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ULYSSE AUX MILLE MÉTAMORPHOSES [1]

par Sylvie GALHAC - UMR Savoirs, Textes, Langage (université Lille III)

dans Penser et représenter le corps dans l'Antiquité, Presse universitaires de Rennes, 2006 p. 15-30.


 

1- Lors de son retour vers Ithaque, Ulysse doit endurer maintes souffrances physiques et morales, au gré des tempêtes que Poséidon lui envoie ou des mauvais traitements que lui infligent les créatures monstrueuses qu'il croise sur sa route. De manière récurrente, Ulysse ressent aussi certains besoins que lui impose son corps, qu'il s'agisse de l'envie irrépressible de s'abandonner au sommeil ou, surtout, de la nécessité de répondre aux exigences de sa gaster [2]. Mais le périple d'Ulysse est également pour lui l'occasion de satisfaire aux plaisirs des sens. En effet, il jouit quelquefois d'une hospitalité exemplaire, ses hôtes lui offrant nourriture en abondance, chants et présents, parfois même plaisirs de l'amour, lorsqu'il se trouve être accueilli par Calypso ou Circé. Ainsi, avant même qu'Ulysse n'ait foulé la terre d'Ithaque, son corps fait, dans l'Odyssée, l'objet d'une attention toute particulière, qui s'accroît encore dans la suite du poème. De fait, une fois arrivé à Ithaque, Ulysse, pour échapper à l'hostilité des prétendants, doit dissimuler son corps pour ne pas être reconnu d'eux et la révélation progressive et complexe de son identité véritable – et donc de son corps – constitue une intrigue à part entière qui occupe la seconde moitié du poème de l'Odyssée. Or les passages qui, à compter de la fin du chant XIII, évoquent l'apparence d'Ulysse sont ambigus et, de surcroît, posent entre eux d'importants problèmes de cohérence : dans un premier temps, au chant XIII (vers 429-438), il semble qu'Athéna transforme Ulysse en vieillard et, en revêtant son protégé de haillons, ajoute à cette transformation proprement corporelle une transformation vestimentaire ; au chant XVI (vers 172-176), la déesse intervient à nouveau pour annuler momentanément son œuvre en sorte qu'Ulysse dévoile son identité à son fils Télémaque ; peu après, à la fin du même chant (vers 454-457), elle réitère la transformation du chant XIII, du moins le poème le laisse-t-il entendre ainsi. Mais beaucoup de critiques se sont demandé comment, si Ulysse, à l'issue du chant XVI, est à nouveau transformé tant sur le plan physique que sur le plan vestimentaire, il peut, au chant XVIII, lorsqu'il doit affronter le mendiant Iros (vers 66-70), donner à voir un corps d'où émane à la fois force et beauté. Quant aux différents moments de la reconnaissance d'Ulysse par Pénélope, ils ne sont pas non plus sans poser problème. Ainsi, Pénélope tantôt reconnaît son époux en sorte que seuls les habits qu'il porte constituent une entrave à sa reconnaissance, tantôt ne le reconnaît plus, alors même que son entourage la presse de le faire, et, pour s'assurer de l'identité d'Ulysse, elle éprouve finalement le besoin d'obtenir de lui des preuves qui ne sont pas d'ordre corporel mais qui appartiennent à leur intimité conjugale. À tout cela s'ajoute encore la scène de bain du chant XXIII ainsi que la nouvelle intervention d'Athéna qui l'accompagne (vers 130-165), car la transformation qu'Ulysse subit alors par le fait d'Athéna ressemble plus à une nouvelle métamorphose qu'à un retour à son apparence normale.

2- Face à de telles difficultés, les commentateurs, qu'ils soient analystes ou unitariens, ont formulé diverses hypothèses. Les analystes, d'un côté, dans leur souci de faire disparaître les aspérités que présente le poème, proposent de supprimer la scène de bain du chant XXIII et de considérer que différents fils narratifs s'entremêlent. Ainsi, A. Kirchhoff distingue le thème artistique de la transformation magique d'un côté et le déroulement dramatique de l'autre [3]. D. Page, qui est pourtant un analyste modéré, soutient, quant à lui, que si Ulysse, au chant XIII, subit une véritable transformation qui fait de lui un vieillard, en revanche, après avoir dévoilé son identité à Télémaque, il n'est pas l'objet d'une nouvelle transformation, mais d'un simple déguisement [4]… Mais tous les analystes n'en demeurent pas moins gênés par quelque détail. D. Page, par exemple, note que la remarque désobligeante d'Eurymaque à l'encontre de la tête chauve d'Ulysse au chant XVIII (vers 354-355) implique que la transformation subie par Ulysse au chant XIII est encore valable, ce qui contredit son interprétation [5]. Or, et le fait mérite d'être noté, les défenseurs de l'unité des poèmes homériques éprouvent, face à ces différents passages, exactement les mêmes difficultés que les analystes et proposent parfois des solutions identiques aux leurs. Ainsi, si H. Erbse va plus loin que D. Page en soutenant que la transformation du chant XIII n'entraîne, pour Ulysse, aucune modification d'ordre corporel [6], en revanche, H. Eisenberger propose la suppression de la scène de bain du chant XXIII [7], rejoignant ainsi le point de vue de bien des analystes. La démarche déconstructionniste de P. Pucci constitue un tournant majeur pour la compréhension des scènes qui nous intéressent. Ainsi, questionnant la notion même de déguisement, P. Pucci en exhibe toute la complexité, sa relation ambiguë avec l'être véritable dont elle crée le mirage, sa paradoxale dépendance à l'égard du processus de reconnaissance, le brouillage de ses frontières [8]… Enfin, les travaux de J. Peigney [9] nous paraissent devoir être mentionnés. De fait, l'interprétation que cet auteur propose selon laquelle deux corps d'Ulysse coexistent dans les chants XIII à XXIII, à savoir celui d'un Ulysse mendiant et celui d'un Ulysse roi, a le très grand mérite de maintenir les incohérences que bien des critiques cherchent, mais souvent en vain, nous l'avons vu, à gommer du poème homérique. Voici, en effet, le présupposé qui se trouve au fondement de sa lecture : « Les traitements du corps d'Ulysse ne peuvent pas s'inscrire dans un cadre rationnel trop rigide ou plutôt trop moderne, dans lequel la cohérence véritable de l'aventure n'est pas manifeste [10]. » C'est en faisant nôtre un tel présupposé que nous nous proposons d'examiner à notre tour les derniers vers du chant XIII de l'Odyssée et de nous interroger sur la nature de la métamorphose qu'Athéna y inflige à son protégé, car nous pensons que c'est précisément dans les aspérités que présente ce passage, ainsi que dans le matériau formulaire dont il est constitué, que résident les deux clés majeures permettant de mieux appréhender les images d'Ulysse qui se succèdent dans la seconde moitié de l'Odyssée.

3- Avant d'aborder les passages qui nous intéressent et afin de mieux en saisir la spécificité, nous devons, nous semble-t-il, nous poser deux questions préalables : comment l'Iliade dépeint-elle ses héros ? Et l'Odyssée fournit-elle un portrait d'Ulysse qui constituerait une sorte de référence avant le chant XIII, c'est-à-dire avant que ne se pose l'énigme des métamorphoses du personnage ?

4- Le genre épique, de manière générale, marque une nette préférence pour une présentation « en acte » de ses personnages plutôt qu'un portrait en bonne et due forme. La notion même de portrait est problématique et ne peut en aucun cas s'entendre au sujet de l'épopée grecque archaïque dans un sens identique à celui qu'elle a pour nous, modernes. Jamais dans l'Iliade ni dans l'Odyssée ne sont donnés de détails sur la couleur des yeux, la longueur du nez, le grain de la peau d'un personnage, comme peut le faire un roman balzacien, par exemple. Des héros de l'Iliade, nous connaissons moins une physionomie ou une silhouette qui leur appartiendrait en propre qu'une attitude illustrant leur vaillance au combat : le fait de brandir son javelot ou sa lance, de poser le pied sur son adversaire à terre… Pourtant, il arrive que l'Iliade s'attarde sur l'apparence de ses personnages. Et lorsque tel est le cas, certains traits constants ressortent. Ainsi, quand le corps est montré dans son ensemble et que, pour ce faire, plusieurs termes anatomiques sont utilisés, il l'est toujours selon un mouvement descriptif qui le balaye depuis le bas vers le haut [11]. Il suffit, pour s'en convaincre, de se remémorer les scènes typiques d'armement qui ponctuent l'Iliade et qui sont toutes construites selon le même schéma [12], mais aussi des passages plus singuliers tel le portrait de Thersite au chant II de l'Iliade [13], ou celui que Nestor donne de lui-même au chant XXIII de l'Iliade [14]. Second trait répété dans les passages iliadiques qui s'attachent à évoquer le corps d'un personnage, la présence d'un certain nombre de formules [15] et d'un lexique anatomique qui non seulement est récurrent, mais fait l'objet d'une spécialisation presque systématique. Ainsi, certains termes de ce lexique sont employés, non pas exclusivement, certes, mais de préférence dans la description de l'armement des héros [16], tandis que d'autres sont très nettement réservés à la description des blessures [17]. L'évocation de l'apparence des personnages, dans l'Iliade, se construit donc au moyen d'un matériau qui, bien qu'il puisse donner lieu à variation, n'en est pas moins nettement repérable. Dès lors, c'est seulement à travers un dialogue incessant avec les vers formulaires et les scènes typiques qui, dans l'Iliade, donnent à voir le corps des héros, que les vers odysséens décrivant l'apparence d'Ulysse peuvent être saisis dans toute leur originalité.

5- Si les passages consacrés aux métamorphoses d'Ulysse peuvent gagner à être mis en relation avec les portraits que l'Iliade donne de ses héros, il est légitime d'attendre qu'ils soient également éclairés par les images que la première moitié du poème de l'Odyssée livre de son personnage principal. Or, force est de constater que celles-ci sont peu nombreuses. Peut-être faut-il invoquer la complexité narratologique du poème : les chants IX à XII se présentent comme un récit d'aventures dont le narrateur n'est autre qu'Ulysse lui-même ; quant aux chants I à IV, ils s'attachent essentiellement au personnage de Télémaque, ce qui ne donne guère l'occasion au narrateur principal de nous offrir un quelconque portrait d'Ulysse ; d'ailleurs, comme le note I. de Jong [18], le narrateur principal est, de manière générale, peu enclin à brosser le portrait de ses personnages. Les seuls passages qui, dans les douze premiers chants de l'Odyssée, s'attardent quelque peu sur l'apparence d'Ulysse, se situent au moment de son arrivée puis de son séjour chez les Phéaciens, notamment aux vers 134 à 137 du chant VIII, où Laodamas, cherchant à inciter Ulysse à prendre part aux jeux qui se déroulent en son honneur, décrit le corps de son interlocuteur afin de montrer que celui-ci est tout à fait apte à participer aux épreuves sportives. Nous nous contenterons ici de résumer en deux points l'analyse de ces vers : d'une part, ils mettent en valeur un trait physique dont la confrontation à d'autres passages du même poème ainsi qu'à un passage de l'Iliade [19] montre qu'il appartient en propre à Ulysse, il s'agit du détail des épaules larges ; d'autre part, Ulysse, avant de voir son apparence modifiée sous l'effet de l'intervention d'Athéna, est présenté en des termes – nous nous appuyons ici sur le mouvement de la description et sur le choix du lexique – qui sont habituellement utilisés pour dépeindre les héros iliadiques [20]. De ces deux points, c'est surtout le second qui, selon nous, doit retenir l'attention : le rapport que le portrait d'Ulysse entretient ici avec l'image iliadique du héros nous paraît plus révélateur qu'une caractéristique physique considérée en soi, de manière réaliste. Il n'est peut-être pas anodin que les représentations figurées n'aient pas conservé ce trait de la largeur d'épaules du personnage [21] : le détail vaut moins pour lui-même que dans le cadre d'un jeu de formules et de scènes typiques propres à la poésie homérique.

6- Cette rapide analyse de la représentation iliadique des héros et de l'image que l'Odyssée donne d'Ulysse avant que son corps ne soit soumis à toute métamorphose doit nous permettre d'aborder à présent la lecture des derniers vers du chant XIII de l'Odyssée, passage dans lequel, nous l'avons dit, Athéna fait subir à Ulysse une transformation radicale destinée à le rendre méconnaissable aux yeux des prétendants. Plus précisément, il s'agit des vers 429 à 438 :

Ὥς ἂρα μιν φαμένη ῥάβδῳ ἐπεμσσατ᾽ Ἀθήνη.
κάρψε μέν οἱ χρόα καλὸν ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι
ξανθὰς δ᾿ ἐκ κεφαλῆς ὄλεσε τρίχας ἀμφὶ δὲ δέρμα
πάντεσσιν μελέεσσι παλαιοῦ θῆκε γέροντος,
κνύζωσεν δέ οἱ ὂσσε πάρος περικαλλέ᾿ ἐόντε
ἀμφὶ δέ νιν ῥάκος ἂλλο κακὸν βάλεν ἠδὲ χιτῶνα,
ῥωγαλέα ῥυπόωντα κακῷ μεμορυγμένα καπνῷ ·
ἀμφὶ δέ μιν μέγα δέρμα ταχείης ἓσσ᾽ ἐλάφοιο,
ψιλόν · δῶκε δέ οἱ σκῆπτρον καὶ ἀεικέα πήρην,
πυκνὰ ῥωγαλέην ἐν δὲ στρόφος ῇεν ἀορτήρ

Sur ces mots, Athéna lui donna un coup de baguette.
Elle flétrit sa belle peau sur son corps souple [22],
fit tomber de son chef ses cheveux blonds et lui posa
sur tout le corps la peau d'un homme très âgé,
puis érailla ses yeux jadis si beaux ;
elle lui mit d'autres habits, de vieux haillons
crasseux, loqueteux, tachés de fumée ;
elle jeta dessus une ample peau de cerf, râpée ;
lui donna un bâton, une affreuse besace
toute trouée : la bretelle était une corde.

7- Un tel passage appelle plusieurs remarques. Tout d'abord, il convient de noter que, contrairement à ce qui se produit dans les vers du chant VIII que nous avons très brièvement commentés plus haut, le corps d'Ulysse n'est nullement décrit selon l'ordre dont nous avons dit précédemment qu'il est régulièrement suivi dans les portraits iliadiques, et qui veut que le corps soit balayé de bas en haut ; à vrai dire, le corps d'Ulysse, ici, ne semble pas être appréhendé selon un quelconque ordre. En effet, sont tour à tour évoqués la peau sur les membres, les cheveux sur la tête, à nouveau la peau sur les membres et, enfin, les yeux. L'on peut se demander si les membres dont il est question sont les jambes ou les bras. Quoi qu'il en soit, le mouvement descriptif est étrange. De fait, alors qu'habituellement les parties du corps qui sont successivement nommées dans le cadre d'un portrait iliadique sont contiguës, il n'y a ici aucune étape intermédiaire entre les membres et les cheveux, d'une part, et les membres et les yeux, d'autre part. Quant au retour sur les membres, il est, en lui-même, des plus inattendus puisque, dans les portraits iliadiques, la même partie du corps n'est jamais mentionnée à deux reprises.

8- Ensuite, les expressions figurant dans ce passage empruntent peu au formulaire iliadique. De fait, si l'expression ἐνὶ γναμρτοῖσι μέλεσσι (« sur les membres souples ») figure dans l'Iliade, ainsi d'ailleurs que l'expression χρὼς καλός(« la belle peau »), qui y est même d'emploi plus fréquent, en revanche, l'association du substantif μέλεα (« les membres ») et de l'adjectif πᾶς (« tout ») en est totalement absente et l'on ne trouve pas non plus trace, dans ce poème, de l'association du substantif ὄσσε (« les yeux ») et d'un adjectif exprimant l'idée de beauté, ni de l'expression ξανθαὶ τρίχες (« les cheveux blonds ») [23]. La place des mots dans le vers est également assez peu iliadique. En effet, si, dans l'Iliade tout comme dans le passage qui nous occupe, l'on trouve parfois l'accusatif singulier du mot χρώς (« la peau ») au deuxième pied du vers, le datif pluriel du mot μέλεα (« les membres ») en fin de vers, l'accusatif pluriel du mot θρίξ (« le cheveu ») juste avant la coupe bucolique, et le mot ὄσσε (« les yeux ») au troisième pied, il ne s'agit généralement pas de leur emploi le plus formulaire, et il faut encore ajouter que jamais dans l'Iliade le nominatif/accusatif du mot δέρμα (« la peau ») n'est placé en toute fin de vers, non plus que le datif du mot μέλεα (« les membres ») ne l'est aux deuxième et troisième pieds. Quant à la forme μελέεσσι, elle est totalement absente de l'Iliade. De manière plus surprenante encore, plusieurs mots ou expressions figurant dans le passage odysséen qui nous occupe paraissent être détournés de leur emploi iliadique. Ainsi, dans l'Iliade et contrairement à ce qui se produit dans les vers du chant XIII, l'expression χρὼς καλός (« la belle peau ») s'applique plus régulièrement à un dieu qu'à un être humain et le substantif θρίξ (« le cheveu ») est majoritairement utilisé au sujet d'un animal – de plus, quand il se rapporte à un être humain, il ne désigne pas nécessairement la chevelure mais aussi la pilosité. Quant au mot δέρμα (« la peau »), enfin, son application à un être humain ne constitue, dans l'Iliade, qu'une exception puisqu'il désigne le plus souvent la peau d'un animal qui, de surcroît, est généralement une peau travaillée et donc détachée de l'animal auquel elle appartenait.

9- Sans qu'il soit nécessaire d'en exposer les détails, nous pouvons ajouter que la mise en relation des derniers vers du chant XIII non plus avec l'Iliade, mais avec le reste de l'Odyssée, donne des résultats à peu près similaires [24]. Ainsi, pas plus qu'il n'a pour matière un formulaire iliadique, ce passage ne se construit au moyen d'un formulaire odysséen.

10- En revanche, il est tout à fait remarquable que les mots du lexique anatomique figurant aux vers 429 à 438 du chant XIII de l'Odyssée aient pour point commun d'être, dans leurs occurrences iliadiques, liés à un même ensemble thématique. En effet, le nom des membres, μέλεα, qui revient à deux reprises, ainsi que celui des yeux, ὂσσε, servent, dans leurs emplois iliadiques les plus courants et les plus formulaires, à peindre la mort d'un personnage. De fait, μέλεα figure le plus souvent dans une expression évoquant la manière dont le θυμός, à la mort d'un personnage, s'envole des membres, et ὂσσε intervient lui aussi le plus souvent dans une expression décrivant l'ombre qui vient couvrir les yeux d'un personnage au moment de sa mort – par ailleurs, dans un cas, le substantif ὂσσε désigne les yeux en tant qu'on les ferme sur le corps d'une personne décédée. Le mot θρίξ (« le cheveu »), dans l'Iliade, a également un lien avec la thématique de la mort, puisque dans l'un des deux cas où il désigne la chevelure humaine, il sert à évoquer le geste rituel par lequel celle-ci est sacrifiée à un mort. Le mot χρώς, dans son emploi le plus fréquent, désigne la surface du corps en tant qu'elle est atteinte d'une blessure. Quant au substantif δέρμα, enfin, c'est aussi dans le cadre de l'évocation d'une blessure que l'on trouve la seule occurrence iliadique dans laquelle il désigne une peau humaine.

11- Par ailleurs, l'on relèvera un vers de l'Iliade où se trouvent associés, comme c'est le cas dans le passage du chant XIII, le nom de la peau, χρώς, et celui des membres, μέλεα. Il s'agit des vers 190 et 191 du chant XXIII, qui décrivent la manière dont le dieu Apollon intervient afin de préserver le cadavre d'Hector des atteintes du soleil :

μὴ πρὶν μένος ἠελίοιο.
σκήλει᾽ ἀμφὶ χρόα ἴνεσιν ἠδὲ μέλεσσιν.

Il ne veut pas que l'ardeur du soleil lui dessèche trop vite la peau autour des tendons et des membres.

12- Par le biais de cette association, qui, de surcroît, est unique dans l'Iliade, le passage odysséen qui nous occupe trouve une résonance particulière en ce vers iliadique qui lui donne pour arrière-plan l'image d'un corps mutilé. Or, le vers que nous venons de citer est loin d'être, dans l'Iliade, le seul où le mot χρώς intervienne dans l'évocation d'un corps soumis à mutilation ou à corruption.

13- Une telle allusion à la mort et, en même temps, à la corruption ou mutilation du corps, est, pour cette fin du chant XIII de l'Odyssée, assez étrange. Quel sens faut-il lui donner ? La superposition des images de la mort et de la mutilation du corps ne donne-t-elle pas à penser que la perspective d'une « belle mort [25] » et avec elle l'idéal héroïque lui-même sont à présent hors d'atteinte pour Ulysse ? N'est-ce pas là le signe qu'Ulysse n'est désormais plus le héros iliadique qu'il était ?

14- Ainsi, les vers 429 à 438 du chant XIII de l'Odyssée donnent du corps d'Ulysse une représentation assez éloignée de celle que l'Iliade offre de ses héros. L'ordre de la description, en effet, nous a paru insolite, et les expressions formulaires iliadiques, ainsi que d'éventuelles variations à partir d'elles, se sont avérées relativement absentes. Les seuls échos à l'Iliade dont nous ayons relevé la présence dans ces vers proviennent du lexique anatomique qui a pour caractéristique commune d'entretenir, dans l'Iliade, un rapport souvent étroit avec la thématique de la mort ou de la mutilation du corps. En cela, l'emploi, dans notre passage, d'un tel lexique constitue moins une réelle allusion qu'un arrière-plan général. Contrairement à ce qui se produit dans les vers du chant VIII que nous avons commentés plus haut, et, à ce moment précis de l'Odyssée, l'image d'Ulysse semble donc se détacher et s'éloigner de l'image iliadique du héros.

15- Il convient à présent de s'interroger sur la nature exacte de la transformation que subit Ulysse sous l'effet de l'intervention d'Athéna. En effet, ce point, nous l'avons signalé, a donné lieu à des interprétations divergentes, certains critiques soutenant que la transformation dont Ulysse fait ici l'objet est à la fois corporelle et vestimentaire, alors que d'autres avancent l'idée qu'elle est seulement vestimentaire.

16- Un élément de cohérence, au moins, est donné de manière explicite dans le passage qui nous occupe : l'apparence qu'Athéna confère à Ulysse est celle d'un vieillard. Ce sont les vers 431 et 432 qui l'indiquent :

ἀμφὶ δὲ δέρμα
πάντεσσιν μελέεσσι παλαιοῦ θῆκε γέροντος,

[Elle] lui posa sur tout le corps [26] la peau d'un homme très âgé.

17- L'on notera, en effet, la présence du nom du vieillard, qui, de surcroît, est accompagné de l'adjectif παλαιός (« vieux »). Et, de fait, le détail des transformations mentionnées dans l'ensemble du passage fait référence, l'on en conviendra aisément, à un processus de vieillissement : apparition de rides, chute des cheveux, éraillement des yeux.

18- En revanche, il est, dans ces vers, une chose étrange sur laquelle nous avons déjà attiré l'attention : il s'agit du mouvement descriptif qui, passant des membres aux cheveux d'Ulysse, pour revenir aux membres avant de terminer sur les yeux du personnage, n'a rien d'iliadique, notamment de par le retour qu'il effectue sur les membres. Or, en même temps que ceux-ci, une autre partie constitutive de l'anatomie est mentionnée, il s'agit de la peau, d'abord désignée par le substantif χρώς (vers 430) puis par le mot δέρμα (vers 431). Les vers 430 à 432 décrivent donc le processus suivant : dans un premier temps, Athéna flétrit [27] la peau d'Ulysse, puis elle l'enveloppe d'une peau de vieillard. Pourquoi une telle réitération ? Une fois flétrie, la peau d'Ulysse n'est-elle pas déjà celle d'un vieillard ? On pourrait considérer que le nom des membres, qui est pourtant à chaque fois le même, à savoir le substantif μέλεα, ne désigne pas exactement la même réalité dans les deux cas, puisqu'au vers 430 il est accompagné de l'adjectif γναμπτός(« souple ») et, au vers 432, de l'adjectif πᾶς`(« tout »), en sorte que, dans le premier cas, il désignerait seulement les membres alors que, dans le second, il désignerait l'ensemble du corps. Pour autant, on comprend mal que le corps entier d'Ulysse doive être recouvert d'une peau de vieillard alors que sa peau a déjà, en partie du moins, été flétrie. Mais des deux moments de la transformation, le plus étrange est celui qui se trouve décrit aux vers 431 et 432. En effet, s'y combinent l'expression ἀμφὶ πάντεσσιν μελέεσσι (« autour de tous les membres ») qui, dans le seul autre passage homérique où elle figure [28], se rapporte au corps d'un animal qui fait l'objet d'un sacrifice, et le mot δέρμα dont nous avons déjà dit qu'il ne s'applique que très exceptionnellement à une peau humaine.

19- En cette difficulté que présente le texte réside, nous semble-t-il, la clé du passage [29]. Nous pensons, en effet, que le processus de vieillissement qui est en jeu ici est dépeint comme totalement extérieur à l'être, tel un vêtement qui vient envelopper le corps et en constitue une sorte de seconde peau. Plusieurs éléments conduisent à une telle conclusion. Tout d'abord, les parties du corps mentionnées dans ces vers soit sont intrinsèquement extérieures à la personne : la peau (vers 430-432) et les cheveux (vers 431) constituent l'enveloppe du corps et en sont donc les parties les plus externes ; soit elles sont envisagées dans leur seule apparence extérieure, ce qui se produit pour les yeux (vers 433) ; en effet, si le verbe κνυζῶ ne nous renseigne pas de manière extrêmement précise sur le traitement qu'Athéna fait subir aux yeux d'Ulysse [30], la fin du vers 433 indique que ceux-ci ont été atteints uniquement dans leur partie externe et immédiatement visible par autrui, puisqu'il est dit qu'ils ont perdu la beauté qui était auparavant la leur, sans pour autant que le personnage ne souffre d'un affaiblissement, voire d'une perte de ses facultés visuelles. Deuxième point à souligner, la thématique du vêtement est omniprésente et se manifeste sous différentes formes. Tout d'abord, à trois reprises dans ce passage, aux vers 431, 434 et 436, se trouve employé(e) la préposition ou préverbe ἀμφί (« autour ») qui suggère une idée d'enveloppement. Ensuite, la succession des deux expressions qui décrivent l'altération subie par la peau d'Ulysse non seulement crée un effet de réitération et donc d'insistance qui attire l'attention sur le motif de la peau, nous l'avons dit, mais elle a aussi pour conséquence d'établir une confusion entre peau humaine et peau animale. En effet, si l'altération de la peau d'Ulysse se trouve évoquée au vers 430 et si le vêtement dont le couvre Athéna est décrit dans les tout derniers vers du passage (vers 434-438), alors les vers 431 et 432 où figurent le substantif δέρμα (« la peau ») et l'expression ἀμφί πάντεσσιν μελέέσσι (« autour de tous les membres ») constituent une sorte d'entre-deux où se confondent peau corporelle et peau-vêtement. Or, cette confusion est encore accrue par l'emploi du mot δέρμα qui, dans l'épopée homérique, désigne généralement non seulement une peau animale mais la peau d'un animal mort et plus précisément une peau travaillée, à partir de laquelle peuvent notamment être confectionnés des vêtements. Dans un seul passage de l'Iliade, nous l'avons déjà noté, le substantif δέρμα se rapporte à un être humain. Ce sont les vers 339 à 341 du chant XVI :

ὃ δ᾽ ὑπ᾽ οὒατος αὐχένα θεῖνεν.
Πηνέλεως, πᾶν δ᾽ εἴσω ἒδυ ξίφος, ἒσχεθε δ᾽ οἶον
δέρμα, πατηέρθη δὲ κάρη ὑπέλυντο δὲ γυῖα.

Pénéléôs, lui, frappe au cou, sous l'oreille ; l'épée y plonge toute ; seule, la peau tient encore et laisse la tête pendre de côté ; les membres sont rompus.

20- Dans ce passage, le coup porté par Pénéléôs atteint Lycon au cou en sorte que la tête du personnage est détachée du reste de son corps. Il s'agit là d'un type de blessure mortelle relativement courant dans l'Iliade. Mais la manière dont la peau du personnage blessé est envisagée est, en revanche, tout à fait remarquable En effet, alors que, dans la plupart des descriptions de blessures, la peau, lorsqu'elle est nommée, l'est en tant qu'elle est percée, traversée par une arme, ce qui suggère qu'elle constitue une enveloppe destinée à protéger le corps vivant avec lequel elle se trouve en étroite relation, ici, en revanche, la peau non seulement est celle d'un corps humain qui a perdu la vie, mais elle se trouve étrangement détachée du corps auquel elle appartient, tel un lambeau vide de toute chair susceptible de mouvement ou de sensation. Le mot δέρμα, dans l'Iliade, ne s'applique donc à un être humain que dans un contexte qui, bien que très particulier, n'en offre pas moins la plus claire illustration de son sens, celui de peau en tant qu'elle a été écorchée [31]. L'utilisation de ce substantif, au chant XIII de l'Odyssée, au sujet d'un corps humain bel et bien vivant est donc tout à fait exceptionnelle et introduit en filigrane l'image de la peau-vêtement. Les vers 399 et 400 [32], bien que situés dans un passage qui annonce mot pour mot la transformation d'Ulysse [33], diffèrent des vers 431 et 432 en ce qu'ils contiennent seulement le verbe ἓννυμι (« vêtir ») et le substantif λαῖφος qui, de surcroît, désigne, sans ambiguïté aucune, une étoffe [34]. Entrant en écho avec ce substantif, l'occurrence du mot δέρμα qui figure au vers 431 n'en paraît que plus étrange. Et si un terme le plus souvent utilisé pour désigner une peau animale dans laquelle un vêtement a été confectionné vient ici s'appliquer à la peau qui recouvre les membres, l'inverse est peut-être également vrai. En effet, le substantif ῥάκος, qui est le premier des termes employés dans la fin de ce passage pour décrire l'accoutrement d'Ulysse, et qui est aussi le plus général – il est ensuite développé par les mots χιτών [35] et δέρμα – ici désigne certes des « loques, lambeaux, haillons, morceaux d'étoffe [36] », mais, comme le note P. Chantraine, sera utilisé, et ce, dès Eschyle, au sens figuré de « chairs » et, chez Aristophane, de « rides de vieillard [37] ». Aussi peut-on légitimement se demander si, pour un auditeur de l'épopée homérique, le substantif ῥάκος avait déjà de telles résonances. La confusion entre peau humaine et peau-vêtement est par ailleurs confirmée par la façon même dont l'habillement d'Ulysse est décrit : alors que, généralement, dans une scène iliadique d'habillement, comme dans une scène d'armement, avec chacune des pièces de l'habit ou de l'armure est citée la partie du corps à laquelle elle se rattache, dans les vers 434 à 438 de notre passage, au contraire, aucune partie du corps d'Ulysse n'est nommée. Son corps a pour ainsi dire disparu sous la « peau de vieillard » dont Athéna l'a revêtu. Enfin, dernier point venant corroborer notre analyse, si Athéna impose à Ulysse une telle transformation, c'est pour mieux le rendre méconnaissable aux yeux des prétendants ; or, dans les poèmes homériques, lorsqu'un dieu entend faire disparaître un humain aux yeux des siens, il se borne généralement à l'envelopper d'une épaisse nuée ; la référence ici implicite aux passages dans lesquels les dieux ont recours à ce type de procédé tend donc à confirmer, s'il en est besoin, que la vieillesse, dans les vers odysséens qui nous occupent, est conçue comme une simple enveloppe externe [38].

21- Mais une question se pose alors : le processus de vieillissement décrit au chant XIII de l'Odyssée est-il un phénomène exceptionnel ou bien est-il conforme aux autres représentations qu'en donne éventuellement le reste du poème ? Référons-nous, sur ce point, aux vers 226 à 231 du chant XXIV de l'Odyssée qui présentent la vision qu'Ulysse a de son père au moment où il va le trouver dans son verger :

Tὸν δ᾽ οἶον πατέρ᾽ εὗρεν ἐϋκτιμένῃ ἐν ἀλῳῆ,
λιστρεύοντα φυτόν᾽ ῥυπόωντα δὲ ἓστο χιτῶνα,
ῥαπτόν ἀεικέλιον, περὶ δὲ κνήμῃοι βοείας
κνημῖδας ῥαπτὰς δέδετο, γραπτῦς ἀλεείνων,
χειρῖδάς τ᾽ ἐπὶ χερσὶ βάτων ἕνεκ᾽· αὐτὰρ ὕπερθεν
αἰγείην κυνέην κεφαλῇ ἒχε, πένθος ἀέξων.

Il trouva donc, dans le jardin soigné, son père seul,
rehaussant une plante ; il portait un manteau malpropre,
ignoble et rapiécé ; il avait mis autour des jambes
de vieilles guêtres en peau de bœuf pour ne pas s'écorcher,
des gants aux mains contre les ronces ; et sur la tête,
une toque de chèvre, accroissant son chagrin.

22- De tels vers s'inscrivent dans la même logique que la scène de la transformation d'Ulysse. De Laërte, en effet, nous ne percevons ici que l'habit qui, fort étrangement, recouvre l'intégralité de son corps puisque sont tour à tour évoqués sa tunique, ses jambières, ses gants et, enfin, son chapeau. Certes, un tel portrait peut être lu comme une reprise des scènes d'armement de l'Iliade, mais le détail des gants destinés à protéger les mains du vieil homme est alors difficile à expliquer. Ce qui importe ici est plutôt le fait que le corps de Laërte soit totalement recouvert d'un vêtement et s'efface sous lui [39] : ainsi, si la vieillesse, à la lecture du passage de la fin du chant XIII, nous a paru constituer une sorte de peau, Laërte, dans ces vers, incarne cette idée même.

23- L'Iliade également fait de la vieillesse un phénomène qui n'atteint pas l'être humain dans toute sa profondeur. L'on pourrait citer à titre d'exemple bien des passages dans lesquels Nestor déplore le fait que la vieillesse l'empêche de prendre une part active aux combats. Dans ces passages, en effet, Nestor a coutume d'opposer à la faiblesse de ses membres son θυμός qui, en dépit de l'écoulement du temps, demeure intact, et, avec lui, le désir de combattre ; seule la force lui fait défaut [40]. L'on pourrait encore invoquer les vers 444 à 447 du chant IX, où Phénix, parlant de sa propre vieillesse, emploie une tournure – et plus précisément le verbe ἀποξύω qui signifie « racler, gratter, faire disparaître en grattant » – qui, de manière tout à fait remarquable, suggère l'image d'une vieillesse qui peut être ôtée d'un individu comme une peau écorchée l'est d'un corps.

24- L'Iliade et l'Odyssée présentent donc toutes deux la vieillesse comme un processus qui ne touche que la partie extérieure de la personne, et si l'Odyssée se distingue de l'Iliade, c'est peut-être seulement en ce qu'elle donne d'une telle conception de la vieillesse une illustration plus concrète, rendant cette dernière plus explicitement encore semblable à une sorte d'enveloppe corporelle, de peau [41], notamment par le biais des personnages d'Ulysse et de Laërte.

25- Au terme de cette lecture des vers 429 à 438 du chant XIII de l'Odyssée, il apparaît que la transformation que subit Ulysse au moment de son retour à Ithaque n'est autre qu'un vieillissement brutal qui lui est infligé par la déesse Athéna ; ce vieillissement est présenté comme l'imposition d'une peau dont la déesse enveloppe son protégé et, en cela, il s'accorde avec les autres représentations de la vieillesse que livrent les deux poèmes homériques. Ce qui seul est étrange n'est en réalité que la difficulté que manifeste le poème lorsqu'il dépeint le processus de vieillissement qui atteint Ulysse. Certes, l'on pourrait invoquer le caractère magique de l'intervention d'Athéna ; mais, comme le souligne A. Hoekstra, la mention de la baguette magique, au vers 429, ne signifie nullement une efficacité concrète du geste d'Athéna [42] ; et surtout, expliquer la métamorphose d'Ulysse par la magie reviendrait à l'envisager dans une perspective qui, dans le cadre de la fiction, serait encore réaliste ; or, nous avons évoqué plus haut les difficultés qu'entraîne ce type de lecture ; nous pensons, pour notre part, que les aspérités que présente le passage constituent un signe fort nous invitant précisément à ne pas l'envisager de manière réaliste ; ici, c'est en réalité un dispositif textuel que nous voyons se mettre en place. Second signe qu'offre cette scène, ces vers, contrairement à ceux du chant VIII, se détachent, dans leur matière même – composition, choix du lexique, formulaire – de la représentation iliadique du héros. Telles sont donc les deux clés de lecture qui, pensons-nous, permettent de mieux comprendre la succession des images d'Ulysse qui scandent la seconde moitié de l'Odyssée jusqu'à la reconnaissance finale du héros.

26- Ainsi, grâce à elles se trouve éclairé le passage du chant XVI dans lequel Ulysse dévoile son identité à son fils Télémaque (vers 172-176) :

Ἦ καὶ χπυσείῃ ῥάβδῳ ἐπεμάσσατ᾽ Ἀθήνη.
φᾶρος μέν οἱ πρῶτον ἐϋπλυνὲς ἠδὲ χιτῶνα
θῆκ᾽ ἀμφὶ στήθεσφι, δέμας δ᾽ ὢφςλλε καὶ ἣβην.
ἂψ δὲ μελαγχροιὴς γένετο, γναθμοὶ δ᾽ ἐτάνυσθεν,
κυάνεαι δ᾽ ἐγένοντο ἐθειράδες ἀμφὶ γένελιον.

Sur ces mots, Athéna le toucha de sa verge d'or.
Elle lui mit d'abord une écharpe lavée de frais
et une cape autour du corps ; puis le grandit, le rajeunit.
Il reprit son teint brun, ses joues se regonflèrent,
une barbe bleu-noir encadra son menton.

27- De fait, ce passage qui, étrangement, semble à la fois constituer un écho précis aux derniers vers du chant XIII tout en se construisant comme en décalage par rapport à eux, et dans lequel, de surcroît, le changement vestimentaire précède la transformation physique – nous résumons ici très brièvement les difficultés que présentent ces vers – ne doit pas lui non plus être interprété selon des critères modernes et réalistes. Le simple fait qu'il s'ouvre sur la thématique du vêtement suffit à faire disparaître la vieillesse-peau dont la déesse Athéna avait revêtu son protégé au chant XIII ; le dispositif textuel qui est à l'œuvre nous indique qu'Ulysse a momentanément retrouvé son apparence « normale ». L'autre dimension de ce dispositif, avons-nous dit, consiste en un jeu sur le formulaire. De fait, alors que le tout premier portrait que l'Odyssée offre de son personnage principal, à savoir le portrait du chant VIII, se construit en constante référence à l'image iliadique du héros, et contrairement au passage du chant XIII dont nous avons vu quelle facture singulière il présente, ici le lexique et les formules utilisés entrent en résonnance non plus avec l'Iliade mais avec d'autres passages de l'Odyssée. Ulysse, au chant XVI, n'est plus le héros iliadique qu'il était, il entame, en même temps que son retour à Ithaque, la conquête d'une identité nouvelle [43].

28- Le dispositif textuel que nous avons défini nous paraît être également à l'œuvre dans les vers 454 à 457 du chant XVI :

Aὐτὰρ Ἀθήνη
ἂγχι παρσταμένη ∧αερτιάδην Ὀδυσῆα
ῥάβδῳ πεπληγυῖα πάλιν ποίησε γέροντα,
λυγρὰ δὲ εἳματα ἓσσε περὶ χροΐ,

Mais Athéna
s'approcha et, frappant
Ulysse l'endurant de sa baguette, en fit à nouveau un vieillard
vêtu de tristes vêtements…

29- En effet, nous pensons – et, en cela, nous nous opposons à la thèse de D. Page [44] – que ces vers constituent une réitération du passage du chant XIII, tout particulièrement par la nature de la métamorphose qu'ils décrivent – ainsi, l'on notera que le changement corporel précède à nouveau le changement vestimentaire et que l'expression λυγτὰ εἵματα(« tristes vêtements ») suggère une nouvelle fois une comparaison de la vieillesse à une peau ainsi qu'une confusion entre peau humaine et peau-vêtement ; en revanche, ils se distinguent de la fin du chant XIII par le formulaire plus odysséen qui fait leur matière. Le dispositif textuel nous indique donc cette fois qu'Ulysse, après un bref dévoilement face à son fils Télémaque, devient à nouveau méconnaissable aux yeux de son entourage tout en poursuivant la construction de son identité nouvelle.

30- Autre passage qui se trouve éclairé par notre lecture des derniers vers du chant XIII, les vers 66 à 70 du chant XVIII qui présentent un portrait d'Ulysse au moment où celui-ci s'apprête à affronter le mendiant Iros :

Aὐτὰρ Ὀδυσσεὺς.
ζώσατο μὲν ῥάκεσιν περὶ μήδεα, φαῖνε δὲ μηροὺς
καλούς τε μεγάλους τε, φάνεν δέ οἱ εὐρέες ῷμοι
στήθεά τε στιβαροί τε βραχίονες αὐτὰρ Ἀθήνη
ἂγχι παρισταμένη μέλε᾽ ἢλδανε ποιμένι λαῶν

Quant à Ulysse,
il troussa ses haillons sur sa virilité, montrant
de belles grandes cuisses, et l'on vit ses larges épaules,
sa poitrine, ses bras puissants ; car Athéna s'était
approchée, accroissant la vigueur de ses membres.

31- En effet, nous l'avons dit, ce passage, dans lequel Ulysse montre un corps dont émanent à la fois force et beauté, paraît incohérent dès lors que l'on considère qu'après le bref épisode de dévoilement du chant XVI, Ulysse a de nouveau été physiquement transformé par la déesse Athéna. Or, si nous prolongeons la lecture que nous avons proposée jusqu'à présent, le simple geste qui est ici décrit et par lequel Ulysse, sous l'égide d'Athéna, enroule ses vêtements autour de lui suffit à suggérer une annulation de la vieillesse dont la déesse avait enveloppé son corps comme elle l'aurait enveloppé d'un vêtement ; ainsi s'explique le fait que le corps qu'Ulysse exhibe ici ne soit pas celui d'un vieillard ; c'est le dispositif textuel qui se construit depuis le chant XIII qui, envisagé comme tel et en dehors de toute perspective réaliste, indique que c'est au véritable Ulysse qu'Iros aura affaire, annonçant par là même la défaite de ce dernier. Mais de manière révélatrice, l'analyse du formulaire de ce passage montre que le « véritable » Ulysse dont il est ici question n'est plus l'Ulysse iliadique – de fait, l'écart est curieusement constant entre cette évocation de la lutte des deux personnages et celle des épreuves sportives du chant XXIII de l'Iliade desquelles elle peut être rapprochée [45]– sans pour autant que les références à d'autres passages de l'Odyssée soient aussi importantes qu'elles peuvent l'être dans les vers 172 à 176 du chant XVI : nous n'avons pas affaire ici à une scène de dévoilement ; telle est donc l'indication précieuse que nous livre le détail de ce passage et qui suffit à déterminer qu'Ulysse ne puisse pas encore être reconnu de son entourage [46]. Dès lors, l'on comprend mieux la place de la remarque désobligeante d'Eurymaque à l'égard de la tête chauve d'Ulysse aux vers 354 et 355 du chant XVIII :

Ἔμπης μοι δοκέει δαΐδων σέλας ἒμμεναι αὐτοῦ
κὰκ κεφαλῆς, ἐπεὶ οὔ οἱ ἒνι τρίχες οὐδ᾽ ἠβαιαί.

Il me semble en effet qu'une lueur de torche sort
de sa tête, il n'a plus dessus le moindre poil !

32- Ce n'est pas le lieu, ici, d'examiner l'ensemble des passages qui évoquent l'apparence d'Ulysse depuis son retour à Ithaque jusqu'à sa reconnaissance finale. Le parcours que nous avons effectué au sein des chants XIII, XVI et XVIII doit néanmoins nous permettre de conclure : selon nous, la transformation d'Ulysse, ses annulations momentanées et ses réitérations donnent lieu à des évocations qui sont régies par un dispositif textuel qui suffit à indiquer à quel moment Ulysse peut être reconnu de son entourage et à quel autre il ne peut pas l'être ; en même temps, ce dispositif révèle comment Ulysse se détache de l'apparence physique du héros iliadique pour se forger une nouvelle identité dont la dimension physique n'est pas un des moindres aspects. Les détails de l'apparence d'Ulysse comptent donc moins pour eux-mêmes que dans le cadre d'un tissu poétique où les mots s'appellent les uns les autres et où les aspérités sont porteuses de sens. Pour autant, ces détails ne sont jamais trompeurs, car, même si cela peut paraître surprenant surtout au sujet d'un personnage tel qu'Ulysse, dont les ruses sont on ne peut plus célèbres, ce que le corps montre, dans l'Odyssée tout autant que dans l'Iliade, n'induit pas en erreur. Tous les éléments d'ordre corporel que nous avons examinés, une fois replacés dans le dispositif textuel que nous avons décrit, nous ont réellement permis de mieux cerner le personnage d'Ulysse dans les différentes étapes qui précèdent sa reconnaissance finale : il est moins vrai de dire qu'Ulysse, par la volonté d'Athéna, cherche à dissimuler son identité que de dire qu'Ulysse n'est pas encore en mesure, lorsqu'il arrive à Ithaque, d'apparaître à tous sous sa véritable identité, tout simplement parce qu'il lui est d'abord nécessaire de la construire. De là découle que si le corps est résolument du côté de l'apparence, l'apparence n'a nullement, à l'époque homérique, le sens que, la plupart du temps, nous, modernes, lui conférons en la considérant comme contraire à l'essence des choses [47] : même le corps, apparemment insaisissable, d'un personnage tel qu'Ulysse nous dit toujours quelque chose de vrai sur la personne à laquelle il appartient.

 


NOTES

[1] Ce travail s'inscrit dans le cadre de la rédaction d'une thèse de doctorat, portant sur le corps dans l'Odyssée et entreprise sous la direction de Ph. Rousseau (Lille III-Charles de Gaulle) et P. Demont (Paris IV-Sorbonne). Je tiens à leur exprimer ma reconnaissance pour la constante attention qu'ils portent à ma recherche, ainsi que pour la générosité avec laquelle ils me font part de leurs remarques. La rédaction finale de ce texte leur doit aussi beaucoup, ainsi qu'à Fabienne Blaise, directrice de l'UMR « Savoirs, Textes, Langage » (Lille III), à laquelle j'appartiens. Je les remercie tous trois sincèrement.
Les éditions qui ont été utilisées ici sont celle de P. Von der Mühll pour l'Odyssée (Homeri Odyssea, texte établi par Von der Mühll P., Bibliotheca Scriptorum graecorum et romanorum Teubneriana [19623]) et celle de M. L. West pour l'Iliade (Homeri Ilias, texte établi par West M. L., Bibliotheca Scriptorum graecorum et romanorum Teubneriana [1998]). Les traductions citées dans ce texte sont celle de Ph. Jaccottet pour l'Odyssée (Homère, L'Odyssée, trad. Ph. Jaccottet [1982]) et celle de P. Mazon pour l'Iliade (Iliade, texte établi et traduit par Mazon P. [1937-1938]). Les ouvrages auxquels font référence les notes portant sur le lexique sont les suivants : Ebeling H. (éd.), Lexicon Homericum (1880-1885) ; Liddell H. G., Scott R. et Jones H. S., Greek-English Lexicon, 2 vol. (1925-1940) ; Chantraine P. et alii, Dictionnaire étymologique de la langue grecque (1968-1980) ; et, pour les auteurs anciens : Latte K. (éd.), Hesychii Alexandrini Lexicon, I (1953) (A-Δ), II (1966) (E-O) ; Schmidt M. (éd.), Hesychii Alexandrini Lexicon, 5 vol. (1858-1868) (les gloses a-o sont citées d'après l'édition de Latte K., les autres d'après celle de Schmidt M.) et, enfin Adler A. (éd.), Souda, 5 vol. (1928-1938, réimpr. 1971-1977).

[2] Au sujet de ce mot, l'on consultera les analyses très éclairantes de Pucci P., Ulysse polutropos. Lectures intertextuelles de l'Iliade et de l'Odyssée (1987, trad. fr. 1995).

[3] Kirchhoff A., Die homerische Odyssee (18792), p. 549 sq. ; D. Page rend compte des interprétations comparables à celle de A. Kirchhoff (Page D., The Homeric Odyssey [1955], p. 98, n. 8).

[4] Sur la question de la transformation d'Ulysse, cf. Page D., op. cit., p. 88-91.

[5] Ibid., p. 99, n. 11.

[6] Erbse H., Beiträge zum Verständnis der Odyssee (1972), A, III, 1, p. 60-64.

[7] Eisenberger H., Studien zur Odyssee (Palingenesia VII) (1973), p. 308-309.

[8] Cf. supra, n. 2.

[9] Peigney J., « Les deux corps d'Ulysse. Une construction possible pour l'Odyssée, chants XIII à XXIII », Les Études classiques, 53 (1985), p. 341-354.

[10] Ibid., p. 342-343.

[11] En revanche, lorsque le poème s'attarde sur une seule moitié du corps d'un personnage, l'ordre selon lequel les éléments de l'anatomie se trouvent énumérés est beaucoup plus souple et s'adapte davantage au contexte, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de la moitié supérieure du corps. C'est le cas notamment au chant III de l'Iliade, dans la teichoscopie (vers 161-244), lorsque Priam s'enquiert, auprès d'Hélène, de l'identité de certains des chefs de l'armée grecque, puisque le seul moyen dont il dispose pour les désigner consiste à en brosser un rapide portrait. De fait, pour chacun (il s'agit d'Ulysse, aux vers 193 et 194, et d'Ajax, aux vers 226 et 227), il ne mentionne que des parties de l'anatomie se situant dans la moitié supérieure du corps et commence par la plus haute pour aboutir à la plus basse, ordre qui peut être expliqué par la position de surplomb dans laquelle Priam et Hélène se trouvent par rapport aux guerriers achéens.

[12] L'on se référera à ce sujet aux analyses que donne J. I. Armstrong dans un article intitulé « The Arming Motif in the Iliad », AJP, 79 (1958), p. 337-354.

[13] Vers 216-219.

[14] Vers 627-628.

[15] Par exemple, c'est autour de formules toujours identiques, comme le montre J. I. Armstrong (supra, n. 12), que se construisent les scènes d'armement.

[16] Citons, à titre d'exemple, les mots κράς(« la tête »), στῆθος (« la poitrine »), ὦμος (« l'épaule ») et knhvmh (« la jambe »).

[17] C'est le cas, par exemple, des mots αὐχήν (« le cou »), μηρός (« la cuisse ») et ὀστέον (« l'os »).

[18] Plus précisément, I. de Jong adopte la perspective inverse, puisque c'est lors de remarques générales portant sur les récits émanant d'Ulysse qu'elle en vient à souligner que le narrateur principal ne s'attache généralement pas à introduire ses personnages : « In marked contrast to the primary narrator, Odysseus-narrator has a habit of inserting an explicit characterization of people at the beginning of an episode : 9.84 (Lotus-Eaters), 106-115 (the Cyclopes), 187-192 and 214-15 (Polyphemus) ; 10.1-13 (Aeolus), 82-6 (Laestrygonians), and 135-9 (Circe). After that, the introductions are provided by Circe » (De Jong I., A Narratological Commentary on the Odyssey [2001], p. 225).

[19] Ce sont les vers 193-194 du chant III, qui prennent place dans la teichoscopie.

[20] Le passage, notons-le, fait référence à la fois aux héros en armes et en pleine possession de leurs moyens et aux héros atteints par des blessures et donc présentés comme des êtres vulnérables.

[21] Sur la question des représentations figurées d'Ulysse, l'on consultera l'article de Touchefeu-Meynier O., « Odysseus », Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VI, 1 (1992), p. 943-970 ; voir encore ead., Thèmes odysséens dans l'art antique (1968).

[22] Ph. Jaccottet traduit ici l'expression ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι par « sur son corps souple », mais il convient de rappeler que le substantif μέλεα désigne les membres. La traduction adoptée par le poète peut trouver sa justification dans un souci d'élégance, mais aussi dans la thèse, soutenue notamment par B. Snell, selon laquelle l'épopée homérique ne possède pas de mot pour nommer le corps vivant dans sa globalité, si ce n'est des équivalents très imparfaits tels que les substantifs δέμας (« la forme corporelle », « la stature »), χρώς (« la surface du corps humain », « la peau », « la chair », « le teint »…) ou encore les différents noms des membres, employés au pluriel (Snell B., La Découverte de l'esprit. La genèse de la pensée européenne chez les Grecs [1946, trad. fr. 1994], p. 17-41).

[23] Ainsi, l'Iliade, pour évoquer les cheveux blonds d'Achille, accole l'adjectif ξανθός (« blond ») directement au nom du héros (seize occurrences), excepté dans deux vers, où il l'applique au nom de la chevelure, qui, dans un cas, est κόθη (I, 197) et, dans l'autre, χαίτη (XXIII, 141).

[24] Certes, l'expression χρὼς καλός (« la belle peau ») est d'emploi un peu plus courant dans l'Odyssée qu'elle ne l'est dans l'Iliade, et il faut encore lui ajouter la variante χρὼς κάλλιμος, qui, toutefois, n'apparaît qu'une seule fois dans le poème. L'association du nom des membres, μέλεα, et de l'adjectif πᾶς (« tout ») présente une occurrence odysséenne, en plus de celle du chant XIII, alors que l'Iliade ne l'utilise jamais. En revanche, l'expression ἐνὶ γναμπτοῖσι μέλεσσι(« sur les membres souples ») compte, dans l'Odyssée, aussi peu d'emplois que dans l'Iliade, et l'association du nom des yeux, ὂσσε, et d'un adjectif exprimant l'idée de beauté ainsi que l'expression ξανθαὶ τρίχες (« les cheveux blonds ») sont absentes de l'Odyssée – en dehors, bien sûr, du passage du chant XIII – comme elles le sont de l'Iliade. Par ailleurs, la place des mots appartenant au lexique anatomique est aussi peu odysséenne qu'iliadique. En effet, si l'on trouve systématiquement le datif pluriel du mot μέλεα (« les membres ») en fin de vers et presque toujours l'accusatif pluriel du substantif qrix (« le cheveu ») juste avant la coupe bucolique, en revanche, l'accusatif singulier du mot χρώς(« la peau ») est beaucoup plus rarement placé au deuxième pied du vers tout comme le nominatif/accusatif du mot δέρμα (« la peau ») en toute fin de vers (une seule occurrence pour chacun) et le mot ὂσσε (« les yeux ») n'intervient au troisième pied que dans le passage du chant XIII qui nous occupe. Quant à la forme μελέεσσι, c'est ici sa seule occurrence odysséenne. Enfin, certains substantifs ou expressions paraissent détournés de leur emploi odysséen, comme ils le sont de leur emploi iliadique. Ainsi, dans un cas, l'expression χρὼς καλός (« la belle peau ») s'applique curieusement à un corps sans vie. Tout comme dans l'Iliade, le nom des cheveux, dans l'Odyssée, n'est pas majoritairement utilisé au sujet d'un être humain et l'on notera au passage que dans deux des cas où le mot s'applique à un animal il intervient dans un contexte de transformation, celle que Circé fait subir aux compagnons d'Ulysse lorsqu'elle les change en pourceaux – le substantif θρίξ désigne alors les soies qui viennent recouvrir le corps de ces hommes. La seule occurrence odysséenne – en dehors de celle du chant XIII – de l'association du nom des membres, μέλεα, et de l'adjectif πᾶς (« tout ») apparaît dans le contexte du sacrifice d'un animal. Enfin, le mot δέρμα (« la peau ») n'est, dans l'Odyssée, jamais appliqué à un être humain, si ce n'est dans les vers qui nous occupent, en sorte que cet emploi est aussi exceptionnel que celui que nous avons pu relever dans l'Iliade.

[25] Nous empruntons cette notion de « belle mort » à J.-P. Vernant (cf. « La belle mort et le cadavre outragé », L'Individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne [1989], p. 41-79).

[26] Cf. supra, n. 22.

[27] Au verbe κάρφω, le Greek-English Lexicon donne pour équivalents « dry up, wither », le Dictionnaire étymologique de la langue grecque donne « dessécher » et le Lexicon homericum « rugo, corrugo, torreo ». En revanche, une glose d'Hésychius (k 953) attribue à ce verbe des sens plus divers : κάρψαι ξηρᾶναι ῥυσῶσαι. ἀφανίσαι. γεροντοποιῆσαι.

[28] Il s'agit de Odyssée, XIV, 428. En réalité, dans ce vers, le substantif μέλεα et l'adjectif πᾶς sont au génitif pluriel.

[29] Les commentaires ne s'attardent guère sur la difficulté que nous avons tenté de mettre ici en valeur. Ainsi, A. Hoekstra ne commente pas les vers 431-432 et s'étonne seulement que le vers 434 évoque le vêtement dont Athéna revêt Ulysse sans qu'ait été dit qu'elle lui a d'abord ôté celui qu'il portait auparavant, comme cela se produit aux vers 341 et 342 du chant XVI. Il résout ce problème en soutenant qu'une telle précision serait indigne de la déesse (Heubeck A. et Hoekstra A., A Commentary on Homer's Odyssey, volume II, books IX-XVI [1989], p. 190-191). K. F. Ameis et C. Hentze s'arrêtent, certes, sur le vers 431, mais pour en proposer un commentaire qui nous paraît obscur : « Die Folge vom Einschrumpfen des Fleisches 430. » Peut-être, en effet, les commentateurs font-ils du génitif παλαιοῦ γέροντος le complément du nom des membres, μέλεα, en sorte que cette expression décrirait le corps désormais vieilli d'Ulysse. Dans une telle perspective, le mot δέρμα devrait donc être lu au sens de vêtement. Mais, dès lors, l'on n'explique guère pourquoi cet élément vestimentaire serait mentionné dans le cadre de l'évocation des transformations physiques d'Ulysse, d'autant que δέρμα est à nouveau employé, au vers 436, lorsqu'il est question du travestissement du personnage. D'ailleurs, les dictionnaires (Greek-English Lexicon, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Lexicon homericum) citent cette occurrence du mot δέρμα comme une exception en regard de l'usage homérique et lui donnent le sens de « peau humaine ». Peut-être faut-il donc penser que K. F. Ameis et C. Hentze considèrent que c'est l'ensemble de la proposition ἀμφὶ δὲ[…] θῆκε qui évoque la conséquence de la transformation décrite précédemment. Mais, dans ce cas, nous ne comprenons guère l'objet d'une telle remarque (Ameis K. F., Hentze C. et Cauer P., Homers Odyssee, gesang XIII-XVIII [1928], p. 26). Quant à la scholie, elle semble indiquer que δέρμα, tout en désignant une peau humaine de vieillard, est placé sur le même plan que les autres noms de vêtements utilisés à la fin du passage. Mais la construction de la phrase fait difficulté : δέρμα γέροντος αὐτῷ περιέθηκε πρότερον τὸν χιτῶνα, εἶθ᾽ οὕτως τὸ ῥάκος (Dindorf G. [éd.], Scholia graeca in Homeri Odysseam [1855], p. 578).

[30] Le Greek-English Lexicon donne pour équivalents à ce verbe « make dim or dark » – et pour l'adjectif κνυζός » cloudy, misty […] of persons, blear-eyed ». Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque propose le sens d'« abîmer, érailler, […] racler, gratter », et le Lexicon homericum « scabiosum reddo, scabie foedo, deformo ». H. Ebeling, à partir d'une glose d'Hésychius, ajoute : « suspicatur κνυζοῦν proprie significare lippum reddere ». Ainsi, les trois ouvrages mettent en valeur l'idée d'une atteinte extérieure qui demeure toutefois difficile à définir. Ici, l'on peut comprendre que les yeux d'Ulysse sont rendus chassieux, ou bien qu'ils sont abîmés en leur surface. Ce qui seul est sûr est que, de beaux, ils deviennent laids. Les gloses d'Hésychius, non plus que celles de la Souda, ne nous renseignent pas davantage.

[31] Le Lexicon homericum donne pour équivalents à ce mot « cutis, corium » – substantifs qui désignent respectivement la peau humaine et le cuir – mais lorsqu'il mentionne, en fin d'article, les deux seules occurrences homériques qui s'appliquent à un être humain, il prend soin de préciser « cutis hominis ». Le Greek-English Lexicon indique : « Skin, hide », puis énumère les différents animaux dont la peau peut être ainsi désignée, puis ajoute : « A lion's skin for a cloak […], of a shield […], of skins prepared for bags, bottles […], of a man's skin, il.16.341, od.13.431 […], of a man's skin stripped off, Hdt.4.64 ». Le Dictionnaire étymologique de la langue grecque est plus explicite : « A dû se dire d'abord de la peau dépouillée d'un animal (et chez Homère d'un bouclier, etc.), de peaux préparées pour faire des sacs, etc. (Od. 2.291) ; dans les sacrifices la peau de l'animal est une part importante ; mais le mot est déjà employé chez Hom. de la peau humaine en général (Il. 16.341, Od. 13.341) » ; mais sa remarque finale, « cf. en revanche Hdt. 4.64 qui l'emploie à côté de ἀπόδερμα pour des hommes écorchés vifs », nous semble établir entre cette occurrence hérodotéenne du mot δέρμα et l'usage que les poèmes homériques font de lui une distinction qui ne va pas de soi ; en effet, la peau, dans ce passage de l'Enquête, est détachée de l'être humain tout comme elle l'est au vers 341 du chant XVI de l'Iliade. Quant aux gloses d'Hésychius (d 679), elles rattachent nettement le mot δέρμα soit à une dépouille animale : δέρμα δορά (δ 680), soit à un objet fabriqué à partir d'une peau animale : δέρμα πήρα [καὶ δέσμη].

[32] Voici ces vers :
ξανθὰς δ᾽ἐκ κεφαλῆς ὀλέσω τρίχας, ἀμφὶ δὲ λαῖφος
ἓσσω, ὃ κεν στυγέῃσιν ἰδὼν ἂνθρωπος ἒχοντα,
« [Je] ferai tomber tes cheveux blonds et te revêtirai
de haillons qui rendront ta vue odieuse à tous. »

[33] Les vers 398 et 430 sont identiques, ainsi que les vers 399 et 431 – du moins jusqu'à la coupe bucolique – et, enfin, les vers 401 et 433 ; seuls les désinences des verbes et les pronoms personnels diffèrent entre ces deux passages, car le premier est un discours qu'Athéna adresse à Ulysse alors que celui qui nous occupe émane du narrateur principal.

[34] Pour le mot λαῖφος, le Greek-English Lexicon indique : « Shabby, tattered garment […], a lynx's skin […], of bedding […], piece of cloth or canvas, sail », le Dictionnaire étymologique de la langue grecque : « Lambeau d'étoffe […], se dit de la voile […] et de façon plus générale », et le Lexicon Homericum : « Vestis lacera, pannus […], armentum, velum […], lodix, incunabula […], pellis. » Ce substantif ne désigne donc jamais la peau humaine.

[35] Le χιτών est un vêtement de corps, alors que le ῥάκος , comme la χλαῖνα, est un vêtement de dessus. Sur la figure de l'hysteron proteron qui est à l'œuvre au vers 434, cf. Heubeck A. et Hoekstra A., A Commentary on Homer's Odyssey, volume II, books IX-XVI (1989), p. 191.

[36] Nous citons ici le sens premier que l'article du Dictionnaire étymologique de la langue grecque donne de ce mot.

[37] Voici les références que fournit le Dictionnaire étymologique de la langue grecque : Aesch. Pr. 1023 et Ar. Pl. 1065. Certes, le Lexicon Homericum ne propose pour équivalents au mot ῥάκος que « pannus, vestis lacera », et, de même, une glose d'Hésychius (r 86) donne : ῥάκ[κ] ος διεῤῥωλὸς ἱμάτιον mais le Greek-English Lexicon indique : « Ragged, tattered garment […], pl. rags, tatters […], strip of cloth […], even a strip of flesh […], in pl. also, rents in the face, wrinckles » et une glose de la Souda (r 29) mentionne l'emploi qu'Aristophane fait de ce mot : ῾Pάκος τὸ τριβώνιον, καὶ τὸ προσωπεῖον ὃτι ῥάκεσι κατεκολλᾶτο. ᾽Aριστοφάνης σὺ λὰρ τὸ ῥάκος ἐξεῦρες[…], et l'explique par le fait que le masque de théâtre est collé au costume ; c'est peut-être là une nouvelle preuve d'un lien ambigu qui unit le mot ῥάκος à la thématique du corps.

[38] La confrontation des derniers vers du chant XIII de l'Odyssée et du fragment 5 (éd. West) de Mimnerme qui, selon nous, se construit précisément par référence à eux, achèverait de mettre en valeur la nature tout extérieure du vieillissement qu'Athéna impose à Ulysse dans le passage odysséen. De manière générale, la comparaison de la représentation de la vieillesse dans les poèmes homériques, d'une part, et dans certains des fragments du poète élégiaque, d'autre part, permet de saisir entre eux des échos très nets et rend plus sensible la spécificité de l'image de la vieillesse que chacun présente : chez Mimnerme, et contrairement à ce qui se produit dans les poèmes homériques, la vieillesse est un phénomène qui bouleverse l'homme dans toute sa profondeur.

[39] Le corps de Laërte s'efface sous son vêtement dans le sens où aucun détail d'ordre physiologique n'est donné à son sujet, mais on notera que chaque partie du corps est mentionnée aux côtés de l'élément de l'habit qui vient la couvrir, contrairement à ce qui se produit dans les derniers vers du chant XIII de l'Odyssée.

[40] L'on pourra relire, par exemple, les vers 627-628 du chant XXIII de l'Iliade, qui émanent de Nestor, ou bien les vers 313-314 du chant IV, qu'Agamemnon adresse à Nestor avant que ce dernier ne renchérisse sur le thème de la jeunesse perdue.

[41] R. B. Onians (Les Origines de la pensée européenne. Sur le corps, l'esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin [1951 ; trad. fr. 1999]) avance l'idée selon laquelle, dans l'histoire de la pensée, la vieillesse a été conçue comme une mue (291, 430n), mais aussi comme un processus de dessication (214-215, 219-221), ou encore un lien (401, 429, 459-460).

[42] « The magic wand, so well-known in Germanic fairy-tales, is largely a survival in Greek myths. In Homer Hermes still has one, but it soon becomes a herald's wand […]. In Od. x 238 the magic effect seems primarily to lie in Circe's potion […]. In Il. xiii 59-60 Poseidon, in order to make the Ajaces fit for the impending battle with Hector, beats them with his staff, but he does not change them. The magic effect of the action of touching has already receded into the background » (Heubeck A. et Hoekstra A., A Commentary on Homer's Odyssey, volume II, books IX-XVI [1989], p. 190-191).

[43] C'est peut-être ainsi que doit s'expliquer le détail de la barbe d'Ulysse – étrangement celle-ci est ici de couleur foncée – qui est le seul élément de ce passage à ne trouver écho dans aucun des deux poèmes homériques ; ce serait là une caractéristique du nouvel Ulysse, que, notons-le, les représentations figurées ont conservée au point d'en faire un trait presque constant du personnage – sur ce dernier point, nous renvoyons à l'article « Odysseus » du Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, VI 1 (1992), p. 967-970.

[44] Comme nous l'avons souligné plus haut, D. Page soutient, au sujet de ce passage, qu'il décrit seulement une transformation d'ordre vestimentaire (Page D., The Homeric Odyssey [1955], p. 88-91).

[45] Il s'agit de l'épreuve du pugilat et de celle de la lutte évoquées respectivement aux vers 653-699 et 700-739.

[46] Il convient ici de s'attarder sur le vers 70, dont l'interprétation pose problème. En effet, soit on comprend qu'il décrit une transformation qui est en rapport avec le fait qu'Ulysse se défait ici de la vieillesse dont Athéna l'a affublée au moment de son retour à Ithaque, et l'on voit dès lors assez mal sa raison d'être puisque le geste par lequel Ulysse enroule ses vêtements autour de lui, aux vers 66 à 69, suffit pour qu'il montre un corps dont émane force et beauté ; soit on considère que le vers 70 décrit une nouvelle transformation qu'Athéna impose à Ulysse après que celui-ci s'est libéré de la peau-vieillesse et qui a pour objectif d'accroître ses forces afin qu'il surpasse Iros au combat ; mais une telle hypothèse paraît aussi peu solide, notamment parce que le vers 70 est, par sa facture, très différent des passages iliadiques évoquant l'intervention d'un dieu sur la personne d'un guerrier qui, généralement, se trouve en position difficile, ce qui, de surcroît, n'est précisément pas le cas d'Ulysse ici. Il nous semble que la présence du vers 70, après l'évocation, au sujet d'Ulysse, d'une certaine forme de retour à la normale, suggère seulement l'idée d'un décalage par rapport à l'image du « véritable » Ulysse et signale ainsi que le passage dans lequel il figure ne constitue nullement une scène de dévoilement ; par ailleurs, ce vers rappelle le rôle central que joue la déesse Athéna dans les métamorphoses d'Ulysse qui, sans elle, ne pourraient avoir lieu. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas, pensons-nous, imaginer un Ulysse réellement devenu plus grand ou plus fort, mais plutôt un Ulysse dont l'image se brouille tant qu'elle ne peut pas, à ce moment de l'intrigue, être percée à jour.

[47] Sur ce point, l'on se référera à Vernant J.-P., « Figuration et image », Metis, 5 (1990), p. 225-238, qui lui-même répond à un article de Saïd S., « Deux noms de l'image en grec ancien : Idole et icône », CRAI (1987), p. 310-330.


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