mort en 1869, c’est son fils Jacques qui en hérita.
Jacques Mauriac (1824-1891), qui résidait à Langon pour son commerce de bois merrains a fait, à Malagar, certains embellissements dans les années 1870 à 1871, comme le percement de fenêtres, l’ajout d’ardoises sur le pavillon central. Il a fait également construire une habitation pour y loger le régisseur et sa famille.
Jean-Paul Mauriac (1850-1887) est mort à 37 ans, et n’a pas pu laisser de traces architecturales de son passage, cependant il a fait référence au domaine dans son Journal, conservé à la Bibliothèque de Bordeaux : "Langon, le 1er octobre 1873. Mercredi. J’arrive à Malagar. Vendanges sont faites. Nous venons d’y passer deux jours. […] Le vendangeur armé de ciseaux coupe le raisin et en remplit son panier dont il verse le contenu dans une comporte. Le bouvier vient avec sa charrette prendre les comportes pleines. La machine à fouler est installée au-dessus de la cuve, et le raisin écrasé entre les deux cylindres de la machine tombe dans une cuve. Le soir venu, les hommes, les jambes et les pieds nus, passent sur la vendange dans laquelle ils s’enfoncent plus ou moins suivant le degré de fermentation. Une nuée de petites mouches mycroscopiques (sic) s’envolent ; le jus de raisin bout avec un petit bruit, en dégageant de l’acide carbonique et une odeur agréable et pénétrante."
Claire Mauriac, veuve de Jean-Paul et tutrice de cinq enfants mineurs (Germaine, Raymond, Pierre, Jean et François), a pris la tête des affaires familiales en indivision avec l’oncle des enfants, Louis Mauriac. Selon le désir de son mari, elle a fait construire le chalet de Johanet, à Saint-Symphorien, dans les landes girondines, car l’industrie liée à la culture du pin était alors en plein essor, alors que les vignes de Malagar étaient touchées par le phylloxera. C’est la raison pour laquelle François Mauriac enfant a peu fréquenté Malagar, les vacances en famille le conduisant exclusivement à Saint-Symphorien. A l’été 1903, c'est la canicule qui a poussé la famille à séjourner à Malagar. François Mauriac, alors âgé de 18 ans, découvrit cette propriété, qui deviendra une véritable maison où la famille Mauriac séjournait à Pâques et en été.
François Mauriac hérita de Malagar le 1er janvier 1927, à l’occasion du partage entre les enfants des propriétés dont Claire Mauriac avait l’usufruit, "C’est fait : vos beaux yeux vont pleurer : Malagar est à nous", écrit-il à sa femme Jeanne. Cette propriété n'appartenait guère à son enfance : "Nous n'y sommes presque pas venus jusqu'à ma dix-huitième année" (Nouveaux mémoires intérieurs). A partir de 1927, prenant la suite de ses ancêtres, il a tenu à son tour le Livre de Raison de Malagar; conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, ce livre permet de suivre Mauriac lors des séjours qu’il fait deux fois par an, au printemps et à l’époque des vendanges, de septembre 1936 à septembre 1968. C’est François Mauriac qui fait agrandir Malagar en créant un cabinet de travail ainsi que deux chambres. De plus, il était très attaché à ce qu’il appellait son "apport personnel" : les plantations de pins en bas du domaine, l’allée de peupliers le long de la prairie et des vignes, et la ligne de cyprès plantés en 1937, ponctuée de pins parasols, qui italianisent le paysage.


Mauriac-Malagar

– Maison de vacances, Malagar était l’occasion de regroupements familiaux notamment avec sa sœur et ses frères.
– Maison secondaire, c’est à Malagar que François Mauriac a reçu quelques visiteurs célèbres dont : Jean Balde, Robert Barrat, Jean Blanzat, Gaston Duthuron, André Gide, André Maurois, Philippe Noiret, Claude Roy, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Philipe Sollers...
– Maison d’écrivain, Malagar resta pour François Mauriac un lieu d’inspiration privilégié. On peut reconnaître Malagar sous des noms différents : Lurs dans La Chair et le Sang (1920), Viridis dans Destins (1928), Calese dans Le Nœud de vipères (1932), Respide dans Le Mystère Frontenac (1933), etc.
– Havre de paix et de méditation, Malagar a été pour Mauriac un lieu où "toute lutte, tout parti pris, tout combat spirituel, toute indignation s’anéantissaient", un lieu de vie et d’écriture où il pouvait s’adonner sans réserve à son amour du silence et de la nature et renouer avec les horizons, les odeurs et les fantômes de son enfance. Tout séjour à Malagar était pour lui un enchantement, fait de nostalgie et de communion avec les souvenirs de sa jeunesse.

Mauriac terrasse
Mauriac famille
Mauriac sur la terrasse
Mauriac en famille à Malagar

QUELQUES TEXTES

• "Je n’y habite que durant trois mois de l’année ; mais c’est le temps où je me ressemble le plus. Rien ne m’y détourne ee moi-même, ni les choses, ni les êtres." (Bloc-notes du 4 oct. 1963)

• "Il suffisait à ce garçon d’une terrasse au bout de trois charmilles et de cette plaine garonnaise à ses pieds où, immobile, il voyageait par les yeux. Là, il put descendre en lui-même, se regarder, soutenir son propre regard, se connaître enfin. C’est sur cette terrasse qu’il s’est évadé de sa chrysalide." (Commencements d’une vie)

• "La province nous fournit des paysages. […] Tu crois avoir perdu ton temps, dans ces campagnes; mais bien des années après, tu retrouves en toi une forêt vivante, son odeur, son murmure pendant la nuit. Les brebis se confondent avec la brume et, dans le ciel du déclin des vacances, les palombes passent." ("La Province", O.C. t. IV, p. 469)

• "On monte une côte, dans le soleil, on traverse une maigre garenne devant les communs. La terre ici n'aime pas les arbres; et les hommes, eux non plus, ne les aiment pas. La terre, sèche et dure, les nourrit mal. Centenaires, les miens sont petits et rabougris. […] La garenne traversée, s'étendent les vastes hangars agricoles sous lesquels ouvent l'étable, l'écurie, les logements des charretiers. Pourquoi mon grand-père a-t-il fait construire ce ridicule chalet de l'homme d'affaires, tout en hauteur, que l'on voit de dix lieues à la ronde, qui domine et écrase ma propre maison. […] Nous débouchons devant l'habitation côté nord. Pas de perron. Dans la plupart de mes romans, je n'ai pas hésité à en construire un. Réparation imaginaire et qui ne coûte rien. Je me contente d'un tertre bordé de sauges. Façade plate, sans autre ornement que la "génoise" au long des toits. […] Mon grand-père a coiffé le pavillon central d'un lourd chapeau d'ardoises. Dieu merci, les deux ailes, les chais, le cuvier ont gardé leurs vieilles tuiles rondes. […]
De ce côté-là, une grande prairie descend en pente douce vers les coteaux de Benauge, derniers vallonnements de ce pays perdu, appelé l'entre-deux-mers. […] À gauche, vers l'ouest, s'étend la vigne, dans le sommeil de la sieste ou dans l'approche du crépuscule. […] Au sud, la cour brûle, entre les chais longs et bas. Deux piliers délimitent le panaroma qui est la goire de Malagar ; les vieilles charmilles descendent vers la terrasse et le point de vue : Saint-Macaire, Langon, les landes, le pays de Sauternes. Que de fois ai-je décrit cette plaine "où l'été fait peser son délire" ! Ce brasillement sur les tuiles et sur les vignes, ce silence de stupeur, tout cela existe-t-il "en soi" ? À force d'avoir été contemplé par les êtres que j'ai aimés et par ceux que j'ai inventés, ce paysage est devenu pour moi humain, trop humain; divin aussi. […] À droite des charmilles, quelques bosquets : buis antiques, lauriers, les séparent de la vigne embrasée. À gauche, un verger, une allée de tilleuls qui longe la vue."
[Journal, dans O.C., t. XI, p. 107-108]

[A propos d'un album de 100 photographies du fils de Gabriel Marcel, dont des images de Malagar] Une fois anéanti ce décor de la vie quotidienne, une carcasse reste, qui ne nous confie plus rien. C'est la toile qu'un peintre recouvre et il recommence un autre paysage et rien ne reste de la première merveille. De ce que ces photographies reproduisent, seul Malagar fait partie de ma vie aujourd'hui. Mais ce Malagar-là n’a plus rien de commun avec celui qui m’a vu, à vingt ans, dépérir de solitude. Les charmilles, aujourd'hui tondues, étaient alors romantiques et formaient un épais berceau. Les serpents furieux d'un lierre antique étreignaient les piliers invisibles du portail. Dans la vieille cour s'arrondissait un boulingrin poussiéreux.
Reste le paysage : que reste-t-il d’un paysage ? Pas un brin d’herbe, pas une feuille, pas un pied de vigne… aucun autre témoins que cette pierre de la terrasse. Des enfants rêveurs s'y sont assis, qui auraient aujourd'hui un front chauve où, en se retirant, la jeunesse finie n'aurait peut-être laissé que la trave de quelques idées toutes faites, de quelques songes idiots.
Ne cherchez donc pas dans le Malagar ici reproduit la propriété où venaient mes amis. Telle que je la considère aujourd'hui, elle m'apparaît toute gonflée, si j'ose dire, de souvenirs futurs : je vois se créer jour par jour le monde que mes fils auront plus tard à dégager, grâce à de patientes fouilles. […] Je me vois avec leur idée. Je remonterai, longtemps après ma mort, cette charmille ; je m'accouderai encore en l'an 2000 à cette terrasse, puisque mon fils en ce moment me suit des yeux.
Quant aux landes, depuis trois cents ans dans la famille de ma grand-mère paternelle, seuls quelques pins y subsistent qui m’ont vu jouer enfant."

L’instinct qui me pousse à prendre racine sur ce coteau ne se confond pas avec le désir de retrouver, de rejoindre ma vie révolue. Il me semble plutôt que j'arrange la maison et la rend confortable en vue de mes futurs hivers, ou plutôt de cet atroce hiver dont la mort est le printemps et qui a nom vieillesse. J’ai lu dans l’admirable livre d’Ernest Hemingway,
Mort dans l’après-midi, que les Espagnols appellent querencia l’endroit de l’arène choisi par le taureau et où il se réfugie. Rien n’est si périlleux que de l’estoquer dans sa querencia et, avant la mise à mort, le matador le plus téméraire s’efforce d’abord de l’en éloigner. Malagar est ma querencia. De sa terrasse, j’espère regarder l’éternité sans trop cligner des yeux." [Les Maisons fugitives, Pléiade, t. III, p. 888]

• "Même après ma mort, tant qu’il restera sur la terre un ami de mes livres, Malagar palpitera d’une sourde vie. Jusqu’à ce que le dernier admirateur soit, lui aussi, endormi. Alors Malagar redeviendra une propriété de vingt hectares, plantée en vignes de plein rapport, située sur la commune de Saint-Maixant, à quarante kilomètres de Bordeaux, où l’on récolte un bon vin, genre Sauternes, bien qu’il n’ait pas le droit à l’appellation. Point de vue magnifique sur la vallée de la Garonne, maître de maîtres, vastes communs… Que de fois ai-je imaginé, dans une étude de campagne, l’affiche rose, a mise à prix que déchiffre un maquignon enrichi !"


En 1985, le domaine de Malagar a fait l’objet d’une donation par les quatre enfants de l’écrivain au Conseil régional d’Aquitaine, qui, l’année suivante, a créé une association ayant pour mission la conservation et l’animation du domaine : le Centre François-Mauriac. L'architecte Eric Raffy a tenté de préserver le cadre, tout en y ajoutant des aménagements en style résolument moderne, par exemple le "chai du rouge" devenu salle d'exposition. De nombreuses rencontres et animations littéraires ont lieu toute l’année à Malagar…


LA VISITE DE MALAGAR

Le rez-de-chaussée de la maison été conservé tel que l’écrivain l’a connu. On peut visiter son bureau, le grand salon et la cuisine, typiquement girondine.

Le parc comprend aussi un verger. Figuiers, pommiers, poiriers ont bien du mal à s’épanouir dans cette terre pauvre, qui convient mieux à la vigne, le domaine de Malagar étant situé aux confins de trois grands vignobles bordelais : Sauternes, Loupiac et Entre-deux-mer.

Dans le parc, on découvre surtout le panorama depuis la terrasse. La Garonne, au creux de la vallée, serpente entre les coteaux ourlés de vignes ; on aperçoit au loin le clocher de Langon et, plus loin encore, la forêt des Landes.

Malagar terrasse

Le banc du belvédère, avec ses pieds scellés dans le sol, n'est pas "le vrai",
celui-ci ayant été volé il y a plusieurs années.
La terrasse elle-même a dû être refaite par suite d'un effondrement.

"L'aimable belvédère ouvre sur des vignes, le fleuve et des pins, encore des pins.
Ce qui frappe dans ce paysage à la respiration calme, c'est son aspect harmonieux, pacifiant."

(Bloc-notes)

Inscription 1
Inscription 2

Jean Mauriac : François Mauriac à Malagar - Quelques extraits


De Jeanne Lafon (1893-1983), qu'il a épousée en 1913, François Mauriac a eu quatre enfants, Claude (1914-1996), Claire (1917-1992), Luce (1919) et Jean (1924). Jean Mauriac a été journaliste politique auprès du général de Gaulle jusqu'en 1969. Ses souvenirs sur son père, qu'il avait confiés à Éric des Garets, ont été publiés chez Fayard.

Jean Mauriac a évoqué dans un livre, François Mauriac à Malagar, la figure d’un père qui, souvent lointain et distant à Paris, redevenait à Malagar plus proche des siens et complice de ses enfants. Il nous fait partager les rites et les bonheurs d’une vie de famille, mais aussi ses drames et ses secrets.

"Maman a été la 'secrétaire' de mon père : elle a tapé à la machine tous ses romans, tous ses articles jusqu'à un moment, longtemps après la guerre. Chaque jour, en fin de matinée, à Malagar, mon père lui dictait ce qu'il avait écrit la veille. Il dictait quelquefois dans la cour, la plupart du temps debout, en allant et venant dans le salon. Je vous assure qu'il n'était pas question d'entrer alors dans la pièce ni même d’entrouvrir la porte : nous aurions été foudroyés."

Mais il arrivait que sa petite fille Anne (la fille de Claire, qui deviendra Anne Wiazemsky), âgée de douze ans, imite son grand-père en demandant à Jeanne de dactylographier des textes qu’elle aussi composait. Elle raconte : "À douze ans, je donnais des contes illisibles à ma grand mère, Jeanne Mauriac, pour qu’elle les tape à la machine. Souvent il lui arrivait de déborder sur l’heure du Bloc-notes et, sagement, mon grand-père attendait son tour."


MALAGAR, UNE HISTOIRE D'AMOUR

Imperceptiblement, semble-t-il, progressivement, Malagare (qui s'écrivait alors avec un e) a pris possession de François Mauriac. Il y venait bien avant la Première Guerre mondiale. Avec quels accents véhéments il s'opposa alors à un vague projet de sa mère de vendre la propriété : "C'était le grand amour de nos grands-parents. Je suis le seul de mes frères à l'aimer. J'ai vécu des heures d'une joie qui m'est personnelle, je le sais. Mais en vendant Malagar, il me semble que toute la famille serait appauvrie."
Le 1er janvier 1927, il hérite de Malagar et il écrit aussitôt à maman : "C'est fait : vos beaux yeux vont pleurer: Malagar est à nous !" Et il s'exclame un peu plus tard : "J'adore Malagar. Je suis fou de joie d'y être!"
Ce qui l'attachait tant à ce domaine, c’était peut-être, avant tout, le souvenir de sa mère et de tous ceux qui l'avaient précédée. Ses morts vivaient à Malagar. C'est là, et nulle part ailleurs, qu'il les retrouvait. Puis le souvenir de sa jeunesse souffrante dans cette propriété qui le voyait "dépérir de solitude".
François Mauriac aimait le paysage de Malagar, parce qu'il avait été reflété par les yeux des siens, mais aussi pour sa simple beauté : au nord, "les vagues immobiles" des coteaux de Benauge, pour lui les collines éternelles de la Bible, derniers vallonnements de ce pays perdu, appelé l'Entre-deux-Mers. Au sud, la vallée de la Garonne et "l'immense arc noir des pins", jusqu'à l'infini, le paysage, "le plus beau du monde".
Il aimait la poésie de la maison, de la terrasse, de la cour, de l'étable surtout, des chais aux tuiles anciennes et roses – "rose unique au monde pour moi et qui n'aura été fixé que dans des mots". Il aimait les rossignols et les lilas. Ce décor qu'il chérissait devint celui de plusieurs de ses romans. Mais de beaucoup moins qu'on ne le croit : La Chair et le sang, Destins, Le Nœud de vipères. Dans tous les autres, c'est Saint-Symphorien qui domine. Malagar prendra sa revanche dans la dernière partie de sa vie avec le Bloc-notes et les Mémoires et Nouveaux Mémoires intérieurs. Pas une ligne d'aucun de ses livres ne se situe dans un lieu où il n'a pas toujours vécu. "Il faut, a-t-il écrit, que je puisse suivre mes person nages de chambre en chambre." Il s'est servi de toutes les maisons, de tous les jardins qu'il a connus depuis son enfance. Pour moi, les plus belles pages qu'il ait écrites sont celles consacrées à Malagar, "terre qui respire" et "où l'éternité commence".
Malagar était avant tout son havre de paix: là cessait le harcèlement quotidien de Paris. L'inondation des livres, le flot des imprimés ne parvenaient plus jusqu'à lui. Pas de visites, pas de rendez-vous, pas de dîners en ville, pas de téléphone. "Je suis venu ici me terrer et me taire", écrivait-il en 1954. Et deux ans plus tard "À Malagar, j'échappe à l'histoire des hommes…"
À son arrivée, quand il surprenait le jardin au crépuscule, il se sentait d'un seul coup détaché du tohu-bohu habituel de sa vie parisienne. Il l'a écrit : quelques heures d'auto et c'était à Malagar l'immersion soudaine. Toute lutte, tout parti pris, tout combat spirituel, toute indignation s'anéantissaient. C'était un incroyable silence, un silence surnaturel, que seul troublait le bruit de ses pas dans la vieille maison et des lourds contre-vents qu'il fermait et qui gémissaient "comme dans les vacances d'autrefois". François Mauriac, à Malagar, "ressourçait", "retrouvait ses racines". Devant l'horizon des pins, au milieu des vignes, son grand béret basque ou son panama sur la tête, ses espadrilles aux pieds, il retrouvait ses origines : il redevenait un paysan. Mais un paysan en cravate! J'ai toujours vu mon père à Malagar avec une cravate. Il ressemblait en cela au général de Gaulle.
Quand mon père m'écrivait de Malagar, il me faisait toujours part de son enchantement. Le 6 octobre 1953 : "Il fait un temps radieux. Jamais les oiseaux de passage n'ont chanté comme aujourd'hui. Malagar ne m'a jamais plu davantage que durant ce mois…" Le 11 octobre 1961 : "Il fait un temps merveilleux. Tu ne saurais imaginer la beauté de Malagar. Jamais je n'ai tant regretté de rentrer ni tant redouté la vie qui m'attend…" C'est à cette époque qu'il écrivait dans le Livre de raison : "Je ne suis chez moi nulle part qu'ici." Et, dans le Bloc-notes : "Rien ici ne me blesse." On peut citer aussi ce passage d'une lettre écrite, pendant la guerre, à Bruno Gay-Lussac, son neveu et filleul : "S'il ne dépendait que de moi, je resterais ici, à Malagar, où je goûte jusqu'à l'ivresse ce clair ou sombre mais toujours doux hiver, ce silence, cette paix, ces brouillards trempés de clair de lune, ces odeurs secrètes de la terre endormie et de feuilles pourrissantes, ces longues heures de nuit où le feu, les livres, les songes, les tentations composent l'atmosphère la plus propre au recueillement, au travail.
Cette histoire d'amour dura jusqu'à la mort de son frère Pierre, le médecin éminent, le professeur, le doyen de la faculté de médecine de Bordeaux, le jour de la Toussaint 1963. "Est-ce parce que je suis désormais le dernier Mauriac survivant mais je ne me plais plus ici…", a-t-il écrit dans le Livre de raison de Malagar. Désormais, mon père se réfugia, pour les quelques années qu'il lui restait à vivre, dans le jardin de Vémars, tout proche de Paris, "merveille de fraîcheur, de paix, de solitude, lac d'odeurs grâce aux lilas que le soleil ne dévore pas en quelques jours, comme à Malagar."


MALAGAR LIEU D'ÉCRITURE

Malagar coûtait plus qu'il ne rapportait. Pour faire vivre sa famille, mon père se tuait au travail et reprochait sans cesse à Bernard Grasset, son éditeur, de l'exploiter. Il se trouvait dans l'obligation d'écrire un roman par an. Il m'avait dit un jour que "toutes les fins étaient ratées" parce qu'il était pressé par le temps. À Bruno Gay-Lussac, il écrivait, le 4 décembre 1939 : "Quand je relis, comme je viens de le faire, Le Désert de l'amour, je constate que c'est la hâte qui m'a perdu, l'impatience et, il faut bien le dire, la nécessité de gagner de l'argent."
Ses lieux d'écriture à Malagar ? Tout dépend des époques. Avant la guerre, plus précisément avant l'agrandissement de la maison en 1937-1938, François Mauriac travaillait dans le salon. La table de palissandre – où j'ai toujours vu les deux presse-papiers en verre qui y sont encore – est celle du Nœud de vipères. Il a parlé de ce salon comme d'"un lieu excitant pour le travail", comme d'"une véritable forcerie à l'usage du romancier où les livres mûrissent en trois semaines". Il écrivait si vite qu'il ne pouvait plus se relire s'il ne dictait pas dans la soirée le travail de la journée.
Pendant toute mon enfance, j'ai entendu ma mère dire: "Faites doucement, votre père travaille." Avec mes sœurs, Claire et Luce, nous passions des journées entières à tourner en vélo autour de la maison. Je vois, dans mon souvenir, à travers la vitre du salon, le visage de mon père penché sur sa table. Quand il pleuvait, il était débarrassé de cette ronde infernale. Nous faisions alors de la bicyclette sous les deux hangars, passant de l'un à l'autre par l'écurie ou l'étable, en évitant la corne du bœuf. Nous entrions même dans la cuisine de Dubourg, le régisseur, où nous faisions, toujours à vélo, le tour de la table.
Quand mon père a eu son cabinet de travail, pris sur le cuvier, il s'y est installé. Il libérait ainsi le salon, mais pas réellement, car cette nouvelle pièce en contrebas, humide et froide, lui était contiguë. "Ne faites pas de bruit", continuait à nous dire maman, quand nous étions au salon.
Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu mon père à sa table, dans ce cabinet. Il ne s'y asseyait que pour écrire une lettre, et encore si elle était importante, faire un chèque ou dédicacer un livre. Depuis qu'il n'écrivait plus de romans, François Mauriac ne s'installait plus jamais à son bureau. À Malagar, après la guerre, il était toujours dans ce fauteuil de cretonne verte et blanche, au coin de la cheminée, ou étendu sur son divan, écrivant, non plus sur ses cahiers d'écolier comme jadis, mais sur des feuilles détachées qui reposaient, pour la commodité de l'écriture, sur un carton épais. Et, à ses pieds, épars, livres, revues, journaux du jour, Le Figaro, ouvert à la page des mots croisés, et le Petit Larousse.


LA TERRASSE DE MALAGAR

Je ne retrouve plus aujourd'hui la terrasse de Malagar. Son enchantement est parti, comme le reste, avec mon père et ma jeunesse. Le paysage est massacré tant il a été construit : cette vallée de la Garonne n'est plus une campagne mais un immense lotissement. Le figuier, "pareil à celui de Nathanaël" dans l'Évangile de saint Jean, derrière le banc, a disparu. Comme mon père aimait les figues, petites, chaudes, confites, à moitié dévorées par les oiseau ! Le grillage, à droite de la belle grille en fer forgé, n'a plus le lierre qui le dissimulait. Les deux cyprès ont tellement grossi qu'ils sont méconnaissables.
Mais, à la vérité, n'est-ce pas moi qui suis méconnaissable ? Mes yeux ne voient-ils pas un paysage éteint parce qu'ils commencent à s'éteindre ? Alors je me tourne vers le passé. Et voilà que la terrasse n'est plus celle si triste, comme désincarnée d'aujourd'hui. Voilà qu'elle resurgit telle qu'elle était jadis, vivante, et que son cœur bat comme autrefois, lorsque mon père posait à plat ses deux mains sur le rebord de pierre grise, aux tavelures de mousse et de lichen jaune et noir, y cherchant "comme les rides d'un visage maternel". Hélas, après un effondrement, la terrasse a dû être restaurée. On ne la reconnaît plus aujourd'hui : les vieilles briques sont d'un rose vif et le rebord d'un gris clair, d'une impeccable propreté. Qu'importe! Ceux qui ont vu la vieille terrasse de Malagar au côté de François Mauriac ont presque tous disparu.
Tant de souvenirs de toute une vie se sont amassés le long de ce petit mur de briques où nous allions, tous les jours, Claude, Claire, Luce et moi, nous accouder aux côtés de nos parents, contemplant le paysage : sur la gauche, l'église de Saint-Macaire et les toits de tuiles des maisons moyenâgeuses, puis Langon avec sa flèche de Chartres, son viaduc aux arches jaunes d'or ; sur la droite, les clochers de Saint-Maixant et de Sainte- Croix-du-Mont, ceux de tous les villages "dont les noms composaient une des secrètes litanies" des vacances de l'enfant heureux qu'était alors François Mauriac et, traversant tout le paysage, la Garonne invisible mais décelée par le vert argenté des aubiers et, de l'autre côté du fleuve, le pays des Graves sur la droite, de Sauternes, juste en face, puis les Landes, les pins noirs, l'immense forêt "odorante et chaude" qui barrait l'horizon jusqu'à l'océan et sur la gauche, vers l'est, jusqu'aux Pyrénées. Ces Pyrénées, nous les vîmes une fois. C'était le 25 septembre 1936, jour d'équinoxe où la transparence de l'air a alors une qualité toute particulière. Notre vieux voisin M. Bord, propriétaire de "La Prioulette", qui, avec sa barbe blanche, ressemblait à Francis Jammes, était arrivé, tout excité, criant : "On voit les Pyrénées! On voit les Pyrénées !" D'un seul coup, nous nous retrouvâmes tous sur la terrasse, les mains en visière, voyant à l'horizon, sur la gauche, une imperceptible dentelure. Mais ne l'ai-je pas vue dans mon imagination, comme jadis les cloches de Pâques que mes sœurs, mon frère et mon cousin me montraient dans le ciel de Vémars ?
Je demeure dans le passé puisque c'est là que la terrasse de Malagar est vivante. C'est sur cette terrasse que, jeune, François Mauriac "put descendre en lui-même, se regarder, soutenir son propre regard, se connaître enfin". C'est sur cette terrasse qu'il s'est "évadé de sa chrysalide". C'est là qu'il restait des heures, "devant cet horizon que depuis l'enfance [il] déchiffre sans lassitude".
C'est de la terrasse de Malagar encore, que nous regardions toujours, le cœur serré, les épais nuages noirs des landes incendiées et que nous assistions, angoissés, à la montée des orages porteurs de grêle. Quand ils avaient éclaté de l'autre côté de la Garonne, nous respirions, les yeux fermés, le vent chargé de ce parfum de pins, de fougères, de résine, de terre de bruyère, "cette haleine immense de la terre qui a bu". Que de fois François Mauriac a-t-il décrit cette plaine livide et endormie sous un ciel de ténèbres, de fin du monde.
"J'oserai dire ce que je pense : paysage le plus beau du monde, à mes yeux, palpitant, fraternel, seul à connaître ce que je sais, seul à se souvenir des visages détruits dont je ne parle plus à personne, et dont le vent, au crépuscule après un jour torride, est le souffle vivant, chaud, d'une créature de Dieu (comme si ma mère m'embrassait). Ô terre qui respire!" (Journal, 1932-1939)
François Mauriac vivait à Malagar avec "ses morts" qu'il appelait ses "bien-aimés". Il ne pouvait pas retrouver leur souvenir à Paris où il ne "les" avait jamais rencontrés, ni à Bordeaux où il n'allait plus. Alors, le rendez-vous n'avait lieu qu'à Malagar, sur cette terrasse, devant "cette immense plaine muette".
"Que m'importe, a-t-il écrit, un paysage que des yeux aimés n'ont pas reflété. Il faut que l'horizon garde encore sur lui la caresse des regards éteints." Et il ajoutait : "À force d'avoir été contemplé par les êtres que j'ai aimés et par ceux que j'ai inventés, ce paysage est devenu pour moi humain, trop humain : divin aussi. À travers lui, je vois les ossements des miens qu'il recèle…"
Et aussi : "Terrasse, pierre d'un autel que les mains des morts ont consacrée…"
Et encore : "Les morts : comme ils sont chauds en moi, après tant d'années. Encore souples. On croirait qu'ils dorment ou qu'ils font semblant. J'ignore l'oubli. Rien ne rappelle davantage leur chaleur que la pierre de la terrasse au crépuscule…"


LES ORAGES DE MALAGAR

Non seulement François Mauriac sur veillait Malagar de très près, comme le faisait sa mère, mais il se souciait dans le détail de la marche de la propriété tout au long de l'année. C'étaient des temps héroïques que l'on a du mal à imaginer si on ne les a pas vécus : une récolte non vendue, qui restait au chai, une récolte grêlée, et le drame était là. L'assurance contre la grêle n'existait pas encore.
François Mauriac, comme sa mère, vivait dans l'angoisse. Les orages de fin août et de début sep tembre demeurent dans ma mémoire comme de véritables tragédies. Il faut dire que mon père, avant de les orchestrer dans ses livres comme on sait, le faisait sur place, involontairement certes, mais magnifiquement. Pendant que l'orage mon tait, grondait, puis que se déchaînait "l’ouragan sublime", il allait et venait de son cabinet de tra vail à la maison de l'homme d'affaires, puis se pos tait devant le cuvier où nous nous rassemblions tous dans un décor qu'il disait être de "fin du monde".
Les orages de Malagar, "ces nuées grondantes tournant autour des vignes offertes" venaient sou vent de trois côtés à la fois : de La Réole, au sud ; de Libourne, au nord ; et enfin de la région de Bor deaux et de l'océan, à l'ouest. Ces orages ne res semblaient pas aux autres : la chaleur suffocante qui les précédait, les éclairs qui, de tous côtés, zébraient et embrasaient le ciel et les coups de ton nerre qui étaient comme les déchirements de draps gigantesques, créaient une atmosphère d'Apocalypse. Les cloches des églises sonnaient à toute volée, dans la plaine, sans doute pour implorer la protection divine. De tous les côtés jaillissaient des fusées, avec un claquement sec de mortier, qui devaient, en principe, écarter les nuages dange reux, porteurs de grêlons, et qui nous semblaient hideux : de l'ouate grise, noire, aux lisières jau nâtres. Combien de fois François Mauriac n'a-t-il pas décrit "ce spectacle à grand orchestre avec un éclairage théâtral" et le "vert clair, acide, des vignes sur un ciel de ténèbres" !
Devant le cuvier, les yeux écarquillés par la tra gique beauté de la scène, le cœur serré par l'an goisse, nous regardions Dubourg faire partir ses fusées, depuis un petit tuyau planté dans le sol. Après une brève course droite et stridente, elles zigzaguaient curieusement vers le ciel, mais sans jamais, semble-t-il atteindre les nuages redoutés.
Le drame tournait enfin à la délivrance si on percevait le premier chuchotement de la pluie sur les feuilles des charmilles, annonciateur de cata ractes d'eau, ou à la tragédie si on entendait sur les ardoises de la maison et sur les tuiles des chais, d'abord l'horrible bruit sec des premiers grêlons, puis la mitraille meurtrière comme celle d'"une poignée de cailloux".
Alors, à la première accalmie, nous nous préci pitions tous dans les vignes détrempées et déchi quetées. Ces grêlons avaient comme atteint notre chair. Nous nous sentions physiquement blessés. Écoutons François Mauriac : "Et quand l'orage fut passé, dans ce silence de stupeur, dans cet égoutte ment des feuillages, dans ce bruit de larmes, nous nous penchions sur la vigne lapidée, comme sur le corps d'une enfant martyre. Elle n'était pas tout à fait morte, mais les bêtes, qui grondaient encore derrière les collines l'avaient cruellement mordue et elle perdait son sang par mille blessures."
Mon père était alors comme le héros du Nœud de vipères au milieu de ses vignes : il aurait aimé s'étendre et recouvrir de son corps la vigne lapidée.


LES VIGNES DE MALAGAR

Dans mon souvenir, les vendanges à Malagar sont inséparables de l'inquiétude de mon père. Avant qu'elles ne commencent, tout au long de l'été, il était obsédé par la grêle, mais aussi par toutes les maladies qui peuvent s'abattre sur la vigne. Combien de fois ne l'ai-je pas vu écarter les feuilles et regarder avec anxiété les grappes ! Les maladies de la vigne ne sont-elles pas aussi nombreuses que celles qui atteignent les créatures humaines ? Le mot "mildiou" avait à mes oreilles une résonance terrible. Quand il pleuvait en août, bonne-maman disait : "C'est la maladie qui tombe." La pluie, à cette époque, inquiétait aussi mon père : si le temps devenait mauvais, ce pou vait être alors toute la vendange compromise. Il vivait "dans le tremblement", comme il l'écrivait à Jean Blanzat en septembre 1942.
Chaque soir, à cette époque des vendanges donc, François Mauriac se rendait au cuvier – par une petite porte blanche avec chatière donnant sur la cour – où l'on pressait le raisin, et interro geait : "Combien de degrés ?" Les vendanges s'achevaient quelquefois tard, à la mi-octobre, avec les palombes qui passaient très bas, par petits groupes salués des cris traditionnels de "Semerro, Semerro…" Et les grues, haut dans le ciel. Nous entendions, la nuit, leur cri grinçant et métallique et le lourd battement de leurs ailes. C'était impres sionnant. Quand la lune était levée, nous pouvions les voir, en formation de "V", ailes immenses, pattes et cous tendus.
Nous entrions, au début d'octobre, dans l'heure bénite d'hiver : nous retrouvions donc l'heure solaire que les paysans de Malagar, eux, à mon grand étonnement, n'avaient sagement pas quittée. Avec cette heure supplémentaire, les fins d'après-midi parais saient interminables et le dîner se faisait attendre. Le brouillard, le matin, était épais et s'éternisait dans les charmilles. Une rosée glacée couvrait les grappes de chasselas et les cris des oiseaux de nuit se faisaient à nouveau lancinants.
Tôt dans la soirée, les paysans allumaient des ampoules tremblotantes dans l'étable, l'écurie, les chais, créant ainsi un mystérieux et poétique décor. Avec les derniers cèpes et les premières feuilles rougies des vignes, arrivait le temps du retour à Paris.


LES VENDANGES À MALAGAR

Les vendanges de Malagar étaient l'époque la plus gaie qui puisse être. Le régisseur Dubourg régnait sur toute une équipe joyeuse d'une quin zaine de personnes venues des environs, de Saint -Macaire surtout.
Tout se passait comme dans la nuit des temps : les paniers de bois, une fois remplis, étaient versés dans des comportes disposées le long des règes. Pleines à ras-bord, elles étaient saisies par deux hommes qui les hissaient sur une charrette. Gaspard (ou Gamin) était là, attelé, sage sous les essaims de mouches, les yeux et le museau proté gés par une curieuse dentelle de lanières dont j'ai oublié le nom.
Par les chemins cahoteux de la propriété, aux ornières durcies par le vent et le soleil, les com portes étaient acheminées au cuvier. Celles de blanc étaient versées directement dans le pressoir (le raisin blanc faisait l'objet de plusieurs tris comme dans le Sauternais : seuls étaient pris d'abord les grains atteints par la pourriture "noble". Les autres attendaient). Celles de rouge, toujours trans portées à dos d'homme, étaient déversées dans une cuve immense où un homme, les pantalons retrous sés, foulait aux pieds les raisins.
La rumeur des vendanges, l'odeur du cuvier venaient du fond de la jeunesse de François Mauriac, et avaient bercé toute sa vie. Mon père, cependant, ne se mêlait pas directement aux ven danges et ne voyait pas les vendangeurs. Je me souviens qu'il gardait une certaine distance avec le "personnel". De la cour où il se tenait encore plus qu'à la terrasse et même, plus tard, de son cabinet de travail, il entendait les bruits sourds du cuvier, des bar riques que l'on roule et que l'on rince. À la ter rasse, lui parvenaient les rires des vendangeurs, qui montaient des règes toutes proches et il regar dait de loin leurs chapeaux de soleil qui bou geaient au ras des vignes.
Qu'aurait-il dit, aujourd'hui, de l'abomination de cette immense machine, haute comme un immeuble, qui coupe les grappes et avale en même temps feuilles et sarments, qui a mis fin aux rites sacrés des vendanges et qui est une tache horrible dans le paysage éternel des vignes et des hangars, quand elle y est entreposée. Mon père m'avait dit un jour : "Avec ma chance habituelle, je mourrai quand ce monde deviendra inhabitable." Il avait raison. Il ne reconnaîtrait plus ce Malagar sans vendanges, sans oiseaux, sans insectes, sans les bruits de la cam pagne et sans ses odeurs, car les lilas et les seringas ont disparu des charmilles et les chevaux et les bœufs des écuries et des étables.


FRANÇOIS MAURIAC ET LE VIN

François Mauriac n’était pas un amateur de vin. Le vin n'a jamais vraiment compté pour lui. Il aimait bien sûr le bordeaux, mais il ne s'y connaissait en rien. Sur ce point, il était devenu un vrai parisien! Dans un article de la Revue des agriculteurs de France, Quillet, 1937) il a écrit : "Ne goûte pas le vin qui veut." Quelle vérité !
Du bon vin, il devait peut-être en prendre au res taurant, malgré son foie dont il s'est plaint toute sa vie, sauf pendant sa vieillesse. Les lendemains de fêtes, il n'était pas toujours bien. À cette époque, la moindre migraine, le moindre malaise étaient qua lifiés de crise de foie ! Mon père buvait alors, au déjeuner, de l'eau de Vals. Et, par périodes, prenait avant les repas un verre de Schoum. Sur la recom mandation d'un médecin, aussitôt après, il s'éten dait sur le côté droit, pour que le Schoum "baigne bien son foie" ! Toute sa vie, aux repas familiaux, il a bu le gros rouge de Malagar, qui arrivait à Paris en barriques et qui était mis en bouteilles dans la cave de l'ap partement. Il était fort en degrés et très, très mau vais : il vous arrachait littéralement le palais. Le vrai vin de Malagar, c'était le blanc, le doux, le liquoreux, le moelleux, un genre sauternes, mais qui sentait quelquefois le soufre, et qui, dans mon enfance, était servi à Malagar au déjeuner du dimanche, après le melon et avec les poulets et, au dessert, avec les choux à la crème et les millasses que nous prenions à la pâtisserie Décriteau de Verdelais, après la messe.


LES SAISONS À MALAGAR

Août, c'était la fournaise. Mon père faisait ouvrir les volets très tôt le matin, pour laisser entrer la fraîcheur. À 10 heures (9 heures au soleil) tout était fermé : volets et fenêtres. Nous vivions alors toute la journée dans une obscurité sépulcrale. Et si, un instant, pour sortir, j'entrebâillais la porte du vestibule, mon père surgissait : "Tu fais entrer la chaleur, je t'ai déjà dit de passer par la cuisine !" Savez-vous qu'enfant, il me faisait souvent peur ?
Septembre, c'était le paradis : le brouillard du matin, quelquefois à couper au couteau, qui appor tait les odeurs de l'automne ; les rayons du soleil, qui, à la fin de la matinée, comme des flèches, transperçaient la brume (celle-ci disparaissait alors d'un seul coup) ; le paysage qui surgissait dans toute sa splendeur : le viaduc jaune et les clochers jalonnant le fleuve invisible, les cyprès, la vieille maison paisible et un soleil qui, enfin, ne brûlait plus et nous permettait de demeurer dans la cour, tous, silencieux, un livre ou un journal à la main.
C'était Malagar dans toute sa gloire, avec les vendanges, les premiers passages des oiseaux, le lièvre, l'unique lièvre qui gîtait dans les règes et que Dubourg tuait chaque année et, la nuit, de nouveau, les cris des chouettes qui annonçaient l'automne. C'était l'heureux temps où les grandes vacances – les plus beaux mots qui puissent être – existaient encore, où leurs dates n'avaient pas changé, où elles correspondaient aux saisons ou aux fêtes liturgiques et où les enfants rentraient en classe en même temps qu'arrivaient l'heure d'hi ver, les jours plus courts et la pluie.


LA CUISINE DE MALAGAR

À Malagar, les cuisines avaient d'immenses cheminées, des horloges dont le balancier de cuivre fascinait mon père, enfant, et de curieux meubles, appelés "potagers", avec des carreaux de faïence et des petites grilles où l'on fai sait réchauffer les plats avec des braises, et aussi des broches compliquées avec chaînes et mani velles. Aux poutres, pendaient de lourds jambons crus enveloppés dans des sacs blancs. Sur des éta gères s'alignaient les pots de confit. Il n'y avait pas de fourneaux, mais seulement les âtres des chemi nées, où sommeillaient des braises perpétuelles. Des colle-mouches, noirs de mouches, pendaient des plafonds aux solives sombres. Tout cela dans une obscurité et dans un parfum indéfinissable de graisse, d'ail et de fruits. Il faut écouter François Mauriac parler des cuisines des laboureurs de Malagar : "Je me suis assis au coin de l'âtre où brûlait un feu de sarments. Je retrouvais la même demi-ténèbre que dans l'étable. Je reconnaissais un monde cher à mon enfance mais de bien avant mon enfance. Voilà l'ombre sainte d’où je suis sorti. Des cuisines pareilles à celle-là dans le pays landais où mes ancêtres gardaient leurs troupeaux, que je les ai aimées au temps des vacances d’autrefois !"


LE SALON DE MALAGAR TRANSFORMÉ PAR MAURIAC

J’ai regretté, je regrette toujours, la salon d’autrefois de Malagar, celui du Nœud de vipères, avec les chintz à fleurs, la cretonne rose passée. Le salon actuel, surchargé de meubles, de tapis, de bibelots, de paravents et de tableaux n'est plus le ravissant salon que j'ai tant aimé, celui de mon enfance et de ma jeunesse. Au fond, je m'y sens étranger, je ne l'aime plus. Pourquoi avoir ôté ces nattes de corde, au moins neutres, pour les remplacer par d'affreux tapis modernes, dits d'Orient, achetés, je crois, à un marchand ambulant et qui, chaque fois que je les vois, me remplissent d'une sorte de confusion ? Pourquoi avoir choisi ce vilain velours frappé bleu et ajouté tant de fauteuils et de chaises de cet affreux et lourd mobilier de palissandre "Louis XV- Napoléon III" ? Pourquoi avoir retiré les simples et jolis fauteuils d'acajou Louis-Philippe, tapissés de velours gris côtelé ? Ne fallait-il pas à tout prix les garder pour respecter l'équilibre, que je croyais cher à mon père, entre le palissandre et l'acajou ? Et toute cette bimbeloterie nouvelle et abondante – mon père aimait "faire les antiquaires" du voisi nage – a-t-elle sa place parmi les "vrais" bibelots – coffrets, verres de Venise, albums photos, lampe carcel – "laissés là par les générations, comme les coquillages des marées successives" ? Les nou veaux objets sans passé n'étaient-ils pas des intrus ?
Mais, à la réflexion, je dois avoir tort : pourquoi mon père n'aurait-il pas, lui aussi, laissé sa "marée de coquillages" ? Pourquoi ces nouveaux bibelots, jolis ou laids, ne viendraient-ils pas, tout naturellement, prendre la suite des autres ? Les années ont passé. Et ils y ont leur place aujour d'hui. Et ils sont d'autant plus précieux qu'ils sont les derniers que François Mauriac a achetés ou reçus. Le décor du salon, quel que soit le jugement que l'on porte sur lui, est aujourd'hui achevé et il l'a été par François Mauriac. Alors qu'importent ma tristesse et mes regrets du "salon du Nœud de vipères" ! Qu'importe si je ne l'aime pas ! Qu'importe s'il me "gêne" un peu ! Mon père aimait le "salon du Nœud de vipères". Il adorait celui-ci tel qu'il est aujourd'hui, tel qu'il l'a laissé. Et cela suffit à rendre ce salon comme enchanté.


UNE CAMPAGNE DÉFIGURÉE

Aujourd’hui, il n’y a plus de chevaux, il n’y a plus de vaches, il n’y a plus de bœufs dans les prairies et dans les vignes de Malagar. Plus une seule sauterelle, plus un seul grillon – ni les gros noirs, que je faisais sortir de leurs trous avec un brin d’herbe, ni les petits des vignes, gris, aux longues pattes – plus une seule mante religieuse, verte ou couleur d'aiguille de pin. On ne voit plus, le long du très ancien mur de pierre grise qui clôt la propriété du côté de Calèse, les gros et farouches lézards verts d'autrefois ni, dans les trous d'eau, les têtards, les grenouilles, les tritons et les salamandres noires aux taches orange. On ne voit plus, le long de l'allée des cyprès, les criquets aux ailes rouges ou bleues qui précédaient nos pas ni, après la pluie, tous ces petits escargots à la coquille jaune et rose, ni dans les charmilles, les gros crapauds qui surgissaient tard le soir. Savez-vous que, selon le Bloc-notes, François Mauriac fut en 1966 le dernier à voir les derniers crapauds de Malagar ? Je vous le demande : y a-t-il encore des chauves-souris ? y a-t-il encore des lézards, je parle des petits lézards les plus communs, gris, dits "de muraille", à la terrasse ? Quant aux longues et belles couleuvres, dont je ramassais les fragiles enveloppes de peau blanche et fine, elles sont classées parmi les espèces disparues, comme le sont les papillons machaons, plus beaux que ceux de l'Amazonie. Et les oiseaux ? Quel chagrin que tous ces animaux morts à jamais, que cette campagne rendue désormais muette par les pesticides, les insecticides, les herbicides! Où sont "les prairies murmurantes des nuits d'été" si chères à François Mauriac, "l'immense vibration des grillons, des sauterelles et des cigales ?" J'avais oublié les cigales de Malagar ! Elles ne chantent plus aujourd'hui que dans notre souvenir. Leur disparition, déjà lointaine, complète, défini tive, fait régner sur cette campagne, dans la canicule des étés, un silence de mort. Seules rescapées de cet anéantissement, quelques libellules, au corselet vert ou bleu, surgissent encore brusquement, zigzaguant et troublant un instant le silence de leur vol métallique.
Il n’était plus possible à mon père d'être heureux dans un monde où l'homme avait été jusqu'à supprimer les fleurs et les plantes sauvages, qualifiées de "mauvaises herbes". Il n'y a plus un arum dans les vignes de Malagar. Et plus un seul coquelicot dans les blés de l'Île-de-France. Je m'attriste presque autant de la disparition des fleurs sauvages que de celle des insectes et des oiseaux. Le Figaro a récemment jeté un cri d'alarme, dénonçant ce "nettoyage tous azimuts" de nos campagnes, cette "frénésie de ménage" de la nature. Je ne sais plus qui a dit : "Celui qui cueille une fleur dérange une étoile !"
L'enlèvement de tous les arbres fruitiers le long des chemins qui délimitaient les "pièces" des vignes, voilà l'un des vrais drames de Malagar et aussi de tous les paysages du Bordelais. Que pareil drame fût inévitable, en raison de la mécanisation de la culture, ne m'apporte aucune consolation ! L'allée de Calèse était jadis comme une allée du paradis terrestre, bordée de pruniers (reines- claudes), d'abricotiers, de brugnoniers, de pêchers, dont les branches reposaient sur des béquilles tant elles étaient alourdies de fruits. Aujourd'hui, cette allée me désole dans sa nudité, dans sa tristesse, dans sa laideur, dans son délabrement, dans son total abandon. Elle est comme sinistrée. Où sont ces prunes reines-claudes, aux couleurs violacées, fendues, craquelées, entourées de guêpes, que nous ramassions dans les règes par paniers entiers ? Où sont ces petites pêches jaunes, dites "de ven dange", sucrées et juteuses ? Et ces énormes pêches, appelées "tétons de Vénus", que nous alignions sur le buffet dans la salle à manger ?


PRÈS DE MALAGAR : LANGON, SAINT-SYMPHORIEN, BAZAS


LANGON


Le grand-père de Mauriac, Jean Mauriac, résidait à Langon dans une maison près de la gare, elle avait été construite en 1865 afin de bénéficier d’un accès commode pour le transport de bois merrains (bois servant notamment à la fabrication des tonneaux). De même qu’il était associé à son père, il s’associa à son fils Jean-Paul dans ce négoce.

François Mauriac a bien connu cette maison sur le Chemin de Cantau : "Je revois le vestibule de la triste maison où j’ai situé le drame de Génitrix, vaste demeure mal fermée que les trains de la ligne Bordeaux-Sète faisaient tressaillir, la nuit." (Commencements d’une vie).

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Mais, très vite, il s'est détourné de cette demeure :

"J’ignore s’il existe beaucoup d’hommes et de femmes pour s’intéresser aux lieux où j’ai vécu dans ma jeunesse et où j’ai fait vivre mes créatures. […] Il y a beau temps que ces lieux se sont détachés de moi. L’été, je passe presque chaque semaine devant le portail de la propriété sinistre (aujourd’hui vendue) où mes grands-parents ont vécu et qui, en moi, a sécrété un personnage aussi redoutable que Genitrix : je ne tourne même pas la tête vers ses arbres, vers ce double pavillon. Je ne colle pas ma figure aux grilles, je ne cherche pas à retrouver, mêlée à celle du charbon, l'odeur amère des buis. Pourtant les buis sont toujours là, et la gare voisine baigne de la même fumée que dans mon enfance les cimes des grands peupliers carolins plantés par mon grand-père : arbres morts, bien qu'ils paraissent vivants, pierres mortes. Des générations inconnues se sont succédé entre ces murs. Dès mon adolescence, d'ailleurs, ma mère avait déjà bouleversé, 'modernisé' la maison, changé les papiers, enlevé les baldaquins et les rideaux des lits. Or ce ne sont pas les pierres qui gardent l’empreinte des mains, le reflet des visages, la forme, l’ombre des êtres disparus, mais ces prolongements d’eux-mêmes : tentures, rideaux, tapisseries, badigeon des boiseries, objets et couleurs témoins de leurs goûts, de leurs préférences, et qui les ont vus passer d’une chambre à l’autre, s’asseoir, se coucher, fumer, manger, rêver, mourir." [Les Maisons fugitives, Pléiade III, p. 887]

La tombe familiale du cimetière de Langon

« C’est que je me sens tout proche de cette tombe où ils sont étendus, à trois kilomètres d’ici, dans le cimetière de Langon, contre le mur que dominent des piles de bois

odorants » (Commencements d’une vie)
Sur la plaque :
Catherine Mauriac, née De Bayle, épouse de Jean Mauriac, arrière grand-mère de FM
Jean Mauriac : arrière grand-père de FM
Jean-Lucien-Henri Mauriac : oncle de FM
Jean-Paul Mauriac : père de FM
Jeanne-Mathilde Mauriac, née Lapeyre, épouse de Jacques Mauriac, grand-mère de FM
Jacques Mauriac : grand-père de FM
Louis Mauriac : onc
le de FM

Témoignage de Jean Mauriac : "Mon père ne nous a jamais conduits sur la tombe de son père à Langon ni sur celle de samère à Bordeaux. De ma vie, je n'ai vu mon père dans un cimetière. "Le cimetière, disait-il, est le seul endroit du monde où je ne retrouve pas mes morts."


SAINT-SYMPHORIEN


Au cœur de la lande, le Johanet est un chalet de style arcachonnais qui a été construit en 1891 par Claire Mauriac, sa mère, et qui a été la maison des vacances de jeune François. Ce sera la maison du Mystère Frontenac. Et ses environs verront se développer d’autres romans comme Thérèse Desqueyroux ou Galigaï (à Bazas).

• "C’est là que j’ai été attentif aux passions des êtres autour de moi."

• "La maison et le parc enchanté du Grand Meaulnes auront été mon milieu natal et je ne m'en suis jamais écarté." (Mémoires intérieurs)

• "Enfants nous ne connaissions guère que les landes. L'être collectif dénommé 'les garçons', et dont je n'étais qu'une parcelle, avait décidé que, hors le pays des pins, du sable et des cigales, il n'était pas de vacances heureuses. À peine connaissions-nous la propriété des vignes [Malagar], que, plus tard, je devais tant aimer." (Bordeaux, dans O.C., t. IV, p. 164)

• "Quand j'ai le courage de pousser jusqu'à Saint-Symphorien et de pénétrer dans le parc, aujourd'hui un peu abandonné, où s'écoulèrent mes vacances d'écolier, alors je ne crains pas qu'un sort mauvais tombe des branches noires étendues pour me bénir. Beaucoup de ces pins du parc sont morts depuis longtemps et chaque jour il en meurt. Les tempêtes de l'équinoxe abattent ceux dont le coeur est dévoré. Mais les survivants me connaissent et le chêne que notre enfance adora se rappelle la chaleur de ma main, de mes lèvres, de ma joue, lorsque je lui redis les vers que mon frère l'abbé, quand il était enfant, avait composés pour lui et que j'étais seul à connaître : "Vieux chêne qui m'as vu souvent chercher ton ombre, /pleurer tout bas l'amour qui ne reviendra plus". Si nous pouvions choisir le lieu de notre mort, à peine le prêtre se serait-il éloigné qui m'aurait donné le Seigneur, j'aimerais m'étendre non loin du chêne sacré, dans le parc de Saint-Symphorien, sentant une dernière fois sous mes paumes ces fougères sèches, ces mousses, ce tissu d'aiguilles et d'écorces, ces champignons frais. Des cloches de troupeaux et d'angélus se détacheraient de cette basse déchirante des pins qui n'interrompent jamais leur plainte. Car la forêt landaise épouse le tourment de la mer jusqu'à ce que le feu l'anéantisse." [Mémoires intérieurs]

Quand Claire Mauriac, en 1927, partagera ses propriétés entre ses enfants, le Johanet et le parc de dix hectares deviendra la propriété de Pierre, le médecin. Plus tard, devenu la propriété de la nièce de François Mauriac, Mme Catherine Cazenave, le chalet de Saint-Symphorien a été acheté par le Conseil régional d'Aquitaine.

Une tempête, en décembre 1999, a ravagé le parc et jeté à terre le "chêne sacré", dont il est souvent question dans l'oeuvre :
– "J'appuyais la joue contre le chêne adoré, puis longuement mes lèvres" (Un adolescent d'autrefois).
– "Oui, c'était bien ce chêne-là qui était sacré pour nous." (Nouveaux mémoires intérieurs)
– "Ils étaient debout, appuyés au chêne, et l'enfant écoutait, contre le vieux tronc vivant qu'il embrassait les jours de départ, battre son propre coeur éphémère et surmené." (Le Mystère Frontenac).
– "A Saint-Symphorien, où mon père embrasse rituellement le gros chêne, avec une vraie tendresse dont la discrète ferveur nous émeut. (Claude Mauriac, Le Temps immobile).

C'EST SAINT-SYMPHORIEN QUI EST LA CLEF DE L’ŒUVRE DE MAURIAC (Jean Mauriac)

La poésie de toute son œuvre, mon père la doit à Saint-Symphorien, la propriété familiale dans les Landes girondines, à trente kilomètres au sud de Malagar. C'est là que l'étincelle a jailli. C'est de là que tout est parti : Françoise Lalanne-Trigeaud l'a très bien dit : "L'enfance de Mauriac à Saint-Symphorien nous livre la clé de son œuvre." C'est dans le vieux parc immuable que François Mauriac découvrit la nature et apprit à l'aimer : les pins centenaires du parc avec leurs bras en croix – "j'avançais sous la bénédiction des branches sombres", a-t-il écrit – leur immense plainte sous le vent d'équinoxe, comme une plainte humaine ; l'eau glacée de la Hure et son ruissellement, entre les racines des aulnes et des vergnes, qui emportait vers l'océan les bateaux d'écorce de mon père et de ses frères; des odeurs de la lande : dès qu'il pleuvait n'importe où et que la campagne dégageait son haleine de terre mouillée, mon père disait aussitôt : "ça sent Saint-Symphorien." Et il avait baptisé "petit Saint-Symphorien" le fond du jardin de Vémars parce qu'il y avait quelques pins (d'Autriche).
Après tout, les parfums de Malagar ne sont-ils pas fades par rapport à ceux de Saint-Symphorien ? L'immense bourdonnement de la lande au mois d'août ne vaut-il pas les prairies murmurantes de Malagar ? Et les grands incendies de la forêt avec les pins en flammes ne sont-ils pas plus tragiques que les orages et la grêle de Malagar ? François Mauriac a été marqué au fer rouge par Saint-Symphorien : c'est là, pendant ses vacances d'enfant, qu'il est devenu un campagnard pour la vie. Et un poète. Et un romancier.
Seul Saint-Symphorien a régné sur l'enfance de François Mauriac, d'une façon telle qu'il en a été marqué pour toujours : toute son œuvre est sortie beaucoup plus de Saint-Symphorien que de Malagar. Tout s'est joué dans le parc de Saint-Symphorien, "vraie source de mon inspiration". C'est seulement à dix-huit ans qu'il a pris le pli, comme il l'a dit, de passer "la saison chaude" dans le vieux domaine de Malagar.


BAZAS


Bazas cathédrale


François Mauriac était particulièrement arraché à la cathédrale de Bazas. En 1960, il enregistra un texte pour un son et lumière donné sur le parvis : "Votre cathédrale est le témoins vivant de ce monde provincial disparu . Ce qu’elle a à vous raconter ce soir, elle continuera de la raconter aux étoiles. Si jamais les derniers Bazadais l’abandonnaient, elle demeurerait seule à rêver au-dessus des maisons mortes."


MAURIAC À VÉMARS (Val-d'Oise)


Vémars- MaisonVémars est au nord-est de Paris, en Val-d'Oise. Le château de la Motte, actuelle mairie, appartenait à la famille de la femme de François Mauriac, Jeanne Lafon. L’écrivain l'a racheté en 1951.

La maison de Vémars a servi de base à son action de propagande contre l’occupant allemand à partir de 1940. Objet d’une surveillance de plus en plus resserrée, car personne n’ignorait ses sentiments gaullistes, Mauriac ne cessa pourtant d’écrire. Sous le pseudonyme de Forez, il composa le Cahier noir, publié clandestinement par les Éditions de Minuit en 1943.

Pendant ces années de guerre, l’écrivain ne sortait de la maison de Vémars que pour quelques promenades en forêt et la messe du dimanche. Dans les derniers jours d’août 1944, il dut se cacher pour échapper aux Allemands. Le 25, jour de la libération de Paris, il avait eu la surprise d’entendre à la radio son éditorial paru dans le Figaro : "Le premier des nôtres… Une voix pleine de larmes lisait cette page à la radio dans le bruit des cloches de Paris. Et tandis que j’écoutais, que je m’écoutais moi-même, les Allemands en déroute depuis le Bourget envahissaient le jardin, pénétraient dans la maison…"

Dans les années d’après-guerre, peu à peu, Mauriac préféra la maison de Vémars à celle de Malagar. Il y séjournait le week-end, trouvant dans la grande maison et son grand parc la fraîcheur absente de Malagar et la tranquillité absente de Paris (où il habitait avenue Théophile-Gautier). Il écrit en 1951 : "Je ne peux plus supporter l’été, l’abominable climat girondin. Le jardin de Vémars est une merveille de fraîcheur, de paix, de solitude…".

C'est au second étage de la maison qu'il a écrit plusieurs de ses oeuvres, entre autres son dernier roman, Un adolescent d’autrefois (1969), les Nouveaux mémoires intérieurs, de nombreuses chroniques du Bloc-Notes. Mais il n’a puisé son inspiration à Vémars que pour deux romans : La Paroisse morte et Le Fleuve de feu.

François Mauriac est mort le 1er septembre 1970 à Paris. Il repose aux côtés de sa femme Jeanne, de Claude et de Claire, dans le cimetière de Vémars.

Vemars Tombe

wiki-Benjism89-2009


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