<==Retour


MAURICE BARRÈS
ET LA COLLINE DE SION-VAUDÉMONT


 

La colline de Sion-Vaudémont

Sion-colline

wiki-Carl9000

"Il y a des lieux où souffle l’esprit. La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges. Elle porte sur l’une de ses pointes le clocher d’un pèlerinage à Marie, et sur l’autre la dernière tour du château d’où s’est envolé jusqu’à Vienne l’alérion des Lorraine-Habsbourg. Dans tous nos cantons, dès que le terrain s’élève, le regard découvre avec saisissement la belle forme immobile, soit toute nette, soit voilée de pluie, de cette colline, posée sur notre vaste plateau comme une table de nos lois non écrites, comme un appel à la fidélité lorraine. Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté. C’est un promontoire qui s’élève au milieu d’un océan de prosaïsme. C’est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine."


Les Celtes avaient établi sur la colline un lieu de culte. La déesse Rosmerta y était vénérée. L'arrivée du christianisme fit transposer son culte en celui de la Vierge Marie. A la fin du Xe siècle, une communauté de chanoines y assurait le culte.

En 1070, Gérard, premier duc héréditaire de Lorraine, construisit un château dont il reste une tour (dite "tour Brunehaut"). Ce Gérard a été la souche des comtes de Vaudémont, branche cadette de la maison ducale. Sion devint ensuite un important centre de pèlerinage; on venait y prier pour les croisés partis en Terre sainte, le nom de Sion (au VIe siècle Sointense) rappelant celui d'une des hauteurs de Jérusalem.

En 1323, Henri III de Vaudémont agrandit la petite église consacrée à la Vierge et y plaça une statue de Notre-Dame de Sion (qui sera brisée en 1793 et remplacée par la statue actuelle). Une confrérie de chevaliers de Notre-Dame a été fondée en 1393. En 1473, René II de Vaudémont devint duc de Lorraine (par l'extinction de la branche aînée); il se mit sous la protection de Notre-Dame-de Sion lorsqu'en 1477 il empêcha Charles le Téméraire de s'emparer de la Lorraine.

Au XVIIe siècle, Marguerite de Mantoue, épouse de Henri II de Lorraine, fit élever une croix de mission sur le haut de la colline. Charles IV, duc de Lorraine, fit construire un couvent pour des religieux du Tiers-Ordre de Saint François. En 1669, Notre-Dame de Sion fut proclamée souveraine de la Couronne de Lorraine.

Les religieux, expulsés en 1792, ont été remplacés en 1837 par une communauté organisée par les frères Baillard, bientôt considérés comme schismatiques.

Sion clocher

Sion Tojo

wiki-Philip13

La basilique Notre-Dame de Sion a été reconstruite en 1741 sur les restes de l'église primitive (elle-même bâtie sur des vestiges gallo-romains). Elle a été agrandie en 1853 et flanquée d'une tour haute de 45 m, surmontée d'une statue de la Vierge.

Ty-az

En 1873, lorsque la Lorraine fut rattachée à l'Allemagne, on y déposa une croix de Lorraine brisée avec l'inscription "Ce n'a me po tojo" (ce n'est pas pour toujours). En 1920, lorsque la Lorraine redevint française, on cacha la brisure et on plaça au-dessus cette inscription "Ce n'ato me po tojo" 'ce n'était pas pour toujours). En 1946, avec la fin de la guerre, on mit une autre croix de Lorraine avec l'inscription "Estour inc po tojo" (c'est maintenant pour toujours).


La légende du Saut de la Pucelle

Entre la croix Sainte-Marguerite et la croix des Pestiférés, un ravin abrupt, aujourd'hui dans la forêt, a donné lieu à la légende du "saut de la Pucelle". Cette légende est racontée dans le Foyer Leuquois de C.-L. Bataille et résumée par Etienne Olry dans le Journal de la Société d'archéologie et du comité du Musée lorraine, année 1869, p. 56-57.

"Une jeune princesse de la noble maison de Vaudémont avait une dévotion singulière envers N.-D. de Sion. Elle s'en revenait un jour, à cheval, du sanctuaire vénéré et traversait le bois qui couvre une partie du plateau, quand elle se vit, tout à coup, poursuivie par un jeune seigneur dont elle avait lieu de suspecter les intentions. Elle voulut chercher son salut dans la fuite, piqua sa haquenée qui s'emporta et arriva en un instant sur le bord à pic de la montagne. En présence de cet autre danger, la retraite étant probablement impossible, la princesse n'hésita pas un instant, se recommanda de nouveau à la Vierge, sa protectrice, et s'élança dans le vide… On dit que la jeune fille n'éprouva aucun mal d'un trajet si périlleux, et qu'elle fut ainsi miraculeusement sauvée. On ajoute que les pieds du cheval marquèrent l'empreinte de leurs fers sur les rochers placés au bas de la côte, et qu'on voyait encore ces empreintes il n'y a pas bien longtemps."

Cette légende a été complétée de la manière suivante :

Le seigneur semblait décidé à faire le même saut que la jeune princesse qu'il convoitait. Voyant cela, la Vierge ramassa une poignée d'étoiles dans le ciel et les jeta dans les yeux du cavalier et de sa monture. Aveuglée, celle-ci se cabra et repartit en arrière (selon d'autres, elle entraîna son cavalier qui s'écrasa au fond du ravin). Cherchez bien dans le sol, près de la croix Sainte-Marguerite, et vous trouverez sans doute l'une de ces étoiles.

En réalité, ces "étoiles de Sion" sont des fossiles, le squelette calcaire de crinoïdes ou lys de mer, datant de l'époque où la mer recouvrait la Lorraine.

Nicole Lazzarini dans ses Contes et légendes de Lorraine (1999), rappelle que si une jeune fille réussit à trouver neuf de ces étoiles sur la colline, elle se mariera dans l’année.

crinoïdes

wiki-Wilson44691

Crinoïdes


Le monument à Maurice Barrès

 

wiki-Ketounette-2017

A 1,5 km au sud-ouest on a élevé en 1928 un monument à Maurice Barrès, haut de plus de 20 m, dont la forme est copiée sur la lanterne des morts de Fenioux (Charente-Maritime). Sur trois des faces de son socle sont gravées des phrases extraites d'oeuvres de Barrès:

• "L'horizon qui cerne cette plaine c'est celui qui cerne toute vie. Il donne une place d'honneur à notre soif d'infini en même temps qu'il nous rappelle nos limites." (La Colline inspirée)
"Honneur à ceux qui demeurent dans la tombe les gardiens et les régulateurs de la Cité." (Le Mystère en pleine lumière)
"Au pays de la Moselle je me connais comme un geste du Terroir, comme un instant de son éternité, comme l'un des secrets que notre race, à chaque saison, laisse émerger en fleur, et si j'éprouve assez d'amour, c'est moi qui deviendrai son cœur." (Les Amitiés françaises)

Barrès
Barrès Colline

MAURICE BARRÈS

Né à Charmes en 1862, Maurice Barrès a fait ses études à Nancy, puis à Paris.

Il a connu le succès dès l'âge de 26 ans avec sa première trilogie sur Le Culte du Moi. Les jeunes lecteurs ont été séduits par l'idée que chacun doit affirmer les droits de sa personnalité contre tout ce qui tend à l'entraver, contre "les barbares". Mais Barrès devait plus tard renoncer à cette idée. On lit dans Amori etdolori sacrum : "Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts."

Sous l'influence du neuropsychologue Jules Soury, il se montre réactionnaire, raciste et antisémite.

Sa deuxième trilogie, le Roman de l'énergie nationale, en particulier avec l'Appel au soldat (1897), le range parmi les écrivains nationalistes (il avait huit ans lorsqu'il vit les violences commises par les Allemandes à Charmes, sa ville natale). Régulièrement alors, il exalte la fidélité à la France, à la terre de France, à son passé et à ses morts, et d'abord dans sa troisième trilogie, les Bastions de l'Est (avec Colette Baudoche en 1909). En 1913, il est aux côtés de Paul Déroulède dans la Ligue des Patriotes.

En 1913, souhaitant en retour au christianisme pour des raisons sociales et politiques, il publie La Colline inspirée. Cette colline, c'est la colline de Sion, à une vingtaine de kms de son pays natal, sorte d'acropole spirituelle de la Lorraine, de la vieille Lorraine mystique et patriotique, fidèle à ses "racines". La force de cette colline vient des cultes païens puis chrétiens qui n'ont cessé d'y être rendus. Au XIXe siècle, les frères Baillard ont voulu, en toute liberté, faire revivre la spiritualité de cette "sainte montagne", quitte à tomber dans l'illuminisme. L'Eglise officielle, celle de Rome, de l'évêque de Nancy, ont cru devoir s'y opposer, au nom de l'ordre et de la soumission à l'autorité. Entre ces deux courants, Barrès ne veut pas trancher : il doivent coexister, ce que symbolise la petite chapelle qui se dresse au milieu des prairies de Sion.

Vient alors la guerre. Celle-ci justifie son engagement politique : dès le début, il exalte l'Union sacrée et la concorde patriotique contre le germanisme qui menace "l'esprit universel conçu par la France". Son âge (52 ans) ne lui permet pas de combattre, mais il visite les tranchées de première ligne dans la Somme en novembre 1914 et passe à Verdun en avril 1916 (c'est lui qui a donné le nom de "Voie sacrée" à la route par laquelle passait le ravitaillement de Verdun). Il fait campagne pour l'institution de la Croix de guerre, pour les allocations aux orphelins de guerre, pour la sauvegarde des églises dévastées, pour la protection des oeuvres d'art. Il s'en prend au journal Le Bonnet rouge, antimilitariste, pacifiste, et au ministre Joseph Caillaux, soupçonné de le financer.

Il sait que la guerre a besoin de héros : il rend hommage à Charles Péguy, tué un mois après le début de la guerre; il magnifie le sous-lieutenant Joseph Péricard, celui qui aurait crié "Debout les morts!" au combat du Bois-Brûlé en avril 1915.

Il met sa plume au service de la France en guerre. Pour neutraliser les effets du défaitisme ou de la propagande ennemie, il multiplie les articles dans l'Echo de Paris pour "armer les esprits" et annoncer inlassablement la victoire finale (les articles seront repris dans Chroniques de la Grande Guerre). Romain Rolland le traite de "rossignol du carnage" et le Canard enchaîné de "bourreur de crâne". Son objectif à long terme est la reprise de Metz et de Strasbourg avec l'annexion de la rive gauche du Rhin, ce fleuve devant être, selon lui, "le bouclier de la France"

La guerre a permis à Barrès d'afficher un nationalisme plus ouvert, respectueux des différences religieuses, spirituelles, idéologiques. Lui qui fut résolument antisémite, il a fait l'éloge des juifs dans la guerre. Dans le Bulletin des écrivains de 14, il souligne l'idée d'une solidarité retrouvée entre dreyfusards et antidreyfusards, entre les soldats combattants et les gens de l'arrière.

Il ne faut pas négliger le Barrès voyageur, qui a tiré plusieurs ouvrages de ses voyages : Du sang, de la volupté, de la mort (essentiellement Espagne et Italie) [1894] - Amori et Dolori sacrum (la mort de Venise) [1903] - Le Voyage de Sparte [1906] - Greco ou le secret de Tolède [1911] - Une enquête aux pays du Levant (Alexandrie, Beyrouth, Liban, Baalbeck, Damas, Homs, Alep, l'Euphrate, Antioche, le Taurus, Constantinople…) [1923]


LA COLLINE DE SION

Dans Amori et dolori sacrum, Le 2 novembre en Lorraine, Barrès avait déjà parlé de la colline de Sion

[…] Dans le pays où les miens ont duré, la vallée de la Moselle me paraît trop populeuse encore, trop recouverte de passants pour que j’entende bien ses leçons. J’aime à gravir les faibles pentes qui la dessinent, à parcourir indéfiniment, loin des centres d’habitation, le vieux plateau lorrain et, par exemple, le Xaintois, ancien pays historique où se dresse la montagne de Sion-Vaudémont.
Venant de Charmes-sur-Moselle, quand j’atteins le haut de la côte sur Gripport, au carrefour où passe la voie romaine, soudain dans un coup de vent je reçois sur ma face tout le secret de la Lorraine. Au loin s’étendent devant moi les solitudes agricoles, et, dans un ciel froid, brusquement, émerge, isolée de toute part, la falaise que spiritualise le mince clocher de Sion. Quel enchantement sous mes yeux, quel air vivifiant me baigne, quelle vénération dans mon cœur ! Sainte colline nationale ! Elle est l’autel du bon conseil. Dans toutes les saisons elle nous répète ce que Delphes disait aux démocrates mégariens : de faire entrer dans le nombre souverain leurs ancêtres, pour que la génération vivante se considérât toujours comme la minorité. Mais en novembre, quand d’épais nuages l’enserrent et que le vent y jette les voix de cent cloches rurales, je vais vers elle comme vers l’arche salvatrice qui porte sur les siècles et dans le désastre lorrain tout ce qui survit à la mort.
Ma pensée française a trois sommets, trois refuges : la montagne de Sion-Vaudémont, Sainte-Odile, et le Puy de Dôme. Le Puy de Dôme régnait chez les Arvernes ; il fut le maître et le dieu du pays où j’ai pris mon nom de famille. Sainte-Odile d’Alsace et Sion de Lorraine président la double région où je veux enclore ma vie ; ils symbolisent les vicissitudes de la résistance latine à la pensée germanique. Pourquoi ne dirais-je pas un jour les beaux dialogues que font ces trois divinités, quand le massif central français contrôle et redresse la pensée de nos hardis bastions de l’Est ? Mais le 2 novembre m’invite à des soins plus étroits ; ma piété familiale ordonne qu’en ce jour je me préoccupe d’adapter, mieux encore, mon esprit aux vérités qui sont le fruit lentement mûri de la terre de mes morts.
La colline isolée de Sion-Vaudémont, haute environ de deux cents mètres, se voit de tous les monticules dans un rayon de vingt lieues. Elle a la forme d’un fer à cheval ; sur son extrémité méridionale, elle porte le château démantelé des comtes de Vaudémont, d’où sortit la maison de Lorraine qui règne aujourd’hui en Autriche, et, sur sa pointe septentrio nale, le couvent et l’église de Sion. C’est ainsi qu’elle élève au-dessus de l’antique grenier lorrain la double tradition religieuse et militaire que chacun de nous entretient dans sa conscience.
Elle fut le centre de notre nationalité. On y vient toujours en pèlerinage. Elle survit au duché de Lorraine, – qu’elle a longuement précédé, puisque les Romains y trouvèrent un dieu indigène. Elle est le point de continuité de notre région.
La plaine agricole, autour de ce sommet, a été négligée de la grande civilisation : ses cultures immuables disciplinent depuis des siècles ses habitants, et sur cette terre antique, l’énergie des autochtones n’a enregistré que les grandes commotions historiques. Tout s’est passé régulièrement. C’est ici un vieil être héritier de lui-même.
Nul lieu plus favorable pour que nous recevions, dans le recueillement, la pensée profonde de la Lorraine. Mais, à donner comme le fruit d’une seule journée ce qu’une longue suite de méditations a gravé dans notre cœur, je rendrais mal intelligible une discipline que j’ai acquise lentement. Nous irons d’autres fois de Sion à Vaudémont, du couvent à la forteresse, par les hauteurs, en marchant sur les ruines romaines. Je ne sais pas au monde une plus belle promenade. Aujourd’hui c’est déjà l’hiver, le sol est détrempé, le grand vent mal commode : ne quittons point le plateau de l’église et la douce allée des tilleuls dont l’ombrage enchante mes étés. […]
Cette indéniable tristesse du paysage de Sion, quelques-uns l’attribuent aux ravins secrets qui ne laissent apercevoir aucune eau sur l’horizon. Et puis ici les maisons ne s’égaillent jamais confiantes dans la verdure qu’elles varieraient. Cette dispersion fait l’aspect joyeux de la riche plaine d’Alsace. Mais au comté de Vaudémont chaque village se ramasse contre l’hiver, contre l’envahisseur. Tant de fois le flot étranger nous recouvrit, sembla nous submerger ! Tout fut ruiné, épuisé, hormis la patience de cette bonne terre.
Elle est infiniment morcelée. Ses parcelles composent une multitude de dessins géométriques. Tantôt étendus côte à côte, tantôt placés en étoile, ce sont une série de petits tapis de tous les verts, de tous les roux, plus longs que larges : des tapis de prière. Humble prière que chaque famille murmure depuis des siècles : "Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien." […]
Cette colline, les légions l’assaillirent quand César les menait à la conquête du Xaintois, déjà riche en blé et en guerriers. Puis elle protégea la civilisation romaine, quatre siècles environ, contre les flots barbares de Germanie. Quelles divinités adoraient les propriétaires gallo-romains et les esclaves ruraux sur le sommet de Sion ! Qu’est-ce que cet étrange Mercure marié à la mystérieuse Rosmerte ? A quel Wodan succédaient-ils de qui le nom demeure dans Vaudémont ? Le christianisme expropria les idoles impures au profit de la vierge Marie. Les hommes de tous ces vil lages, de ce Saxon, de ce Chaouilley, de ce Praye, tels que je les vois, et ni plus ni moins marqués pour être des héros, partirent à pied pour la première Croisade avec leur comte de Vaudémont qui chevauchait… Par la suite nous avons trop compté sur nous-mêmes ; nous frappions à tour de rôle sur les Allemands et sur les Français, mais, ayant été les plus faibles, nous acceptâmes de nous joindre à la grande famille française… Du haut de Sion, je vois monter de Vézelise une horde de pillards : c’est 1793, et des idées venues de Paris habillent cette jacquerie… Maintenant nous formons les régiments de fer que la France oppose à la Germanie. C’est ainsi que les gens de ce paysage, qui faisaient déjà la bataille, pour le compte de l’empire romain, contre les barbares de l’Est, sont de nouveau les grands bastions orientaux de la civilisation latine. Au sud-est, voici la ligne des ballons vosgiens que les vicissitudes de la guerre attribuent aujourd’hui pour limites à la France ; à l’ouest, voici les forts de Toul. Les Français, qui détruisirent les forteresses de Montfort et de la Mothe, n’ont pas changé notre destinée militaire. Comme furent nos pères, nous sommes des guetteurs. Qu’est-ce que la pensée maîtresse de cette région ? Une suite de redoutes doublant la ligne du Rhin. Ce fut la destinée constante de notre Lorraine de se sacrifier pour que le germanisme, déjà filtré par nos voisins d’Alsace, ne dénaturât point la civilisation latine.
Aujourd’hui encore, les grands jours de pèlerinage, quand l’antique plateau rassemble une foule dont je connais les nuances et les puissances politiques, je distingue éternellement vivants les éléments de toutes ces grandes choses. Hélas! je mesure aussi de quelles énergies ces activités privèrent mon antique Xaintois…
On dit que la Vierge de Sion guérit les peines morales. Je puis en porter témoignage. Jamais je n’ai gravi la colline solitaire sans y trouver l’apaisement. Je comprenais mon pays et ma race, je voyais mon poste véritable, le but de mes efforts, ma prédestination. Jamais je ne rêvai là-haut sans que la Lorraine éternelle gonflât mon âme que je croyais abattue. Novembre, toutefois, demeure l’instant parfait d’une préparation qui dure toute l’année.


LA COLLINE INSPIRÉE

Dans La Colline inspirée (1913), Barrès raconte le scandale qui se développa à Sion à cause des Baillard.

Voir Eugène Mangenot, "La Colline inspirée. Un peu d'histoire à propos d'un roman", dans Revue d'histoire de l'Église de France, année 1913, volume 4, n° 21, pp. 225-252 et n° 22, pp. 375-402

Trois prêtres lorrains, les frères Baillard, entreprirent, au milieu du XIXe siècle, de relever de la ruine le pèlerinage de Sion. Ils y fondèrent l'Institut des frères de Notre-Dame de Sion-Vaudémont qui se répandit dans le monde entier. Mais l'évêque de Nancy, inquiet des expédients financiers qu'ils employaient, intervint et interdit les quêtes, principales ressources de l'institut, qui, de ce fait, se trouva ruiné. Un conflit éclata entre l'Eglise et les Baillard. C'est alors que l'aîné des trois frères rencontra fortuitement Michel Eugène Vintras, un prophète autoproclamé sévissant en Normandie, à Tilly-sur-Seulles ("cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de si ardentes pages, […] en lequel s'était, paraît-il, incarnée l'âme du prophète Élie", Huysmans, Là-Bas, ch. 20).
Poussé par une soeur de la congrégation de Sion, Thérèse Thiriet, Léopold adhéra aux idées de Vintras. Le schisme fut inévitable quand une nouvelle communauté s'installa à Sion. La Lorraine se partagea en deux clans inconciliables, les fidèles des Baillard et les autres. Vintras, continuateur de "l'oeuvre de la miséricorde", avait consacré "pontifes" les trois frères Baillard: Léopold Baillard, l'aîné, né en 1796, était "pontife de l'Adoration", François Baillard, le puiné, était "pontife de Sagesse", Quirin Baillard, le cadet, était "pontife de l'Ordre". Des pratiques superstitieuses se substituèrent à la piété chrétienne, obligeant l'Eglise à réagir contre ces "hérétiques".
Après la mort de François, de Quirin et de Vintras, Léopold resta seul, misérablement abandonné. Il sera sauvé par le curé de Sion, qui offrira sa vie pour lui.

La Colline inspirée commence par une présentation de Sion-Vaudémont :

Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. L’étroite prairie de Lourdes, entre un rocher et son gave rapide ; la plage mélancolique d’où les Saintes-Maries nous orientent vers la Sainte-Baume ; l’abrupt rocher de la Sainte-Victoire tout baigné d’horreur dantesque, quand on l’aborde par le vallon aux terres sanglantes ; l’héroïque Vézelay, en Bourgogne ; le Puy-de-Dôme ; les grottes des Eyzies, où l’on révère les premières traces de l’humanité ; la lande de Carnac, qui parmi les bruyères et les ajoncs dresse ses pierres inexpliquées ; la forêt de Brocéliande, pleine de rumeur et de feux follets, où Merlin par les jours d’orage gémit encore dans sa fontaine ; Alise-Sainte-Reine et le mont Auxois, promontoire sous une pluie presque constante, autel où les Gaulois moururent aux pieds de leurs dieux ; le mont Saint-Michel, qui surgit comme un miracle des sables mouvants ; la noire forêt des Ardennes, tout inquiétude et mystère, d’où le génie tira, du milieu des bêtes et des fées, ses fictions les plus aériennes ; Domremy enfin, qui porte encore sur sa colline son Bois Chenu, ses trois fontaines, sa chapelle de Bermont, et près de l’église la maison de Jeanne. Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations.
Tout l’être s’émeut, depuis ses racines les plus profondes jusqu’à ses sommets les plus hauts. C’est le sentiment religieux qui nous envahit. Il ébranle toutes nos forces. Mais craignons qu’une discipline lui manque, car la superstition, la mystagogie, la sorcellerie apparaissent aussitôt, et des places désignées pour être des lieux de perfectionnement par la prière deviennent des lieux de sabbat. C’est ce qu’indique le profond Gœthe, lorsque son Méphistophélès entraîne Faust sur la montagne du Hartz, sacrée par le génie germanique, pour y instaurer la liturgie sacrilège du Walpurgisnachtstraum.
D’où vient la puissance de ces lieux ? La doivent-ils au souvenir de quelque grand fait historique, à la beauté d’un site exceptionnel, à l’émotion des foules qui du fond des âges y vinrent s’émouvoir ? Leur vertu est plus mystérieuse. Elle précéda leur gloire et saurait y survivre. Que les chênes fatidiques soient coupés, la fontaine remplie de sable et les sentiers recouverts, ces solitudes ne sont pas déchues de pouvoir. La vapeur de leurs oracles s’exhale, même s’il n’est plus de prophétesse pour la respirer. Et n’en doutons pas, il est de par le monde infiniment de ces points spirituels qui ne sont pas encore révélés, pareils à ces âmes voilées dont nul n’a reconnu la grandeur. Combien de fois, au hasard d’une heureuse et profonde journée, n’avons-nous pas rencontré la lisière d’un bois, un sommet, une source, une simple prairie, qui nous commandaient de faire taire nos pensées et d’écouter plus profond que notre cœur ! Silence ! les dieux sont ici.
Illustres ou inconnus, oubliés ou à naître, de tels lieux nous entraînent, nous font admettre insensiblement un ordre de faits supérieurs à ceux où tourne à l’ordinaire notre vie. Ils nous disposent à connaître un sens de l’existence plus secret que celui qui nous est familier, et, sans rien nous expliquer, ils nous communiquent une interprétation religieuse de notre destinée. Ces influences longuement soutenues produiraient d’elles-mêmes des vies rythmées et vigoureuses, franches et nobles comme des poèmes. Il semble que, chargées d’une mission spéciale, ces terres doivent intervenir, d’une manière irrégulière et selon les circonstances, pour former des êtres supérieurs et favoriser les hautes idées morales. C’est là que notre nature produit avec aisance sa meilleure poésie, la poésie des grandes croyances. Un rationalisme indigne de son nom veut ignorer ces endroits souverains. Comme si la raison pouvait mépriser aucun fait d’expérience.
Seuls des yeux distraits ou trop faibles ne distinguent pas les feux de ces éternels buissons ardents. Pour l’âme, de tels espaces sont des puissances comme la beauté ou le génie. Elle ne peut les approcher sans les reconnaître. Il y a des lieux où souffle l’esprit.

La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges. Elle porte sur l’une de ses pointes le clocher d’un pèlerinage à Marie, et sur l’autre la dernière tour du château d’où s’est envolé jusqu’à Vienne l’alérion des Lorraine-Habsbourg. Dans tous nos cantons, dès que le terrain s’élève, le regard découvre avec saisissement la belle forme immobile, soit toute nette, soit voilée de pluie, de cette colline, posée sur notre vaste plateau comme une table de nos lois non écrites, comme un appel à la fidélité lorraine. Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté. C’est un promontoire qui s’élève au milieu d’un océan de prosaïsme. C’est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine.
De quel charme bizarre, aussitôt que je l’aperçois, ne saisit-elle pas mon esprit et mon cœur, cette montagne en demi-lune, à la fois charmante et grave ! Je songe à notre nation très positive, mais où éclatent le courage guerrier et la grandeur dans l’infortune ; je songe à nos femmes lorraines qui deviennent en vieillissant si aisément des prophétesses, et je vois les cheveux au vent de Jeanne d’Arc, de Marie Stuart et de Marie-Antoinette, ces filles royales que notre race fournit à la poésie universelle ; j’entends l’éclat de rire de Bassompierre, l’extravagance de Charles IV : c’est le point où l’imagination peut le mieux venir se poser pour comprendre le génie propre de la Lorraine. Quel symbole d’une nation où s’allient au bon sens le plus terre-à-terre l’audace de la grande aventure et l’esprit qui fait les sorciers !
Ici, jadis, du temps des Celtes, la déesse Rosmertha sur la pointe de Sion faisait face au dieu Wotan, honoré sur l’autre pointe à Vaudémont. C’était deux parèdres, deux divinités jumelles. Wotan étayait Rosmertha, et l’un et l’autre protégeaient la plaine. La déesse à la figure jeune, aux cheveux courts, au sein nu, s’est évanouie ; elle fut chassée par la Vierge qui allaite l’Enfant-Dieu, cependant que les seigneurs de Vaudémont bâtissaient leur maison forte sur l’ancien sanctuaire de Wotan. Mais Notre-Dame de Sion et les comtes de Vaudémont restèrent, l’un envers l’autre, dans les mêmes rapports ou avait vécu le couple primitif des deux parèdres celtiques. Ceux-ci s’étaient entr’aidés pour protéger le vieux peuple des Leukes, et les comtes de Vaudémont, proclamant Notre-Dame de Sion souveraine du comté, mirent leur couronne sur la tête de l’image vénérée. De telle sorte qu’à travers les siècles la pensée de la montagne s’est déroulée et s’est amplifiée sans que la tradition fût rompue.
Aujourd’hui, de Vaudémont rien ne subsiste qu’un haut mur sous d’antiques frênes, où l’on a vu, pèlerine inconnue, passer l’impératrice Élisabeth, et dans Sion, la vierge noire, l’image antique associée au pouvoir politique du pays, a disparu sous le marteau impie d’une bande venue de Vézelise en 1793. Les grands souvenirs de la colline sont voilés ou déchus. Pourtant la plus pauvre imagination ne laisse pas de percevoir qu’autour de ce haut lieu s’organise l’histoire de la Lorraine. Il nous dit avec quelle ivresse une destinée individuelle peut prendre place dans une destinée collective, et comment un esprit participe à l’immortalité d’une énergie qu’il a beaucoup aimée. Les gens du pays, qui montent encore aux dates séculaires de septembre sur la montagne, ne savent guère ses annales ; ils s’ébahiraient aux noms de Rosmertha et de Wotan ; ils ignorent quel pacte unissait la Vierge de Sion à la maison de Lorraine ; ils ne songent plus à demander au vieux sanctuaire qu’il prenne la défense de leurs intérêts nationaux, mais seulement celle de leurs intérêts domestiques. Et pourtant, par un sentiment profond du rôle tutélaire de la colline, c’est au milieu des décombres de Vaudémont qu’avec un instinct magnifique ils ont ramassé, pour remplacer à Sion la statue brisée, une vierge de pierre qui tient dans sa main l’alérion de Lorraine et en amuse l’enfant Jésus.
Cette image que les comtes de Vaudémont honoraient dans leur chapelle, demeure sur l’autel du pèlerinage comme un signe extrême de l’entente séculaire, et l’on croit voir, dans cette substitution de la Vierge de Vaudémont à l’ancienne Vierge de Sion, une fusion des deux forces dans la détresse. À défaut d’un savoir clair, nous gardons une vénération obscure de ce double passé qui ne peut pas mourir, et les Lorrains, quand ils font en procession le tour de l’étroite terrasse, obéissent à la vertu permanente, toujours active, de cette acropole.

En automne, la colline est bleue sous un grand ciel ardoisé, dans une atmosphère pénétrée par une douce lumière d’un jaune mirabelle. J’aime y monter par les jours dorés de septembre et me réjouir là-haut du silence, des heures unies, d’un ciel immense où glissent les nuages et d’un vent perpétuel qui nous frappe de sa masse.
Une église, un monastère, une auberge qui n’a de clients que les jours de pèlerinage, occupent l’une des cornes du croissant à l’autre extrémité, le pauvre village de Vaudémont, avec les deux aiguilles de son clocher et de sa tour, se meurt dans les débris romains et féodaux de son passé légendaire, petit point très net et prodigieusement isolé dans un grand paysage de ciel et de terre. Au creux, et pour ainsi dire au cœur de cette colline circulaire, un troisième village, Saxon, rassemble ses trente maisons aux toits brunâtres qui possèdent là tous leurs moyens de vivre : champs, vignes, vergers, chènevières et carrés de légumes. Sur la hauteur, c’est un plateau, une promenade de moins de deux heures à travers des chaumes et des petits bois, que la vue embrasse et dépasse pour jouir d’un immense horizon et de l’air le plus pur. Mais ce qui vit sur la colline ne compte guère et ne fait rien qu’approfondir la solitude et le silence. Ce qui compte et ce qui existe, où que nous menions nos pas en suivant la ligne de faîte, c’est l’horizon et ce vaste paysage de terre et de ciel.
Si vous portez au loin votre regard, vous distinguez et dénombrez les ballons des Vosges et de l’Alsace ; si vous le ramenez plus près sur la vaste plaine, elle vous étonne et, selon mon goût, vous charme par ses superbes plissements, par de longs mouvements de terrains pareils à des dunes. C’est un pays sans eau en apparence, mais où l’eau sourd et circule invisible. Des prairies qui s’égouttent un ruisselet se forme et se débrouille vivement dans les rides enchevêtrées du terrain. Au fond de ravins sinueux, le Madon, l’Uvry, le Brenon développent en secret les beautés les plus touchantes, cependant qu’ils rafraîchissent une multitude de champs bombés et diversement colorés, des pâturages, des vignobles clairs, des blés dorés, de petits bois, des labours bruns où les raies de la charrue font un grave décor, des villages ramassés, parfois un cimetière aux tombes blanches sous les verts peupliers élancés. Sur le tout, sur cet ensemble où il n’est rien que d’éternel, règne un grand ciel voilé. Les appels d’un enfant ou d’un coq apportés de la plaine par le vent, le vol plané d’un épervier, le tintement d’un marteau qui là-bas redresse une faucille, le bruissement de l’air animent seuls cette immensité de silence et de douceur. Ce sont de paisibles journées faites pour endormir les plus dures blessures. Cet horizon où les formes ont peu de diversité nous ramène sur nous-mêmes en nous rattachant à la suite de nos ancêtres. Les souvenirs d’un illustre passé, les grandes couleurs fortes et simples du paysage, ses routes qui s’enfuient composent une mélodie qui nous remplit d’une longue émotion mystique. Notre cœur périssable, notre imagination si mouvante s’attachent à ce coteau d’éternité. Nos sentiments y rejoignent ceux de nos prédécesseurs, s’en accroissent et croient y trouver une sorte de perpétuité. Il étale sous nos yeux une puissante continuité, des mœurs, des occupations d’une médiocrité éternelle ; il nous remet dans la pensée notre asservissement à toutes les fatalités, cependant qu’il dresse au-dessus de nous le château et la chapelle, tous les deux faiseurs d’ordre, l’un dans le domaine de l’action, l’autre dans la pensée et dans la sensibilité. L’horizon qui cerne cette plaine, c’est celui qui cerne toute vie ; il donne une place d’honneur à notre soif d’infini, en même temps qu’il nous rappelle nos limites. Voilà notre cercle fermé, le cercle d’où nous ne pouvons sortir, la vieille conception du travail manuel, du sacrifice militaire et de la méditation divine. Des siècles ont passé sur le paysage moral que nous présente cette plaine, et l’on ne peut dire qu’une autre conception de la vie, tant soit peu intéressante, ait été entrevue. Voilà les plaines riches en blé, voilà la ruine dont le chef est parti, voilà le clocher menacé où la Vierge reçoit un culte que, sur le même lieu, nos ancêtres païens, adorateurs de Rosmertha, avaient déjà entrevu. Paysage plutôt grave, austère et d’une beauté intellectuelle, où Marie continue de poser le timbre ferme et pur d’une cloche d’argent. Tous ceux qui ne subissent pas, qui défendent leur sentiment et se rattachent aux choses éternelles trouvent ici leur reposoir. C’est toujours ici le point spirituel de cette grave contrée ; c’est ici que sa vie normale se relie à la vie surnaturelle.

Où sont les dames de Lorraine, sœurs, filles et femmes des Croisés, qui s’en venaient prier à Sion pendant que les hommes d’armes, là-bas, combattaient l’infidèle, et celles-là surtout qui, le lendemain de la bataille de Nicopolis, ignorantes encore, mais épouvantées par les rumeurs, montèrent ici intercéder pour des vivants qui étaient déjà des morts ? Où la sainte princesse Philippe de Gueldre, à qui Notre-Dame de Sion découvrit, durant le temps de son sommeil, les desseins ambitieux des ennemis de la Lorraine ? Où le singulier Charles IV qui, réduit à l’extrémité par les troupes de Louis XIV, s’avisa de faire donation et transfert irrévocable de son duché à Notre-Dame de Sion, en s’écriant :
« On n’osera pas guerroyer la mère de Dieu ! » Où sont nos chefs héréditaires, toute notre famille ducale qui, lorsqu’elle quitta pour toujours, par la défaillance de François III, le vieux duché et des sujets dont le loyalisme n’avait jamais failli, voulut une dernière fois s’agenouiller au sanctuaire de Sion ?…
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?
Ces puissantes figures ont disparu qui combattaient pour la Vierge de Sion, leur dame et leur protectrice, et qui mettaient Dieu dans leurs conseils. Il est fermé, ce beau théâtre de Sion-Vaudémont, véritable scène de gloire où nous voyons, comme en perspective, une longue suite de héros qui trouvaient dans la pensée d’une alliance avec le ciel un principe d’action. Aujourd’hui, la colline ne fait plus monter vers les nues ses prières pour en obtenir des oracles. Rosmertha et Wotan ont cessé de recevoir sur leur ancien domaine aucune pensée de fidélité. Chose curieuse, attendrissante, les derniers soins leur furent donnés dans le couvent de la colline : les Pères oblats y conservaient et tenaient en belle vue, il y a peu de temps encore, une pierre votive, hommage rendu à la déesse païenne par de pieux Gallo-Romains dont elle avait guéri le fils. Mais la pierre a disparu : cette inscription, cette suprême voix, qui témoignait en faveur de la déesse dépossédée, a pris avec les religieux l’injuste chemin de l’exil. Quel magnifique symbole, ce cortège d’un double départ ! L’ancienne bannière des chevaliers de Notre-Dame de Sion n’a pas eu un sort plus heureux. Cet étendard glorieux, par le secours de qui René II déconfit les Bourguignons et leur téméraire chef devant sa ville de Nancy ; par qui le bon duc Antoine affronta et mit en pièces les Rustauds avec une poignée seulement de Lorrains ; par qui Charles V, la terreur des Turcs et le sauveur de la chrétienté, remporta presque autant de victoires qu’il livra de batailles, il s’est défait obscurément dans une poussière sans gloire. Et maintenant l’élite de la province, les riches et les intellectuels abandonnent à des paysans l’office de processionner autour du sanctuaire, comme hier ils leur laissaient l’honneur d’en défendre le parvis.
Et pourtant, à chaque fois qu’un Lorrain gravit la colline, des ombres l’accueillent. Naissent-elles de son cœur, des ruines seigneuriales, de la mince forêt ou des trois villages ? Elles sont faites d’espérance, l’espérance de revoir encore ce qui une fois a été vu. Sur les pentes de cette acropole, d’âge en âge ont retenti tous ces grands cris de vigueur et de confiance indéterminée : Hic, ad hoc, spes avorum… Non inultus premor… C’ n’o me po tojo… qui sont l’âme de notre nation. Ombres silencieuses, j’entends votre message ! Le secret de Sion doit être cherché dans ce regard tourné vers les nues qu’il y eut toujours sur cette colline. Elle est dévastée, dépouillée, toute pauvre. Rien n’y rend sensible l’histoire, rien n’y raconte avec clarté la succession des siècles. Qu’est-ce que la tour de Brunehaut, la chapelle du pèlerinage où si peu de parties sont vieilles, et trois, quatre pierres sculptées éparses dans Vaudémont ? Mais ainsi dénudée, la colline nous propose toujours, au milieu de la plaine, sa vétusté sereine, son large abandon, sa terrasse à demi morte, sa gravité, sa tristesse vaste et nue en hiver, sa force en toute saison, pareille à celle d’une falaise dans la nier, son indifférence à ce que nous pensons d’elle, sa résignation qui ne réclame rien, qui ne prétend même pas à la beauté. Elle demeure, elle reste à sa place, pour être un lieu de recueillement où nous rassemblons nos forces, pour nous remuer d’un pressentiment, nous enlever à l’heure passagère, à nos limites, à nous-mêmes, et nous montrer l’éternel.
Les quatre vents de la Lorraine et le souffle inspirateur qui s’exhale d’un lieu éternellement consacré au divin, ravivent en nous une énergie indéfinissable : rien qui relève de la pensée, mais plutôt une vertu. Ici, l’homme de tout temps fit connaître aux dieux ses besoins par la prière et sollicita leur protection. Ici, nous retrouvons l’allégresse de l’âme et son orientation vers le ciel. L’âme ! le ciel ! vieux mots dont la magie garde encore sa force. Ici ne peut planer Méphistophélès, l’esprit qui nie : la lumière l’absorberait et le grand courant d’air lui briserait les ailes. C’est ici l’un des théâtres mystérieux de l’action divine et l’un des antiques séjours de l’Esprit. La plus simple mélodie, une voix jetée au vent de la falaise nous en rouvrirait les chemins, tant nous sommes nés pour ressentir sa grandeur, sa solitude, sa constance et la suite brillante de ceux qui la foulèrent, bref, l’indéfinie poésie, la vertu qui dort dans ce haut refuge. Arche sainte, un mot !… Tout se tait ! Quel silence dans cet immense espace qui surveille, attentif, son haut lieu !

La dernière page du roman :

Nous sommes-nous égarés? L'esprit de la colline serait-il un esprit de perdition? Faut-il demander à la raison d'exorciser cette lande? Faut-il laisser en jachère les parties de notre âme qu'elle est capable d'exciter? Faut-il se détourner de Léopold, quand il se laisse soulever par le souffle de Sion?
Non pas! C'est un juste mouvement de la part la plus mystérieuse de notre âme qui nous entraînait avec sympathie derrière Léopold sur les sommets sacrés. Nous sentons justement quelque similitude entre ces hauts domaines et les parties desséchées de notre âme. Dans notre âme, comme sur la terre, il existe des points nobles que le siècle laisse en léthargie. Ayons le courage de marcher à nouveau, hardiment, sur cette terre primitive et de cultiver, par-dessous les froides apparences, le royaume ténébreux de l'enthousiasme. Rien ne rend inutile, rien ne supplée l'esprit qui palpite sur les cimes. Mais prenons garde que cet esprit émeut toutes nos puissances et qu'un tel ébranlement, précisément parce qu'il est de tout l'être, exige la discipline la plus sévère. Qu'elle vienne à manquer ou se fausse, aussitôt apparaissent tous les délires. Il s'est toujours joué un drame autour des lieux inspirés. Ils nous perdent ou nous sauvent, selon qu'ayant écouté leur appel nous le traduisons par un conseil de révolte ou d'acceptation. Allons sur l'antique montagne, mais laissons sa pensée dérouler jusqu'au bout ses anneaux, écoutons une expérience si vaste et sachons suivre tous les incidents d'une longue phrase de vérité.
Un beau fruit s'est levé du sein de la colline. Dans ce vaste ensemble de pierrailles, d'herbages maigres, de boqueteaux, de halliers toujours balayés du vent, tapis barbare où depuis des siècles les songeries viennent danser, il est un coin où l'esprit a posé son signe. C'est la petite construction qu'on voit là-haut, quatre murailles de pierres sur une des pointes de la colline. L'éternel souffle qui tournoie de Vaudémont à Sion jette les rumeurs de la prairie contre cette maison de solidité, et remporte un message aux friches qu'il dévaste.
– Je suis, dit la prairie, l'esprit de la terre et des ancêtres les plus lointains, la liberté, l'inspiration.
Et la chapelle répond :
– Je suis la règle, l'autorité, le lien; je suis un corps de pensées fixes et la cité ordonnée des âmes.
– J'agiterai ton âme, continue la prairie. Ceux qui viennent me respirer se mettent à poser des questions. Le laboureur monte ici de la plaine le jour qu'il est de loisir et qu'il désire contempler. Un instinct me l'amène. Je suis un lieu primitif, une source éternelle.
Mais la chapelle nous dit :
– Visiteurs de la prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente. C'est moi que vous cherchez, que vous voulez à votre insu. Qu'éprouvez-vous? Le désir, la nostalgie de mon abri. Je prolonge la prairie, même quand elle me nie. J'ai été construite, à force d'y avoir été rêvée. Qui que tu sois, il n'est en toi rien d'excellent qui t'empêche d'accepter mon secours. Je t'accorderai avec la vie. Ta liberté, dis-tu? Mais comment ma direction pourrait-elle ne pas te satisfaire? Nous avons été préparés, toi et moi, par tes pères. Comme toi, je les incarne. Je suis la pierre qui dure, l'expérience des siècles, le dépôt du trésor de ta race. Maison de ton enfance et de tes parents, je suis conforme à tes tendances profondes, à celles-là même que tu ignores, et c'est ici que tu trouveras, pour chacune des circonstances de ta vie, le verbe mystérieux, élaboré pour toi quand tu n'étais pas. Viens à moi si tu veux trouver la pierre de solidité, la dalle où asseoir tes jours et inscrire ton épitaphe.
Eternel dialogue de ces deux puissances! A laquelle obéir? Et faut-il donc choisir entre elles? Ah ! plutôt qu'elles puissent, ces deux forces antagonistes, s'éprouver éternellement, ne jamais se vaincre et s'amplifier par leur lutte même! Elles ne sauraient se passer l'une de l'autre. Qu'est-ce qu'un enthousiasme qui demeure une fantaisie individuelle? Qu'est-ce qu'un ordre qu'aucun enthousiasme ne vient plus animer? L'église est née de la prairie, et s'en nourrit perpétuellement, – pour nous en sauver.


En 1983, sur FR3, on a pu voir une "dramatique" sur le schisme lorrain de Sion et la colline de Sion-Vaudémont: Les Chardons de la colline, scénario et dialogues de Gilles Laporte, réalisation d'Édouard Logereau, avec Bernadette Le Saché (soeur Thérèse), Louis Arbessier (l'évêque), Claude Brosset (François Baillard), Jean-Claude Arnaud (Léopold Baillard), Jacques Bouvier (Quirin Baillard), Jean Martin (Vintras)…

Gilles Laporte : Le film Les Chardons de la colline, s’il reprend l’affaire Baillard traitée à sa manière par Maurice Barrès, n’a pas été écrit à partir de La Colline inspirée. J’ai travaillé à partir des archives, de recherches sur les lieux de l’action historique, et de témoignages recueillis sur le terrain. Ma vision, qui replace cette affaire dans son contexte politique (affrontement des bonaparto-républicains - Monseigneur Menjaud - et des monarchistes - Monseigneur de Forbin-Janson et les Baillard), si elle est évidemment proche par la trame historique, s’éloigne un peu par son esprit de celle de Maurice Barrès. Ce film a été tourné à Marsal, sur la colline de Sion-Vaudémont (cimetière de Vaudémont, village de Saxon, basilique et chemin de croix de Sion…), dans le bureau de l’évêque de Nancy (place d’Alliance), dans la ferme-musée La Soyotte, à Saint-Dié, dans les communs du château de Haroué (pigeonnier), dans le château de Vaudéville (Vosges). Quelques extérieurs ont été tournés dans la campagne lorraine proche de Sion.


<==Retour