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ASSOCIATION ORLÉANAISE GUILLAUME-BUDÉ

 



LA CHOUETTE A LU…

 


Aurélie Damet, Les Grecques, destins de femmes en Grèce antique
Hélène de Saint Aubert, Sexuation, parité et nuptialité dans Genèse 2
Michel De Jaeghere, La Mélancolie d'Athéna, l'invention du patriotisme
Claude Sintes, Bibibliothèque idéale des Odyssées
Laure de Chantal, Libre comme une déesse grecque
Danielle Jouanna, La politique: une activité dangereuse en Grèce ancienne
Sylvie Durastanti, Sans plus attendre
Irène Valléjo, L'infini dans un roseau. L'invention des livres dans l'Antiquité
Lucio Russo, Notre culture scientifique
Giusto Traina, Histoire incorrecte de Rome
Marianne Alphant, César et toi

Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs
Josef Koudelka, Ruines
Luigi-Alberto Sanchi, Les Lettres grecques
Antoine Houlou-Garcia, Mathematikos
Jean-Pierre Sueur, Etienne Dolet et Jean Jaurès
Jean-Noël Castorio, Rome réinventée
Nicola Guardini, Vive le Latin !
Alain Malissard, Scandales, justice et politique à Rome
Andrea Marcolongo, La Langue géniale, le Grec


Aurélie Damet

LES GRECQUES. DESTINS DE FEMMES EN GRÈCE ANTIQUE

Tallandier, avril 2023, 285 p. , 21,50 €

Aurélie Damet enseigne l'histoire grecque à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. Son ouvrage est l'aboutissement de plusieurs décennies de travaux ayant pour objectif de corriger l'idée que l'on se fait de la place des femmes dans l'Antiquité grecque. Elle a voulu mettre en lumière des dizaines de femmes qui ont pu échapper à la condition à laquelle leur sexe les condamnait.

Aurélie Damet rappelle tout ce qui nous permet de comprendre pourquoi Euripide a pu faire dire à sa Médée : : "De tout ce qui a la vie et la pensée, nous sommes, nous autres femmes, la créature la plus misérable" (γυναῖκές ἐσμεν ἀθλιώτατον φυτόν).
– Les filles n'avaient pas d'adolescence : dès l'âge de 14/15 ans, elles pouvaient être amenées à abandonner leurs jouets pour se retrouver dans le lit d'un mari plus âgé et pour affronter bientôt les douleurs de l'accouchement. En effet Les filles étaient victimes de croyances pseudo médicales qui prétendaient que, faute de rapports sexuels, elles risquaient de se masculiniser (c'est ce qu'on disait des "femmes à barbe" comme Phaétousa ou Nannô).
– Une fois mariée,  on attendait de l'épouse qu'elle gère la maison (οἶκος) et surtout qu'elle assure la lignée. Apollodore, dans le Contre Nééra, fait ainsi parler un mari : "Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir, les concubines pour l'hygiène quotidienne, les épouses pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle des biens domestiques » (Τὰς μὲν γὰρ ἑταίρας ἡδονῆς ἕνεκ' ἔχομεν, τὰς δὲ παλλακὰς τῆς καθ' ἡμέραν θεραπείας τοῦ σώματος, τὰς δὲ γυναῖκας τοῦ παιδοποιεῖσθαι γνησίως καὶ τῶν ἔνδον φύλακα πιστὴν ἔχειν).
– La femme n'était jamais majeure puisqu'elle était sous la dépendance d'un kurios (κύριος), d'abord son père, puis son mari, puis son fils aîné. Toutes les décisions devaient être prises par le mari. Aristote a écrit dans ses Questions de Politique :  "L'homme est appelé à commander plutôt que la femme,  les exceptions sont contre nature" (τό τε γὰρ ἄρρεν φύσει τοῦ θήλεος ἡγεμονικώτερον, εἰ μή που συνέστηκε παρὰ φύσιν).
– Les femmes sont absentes des registres civiques des phratries et des dèmes.
– Les filles sont exclues de l'héritage si elles ont des frères ; sinon elles sont "épiclères" et doivent être épousées à l'intérieur de la parenté paternelle (par exemple une nièce et son oncle).
– Seules les femmes de familles modestes pouvaient travailler à l'extérieur : vendeuse sur les marchés, blanchisseuse, nourrice, mais seulement avec l'accord du κύριος et sous son contrôle financier. Les journées des femmes étaient normalement occupées par des travaux textiles, filage et tissage. Plutarque écrit dans ses Préceptes de mariage (Γαμικὰ παραγγέλματα) : "La Vénus des Éléens, ouvrage de Phidias, avait le pied sur une tortue : c'était un symbole, signifiant que l'office des femmes est de rester à la maison et de garder le silence."
– Les femmes grecques étaient voilées à l'extérieur et, chez elles, lorsqu'elles se trouvaient  en présence d'hommes étrangers à la famille.  Elles ne pouvaient sortir que pour certaines cérémonies religieuses (thesmophories) ou pour les funérailles d'un proche.
– Au -IVe siècle des gynéconomes (γυναικονόμος) étaient affectés à la surveillance des femmes (vêtement, maquillage, comportement). Et, dans les contrats de mariage de l'Égypte hellénistique et romaine, il est précisé que l'épouse ne peut sortir de l'oikos à l'insu de son mari.
– Dans la société athénienne, les femmes de citoyens se devaient d'être invisibles, ne pas faire parler d'elles. Les femmes ne prennent pas la parole dans les assemblées, ne siègent pas dans les tribunaux. Elles sont tenues à l'écart de la vie intellectuelle et artistique, Ménandre ayant dit, à la fin du -IVe siècle, que "l'homme qui enseigne les lettres à une femme fournit davantage de poison à un terrifiant serpent".

Partant de ce tableau très sombre, Aurélie Damet a cherché des exemples de femmes qui puissent sinon le contredire, du moins le nuancer.
– Certes les Athéniennes ne pouvaient ni ester en justice, ni témoigner devant un tribunal ni se faire entendre pour présenter leur défense. Pourtant on peut citer des femmes issues de milieux aisés qui se donnent les moyens d'agir en coulisse (Chrysilla, Kléoboulè…).
– Dans le domaine médical, ce sont des femmes qui, normalement, pratiquaient les avortements, les accouchements et l'examen du nouveau-né afin d'éliminer ceux qui montraient quelque malformation. Mais il y eut aussi des femmes médecins généralistes (ἡ ἰατρός), comme Antiochis de Tlos ou Pantheia, dont le mari, lui-même médecin, a reconnu les compétences thérapeutiques en lui disant : "bien que femme, tu n'étais pas en reste dans cet art".
– De nombreuse femmes étaient prostituées, puisqu'un homme pouvait très bien acheter des femmes de basse condition et ouvrir une maison de passe (comme Solon au début du -VIe s.). Mais certaines ont su devenir des hétaïres de luxe, comme Nééra ou comme Phryné, si riche qu'elle proposa de reconstruire à ses frais les murailles de Thèbes.
– Les femmes étaient théoriquement exclues du monde du sport. À Olympie, si une femme entrait dans l'enseinte sacrée pendant les jeux, elle était précipitée du haut des rochers (c'est pourquoi les athlètes et même les entraîneurs devaient se mettre nus pour que leur sexe ne fasse pas de doute). Mais il y eut des exceptions, comme une certaine Kallipateira, acceptée parce quelle appartenait à une famille de sportifs. À Sparte on imposait aux jeunes filles et aux épouses en âge de procréer un entraînement physique régulier (elles étaient libérées des tâches textiles par les hilotes). C'était par souci d'eugénisme : comme on éliminait les nouveaux-nés malformés en les jetant dans un gouffre, on voulait tout faire pour permettre la procréation d'enfants vigoureux (si un mari trop âgé n'était pas sûr de faire à sa femme de beaux enfants, il pouvait très bien la faire engrosser par un plus jeune).
– Les femmes étaient certes exclues du domaine militaire (moins nombreuses que les hommes, on ne pouvait se permettre de les sacrifier). Comme exceptions, on cite Hydna de Skioné qui, dans le conflit contre les Perses, aida son père à plonger  dans la mer pour sectionner le câble qui retenait l'ancre des navires ; on cite aussi Timocléia qui, à Thèbes, violée par un capitaine d'Alexandre, le jeta dans un puits. Enfin, dans son traité Mulierum virtutes (Γυναικῶν ἀρεταί), Plutarque inventorie une vingtaine de femmes qui ont su faire preuve de "valeur".
– Aurélie Damet cite Hipparchia qui a voulu vivre en opposition aux normes qui s'imposaient aux femmes. Alors qu'une femme devait épouser l'homme choisi par son κύριος dans le même milieu social, elle épousa Cratès, un philosophe cynique qui vivait dans la misère et qui proclamait que "les femmes ne sont point, par nature, inférieures aux hommes, pas plus que les chiennes ne sont inférieures aux chiens". Alors qu'une épouse de citoyen grec entrait très rarement dans l'andron de sa maison, Hipparchia vivait au milieu des hommes. Évidemment son comportement a été vivement critiqué ou moqué.
– Malgré la mise en garde de Théophraste qui affirma que les femmes instruites deviennent "paresseuses, bavardes et importunes", il y eut de nombreuses "intellectuelles" parmi les femmes, mais elles étaient beaucoup critiquées. Aspasie, la compagne lettrée de Périclès, a été en butte aux moqueries. Les Épicuriennes des -IVe et -IIIe siècle, parce qu'elles osaiant participer aux débats philosophques, ont été traitées de prostituées, telles Léontion, la maîtresse d'Épicure, qui eut l'audace d'écrire un traité contre le philosophe Théophraste, ce qui lui valut d'être traitée par Cicéron de vulgaire courtisane. Les Pythagoriciennes comme Théano savaient concilier la gestion de l'oikos et la pratique de la musique, de la poésie, des mathématiques. Corinne de Tanagra s'est fait traiter de "truie de Béotie" parce qu'elle a osé marcher sur les traces de Pindare. Sappho de Mytilène a dirigé une école où les jeunes filles pratiquaient la danse, le chant et la musique. Pourtant, alors que de nombreuses femmes ont été louées et honorées publiquement pour la qualité de leurs créations poétiques, historiques, musicales,  leurs œuvres n'ont pas été conservées, en grande partie sans doute parce que leur auteur était une femme.

Certes il y a eu une évolution. À partir du -IIIe siècle, les femmes de l'élite occupent une place plus visible dans les cités. Certaines ont même pu prétendre à la prêtrise. On en connaît qui ont participé à l'évergétisme en aisant financièrement leur cité (par exemple Euthymia fournit l'huile nécessaire au fonctionnement d'un gymnase). Dans l'Asie Mineure hellénistique les femmes des grandes familles sont plutôt bien traitées. Dans l'Égypte lagide, les femmes peuvaient hériter, posséder, léguer, vendre, prêter. Certaines femmes grecques d'Egypte ont été des actrices importantes de l'économie et des transactions foncières : elles pouvaient  posséder et exploiter des navires (transport du blé). Mais, d'une manière générale, les femmes n'atteignaient pas les sphères du commandement, de la gestion, de l'administration.

Pour résumer, Aurélie Damet conclut : "La place des femmes est essentielle dans la reproduction du corps civique, dans les rites religieux ; manifeste dans la vie économique ; limitée dans les sphères savantes, intellectuelles, artistiques ; plus que réduite dans la vie politique et institutionnelle. En outre, les études régionales ont  permis d'affiner ces conclusions : l'Asie Mineure hellénistique offre davantage aux femmes de l'élite un accès à l'éducation et aux fonctions publiques que la patriarcale Athènes classique. La cité oligarchique de Sparte est un laboratoire pour les stratégies de distinction où les femmes riches ont une certaine influence, un trait commun avec les cités hellénistiques ; elles y jouissent du droit de propriété foncière, une différence notable avec sa voisine athénienne. Mais Sparte n'est pas non plus l'Eldorado de l'émancipation féminine : dans la cité eugénistes, les spécificités de la formation des filles et de la polyandrie servent les intérêts de la communauté."

J.N.


Hélène de SAINT AUBERT

SEXUATION, PARITÉ ET NUPTIALITÉ
DANS LE SECOND RÉCIT DE LA CRÉATION (
GENÈSE 2)

Les Éditions du Cerf, collection "Lectio divina" - février 2023 - 191 p. - 22 €

Dès le titre on comprend que cet ouvrage est un ouvrage savant, avec ce que cela implique d'exigence intellectuelle de la part de l'auteure, et d'attention de la part du lecteur ou de la lectrice. Mais que ces derniers se rassurent : d'une part, il n'est nul besoin d'être spécialiste de l'exégèse biblique pour comprendre de quoi il est question ici ; d'autre part, l'analyse, pour approfondie qu'elle soit, porte sur un court passage de la Genèse, par conséquent la démonstration avance vite, dans les quelque 170 pages qui lui sont dévolues, avec une rigueur telle qu'on n'a qu'une envie, c'est d'en connaître l'aboutissement.

Le titre laisse présager qu'on a affaire, sur un texte aussi ancien que la Genèse, à une pensée qui se situe dans l'air de notre temps, avec les mots de « parité », mais aussi de « sexuation », notion apparue à la fin du XIXe siècle pour distinguer la différenciation biologique de la sexualité. La composition de l'ouvrage suit le déroulement du texte étudié, lui-même ordonné selon les trois temps donnés par le titre. Le Chapitre 1, « Vers la femme bâtie : la dynamique d'un récit », est le plus long (p. 17 à 80) car il met en place les bases desquelles découle tout le reste, la sexuation avec son corollaire la parité, qui mène à la nuptialité. Celle-ci fait l'objet du Chapitre 2, « Quand les noces sont le lien des liens » (p. 81 à 116) ; et le Chapitre 3, « Gn 2, 23, une formule chorale pour toute l'humanité » (p. 117 à 168), revient sur la première prise de parole de l'humain pour en approfondir la portée. Le découpage en nombreuses sous-parties aère l'ensemble et l'on suit pas à pas le cheminement de la pensée, avec quelques renvois internes qui soutiennent l'attention. La lecture est de ce fait dynamique, rendue aisée grâce à la clarté d'écriture d'Hélène de Saint Aubert.

Dans une courte introduction, l'auteure explique le choix du second récit de la Création, en Gn 2, 4-25, où la question de la parité entre l'homme et la femme est plus problématique que dans le premier. Elle éclaire également l'enjeu de sa démarche : se référant à bon nombre d'exégètes de ce passage, elle conteste la lecture des uns pour s'inscrire dans la continuité de quelques autres, plus proches du texte. Hélène de Saint Aubert a une formation littéraire (agrégée de lettres et docteur, elle enseigne en classes préparatoires), formation qu'elle a complétée par une licence en sciences religieuses : sa connaissance de l'hébreu est à la base de cet ouvrage. De fait, cette entreprise se situe dans le renouvellement général de la traduction, reconnue comme interprétation,  (re)création, « construction du comparable » selon la formule de Paul Ricœur, tout en revendiquant une plus grande fidélité à la langue du texte d'origine ; ce mouvement s'affirme depuis quelques décennies maintenant, comme en témoigne la production éditoriale, pour les textes modernes comme antiques et bibliques : tout Dostoïevski par André Markowicz, L'Iliade par Pierre Judet de la Combe, Les Métamorphoses d'Ovide par Marie Cosnay, Les Bucoliques de Virgile et les Évangiles par Frédéric Boyer en sont quelques exemples parmi bien d'autres.

C'est précisément une nouvelle traduction de ce court passage que propose l'auteure pages 15-16, et son travail consiste à en faire une analyse serrée, littéraire et linguistique, en partant de l'hébreu, avec quelques détours par le grec de la Septante ou le latin de la Vulgate, pour serrer au plus près le sens des mots. La comparaison entre les occurrences d'un même terme dans tout l'Ancien Testament, leur mise en contexte, les variations entre les termes apparemment synonymes permettent de justifier tel ou tel choix, et ainsi de mieux saisir la valeur sémantique exacte, les connotations attachées à tel emploi. L'importance des procédés littéraires (répétition, parallélisme, opposition, chiasme, métalepse…) et la valeur poétique de ces récits sont autant de facteurs ici pris en compte ; alors qu'ils sont sinon oubliés en tout cas négligés par bien des exégètes, ils sont déterminants pour éclairer le sens du mythe que les récits structurent et dont l'économie générale est rappelée. Trois moments donc, qui correspondent à l'ordre chronologique de la narration de ce second récit de la Création de l'homme et de la femme, et dont la succession s'impose comme il est souligné page 39 : « l'humain est sexué et cela est vital ; cette sexuation est fondamentalement un vis-à-vis paritaire entre des sexes faits de la même chair adamique ; enfin, cette sexuation est en vue du nuptial ». Le résultat, on le voit, bouleverse ce qui était considéré comme acquis, en tout premier lieu, la création même de la femme.

Un exemple de ce que révèle l'analyse sémantique approfondie suffira, avec le terme pour désigner l'acte même de la création de la femme. Alors que l'homme a été « façonné » par Dieu à partir de la poussière de la terre (l'âdâmâh, étymologie d'âdâm, « le terreux, le glébeux »), la femme, elle, est « bâtie ». Le mot hébreu, bânâh, est employé ailleurs dans le Livre de la Genèse pour parler de maisons et du Temple (p. 44-51) : on évalue la portée métaphorique de ce choix pour désigner la femme, elle qui est bâtie pour porter les enfants en son sein. Ce qui pourrait sembler un détail change complètement la perspective d'ensemble des rapports entre les deux êtres. La création de la femme ne s'est pas faite à partir de la côte d'Adam, mais de son flanc, « bâtie » à côté du premier être humain, faite de ses os et de sa chair. Et c'est à partir de ce moment que l'être humain devient homme, au sens de mâle. Cette sexuation, étape ultime de la création des êtres vivants est l'étape optimale puisque, depuis le début, chaque nouvelle étape conduit vers l'achèvement du monde : exit l'idée que la femme est seconde (ou faible) par rapport à l'homme, elle parachève la création et « le récit nous conduit vers une seule et même réalité : il n'y a d'homme que relativement à la femme, et vice versa. Les deux constituent ensemble l'humanité achevée et enfin bonne » (p. 33).

D'où le terme de parité, au sens étymologique du latin par, « pair, égal », qui s'impose avec évidence, pour ces deux êtres homologues à parts égales, mais différents et complémentaires : la femme est « compagne d'un compagnon, épouse d'un époux et "secours comme en vis-à-vis de" lui » (p. 43). Et, détail dans le détail, la fermeture par un Dieu « chirurgien » de la blessure de l'homme, dont il a ouvert le flanc pour bâtir la femme, est l'occasion d'une analyse aussi subtile que convaincante (p. 52-57), qui démolit la représentation du premier homme en « dominateur phallique de la femme » : au contraire, cette femme, donnée par Dieu, et non pas prise par l'homme, est présentée d'emblée comme le côté de l'homme, son homologue dont il a besoin. La nuptialité en découle, pour assurer la descendance, notion fondamentale dans la pensée judéo-chrétienne : les sous-parties « La question de la maternité » et « L'histoire des enfantements » sont l'occasion de développements détaillés et stimulants, qui terminent la première partie. Ce récit de la création fait échapper la femme à « l'oppression de représentations séculaires : ni déesse mère, ni reproductrice asservie à la maternité, ni sexe faible, elle est cette épouse solidement bâtie en face de l'époux, comme son égale, son homologue, son répondant. Parfaitement à sa place, elle est gage de bonheur, de relation et de fécondité, tel un temple construit pour accueillir en elle un enfant qui ne l'asservit pas, mais dilate ses assises » (p. 79).

Le travail très précis sur le texte se poursuit dans le chapitre suivant. Hélène de Saint Aubert « revisite » la formule idiomatique que profère l'homme en Gn 2, 23 : « Celle-ci, pour le coup, est os de mes os, chair de ma chair ! ». Elle en souligne sa polysémie (p. 97), et surtout l'articulation avec le verset 24 : « C'est pourquoi l'homme abandonne son père et sa mère et colle à sa femme et ils deviennent une chair unique ». La loi anthropologique qui est ici dite est que les noces sont « le lien des liens », placé avant la parentalité dont l'homme et la femme se défont en vue de leurs propres noces. D'où également le fait que la maternité ne soit pas la première raison d'être de la femme, ni constitutive de son identité (p. 86-87) : elle est avant tout épouse d'un époux, dans un engagement contractuel monogame où chacun est le partenaire de l'autre. La dimension emphatique de ce passage, très précisément examinée pages 97-112, va dans le même sens de valorisation de la femme : elle un « au-delà » de l'homme, et ouvre la possibilité de « l'expérience heureuse du dépassement » dans la relation sexuée avec cet autre qui garde sa part de mystère mais le sort de la solitude.

Le dernier chapitre revient sur Gn 2, 23, en s'attachant à l'énonciation et aux conditions de cette énonciation. En recourant une nouvelle fois aux procédés littéraires et poétiques mis en œuvre, ici comme dans tout l'AT, Hélène de Saint Aubert dégage la portée chorale de cette célébration qui englobe le lecteur : « Ainsi, le cri de Gn 2, 23 constitue l'expérience même du nuptial, que tout un chacun est convié à faire sienne et il ne saurait  être le fait de l'homme seul, mais bien de toute l'humanité qu'il représente. » (p. 136). Le chapitre se clôt sur la suite du récit en Gn 3, la consommation du fruit défendu et le serpent, dont la logique de transgression confirme en contrepoint, au lieu de l'infirmer, la parité posée en Gn 2. Notons l'analyse très fine, « Parole et silence » (p. 159-167), des prises de parole ou du mutisme d'Adam et d'Ève mais aussi d'autres femmes bibliques, qui va bien plus loin qu'une plate vision comptable du temps de parole de chacun. Sur ce point comme sur les autres, ce qu'Hélène de Saint Aubert met aussi en valeur est la part du mystère divin dans la relation entre l'homme et la femme, puisque Dieu en est le tiers inclus : Gn 2 « ne suffit pas à éclairer toutes les dimensions de [leurs] rôles respectifs ; il y faudra le corpus biblique tout entier. » (p. 166). On ne peut alors que souhaiter que l'auteure poursuive ce même travail éclairant sur d'autres passages de ce corpus. 

Dans sa conclusion, dont l'intitulé « Les clartés d'un discours voilé » dit joliment la teneur, Hélène de Saint Aubert récapitule avec fermeté ce qu'a « dévoilé » son analyse. Elle rappelle avec autant de fermeté au lectorat du XXIe siècle, en attente d'une logique cartésienne, peu habitué à la polysémie, à l'équivocité d'écrits qui n'ont pas un sens univoque et donné –  en particulier ces textes anciens et issus d'un univers mental, celui du Proche Orient, autre que le nôtre occidental – qu'il convient de ne pas se laisser aveugler par préjugés ou anachronismes, et d'être à la hauteur de l'exercice d'interprétation que demande une lecture intelligente des textes bibliques, avec la rigueur littéraire et linguistique nécessaires. Précisons qu'à aucun moment le ton n'est agressif, la force des arguments suffit : les notes, très documentées, éclairent le lecteur sur les positions des autres exégètes, ceux qu'elle critique mais aussi ceux sur lesquels elle s'appuie ; on peut à la rigueur lire l'ouvrage sans s'y référer, parfois elles sont un peu longues, contenant des compléments voire des digressions intéressants mais non nécessaires à la compréhension du propos. Même si l'objet du livre est avant tout littéraire plutôt qu'historique, l'auteure ne s'enferme pas dans un univers des lettres coupé du monde, elle se réfère régulièrement au contexte anthropologique – qui ne correspond pas à ce que le texte dit et c'est précisément ce qui fait sa nouveauté –, en stigmatisant au passage certains comportements phallocratiques, ainsi que la polygamie : de cette manière, elle ne tombe à aucun moment de son interprétation dans le piège de l'anachronisme, ce que pouvait faire craindre la formulation du titre.

Disons, pour terminer, que se laisser ainsi guider par Hélène de Saint Aubert dans les « méandres du sens » de ces textes, pour en saisir toute la richesse et la pleine portée et découvrir que les relations entre le compagnon de la compagne et la compagne du compagnon y sont complexes, certes, mais complémentaires et replacées dans une dynamique féconde entre deux homologues, à la fois comble l'esprit et réjouit le cœur.

                                                                                                                                            Emilia Ndiaye, mars 2023.


 

Michel DE JAEGHERE

LA MÉLANCOLIE D'ATHÉNA - L'INVENTION DU PATRIOTISME

Les Belles Lettres - septembre 2022 - 626 p. - 24,90 €

L'an dernier Michel De Jaeghere a publié, aux Belles-Lettres, Le Cabinet des Antiques, un livre dans lequel, comparant notre conception de la démocratie avec celle des Grecs et des Romains, il montrait que les Anciens pouvaient être encore pour nous de bon conseil. Cette année 2022, il vient de publier, chez le même éditeur, La Mélancolie d'Athéna, un gros ouvrage de plus de 600 pages, enrichi de plusieurs cartes, d'une abondante bibliographie et d'une utile chronologie de l'histoire grecque jusqu'à la défaite des Athéniens à Chéronée en -338. Il s'agit d'une réflexion sur le patriotisme, dans laquelle il fait dialoguer des textes d'Hérodote, de Thucydide, d'Isocrate, de Platon avec notre propre histoire.

Le patriotisme est né dans les multiples cités qui composaient la Grèce antique : des hommes, devenus "citoyens", se sentaient réunis par le même culte et la même volonté de créer les conditions d'une vie sociale et politique harmonieuse. Dans les conflits inévitables avec les cités voisines, chacun devait participer à la défense de sa "patrie", ce qui, par le dévouement à la cité, était un moyen de payer sa dette, puisqu'elle lui apportait la sécurité, la nourriture, l'éducation.

Puis il y eut, avec l'invasion des Perses, les "guerres médiques", dont l'une des conséquences fut un rapprochement de ces cités grecques, qui, menacées, prirent conscience de tout ce qui les rassemblait et de tout ce qu'il fallait préserver (la langue, la religion, la manière de vivre et de penser), au-delà du "panhellénisme" des Jeux olympiques.

Mais ensuite Athènes a voulu diffuser son modèle en l'imposant aux autres régions de la Méditerranée qu'elle chercha à dominer (on parle de "thalassocratie"), en s'octroyant en quelque sorte un "droit naturel à l'expansion et à la conquête", impérialisme qui était contraire à sa vocation initiale. Cela commença par la création de la "ligue de Délos", d'abord simple alliance militaire contre l'ennemi perse, puis confédération étatique non plus consentie par tous mais maintenue par la force. Ensuite, une fois les Perses vaincus, il ne fut pas question, pour Athènes, de partager sa souveraineté avec les cités alliées. De là les violences qui survinrent ensuite et le conflit entre Athènes et Sparte.

Michel De Jaeghere, dans ce nouvel ouvrage, se sert de l'histoire grecque pour éclairer de nombreux aspects de l'histoire contemporaine. Il montre, par exemple, des similitudes avec l'OTAN, cette alliance militaire défensive qui a perduré pour devenir un instrument de domination des États-Unis. Il explique aussi la volonté de V. Poutine d'envahir l'Ukraine en relisant, dans Thucydide (VI,87), les mots du représentant athénien justifiant l'invasion de la Sicile.

Dans son dernier chapitre, l'auteur insiste sur tout ce que nous pouvons tirer des ouvrages des Anciens, en particulier d'une lecture de Thucydide : « On ne peut exclure que l'histoire que Thucydide a racontée, décryptée, ne soit un rai de lumière dans l'obscurité qui nous dissimule l'avenir. […] Il nous a donné une méthode pour déchiffrer la complexité foisonnante du réel. […] Il ne nous donne ni Sparte ni Athènes en modèle. Il nous montre comment les entreprises humaines sont condamnées, par des chemins contraires, au même échec. Il met en scène la fatalité qui nous donne à choisir entre la soumission, la démesure et le repli. […] Il nous révèle que nous sommes condamnés à nous mouvoir dans l'intrigue d'une inexorable tragédie. Il ne nous donne guère que les moyens, peut-être, d'éviter parfois le pire. »

J.N.


Claude SINTES

BIBLIOTHÈQUE IDÉALE DES ODYSSÉES, D'HOMÈRE À FORTUNAT

Les Belles Lettres - septembre 2022 - 344 p. - 29,90 €

Claude Sintes, archéologue et conservateur du patrimoine, a publié en 2009 aux Belles-Lettres une anthologie de textes sur le thème de la navigation dans l'Antiquité (Sur la mer violette) et, en 2016, une étude sur la piraterie (Les Pirates contre Rome). Il vient de rassembler un ensemble de textes sur le thème plus général des déplacements, par mer ou par terre, dans l'Antiquité. Ces textes traduits (empruntés pour la plupart à la collection "Budé") et présentés dans l'ordre chronologique vont du -VIIe siècle avant notre ère jusqu'au +VIIe siècle. Cette anthologie montre qu'on voyageait beaucoup dans l'Antiquité, à pied, à cheval, en voiture, surtout en bateau, le moyen le plus commode, bien que peu confortable et quelquefois dangereux. On allait bien au-delà de la Méditerranée : dans l'Inde, sur les côtes de l'Afrique tropicale, au cœur du Sahara, chez les barbares… Il y eut des explorateurs en quête de terres lointaines, des voyageurs contraints par leurs fonctions, des curieux préfigurant les futurs "touristes". Sur les mers, on devait affronter les tempêtes ou tenter d'échaper aux pirates; sur terre il fallait se résigner à l'inconfort sur des routes peu praticables.

Alors que la planète terre n'était que très partiellement connue, certains auteurs essayaient de l'imaginer dans sa vaste étendue. Sans parler de Lucien de Samosate qui installera le philosophe Ménippe sur la lune afin qu'il puisse observer la planète dans sa totalité [Lucien, Icaroménippe], on peut citer Eschyle qui envoya la génisse Io, folle de douleur, parcourir le monde, ce qui permet à l'auteur de citer les régions les plus reculées d'Europe, d'Asie et d'Afrique. [Eschyle, Prométhée enchaîné]

La littérature de l'Antiquité s'est nourrie des aventures d'Ulysse à travers toute la Méditerranée, puis de celles d'Énée (dont Denys d'Halicarnasse, dans Les Origines de Rome, voudra absolument retrouver la trace sur tous les points de l'itinéraire cité par Virgile). On connaît moins le vaste circuit que fit Jason : longeant la côte sud de la mer Noire, il a pu aller en Colchide et s'emparer de la Toison d'or ; mais, comme le roi Aiétès l'empêcha de revenir par le Bosphore, il dut partir vers le nord, remonter le Danube jusqu'à l'Adriatique, puis remonter le Pô, descendre le Rhône, aller jusqu'en Sicile, passer en Libye, puis en Crète et aller enfin vers le nord jusqu'en Thessalie [Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV]

Les textes des Anciens qui nous sont parvenus donnent pours vraies les aventures d'explorateurs qui, entre le -Ve et le -IIe siècle avant notre ère, ont voulu faire le tour de l'Afrique par le sud, aller jusqu'aux sources du Nil ou découvrir l'Indonésie.
– Une expédition de Phéniciens, partie vers -609 par la mer Rouge, serait revenue en Égypte après être passée par les Colonnes d'Hercule. [Hérodote, Histoires, IV]
– Vers 451, le Carthaginois Hannon, parti dans l'autre sens, échoua dans ce projet, mais put aller sans doute jusqu'au golfe de Guinée. [Le Périple d'Hannon]
– Au -IIe siècle, Eudoxe de Cyzique, après être allé deux fois aux Indes pour en rapporter parfums, épices et pierres précieuses, partit de Gadès pour faire de tour de l'Afrique, et put aller jusqu'au Congo. [Strabon, Géographie, II]
– Au -Ve siècle, Hérodote tenta de rassembler les éléments permettant de décrire un itinéraire à travers le pays des Éthiopiens, soit en bateau sur le Nil, soit par terre. L'itinéraire connu s'arrêtait aux environs de Méroé, mais la suite aurait été découverte par une expédition de Nasamons qui seraient allés plus loin dans la Lybie du sud, où ils auraient pris contact avec un peuple d'homme noirs et de petite taille. [Hérodote, Histoires, II]
– Au -IIIe siècle, le marchand Iamboulos fit un circuit qui l'amena de Syrie jusqu'en Indonésie, où il séjourna pendant sept ans, avant de revenir en Grèce en traversant l'Inde et la Perse. [Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, II]

Dans ces récits d'explorateurs, on trouve, sur les pays exotiques, quelques remarques géographiques, zoologiques, botaniques ou ethnographiques, dans l'esprit de la description de l'Atlas (le Maroc actuel) par Pline l'Ancien [Histoire naturelle, V]. D'ailleurs, dans ces remarques, il y a souvent une confusion entre le réel et l'imaginaire :
– Hannon, sur les côtes de l'Afrique, a vu des éléphants, des hommes sauvages vêtus de peaux de bêtes, des crocodiles, des hippopotames, des gorilles. [Le Périple d'Hannon]
– Néarque, chargé par Alexandre d'une mission de reconnaissance entre l'Euphrate et l'Indus, est entré en contact avec les Ichtyophages qui, comme leur nom l'indique, se nourrissaient essentiellement de poissons, capturés à marée basse, et construisaient leurs maisons à l'aide d'os de baleine. [Arrien, L'Inde, XXXIII]
– Le philosophe pythagoricien Apollonios de Tyane fut, au +Ier siècle, un grand voyageur qui prétendait être à même de comprendre toutes les langues des hommes sans les avoir apprises. D'Antioche il alla à Babylone puis, à dos de chameau, jusqu'aux Indes, à travers l'Iran actuel. Il revint par mer, notant toutes les singularités des pays traversés. En mer d'Érythrée, on lui fit croire que les perles étaient faites dans de petits moules à partir des secrétions des huîtres. [Philostrate, Vie d'Apollonios de Tyane, III]
– Iamboulos non seulement s'est étonné de mœurs étranges des habitants des "Sept-Îles" (femmes communes à tous, euthanasie des infirmes…), mais il dit aussi avoir rencontré des êtres fabuleux, comme ces hommes pourvus de deux langues qui pouvaient ainsi tenir deux conversations différentes à la fois. [Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III]
– Lucien de Samosate s'est moqué de la crédulité de certains voyageurs et il pastiche Hérodote en décrivant le pays des Garamantes, qu'il assure n'avoir jamais vu mais où il prétend que l'on rencontre des "dipsades", des serpents dont la piqûre donne une fièvre et une soif intenses. [Lucien, Sur les Dipsades]

L'anthologie de Claude Sintes rassemble de nombreux récits de navigations aventureuses.
– Le récit le plus ancien développe la navigation d'Ulysse depuis l'île de Calypso jusqu'à l'île de Corfou. En quatre jours, le héros construit une embarcation avec mât et voile, la fait glisser sur des rouleaux vers la mer, puis, en se guidant sur les étoiles, traverse la Méditerranée d'ouest en est [Homère, Odyssée, V]. Plus rapide sera sa traversée de Phéacie à Ithaque : les marins arment un navire ; on détache l'amarre fixée à une grosse pierre trouée et les rameurs se mettent à l'ouvrage ; bientôt le navire prend de la vitesse, laissant derrière lui les gros bouillons du sillage ; à l'arrivée à Ithaque, les rameurs redoublent d'efforts pour échouer le navire sur une grève en pente douce. [Homère, Odyssée, XIII]
– Moins connue, la ruse qui a été utilisée par Hélène pour s'enfuir de l'île de Pharos en Egypte où le roi la retenait prisonnière. Elle fait croire que Ménélas est mort et qu'elle doit aller en mer rendre hommage par un sacrifice à son mari défunt. Le roi, crédule, met à sa disposition un navire à cinquante rameurs qui s'éloigne vers le large ; selon les rites on sacrifie un taureau et un cheval ; puis on massacre les rameurs et on finit la traversée à la voile. [Euripide, Hélène]
– Énée, passant de Sicile en Italie, a vécu un incident de navigation. On dresse les mâts, on déploie les voiles et on gagne le large avec un vent favorable. C'est la nuit, tous dorment paisiblement, sauf Palinure qui est à la barre. Mais, alors qu'on approche du dangereux écueil des Sirènes, Palinure s'endort et tombe à la mer. Heureusement Enée s'en aperçoit et, juste à temps, prend le gouvernail. [Virgile, Énéide, V]
– La navigation du roi de Thessalie Céyx va mal se terminer. Contre l'avis de son épouse (fille d'Éole, elle est bien placée pour savoir qu'il faut se méfier de tous les vents), il veut prendre la mer pour aller consulter l'oracle d'Apollon à Claros (sur la côte d'Asie Mineure). On sort le navire de l'arsenal, on le garnit de ses agrès ; les matelots prennent place sur les bancs et commençent à ramer pour s'éloigner du port ; puis ils laissent leurs rames pour installer les voiles. En pleine mer Égée, à l'approche de la nuit, une tempête se lève : on cargue les voiles, on rentre les rames, on vide l'eau qui a envahi la cale. Mais la tempête redouble, l'orage gronde et, à bord, c'est la panique. Des voies d'eau apparaissent, le mât se brise, le gouvernail est arraché et, finalement, le navire est englouti. [Ovide, Les Métamorphoses, XI]
– Dans l'automne 417, Rutilius Namatianus, un haut fonctionnaire, doit quitter Rome pour repartir en Gaule narbonnaise, où il est né. Il renonce à la voie de terre, trop difficile, mais il doit attendre quinze jours à Rome pour avoir des conditions favorables à la navigation. Enfin il s'embarque sur une petite embarcation qui va suivre prudemment la côte. Défilent successivement Cerveteri, Civita Vecchia avec son port et ses thermes, Tarquinia, Porto Hercoles ; on contourne le promontaire du mont Argentarius et l'on arrive devant l'embouchure de l'Umbro, où il serait sage de s'arrêter. Mais, les matelots ayant voulu aller plus loin, bientôt la nuit vient, le vent tombe : il faut s'arrêter sur une plage où l'on allume un grand feu et où, à l'aide de rames et d'une gaffe, on dresse une tente. [Rutilius Namantianus, Sur son retour]

L'un des dangers que devaient affronter les navigateurs étaient la piraterie, longuement étudiée par Claude Sintes dans une publication antérieure.
– Son anthologie  cite le cas de marins tyrrhéniens qui, à Chios, découvrent un enfant d'une grande beauté, mais alourdi de vin et de sommeil. Ils pensent aussitôt au profit qu'ils vont pouvoir en tirer s'ils s'en emparent. Mais, pas de chance, cet enfant c'était Bacchus, qui va punir les pirates de leur mauvaise intention en les transformant en dauphins. [Ovide, Les Métamorphoses, III]
– Un roman du +IIe siècle utilise ce thème des pirates pour lancer ses héros dans l'aventure. Tout commence à Éphèse. Les parents de deux jeunes mariés les envoient en Égypte dans un luxueux navire chargé d'or, d'argent et d'esclaves d'un grand prix. Au début le voyage se passe bien et le navire fait escale pendant quelques jours à Rhodes. Mais là il est repéré par des pirates phéniciens conduits par un certain Corymbos. Quand le navire quitte le port, les pirates le suivent discrètement à distance, puis, profitant d'un moment de calme plat, ils l'attaquent, s'emparent des deux jeunes gens et de quelques esclaves, massacrent l'équipage et brûlent le navire. Puis ils conduisent les captifs à Tyr, chez le véritable chef de la bande. C'est le début de leurs aventures. [Xénophon d'Éphèse, Les Éphésiaques, I]

Les auteurs de récits de voyages par mer aiment particulièrement évoquer des scènes de tempête.
– Ulysse affronte une tempête qui emporte voile et mât et le jette à la mer ; mais, bon nageur, accroché seulement à une pièce de bois, il dérive pendant deux jours et deux nuits jusqu'en Phéacie; là il réussit à s'agripper à un rocher, puis à nager vers l'embouchure d'une rivière et à prendre pied sur une grève. [Homère, Odyssée, V]
– Enée affronte lui aussi une tempête qui va engloutir une partie de sa flotte et pousser les survivants dans une baie de la côte de Libye où ils vont pouvoir allumer un feu et faire cuire un peu de blé trempé d'eau de mer. [Virgile, Énéide, I]
–  Céyx, en pleine mer Égée, à l'approche de la nuit, est surpris par une tempête. On cargue les voiles, on rentre les rames, on vide l'eau qui a envahi la cale. Mais la tempête redouble, l'orage gronde et, à bord, c'est la panique. Des voies d'eau apparaissent, le mât se brise, le gouvernail est arraché et, finalement, le navire est englouti. [Ovide, Les Métamorphoses, XI]
– Ovide, contraint à l'exil par Auguste, doit s'embarquer en plein hiver et affronter une violente tempête. [Ovide, Tristes, I]
– Paul de Tarse, allant de Césarée à Rome pour y être jugé, a connu un voyage par mer difficile. Arrivé au large de  la Crète,  il est résigné à y passer l'hiver pour attendre des conditions plus favorables. Mais un ouragan fait dériver son navire : dans la panique, on jette la cargaison par-dessus bord. Les marins, afin de limiter l'évitement du navire, veulent descendre la chaloupe pour aller mouiller une ancre en pointe, mais Paul, qui ne connaît rien aux choses de la mer,  croit qu'ils veulent s'enfuir et les en empêche. Finalement on pourra échouer volontairement le navire sur une plage de l'île de Malte et se réchauffer autour d'un grand feu de broussailles. [Actes des Apôtres, 27-28]
– Après une traversée en pleine tempête depuis l'île de Corfou jusqu'à Brindes, un riche Asiatique, qui s'était embarqué avec un grand appareil de bagages et d'esclaves, s'étonne qu'un philosophe stoïcien ait pu avoir peur. [Aulu-Gelle, Les Nuits attiques, XIX]
– Synesios de Cyrène raconte à son frère, avec beaucoup d'humour, un voyage par mer qu'il a fait en 407 depuis Alexandrie vers la Cyrénaïque sur le Bendidéion, un navire qui, dit-il, n'avait pas de chance : un subrécargue en dépression, des matelots  plus ou moins estropiés qui n'avaient jamais touché une rame, un capitaine Juif qui, même dans la tempête, lâchait la barre le jour du shabbat. En pleine mer, les passagers ont beau se mettre au cou des amulettes protectrices, il faut affronter une tempête. Mais les poulies se grippent, ce qui empêche de baisser les voiles. Enfin on peut jeter l'ancre devant une côte désertique. Il faut attendre deux jours, avant de repartir. Heureusement, une nouvelle tempête arrache la voile, mais le navire est alors entraîné, ingouvernable. Finalement il  se bloque sur une petite presqu'île. Au lever du soleil, on voit un brave paysan qui s'approche sur une barcasse ; il monte à bord, prend le gouvernail et amène le navire vers un petit mouillage tranquille, le port d'Azarion, où se retrouvent bientôt plusieurs navires. Là, pour se nourrir, tous durent d'abord se contenter de poissons et de coquillages ; puis des femmes du pays vinrent leur apporter des vivres en abondance. [Synésios de Cyrène, Correspondance, lettre V]
– La tempête était un thème littéraire auquel s'est essayé Venance Fortunat. Amené à descendre la Loire en crue d'Angers à Nantes, il a dû subir un fort coup de vent, qu'il s'est amusé à présenter dans un poème comme une horrible tempête homérique. [Venance Fortunat, Poèmes, XI]

Pour quelles raisons voyageait-on dans l'Antiquité ?
– Certains voyages par mer ont pu se justifier pour des raisons commerciales. C'est ce que nous apprend un plaidoyer de Démosthène. Un certain Androclès avait prêté 3000 drachmes à un commerçant, Artémon, qui, partant d'Athènes, devait aller jusqu'en Crimée pour y vendre du vin acheté au passage en Chalcidique et acheter du blé qui serait revendu en Grèce avec un gros bénéfice. Mais Artémon était un escroc qui garda tout l'argent pour lui et qui prétendit que son navire s'était perdu corps et bien dans ce que nous appelons la mer d'Azov. [Démosthène, Contre Lacritos]
– Avec le christianisme sont apparus les voyages pour des motifs religieux. Lorsque Jérôme de Stridon quitte Rome en 385 pour la Terre sainte, Paule, une aristocrate richissime, décide de le rejoindre pour effectuer un pèlerinage. Elle va visiter tous les lieux de la Terre sainte, puis veut découvrir la vie cénobitique en Basse-Égypte, avant de revenir s'installer à Bethléem. [Jérôme de Stridon, Lettres, CVIII]
– Le désir d'aller poursuivre des études a entraîné de nombreux nombreux déplacements, souvent difficiles. On peut citer l'exemple de Libanios qui, après des études de rhétorique, a voulu aller compléter ses connaissances à Athènes. Parti d'Antioche, il va avec des mules à Tyane puis jusqu'au Borphore, où il arrive plus qu'à demi-mort. Là, ne trouvant pas de voiture de la Poste impériale, il décide de continuer par mer. Mais il a du mal à trouver un navire en ce début d'hiver et un capitaine lui fait payer fort cher la traversée vers la Grèce. [Libanios, Autobiographie, I]

Dans les Ier et IIe siècles, de nombreux fonctionnaires chargés de mission ou des militaires ont été amenés à parcourir le monde connu.
– Le jeune officier supérieur Mécius Celer doit rejoindre son unité en Syrie. Partant de Naples, il va passer le détroit de Messine, longer la Crète et débarquer à Alexandrie. Après avoir découvert l'Égypte, Celer continuera par voie de terre vers le nord jusqu'à sa garnison en Syrie. Plus tard, il évoquera ce qu'il a découvert dans le monde : l'Euphrate, Bactres dans l'actuel Afghanistan, Babylone, l'Idumée près de la mer Morte, Sidon en Phénicie… [Stace, Silves, III]
– Pline le Jeune, en +111, va prendre ses fonctions de gouverneur de Bithynie (au nord de l'Asie Mineure). Il dépasse la Grèce au large du cap Malée et débarque à Éphèse. Pour gagner la Bithynie, il prend successivement des voitures (jusqu'à Pergame) et des bateaux caboteurs (malgré des vents contraires). On est en septembre, mais la chaleur est encore étouffante. [Pline le Jeune, Lettres, X]
– Fidèle de l'empereur Hadrien, Arrien assuma de hautes fonctions administratives et militaires dans l'Empire. Nommé gouverneur de Cappadoce en 131, il fut chargé d'une mission d'inspection qui l'amena à parcourir les côtes orientales de la mer Noire. Ses navires partirent de Trébizonde et se dirigèrent vers le nord-est. Au début, les vents n'étant pas suffisants, on eut recours aux rameurs. Puis un vent violent obligea à écoper l'eau qui passait par les sabords des rames. C'est non sans mal que les navires trouvèrent un abri dans un lieu appelé "Athènes", la trière étant mise à l'ancre à l'abri d'un rocher, les autres tirés au sec sur une plage. Un seul navire fut fracassé par une vague sur le rivage et l'on récupéra tout ce qui devait permettre d'en construire un autre. Après deux jours d'attente, on reprit la mer avec un vent favorable, jusqu'à l'embouchure du Phase. [Arrien, Périple du Pont-Euxin]

Il y a moins d'exemples de voyages entrepris par curiosité ou pour le plaisir de changer de vie pendant quelque temps.
– Properce, pour oublier la belle Cynthie, rêve de prendre un navire pour la Grèce, de débarquer au fond du golfe de Corinthe, à Léchaion, et d'aller à pied jusqu'à Athènes (100 kms !) pour découvrir ses œuvres d'art. [Properce, Élégies, III, 21]
– En +18, Germanicus décide, contre l'avis de l'empereur Tibère, de passer l'hiver en Égypte pour y faire un peu de tourisme. Il remonte le Nil, voit les pyramides de Gizeth et s'arrête longuement à Thèbes où il déniche un vieux prêtre encore capable de lire les hiéroglyphes. Après avoir vu la statue de Memnon (cette statue qui devient sonore au lever du soleil), il va jusqu'à Assouan, l'île Éléphantine et la première cataracte. [Tacite, Annales, II]
– Venu à Rome depuis son Afrique natale, le jeune poète Florus, déçu par l'empereur Domitien, a décidé de voyager. Il a fait d'abord une croisière qui l'a amené à voir la Sicile, les Cyclades, la Crète, Rhodes, l'Égypte et l'Italie ; puis un circuit par la terre lui a fait découvrir les Alpes et les Pyrénées, qu'il a franchies pour se fixer à Tarragone. [Florus, Virgile orateur ou poète, I-III]

Les déplacements sur une longue distance par la voie de terre étaient redoutés à cause du mauvais état des routes. C'est pourquoi, dès que cela était possible, on préférait utiliser la voie fluviale.
– Horace, qui n'aimait pas voyager (voir Épîtres, I, 11], a cru bon de composer un poème sur un "voyage" qu'il a fait de Rome à Brindes, 560 kms parcourus en douze jours en grande partie par la voie Appienne, d'abord à pied, puis dans des chariots. Le poème fait revivre les incidents du voyage : la traversée des marais Pontins sur un canal dans une barque traînée par des mulets, les nuits passées dans les auberges, un barbecue qui faillit mettre le feu à la cuisine, une prostituée qui lui fait faux bond, des paysans d'Apulie qui font payer l'eau, la pluie qui survient sur la côte de l'Adriatique… [Horace, Satires, I, 5]
– On comprend que Stace ait composé un poème pour célébrer la construction en Campanie d'une belle route dallée, la voie Domitienne, ainsi que l'aménagement du cours et du franchissement du Vulturne. Grâce à cette route, on faisait en deux heures ce qui demandait précédemment la journée entière ; on pouvait, par exemple, en partant de Rome tôt le matin, être le soir au bord du lac Lucrin (soit plus de 200 kms). [Stace, Silves, IV, 3]
– Depuis la Gaule c'est par la mer qu'on allait plus volontiers en Italie. Toutefois les voyageurs qui avaient décidé de franchir les Alpes ont laissé plusieurs témoignages. Ammien Marcellin (qui, comme officier, a beaucoup voyagé en Europe, en Asie Mineure, en Égypte) raconte comment se faisait la traversée des Alpes depuis Suse jusqu'à Briançon. Il évoque, au  printemps, les convois de voitures attelées de bœufs qui, au moyen de grosses cordes, les retiennent dans les descentes ; il nous apprend qu'en hiver les chemins couverts de neige étaient balisés à l'aide de pieux de bois. [Ammien Marcellin, Histoire, XV]
– Un siècle plus tard, le voyage de Sidoine Apollinaire de Lyon à Rome s'est déroulé dans de meilleures conditions. Comme c'est un voyage officiel, il peut profiter des avantages de la Poste impériale en sortant de Lyon. Puis c'est la traversée des Alpes par un chemin creusé dans la neige, le passage de plusieurs rivières à gué ou sur des ponts et l'arrivée à Pavie où il s'embarque sur un navire qui va lui permettre de suivre le Pô jusqu'à son embouchure. Ensuite, entre le Picénum et l'Ombrie, il contracte une mauvaise fièvre, puis c'est la traversée facile de l'Italie jusqu'à Rome. [Sidoine Apollinaire, Lettres, I, 5]
– On comprend que le même Sidoine Apollinaire, qui a surtout voyagé en Gaule, se soit amusé du peu d'empressement de son ami Trygétius pour répondre à l'invitation qu'il lui a faite de quitter Bazas pour aller rejoindre une bande de joyeux copains à Bordeaux : c'est que, en plein hiver et en plein vent, Trygétius hésite à prendre la route. Mais est-ce vraiment compliqué, lui dit son ami, de faire 15 petits kilomètres jusqu'à  Langon pour aller s'embarquer sur la Garonne où l'attend une embarcation munie d'un pont de planches, guidée par des pilotes, actionnée par des rameurs qui chanteront pour distraire les voyageurs. Il y aura des coussins confortables, des jeux de dés tout prêts, une voile en guise de parasol, de quoi faire un plaisir de cette petite croisière sur le fleuve… [Sidoine Apollinaire, Lettres, VIII, 12]
– Enfin l'anthologie de Claude Sintes s'achève par une mini-croisière de Venance Fortunat sur la Moselle et le Rhin pour aller de Metz au château d'Andernach ; cette fois, plus de peur, plus de dangers : le futur évêque de Poitiers se montre sensible à la beauté du paysage et aux délicieux poissons de rivière que l'on déguste en écoutant des musiciens. [Venance Fortunat, Poèmes, X, 9]

JN


Laure de CHANTAL

LIBRE COMME UNE DÉESSE GRECQUE

Stock éd., févier 2022, 300 p., 19,5 €

Normalienne, agrégée de lettres classiques, Laure de Chantal a fondé aux Belles Lettres la collection Signets, qui permet de découvrir un thème antique par les textes de l'époque. Féministe déclarée, elle a souhaité, dans ce dernier ouvrage, nous convaincre que, contrairement à ce que l'on croit souvent, la mythologie antique laisse la meilleure place aux femmes ("dans le mythologie, le meilleur de l'Homme est une femme"). Son propos est donc d'en réhabiliter quelques-unes, en proposant une relecture de quelques mythes dans un style qui se veut décontracté, sans doute un peu inutilement et lourdement encombré d'allusions personnelles et d'une dénonciation récurrente de la misogynie et de la perversité masculine. Elle prend ainsi la suite de Marguerite Yourcenar, qu'elle cite : "Le peuple qui a donné à l'intelligence le visage d'Athéna, au courage et à la fidélité celui d'Antigone, à la vision prophétique celui de la Cassandre d'Eschyle n'a pas méprisé la femme." (préface de La Couronne et la Lyre)
*
Ce qui a pu nous tromper, dit-elle, ce sont les interprétations des femmes de la mythologie qui ont été faites, en particulier dans un XIXe siècle qui avait beaucoup de mal avec la condition féminine. De cela elle donne plusieurs exemples :
– À propos d'ARTÉMIS, qualifiée par les Anciens de parthenos, on traduit l'adjectif par "vierge" (en suggérant que la déesse était en quelque sorte frigide), alors que le mot signifie en fait "célibataire". C'est qu'on acceptait mal l'idée d'une femme libre ayant, hors mariage, une vie sexuelle et amoureuse, comme ce fut le cas pour Artémis-Diane (ce qu'atteste Callimaque). Artémis est une jeune femme indépendante ("sans maître" dit Homère), une femme qui sait ce qu'elle veut. Les Cyclopes lui obéissent et même Zeus ne lui refuse rien.
– Racine a fait d'IPHIGÉNIE une fille soumise et obéissante ("quand vous commanderez vous serez obéi"), alors que son nom même signifiait "celle qui génère la force" (en grec : is, en latin : vis). À Aulis, au milieu d'hommes désemparés par l'oracle de Calchas, elle seule fait preuve de détermination et de force d'âme en se proposant pour l'immolation apparemment nécessaire.
– Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte comment BAUCIS, la vieille épouse de Philémon, s'est dépensée pour recevoir dignement deux voyageurs (en fait Jupiter et Mercure) ; d'après le texte, c'est elle qui fait tout : allumer le feu, éplucher les légumes, décrocher et découper un dos de porc, caler la table… Pourtant, quand La Fontaine consacrera une fable à ce couple, il fera de Baucis une bonne épouse simplement soumise à son Philémon de mari.
– ATHÉNA est fille de Mètis. Ce mot, qui désigne "l'intelligence pratique" a été trop souvent traduit par "prudence", "ruse" ou même "perfidie", preuve que que les traducteurs avaient du mal à attribuer l'intelligence à une divinité féminine. Or c'est bien Athéna qui a été préférée à Poséidon pour être la divinité protectrice d'Athènes et non sans raison :  n'ayant hérité de sa mère que des qualités, elle est bienfaitrice, éducatrice, protectrice, toujours victorieuse : "Jamais, écrit Laure de Chantal, n'a été donnée une image aussi éblouissante de la femme".
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Il est remarquable que ce sont des divinités féminines que les Grecs ont  choisies pour expliquer la genèse et la marche du monde :
– GAÏA est la première divinité à sortir du chaos pour créer le ciel (Ouranos), qu'elle va épouser. Puis c'est elle qui crée les dieux, qui installe Zeus sur l'Olympe… Tout va désormais plier devant les volontés de Gaïa.
– C'est de deux femmes, la mère et la fille, DÉMÉTER et PERSÉPHONE, que dépendent l'évolution de la vie terrestre et l'alternance des saisons.
– La vie de chaque homme dépend, elle, des trois FILEUSES (ou Parques).
– Ce sont neuf MUSES qui gouvernent tout dans le monde, musique, poésie, histoire, mathématiques, astronomie…
– Enfin, quand tout allait mal, ce sont les SYBILLES que l'on consultait et dont on respectait scrupuleusement  les avis.
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Les hommes, dans les légendes mythologiques, n'ont pas toujours le beau rôle :
– APOLLON se rend coupable de harcèlement à l'égard d'une femme non consentante, Daphné. Pour parvenir à ses fins, il la poursuit, tour à tour suppliant, larmoyant, jouant au "bellâtre de pacotille". Mais Daphné ne cèdera pas et saura lui échapper, métamorphosée en laurier.
– THÉSÉE est un lâche qui abandonne une jeune femme seule sur une île, où elle sera une proie idéale pour les bêtes féroces ou d'éventuels pirates. Mais Ariane est forte et, selon Catulle, au lieu de gémir sur son sort, elle demande aux dieux le châtiment de son bourreau.
– JASON et les Argonautes, désemparés, allaient se laisser mourir dans le désert de Lybie et il fallut que des déesses, divinités du désert, apparaissent pour les secouer un peu : « Cessez de gémir ; levez-vous et faites lever vos compagnons » (Argonautiques, IV, 1308)
– Seul ULYSSE mérite la sympathie. C'est qu'il aime les femmes sans les mépriser, et d'abord son épouse Pénélope. D'ailleurs ce sont des femmes qui font et défont son destin, non seulement Athéna, qui dirige toute sa vie, mais aussi Ino-Leucothée qui a pitié de lui et qui intervient pour le sauver dans un moment critique (Odyssée V, 334).
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La beauté des femmes représentait beaucoup pour les Grecs. Dans la mythologie, il semble qu'une femme belle pouvait tout se permettre. HÉLÈNE est certes responsable de grands maux : une ville détruite, des milliers de morts, des femmes violées ou réduites en esclavage. Mais personne ne l'accuse, personne ne lui en veut : "Il n'y a lieu de blâmer ni les Troyens ni les Achéens si, pour une telle femme, ils souffrent de si longs maux" (Iliade III, 156). Son mari, trompé, ne lui en veut pas et Sparte lui élèvera un temple. La beauté est plus forte que tout. C'est que la beauté des femmes évoque ce Beau qui, selon Platon, conduit au Bien et au Vrai. La beauté des femmes, pour les Grecs, va de pair avec la bonté, elle est liée à des qualités morales (kalos kagathos). Elle détient un pouvoir civilisateur universel.
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Alors qu'à notre époque les femmes n'ont pas le droit de se conduire aussi mal que les hommes, dans le monde gréco-latin elle ne sont jamais considérées comme coupables
– MÉDÉE a commis les crimes les plus affreux, sans le moindre remords, démembrant son frère, faisant tuer le roi Pélias, assassinant le roi de Corinthe. Pourtant on ne lui a fait aucun procès ; elle sera même recueillie à Athènes où elle épousera Égée. Selon une certaine tradition, elle finira par être transportée aux Champs-Élysées.
– On a tendance à condamner CLYTEMNESTRE, meurtrière de son mari, mais c'est oublier qu'elle avait bien des "circonstances atténuantes" : Agamemnon l'a épousée de force après avoir tué son mari Tantale et son premier enfant. Il a été tout près de poignarder sa fille Iphigénie. Il a tout abandonné pour partir dans une guerre qui a fait des milliers de morts. Il est revenu, victorieux et vaniteux, imposant à son épouse une captive-maîtresse, Cassandre. Les crimes de l'homme pèsent-ils moins lourd que les crimes de la femme ? Marguerite Yourcenar, dans Feux, a donné la parole à la meurtrière : "Je l'ai tué pour le forcer à se rendre compte que je n'étais pas une chose sans importance que l'on peut laisser tomber ou céder au premier venu". Eschyle, dans les Euménides, engagera son procès : les Erynnies prendront le parti de la femme contre Oreste, puis Athéna interviendra dans le sens de l'apaisement et de la justice.
*
La mythologie propose l'image de nombreuses femmes fortes et surtout de femmes libres.
– CIRCÉ vivait seule et bien tranquille dans son île lorsque débarque en hurlant une horde de brutes auxquels elle ne tarde pas à donner la forme qu'ils méritent : des cochons. Ensuite, quand ils auront repris forme humaine,  elle va jouer son rôle de femme en les aidant à reprendre leur dignité, en les civilisant. À Ulysse, elle offrira les plaisirs de l'amour, mais en bonne amitié, sans passion. Et, quand viendra le moment de se séparer, elle ne fera rien pour retenir ces hommes qu'elle voit "geignant, s'arrachant les cheveux" (Odyssée, X 567), terrorisés à l'idée de devoir passer par les demeures d'Hadès. Et on imagine que, quand tous ces hommes seront partis, elle sera bien heureuse de retrouver la paix…
– Ulysse finira par être las d'être trop bien hébergé par CALYPSO, las d'être nourri de nectar, lui le mangeur de viande et de pain. Il voudra retourner chez lui et ne cessera guère de pleurnicher (Odyssée, V 160). Calypso, plus digne, n'apparaît pas en femme trahie, délaissée. Maîtresse d'elle-même, respectant la liberté des autres, elle lui donne congé et l'aide à partir, sans rancœur ni rancune.
– PÉNÉLOPE n'est pas le "grillon du foyer" de Brassens; c'est une femme qui a été capable de "tenir" pendant vingt ans dans une maison envahie par des beaux garçons qui la convoitent. Pourquoi la rabaisser en la faisant travailler à une "tapisserie" (un "ouvrage de dame"), alors que c'est à la confection d'un linceul pour son beau-père très âgé qu'elle se consacre pieusement ? Cette image d'une femme inflexible et fidèle a paru tellement invraisemblable à Servius, le commentateur de Virgile, qu'il affirme qu'en fait elle a dû coucher avec tous les prétendants.
– PSYCHÉ est loin de n'être qu'une femme victime de sa curiosité (un défaut bien "féminin"), punie parce qu'elle a voulu voir le visage de celui qui couchait avec elle. Elle s'est révélée par la suite comme une femme fière, courageuse, éprise de liberté, une aventurière qui, enceinte, parcourt le monde et affronte Vénus qui est jalouse d'elle. C'est d'ailleurs la seule mortelle qui deviendra déesse.
– La petite ANTIGONE est le type même de la femme capable de dire "non", à tel point que Créon s'en inquiète : si jamais elle l'emportait, c'est elle qui serait l'homme (Antigone v. 484) et le même Créon reproche à Hémon de se faire l'esclave d'une femme (v. 746).
– Aujourd'hui, lorsqu'on se trouve devant une femme en colère, on a tendance à se moquer, à la tourner en dérision ; on lui attribue des termes venus de la mythologie : c'est une mégère, une harpie, une furie, un dragon. Dans la mythologie JUNON-HÈRA est une femme colérique (il suffit de lire l'Énéide ou le début de l'Hercule furieux) ; mais elle a bien des raisons de l'être, en particulier contre Zeus qui ne cesse de la tromper. En fait c'est une femme qui, par ses colères, affirme son pouvoir et qui ne supporte pas d'être sans cesse rabaissée par un mari volage. À Rome, lors de la fête de matronalia, les matrones se rendaient au temple de Junon, la tête couronnée de fleurs et en offraient à la déesse.
*
Ayant classé ses déesses en sept catégories (les créatrices, les guerrières, les savantes, les battantes, celle qui disent oui, celles qui disent non et les reines), Laure de Chantal termine par APHRODITE-VÉNUS, cette déesse que les peintres ont figée dans l'image d'une jolie femme qui se laisse admirer, debout sur son coquillage. En fait c'était la plus ancienne des divinités, plus puissante même que Zeus, qui n'osait rien lui refuser. Elle régnait sur les dieux comme sur les mortels et sur toute la nature. Lucrèce lui a consacré une invocation qui met en lumière toute son importance. Capable de se venger au besoin (des femmes de Lemnos, d'Hippolyte, de Myrrha) elle savait aussi se faire bienveillante. En femme libre, elle avait des amants, mais sans se laisser prendre par la passion amoureuse.
*
À la fin de son ouvrage destiné à mettre en lumière la place des femmes dans les idées religieuses des Anciens, Laure de Chantal fait remarquer malicieusement qu'à Rome, la "triade capitoline", d'abord uniquement masculine (Jupiter, Mars, Quirinus) avait été ensuite à dominante féminine (Jupiter, Junon et Minerve) et que le "panthéon" antique devait obligatoirement comprendre six dieux et six déesses, afin de respecter ce que nous appelons aujourd'hui la parité. Et elle termine en écrivant :  "La mythologie foisonnante a su faire la part belle au génie féminin en montrant sa densité, sa puissance et sa diversité. Il faudrait beaucoup plus qu'un seul livre pour les énupérer toutes, Cassandre, Didon, le Sphinx, Europe, toutes ces fières femmes de la mythologie qui font précisément la fierté de la condition féminine."

J.N.


 

Danielle JOUANNA

LA POLITIQUE: UNE ACTIVITÉ DANGEREUSE EN GRÈCE ANCIENNE ?

Les Belles Lettres, déc. 2021, 21,50 €

 

Danielle Jouanna, dans cet ouvrage (le cinquième qu'elle publie aux Belles-Lettres), a voulu faire un tableau de la vie politique dans les cités grecques, en particulier dans l'Athènes des Ve et IVe siècles. Elle reprend la distinction faite par Hérodote (dans Histoires III), puis plus tard par Aristote (dans Politique III), entre trois principales formes de gouvernement : la monarchie (ou tyrannie), l'oligarchie (ou ploutocratie) et la démocratie.

Excluant rapidement les cités vivant sous une « tyrannie » (où « faire de la politique » n'était guère possible), Danielle Jouanna s'intéresse particulièrement au gouvernement oligarchique de Sparte du IVe siècle. Il comportait certes une « assemblée du peuple », mais tout était fait pour réduire son pouvoir politique puisqu'elle était de fait réservée aux seuls  « vrais » Spartiates (les descendants des envahisseurs doriens du -Xe siècle) et était dominée par un petit nombre d'hommes qui s'étaient enrichis aux dépens des cités ennemies. D'ailleurs, nous dit Plutarque, « si le peuple décidait de travers, sa décision n'était pas ratifiée ». De plus, selon Xénophon, cinq « éphores » y étaient « nantis d'un pouvoir considérable et se comportaient comme des tyrans » ; de plus 28 « gérontes » avaient un droit de veto sur les lois nouvelles.

Dans les périodes où Athènes vivait sous un régime démocratique, en théorie tout homme majeur né d'un père et d'une mère athéniens (loi de 451) pouvait s'exprimer librement dans l'Assemblée du peuple  (ecclesia) qui se réunissait une quarantaine de fois par an sur la colline de la Pnyx. Les citoyens étaient assis par terre. Au début on annonçait l'ordre du jour et on demandait: « Qui veut prendre la parole ? ».  Celui qui se proposait se levait, reçevait une couronne, qu'il passait au suivant. À la fin, l'assemblée décidait, en votant à mains levées, par oui ou par non. Autre principe apparemment démocratique: tout citoyen pouvait être tiré au sort pour être, pendant un an, l'un des 500 membres du Conseil (boulè), 50 d'entre eux exerçant pendant un mois la magistrature de prytanes. De plus l'Assemblée élisait chaque année neuf magistrats (archontes) et dix chefs militaires (stratèges). Théoriquement, selon Périclès, c'était le seul mérite qui permettait d'accéder aux différentes fonctions.

Mais l'idéal démocratique d'Athènes ne s'est pas véritablement réalisé dans les faits et la démocratie directe, sans corps intermédiaires, n'a jamais pu se concrétiser (il faudra pour cela attendre les « réseaux sociaux » actuels, avec les excès et les dérives qu'on connaît).
– D'abord les étrangers, les esclaves, mais surtout les femmes étaient exclus de la vie politique.
– Alors qu'environ 30.000 citoyens avaient le droit de siéger dans l'Assemblée et que le quorum pour voter une loi était théoriquement de 6000, Thucydide dit bien qu'on ne pouvait même pas rassembler 5000 citoyens. Par manque d'intérêt, beaucoup essayaient de s'y soustraire et il fallait que la police urbaine barre les rues avec une corde enduite de peinture rouge fraîche pour rabattre vers la Pnyx les récalcitrants. Et puis, assister à toutes les assemblées c'était perdre une quarantaine de journées de travail par an (pour compenser on versait à chacun une indemnité de deux puis trois oboles). Seuls les riches aristocrates avaient véritablement le temps de « faire de la politique ».
– Beaucoup s'inquiétaient de voir que des décisions importantes devaient être prises par une foule incompétente et très influençable : « Rien n'est plus stupide et plus violent qu'une foule sans compétence » (Hérodote) ; « Un coquin arrivera toujours à prendre du pouvoir en séduisant le peuple par sa faconde » (Euripide). De fait l'Assemblée pouvait réagir sous l'empire de l'émotion (par exemple en 427 elle décida de mettre à mort la totalité des hommes de Mytilène qui étaient passés à l'ennemi ; devant l'énormité de la chose, dès le lendemain, on convoqua à nouveau l'Assemblée pour décider qu'on se contenterait d'exécuter mille otages, d'abattre les murs de la ville et de confisquer les terres).
– La qualité d'orateur était essentielle pour un homme politique et les simples particuliers avaient du mal à se faire entendre après de brillantes interventions d'hommes rompus à l'art de la parole. Mais alors la forme du discours prenait le pas sur la qualités des arguments. Faire de la politique imposait d'avoir une voix forte et de connaître toutes les subtilités de la rhétorique (pour cela on prenait des leçons auprès des « sophistes », qui se faisaient payer si cher que seuls les riches aristocrates pouvaient se les offrir).  Démosthène, qui voulait qu'Athènes résistât aux menaces d'invasion par la Macédoine, se trouva desservi par une voix trop faible, alors qu'Eschine, partisan de la paix avec Philippe, avait la belle et forte voix d'un acteur de théâtre.
– Inversement, on a vu apparaître des « populistes » démagogues, comme Hyperbolos ou Cléon, dont le comportement à la tribune choquait par sa vulgarité, mais dont les bouffonneries, selon Plutarque, amusaient le peuple qui se laissait séduire.
– L'Assemblée avait le pouvoir d'éloigner préventivement pour dix années quelqu'un qui lui paraissait prendre une importance excessive dans la vie politique : c'était l'ostracisme, institué au Ve siècle. Un homme politique pouvait ainsi facilement se débarrasser d'un adversaire en distribuant à ses partisans des tessons de poterie (ostraka) portant le nom de l'homme à éliminer.
– L'opposition, en Grèce, des gouvernements oligarchiques et des gouvernements démocratiques a donné lieu souvent à des excès de violences, avec massacre de civils et réduction des femmes en esclavage. En 413, un général athénien jeta ses mercenaires thraces sur Mycalesse (en Béotie) où, selon Thucydide, il tuèrent « tout ce qu'il apercevaient de vivant » et abattirent tous les enfants qui venaient d'entrer dans leur école. À Corinthe en 393 a eu lieu un massacre en pleine ville des aristocrates pro-spartiates (et Xénophon est choqué que cela ait eu lieu le jour d'une fête religieuse). Dans Argos, vers 370, les démocrates ont mis à mort 1200 riches…

Après avoir longuement analysé les conditions de la parole dans l'Assemblée, D. Jouanna s'intéresse aux autres lieux de parole et aux autres circonstances dans lesquelles on pouvait parler de politique.
– Les discours officiels lors de l'hommage annuel aux morts de la guerre étaient une occasion d'exalter la grandeur de la cité.
– Dans les harangues aux soldats (par exemple lors de l'expédition contre Syracuse) on "chauffait" l'auditoire en parlant de l'opposition entre une « race » ionienne et une race dorienne.
– La parole populaire se libérait sur l'agora, dans les palestres, dans les ateliers d'artisans ; y circulaient les nouvelles, souvent fausses ; on y critiquait les hommes politiques en place ; on proposait des solutions radicales aux problèmes (c'est ce que suggère Aristophane dans les Cavaliers).
– Socrate, lui, multipliait les contacts dans les rues pour convaincre ses interlocuteurs… qu'il faut ne pas faire de politique (tiré au sort comme bouleute, il se retrouva prytane et président de séance à l'Assemblée, où il a su tenir tête au peuple qui se ralliait à une proposition illégale).
– Les femmes, auxquelles il était demandé avant tout de se taire, avaient pourtant leur mot à dire devant l'incurie des hommes politiques (Aristophane suggère qu'il y avait en elles plus de bon sens, plus de sagesse). Et puis, comme le dit Aristote dans sa Politique, il faut tenir compte du fait que certains gouvernants étaient gouvernés… par leur femme (on citait le cas de la compagne de Périclès, Aspasie, dont, selon Plutarque, on respectait la « sagesse politique »)

D. Jouanna souligne ensuite qu'à Athènes il n'y avait pas que la parole comme moyen d'agir : l'argent en était un, indiscutablement.
– Les riches aristocrates avaient les moyens de se créer une « clientèle », un réseau d'électeurs potentiels, par exemple pour se faire élire stratèges. Ils pouvaient aussi s'appuyer sur des clubs privés (hétairies), où des compagnons s'associaient pour contrer les attaques qu'ils subissaient dans une cité démocratique (et ces associations étaient parfois considérées comme une menace pour la démocratie).
– Des métèques ou des banquiers très riches  (tel Pasion, un ancien esclave), aidaient l'État en s'acquittant d'impôts et de charges onéreuses.
 – Tout citoyen riche se voyait imposer pour un an une « liturgie », à laquelle il ne pouvait échapper d'en prouvant que tel autre était plus riche que lui : il s'agissait, par exemple, d'assurer, comme triérarque, l'entretien d'un navire de guerre et la solde de 200 rameurs , ou, comme chorège, les frais entraînés par les fêtes des Dionysies (cette liturgie donnait au chorège un certain poids politique si les représentations théâtrales qu'il avait financées avaient plu au peuple).

Faire de la politique a consisté pour d'autres à se servir de l'écrit pour critiquer le pouvoir donné au peuple.
– Dans la seconde moitié du Ve siècle, un auteur anonyme est l'auteur d'une Constitution des Athéniens où il prend la défense des « honnêtes gens » qu'il oppose au peuple sans éducation et enclin au mal. Il y fait un tableau très critique de la société athénienne où les « vrais citoyens » doivent accepter sans rien dire des affronts venant de métèques voire d'esclaves, où on laisse la langue grecque se dénaturer au contact des étrangers qui traînent dans les ports, où les procès s'éternisent en raison du nombre insuffisant de juges, où les nobles et les riches sont la cible favorite des auteurs comiques…
– Platon, dans sa République (VIII), dénonce les méfaits de l'esprit de liberté et d'égalité dans une société démocratique (les fils ne respectent plus leur père, les élèves leurs professeurs…) ; dans le Gorgias il dénonce une société où le pouvoir appartient à ceux qui maîtrisent l'art oratoire et où l'on blâme ceux qui veulent s'élever au-dessus des autres. Déçu lors de ses tentatives pour agir sur la vie politique, à Athènes comme en Sicile,  Platon a finalement pris conscience des défauts de toutes les formes de gouvernement, démocratie comme oligarchie, et, dans La République et dans Les Lois, il s'est réfugié dans la description de ce que serait un gouvernement idéal (alors qu'Aristote, dans La Politique, met l'accent plus précisément sur ce que serait une démocratie idéale).
– Xénophon, dans Le Banquet, donne la parole à Charmide qui fait remarquer qu'à Athènes il vaut mieux à tous points de vue être pauvre que riche. Et dans La Constitution des Athéniens il affirme clairement sa préférence pour un régime oligarchique et aristocratique. Enfin, dans son dernier ouvrage Les Revenus (Poroi) il propose toute une série de mesures pour corriger les méfaits de la démocratie et ramener à Athènes la prospérité et le goût du luxe.

Dans la seconde partie de l'ouvrage, Danielle Jouanna met en lumière les dangers que courait celui qui voulait « faire de la politique », justifiant la boutade de Socrate à la fin de sa vie : « Si j'avais fait de la politique, je serais mort depuis longtemps » (Apologie de Socrate, 31)
– D'abord, si l'on était connu du public, il fallait s'attendre à être importuné dans les rues et sur les places. Il fallait accepter aussi d'être en butte aux critiques des auteurs de comédies qui ne se gênaient pas pour lancer des attaques personnelles ; c'est ainsi que Cratinos se moqua de la grosse tête de Périclès ou qu'Aristophane caricatura Socrate, sans doute à la grande joie de son public populaire.
– Dans les combats politiques, les accusations calomnieuses étaient monnaie courante, et jamais sanctionnées par la loi : on mettait en doute la qualité de citoyen de l'adversaire ou on l'accusait de mœurs douteuses (Démosthène, Eschine ne s'en sont pas privés). C'était en quelque sorte la règle du jeu.
– Les magistrats devaient se soumettre à un contrôle avant leur entrée en charge (docimasie) et surtout rendre des compte à la fin, avec la menace permanente d'avoir à s'expliquer devant la Justice qui pouvait infliger des amendes ; or ces accusations de mauvaise gestion étaient fréquemment des manœuvres politiques déguisées.
– Les hommes politiques étaient menacés d'une arrestation en pleine rue (apagôgè) s'ils étaient débiteurs envers l'État d'impôts non payés.
– Ils pouvaient être soumis à un véritable harcèlement judiciaire, leurs adversaires cherchant par tous les moyens à les mettre en difficulté en les amenant à comparaître devant des tribunaux populaires composés d'hommes qui avaient été tirés au sort parmi 6000 volontaires. Ces « juges » étaient surtout des vieillards et des pauvres (attirés par l'indemnité de deux ou trois oboles), donc a priori sévères à l'égard des riches. Ils attendaient de l'accusé qu'il cherche à les attendrir en s'humiliant, en les suppliant et en versant des larmes abondantes (comme le fit Périclès pour obtenir l'acquittement de sa compagne Aspasie). Les motifs d'accusation les plus fréquents étaient la corruption, le détournement de fonds, le fait d'avoir proposé des lois contraires à la législation existante, le plus grave étant l'impiété (par exemple le fait d'expliquer le mouvement des astres par des théories scientifiques et non par l'action des dieux). Les condamnations consistaient en des amendes, la privation des droits de citoyen (atimie) et pouvait aller jusqu'à l'exécution par absorption de ciguë (comme ce fut le cas de Socrate, accusé d'avoir appris à ses disciples à mépriser les lois de la démocratie)
– Comme n'importe qui pouvait se porter accusateur, on vit apparaître une catégorie de « sycophantes », des calomniateurs professionnels, comme Aristogiton, Diocleides ou Diondas, qui s'en prenaient de préférence aux hommes politiques et aux riches, d'autant plus que la loi leur permettait de récupérer une partie de l'amende ou des biens confisqués..
– Dans les accusations d'atteinte à la sûreté de l'État démocrate (mais souvent aussi sous n'importe quel prétexte), le procès (eisangélie) se tenait non pas devant des jurés, mais devant l'Assemblée du peuple.
– Enfin les hommes politiques risquaient d'être victimes d'assassinats commandités par leurs adversaires politiques : démocrates assassinés par des oligarques (comme Ephialte, le créateur des tribunaux populaires), ou oligarques assassinés par des démocrates (comme Phrynichos)
– Lors des changements du parti au pouvoir, il y avait même des exécutions « légales », par exemple en 411 et en 404 quand l'installation d'un régime oligarchique s'accompagna de la mise à mort de démocrates (sans compter les exécutions de métèques à seule fin de s'approprier leurs biens). Au IVe siècle, lorsque s'opposèrent les partisans d'une résistance acharnée à la Macédoine et les partisans d'un accord avec Philippe, bien des hommes ont été victimes de leur engagement politique (on peut citer Hypéride, Démosthène, Démade et Phocion). Athènes a même connu des condamnations à mort groupées, à la suite de jugements expéditifs devant des assemblées houleuses (par exemple lors de la mutilation des hermès en 415, ou après la victoire des stratèges vainqueurs aux îles Arginuses, condamnés par le peuple apparemment « frappé de folie et excité par les démagogues » (Diodore)

Ainsi D. Jouanna a voulu, dans cet ouvrage, révéler la face sombre de la démocratie athénienne : « paradoxalement, plus les hommes du peuple arrivent au pouvoir (à partir de la fin du Ve siècle) et qu'on approche de ce qui serait à nos yeux une véritable démocratie, plus les dangers se multiplient », écrit-elle, laissant le lecteur mesurer lui-même les ressemblances éventuelles avec les pratiques modernes…

J.N.


Sylvie DURASTANTI,

SANS PLUS ATTENDRE

Tristram éd., déc. 2021, 19 €

Ce roman fait vivre l'Ithaque de l'Odyssée. Après bientôt vingt années, Ulysse, parti pour faire une guerre qu'il désapprouvait, n'est toujours pas revenu. Pénélope a élevé seule son fils Télémaque et a réussi tant bien que mal à conserver le domaine avec l'aide de deux anciens esclaves, Euryclée et Eumée. Mais le palais royal a été envahi par des voisins ripailleurs et  sans scrupules, convoitant la femme et les biens d'Ulysse.

S'inspirant jusque dans les détails du récit d'Homère, Sylvie Durastanti tente d'abord de mettre un voile sur l'origine odysséenne du roman : Ithaque n'est pas nommée, Troie est seulement "la ville du safran"; et les personnages n'ont pas leur nom véritable: Pénélope c'est "la maîtresse", Ulysse absent c'est "le maître", les prétendants ce sont "les intrus" ; Télémaque c'est "Télem", Euryclée c'est "Éri", Eumée c'est "Eumos", la servante Mélantho c'est "Méla", Mentor c'est le marchand "Mentès", Ménélas c'est "Ménel", l'aède Phémios c'est "Fémio", le devin Théoclymène c'est "Théo" l'étranger… Ce n'est que dans la dernière page que Théoclymène, Télémaque, Pénélope et enfin Ulysse retrouvent leur vrai nom.

La romancière se contente de donner la parole aux personnages. Cette parole est confiée alternativement à la maîtresse (qui dialogue en pensée avec son mari absent) et à Éri (qui dialogue avec Eumos). Interviennent également Télem (par l'intermédiaire d'un Phénicien qui l'a rencontré), Méla (la servante qui a succombé aux charmes d'Antinous), Théo (qui va aider Thelem à mieux comprendre le mystère qu'est pour lui sa mère).

Pénélope est au centre de l'ouvrage. Elle sait qu'elle doit assumer sans défaillance le rôle de maîtresse : "Si je ne suis plus la maîtresse, que suis-je? une femme comme les autres, une proie plus exposée que les autres." Jusque là,  elle a fait preuve d'une belle force d'âme afin d'assumer l'absence du maître et la meute des intrus. Mais elle sait qu'avec le retour de son fils, mûri par son voyage à la recherche de son père, bien des choses vont changer.

C'est malgré elle qu'elle a été contrainte d'appliquer une leçon que lui avait donnée son époux : "Il faut savoir ruser quand on joue sa survie". C'est pourquoi, pour "freiner le temps",  elle a retardé le plus possible le moment où serait achevée la pièce de toile qu'elle tissait. Mais surtout elle a fait de la patience et de l'attente sa raison de vivre : "Elle n'attend rien des autres. Elle attend. Les gens se demandent si elle tiendra encore longtemps et comment tout cela finira. […] Par une ruse, par un acharnement et un labeur infinis, elle a réussi l'impossible : elle a retenu, immobilisé le temps".

C'est aussi en se fiant à ses rêves qu'elle a eu la force de résister : alors qu'elle était prisonnière dans sa maison, ce sont ses rêves qui lui permettaient de s'évader et qui continuaient à la relier à son époux. Puis, un jour, elle a décidé qu'il était temps d'en finir et de "forcer le présent à advenir, sans plus attendre". Le faux mendiant était déjà là : Éri l'avait reconnu à sa cicatrice, Télem et Eumos eux aussi l'avaient reconnu; mais ils étaient tous "liés par le silence juré". Dès lors le temps, jusque là immobile, va s'accélérer et c'est Eri qui va raconter la fin : l'épeuve de l'arc, les "intrus" percés de flèches, les douze servantes étranglées par Eunos et Télem ; puis la rencontre de la maîtresse et du mendiant, le piège qu'elle lui tend pour être sûre qu'il est bien son mari, enfin leur seconde nuit de noces, au cours de laquelle le maître raconte à son épouse des histoires de géants, de monstres, de magiciennes, de femmes invisibles qui chantent sur la mer, ces histoires dans lesquelles la vieille Éri, couchée devant la porte de la chambre, reconnaît celles que racontait déjà, dans son enfance, celui qu'elle avait aidé à mettre au monde, Ulysse.

J.N.


 

Irène VALLEJO

L'INFINI DANS UN ROSEAU. L'INVENTION DES LIVRES DANS L'ANTIQUITÉ

traduit de l'espagnol, éd. Les Belles Lettres, 2021, 538 pages
23,5 € / 17 € en téléchargement

 

Quand les livres ont-ils été inventés ? Comment ont-ils traversé les siècles pour se frayer une place dans nos librairies, nos bibliothèques, sur nos étagères ? Irene Vallejo convie son lecteur à un long voyage, des champs de bataille d'Alexandre le Grand à la Villa des Papyrus après l'éruption du Vésuve, des palais de la sulfureuse Cléopâtre au supplice de la philosophe Hypatie, des camps de concentration à la bibliothèque de Sarajevo en pleine guerre des Balkans, mais aussi dans les somptueuses collections de manuscrits enluminés d'Oxford et dans le trésor des mots où les poètes de toutes les nations se trouvent réunis.

Irene Vallejo fait découvrir cette route parsemée d'inventions révolutionnaires et de tragédies dont les livres sont toujours ressortis plus forts et plus pérennes. L'Infini dans un roseau est une ode à tous ceux qui ont permis la transmission du savoir et des récits : conteurs, scribes, moines, enlumineurs, traducteurs, vendeurs ambulants, autant de personnes dont l'histoire a rarement gardé la trace, mais qui sont les véritables sauveurs de livres, les vrais héros de cette aventure millénaire.

Mario Vargas Llosa (qui vient d'être élu à l'Académie francaise) a écrit à propos de cet ouvrage : "L'amour des livres et de la lecture respire à travers ce chef-d'œuvre". Et Alberto Manguel (qui, en 2010, nous avait entretenu de la Lecture), ne tarit pas d'éloges en présentant l'ouvrage : "Vallejo a judicieusement décidé de se libérer du style académique pour choisir la voix du conteur. L'histoire n'est pas considérée comme une liste d'ouvrages cités, mais comme une fable. Ainsi, pour n'importe quel lecteur curieux, ce charmant essai est accessible et émouvant dans sa simplicité, parce qu'il est un hommage aux livres par une lectrice passionnée."


Lucio RUSSO

NOTRE CULTURE SCIENTIFIQUE
Le monde antique en héritage

Traduit de l'italien par Antoine Houlou-Garcia

Éditions Les Belles-Lettres - janvier 2020 - 17 € 50

Lucio Russo est mathématicien italien, spécialiste de calcul des probabilités, qui puise dans son extraordinaire culture, en particulier de l'Antiquité, des arguments des plus pertinents pour aller à l'encontre de certaines idées reçues sur le rôle de l'héritage antique sur la science moderne en particulier l'affirmation qu'elle a dû se libérer de l'héritage antique pour prendre son essor. Il explique, par exemple, que l'héliocentrisme est une idée d'Aristarque de Samos et que Copernic l'a exhumé en se penchant sur l'œuvre de l'astronome grec.

En balayant divers thèmes classiques de la science comme l'astronomie, la gravitation, la théorie des marées ou le concept de molécule il explique que les idées dans Anciens ont contribué, bien après la Renaissance, à des découvertes scientifiques fondamentales.

Les matheux seront sensibles à la mise en lumière de l'influence de l'œuvre d'Euclide, bien plus tard qu'on ne le pense généralement, sur les découvertes en mathématiques ; ils partageront sans doute avec l'auteur l'intérêt de l'approche de la géométrie du mathématicien alexandrin pour promouvoir une géométrie basée sur des figures constructibles.
On pourra ou non partager la philosophie de l'auteur sur le rôle des mathématiques, sa diatribe contre l'esprit bourbakiste ; on ne pourra cependant que saluer ce brillant essai, qui, en s'appuyant sur une connaissance fine de l'histoire des sciences, défend avec brio le rôle des Anciens dans le développement de la science moderne.

Bertrand Hauchecorne


Giusto TRAINA

HISTOIRE INCORRECTE DE ROME

Les Belles Lettres

mars 2021

Maurice Sartre, professeur émérite à l'université de Tours, qui, en 2016, nous avait fait une conférence sur Palmyre, a publié un texte élogieux sur cet ouvrage de Giusto Traina, qui vient tout juste d'être traduit en français. Voici ce texte :

"Inclassable, le nouveau livre de Giusto Traina provoque chez le lecteur un sentiment jubilatoire qui ne faiblit à aucun moment. Par une série de tableaux qui n'ont pas vocation à brosser un panorama complet de l'histoire de Rome, l'auteur s'attache autant à détruire des mythes historiographiques que des visions populaires ou idéologiques de cette longue histoire.
Faisant constamment le pas de côté qui aide à comprendre, il donne tout à coup une perspective plus exacte (au moins temporairement), souligne les préjugés, voire les ridicules jugements inspirés par une assimilation excessive avec ces ancêtres que chaque génération recrée à son image. Le recours à une iconographie puisée aussi bien dans la bande dessinée, l'affiche de propagande que dans les sources antiques ajoute à la démonstration que conduit Giusto Traina sur le ton de l'humour. Mais sous ces apparences légères se cache une réflexion plus sérieuse qu'il n'y paraît sur un élément essentiel de notre histoire. Car le latin, par des citations réelles ou inventées (elles servent de tête de chapitre), est notre langue; et l'histoire romaine, par ses épisodes les plus fameux, est omniprésente dans l'imaginaire politique, intellectuel, artistique, en Italie comme en France. Empruntant à son impressionnante érudition comme à son observation du paysage politique, médiatique et culturel de notre temps, l'auteur promène son lecteur avec une clarté bienvenue à travers des questions aussi ardues que la cruauté des guerriers, l'acceptation de la défaite, l'accueil des migrants, la diffusion du droit, la créativité scientifique et technique, l'interprétation des prodiges ou les rapports entre Romains et Grecs. C'est-à-dire à tous, car, rappelle-t-il, « sans l'histoire romaine, on ne peut que vivre moins bien». Un long chapitre de notes apporte des indications bibliographiques commentées avec humour et générosité, prolongeant le plaisir d'une lecture dont on regrette qu'elle se termine si vite." (Maurice Sartre)

C'est dans L'Histoire, n°482, avril 2021, p. 78.


 

Marianne ALPHANT

CÉSAR ET TOI

P.O.L

janvier 2021

"Au fond, qu'est-ce qui vous intéresse en lui ? Sa mort ? Vous perdez votre temps, il ne reste rien, c'est poussiéreux." Cette citation en quatrième de couverture donne le ton du livre que Marianne Alphant vient de publier chez POL. Un retour aux sources, une enquête archéologique, une errance dans les méandres de l'histoire, une madeleine, puisque c'est toute la latinité enfouie en elle et en nous qui ressurgit à la lecture de ces pages. Une suite de variations autour de César, puissant et courageux, "capable de dicter deux livres en traversant les Alpes", mais aussi ce "dictateur déplumé, sa folie des grandeurs, ses crises d'épilepsie", conquérant de la Gaule, Gallia est omnis divisa in partes tres, ainsi que les Commentaires (des notes dictées, parfois codées) nous l'ont fait connaître.

L'imperator ! Marianne Alphant, lectrice de Salluste, de Suétone et de Plutarque, rappelle le stratège hors pair menant manu militari ses campagnes dans des contrées incertaines, ses batailles, le vainqueur de Vercingétorix à l'extérieur et de Pompée à l'intérieur, le rebelle "ne croyant ni au ciel ni à l'enfer", lui reprochait Caton, le fin politicien, réformateur aux multiples projets, du calendrier au code civil en passant par l'embellissement de Rome, nous savons cela ainsi que sa fin tragique aux Ides de mars. Nous savons cela, et aussi son ascendance divine et toute sa descendance, des plus glorieux aux plus funestes.

Autour de lui, l'archéologie, les traces géographiques, géologiques, les lieux qu'il aurait pu arpenter, les fragments, objets en tous genres, qu'il aurait pu voir ou même toucher, exhumés, relevés çà et là, maintenant exposés, ces débris et petits riens laissés dans son sillage par le temps, par l'histoire et la littérature. Nous suivons César et avec lui bien d'autres qui, depuis deux mille ans, se sont intéressés à lui, certains jusqu'à la fascination.

Ainsi, en ricochets, la lectrice-narratrice nous montre les rêves de grandeur de ces puissants, lecteurs de près de La Guerre des Gaules, Charles Quint, Soliman le Magnifique et même Guillaume II, le Kaiser, ("Les Hollenzollern ne doutaient de rien"), "l'autocrate efféminé, bon exemple de Césarisme", et bien sûr les deux Napoléon. Le 1er d'abord et son Précis des guerres de Jules César écrit à Sainte Hélène, puis Napoléon III, grand ordonnateur des fouilles d'Alésia qu'il confie à l'archéologue Stoffel, lequel rédigera la troisième partie de l'Histoire de Jules César voulue et signée par l'Empereur en personne qui n'en a écrit que les deux premières.

Et toujours en ricochets, Cicéron, Du Bellay, Stendhal, Mérimée, Goethe et Freud, pour ne citer qu'eux, qui nous rappellent que César est autant homme de lettres que sujet littéraire. Montaigne, par exemple, et son ambivalence : César, ce brigand… sa furieuse passion ambitieuse… La pureté et l'inimitable polissure de son langage. Sans oublier Shakespeare, fasciné : grand cerf dans la forêt, fait-il dire à Marc Antoine, devant le cadavre de César, dans la tragédie éponyme maintes fois interprétée, commentée et adaptée au cinéma.

Mais ne nous y trompons pas, aucune trace hagiographique dans ce César et toi. Bien au contraire, l'homme-personnage "mégalomane sans scrupules", "cupide", "impitoyable sanguinaire" ne sort pas indemne. Il est plutôt prétexte à comprendre l'amour et la mélancolie qui nous lient au passé, à cerner les traces que l'histoire laisse en chacun de nous.

Dans un style alerte, rythmé et avec humour, mots latins et formules latines émaillant le texte, Marianne Alphant nous entraîne, au galop du cheval de César, vers un temps passé dont elle fait l'inventaire, comme on le fait pour accomplir un deuil, sans concession.

Catherine Malissard


Hédi KADDOUR

LA NUIT DES ORATEURS

Gallimard

janvier 2021

Dans la Rome du 1er siècle… terreur sous Domitien

Le péplum coloré des années Soixante a disparu de nos écrans, et l'on pouvait penser que les fictions littéraires sur fond d'Histoire romaine avaient aussi vécu. Les éditions Gallimard, peu coutumières de tels choix nous surprennent donc avec la parution d'un roman qui met en scène l'un des plus cruels empereurs, Domitien, saisi dans le regard de Publius Cornelius, qui n'est autre que Tacite.

Avec ses amis Pline, Juvénal et Martial, il subit, tout en le fustigeant sans réserve dans l'intimité, ce fou immature qui torture comme un jeu, dont les règles arbitraires décuplent la jouissance. Un de leurs amis Senecio ayant osé tenir tête au "maître et dieu", les voilà tous susceptibles de périr par représailles. Aussi Lucretia, l'épouse de Tacite, protégée semble-t-il depuis son enfance auprès de Vespasien, brave la peur et se risque jusqu'au palais impérial, afin de susciter la clémence du tout-puissant, surpris en plein banquet – cliché oblige…
On apprend assez tôt que Tacite, sénateur et avocat, n'a pas encore choisi la voie littéraire qui le tente – ce qui nous rassure sur son sort, puisque ses Histoires et ses Annales lui ont assuré la notoriété.

L'intérêt de l'ouvrage tient à la restitution minutieuse d'une époque violemment troublée, où la politique au sens strict ne tient plus qu'à la ruse et au détournement, dans la Rome des bas-fonds et des couloirs impériaux, où les esclaves eux-mêmes s'adonnent à la délation de leurs maîtres en espérant un statut d'affranchi. Les demeures, la vie des rues, les mentalités – le stoïcisme est à l'honneur – sont rendues avec vigueur. L'allusion à de grands épisodes historiques, Les Gracques, Cicéron et ses Catilinaires, ou littéraires – Virgile, Pétrone et son Satiricon – étoffent le récit, mais en même temps l'alourdissent : on oscille de façon trop manifeste entre la part romanesque, assez peu déployée, et l'insertion habile certes, mais très abondante de détails relevant du documentaire.

La fin évite cependant un tour trop manichéen. Dans les derniers chapitres, on fait la connaissance d'un certain Nerva, sénateur fatigué mais fort sage, pressenti pour devenir consul, à qui "on" a demandé : "…l'intéressé accepterait-il au cas où Domitien serait temporairement dans l'incapacité de…". Les livres d'Histoire nous ont appris qu'il succéda au tyran, et le lecteur tient son dénouement, propre à venger les exactions d'un empereur qui régna tout de même 15 ans (81-96).

Nicole Laval-Turpin


RUINES

par JOSEF KOUDELKA

Exposition virtuelle sur le site de la BnF

et catalogue "Ruines" aux éditions Xavier Barral, BnF, septembre 2020

Sous le titre Ruines, la Bibliothèque Nationale de France a présenté, jusqu'au 16 décembre, une série de photographies prises dans les principaux sites archéologiques du pourtour méditérranéen. Elles sont l'oeuvre du grand photographe Josef Koudelka.

Josef Koudelka est né en 1938 à Boskovice en Moravie. Pendant près de trente ans, il a parcouru environ 200 sites archéologiques du pourtour méditerranéen, dont il a tiré des centaines de photographies panoramiques en noir et blanc. De ce projet, la BnF a choisi 110 tirages révélant toute la force et la beauté du lexique visuel de Koudelka, qui écrivait : "Les Grecs et les Romains ont été les plus grands paysagistes de l'Histoire et dès lors, pour moi, photographier le paysage, c'était donner à voir cette admirable science de l'espace, de la lumière et des formes. J'ai trouvé ce qui m'est désormais le plus précieux, le mariage de la beauté et du temps."

L'exposition "Josef Koudelka.Ruines" a été présentée à la Bibliothèque nationale de France, de septembre à décembre 2020. Comme elle a été difficilement accessible, la BnF propose sur son site internet de nombreux documents : un dossier de presse très fourni, un diaporama élaboré par le photographe lui-même en rapport avec la "Rencontre autour de l'œuvre de Josef Koudelka", un extrait du film Obéir au soleil de Coşkun Aşar et une visite virtuelle de l'exposition en reproduction numérique.

L'exposition livre le regard de Josef Koudelka sur la beauté chaotique des ruines, sur les vestiges de monuments transformés par le temps, la nature, la main de l'homme et les désastres de l'Histoire. Ces images à fleur de sol, en plongée ou en contre plongée, guident le spectateur sur des sites maintes fois reproduits, mais réfutent l'impression de déjà vu par le regard inédit du photographe. Alternance de vues lointaines et de gros plans, de fragments, de jeux d'ombres et d'étagement des plans, ces photographies témoignent d'une vision subjective et éclatée du paysage antique, qui pose la série Ruines comme une vaste allégorie du monde. La somptuosité des levers et des couchers de soleil qui embrasent les pavements, les colonnes, les sculptures des bas-reliefs soulignent la merveilleuse géométrie des sites. Ces paysages sont une ode aux ruines de la Mare Nostrum et nous interpellent sur la nécessité de sauvegarder l'héritage de cette civilisation, dont certaines des traces photographiées par Josef Koudelka ont aujourd'hui disparu, détruites par les guerres et le terrorisme, comme à Palmyre. Le photographe valorise ainsi un territoire qui est à l'origine de nos cultures d'Europe.

Émilia Ndiaye

Visite virtuelle de cette exposition à l'adresse : https://www.bnf.fr/fr/agenda/josef-koudelka-ruines
Compte rendu de cette exposition rédigé par Emilia Ndiaye pour Antiquité-Avenir à l'adresse : https://www.antiquite-avenir.org/?p=953


 

Luigi-Alberto SANCHI

LES LETTRES GRECQUES

ANTHOLOGIE DE LA LITTÉRATURE GRECQUE D'HOMÈRE À JUSTINIEN

Belles Lettres, juin 2020

 

Ce volume réunit treize siècles de littérature grecque. Époque après époque se succèdent les auteurs de cette vaste période, dont les textes illustrent la diversité, la richesse et la pérennité de la littérature en grec ancien, mise à l'honneur dans cette anthologie, à laquelle ont collaboré quelque soixante-dix spécialistes.
Les textes, en grec ancien non traduits, sont tous largement introduits et commentés en français.

INTRODUCTION

I. LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE GRECQUE
1. La poésie homérique
2. Hésiode

II. L'ÉPOQUE ARCHAÏQUE
3. La poésie archaïque
4. La philosophie présocraitque
5. Ésope
6. Hécatée de Molet et les logographes
7. Les premiers poètes tragiques

III. L'ÂGE CLASSIQUE : LE Ve SIÈCLE
8. Entre deux âges
9. Hérodote
10. Le théâtre attique classique
11. La poésie épique: Panyassis et Choerilos
12. La philosophie
13. Hipprocrate et la médecine
14. Thucydide

IV. L'ÂGE CLASSIQUE : LE IVe SIÈCLE
15. Les débuts de l'art oratoire
16. Les orateurs politiques
17. Les historiens
18. Platon et l'Académie
19. Les écoles socratiques
20. Aristote et le Lycée
21. La comédie moyenne
22. La poésie

V. L'ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE
23. La comédie nouvelle
24. La poésie hellénistique
25. La philosophie hellénistique
26. Des historiens d'Alexandre à Polybe
27. Scienes et philologie
28. La littérature juive

VI. L'HÉGÉMONIE ROMAINE (-Ier S. – FIN DU +IIIe S.)
29. Rhétorique, philologie et critique littéraire. La poésir
30. Plutarque
31. Lucien de Samosate
32. Strabon
33. La seconde sophistique et la rhétorique
34. Les sciences
35. L'érudition
36. Le roman
37. Alciphron et l'épistolographie
38. Les historiens
39. La philosophie
40. Le nouveau Testament et la première littérature chrétienne

VII. L'ANTIQUITÉ TARDIVE, DE CONSTANTIN À JUSTINIEN
41. La poésie
42. Renaissance de la seconde sophistique
43. Les historiens
44. Les Pères grecs
45. Le platonisme
46. L'érudition

ANNEXES
La métrique grecque
Glossaire de rhétorique
Particularités dialectales
Tableau chronologique

Antoine HOULOU-GARCIA

MATHEMATIKOS

Vies et découvertes des mathématiciens en Grèce et à Rome

Les Belles Lettres, Signets

avril 2019

Antoine Houlou-Garcia* a sélectionné de courts textes des plus grands savants de l'Antiquité concernant les mathématiques, en traduction française. Ceux-ci sont présentés par thème: une science humaine, les bases de la géométrie, le nombre et sa nature, figurer la perfection, par-delà règle et compas, de l'arithmétique à l'algèbre. Parmi tous ces extraits, on trouve les démonstrations d'Euclide sur l'infinité des nombres premiers et son célèbre algorithme, mais aussi celles des théorèmes de Thalès et de Pythagore, le texte de Nicomaque de Gérase expliquant la méthode du crible d'Ératosthène. Quelques extraits de Platon et d'Aristote nous rappellent combien mathématiques et philosophie étaient liées dans l'esprit des Anciens. On apprend aussi que Jamblique, au Ve siècle de notre ère, avait déjà introduit le zéro qu'il nommait "rien" et affirmé que sa multiplication par n'importe quel nombre donnait toujours zéro.

Le grand souci pédagogique de l'auteur se manifeste par tout un environnement facilitant la compréhension : des cartes du monde méditerranéen permettent de situer les différents lieux cités et de courtes introductions remettent chaque texte dans son contexte. En appendice, le lecteur trouvera l'alphabet grec, les numérations grecque et latine ainsi que de courtes biographies des différents auteurs.

Comme le dit Olivier Peyon, réalisateur du film Comment j'ai détesté les maths, dans une interview faite par l'auteur en introduction en parlant des mathématiques, "en somme, ce livre contribue à montrer qu'il ne s'agit pas d'une science aussi dure que l'on croit souvent, mais qui se révèle au contraire beaucoup plus douce et romanesque."

À l'heure où les programmes scolaires mettent l'accent sur l'histoire des maths, cet ouvrage est particulièrement bienvenu et sera utile à tous les enseignants, mais il délectera aussi tous les passionnés des mathématiques de l'Antiquité.

* Antoine Houlou-Garcia est membre associé de l'Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité et enseigne à la Fondazione Demarchi à Trente (Italie). Il réalise les vidéos Arithm'Antique pour le site La vie des Classiques et a publié plusieurs ouvrages sur les mathématiques. Il tient un blog à l'adresse Arithm'antique.

* *

Table des matières :
I. Une science humaine: Au bonheur des maths. Une élévation universelle.
II. Les fondations: Les premiers outils. Les bases de l'arithmétique. L'intuition oubliée du zéro. Les bases de la géométrie.
III. Le nombre et sa nature : La beauté des nombres. Les rapports de nombres. Les nombres premiers. L'irrationalité. De l'arithmétique à l'algèbre.
IV. Figurer la perfection: Démontrer en géomètre. La géométrie dans l'espace. Quelques beaux résultats.
V. Par-delà règle et compas: Les courbes non circulaires. Vers le calcul infinitésimal. La quadrature du cercle. La duplication du cube.
Annexes: L'alphabet grec. Numéroter en grec. Numéroter en latin


Jean JAURÈS

LE MARTYRE D'UN LIBRE-PENSEUR, ÉTIENNE DOLET

préface de Jean-Pierre SUEUR

éditions "la guêpine", à Loches,

mai 2019

Ayant retrouvé, sur la première page de L'Humanité du 7 août 1904, un long article de Jaurès sur Etienne Dolet, Jean-Pierre Sueur a voulu, en le publiant, mettre en lumière tout ce qui pouvait rapprocher ces deux hommes. Il écrit dans sa préface : "Dolet et Jaurès se rejoignent l'un et l'autre, au-delà des temps, des époques, des épistémè qui auront changé. Ils auront connu les mêmes épreuves. On aura voulu les anéantir. Mais ils savaient l'un et l'autre que c'était vain et qu'en effet […] rien n'anéantirait ce qu'il faut par-dessus tout servir, quoi qu'il en coûte, la souveraine liberté de l'esprit."

Dolet et Jaurès ont vécu, l'un et l'autre, à des époques où régnait cette "censure cléricale qui bâillonne la conscience" que Hugo dénonça dès 1850 devant l'Assemblée Nationale. Si Jaurès a pu finalement imposer, par la loi de séparation de l'Église et de l'État, une société laïque et émancipée, Dolet, lui, a dû composer avec une société où l'Eglise exerçait une inquisition tâtillonne, cherchant à débusquer toute volonté de mettre en examen ses dogmes fondamentaux, considérant comme hérétique tout homme qui prétendait interpréter librement l'enseignement donné par le Christ.

Or il était dans la nature de Dolet de critiquer, au nom de la liberté de conscience, une religion réduite à des pratiques superstitieuses (comme il l'avait fait à Toulouse en 1533). Il était dans sa nature de considérer avec intérêt les idées religieuses de Cicéron et de ne pas accepter d'emblée les notions de providence divine ou d'immortalité de l'âme. Mais, autour de lui, l'intolérance régnait et la présomption de culpabilité. Chacune de ses phrases était scrutée : s'il parlait du fatum antique, on l'accusait ne ne pas reconnaître la toute-puissance de Dieu; si, traduisant une phrase de l'Axiochos qui dit "après la mort tu ne seras plus", il écrivait "tu ne seras plus rien du tout", on l'accusait pour ces trois petits mots de nier l'immortalité de l'âme.

La vérité est que Dolet s'opposait non pas à l'essence du christianisme, mais à une religion, dévoyée par les cléricaux, qui interdisait la lecture de la Bible et des Evangiles, qui interdisait de chercher à mieux connaître l'anatomie du corps humain, qui brûlait des livres et étranglait des imprimeurs.

C'est contre l'asservissement de la pensée par le clergé, contre la prétention de l'Église de s'immiscer dans la société civile et non contre la morale chrétienne que luttera également Jaurès, qui écrivit, dans La question religieuse et le christianisme, que "le socialisme pourra renouveler et prolonger dans l'humanité l'esprit du Christ".

Etienne Dolet comme Jaurès sont morts tous deux victime du fanatisme. Tous deux avaient souhaité que les hommes apprennent à penser librement, qu'ils connaissent "la libre et noble inquiétude du vrai"; tous deux avaient combattu pour "la souveraine liberté de l'esprit".

J.N.


Jean-Noël CASTORIO,

ROME RÉINVENTÉE.
L'ANTIQUITÉ DANS L'IMAGINAIRE OCCIDENTAL
DE TITIEN À FELLINI
,


éd. Vendémiaire

mai 2019

Jean-Noël Castorio, maître de conférences à l'Université du Havre, montre que l'imaginaire collectif occidental est nourri de multiples références à l'histoire romaine, mais que cette Rome est une Rome réinventée, qui n'a cessé d'être l'objet d'interprétations et de réinterprétations. L'Antiquité est en effet depuis longtemps un miroir dans lequel les sociétés occidentales se contemplent, y projetant leurs fantasmes les plus intimes.

Onze thèmes sont abordés, que l'on peut résumer ainsi :

1- Le viol de Lucrèce par le fils de Tarquin le Superbe a été à l'origine d'une réflexion sur la chasteté féminine.
2- La révolte des mercenaires contre Carthage est à l'origine d'une vision fantasmée de l'Orient que l'on trouve dans Salammbô de Flaubert.
3- Le personnage de Spartacus prenant la tête d'une révolte des esclaves contre Rome a fait l'objet des réappropriations les plus diverses.
4- L'assassinat de César aux ides de mars -44 a été maintes fois réinterprété dans les périodes d'ébullition politique.
5- Les massacres du triumvirat de Marc-Antoine, Octave et Lépide ont été évoqués chaque fois que des proscriptions et des meurtres ont été décidés pour des raisons politiques.
6- Les textes érotiques de la littérature romaine ont justifié la diffusion de textes pornographiques invitant les lecteurs à s'affranchir des autorités gardiennes de la morale.
7- Les péplums du cinéma montrent une Antiquité purement imaginée, avec des codes et des archétypes que Fellini s'amuse à subvertir dans son Satyricon.
8- Antinoüs, l'amant de l'empereur Hadrien, a inspiré de nombreux artistes et écrivains comme Marguerite Yourcenar ; ce "dernier dieu antique" est devenu le gay god de la communauté homosexuelle contemporaine.
9- Le "théâtre de la cruauté", bien représenté par le Titus Andronicus de Shakespeare, avec viols, mains et langues coupées, a sa justification dans le Thyeste de Sénèque ou l'histoire de Philomèle racontée par Ovide.
10- Les tyrans de l'Antiquité (Tibère, Caligula, Néron, Héliogabal…) sont des "tyrans rhétoriques", les auteurs s'ingéniant à imaginer à leur propos des anecdotes plus abjectes les unes que les autres; toutefois ils n'ont pas cessé de fasciner, en particulier nos écrivains "décadents" qui y retrouvaient leur taedium vitae.
11- L'idée d'un déclin de l'empire romain était déjà présente dans des textes de Salluste, Tacite ou Juvénal; ce mythe a imprégné notre culture occidentale de l'idée pessimiste et angoissante que l'on vit une période de déclin après un âge d'or, alors que celui-ci n'a jamais eu de réalité.

Jean-Noël Castorio est l'auteur de deux biographies: Messaline la putain impériale (2015) et Caligula au coeur de l'imaginaire tyrannique (2017).


 

Nicola GUARDINI

VIVE LE LATIN

HISTOIRES ET BEAUTÉS D'UNE LANGUE INUTILE

De Fallois

mai 2018

L'auteur, né en 1965 en Italie à Petacciato, enseignant aujourd'hui la littérature de la Renaissance à l'université d'Oxford, est l'auteur de nombreux ouvrages qui ne sont pas traduits en français.

Conscient du peu de poids de la plupart des écrits publiés à notre époque, inquiet devant la dégradation évidente des mots, devant l'affaiblissement de leur signification, Nicola Gardini montre combien un retour aux œuvres latines de l'Antiquité permet de comprendre ce qu'est une langue qui a conservé toute sa force expressive dans le vocabulaire, dans la syntaxe, dans la musique des sons. Certes, dit-il, on peut constater aujourd'hui une certaine reprise de l'intérêt pour le latin, pour des raisons différentes : "faire du latin" vous classe, en Italie, dans l'élite conservatrice, aux États-Unis parmi les non-conformistes. Dans le monde du travail, on commence, dit-on, à apprécier l'ouverture d'esprit dont font preuve les latinistes, ce gens qui sont capables de pénétrer ce monde si différent et si secret qu'est l'Antiquité.

Pourtant dire que le latin est utile pour former l'esprit, que sa richesse morphologique fait fonctionner la mémoire, que sa syntaxe stimule les capacités logico-déductives est un argument vrai, mais très insuffisant : l'algèbre peut tout autant développer la mémoire et la logique, stimuler la matière grise. La pratique du latin, elle, a bien d'autres vertus, car, dit Gardini, "le latin appartient au génome de la civilisation humaine".

Et qu'on n'aille pas parler, à propos du latin, de "langue morte" : "Le latin est vivant parce qu'il nous parle, parce qu'il y a des textes d'une étonnante force expressive écrits dans cette langue, d'une influence considérable au cours de nombreux siècles, qui continuent à nous dire des choses importantes sur le sens de la vie et de la société. […] Le latin a formé nos sentiments et la société dans laquelle nous vivons tous. Sans le latin, le monde ne serait pas ce qu'il est." (p. 29-30)

Toutefois Gardini met en garde contre les méthodes par lesquelles l'école continue d'initier au latin. Selon lui, la période d'apprentissage s'appuie trop sur des phrases artificielles, fabriquées par des grammairiens, alors qu'il faudrait, dès le début, prendre appui sur des textes d'auteurs, par exemple sur des poèmes de Catulle.

La partie la plus riche et la plus passionnante de ce Vive le latin est celle qui considère successivement les grands auteurs: Cicéron, Plaute, Térence, Ennius, César, Lucrèce, Catulle, Virgile, Tacite, Ovide, Tite-Live, Sénèque, Pétrone, Apulée, saint Augustin, saint Jérôme, Juvénal, Properce et enfin Horace. Pour chacun, l'auteur propose, en s'appuyant sur des extraits commentés et traduits, une analyse rigoureuse des qualités particulières de son style et de ses moyens d'expression. Par exemple, pour Cicéron (p. 50): "Sa syntaxe veut pénétrer dans tous les recoins, faire la lumière partout, débusquer la source de toute opposition possible et la réduire préventivement au silence à l'aide de périodes claires, ordonnées, complexes sans être compliquées, où tout se tient, où ceci justifie cela et où il ne reste pas de place pour le doute ou le flou."

Au sommet de cette accumulation de richesse, Nicola Gardini place Horace, "le plus français des poètes latins", qui "incarne à la fois la perfection de la forme et la plénitude du sens" (p.243). Et il reprend à son compte, en l'illustrant d'exemples, l'analyse bien connue de Nietzsche : "Dans certaines langues il n'est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé dans une ode d'Horace. Cette mosaïque de mots, où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l'ensemble, ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce maximum que l'on atteint ainsi dans l'énergie des signes — tout cela est romain, et, si l'on veut m'en croire, noble par excellence. Tout le reste de la poésie devient, à côté de cela, quelque chose de populaire, — un simple bavardage de sentiments…" (Nietzsche, "Ce que je dois aux Anciens", dans le Crépuscule des idoles).

Alors Nicola Gardini termine par un éloge des mots "le don le plus grand, ce qui nous est échu de plus splendide", puis, résolument optimiste, par cet encouragement : "Reprenons tout à partir du latin".

N. Guardini est également l'auteur de "Dix mots latins qui racontent notre monde" [ars, signum, modus, stilus, volvo, memoria, virtus, claritas, spiritus, rete] chez le même éditeur en octobre 2019.


 

Alain MALISSARD (†)

SCANDALES, JUSTICE ET POLITIQUE À ROME

suivis de Mélanges en son honneur

éd. sous la direction de Paul-Marius Martin et Émilia Ndiaye

Classiques Garnier, mars 2018

Ces études – éléments d'un ouvrage qu'Alain Malissard avait en chantier avant son décès en 2014 – racontent des scandales de la Rome républicaine et leurs troubles sociaux, politiques ou judiciaires.
Plusieurs contributions, en hommage, prolongent ces études d'A. Malissard dans d'autres périodes, pour faire résonner actualité et passé à propos des liens scandaleux entre politique et justice.


TABLE DES MATIÈRES DE L'OUVRAGE

Préface, par Paul Marius MARTIN et Emilia NDIAYE
Bio-bibliographie d'Alain MALISSARD

PREMIÈRE PARTIE : ALAIN MALISSARD, "SCANDALES DANS LA ROME RÉPUBLICAINE"
1. Une République née d'un scandale : le viol de Lucrèce
2. L'affaire Verginia
3. Les profiteurs de guerre : l'affaire Postumius
4. L'affaire Verrès
5. La mafia de Larinum : les affaires Scamander et Cluentius
6. La conjuration de Catilina : « l'affaire Cicéron »
7. L'affaire Clodius : le scandale de la Bona Dea
8. L'assassinat de Clodius : l'affaire Milon

Épilogue : Bruno CLÉMENT : Un anachronisme souriant

DEUXIÈME PARTIE : MÉLANGES EN L'HONNEUR D'ALAIN MALISSARD, "SCANDALES, JUSTICE ET POLITIQUE DANS L'ANTIQUITÉ ET AU-DELA"
1. Dominique BRIQUEL : Un enlèvement de Romaines par des Sabins
2. Jean-Pierre DE GIORGIO : Clodius le scandaleux d'après la Correspondance de Cicéron (58 et 57 av. J.-C.)
3. Fabrice GALTIER : César, Rome et le Rubicon dans la Pharsale de Lucain
4. Jean-Yves GUILLAUMIN : Scandale, pouvoir et science : l'arithmologie contre Néron
5. Olivier DEVILLERS : Le personnage de Messaline dans les Annales de Tacite
6. Françoise MICHAUD : Gloire et transgression, le souvenir de la Clélie romaine lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc
7. Geraldi LEROY : Du profane et du sacré : politique et mystique chez Charles Péguy
8. Rémy POIGNAULT : Du scandale au piédestal : la Messaline d'Alfred Jarry

Pratiques contemporaines : Entretien avec Jean-Pierre SUEUR : De l'actualité de la question des scandales, justice et politique.

Bibliographie générale
Index des noms de personnes et dieux antiques
Résumés des contributions


COMPTE-RENDU DE L'OUVRAGE
par Marie-Claire FERRIÈS

dans Revue des Études Anciennes, fascicule 2, tome 122, 2020, p. 632-635.

Une œuvre pieuse peut devenir un ouvrage utile et agréable ; c'est ce que montre, sans discussion, le livre d'hommage en mémoire du regretté A. Malissard. Les curateurs, É. Ndiaye et P.-M. Martin, ont rassemblé les esquisses d'un livre inachevé par l'universitaire sur le thème : scandales, justice et politique. Huit chapitres en étaient rédigés, à un stade plus ou moins avancé. Ils traitaient du lien entre le scandale, la justice et la politique [1]. Ces affaires sont introduites par les curateurs qui éclairent parfaitement les finalités de l'ouvrage initial : une présentation à la fois ludique et réflexive sur les dynamiques politiques entraînées par le scandale, que les tribunaux aient réussi ou non à donner une conclusion à l'affaire offerte au jugement de l'opinion.
Une bibliographie complète rend compte des travaux d'A. Malissard.
Ces 140 pages, uniquement centrées sur l'époque républicaine, s'achèvent sur un épilogue de B. Clément, sous-titré "Un anachronisme souriant" (p. 143‑149), qui, partant des allers et retours entre les temporalités, traits qui se retrouvent dans de nombreux travaux d'A. Malissard, tire leçon des décalages souriants, qui font l'esprit et la pédagogie de l'ouvrage laissé en chantier.
Les curateurs ont réuni à la suite huit hommages de collègues portant sur une ère plus large puisqu'elle commence aux préludes républicains, en 508 et 501, et s'achève à l'époque contemporaine avec Péguy, Jaurès, mais aussi Alfred Jarry. Ces articles ont respecté l'esprit du projet d'A. Malissard et traitent, d'une manière ou d'une autre, soit l'anatomie d'un scandale soit son lien avec la composition littéraire, soit les conséquences politiques d'un choc de l'opinion.
Le livre se conclut sur un entretien entre É. Ndiaye et Jean-Pierre Sueur, tout à la fois confrère, ami de l'auteur, en même temps que sénateur. Les constatations qu'il livre de l'intérieur du monde politique, éclairées par son érudition universitaire, constituent une conclusion qui rassemble les acquis du livre et une incitation à la réflexion personnelle du lecteur.
Le propos d'A. Malissard n'était pas d'entreprendre une étude exhaustive des affaires de la république romaine et d'offrir aux spécialistes une analyse de la politique, profonde et alourdie de l'apparat critique propre à cette démarche, sources précises, tribut aux études classiques, ouverture sur les contributions et les controverses récentes. Il ne se livre pas davantage à une dissection sur les normes et leurs transgressions d'une société civique aux critères fort éloignés des nôtres. D'autres l'ont fait. Il part du constat de la réprobation d'une partie de l'opinion. En cela, son choix narratif délibéré ne s'adresse pas aux romanistes.
Ces derniers pourront au fil de la lecture froncer les sourcils à certains anachronismes assumés, à des expressions telles que "constitution romaine", ou à des raccourcis "d'ordre équestre, Cicéron n'était ni patricien ni plébéien", ce qui est techniquement faux, socialement admissible à l'époque augustéenne, mais inexact aux temps de Cicéron. Peut-on dire également que l'horizon des femmes de l'aristocratie réunies dans la maison de César se bornait à de mesquines jalousies et des histoires d'adultères car, filles, sœurs, femmes et mères de magistrats, éduquées pour beaucoup, femmes d'argent pour certaines, elles participaient, dans l'espace qui leur était réservé, aux affaires de la cité ? L'adoption continue du point de vue cicéronien, même s'il n'épargne pas des réserves et des rééquilibrages qui permettent d'apercevoir la distance critique de l'auteur, peut aussi les mettre un peu mal à l'aise.
Ces esprits critiques auraient tort cependant de s'en offusquer car toutes ces licences sont volontaires. Il s'agit d'un ouvrage de valorisation et de réflexion nourrie d'une culture vivante, offert à un large public, plus ou moins étranger aux purismes définis par une étude scientifique de l'Antiquité romaine. Ce but est parfaitement atteint, car il est servi par un style limpide, d'une qualité rare, mais aussi par le grand pouvoir d'évocation de la plume d'A. Malissard. Il conte magnifiquement les événements : on sent la chaleur du soleil sur la nuque des pèlerins, on hume la fumée des sacrifices, on est bousculé par la foule du forum, l'hostilité des groupes affrontés autour du tribunal pèse sur le lecteur, on voit les cendres sur la tête des plaignants soutenus par leurs amis ou les matrones en habit noir, contraste saisissant avec les toges blanches et pourpres des juges, mieux – et c'est un tour de force – on participe aux opérations complexes du vote romain, avec l'aisance d'un Romain rompu au métier de citoyen.
Comme dans tout conte, il y a le sel de la morale qui nous incite à réfléchir plus outre. Pas d'ambiguïté cependant, le point de vue n'est pas moraliste : il ne s'agit pas plus de stigmatiser les scandaleux, que de glorifier les vertueux (A. Malissard montre fort bien que contre Verrès et Catilina ou Clodius, Cicéron, Sestius ou Milon n'étaient pas des chevaliers blancs). L'auteur invite à comprendre le phénomène "météorologique" du scandale à Rome, éclatant, enflant, s'épanouissant dans la mise en scène du procès, se tramant alors des tactiques et des aspirations d'acteurs de plus en plus nombreux, gagnant en force et suscitant les vagues de l'opinion pour pousser à une issue, qui permette au flot d'émotions et d'opinions de s'apaiser.
En même temps il ne perd pas le point de vue de l'historien et chaque scandale bien choisi révèle un fait historique, Brutus, la fin de l'ère tyrannique, Verginia, l'altéronomie qui fit d'une oligarchie une res publica, Postumius, la naissance de l'économie de guerre, prédatrice, revers peu reluisant de la conquête de la Méditerranée, Verrès, la potestas des magistrats, difficile à contrôler quand elle s'appuie sur les fortes alliances de l'aristocratie etc.
Les contributions suivantes font écho à ce thème. Le rapt (ou plutôt la tentative de rapt) de Romaines par des Sabins, relaté comme en passant par Tite-Live, n'est pas le miroir inversé du scandaleux enlèvement fondateur ; les dissonances et invraisemblances relevées par D. Briquel [2] révèlent une réécriture des événements en faveur de la gens Valeria, dont l'annaliste Valerius Antias serait le probable artisan. J.-P. De Giorgio montre comment Cicéron, dans sa correspondance, a construit progressivement le portrait de Clodius comme d'un monstre en jouant de tous les topiques de la tyrannie ; Clodius récupère des traits jadis portés au compte de Catilina, qui resserviront pour dépeindre Antoine dans les Philippiques; ces êtres ténébreux sont le reflet inversé de l'autoportrait en optimus vir de Cicéron [3]. Lucain fit, de même, du franchissement du Rubicon par César un péché originel, racine des maux de la guerre civile, en lui opposant la prosopopée de la République, foulée aux pieds par l'audacieux et le transgressif imperator, comme le souligne F. Galtier [4]. L'Empire abonde en personnages sulfureux. Néron, assassin de sa mère, semblait voué à son crime par une équivalence numérique entre son nom et son forfait, résultat dont le calcul était peut-être l'œuvre d'un poète alexandrin, Leonidas. Quel poids politique donner à la dénonciation de ce scandale ? J.‑Y. Guillaumin en souligne l'insoluble ambivalence : d'un côté, l'arithmologie, science des sciences, conférait une dimension fondamentale à ce crime, de l'autre, Néron accepta de bonne grâce la critique puisque le poète de cour survécut et continua de mettre en vers les célébrations de ce règne et des suivants [5]. Messaline se prêtait encore plus aisément à l'étude du scandale. Pour le personnage qu'a engendré la littérature, de Martial à Jarry, en passant par Tacite et Juvénal, la transgression a changé de visage en fonction des visées narratives et des préoccupations des époques considérées. La Messaline de Tacite est un monstre politique [6] : son crime est davantage d'avoir détourné à son profit les insignes du pouvoir impérial profitant de la faiblesse de Claude, d'avoir transgressé les frontières entre public et privé, de porter les stigmates du tyran, avaritia, crudelitas, impatientia. La dénonciation du scandale porte les marques d'une critique sénatoriale. La Messaline de Jarry [7] puise essentiellement à la construction de Juvénal qui lui prêta une sexualité insatiable ; Jarry retourne comme un gant ce topos de la pensée antique du féminin, effrayant dans son absence de limites et de contrôle, et Messaline devient une mystique des forces profondes, grande prêtresse du phallus, la lupa qui donna à Rome sa destinée, en allaitant Romulus. Revenant à un autre mythe du début de la République, F. Michaud-Fréjaville [8], s'interroge sur le choix original, inédit même, que Jean Bréhal fit de Clélie comme exemplum de la vierge courageuse dans le procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc. Cette comparaison a été souvent évitée par les autres avocats car, au fond, Clélie était-elle un modèle ou une agitatrice qui faillit relancer la guerre avec Porsenna puisque sa fuite transgressait des accords conclus péniblement ? C'est sans doute captivé par l'image de la jeune cavalière audacieuse que Bréhal se la représenta comme une anticipation de la pucelle d'Orléans alors qu'elle en divergeait essentiellement : Clélie ne prit conseil pour agir que de son propre arbitre, il est douteux qu'elle fut une cavalière mais certain qu'elle causa scandale et embarras, avant d'être promue héroïne.
Au début du XXe s., le front des dreyfusistes, cimenté par le scandale judiciaire, se rompit sur un autre scandale, celui de la participation de Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau, aux côtés du général de Galliffet, fusilleur de la commune. Péguy s'en choque, Jaurès s'en accommode. Pourtant il n'y a pas moins de courage, et pas tant de différence, dans les deux attitudes : dans la dualité, idéal et activisme, Péguy donne la préférence à l'esprit, Jaurès à l'action. Cette pureté intransigeante de Péguy, théoriquement magnifique, pouvait paver tous les enfers comme en témoignent ceux qui se revendiquèrent de cet idéal.
Cette dernière contribution [9] rappelant la place centrale de l'éthique en politique, ouvre naturellement sur l'entretien, enregistré en 2016, entre É. Ndiaye et J.-P. Sueur. Revenant sur des scandales récents, et s'appuyant sur les contributions précédentes, ce dernier souligne les deux faces complémentaires de la politique, celle, solaire, de l'altruisme, de l'abnégation, du dévouement au bien commun, celle, souterraine, de l'ambition, de l'égotisme et des intérêts personnels. Aucun acteur, aucune action publics, n'est totalement ombre ou lumière, il faut les deux combustibles pour que la politique aille de l'avant. Le scandale naît de l'irruption du souterrain dans la lumière…
La composition d'un tel recueil était un défi qui a été bien relevé grâce à la loyauté des confrères et à la rigueur de la composition. Cet ouvrage démontre que l'historien de l'Antiquité peut par un constant dialogue entre son savoir, s'il le laisse vivre, et la vie de son époque, s'il l'étudie, donner à penser, et, le livre refermé, il continue de s'écrire en chaque lecteur.

Marie-Claire FERRIÈS, Université de Grenoble-Alpes–LUHCIE

[1] 1. Le viol de Lucrèce, p. 33-40 ; 2. L'affaire Verginia, p. 41-49 ; 3. Les profiteurs de guerre, l'affaire Postumius, p. 51-57; 4. L'affaire Verrès, p. 59-77 ; 5. La mafia de Larinum, les affaires Scamander et Cuentius, p. 79-89 ; 6. La conjuration de Catilina, l'affaire Cicéron, p 91-105; 7. L'affaire Clodius, le scandale de la Bona Dea, p. 107-126; 8. L'assassinat de Clodius, l'affaire Milon, p. 127-142.
[2]. Un enlèvement de Romaines par les Sabins, p. 153-164.
[3]. Clodius le scandaleux d'après la correspondance de Cicéron (58 et 56 av. J.-C.), p.165‑183
[4]. César, Rome et le Rubicon. Un enjeu de mémoire dans la Pharsale de Lucain, p. 185-196.
[5]. Scandale pouvoir et science. L'arithmologie contre Néron, p. 197-210.
[6]. O. Devillers, Le personnage de Messaline dans les Annales de Tacite, p. 211-226.
[7]. R. Poignault, "Du scandale au piédestal ? Une réécriture de Juvénal, Satire VI, v. 116-132, dans la Messaline d'Alfred Jarry", p. 256.
[8]. Transgression et gloire, le souvenir de Clélie lors du procès en nullité de la condamnation de Jeanne d'Arc, p.227-238.
[9]. G. Leroy, "Du profane et du sacré. Mystique et politique chez Péguy", p.257-280.


Andrea MARCOLONGO

LA LANGUE GÉNIALE

NEUF BONNES RAISONS D'AIMER LE GREC ANCIEN

traduction publiée aux éditions des Belles-Lettres

février 2018

Curieux livre, au succès vraiment inattendu à notre époque où les" humanités" peinent à survivre : 200.000 exemplaires vendus en Italie, sa traduction publiée en dix-sept langues, son auteur reçu le 13 février dernier à la Sorbonne…

Andrea Marcolongo est diplômée de l'Università degli Studi de Milan. Elle a beaucoup voyagé et a vécu dans dix villes différentes, dont Paris, Dakar, Sarajevo et Livourne aujourd'hui. Elle a travaillé comme plume auprès de personnalités politiques. Et elle a voulu faire partager son amour du grec ancien…

Elle montre que le grec ancien, qui peut sembler si étrange, ne nous est pas étranger. Elle nous aide à sentir qu'il y a là quelque chose d'essentiel pour nous, quelque chose qu'il faut préserver, le moyen de se confronter à une autre manière de penser.

Avec La langue géniale elle n'a écrit ni un essai traditionnel ni un manuel scolaire, mais presque un roman sur la signification la plus intime de la langue grecque – une syntaxe de l'âme humaine guidée par le fil rouge du grec ancien, comme la critique l'a définie. En effet, écrit-elle, le grec ancien est une langue libre et humaine. Libre parce que ses bizarreries, du duel à l'ordre des mots en passant par l'optatif, ne sont pas des contraintes grammaticales, mais laissées au libre choix de ceux qui utilisaient le grec de tous les jours pour parler et écrire. Et ainsi c'est une langue humaine, parce qu'elle laisse aux hommes la responsabilité de choisir non seulement quoi dire, mais encore comment le dire — et ainsi, choisissant en parfaite liberté d'expression un mode verbal plutôt qu'un autre, un duel ou un pluriel — ils disent également qui ils sont.

Le grec est avant tout une langue qui sert à exprimer une idée du monde qui n'appartient qu'à lui : "Ce qui rend la Grèce antique si extraordinaire est qu'elle n'a jamais imposé ni fixé de langue commune, qu'elle soit administrative, littéraire ou religieuse. La liberté linguistique et la compréhension réciproque étaient telles qu'il n'existe rien de comparable dans aucune autre langue. Le grec ancien a donc toujours été une langue démocratique dans le sens le plus étymologique possible du terme: l'usage du grec était confié en toute liberté à son peuple et à sa conscience du monde."

A. Marcolongo est également l'auteur de "Étymologies pour survivre au chaos", La Belles Lettres, juin 2020.


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