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PAUL FORT ET LA NYMPHE DES BORDES

EN YVELINES


Paul Fort est né à Reims en 1872. A Paris, il connaît Pierre Louys et André Gide et s'oriente vers la littérature symboliste. À dix-sept ans, il crée le théâtre de l'Art qui deviendra le théâtre de l'Œuvre. Puis il se consacre à la poésie. Il fonde la revue "Le Livre d'Art" en 1896 et dirige "Vers et Prose" en 1905 avec Paul Valéry. Il publie dès lors de nombreux vers.

En 1891, Paul Fort se marie avec "Suzon", de vrai nom Marie. Ses témoins sont Verlaine et Mallarmé. Il a eu avec elle une fille, Jeanne. Il l'a quittée en 1907, pour aller vivre à Montmartre avec Margueritte Guillot.

 

Paul Fort en 1898, par Jean Veber

En 1912, il a été élu "Prince des Poètes". On lui demanda aussitôt de faire une tournée de conférences dans le monde entier. Mais il ne voulut pas partir seul...

L'ENLÈVEMENT DE LA "NYMPHE DES BORDES"

C'est à Montparnasse qu'il vit pour la première fois une jeune fille de 18 ans, Germaine Pouget. C'était la fille d'un poète parnassien ou symboliste assez connu, ami de Barrès, qui avait pris le pseudonyme de Léo d'Orfer. La jeune Germaine était alors "pionne" à Paris dans un cours de la rue du Four. Elle rencontra Paul Fort plusieurs fois, d'abord à la Closerie des Lilas, puis au Luxembourg, au parc Montsouris, à la Gaieté-lyrique. Ils s'écrivirent et elle devint sa maîtresse. Aussitôt il composa pour elle des poèmes où il l'appelait "Hélène Tourangelle", à cause de sa beauté qui lui rappelait celles des filles de Touraine.

Paul Fort avait alors 40 ans. Il avait déjà une femme, une maîtresse et un enfant de chacune d'elles. Mais cela ne l'empêcha pas d'enlever la petite Germaine. Voilà comment les choses se passèrent.

Depuis son enfance, Germaine Pouget venait régulièrement aux Bordes (au nord de Sully-sur-Loire), chez ses grands-parents maternels, qui habitaient juste en face de l'école. En 1914, son grand-père étant mort, Germaine dut venir aux Bordes passer la Noël avec sa grand-mère. L'idée de sa famille était alors de la mettre surveillante au lycée d'Orléans et de lui faire épouser un libraire bien connu dans la ville… Mais la jeune Germaine n'était attirée ni par Orléans, ni par les Bordes. Et, presque chaque jour, elle recevait une lettre pressante de son poète.

Bientôt, impatient, Paul Fort décida de venir aux Bordes. Il s'installa dans un petit hôtel qui était alors au carrefour de la rue principale et de la route de Gien. Mais la liaison peu discrète entre cet homme marié et la jeune parisienne commença à faire scandale dans le village. C'est pourquoi Paul Fort décida de l'enlever. Il lui donna rendez-vous le soir du 1er février 1914 à la porte du jardin, arriva en carriole et l'emmena à la gare de Bray-en-Val où ils prirent le train pour Paris.

Le "papa d'Orfer" prit la chose avec une relative indulgence. Mais les grands-parents de la jeune fille lancèrent la police aux trousses des deux fugitifs. Paul et celle qu'il présentait comme sa secrétaire réussirent pourtant à passer la frontière et à aller à Moscou, première étape d'un long voyage qui les conduira à travers l'Europe et l'Amérique. Dans ses conférences, Paul Fort parlait de la poésie française et Germaine Tourangelle lisait des vers pour illustrer ses propos.

Voici comment Paul Fort raconte tout cela dans ses Mémoires:

J'ai un grand voyage à faire accompagné de ma vraie Muse, ma compagne prédestinée, Germaine Tourangelle, que je reçus en mon âme (c'était à la Closerie des Lilas) au son d'un coup de foudre de mon coeur. Je vous l'ai dit, toute jeunette et sage, mais fine, élancée, taille souple à la Diane, et quels beaux yeux pers éclairant le plus doux visage aristocratique, elle était venue un soir avec son paternel, excellent homme et bon poète symboliste, Léo d'Orfer. Il n'y eut plus de cesse que je ne la revisse ; j'aurais remué ciel, terre, enfer, vie et mort pour revoir celle, adorable, au plus fin visage français qui jamais fût en France (je me répète ? ah ! son profil !) et que les dieux, l'Amour et Vénus entre autres, avaient créé dans un seul but, qu'elle devînt ma troisième épouse, aimante, fidèle, charmée, ravie — plus que çà! — et qu'elle nous fît beaucoup d'enfants.

Bien; mais la revoir, comment? cette Tourangelle — ainsi par moi nommée à cause de ses traits si purs — où la revoir et comment ? En réalité, à cette époque, elle n'habitait point Paris. Elle y était venue embrasser son papa, c'est tout. Veuf, il continuait, dans les environs de Saint-Sulpice, sa dure et libre vie d'homme de lettres, de journaliste, et de magnifique essayiste, un peu à la façon "bohème" qui était notre chic en cet heureux temps. Non pas qu'il fût insoucieux de sa chère fille, belle entre toutes, mais c'était le papa au coeur le plus indulgent qui pût être, et les grands-parents, bourgeois plus sévères, avaient pensé qu'une éducation à l'abri des charmes lutéciens convenait mieux à la Tourangelle, je veux dire à leur très sage petite fille.

J'appris que mon amante (au sens qu'on donnait à ce mot au XVIIe siècle) vivait aux confins de l'Orléanais, de la Sologne et de la Touraine, avec ses aïeuls maternels, dans leur maison familiale sise en un grand village nommé Les Bordes, tout près de Sully-sur-Loire, à la lisière même de la forêt d'Orléans. Les Bordes, rendez-vous, pour les chasses à courre, de tous les châtelains des environs, de leurs invités, de leurs piqueurs, de leurs sonneurs de cor et de leurs meutes aux queues frétillantes.

Je ne fis ni une ni deux : prompt comme Joubert sur l'Adige, eût dit Victor Hugo, je sautai dans le train, j'arrivai dans le susdit patelin couvert de neige (c'était trois jours avant la Noël), je bondis dans une auberge de chasseurs et, grâce à la complicité vite achetée d'un piqueur, je fis parvenir à mon adorée — qui ne savait pas être adorée à ce point — l'hymne à l'amour que voici, où je me clamais rajeuni, prêt aux divines prouesses et à un enlèvement de ma belle jusqu'à Moscou, juqu'à Pékin, jusqu'au bout du monde ! J'avais mêlé à mon chant toutes les divinités fluviales et sylvestre de la Loire et de la forêt d'Orléans, les proclamant mes complices, heureuses à l'avance de mon succès, de ma victoire, dont je ne doutais pas un seul instant.

Le piqueur, messager des amours, ayant remis ce poème et une lettre à la belle des belles, mes voeux furent écoutés, mon audacieuses entreprise consentie. Evohé ! L'enlèvement se fit la nuit même, grâce à un bon cheval et à une vieille berline louée dans mon auberge et qui datait au moins de Napoléon III, peut-être de Napoléon Ier; — l'enlèvement se fit dès un carrefour de la forêt d'Orléans où, trottinante, était venue me rejoindre la svelte, la pure, la blonde jeune fille aux yeux de ciel; et fouette cocher! jusqu'à un village lointain, une petite halte sur la grande ligne de chemin de fer menant à Paris. Vite! vite! au galop! car nous risquions d'être poursuivis par la maréchaussée. Et de fait nous le fûmes…, mais n'anticipons pas. De cette halte, j'enlevai mes amours — tenez-vous bien! — d'une seule traite jusqu'à Moscou.

Sortir de France nous fut assez difficile, mais ô Tourangelle, je vous bombardai ma secrétaire, petit mensonge devenu vérité sur vos "papiers" contresignés par Philippe Berthelot, cependant que les pandores étaient à nos trousses, ameutés bien légitimement par les excellents grands-parents de la fugitive aux yeux tout innocence et aux dix-neuf printemps.

A notre bref passage à Paris, j'avais même reçu de l'indulgent papa d'Orfer, gagné à l'unanime sévérité familiale, une lettre foudroyante ainsi conçue et qui faisait allusion à une visite que je lui avait faite rue Saint-Sulpice : "Attila, Monsieur, respectait la fille de son hôte. Vous vous êtes conduit comme un barbare, mais votre âme est plus vile que celle du roi des Huns". Connaissant l'extrême bonté et l'amitié que me portait mon contempteur, cette lecture, je l'avoue, nous fit tendrement sourire. Et pendant quelques jours la Tourangelle, en opposition au roi des Huns, ne m'appela que le roi des Deux…


LE SÉJOUR EN YVELINES

En mai 1914, l'approche de la guerre les ramena en France. Ils décidèrent alors, pour se reposer de leurs voyages, d'accepter l'offre de l'éditeur Helleu et d'aller passer quelque temps dans l'Yveline pour écrire des poésies destinées à accompagner des bois gravés du dessinateur Eugène Vibert. C'est alors qu'ils louèrent une chaumière au hameau des Haizettes, où il vécurent quinze jours de solitude et de bonheur.

Mais un jour arrive, toiles et chevalet sous le bras, le peintre Carlègle, à qui le propriétaire, distrait ou un peu filou, avait également loué la chaumière. Voilà nos deux amoureux contraints de céder la place. Ils chargent leurs affaires et leurs livres dans deux brouettes et ils vont au pays voisin, à Gambaiseuil, poursuivre leur séjour dans une autre maison rustique.

Ce séjour en Yvelines devait être définitivement interrompu par la guerre. Paul Fort en rapporta quelques poèmes qu'il a réunis dans les Ballades françaises, sous le titre "Deux chaumières au pays de l'Yveline".

 

 


DEUX CHAUMIERES AU PAYS DE L'YVELINE

Donc, nous voilà de retour en France et, par le voyage, les conférences, les réceptions, assez fatigués. Il nous vint à l'idée d'aller nous reposer en pleine nature dans une campagne si tranquille vraiment qu'il n'y passe aucun chemin de fer. Et cependant c'était tout près de Paris, au coeur de la forêt de Rambouillet, dans la partie de cette forêt que l'on nomme les Yvelines et qui, sous Louis XIV, fut illustrée par les Jansénistes de Port-Royal, les "Solitaires" comme on les appelait... Bien vite, nous louâmes une chaumière, tout près du hameau des Haizettes, sans nous douter que son propriétaire, le chenapan! l'avait déjà louée pour à peu près la même époque à un dessinateur excellent (qui devint notre ami d'ailleurs) Emile Carlègle.

 

Entrée de la forêt de Rambouillet aux Haizettes

LE VOYAGE

Le train file et nous voici donc
– fée de mon coeur, Muse enchantée –
filant au bleu coeur de l'été,
en route vers ces lieux vantés
aussi pleins d'arbres que de joncs.
C'est au pays de l'Yveline
qu'une chaumière attend nos coeurs,
Muse: elle est là, petite et fine,
rustaude mais quasi divine
et d'harmonie et de blancheur.
Mais le train file: adieu Saint-Cyr,
Grignon, Plaisir, Neauphle-le-Vieux,
Montfort, Galluis, bientôt La Queue.
Dans un hameau – bel avenir! –
ce soir que nous serons heureux !
Ce hameau nommé les Haizettes,
sous Gros Rouvre, près du Buisson,
dès ce soir nous y ..... Mais glissons.
L'esprit tout réjoui, Musette,
qu'Haizettes rime avec noisettes.
Aimons déjà notre Yveline,
où musait le jeune Racine,
aux jours qu'il désertait l'école,
à l'effroi de Monsieur Nicole,
Muse, serons-nous moins frivoles ?

Quand nous arrivâmes, la chaumière était libre encore. Et nous voici, dans la plus belle forêt du monde, installés, ma mie et moi, sous un toit de paille, en l'ombre d'une maisonnette tout habillée de fleurs.

Chaumière, vos parures sont marguerites, roses:
à vos pieds ces blancheurs et sur vous ces couleurs.
Chaumière, la nature est bonne à quelque chose:
elle abrite nos coeurs dans un bouquet de fleurs.
Chaumière, cela dure autant que le bonheur.

CE QUE NOS YEUX VERRONT, OU LA CARTE EPINGLÉE.

Sur ma table émue de soleil,
déplions la carte aux merveilles.
Regarde! voici l'Yveline
plus embrouillée que mousseline.
Ornons d'épingles ses lieux-dits
qui vont nous être paradis.
Ornons de ci de là, ma mie;
ne faisons l'ouvrage à demi.
Piquons partout et les châteaux
et les couvents et les hameaux,
les bourgs, les moulins, les étangs,
piquons Montfort dès cet instant,
lui qui chatouille le bon Dieu
de son clocher vu de sept lieues,
qui pose en hennin sa tour magne
sur le front d'Anne de Bretagne,
et mène faire un tour de ronde
aux arcs d'un cloître sur ses tombes.
Port-Royal, vrai coeur de la France,
un long beau siècle - piquons-le!
s'il n'en reste aux soirs vaporeux
que les ombres de "ces Messieurs".
Port-Royal, tout plein de l'absence
de lui-même, orne le Silence.
Cà! çà! Gambais et Gambaiseuil,
se disputant, me tirent l'oeil.
Quoi? ce Neauphle deux fois cité
veut être deux fois visité?
Non pas, le Vieux et le Château
se font écho sur deux coteaux.
J'irai partout, ma belle Rose,
ma fleur de mai, juin et juillet:
avec toi, Muse à qui je plais,
j'irais au Ciel, n'y croyant mais!
j'irai partout malgré les roses
qui s'enchaînent sur mes volets.

Nous vivions là, isolés, loin du monde et comme dans un paradis. Le mot n'est pas trop fort, si l'on songe que les bois qui nous environnaient, éloignés de toute voie ferrée et ne voyant jamais passer la moindre auto, restaient jour et nuit dans leur tranquillité sacrée. Et si bien que le matin, quand nous nous réveillions, nous pouvions voir à travers la vitre de notre chaumière les écureuils se balancer aux arbres de notre jardinet, les petits lapins des bois, levant leur queue blanche, venir en troupe sautillante grignoter les épluchures de légumes abandonnées sur notre fumier doré, et souvent même - ce qui nous faisait battre le coeur de grand émoi - les chevreuils et les cerfs venaient se reposer non loin de notre porte. Oui, c'était un paradis terrestre, dont nous étions l'Adam et l'Eve. Tout proche, le hameau des Haizettes ou d'Haizettes, dont le nom veut dire petites haies, envoyait parfois jusqu'à nous des messagers charmants: c'étaient de petits veaux au pâturage et que notre vue égayait lorsque nous passions en promenade sur le chemin qui mène à Gambaiseuil. Chantons ici

LES PETITS VEAUX D'HAIZETTES

Il est, dans mon petit hameau,
trois grand' merveilles de la faune,
trois doux trésors de petits veaux,
tous les trois blancs marqués de jaune.
Couchés au pré des marguerites,
ils vivent en petits rentiers,
et que je passe lent ou vite,
leur front suit le bal de mes pieds,
tant que lisant, l'autre jour même,
François de Salles qui m'assotte:
oui, l'Introduction suprême
et si tendre à la Vie Dévote,
avec leur tête, eux, me rythmaient
les pas pieux que je faisais:
trois petits veaux m'avaient à l'oeil,
sur le chemin de Gambaiseuil.
Sur le chemin du paradis,
un jour, cueillotant la noisette,
puissent me suivre, Agnus Dei,
les doux yeux noirs des veaux d'Haizettes.

Mais il n'y avait point que des oiseaux, des cerfs, des chevreuils, des lapins et des veaux, dans notre empire, il y avait aussi des grenouilles. Les étangs de Mormaire à quelque distance et, plus loin, l'étang de Gambais - celui même où le Barbe-Bleue moderne, Landru, jeta ses femmes coupées en morceaux, dit-on - abondaient en petits batraciens. Et cela faisait un charivari, le soir, qui, tout de même assez lointain, n'était pas sans charme. Il faut ici que je vous dise que ce pays des Yvelines est aussi nommé, par ses habitants, le pays des grenouilles bleues. Et n'allez pas raconter aux paysans des environs que c'est une légende, que ce n'est pas vrai, qu'il n'y a pas de grenouilles bleues. "Il y en a, répondront-ils orgueilleusement, mais il n'y en a que dans ce coin de la terre."

PRIERE AU BON FORESTIER

Nous vous en prions à genoux,
bon forestier, dites-nous-le !
à quoi reconnaît-on chez vous
la fameuse grenouille bleue ?
à ce que les autres sont vertes ?
à ce qu'elle est pesante ? alerte ?
à ce qu'elle fuit les canards ?
ou se balance aux nénuphars ?
à ce que sa voix est perlée ?
à ce qu'elle porte une houppe ?
à ce qu'elle rêve par troupe ?
en ménage ? ou bien isolée ?
Ayant réfléchi très longtemps
et reluquant un vague étang,
le bonhomme nous dit: Eh mais,
à ce qu'on ne la voit jamais.
Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate !
Ce matin je l'ai vue: un vrai saphir à pattes !
Complice du beau temps, amante du ciel pur,
elle était verte, mais réfléchissait l'azur.

Entourés comme nous l'étions d'animaux de toute sorte, et qui, si peu farouches, ne nous craignaient nullement - je ne vous ai point parlé des faisans, des cailles, des perdrix et des grouses, non plus des hérissons, ni des abeilles, nos hôtes - je faisais assez bien figure d'un Orphée au petit pied, d'un Orphée charmant les animaux. Et, dans mon orgueil naïf, je m'attendais à la visite prochaine de tous les animaux de la terre. Je parlais des abeilles tout à l'heure. C'est surtout au moment de la canicule et au plus chaud du jour qu'il faut les entendre, cependant que soi-même on repose ou l'on rêve... Notre chaumière fleurie en était toute vibrante. Quel immense et doux fredon à l'heure même où le clocher de Montfort nous comptait dans l'air pur les douze coups de midi !

Or, c'est justement par un de ces midis endormeurs où l'âme s'en va toute aux sphères édéniques que nous apparut, ses toiles et son chevalet sous le bras, le terrible et bon dessinateur et peintre Carlègle, terrible parce qu'il avait une grande barbe rousse, bon parce qu'il avait tout de même un bon sourire dans une bonne figure. Il n'en venait pas moins réclamer – oh! très doucement – son droit de loger dans notre chaumière et nous prier d'en partir. Que voulez-vous! il avait loué avant nous. Et c'était un père de famille respectable. Force nous fut donc de déguerpir, après avoir, heureusement, loué une autre chaumière, bien plus jolie encore, au milieu même de la forêt, dans les environs de Gambaiseuil. Mais nous avions passé aux Haizettes quinze jours adorables et cela nous faisait gros coeur de nous en aller. Que l'on me permette de transcrire ici un petit poème au sujet de notre chagrin. Il est intitulé l'Adieu aux Haizettes. J'oubliais de dire que dans le pays il n'y avait pas une voiture pour transporter nos paquets - tout le monde était aux champs ou en forêt - et que nous dûmes, ma femme et moi, transbahuter nous-mêmes nos vêtements, nos petits meubles intimes et notre bibliothèque, oui, tous nos livres, dans deux brouettes...

L'ADIEU AUX HAIZETTES

Nous avons rempli deux brouettes
de nos paquets. Faut s'en aller!
Sur le vieux toit la girouette
pousse un long cri désolé !
On quitte... Chacun sa manière...
Les sanglots nous "remuent" la tête.
Adieu nos, notre, mon Haizettes !
Il nous faut vous quitter, chaumière...
Le bon dessinateur Carlègle
est venu réclamer son droit
de nous mettre plus à l'étroit
sous plus petit chaume de seigle.
Ce n'est guère sa faute à lui.
Je n'avais qu'à louer plus tôt.
Mais non. Quels regrets aujourd'hui !
Demain c'est pour lui mon château,
notre chaumière du bonheur,
où nous fîmes de si doux sommes.
Il pourra d'un génie moqueur
y dessiner tous ses bonshommes
et s'asseoir sur la chaise en paille,
unique témoin des pourchas,
et dormir, après son travail,
dans notre lit comme un pacha.
Mais la nuit saura-t-il mourir de peur,
comme nous le faisions,
en écoutant le Grand Veneur
- quitte ensuite à mourir de rire !
Et le matin vers la rosée,
te verra-t-il penchée au seuil,
nue et les cheveux irisés ?
Non, il en peut faire son deuil.
Nous avons rempli deux brouettes...
Il n'y a pas... faut s'en aller.
Sur le vieux toit la girouette
nous jette des cris désolés.

Nous voici donc partis, tous deux, poussant nos brouettes sur un chemin descendant, "raboteux, malaisé", qui conduisait, au mitan de la forêt, jusqu'au hameau de Gambaiseuil où se trouvait - isolée pourtant - la nouvelle chaumière. La route ou plutôt le sentier était en effet très raviné, et malheureusement bordé d'un petit cours d'eau. Que de fois nos livres dégringolèrent sur les cailloux pointus et même dans le ruisseau ! Une chose nous amusait pourtant. C'est que la brouette ait été inventée par le grand philosophe chrétien Pascal, dont les oeuvres, justement, faisaient partie de ma bibliothèque roulante; c'était bien fait! Voulez-vous un moment nous voir sur la route et poussant nos brouettes ? Alors veuillez lire ce poème dialogué. Il a pour titre

PASCAL OU LES DEUX BROUETTES

— Envoie la roue avec ardeur.
— Sous tes bras allonge la tête.
— Pousse ta brouette, mon coeur.
— Pousse la tienne, mon poète.
— Oui. Sais-tu bien que c'est Pascal,
le plus grand homme d'Yveline,
qui, s'ennuyant à Port-Royal,
nous l'inventa, cette machine?
Prends garde aux trous ! — Oui. Ton Pascal
eût bien pu nous trouver aussi,
pour consoler tous ses soucis,
la brouette-à-petit-cheval.
— Envoie la roue avec ardeur.
— Sous tes bras allonge la tête.
— Pousse ta brouette, mon coeur.
— Pousse la tienne, mon poète.
— Tu pousses ma bibliothèque,
plus mes chefs-d'oeuvre... oui, tous mes textes...
gare à ce ruisseau ! Quel sursaut !
Voilà tous mes bouquins dans l'eau.
De Sainte-Beuve Port-Royal,
sept gros volumes empruntés,
noyés avec les Provinciales !
que je suis donc déshérité !
— Vois-tu, qui montent d'un vallon
fait pour l'amour tant il est doux,
le toit moussu puis la maison ?
Que nous serons donc bien chez nous !
Pascal mouillé pleure en ma poche,
sur qui? sur la mère Angélique?
Garde la droite ou je t'accroche!..
Hardi! brouettes héroïques !
— Envoie la roue avec ton coeur.
— Sous tes deux bras fais-moi risette.
— Ca y est! Nous sommes les Vainqueurs!
— Embrassons-nous, ô mon poète!

Enfin, nous nous installâmes dans notre nouvelle chaumière, au centre d'un vallon adorable, cerné par un bois de chênes, de hêtres et, sur les hauteurs, de bouleaux au feuillage tremblant; et ce fut un nouvel enchantement, une véritable féérie de chaque jour et que j'ai tâché de rendre en ce poème :

LA NOUVELLE CHAUMIERE OU LE VALLON AUX CHARMES CONSTANTS.

Est-il deux amants sur la terre
pour être plus ravis que nous,
devant la grâce et le mystère,
ici clos, d'un vallon si doux ?
Qu'il pleuve et l'on voit s'étirer
la moire de ses prés diaprés,
avec tendresse au lit d'amour
nous l'imitons s'il pleut de jour;
s'il pleut de nuit, le val enchante
des rainettes l'hymne chantante
et des feuilles de la hêtraie
les sourds petits tambours discrets.
Mais l'on a des soirs tout chez nous,
et si doux en notre jardin
que le vallon se fait plus doux,
aux écoutes de nos destins:
car notre jardin c'est la feuille,
chue de l'Arbre du paradis,
où deux vers luisants nus s'accueillent
– à notre semblance, on le dit.
O nuits ferventes! longs désirs!
sous les chaudes mains des zéphyrs!...
Est-ce bien assez de vous dire
– beau chef-d'oeuvre de tous les temps –
le vallon aux charmes constants ?

Or, un jour, un matin, au moment où l'aurore jetait ses premières roses sur les toits du petit hameau, et que la plupart des forestiers, des bûcherons nos voisins étaient encore endormis – nous mêmes nous dormions du sommeil du juste – le bruit d'un tambour lointain, mais dont les roulements sourds se rapprochaient, nous réveilla l'un et l'autre, et moi le dernier. C'était évidemment le crieur public, le garde-champêtre d'un gros village des environs, qui venait – comme il le faisait assez souvent – nous annoncer l'ouverture d'un marché, le premier jour d'une fête locale ou voire même quelque vol d'un braconnier.
Hélas! non, c'était la guerre! la guerre! c'était la mobilisation que venait nous annoncer ce crieur qui, dehors, agitait une grande feuille imprimée, sur laquelle penchant ses lunettes, il lisait en pleurant la fatale nouvelle. Et déjà les bûcherons autour de lui s'attroupaient et, au milieu d'eux, une pauvre vieille femme hurlait de douleur.
C'était la guerre. Il y a de cela trente ans. Aujourd'hui c'est la guerre encore. Hélas! "on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient s'donner la main." Nous en sommes loin...


Paul Fort a été mobilisé en 1914, mais il a servi seulement dans la réserve de l'armée territoriale. Il a été envoyé en Touraine, dans le Blésois et en Vendômois: c'était son premier contact avec la Touraine.

En 1921, il se retira dans une propriété qu'il avait achetée à Montlhéry. Il y écrivit ses Mémoires.

Paul Fort en 1922

 

Il a eu trois enfants avec Germaine : Hélène en 1919, Claire en 1923 et François en 1920.

À la mort de Suzon, en 1956, il épouse enfin Germaine Pouget, qui avait alors dépassé la soixantaine, et reconnaît ses trois enfants.

Et lui-même mourra en 1960, âgé de 88 ans, et sera inhumé à Montlhéry dans sa propriété d'Argenlieu.

GEORGES BRASSENS, L'ENTERREMENT DE PAUL FORT

Tous les oiseaux étaient dehors
Et toutes les plantes aussi.
Le petit cheval n'est pas mort
Dans le mauvais temps, Dieu merci.
Le bon soleil criait si fort :
Il fait beau, qu'on était ravis.
Moi, l'enterrement de Paul Fort,
Fut le plus beau jour de ma vie.

On comptait bien quelques pécores,
Quelques dindes à Montlhéry,
Quelques méchants, que sais-je encore :
Des moches, des mauvais esprits,
Mais qu'importe ? Après tout ; les morts
Sont à tout le monde. Tant pis,
Moi, l'enterrement de Paul Fort,
Fut le plus beau jours de ma vie.

Le curé allait un peu fort
De Requiem à mon avis.
Longuement penché sur le corps,
Il tirait l'âme à son profit,
Comme s'il fallait un passeport
Aux poètes pour le paradis.
S'il fallait à Dieu du renfort
Pour reconnaître ses amis.

Tous derrière en gardes du corps
Et lui devant, on a suivi.
Le petit cheval n'est pas mort
Comme un chien je le certifie.
Tous les oiseaux étaient dehors
Et toutes les plantes aussi.
Moi, l'enterrement de Paul Fort,
Fut le plus beau jour de ma vie.

Outre une dizaine de pièces de théâtre, Paul Fort est l'auteur des Ballades françaises en 40 volumes (1896-1958) et de ses Mémoires, toute la vie d'un poète 1872-1943.

Quelques-uns de ses poèmes ont été mis en musique par Georges Brassens.

 


"GERMAINE TOURANGELLE" RACONTE...

D'après un entretien qu'elle accorda à Jacques-Henri Bauchy et à Guy Breton au 34 de la rue Gay-Lussac à Paris, entretien publié dans Jacques-Henry Bauchy, "La nymphe des Bordes et le prince des poètes", dans Histoires d'amour des provinces de France, L'Orléanais, Presses de la Cité, 1974.

Je m'appelle Germaine Pouget. Mon père s'appelait Léon d'Orfer en littérature, mais il se nommait, de son vrai nom, Pouget. Il était assez connu comme poète parnassien. Il a été le créateur d'un tas de petites revues, avec Barrès, et des gens comme ça...

Mon grand-père, Émile Neveu, était originaire des Bordes; ma grand-mère était orléanaise. Ils se sont installés aux Bordes dès qu'ils ont eu leur retraite, dans une maison qui avait été construite par le fils d'amis, Charles Riesler, le frère d'Edouard Riesler, le musicien bien connu. Charles était architecte, et c'était la première maison qu'il eût construite. C'était une villa magnifique, mais... il avait oublié l'escalier ! Alors, quand on entrait dans le hall, dallé de carrelage rose et bleu, on voyait cet escalier en chêne, avec une jolie rampe, avec des murs peints en rose, à petites garnitures légères dans les angles ; alors on pensait que, s'il n'y avait pas l'escalier, la maison eût perdu une partie de son élégance.

Je suis née à Paris, 48 rue Montmartre. Mais j'allais toujours en vacances aux Bordes, et aussi dès que ma mère était malade, ce qui arrivait souvent, car elle était d'une santé chancelante (elle devait mourir à l'âge de 37 ans).

Toute petite, j'ai eu des souvenirs de cette maison des Bordes. La maison de mes grands-parents était juste en face de l'école. J'ai appris à lire à neuf ans, parce que j'allais à l'école dès que la récréation sonnait, pour jouer avec les copains ; et, dès la reprise des classes, je retraversais la rue, et je retournais chez moi...

Quand ma mère mourut, je partis passer mes vacances dans le Loiret. Et, quand je suis revenue, j'ai travaillé comme pionne dans un cours de la rue du Four, ayant passé le brevet supérieur et la première partie du "bachot" la même année. Je m'occupais des tout petits gosses.

J'avais alors un amoureux sérieux. On faisait des projets d'avenir. Son père était soldat à la retraite. Lui se disposait à la littérature, tout au moins comme instituteur, ou professeur... ça dépendrait de ses études. Il avait passé ses vacances à la Chartreuse de Neuville, près de Montreuil. Là il avait rencontré là Paul Fort, avec Marguerite Gillot, qui était sa maîtresse, et la fille de Marguerite Gillot, Laure (Loriot, comme nous l'appelions).

En rentrant, naturellement, Pierre m'a dit:
— Ce soir on ne sortira pas ensemble, parce que je suis convié à la Closerie des Lilas.
— Pourquoi tu m'emmènes pas?
— Mais... Tu ne connais pas Paul Fort!
— Bon! je le connais pas; mais je pourrai le connaître, et dans un café, on peut bien emmener qui on veut.
— Ah bon, si tu veux!  
Ce fut ainsi que je vis Paul pour la première fois.

On s'est rencontré une autre fois au Luxembourg et une autre fois encore au parc Montsouris. Pierre était jaloux. Je suis allée de moins en moins à la Closerie. Alors, je suis partie en vacances, chez mes grands-parents. Ce n'était pas drôle: Les Bordes, moins de mille habitants...

Un beau jour, je reçois aux Bordes une lettre me disant que Paul Fort a marié sa fille. Sans penser à mal, j'écris un petit mot où je lui dis: «C'était pas la peine de m'assurer d'une telle amitié, si vous ne m'annoncez pas ce qui vous arrive d'heureux...» Qu'est-ce que j'avais fait là ! Oh, là, là! C'était pas beau! Je n'y ai pas pensé, sur le coup. C'est après ça, que c'est venu...

Il m'a répondu tout de suite. Il était aux Andelys, avec Marguerite Gillot. Après ça, les lettres se sont entrecroisées; elles étaient beaucoup plus gentilles de la part de Paul que de la mienne, parce que, moi, j'étais toujours un petit peu sur la défensive.

Et puis, je suis rentrée à Paris. Pierre était appelé à être soldat: on était en fin 1913... Moi, je ne suis pas retournée à la Closerie. J'étais bien sage. Puis, sous prétexte de me faire trouver le temps moins long, ma famille posa ma candidature pour être pion au lycée d'Orléans. Je n'y tenais pas. Paul vint me consoler, chez mes parents, qui habitaient alors rue Madame. Il m'invita pour assister à une représentation de Carmen à la Gaîté-Lyrique; et puis, au «Petit Duc». Enfin, une autre fois, il me dit : «De Max joue dans Stanley Collins au Châtelet.» Il m'y emmena. Dans ce spectacle, une scène me fit peur. J'ai eu un mouvement de retrait vers lui. Naturellement, il m'a prise par le cou. Je n'ai pas vu beaucoup de Stanley Collins...  Ce jour-là, Paul m'a reconduite à la maison. Moi, j'avais honte...

Déjà, il m'avait dédié des poèmes (sans me le dire) qui étaient parus dans une revue en juillet 1913, où il m'appelait «Hélène Tourangelle». Hélène, pas «Germaine»! Il n'osait pas encore. Tourangelle, c'est un nom qu'il m'a donné. Il a trouvé que c'était mieux. Il disait que j'avais un visage tourangeau. C'est pour ça.

Après ça, il s'est passé des choses embêtantes. Mon grand-père était très vieux et il est mort. Il m'a donc fallu aller aux Bordes. La famille!  Et Paul ne voulait pas me laisser partir...

Un beau jour, on m'a dit qu'il fallait que j'aille auprès de ma grand-mère, parce qu'elle était toute seule. C'était la Noël et le jour de l'An... J'ai des lettres terribles. Paul m'écrivait tous les jours, et, moi, je lui répondais. On les a gardées. Je lui faisais, moi, de la morale. Eh oui! Qu'est-ce que vous voulez? Un monsieur qui avait 41 ans, et moi 19! Il avait une femme, Suzon, qu'il avait épousée en 1891, avec Verlaine et Mallarmé pour témoins. Il avait une fille (Jeanne, 4 ans de moins que moi). Il avait une maîtresse (Marguerite Gillot), dont il avait une fille…

Moi, je prévoyais l'embêtement d'aller causer de la peine à des gens, parce que sa femme, après tout, c'était sa femme, et puis, Marguerite Gillot, c'était à moitié sa femme...  Alors, on parlait de toutes ces choses-là. Il me dit : «Marguerite Gillot, ça va bien; il y a longtemps qu'elle fait ce qu'elle veut.» C'était un numéro, Marguerite Gillot! Je l'ai bien connue après. «Marguerite Gillot, elle fait ce qu'elle veut, et moi aussi.» Ah! Quant à sa femme, Suzon, il m'a dit: «Suzon, je te la ferai connaître; oui, Suzon, tu verras comment elle est. Et puis, elle sera contente de te voir.» Elle l'a été. Elle m'a écrit des choses charmantes. Plus tard, quand nous sommes rentrés de RussIe, elle a écrit une lettre à Paul, dans laquelle elle lui disait: «Tu n'as pas idée de ce que j'ai pu être fière que tu sois entre moi et Germaine, à la gare du Nord.»

Aux Bordes, on m'avait dit: «Faut que tu ailles comme surveiIlante au lycée d'Orléans». On avait des idées de me faire épouser un libraire d'Orléans... Mes parents, qui le connaissaient, avaient cette idée-là. Ça ne me plaisait pas du tout, l'idée d'aller m'enfermer à Orléans! Paul était très embêté. On s'écrivait. Mais au bout de trois ou quatre jours, il est arrivé.

Je ne sais pas si vous vous représentez les Bordes, en hiver, quand tout le monde est chez soi... On regarde par la fenêtre pour voir ce qui se passe dans la rue... Un monsieur, avec un chapeau Rembrandt, et qui avait emprunté à un copain, pour aller en Russie, une pelisse noire doublée de fourrure orange. Il était descendu au bout du pays, dans un hôtel de chasseurs, un petit hôtel au coin de la rue principale des Bordes et la route de Gien... Alors, vous pensez! un étranger au viIlage! Pour qui? Pour la parisienne était là! Tout le monde me connaissait : ça ne pouvait être que pour moi.

Et puis, les lettres qu'il me faisait passer, par des gamins, par des piqueux, rencontrés au bistrot, avec le moins de discrétion possible... Moi, je trouvais tout ça superbe. On se donnait rendez-vous dans un petit champ, nommé "le Suintis", le long de la ligne d'Orléans à Gien... Et puis, le soir, ma grand-mère couchait au premier… Il y avait une porte de son jardin qui ouvrait sur la route de Gien; je l'ouvrais. Il rentrait. Il me disait bonjour. Il se sauvait; tout ça fit du bruit.

Ça semble innocent maintenant. Mais, à l'époque! On était menacé de voir arriver ma tante. Elle avait eu une vie pas exemplaire du tout; mais elle prétendait régir la mienne.

Paul, ayant appris ça, m'a donné des directives précises, par une lettre en date du 1er février 1914, que j'ai gardée. Il me fixait rendez-vous le soir même à la sortie du jardin, où il m'attendrait avec une carriole... une simple carriole, et non une berline, comme il l'a écrit dans ses Mémoires. Paul devait attendre la tombée de la nuit. C'était l'hiver, et ma grand-mère se couchait tôt. Elle avait 84 ans... Nous avons pris le train à la gare de Bray-en-Val...

Cet enlèvement, somme toute, a été pour moi l'achèvement d'un long périple sentimental; en tant que tel, il n'a pas compté particulièrement. J'avais pris la détermination de remettre ma vie entre ses mains. L'affaire n'a guère fait de bruit dans les journaux: nous n'étions pas des gens à ça. Un peu de bruit seulement dans notre petit monde, à la Closerie.

Ensuite, j'ai tenu à voir Suzon qui m'a reçue, évidemment, très bien... Mais je suis toujours restée à ma place. Voyez-vous, Suzon m'avait fait comprendre que, lorsqu'on aime les gens, c'est pour eux, d'abord. Elle avait six ou huit ans de plus que Paul. Tout ce qu'elle pouvait faire pour lui, elle le faisait, de grand coeur, et ne demandait que le strict nécessaire, et surtout de la sympathie. J'avais dit à Suzon: «Je ne veux rien de ce qui vous appartient. Vous êtes sa femme, et je serai très contente si vous me donnez des conseils pour être sa maîtresse, aussi longtemps que je le pourrai». J'ai tremblé tout le temps... Pensez! Quarante-trois ans... Nous avons dû travailler dur! J'ai même dû écrire des romans populaires, pour gagner notre vie.

En Russie, j'ai récité des poèmes de Paul. Non seulement en Russie, mais en Amérique du Sud, en Angleterre, un peu partout dans le monde. Nombre de poèmes ont été écrits pour moi. Mais il en a écrit pour d'autres; ça me vexait un peu, s'il employait les mêmes mots que pour moi. Mais il n'y a pas une série de poèmes qu'il ait écrits pour des filles (que je connaisse ou que je ne connaisse pas), sans qu'il n'y en ait eu un toujours pour moi. J'ai retrouvé, depuis sa mort, des poèmes dédiés à moi qu'il ne m'avait jamais montrés.  Parmi les poèmes les plus connus, j'ai inspiré, entre beaucoup d'autres, Le bonheur est dans le pré. Je l'ai souvent récité! Mon fils en venait à me dire: "Oh! la barbe, avec ton bonheur!"

Quand Suzon est morte, Paul et moi nous nous sommes mariés, en 1956. Alors on a reçu des tas de lettres. Et j'en ai reçu notamment une d'un M. Miquel, d'Orléans. Cet homme racontait l'histoire à sa façon. Il avait dix ans en 1913-1914. Sa grand-mère possédait une propriété à quelques pas de là. Il avait vu tout cela en gosse, et en concIuait que, si ses soeurs avaient été mieux élevées que moi, le résultat, c'est qu'elles étaient restées vieilles filles.

Rue Gay-Lussac, Paul Fort et moi avons réuni deux appartements pour n'en faire qu'un seul. Paul, un jour, rencontra Edmond Haraucourt, qui lui demanda:
— Où habites-tu?
— Rue Gay-Lussac, au 34.
— A quel étage?
— Au cinquième.
— Diable ! Autrefois, Barrès et moi occupions chacun l'un des deux appartements du cinquième, au 34... Nous avions même une seule maîtresse pour deux, et nous la partagions à temps égaux...

Paul est enterré dans notre propriété, à Montlhéry. A sa mort, j'ai prévenu Louis Amade qui est venu immédiatement. C'est lui qui s'est occupé de l'inhumation. Quand il a écrit sa fameuse chanson Quand il est mort le poète, on a parlé de Cocteau. Amade m'a dit : "Mais non! C'est Paul Fort aussi qui m'a inspiré".


Paul Fort a vécu à Montlhéry pendant 40 ans. C'est lui-même qui a donné le nom d'Argenlieu à sa maison et aux terrains qui l'entouraient qui, disail-il, lui tenaient lieu d'argent. Et, en 1952, le chemin des Larrys a été appelé "Montée Paul-Fort". En 1979, on appela "Allée des Ballades" le chemin qui va d'Argenlieu vers le centre-ville.

Le square "Tourangelle"
sur les terrains du domaine d'Argenlieu donnés par Germaine Tourangelle en 1978.

 

 

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