GERMAINE DE STAEL
Dans Corinne ou l'Italie, roman paru en 1807, Germaine de Staël relate une histoire d'amour entre une poétesse italienne, Corinne, et Lord Oswald Nelvil, un noble anglais. Celui-ci, sur les conseils de ses médecins, est venu visiter l'Italie. A Rome, il rencontre la poétesse Corinne, qui lui propose de lui faire visiter la ville.
Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, tome II, Paris Lefèvre, 1838.
LE PANTHÉON [p. 476-478]
Oswald et Corinne allèrent d'abord au Panthéon, qu'on appelle aujourd'hui Sainte-Marie de la Rotonde. Partout en Italie le catholicisme a hérité du paganisme ; mais le Panthéon est le seul temple antique à Rome qui soit conservé tout entier, le seul où l'on puisse remarquer dans son ensemble la beauté de l'architecture des anciens, et le caractère particulier de leur culte. Oswald et Corinne s'arrêtèrent sur la place du Panthéon, pour admirer le portique de ce temple, et les colonnes qui le soutiennent.
Corinne fit observer à lord Nelvil que le Panthéon était construit de manière qu'il paraissait beaucoup plus grand qu'il ne l'est. — L'église Saint-Pierre, dit-elle, produira sur vous un effet tout différent ; vous la croirez d'abord moins immense qu'elle ne l'est en réalité. L'illusion si favorable au Panthéon vient, à ce qu'on assure, de ce qu'il y a plus d'espace entre les colonnes, et que l'air joue librement autour ; mais surtout de ce que l'on n'y aperçoit presque point d'ornements de détails, tandis que Saint-Pierre en est surchargé. C'est ainsi que la poésie antique ne dessinait que les grandes masses, et laissait à la pensée de l'auditeur à remplir les intervalles, à suppléer les développemens : en tout genre, nous autres modernes, nous disons trop. Ce temple, continua Corinne, fut consacré par Agrippa, le favori d'Auguste, à son ami, ou plutôt à son maître. Cependant ce maître eut la modestie de refuser la dédicace du temple, et Agrippa se vit obligé de le dédier à tous les Dieux de l'Olympe pour remplacer le Dieu de la terre, la puissance. Il y avait un char de bronze au sommet du Panthéon, sur lequel étaient placées les statues d'Auguste et d'Agrippa. De chaque côté du portique ces mêmes statues se retrouvaient sous une autre forme ; et sur le frontispice du temple on lit encore : Agrippa l'a consacré. Auguste donna son nom à son siècle, parce qu'il a fait de ce siècle une époque de l'esprit humain. Les chefs-d'oeuvre en divers genres de ses contemporains formèrent, pour ainsi dire, les rayons de son auréole. Il sut honorer habilement les hommes de génie qui cultivaient les lettres, et dans la postérité sa gloire s'en est bien trouvée. Entrons dans le temple, dit Corinne ; vous le voyez, il reste découvert presque comme il l'était autrefois. On dit que cette lumière qui venait d'en haut était l'emblème de la divinité supérieure à toutes les divinités. Les païens ont toujours aimé les images symboliques. Il semble en effet que ce langage convient mieux à la religion que la parole. La pluie tombe souvent sur ces parvis de marbre ; mais aussi les rayons du soleil viennent éclairer les prières. Quelle sérénité ! quel air de fête on remarque dans cet édifice ! Les païens ont divinisé la vie, et les chrétiens ont divinisé la mort ; tel est l'esprit des deux cultes mais notre catholicisme romain est moins sombre cependant que ne l'était celui du nord. Vous l'observerez quand nous serons à Saint-Pierre. Dans l'intérieur du sanctuaire du Panthéon sont les bustes de nos artistes les plus célèbres. Ils décorent les niches où l'on avait placé les Dieux des anciens.
Corinne se tut, et ses pas, en sortant du temple, étaient plus lents, et ses regards plus rêveurs. Elle s'arrêta sous le portique.
— Là, dit-elle à lord Nelvil, était une urne de porphyre de la plus grande beauté, transportée maintenant à Saint-Jean de Latran ; elle contenait les cendres d'Agrippa, qui furent placées au pied de la statue qu'il s'était élevée à lui-même. Les Anciens mettaient tant de soin à adoucir l'idée de la destruction, qu'ils savaient en écarter ce qu'elle peut avoir de lugubre et d'effrayant. Il y avait d'ailleurs tant de magnificence dans leurs tombeaux que le contraste du néant de la mort et des splendeurs de la vie s'y faisait moins sentir. Il est vrai aussi que l'espérance d'un autre monde étant chez eux beaucoup moins vive que chez les chrétiens, les païens s'efforçaient de disputer à la mort le souvenir que nous déposons sans crainte dans le sein de l'Éternel.
LE CHÂTEAU SAINT-ANGE [479-480]
En allant à Saint-Pierre, ils s'arrêtèrent devant le château Saint-Ange.
— Voilà, dit Corinne, l'un des édifices dont l'extérieur a le plus d'originalité ; ce tombeau d'Adrien, changé en forteresse par les Goths, porte le double caractère de sa première et de sa seconde destination. Bâti pour la mort, une impénétrable enceinte l'environne, et cependant les vivants y ont ajouté quelque chose d'hostile par les fortifications extérieures qui contrastent avec le silence et la noble inutilité d'un monument funéraire. On voit sur le sommet un ange de bronze avec son épée nue [*], et dans l'intérieur sont pratiquées des prisons fort cruelles. Tous les événemens de l'histoire de Rome depuis Adrien jusqu'à nos jours sont liés à ce monument. Bélisaire s'y défendit contre les Goths et, presqu'aussi barbare que ceux qui l'attaquaient, il lança contre ses ennemis les belles statues qui décoraient l'intérieur de l'édifice. Crescentius, Arnault De Brescia, Nicolas Rienzi [**], ces amis de la liberté romaine, qui ont pris si souvent les souvenirs pour des espérances, se sont défendus longtemps dans le tombeau d'un empereur. J'aime ces pierres qui s'unissent à tant de faits illustres. J'aime ce luxe du maître du monde, un magnifique tombeau. Il y a quelque chose de grand dans l'homme qui, possesseur de toutes les jouissances et de toutes les pompes terrestres, ne craint pas de s'occuper longtemps d'avance de sa mort. Des idées morales, des sentiments désintéressés remplissent l'âme, dès qu'elle sort de quelque manière des bornes de la vie. C'est d'ici, continua Corinne, que l'on devrait apercevoir Saint-Pierre, et c'est jusques ici que les colonnes qui le précèdent devaient s'étendre ; tel était le superbe plan de Michel-Ange, il espérait du moins qu'on l'achèverait après lui ; mais les hommes de notre temps ne pensent plus à la postérité. Quand une fois on a tourné l'enthousiasme en ridicule, on a tout défait, excepté l'argent et le pouvoir.
— C'est vous qui ferez renaître ce sentiment, s'écria lord Nelvil. Qui jamais éprouva le bonheur que je goûte ? Rome montrée par vous, Rome interprétée par l'imagination et le génie, Rome, qui est un monde, animé par le sentiment, sans lequel le monde lui-même est un désert [***].
* Un Français, dans la dernière guerre, commandait le château Saint-Ange. Les troupes napolitaines le sommèrent de capituler ; il répondit qu'il se rendrait quand l'ange de bronze remettrait son épée dans le fourreau.
** Ces faits se trouvent dans l'Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge par M. Sismonde de Sismondi. *** Eine Welt zwar bist du, o Rom; doch ohne die Liebe / Wäre die Welt nicht die Welt, wäre denn Rom auch nicht Rom. (Goethe, Römische Elegien). [Vous êtes un seul monde, ô Rome ; mais sans amour
Si le monde n'était pas le monde, Rome ne serait pas non plus Rome.]
LE CAPITOLE [p. 486-488]
Le lendemain Corinne se fit conduire au pied de l'escalier du Capitole actuel. L'entrée du Capitole ancien était par le Forum.
— Je voudrais bien, dit Corinne, que cet escalier fût le même que monta Scipion, lorsque, repoussant la calomnie par la gloire, il alla dans le temple pour rendre grâce aux Dieux des victoires qu'il avait remportées. Mais ce nouvel escalier, mais ce nouveau Capitole a été bâti sur les ruines de l'ancien, pour recevoir le paisible magistrat qui porte à lui tout seul ce nom immense de sénateur romain, jadis l'objet des respects de l'univers. Ici nous n'avons plus que des noms ; mais leur harmonie, mais leur antique dignité cause toujours une sorte d'ébranlement, une sensation assez douce, mêlée de plaisir et de regret. Je demandais l'autre jour à une pauvre femme que je rencontrai où elle demeurait ? À la Roche Tarpéienne, me répondit-elle ; et ce mot, bien que dépouillé des idées qui jadis y étaient attachées, agit encore sur l'imagination.
Oswald et Corinne s'arrêtèrent pour considérer les deux lions de basalte qu'on voit au pied de l'escalier du Capitole [*]. Ils viennent d'Égypte, les sculpteurs égyptiens saisissaient avec bien plus de génie la figure des animaux que celle des hommes. Ces lions du Capitole sont noblement paisibles, et leur genre de physionomie est la véritable image de la tranquillité dans la force, « A guisa di leon, quando si posa » (Dante) [À la manière du lion quand il se repose].
Non loin de ces lions on voit une statue de Rome mutilée, que les Romains modernes ont placée là, sans songer qu'ils donnaient ainsi le plus parfait emblème de leur Rome actuelle. Cette statue n'a ni tête, ni pieds, mais le corps et la draperie qui restent ont encore des beautés antiques.
Au haut de l'escalier sont deux colosses qui représentent, à ce qu'on croit, Castor et Pollux, puis les trophées de Marius, puis deux colonnes milliaires qui servaient à mesurer l'univers romain, et la statue équestre de Marc-Aurèle, belle et calme au milieu de ces divers souvenirs. Ainsi tout est là, les temps héroïques représentés par les Dioscures, la république par les lions, les guerres civiles par Marius, et les beaux temps des empereurs par Marc-Aurèle.
En avançant vers le Capitole moderne on voit à droite et à gauche deux églises bâties sur les ruines du temple de Jupiter Férétrien et de Jupiter Capitolin. En avant du vestibule est une fontaine présidée par deux fleuves, le Nil et le Tibre, avec la louve de Romulus. On ne prononce pas le nom du Tibre comme celui des fleuves sans gloire ; c'est un des plaisirs de Rome que de dire : Conduisez-moi sur les bords du Tibre ; traversons le Tibre. Il semble qu'en prononçant ces paroles on évoque l'histoire et qu'on ranime les morts.
En allant au Capitole, du côté du Forum, on trouve à droite les prisons Mamertines. Ces prisons furent d'abord construites par Ancus Martius, et servaient alors aux criminels ordinaires. Mais Servius Tullius en fit creuser sous terre de beaucoup plus cruelles pour les criminels d'état, comme si ces criminels n'étaient pas ceux qui méritent le plus d'égards, puisqu'il peut y avoir de la bonne foi dans leurs erreurs. Jugurtha et les complices de Catilina périrent dans ces prisons. On dit aussi que Saint Pierre et Saint Paul y ont été renfermés.
De l'autre côté du Capitole est la roche Tarpéienne ; au pied de cette roche l'on trouve aujourd'hui un hôpital appelé l'Hôpital de la Consolation. Il semble que l'esprit sévère de l'Antiquité et la douceur du christianisme soient ainsi rapprochés dans Rome à travers les siècles, et se montrent aux regards comme à la réflexion.
* Les minéralogistes affirment que ces lions ne sont pas de basalte, parce que la pierre volcanique qu'on désigne aujourd'hui sons ce nom ne saurait exister en Égypte; mais comme Pline appelle basalte la pierre égyptienne dont ces lions sont formés, et que l'Histoire des arts de Winckelmann, leur donne aussi ce nom, j'ai cru pouvoir m'en servir dans son acception primitive.
LES COLLINES DE ROME [p. 488-490]
Quand Oswald et Corinne furent arrivés au haut de la tour du Capitole, Corinne lui montra les sept collines, la ville de Rome bornée d'abord au mont Palatin, ensuite aux murs de Servius Tullius qui renfermaient les sept collines, enfin, aux murs d'Aurélien qui servent encore aujourd'hui d'enceinte à la plus grande partie de Rome. Corinne rappela les vers de Tibulle et de Properce, qui se glorifient des faibles commencements dont est sortie la maîtresse du monde [*]. Le mont Palatin fut à lui seul tout Rome pendant quelque temps ; mais, dans la suite, le palais des empereurs remplit l'espace qui avait suffi pour une nation. Un poète du temps de Néron fit à cette occasion cette épigramme : Rome ne sera bientôt plus qu'un palais. Allez à Veyes Romains, si toutefois ce palais n'occupe pas déjà Veyes même. [**]
Les sept collines sont infiniment moins élevées qu'elles ne l'étaient autrefois lorsqu'elles méritaient le nom de monts escarpés. Rome moderne est élevée de quarante pieds au-dessus de Rome ancienne. Les vallées qui séparaient les collines se sont presque comblées par le temps et par les ruines des édifices ; mais ce qui est plus singulier encore, un amas de vases brisés a élevé deux collines nouvelles [***], et c'est presque une image des temps modernes, que ces progrès ou plutôt ces débris de la civilisation, mettant de niveau les montagnes avec les vallées, effaçant au moral comme au physique toutes les belles inégalités produites par la nature, et qui décorent son aspect.
Trois autres collines [****], non comprises dans les sept fameuses, donnent à la ville de Rome quelque chose de si pittoresque que c'est peut-être la seule ville qui, par elle-même, et dans sa propre enceinte, offre les plus magnifiques points de vue. On y trouve un mélange si remarquable de ruines et d'édifices, de campagnes et de déserts qu'on peut contempler Rome de tous les côtés, et voir toujours un tableau frappant dans la perspective opposée.
Oswald ne pouvait se lasser de considérer les traces de l'antique Rome du point élevé du Capitole où Corinne l'avait conduit. La lecture de l'histoire, les réflexions qu'elle excite, agissent bien moins sur notre âme que ces pierres en désordre, que ces ruines mêlées aux habitations nouvelles. Les jeux sont tout puissants sur l'âme ; après avoir vu les ruines romaines on croit aux antiques Romains, comme si l'on avait vécu de leurs temps. Les souvenirs de l'esprit sont acquis par l'étude. Les souvenirs de l'imagination naissent d'une impression plus immédiate et plus intime qui donne de la vie à la pensée, et nous rend pour ainsi dire, témoins de ce que nous avons appris. Sans doute on est importuné de tous ces bâtimens modernes qui viennent se mêler aux antiques débris. Mais un portique debout à côté d'un humble toit ; mais des colonnes entre lesquelles de petites fenêtres d'églises sont pratiquées, un tombeau servant d'asile à toute une famille rustique, produisent je ne sais quel mélange d'idées grandes et simples, je ne sais quel plaisir de découverte qui inspire un intérêt continuel. Tout est commun, tout est prosaïque dans l'extérieur de la plupart de nos villes européennes, et Rome, plus souvent qu'aucune autre, présente le triste aspect de la misère et de la dégradation ; mais tout à coup une colonne brisée, un bas-relief à demi détruit, des pierres liées à la façon indestructible des architectes anciens, vous rappellent qu'il y a dans l'homme une puissance éternelle, une étincelle divine, et qu'il ne faut pas se lasser de l'exciter en soi-même et de la ranimer dans les autres.
* « Carpite nunc, tauris, de septem collibus (montibus) herbas / dum licet : hic magnae jam locus urbis erit » (Tibulle, Élégies, II, 5, 55-56). [Paissez maintenant, taureaux, l'herbe des sept collines, tant que cela est possible : cet endroit va devenir l'emplacement d'une grande ville]. – « Hoc quodcumque vides, hospes, qua maxima Roma est / Ante Phrygem Aeneam collis et herba fuit » (Properce, IV, 1, 1-2) [Ce que tu vois ici, étranger, là où se trouve la grande Rome, était, avant Énée le Troyen, une colline couverte d'herbe.]
** Epigramme contre Néron citée par Suétone (Néron, 39) : « Roma domus fiet : Veios migrate, Quirites, / Si non et Veios occupat ista domus ».
*** Le monte Citorio et le monte Testacio.
**** Le Janicule, le monte Vaticano et le monte Mario.
Le mont Aventin offre plus qu'aucun autre les traces des premiers temps de l'histoire romaine. Précisément en face du palais construit par Tibère on voit les débris du temple de la liberté, bâti par le père des Gracques. Au pied du mont Aventin était le temple dédié à la fortune virile par Servius Tullius, pour remercier les dieux de ce qu'étant né esclave, il était devenu roi. Hors des murs de Rome on trouve aussi les débris d'un temple qui fut consacré à la fortune des femmes, lorsque Véturie arrêta Coriolan. Vis-à-vis du mont Aventin est le mont Janicule, sur lequel Porsenna plaça son armée. C'est en face de ce mont qu'Horatius Coclès fit couper derrière lui le pont qui conduisait à Rome. Les fondements de ce pont subsistent encore ; il y a sur les bords du fleuve un arc de triomphe bâti en briques, aussi simple que l'action qu'il rappelle était grande. Cet arc fut élevé, dit-on, en l'honneur d'Horatius Coclès. Au milieu du Tibre on aperçoit une île formée des gerbes.
C'est sur le mont Aventin que furent placés les temples de la Pudeur Patricienne et de la Pudeur Plébéienne. Au pied de ce mont on voit le temple de Vesta, qui subsiste encore presque en entier, quoique les inondations du Tibre l'aient souvent menacé(a). Non loin de là sont les débris d'une prison pour dettes, où se passa, dit-on, le beau trait de piété filiale généralement connu. C'est aussi dans ce même lieu que Clélie et ses compagnes, prisonnières de Porsenna, traversèrent le Tibre pour venir rejoindre les Romains. Ce mont Aventin repose l'âme de tous les souvenirs pénibles que rappellent les autres collines, et son aspect est beau comme les souvenirs qu'il retrace. On avait donné le nom de belle rive (pulchrum littus) au bord du fleuve qui est au pied de cette colline.
C'est là que se promenaient les orateurs de Rome en sortant du Forum ; c'est là que César et Pompée se rencontraient comme de simples citoyens, et qu'ils cherchaient à captiver Cicéron, dont l'indépendante éloquence leur importait plus alors que la puissance même de leurs armées.
LE FORUM [p. 490-491]
Ce Forum, dont l'enceinte est si resserrée et qui a vu tant de choses étonnantes, est une preuve frappante de la grandeur morale de l'homme. Quand l'univers, dans les derniers temps de Rome, était soumis à des maîtres sans gloire, on trouve des siècles entiers dont l'histoire peut à peine conserver quelques faits ; et ce Forum, petit espace, centre d'une ville alors très circonscrite, et dont les habitants combattaient autour d'elle pour son territoire, ce Forum n'a-t-il pas occupé, par les souvenirs qu'il retrace, les plus beaux génies de tous les temps ? Honneur donc, éternel honneur aux peuples courageux et libres, puisqu'ils captivent ainsi les regards de la postérité !
Corinne fit remarquer à lord Nelvil qu'on ne trouvait à Rome que très peu de débris des temps républicains. Les aqueducs, les canaux construits sous terre pour l'écoulement des eaux, étaient le seul luxe de la république et des rois qui l'ont précédée. Il ne nous reste d'elle que des édifices utiles, des tombeaux élevés à la mémoire de ses grands hommes, et quelques temples de brique qui subsistent encore. C'est seulement après la conquête de la Sicile que les Romains firent usage, pour la première fois, du marbre pour leurs monumens ; mais il suffit de voir les lieux où de grandes actions se sont passées pour éprouver une émotion indéfinissable. C'est à cette disposition de l'âme qu'on doit attribuer la puissance religieuse des pélerinages. Les pays célèbres en tout genre, alors même qu'ils sont dépouillés de leurs grands hommes et de leurs monumens, exercent beaucoup de pouvoir sur l'imagination. Ce qui frappait les regards n'existe plus, mais le charme du souvenir y est resté.
On ne voit plus sur le Forum aucune trace de cette fameuse tribune d'où le peuple romain était gouverné par l'éloquence ; on y trouve encore trois colonnes d'un temple élevé par Auguste en l'honneur de Jupiter Tonnant, lorsque la foudre tomba près de lui sans le frapper ; un arc à Septime Sévère que le sénat lui éleva pour récompense de ses exploits. Les noms de ses deux fils, Caracalla et Géta, étaient inscrits sur le fronton de l'arc ; mais lorsque Caracalla eut assassiné Géta, il fit ôter son nom, et l'on voit encore la trace des lettres enlevées. Plus loin est un temple à Faustine, monument de la faiblesse aveugle de Marc-Aurèle ; un temple à Vénus, qui, du temps de la république, était consacré à Pallas ; un peu plus loin les ruines du temple dédié au soleil et à la lune, bâti par l'empereur Adrien, qui était jaloux d'Apollodore, fameux architecte grec, et le fit périr pour avoir blâmé les proportions de son édifice.
De l'autre côté de la place l'on voit les ruines de quelques monumens consacrés à des souvenirs plus purs. Les colonnes d'un temple qu'on croit être celui de Jupiter Stator, Jupiter qui empêchait les Romains de jamais fuir devant leurs ennemis. Une colonne, débris d'un temple de Jupiter Gardien, placé, dit-on, non loin de l'abîme où s'est précipité Curtius. Des colonnes d'un temple élevé, les uns disent à la Concorde, les autres à la Victoire. Peut-être les peuples conquérans confondent-ils ces deux idées, et pensent-ils qu'il ne peut exister de véritable paix que quand ils ont soumis l'univers ? À l'extrémité du mont Palatin s'élève un bel arc de triomphe dédié à Titus pour la conquête de Jérusalem. On prétend que les Juifs qui sont à Rome ne passent jamais sous cet arc, et l'on montre un petit chemin qu'ils prennent, dit-on, pour l'éviter. Il est à souhaiter, pour l'honneur des Juifs, que cette anecdote soit vraie : les longs ressouvenirs conviennent aux longs malheurs.
Non loin de là est l'arc de Constantin, embelli de quelques bas-reliefs enlevés au Forum de Trajan par les Chrétiens, qui voulaient décorer le monument consacré au fondateur du repos ; c'est ainsi que Constantin fut appelé. Les arts, à cette époque, étaient déjà dans la décadence, et l'on dépouillait le passé pour honorer de nouveaux exploits. Ces portes triomphales qu'on voit encore à Rome perpétuaient, autant que les hommes le peuvent, les honneurs rendus à la gloire. Il y avait sur leurs sommets une place destinée aux joueurs de flûte et de trompette, pour que le vainqueur, en passant, fût enivré tout à la fois par la musique et par la louange, et goûtât dans un même moment toutes les émotions les plus exaltées.
En face de ces arcs de triomphe sont les ruines du temple de la Paix bâti par Vespasien ; il était tellement orne de bronze et d'or dans l'intérieur, que lorsqu'un incendie le consuma, des laves de métaux brûlanfs en découlèrent jusques dans le Forum.
LE COLISEE [p. 491-493]
Enfin, le Colisée, la plus belle ruine de Rome, termine la noble enceinte où comparaît toute l'histoire. Ce superbe édifice, dont les pierres seules dépouillées de l'or et des marbres subsistent encore, servit d'arène aux gladiateurs combattant contre les bêtes féroces. C'est ainsi qu'on amusait et trompait le peuple romain par des émotions fortes, alors que les sentiments naturels ne pouvaient plus avoir d'essor. L'on entrait par deux portes dans le Colisée, l'une qui était consacrée aux vainqueurs, l'autre par laquelle on emportait les morts [*]. Singulier mépris pour l'espèce humaine, que de destiner d'avance la mort ou la vie de l'homme au simple passe-temps d'un spectacle ! Titus, le meilleur des empereurs, dédia ce Colisée au peuple romain ; et ces admirables ruines portent avec elles un si beau caractère de magnificence et de génie, qu'on est tenté de se faire illusion sur la véritable grandeur, et d'accorder aux chefs-d'œuvre de l'art l'admiration qui n'est due qu'aux monumens consacrés à des institutions généreuses.
Oswald ne se laissait point aller à l'admiration qu'éprouvait Corinne ; en contemplant ces quatre galeries, ces quatre édifices, s'élevant les uns sur les autres, ce mélange de pompe et de vétusté, qui tout à la fois inspire le respect et l'attendrissement, il ne voyait dans ces lieux que le luxe du maître et le sang des esclaves, et se sentait prévenu contre les beaux arts, qui ne s'inquiètent point du but, et prodiguent leurs dons à quelqu'objet qu'on les destine. Corinne essayait de combattre cette disposition. — Ne portez point, dit-elle à lord Nelvil, la rigueur de vos principes de morale et de justice dans la contemplation des monumens d'Italie ; ils rappellent pour la plupart, je vous l'ai dit, plutôt la splendeur, l'élégance et le goût des formes antiques, que l'époque glorieuse de la vertu romaine. Mais ne trouvez-vous pas quelques traces de la grandeur morale des premiers temps dans le luxe gigantesque des monuments qui leur ont succédé ? La dégradation même de ce peuple romain est imposante encore ; son deuil de la liberté couvre le monde de merveilles, et le génie des beautés idéales cherche à consoler l'homme de la dignité réelle et vraie qu'il a perdue. Voyez ces bains immenses ouverts à tous ceux qui voulaient en goûter les voluptés orientales ; ces cirques destinés aux éléphants qui venaient combattre avec les tigres ; ces aqueducs qui faisaient tout à coup un lac de ces arènes, où des galères luttaient à leur tour ; ces crocodiles qui paraissaient à la place où des lions naguères s'étaient montrés ; voilà quel fut le luxe des Romains, quand ils placèrent dans le luxe leur orgueil ! Ces obélisques amenés d'Egypte, et dérobés aux ombres africaines, pour venir décorer les sépulcres des Romains ; cette population de statues qui existait autrefois dans Rome ne peut être considérée comme l'inutile et fastueuse pompe des despotes de l'Asie ; c'est le génie romain, vainqueur du monde que les arts ont revêtu d'une forme extérieure. Il y a de la féerie dans cette magnificence, et sa splendeur poétique fait oublier et son origine et son but.
* Sana vivaria, sandapilaria.