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Michel LE VASSOR
HISTOIRE DE LOUIS XIII, ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE
édition de 1757

PRÉFACE


 

Puisque tous ceux qui ont écrit l'Histoire avant nous, disait un Auteur habile et judicieux, ont eu soin de montrer l'utilité de la connaissance des choses passées, il est désormais inutile d'exciter la curiosité du Lecteur par une semblable Préface, Tout le monde sait que la lecture de l'Histoire est le moyen le plus propre à former l'esprit et le cœur, quand on s'y applique avec réflexion et avec discernement. Les personnes destinées aux premiers emplois de l'État y apprennent à bien gouverner ceux que la Providence Divine leur a fournis ; et les particuliers y trouvent de fréquentes instructions pour la conduite de leur vie. Lire les Anciens et les Modernes, et ne remplir sa tête que d'un amas confus de faits différents c'est la chose du monde la moins nécessaire et la plus capable de gâter l'esprit. Mais parcourir l'Histoire afin d'apprendre à connaître l'homme, à réfléchir sur le dérèglement et sur l'injustice de ses passions, à discerner la vertu solide et réelle de celle qui ne consiste que dans la fausse opinion des hommes, c'est l'étude la plus propre à se former pour le monde et pour les affaires.

Cependant quelqu'utile que soit la lecture de l'Histoire, peu de gens en profitent. Il en est souvent de ceux qui s'y adonnent comme des personnes qui voyagent, ou qui vivent à la Cour et dans le grand Monde. Un homme qui sait faire bon usage de son esprit et de sa raison se perfectionne beaucoup dans les pays étrangers, et par la fréquentation des Courtisans et de ceux qui ont part aux affaires. Mais il arrive ordinairement que les Voyageurs ne cherchent qu'à se divertir dans les villes où ils vont. Un jeune homme revient d'Italie, de France, d'Allemagne, d'Angleterre, aussi ignorant qu'il y était allé. Et souvent même, au lieu de se corriger des défauts ordinaires à sa nation, il y ajoute encore ceux des endroits où il a séjourné. La plupart des gens qui entrent à la Cour et dans le grand Monde ne pensent aussi qu'à se dissiper, et à passer agréablement quelques heures de temps. Bien loin d'être attentif à la manière dont l'amour-propre et les passions jouent sur la Scène, de se demander à soi-même la raison des allures différentes des personnes qu'on voit, et de remarquer utilement leurs bonnes ou leurs mauvaises qualités, on ne s'occupe qu'à leur plaire, et à se lier à elles par quelque raison d'intérêt ou de plaisir. Le plus grand nombre de ceux qui lisent l'Histoire en usent à peu près de même. On veut tuer le temps, et se désennuyer. Il suffit qu'un livre soit agréable et divertissant. On ne se met nullement en peine de profiter des exemples de vertu qui s'y rencontrent, ni de réfléchir sur les fautes de ceux dont il est parlé. Cela vient de ce qu'on n'a pas assez de soin de faire connaître l'homme aux jeunes gens, ni de leur inspirer de bons principes de Morale, avant que de leur donner l'Histoire à lire, de les envoyer dans les pays étrangers, et de les mettre dans le grand Monde. Si les Précepteurs, ou les Gouverneurs qui font chargés de leur éducation, les avaient accoutumés à méditer sur ce que l'incomparable Auteur de la Recherche de la vérité a remarqué des erreurs et des illusions des Sens, de l'Imagination, et des Passions, sur les maximes de Mr. de la Rochefoucault et sur quelques autres bons livres de Morale qu'on a publiés en nos jours, je ne doute point que les esprits bien préparés par cette lecture précédente ne tirassent un fruit merveilleux des voyages, de l'usage du monde et de l'Histoire ancienne et moderne.

Peut-être aussi que le petit nombre des bons Auteurs qui ont écrit dans ce siècle et avant nous est une autre cause du peu de progrès que font ceux qui parcourent tout indifféremment, sans choix et sans réflexion. Hérodote, que les Anciens nomment le Père de l'Histoire (1), est un Écrivain poli et agréable à lire. On y peut apprendre le bel Ionique. Il sera, si vous le voulez, un bon modèle pour l'élégance et pour la netteté du style ; mais que peut-on apprendre de solide dans un Auteur rempli de fables et de faussetés, qui pense uniquement à plaire et nullement à instruire ? On dit que l'Histoire de Cyrus est un Roman fait à plaisir par Xénophon. Je ne sais si le fonds de l'Ouvrage n'est pas plus exactement vrai que ce qu'Hérodote nous débite de la naissance, des conquêtes et de la mort de Cyrus. L'un est du moins plus vraisemblable que l'autre. Quoiqu'il en soit, un homme de bon sens préférera toujours la lecture de Xénophon à celle d'Hérodote. Si le premier n'a pas voulu donner une Histoire exacte de la vie de Cyrus, il trace du moins l'idée d'un bon et juste Gouvernement. Cela suffit pour estimer davantage les huit livres de la Cyropédie de Xénophon que les neuf de l'Histoire d'Hérodote, quoiqu'on leur ait donné le nom des Neuf Muses. Celle-ci peut me divertir, il est vrai : mais l'autre m'instruit. J'y trouve mille maximes, mille réflexions capables d'ouvrir l'esprit et de régler le cœur. Thucydide connut fort bien le défaut d'Hérodote. Quelque grande que fût la réputation de celui qui avait commencé d'écrire l'Histoire parmi les Grecs, j'aime mieux, disait-il au rapport de Lucien (2), déplaire en disant la vérité que plaire en contant des fables. Si je suis moins agréable au Lecteur, je lui serai plus utile. Je ne veux pas lui faire du mal, en m'accommodant à son mauvais goût.

Cet admirable Auteur, que Salluste, Tite-Live et tous les bons Maîtres ont pris pour modèle, s'apercut encore qu'un parfait Historien ne doit pas seulement rapporter les faits avec la dernière sincérité, mais qu'il doit s'appliquer particulièrement à l'instruction du Lecteur. Et c'est ce qu'il fait dans ses Harangues, avec un art dont Cicéron était charmé. Il y a, disait-il, presque autant de Sentences que de paroles (3). Cette manière d'instruire par les Harangues convenait fort bien dans l'Histoire de la République d'Athènes ou de Rome. Les Généraux d'Armée et les premiers Magistrats y parlaien dans le Sénat et dans l'assemblée du peuple, des plus grandes affaires de l'État. Ces sortes de Discours ne pourraient trouver maintenant leur place que dans l'Histoire d'Angleterre, ou dans celle de la République de Venise. Au défaut des Harangues, les Auteurs modernes doivent, à l'imitation de Tacite, tâcher d'instruire dans le Corps de l'Histoire. De son temps on faifait encore quelques Harangues dans le Sénat. Mais, outre que les Successeurs d'Auguste n'y proposaient pas les choses les plus importantes, leur tyrannie ne permettait pas que les Sénateurs opinassent librement. On n'y parlait guère que pour flatter le Prince. Et c'est pourquoi Tacite prit une route différente de Salluste et de Tive-Live. Au lieu d'instruire par les Harangues, il le fait par ses réflexions sur les événements qu'il raconte, ou bien en donnant le portrait des Principaux Acteurs qu'il produit sur la Scène.

Je me suis demandé quelquefois à moi-même pourquoi les Historiens ont été si rares dans tous les siècles. Polybe en cite plusieurs qui avaient écrit les mêmes choses que lui, et il n'en trouve pas un dont il soit content. On en peut donner plusieurs raisons. Certains cherchent à flatter ceux dont ils attendent quelque récompense. D'autres veulent seulement divertir le Lecteur, faire des livres de grand et de prompt débit, acquérir la réputation d'écrire avec beaucoup de politesse et de facilité. Il y en a qui font des Histoires de commande, s'il m'est permis de parler de la sorte. Telle devai être celle que Cicéron voulait avoir de son Consulat, dont l'Auteur ne fit pas scrupule de louer son Héros un peu plus que la vérité ne le permettait (4). Les Princes, les Grands Seigneurs gagent des gens d'esprit pour écrire la vie de leurs Ancêtres. Nous en connaissons même qui font travailler sous leurs yeux à leur propre Histoire. Quelle sincérité, quelle exactitude, quelle instruction devons-nous attendre de ces Auteurs, qui nous donneront des portraits hideux ou flattés de ceux qu'ils représentent bons ou méchants, selon que leur intérêt, leurs passions, leur envie de plaire à leur Patron, ou bien au Lecteur, les y engagent ? Outre ces raisons, j'en trouve encore une pourquoi les bonnes Histoires ont été et seront toujours extrêmement rares. C'est que cette forte d'Ouvrage semble demander un trop grand nombre d'excellentes qualités dans celui qui l'entreprend.

Cicéron soutient qu'un bon Historien doit être un excellent Orateur (5). Et combien de choses, bon Dieu ! n'exige-t-il pas lui-même pour former un Orateur accompli ? Quintilien veut que le style de l'Histoire soit plus relevé que celui de la Tribune et du Barreau, et qu'il approche du Poétique (6). Quel soin, quelle application ne faudrait-il pas apporter pour attraper ce milieu d'un style encore plus sublime que celui des Orateurs, sans donner dans le dithyrambique des Poètes ? Quelque habiles connaisseurs qu'aient été ces deux grands hommes, je ne sais si leur jugement est une régie bien sûre en cette rencontre. Il me semble que Lucien a parlé plus juste du slyle Historique. Cet Auteur veut qu'il soit clair, intelligible et naturel, sans être bas ; et que les figures, qui sont comme l'assaisonnement du discours, ne soient ni trop sublimes, ni recherchées. Il permet à la vérité qu'on enfle son style en certaines occasions, pourvu qu'on en retranche tout ce qui approche de l'enthousiasme et de la fureur poétique. L'excès et le mensonge, ajoute Lucien, sont les deux plus grands vices de l'Histoire. Si l'Écrivain veut s'élever, que ce soit par ce qu'il représente plutôt que par les paroles. Il vaut mieux dire des choses extraordinaires d'une manière simple et commune que d'affaiblir sa penfée en voulant donner un trop grand effort à son imagination. Je veux aussi que les périodes ne soient ni trop longues, ni trop étudiées, et que le discours ne soit ni trop nombreux, ni trop négligé ; que les pensées aient plus de solidité que de brillant ; qu'elles approchent plus du raisonnement d'un politique sage que des jeux d'esprit d'un Déclamateur. Enfin, les sentences ne doivent être ni trop fréquentes, ni trop détachées. Il faut qu'elles se trouvent comme enchassées dans le corps de l'Ouvrage (7). Lucien en demande beaucoup moins que Cicéron et Quintilien. Mais qu'il est difficile encore de parvenir à cette juste médiocrité dont il se contente ! Thucydide et Tacite ont voulu se distinguer par une éloquence mâle, qui prétend dire beaucoup de choses en peu de mots ; mais ils se sont rendu obscurs, et souvent inintelligibles. Tite-Live, au contraire, s'embarrasse dans ses périodes mesurées. En cherchant à donner du nombre et de l'harmonie à son discours, il fait perdre de vue ce qui devait se préfenter d'abord à l'esprit de son Lecteur.

Polybe voudrait qu'un Historien fût grand homme d'État. On ne sera jamais capable d'écrire bien une Histoire, dit-il, on ne laissera point de faire des fautes, jusqu'à ce qu'on ait acquis une prudence consommée par un long usage, et par une grande expérience dans les affaires du monde (8). C'est pourquoi cet Auteur, qui était lui-même excellent homme de guerre et habile politique tout ensemble, souhaitait que ceux qui avaient eu part au Gouvernement et aux Négociations importantes, et qui savent les raisons et les motifs des entreprises, s'appliquassent de telle forte à donner l'Histoire de leur temps, qu'ils ne quittassent jamais une occupation si utile et si nécessaire au public. Le souhait de Polybe était bon dans une République. Les gens de bien et de lettres y étant assez ordinairement employés au maniement des affaires, ils pouvaient raconter avec art et avec sincérité celles auxquelles ils avaient eu part, et découvrir à la postérité les motifs véritables des entreprises, et les intérêts différents de ceux qui y étaient entrés. C'est par là que les Histoires de Thucydide et de Polybe même sont si recommandables. Leur probité se fait assez sentir dans leurs Ouvrages. Le premier vivait au temps de la guerre du Péloponèse qu'il a décrite : il eut de l'emploi, et il fut fort considéré dans la République d'Athènes, dont il connaissait parfaitement la politique et le gouvernement. L'autre avait été le spectateur de la plupart des choses qu'il raconte ; il avait aidé à l'exécution de quelques-unes ; enfin, il conduisit certaines entreprises qu'il avait conseillées. (9*) Ce que Polybe n'avait pas vu lui- même, il le rapporte sur le récit que les témoins oculaires lui en avaient fait.

Il serait inutile de souhaiter maintenant que les Ministres d'État écrivissent l'Histoire de leur temps. Uniquement occupés de l'avancement de leur fortune, ces Messieurs croient avoir à faire quelque chose de plus utile pour eux et pour l'établissement de leur Maison. Ils se garderont bien de nous donner un récit exact et fidèle des intrigues du cabinet et de la Cour, de nous découvrir les motifs véritables des guerres, des alliances et des autres entreprises. Iront-ils apprendre eux-mêmes au public leurs fourberies et leur propre scélératesse ? Parleront-ils sincèrement des passions honteuses et criminelles du Prince auquel ils sont redevables de leur élévation et de leurs emplois ? Nous diront-ils la manière dont ils ont eu soin de les flatter, ou de les irriter, tantôt pour perdre un concurrent qui avait plus de mérite qu'eux, tantôt pour avancer leurs indignes créatures ? Des hommes d'État et des Négociateurs écrivent quelquefois des Mémoires ; mais il s'en faut toujours défier. Sans craindre de faire un jugement téméraire, je dirai qu'il en est de ces Auteurs de qualité comme de certaines personnes qui avaient publié l'Histoire de leurs propres actions du temps de Cicéron. Cet homme, le plus vain qui fut jamais, mourait d'envie de voir celle de son Consulat de la façon de quelque Écrivain illustre et habile. Chagrin de ce qu'on ne lui accordait pas ce qu'il demandait avec empressement, il était tenté de faire comme les autres, et d'écrire lui-même les merveilles de ce Consulat dont il avait déjà tant étourdi le monde dans ses Oraisons, dans ses Livres et dans ses Lettres. Une seule chose le retenait c'est, dit-il fort ingénument, qu'il y a deux grands inconvénients à vouloir être l'Historien de ses propres actions. Il faut se louer avec trop de modestlie, et dissimuler ses fautes pour sauver son honneur (10). Voilà justement ce qui arrive aux faiseurs de Mémoires. Si la bienséance les oblige à ne dire pas trop de bien d'eux-mêmes, l'amour-propre les porte à céler, ou du moins à pallier ce qu'ils ont fait de mal.

Puisqu'un Historien doit être un homme d'État, il faudra, par la même raison, qu'il soit habile dans le métier de la guerre. Comment décrira-t-il sans cela un Campement, un Siège, une Bataille ? S'il m'est permis de dire librement ma pensée, ce détail ne paraît pas fort nécessaire dans une Histoire générale. Il convient mieux à une Relation particulière, ou bien aux Mémoires d'un homme qui veut donner des instructions aux gens de sa profession. J'ai ouï dire à un illustre Prélat (11), et qui a un beau naturel pour écrire l'Hiftoire aussi bien que pour la Chaire et pour la Théologie, que feu Mr. de Schomberg, Maréchal de France et depuis Duc en Angleterre, lui avait conseillé de n'entrer jamais dans un trop grand détail de ce qui regarde la guerre. Il n'y a, disait cet excellent Général, que les plus habiles gens du métier qui en puissent bien parler. Il est même presque impossible de savoir exactement toutes les circonstances d'une action. Le Général donne ses ordres, et il ignore ens uite une grande partie de ce qui se passe. Les Officiers subalternes peuvent tout au plus rendre compte de ce qu'ils ont fait eux-mêmes. On croirait que les Mémoires que César a laissés à la postérité doivent être de la dernière exactitude. Cependant il y avait des gens de son temps qui ne s'y fiaient pas trop. César, disaient-ils, a cru trop légèrement ce qu'on lui rapportait des actions des autres ; et il n'est pas fidèle dans ce qu'il raconte des siennes propres, soit que sa mémoire l'ait trompé, soit qu'il n'ait pas voulu dire sincèrement la vérité (12). Puisqu'il est si difficile de connaître au vrai les circonstances d'une Bataille où tout est de part et d'autre dans une assez grande confusion, est-il raisonnable d'exiger qu'un Historien nous en fasse le détail ? Il peut parler plus juste d'une marche, d'un Campement, d'un siège. Mais de quelle utilité cela est-il dans le fonds ? Peu de gens y prennent intérêt, si vous en exceptez ceux du métier. L'Histoire s'occupe plus à former un honnête homme qu'à instruire un soldat, un Officier. Ces raisons m'ont persuadé que je pouvais entreprendre d'écrire un Règne mêlé d'un fort grand nombre de sièges, de batailles, quoique j'aie très peu de connaissance de l'Art militaire.

Je n'ai pas plus d'expérience dans les affaires d'État, ni dans les intrigues de Cour : cela est vrai. Mais aussi ne donne-je pas le récit de ce qui s'est passé de mon temps. Je choisis, avec le plus de soin et de discernement qu'il m'est possible, ce qui se trouve dans les Auteurs différents qui ont écrit quelque chose de ce qui est arrivé du temps de Louis XIII. Quelques gens s'imaginent qu'on ne peut faire une bonne Histoire, à moins qu'on n'ait des Mémoires secrets et curieux. C'est par là que certains Auteurs s'efforcent de donner du relief et de la réputation à leurs Livres. Varillas surprit d'abord le monde en publiant qu'il composait ses Histoires sur des extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi de France, et des Mémoires conservés dans les cabinets des premières Maisons du Royaume. Mais quand on a voulu examiner avec un peu de soin ce que cet Écrivain Gascon avance hardiment, on a découvert que ses Livres ne sont que Romans écrits avec un peu de facilité. Et quand on l'a pressé de nommer ses garants, il n'a pu citer que des Écrivains décriés, des manuscrits si brouillés qu'on ne peut plus les démêler d'avec les autres, des Mémoires si secrets que les personnes qui les conservent ne veulent pas être nommées. Pour moi, je ne dissimule point que je n'ai pas eu jusques à présent de ces Mémoires rares et curieux. À l'exemple de Tite-Live et de Tacite, qui composèrent leurs Histoires sur les Ouvrages de ceux qui avaient écrit avant eux, j'ai recueilli avec soin ce que j'ai trouvé de meilleur dans le pays où je suis, et j'en ai fait une Histoire suivie du Règne de Louis XIII, de la manière la plus utile et la plus instructive qu'il m'a été possible.

J'ai pris pour modèle ce qui nous reste des Annales de Tacite, non dans le style, et dans cet air mystérieux qu'il affecte dans tout ce qu'il dit, mais pour le dessein et pour le plan de l'Ouvrage. Il est évident que Tacite y a eu principalement en vue de montrer par quels moyens et par quels degrés la tyrannie s'était entièrement établie à Rome depuis la mort d'Auguste. Et mon but principal, c'est de représenter la manière dont, après la mort d'Henri IV, on a travaillé à ruiner le peu de liberté qui restait en France, à opprimer le Clergé, la Noblesse et le peuple, enfin à jeter les fondements de cette puissance énorme qui a fait peur en nos jours à toute l'Europe. On me reprochera peut-être que, si je n'ai pris ni la force, ni le style sentencieux de Tacite, j'ai du moins imité sa malignité. Quelques-uns l'accusent de donner un mauvais tour à toutes les actions de ceux dont il parle, et de ne trouver presque nulle part ni vertu, ni probité. Mais, outre que le nombre des gens de bien a toujours été fort petit, quand on est obligé d'amener fur la Scène des ambitieux qui sacrifient tout à leur élévation et à leur puissance, des Courtisans lâches et flatteurs qui ne font aucun scrupule de trahir leur Religion et leur Patrie, peut-on donner à ces Acteurs le rôle d'un honnête homme ? Tout ce qu'on doit exiger de l'Historien, c'est que, les hommes étant rarement tout à fait corrompus et méchants, il ne dissimule pas ce qu'un scélérat peut avoir fait de bon et de louable.

Quand un Auteur est obligé de dire du mal de quelqu'un, remarque judicieusement Polybe, il ne doit pas avoir égard à ce qui peut plaire aux ennemis de celui dont il parle. On doit se faire une loi inviolable de suivre toujours les règles de la vérité et de la bienséance. Ceux qui ne consultent que leur haine et leur colère sont imprudents et téméraires dans leurs récits et dans leurs jugements (13). Polybe avait raison de blâmer un Historien Grec qui n'avait pas eu l'équité de reconnaître ce qu'il y avait de bon dans Agathocle Tyran de Syracuse. Si cet homme, dit Polybe, dont le premier emploi fut de servir un Potier, a su se faire Roi dans la Sicile, donner de fort grandes affaires à la puissante République de Carthage, mourir paisible possesseur du Royaume quil avait acquis, on ne peut nier qu'Agathocle n'eût de rares qualités. Sans cela aurait-il fait tant de choses extraordinaires ? Les Historiens doivent donc lui rendre justice, en disant avec la même sincérité ce qu'il y avait de bon et de mauvais en lui (14). C'est la règle que je me propose au regard du Cardinal de Richelieu et de quelques autres. Quoique je pense de ce premier Ministre tout autrement que ses flatteurs, car enfin je ne puis regarder qu'avec horreur un Prélat qui sacrifie à son ambition la liberté de sa Patrie et le repos de toute l'Europe : bien loin de donner dans les emportements de Saint-Germain et des Partisans de Marie de Médicis, je décrirai avec plaisir ce qu'il y avait de bon et d'estimable dans ce grand Politique.

Il y a une chose en quoi j'aurais voulu de tout mon cœur imiter Tite-Live et Tacite ; c'eft la brièveté. Le premier n'emploie que dix livres à raconter ce qui s'est passé de plus remarquable dans la République de Rome durant plusieurs siècles ; et l'autre avait mis dans un voulume assez petit les Règnes de Tibère, de Caligula, de Claude et de Néron. Mais il ne m'a pas semblé possible d'être aussi court. La raison en saute aux yeux. La Religion des Romains ne causait aucunes disputes ; elle ne produisait point de réparation en Sectes différentes ; leur Théologie n'avait aucune liaison avec les affaires politiques. Il n'en est pas de même du Christianisme : on y trouve de grandes contestations : il a toujours été partagé en diverses Communions. Les Princes entrent dans les querelles des Théologiens ; ils y prennent parti. Depuis que les Papes ont établi leur Monarchie en Occident, la Cour de Rome se mêle de tout. Les Souverains ont de grands et de fréquents démêlés avec elle. De manière que les affaires de la Religion, les controverses Théologiques, les intérêts et les prétentions des Papes, des Évêques et du Clergé, les cabales des Moines et plusieurs autres choses qui regardent l'Église grossissent confidérablement une Histoire. Les bons Pères Jésuites, on les trouve partout depuis la naissance de la Société. Le récit de leurs intrigues, de leurs entreprises, de leurs affaires avec les uns ou avec les autres peut occuper raisonnablement un Historien.

Ajoutez à ceci que, du temps des Romains, les choses étaient dans une toute autre situation qu'à préfent : il n'y avait point de négociations avec les peuples voisins, ni de si grandes intrigues dans le Sénat, parmi le peuple et à la Cour même des Empereurs. Les Romains faisaient la guerre pour étendre leur domination ; ils avaient un petit nombre d'alliés qu'on protégeait contre les Puissances qui donnaient de la jalousie. Toutes les intrigues aboutissent à gagner le peuple par des largesses et par des promesses de lui procurer la distribution de quelques terres, ou de lui faire obtenir plus de part au Gouvernement. Le temps des plus grandes intrigues dans la République de Rome, ç'a été, sans contestation, celui des deux Triumvirats. Nous n'en avons pas une Histoire bien exacte ; mais il est facile de juger que tout se passait entre quelques personnes qui avaient l'adresse de se faire donner le Commandement des Armées dans les Provinces éloignées. Les autres se liaient aux plus puissants par des intérêts d'ambition ou d'avarice. Ce que Tacite nomme le grand secret de la domination des Empereurs consistait à être Maître des Légions. Celui qui trouvait de l'argent, ou qui avait assez de crédit pour les faire soulever, était bientôt proclamé Empereur. Après cela, il n'était plus question que de se battre contre l'ancien possesseur de l'Empire, ou bien contre un compétiteur. Le victorieux devenait le Souverain légitime, et le vaincu ne manquait pas d'être déclaré usurpateur. Dans un Gouvernement absolu et tyrannique, tout se fait par la volonté du Prince. Le Favori, la Maîtresse ont leur autorité. Quand ils sont une fois bien établis, le fer, le poison, les fausses accusations, la violence sont les seuls moyens qu'on emploie pour se défaire de ses ennemis, et pour se maintenir. Voilà comme tout se passait sous les Successeurs d'Auguste.

L'Histoire d'un État tel que je viens de représenter la République et l'Empire de Rome ne doit pas être extrêmement ample. Maintenant les affaires de tous les Princes Chrétiens ont tant de relation les unes aux autres, ils font tant de ligues et d'alliances ensemble, ceux-ci pour s'agrandir et ceux-là pour se garantir de l'ambition de leurs voisins, qu'il est impossible d'écrire l'Histoire d'Allemagne, de France, d'Espagne, d'Angleterre sans parler en même temps de ce qui se passe dans toute l'Europe. Si deux petits Princes ont quelque chose à démêler, l'un implore la protection de la Maison d'Autriche, et l'autre se jette entre les bras de la France. Si les deux Couronnes entrent en guerre, ceux-ci se déclarent pour l'Espagne et ceux-là pour la France, dans la vue de profiter de la conjoncture. Les Puissances les moins intéressées sont enfin obligées de prendre parti, ou du moins d'armer, dans la nécessité de tenir la balance égale, et d'empêcher que le vainqueur ne s'élève trop sur les débris du vaincu. Les intrigues de chaque Cour, les intérêts et les mouvements des Princes et des grands Seigneurs, dans un État où le pouvoir arbitraire et absolu n'est pas encore bien établi, ne peuvent pas non plus se raconter si succinctement. Les illustres Historiens qui écriront le Règne présent en France seront obligés, autant que je le puis conjecturer, de s'étendre plus à proportion sur les affaires de la Minorité de Louis XIV que sur ce qui est arrivé depuis la paix des Pyrénées. Les intrigues et les mouvements du Prince de Condé, du Cardinal Mazarin et de quelques Dames à la Cour, dans les Parlements et dans les Provinces, rempliront plus de place que les événemens qui ont suivi la mort de Philipe IV, Roi de d'Espagne. Dès que Louis XIV est venu au but que Richelieu et Mazarin s'étaient proposé et auquel ils lui ont ouvert le chemin, tout se fait, tout se distribue par le moyen d'un ou de deux Ministres, d'une Maîtresse, ou d'une certaine Dame. Quelle qualité on devrait lui donner, le temps nous l'apprendra peut-être. Les Princes, les Grands Seigneurs, les Parlements, tout est dans le respect et dans le silence. Les guerres, les alliances, les grandes affaires se résolvent avec les Ministres, la Maîtresse ou la Dame. On ne s'avance, on n'obtient de l'emploi et des dignités que par l'un de ces trois canaux. Nous ne voyons pas même de négociation épineuse et difficile au dehors. Tout se fait à force d'argent, ou par menaces. Le Roi le veut : c'est la réponse dont les Ministres de Sa Majesté ont souvent payé ceux des Souverains étrangers, aussi bien que les sujets de leur Maître.

Il n'en est pas tout à fait de même sous le Règne de son Père. Marie de Médicis souffrait impatiemment la trop grande autorité d'un Favori ou d'un Ministre. Le Frère du Roi n'est pas toujours d'une humeur également endurante. Si le premier Prince du sang est faible, un cadet de sa Maison n'aime pas à ramper devant le Cardinal. De riches et de puissants Seigneurs témoignèrent de la vigueur et du courage en quelques occasions. Les Réformés ne se laissent pas abattre sans résistance : on les ménage encore après leur avoir enlevé les villes de sûreté. La Monarchie d'Espagne n'était plus, à la vérité, si formidable au-dehors ; mais l'Empereur Ferdinand II devient si puissant en Allemagne qu'on appréhende qu'il ne la subjugue entièrement. Il fallut prendre de grandes liaisons avec le Roi de Suède, avec les Provinces-Unies, avec tous les Princes Protestans, et même avec celui de Transylvanie, qui fit assez de peine à la Maison d'Autriche. L'affaire de Mantoue causa des mouvements extraordinaires au-delà des Alpes. On fut dans la nécessité d'aider le Duc de Nevers à se maintenir dans une succession qu'on ne pouvait pas lui contester légitimement. La France négocia, elle s'unit avec les Souverains d'Italie alarmés des nouveaux projets de la Maison d'Autriche. Enfin, les révolutions arrivées en Portugal et en Catalogne donnèrent occasion à des intrigues et à des négociations du côté de l'Espagne. De manière que vous ne pouvez pas écrire l'Histoire du Règne de Louis XIII sans entrer dans le détail de ce qui est arrivé dans toute l'Europe. Voilà pourquoi j'ai cru devoir reprendre d'un peu plus haut, en certains endroits de cette première Partie, les affaires des pays étrangers. Gustave Adolphe, par exemple, doit faire une si grande figure dans cet Ouvrage qu'il était presque indispensable de représenter comment ce Héros est parvenu à la Couronne de Suède, au préjudice de Sigismond, Roi de Pologne, fils de l'aîné du Père de Gustave. On ne peut pas non plus entendre bien les affaires de l'Empire sous Ferdinand II à moins qu'on n'ait quelque connaissance de ce qui s'est passé à la fin de la vie de Rodolphe et sous le Règne de Mathias.

Je n'ai pas assez bonne opinion de moi-même pour me flatter que mon style soit tel que Lucien le demande pour une Histoire. Quelques-uns de mes amis m'ont dit que ce commencement d'un assez long ouvrage pourrait se faire lire. Cela me suffit. On doit penser principalement à être utile au public en lui découvrant la vérité, ou du moins ce qu'il y a de plus vraisemblable. Car enfin, dans l'Histoire il faut souvent s'en tenir à la vraisemblance. On sait certainement les faits principaux ; mais les raisons, les motifs, les circonstances d'une action ou d'une entreprise, il y a toujours là quelque incertitude : il faut se contenter de ce qui est plus probable. Je me pique seulement de ces choses les plus essentielles à un Historien, de n'oser pas avancer ce qu'il sait être faux, de dire librement ce qu'il croit véritable, et de n'avoir aucune prévention pour ceux dont il parle. Lucien dit fort judicieusement sur ce sujet qu'il ne faut pas imiter le Peintre qui inventa l'art du profil pour cacher le défaut du visage d'un Prince qui n'avait qu'un œil. L'Historien doit représenter les personnes tout entières. Que l'amour de la Patrie ne l'empêche point de rapporter les pertes qu'elle a faites, ni les fautes qu'elle a commises. Il en est d'un Historien comme d'un Acteur. L'un et l'autre ne sont pas responsables des malheurs qu'ils représentent. Le premier est obligé de préférer la vérité à son intérêt et à ses passions. C'est la seule Divinité à laquelle il doit sacrifier. Qu'il ne perde jamais de vue le jugement de la postérité, s'il aime mieux passer pour Historien que pour flatteur. (16)

On dit qu'Alexandre souhaitait de ressusciter pour un temps après la mort. Il aurait été bien aise d'apprendre ce qu'on penserait alors d'un Prince qui avait fait tant de bruit dans le monde. Je ne m'étonne pas, disait-il, qu'on me loue maintenant. Les uns me craignent, les autres veulent gagner mes bonnes grâces. Si les Princes jugeaient aussi raisonnablement que ce Conquérant, auquel ils aiment tant de se voir comparés, ils ne se mettraient en peine ni de gager des Écrivains, ni de se faire élever des arcs de triomphe et des statues, ni d'assembler des Gens de lettres pour donner le dessin des médailles qu'on frappe en leur honneur et pour composer les magnifiques inscriptions qu'on doit graver sur le marbre et sur le bronze au piédestal des statues, au haut des arcs de triomphe, au-dessus des portes d'une capitale et des Places conquises. Contents de bien gouverner leur peuple et de le rendre heureux, ils lui laisseraient le soin d'immortaliser le nom de son bienfaiteur après sa mort. Que vous serviront ces Histoires de commande, ces monuments que votre vanité ou la flatterie de quelques âmes intéressées ont fait dreser ? Un Historien qui ne donnera rien à la crainte ni à l'espérance, à l'amitié ni à la haine, qui ne sera d'aucun pays ni d'aucun parti, qui appellera les choses par leur nom, sans se soucier de plaire ni d'offenser, un Auteur, dis-je, tel que Lucien le demande, fera voir d'un trait de plume le ridicule de votre orgueil et la bassesse de vos adulateurs.

Polybe, qu'on peut appeler le Maître et le modèle des Historiens, avait donné les mêmes préceptes avant Cicéron et Lucien. Un particulier, dit-il, doit aimer ses amis et sa Patrie ; il peut témoigner de l'affection à ceux qui leur font du bien et de la haine à leurs ennemis. Mais dès qu'on est revêtu du personnage d'Historien, il faut oublier tout cela. Vous êtes alors obligé de dire souvent du bien de vos ennemis, et de leur donner de grandes louanges quand leurs actions les méritent. Vous devez encore blâmer vos plus proches parents et les couvrir de honte s'ils ont commis des fautes inexcusables. Ôtez la vérité à l'Histoire, elle ressemble à un animal qui a perdu les yeux. Ce qui lui reste est entièrement inutile. Qu'on ne fasse donc pas difficulté de reprendre ses amis et de louer ses ennemis. Qu'on ne craigne pas non plus de condamner en certaines rencontres les personnes dont communément on exalte le mérite. Ceux qui sont au timon des affaires ne réussissent pas toujours, et ils ne font pas non plus des fautes continuelles. Un bon Auteur doit juger des choses par elles-mêmes, sans avoir égard aux personnes, et en parler comme le sujet le demande (17). Pour moi, je crains si peu le reproche qu'on fait ordinairement aux Français d'estimer trop leur nation, que je ne sais si je ne dois point me justifier ici auprès des mes compatriotes, sur ce qu'ils trouveront, dans la suite de cet Ouvrage, que je ne parle pas fort avantageusement de la France, ni de son Gouvernement. Ils ne me feraient pas justice s'ils allaient s'imaginer que j'ai du chagrin contre ma Patrie, et que c'est peut-être ce qui m'a porté à la quitter.

Je suis Français, et je m'en fais honneur ; mais je ne suis pas si follement entêté de ma nation que je la croie fort supérieure aux autres. On trouve partout de l'esprit, du mérite et de la vertu. S'il y a plus de vivacité ou plus de politesse en certains pays, ces avantages ne sont pas si considérables qu'il faille tant s'en prévaloir. Les peuples qu'il plaît à certaines gens de regarder comme grossiers ont communément plus de bon sens, de solidité, de droiture que ceux qui se piquent de bon goût, de finesse et de bel esprit. L'un est sans contestation infiniment plus estimable que l'autre. Je chéris encore ma Patrie, et j'en fais avec plaisir un aveu public ; mais je l'aime de la manière qu'un honnête homme la doit aimer. Vouloir du bien à ses compatriotes, prier Dieu qu'il ne leur manque rien de ce qui peut contribuer à les rendre parfaitement heureux dans ce monde et dans l'autre, c'est, à mon avis, avoir un amour sincère et véritable pour sa Patrie. Or je puis protester que je suis, grâces à Dieu, dans cette disposition. Saint Paul souhaitait autrefois que tous ses Auditeurs devinssent tels qu'il était, excepté les liens qu'il portait alors. Je fais les mêmes vœux pour les Français. Fasse le Ciel qu'ils deviennent tous comme moi, à la nécessité près d'abandonner leur Patrie pour suivre les lumières de leur conscience. Que si je suis encore attaché à la France par les égards et par les sentiments qu'un homme raisonnable doit avoir pour la Société civile dans laquelle Dieu l'a fait naître, cela n'empêche pas que je ne me croie uni aux autres nations par les liens de la Religion et de l'humanité. La France peut être heureuse et florissante sans inquiéter ses voisins, sans usurper injustement le bien d'autrui. Parce que je suis d'une nation, dois-je souhaiter qu'elle devienne la Maîtrese de toute l'Europe ? Dois- je approuver l'ambition démesurée du Prince qui la gouverne ? Dois-je louer mes compatriotes de ce qu'ils travaillent eux-mêmes à forger les fers dont ils sont accablés ? Le droit naturel veut que je contribue autant qu'il m'est possible au bonheur et au repos de ma Patrie, et que je la défende même quand elle est injustement attaquée. Mais je suis obligé par les mêmes lois de la nature d'empêcher, si je le puis, que mes compatriotes ne se perdent eux-mêmes, et qu'ils ne fassent du mal aux autres. Bien loin qu'il me soit permis d'approuver leur honteuse servitude et leurs entreprises criminelles, la raison et la Religion exigent de moi que je les condamne, et que je m'y oppose selon mon pouvoir.
Par un renversement étrange de langage et de raison, un homme est en France bien intentionné pour l'État quand il témoigne je ne sais quel zèle ridicule pour la puissance du Roi. Est-ce donc que le Roi est lui seul tout l'État ? Ces deux choses sont fort différentes. L'État signifie un certain nombre de gens associés, qui vivent sous les mêmes lois. Le Roi, c'est la personne chargée de les maintenir et de veiller à ce que le peuple soit heureux, autant que la condition de chacun le permet. En quoi consiste, je vous prie, le bonheur d'une nation ? En ce qu'elle n'est obligée que d'obéir aux lois confirmées par un long usage, ou établies de la manière dont le peuple est convenu dans sa première confédération, ou bien dans les Assemblées qu'il a tenues depuis : en ce que chaque particulier peut jouir sûrement et tranquillement de son bien et du fruit de son industrie, sans que personne ait le pouvoir de le lui enlever par force ; en ce que les impôts pour les dépenses publiques sont tellement réglés que chacun n'en paie qu'autant qu'il le peut faire sans en être trop incommodé. Aimer l'État, ou la Patrie, c'est lui souhaiter tous ces avantages avec tant d'ardeur qu'on voudrait donner sa vie pour les lui procurer quand ils lui manquent, ou pour les lui conserver quand elle a le bonheur de les posséder. En ce sens il est doux et honnête de mourir pour la Patrie. Aimer ce qu'on appelle en France la Puissance et la Gloire du Roi, ce serait travailler à l'établisement de la Tyrannie. Depuis que les principes de la détestable politique de Machiavel se sont introduits en Europe, un Prince se croit puissant et glorieux quand il a trouvé le moyen de se rendre sûrement le Maître absolu de la vie et des biens de son peuple, et de s'agrandir impunément aux dépens de ses voisins. Si ce n'est pas là une véritable tyrannie, tous les hommes du monde se sont trompés. Qu'entendent ils par le mot de tyrannie ? Le Gouvernement de ceux qui ne se proposent que leur propre utilité.

Pourquoi le dissimulerais-je. L'amour que j'ai pour ma Patrie me donne une extrême aversion pour cette politique ennemie du genre humain. Je ne puis estimer ceux qui en suivent les maximes, quelque belles qualités qu'ils aient d'ailleurs, et quelque éminent que soit le rang qu'ils tiennent dans le monde. Que des gens nés pour l'esclavage me traitent, s'ils veulent, d'Auteur séditieux (c'est ainsi qu'on parle maintenant de ceux qui aiment encore la liberté, dans un pays où elle est entièrement éteinte) je ne m'en mets pas en peine. Un Savant condamnait l'Histoire de l'illustre Mr. de Thou, parce qu'elle est écrite, disait-il, avec une liberté qui ne convient pas au siècle. Je n'ai pas la présomption de me comparer à ce grand homme. Il était infiniment au-dessus de moi par sa naissance, par son rang, et encore plus par la sublimité de son génie, et par l'étendue de ses belles connaissances. L'amour de la vérité est la seule chose en quoi je crois pouvoir l'imiter ; j'oserai même le dire, en quoi je tâche de le surpasser. Son caractère, ses emplois, ses relations à la Cour l'ont obligé à garder certains ménagements dont je me crois légitimement dispensé. Si la liberté n'a pas paru convenable à son temps, la mienne le semblera encore moins à celui-ci. On dira tout ce qu'on voudra. Je suivrai l'exemple de Mr. de Thou : il méprisa un lâche censeur. Nous ne sommes pas moins libres que les hommes des siècles précédents : pourquoi ne dirons-nous pas la vérité aussi bien qu'eux ?

Il ne me reste plus qu'à rendre raison de ce que je n'ai pas attendu à publier cette Histoire jusques à ce qu'elle fût entièrement composée. Un gros livre effraie la plupart des gens. Le Règne de Louis XIII a certaines Époques remarquables, la Majorité du Roi, l'éloignement de la Reine mère, le Ministère du Cardinal de Richelieu, la prise de la Rochelle, la guerre étrangère. Le Lecteur peut se reposer à chacune de ces Époques, où il y a un changement assez considérable dans les affaires. Voilà pourquoi j'ai divisé cet Ouvrage en plusieurs parties. Peut-être qu'on ne sera pas fâché de ne les avoir que les unes après les autres. Le jugement du public sur la première pourra me redresser, et me servir pour les suivantes. Ceux qui voudront bien me faire la grâce de me communiquer quelques Mémoires les adresseront, s'il leur plaît, au Libraire. On leur promet qu'on les recevra avec toute la reconnaissance, et qu'on en usera avec toute la discrétion qu'ils peuvent attendre, soit qu'ils désirent qu'on leur en fasse honneur, soit qu'ils ne veuillent pas être connus. Je les prierai seulement de trouver bon qu'on examine tout, et qu'on ne s'engage point à louer ce qui n'est pas louable, ni à blâmer ce qui n'est aucunement blâmable.

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(1) « apud Herodotum patrem historiae » (Cicéron, De Legibus, I).
(2) Lucien, Traité de la manière d'écrire l'histoire.
(3) « Chez Thucydide, la pensée est tellement abondante, qu'il présente presque autant d'idées que de mots » (Cicéron, De Oratore, II, 13).
(4) Cicéron, Ad Familiares, livre V, lettre 12.
(5) Cicéron, De Oratore, II, 9 et 12).
(6) Quintilien, Institution oratoire, livre X, chap. 1 (« l'histoire a beaucoup d'affinité avec la poésie »)
(7) Lucien, Traité de la manière d'écrire l'histoire.
(8) Polybe, Histoire générale, livre XII.
(9) Polybe, Histoire générale, livre III, chap. 1 : « J'ai contribué à l'exécution de certaines choses, et j'ai été le conducteur de beaucoup d'autres. »
(10) Cicéron, Ad Familiares, livre V, lettre 12 :« Haec sunt in hoc genere vitia: et verecundius ipsi de sese scribant necesse est, si quid est laudandum, et praetereant, si quid reprehendendum est. »
(11) Mr. Burnet,Évêque de Salisbury.
(12) Suétone, César, chap. 56 : « Asinius Pollion prétend que ces commentaires ne sont pas toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour les actions des autres, ajouté une foi trop entière à leurs récits, et, pour les siennes mêmes, ayant altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il persuadé qu'il devait les récrire et les corriger. »
(13) Polybe, Histoire générale, livre XII : « On doit tenir la même conduite lorsqu'on a du mal à dire de quelqu'un : il faut d'abord prendre garde, non à ce que nos ennemis sont dignes d'entendre, mais à ce qu'il nous sied de leur dire; car quand on ne suit alors que les mouvements de la colère ou de la haine, les excès sont inévitables. »
(14) Polybe, Histoire générale, livre XII : « Pour quitter la roue, la fumée et l'argile auxquels il était destiné par sa naissance, aller à l'âge de dix-huit ans à Syracuse, subjuguer la Sicile, menacer les Carthaginois d'une ruine entière, vieillir dans la puissance souveraine qu'il s'était acquise et mourir roi, ne fallait-il pas qu'il fût né un grand homme et qu'il eût des talents extraordinaires pour les grandes entreprises ? Timée devait donc raconter, non seulement ce qui pouvait déshonorer et décrier Agathocles dans la postérité, mais encore ce qui était propre à lui faire honneur. C'est là ce qu'on attend de l'histoire. »
(15) Cicéron, De Oratore, II, 15 : « Les principales lois de l'histoire sont de ne jamais rien dire de faux, d'avoir le courage de ne rien taire de vrai, d'éviter, jusqu'au soupçon de la faveur ou de la haine. »
(16) Lucien, Traité de la manière d'écrire l'histoire.
(17) Polybe, Histoire générale, livre XII, passim.


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