LE VASSOR, PRÉFACE du TRAITÉ DE LA MANIÈRE D'EXAMINER LES DIFFÉRENDS DE RELIGION (1697)
Nous sommes en un siècle aussi éclairé qu'il en fut jamais. Tout le monde se pique de raison et de force d'esprit. On a honte de n'être pas au-dessus des préjugés et des erreurs populaires. Ce qu'on appelle vivre d'opinion paraît quelque chose de si ridicule que les personnes de bon sens ne peuvent pas même souffrir en matière de Religion tout ce qui a l'air de préoccupation. Les hommes s'égarent dans les sciences spéculatives ; ils se trompent dans la vie civile, parce qu'ils donnent leur consentement avec trop de précipitation à des choses dont ils n'ont pas assez examiné la vérité ou la justice. Dans la Religion, beaucoup de gens embrassent l'erreur, parce qu'ils n'examinent pas ce que Dieu a véritablement révélé. Un homme sage doit croire : mais c'est quand il a des raisons claires et convaincantes de soumettre son jugement à l'autorité souveraine de celui qui ne peut le tromper.
Cette maxime peut effrayer les défenseurs des Religions que la politique ou la fantaisie du peuple ont introduites. Mais elle est avantageuse au Christianisme. Il ne craint pas de soutenir un examen exact et rigoureux. Dès qu'il trouve des juges équitables, des gens capables de faire usage de leur esprit, il est sûr de la victoire. La juste et sainte confiance de la Religion chrétienne est une marque si éclatante de sa vérité qu'on doit être extrêmement surpris qu'une Société qui se vante d'être la seule véritable Église de Jésus-Christ se fasse un mérite de fuir la discussion de ses sentiments et qu'elle s'efforce aujourd'hui de prouver que la voie de l'examen n'est pas celle que Dieu a choisie pour instruire les hommes. Il est beaucoup plus facile de juger si une chose est véritablement enseignée dans les Livres Sacrés que d'examiner toutes les preuves qu'on allègue pour démontrer la divinité de la Religion chrétienne. Cette affaire est d'une discussion infiniment plus longue, plus difficile qu'aucun article du Symbole en particulier. Si tout homme qui a de la raison et du bon sens est capable de se convaincre par lui-même de l'une, pourquoi ne pourra-t-il pas aussi juger de l'autre ?
Le Christianisme a un second avantage. C'est une religion simple, facile, dégagée des spéculations abstraites et philosophiques. Tout le monde peut la connaître. Avant que Dieu se fût révélé aux hommes, il n'avait point laissé d'autre témoignage de lui-même que la lumière de la raison et de la beauté de ses ouvrages. Mais les hommes s'étant égarés dans leurs vains raisonnements, Dieu envoya, pour ainsi dire, les Prophètes au secours de la nature, pour les ramener dans le bon chemin. Il nous a parlé ensuite par son Fils : il a voulu que des gens sans lettres, mais inspirés par l'Esprit divin, écrivissent ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient entendu, ce qu'ils avaient touché de leurs propres mains. Est-il donc croyable que le sens de ces Livres donnés pour rectifier Ia lumière de la raison et pour perfectionner ce que les anciens Prophètes avaient ébauché soit si difficile à découvrir ? Tout homme qui sera un peu au-dessus des préjugés de l'éducation ne se le persuadera jamais.
Cependant l'opinion qu'il ne faut pas examiner ce qu'un je ne sais quoi qu'on appelle aujourd'hui l'Autorité vivante et parlante propose à croire ; cette opinion, dis-je, est si profondément enracinée dans l'esprit d'une infinité de gens que les plus éclairés l'embrassent sans réflexion. Ceux-là même qui ont si bien connu la source des erreurs les plus subtiles, qui nous donnent des règles excellentes pour éviter les illusions de l'imagination, des sens, des passions, reçoivent un préjugé faux et grossier aussi bien que les ignorants. Que dis-je ? On le soutient : on veut en faire un premier principe du sens commun. Si nous en croyons ces Messieurs, Dieu a voulu que les hommes fissent usage de leur raison en toute autre chose, que lorsqu'il est question de ce qu'il a véritablement révélé dans les Livres que son Esprit a dictés pour notre instruction. Il n'est pas surprenant que ceux qui ont un si grand intérêt à conserver l'empire qu'ils ont enlevé à Dieu même en voulant dominer sur la conscience des hommes aient tâché d'établir ce préjugé, et qu'ils s'efforcent de le fortifier de plus en plus. Mais comment des personnes qui ont d'ailleurs de la lumière et de la force d'esprit donnent-elles dans un piège si évident ? On le découvre assez tôt quand on fait un peu de réflexion sur la manière dont les hommes se conduisent.
Si l'esprit est presque toujours la dupe du cœur dans le cours ordinaire de la vie civile, il en est de même dans la Religion. Outre les préjugés de la naissance et de l'éducation, l'amour-propre, mille passions fines et délicates sont d'accord ensemble pour nous surprendre sur ce chapitre. Ceux qui se flattent d'être le plus sur leurs gardes se laissent tromper comme les autres. Les promesses et les menaces de l'Évangile font une grande impression dans l'âme des gens de bien ; et ç'a été le dessein principal de Dieu. La crainte et l'espérance étant les ressorts les plus propres à mettre le cœur en mouvement, Dieu s'en sert sagement pour nous attirer à lui. Mais il arrive aussi par notre négligence que deux passions si bien ménagées nous jettent dans l'erreur et dans la superstition. Accoutumés à joindre l'idée des promesses et des menaces de Jésus-Christ avec l'idée de la Religion dans laquelle nous avons été nourris, nous rejetons promptement tout ce qui nous peut causer le moindre doute, nous le regardons comme une tentation dangereuse, nous croyons faire un grand sacrifice à Dieu en n'écoutant ni la raison, ni sa Parole. Avoir des doutes sur le Catéchisme qu'on a appris dans son enfance est un péché énorme : il faut s'en confesser au plus tôt.
Quand l'amour des biens de ce monde, ou l'envie de ne rien refuser à ses passions, porte un Chrétien à douter du grand Salut que le Seigneur Jésus nous a premièrement annoncé, et qui a été prêché par ceux qui l'ont ouï, Dieu leur rendant témoignage par les miracles, par les prodiges et par la distribution des Dons du Saint-Esprit. Ce doute est incontestablement fort criminel devant Dieu. C'est le péché des anciens Israélites à qui la parole de la Prédication de Moïse fut inutile, parce qu'elle ne se trouva pas mêlée avec la Foi. L'homme qui du doute tombe dans l'apostasie et dans l'incrédulité, semblable à la terre stérile, dont la fin tend à être brûlée, ne doit plus rien attendre que le terrible jugement de Dieu et l'ardeur du feu qui consumera les ennemis de l'Évangile. Juste punition de ceux qui crucifient encore le Fils de Dieu, autant qu'il est en eux, qui regardent comme une chose profane le sang de l'Alliance par lequel ils ont été sanctifiés et qui font outrage à l'Esprit de grâce. (épître aux Hébreux, 2.4, 4.2, 6.6-8, 10.2-29)
Ce doute, cette incrédulité sont les choses du monde les plus à craindre, les plus abominables aux yeux de Dieu, comme l'Apôtre a eu soin de nous en avertir. Mais il n'en est pas de même d'un Chrétien, qui, bien convaincu des vérités fondamentales de la Révélation, lit la Parole de Dieu pour y chercher les moyens d'adorer Dieu en esprit et en vérité, écoute les doutes que la lecture des Livres Saints et des Auteurs anciens ou modernes, la raison et la bonne Philosophie, peuvent lui faire naître sur la Communion dans laquelle il a été élevé. Le refus opiniâtre de s'instruire est alors une prévarication plus ou moins grande, selon que celui qui se trouve dans une pareille situation a plus ou moins de lumière ou de force d'esprit.
Cela n'est pourtant que trop ordinaire à des gens qui ont d'ailleurs de la raison et de la droiture. On tombe dans cette faute par de faux sentiments de piété et de dévotion. Bien ou mal appliqué, le seul nom d'apostasie effraye les plus fermes et les mieux intentionnés. La coutume en est établie : on traite d'apostats ceux qui passent d'une communion dans une autre. Il n'en faut pas davantage. La fausse crainte de s'exposer aux peines dont Dieu ne menace que ceux qui renoncent à la vérité qu'ils ont clairement connue ; l'envie de ne pas perdre un vain fantôme de réputation, font qu'on n'ose envisager la vérité qui se découvre. L'amour-propre habile à nous surprendre, les passions ingénieuses à se justifier nous présentent aussitôt mille raisons spécieuses pour ne pas entrer dans un examen dont les suites nous font peur. Et le moyen de n'être pas surpris ? L'injustice du siècle sur ce qu'on appelle changement de Religion va jusqu'à cet excès. Un homme brutalement incrédule, et qui demeure extérieurement dans la Communion où il a été élevé, ceux-là même qui connaissent le dérèglement de son esprit et de son cœur le croiront un plus honnête homme que celui qui change pour servir Dieu selon sa conscience.
L'esprit de domination a forgé la chimère de l'infaillibilité de l'Église. La malheureuse politique de ceux qui croient qu'il faut tenir les hommes dans une entière dépendance lui a donné cours dans le monde. L'intérêt secret qu'on a de conserver un certain repos de conscience qu'on a eu depuis son enfance porte les habiles gens à l'embrasser et à la défendre. Des paresseux et des indolents s'accommodent fort bien de cette opinion. Elle épargne le travail et l'inquiétude qu'un examen sérieux de plusieurs questions qu'on embrouille tout exprès peuvent causer. Les génies supérieurs, ces gens qui prétendent être libres de toutes sortes de préjugés et ne se rendre qu'à la vérité connue, se laissent quelquefois éblouir comme le reste des hommes. On aime toujours son repos, on évite sans s'en apercevoir tout ce qui peut mettre dans la nécessité de prendre un autre parti dans la conduite de la vie. Cela suffit pour faire conclure au plus habile homme en faveur d'une Autorité infaillible qui lui épargne la peine de s'instruire par lui-même. Un intérêt caché qu'il ne démêle pas le rend sourd aux témoignages que l'Écriture Sainte, les anciens Pères, les Sens, la bonne Philosophie rendent contre quelques dogmes de son Église.
Notre siècle est redevable à cette souplesse de l'amour-propre, de l'heureuse découverte de ces arguments spécieux pour l'impossibilité de la voie d'examen, pour le moyen court et facile que Dieu doit donner aux hommes, afin qu'ils connaissent sans difficulté les vérités nécessaires au Salut. Quand on examine sans prévention les spéculations reçues avec tant d'applaudissement en nos jours sur la nécessité d'une Autorité visible et parlante, on trouve que ce sont des idées semblables à celles du fameux Philosophe de l'Antiquité. La théorie en est la plus belle du monde, mais la chose est si abstraite qu'il n'est pas possible de l'appliquer à aucun sujet particulier. Car enfin, où la placerez-vous cette Autorité si nécessaire pour nous déterminer le véritable sens de l'Écriture ? Dans l'Église ? Le terme est bien général : en quel sens le prenez-vous dans cette occasion ? Il en faut demeurer là malgré qu'on en ait. N'importe. Le fantôme plaît : il a sa commodité. On mettra tout en usage pour lui donner quelque solidité apparente.
On aurait tort de s'imaginer que tous ceux qui étudient en France l'Écriture Sainte et l'Antiquité donnent dans cette opinion. C'est un lieu commun qu'on laisse aux Missionnaires et aux Controversistes : on pense autrement dans son cabinet. Peut-on lire avec un peu de bonne foi et d'attention sans apercevoir les changements arrivés dans la Doctrine et dans le Culte ? Cependant beaucoup de personnes éclairées ne disent rien. Peut-être qu'elles attendent un temps plus favorable ? On s'imagine que le monde n'est pas dans la disposition d'écouter la vérité. Feu M. de Marca, Archevêque de Paris, avait reconnu la nouveauté du dogme de la Transsubstantiation, comme nous le voyons dans un petit Traité sur l'Eucharistie imprimé après sa mort. Au travers des ménagements qu'il garde dans ses ouvrages, on découvre qu'il n'était pas plus persuadé de plusieurs autres dogmes communément reçus dans l'Église de Rome. Il y a vécu, il a fait mine de la défendre, il y est mort. Cela paraîtrait incompréhensible si on ne savait pas à combien d'illusions l'esprit de l'homme le plus éclairé se trouve sujet.
M. de Launoi a connu encore bien des choses. Au lieu que M. de Marca n'a écrit que par rapport à ses intérêts, celui-ci parle aussi librement que l'injustice du siècle le pouvait permettre. Il a tâché de faire ouvrir les yeux sur plusieurs articles. Ses principes conduiraient bientôt à une bonne réformation, si on voulait y faire un peu de réflexion. La manière dont ce savant homme a vécu, son désintéressement, son amour pour la justice prouvent qu'il avait un grand fonds de probité et de religion. Il est mort aussi dans une Communion où il reconnaissait beaucoup d'erreurs grossières. Peut-être qu'il les croyait tolérables. Il pouvait se flatter qu'on se réveillerait en France, qu'on corrigerait enfin des abus et qu'on rejetterait des dogmes que les personnes éclairées condamnent, quand on parle en liberté.
La même espérance fait illusion à bien des gens. Nous avons vu des mouvements qui semblaient promettre quelque chose de bon. Mais tout s'est évanoui en un instant. On nous a convaincus que la politique règle tout. Les sentiments dont la France parait si jalouse entrent en commerce comme toute autre chose. C'est une marchandise qu'on débite et qu'on renferme dans le magasin, selon que la Cour y trouve son compte. Que peut-on espérer désormais sous un Gouvernement qui a établi une espèce d'Inquisition secrète qui ne gêne pas moins les esprits qu'en Espagne et en Italie ? Ceux qui ont de la lumière et de bonnes intentions à peine peuvent-ils penser librement. On censure les choses les plus innocentes, les plus véritables. Les demi-savants, les dévots s'effraient de tout. Dès qu'un homme sincère veut dire la vérité et combattre la moindre erreur populaire, on crie à l'Hérétique. Ceux qui devraient l'appuyer sont les premiers à le condamner et à le persécuter. Les plus équitables le plaignent en secret.
Il n'en faut pas davantage pour décourager les gens d'honneur et d'esprit. Les bonnes Lettres meurent insensiblement dans un pays où elles ont été aussi florissantes qu'en aucun autre. C'est ce que la Cour de Rome souhaite depuis longtemps. Un homme capable de travailler utilement pour le public pense dans ses études à toute autre chose qu'à ce qui serait plus avantageux à l'Église. On aime mieux s'appliquer à des faits, à des discussions de nul usage que de s'exposer à des affaires fâcheuses en recherchant ce qu'il y a de solide et d'important. Le nombre des indifférents sera toujours le plus grand. Il n'y a encore que trop de ces esprits timides et scrupuleux qui croiraient faire un grand péché s'ils pensaient seulement à s'instruire par la méditation de l'Écriture Sainte et par la lecture des Anciens et des Modernes. On a pris son parti. On a mille raisons secrètes de ne vouloir douter de rien. Persuadé qu'on est par la commodité de l'opinion commune, on pense, on fait comme les autres.
Ceux qui ont intérêt que la superstition demeure dans le Christianisme ont si bien su venir à bout d'établir et de fortifier les faux préjugés contre toute sorte de changement en fait de Religion que si la vérité entre dans l'esprit d'un homme raisonnable, comme malgré lui, il cherche aussitôt à s'accommoder de je ne sais quelle séparation négative. On s'imagine qu'on peut rejeter l'erreur connue, et ne point participer à ce qui blesse la conscience. L'expédient serait commode s'il n'y avait pas de l'hypocrisie et de la dissimulation à craindre. Le culte extérieur devient une grimace, et tout au plus une bienséance. On a beau s'efforcer de rectifier ses intentions, il faut faire mille choses qu'on désapprouve. On parle presque toujours d'une façon et on pense de l'autre. On est dans l'assemblée publique, et on se trouve le seul de sa Religion. Dès qu'on ne prend pas de goût au Culte public, l'esprit de piété se perd insensiblement. À force de dissimuler on s'approche sans y penser du précipice affreux de l'indifférence ou de l'irréligion.
Si les personnes raisonnables avaient voulu faire usage de leur esprit pour démêler le vrai d'avec le faux, le solide d'avec le superficiel, on aurait jugé plus équitablement des contestations entre les Églises Protestantes et celle de Rome. D'habiles gens des deux Partis ont défendu la cause de leur Communion avec toute la force et toute l'adresse possible On a dit de côté et d'autre ce qu'on pouvait dire de plus persuasif et de plus ingénieux. On a rebattu des arguments déjà faits depuis longtemps ; mais on les a mis dans un plus beau jour. Les Catholiques français ont voulu porter des coups en même temps aux Protestants de leur pays et aux étrangers. On a combattu la Réformation d'Angleterre non seulement par une traduction polie de la mauvaise Histoire de Sanderus, mais encore dans quelques autres ouvrages. Attaqués au dedans et au dehors, les Anglais ont écrit pour réfuter leurs adversaires. Les Allemands et les Hollandais ont cru qu'ils devaient être de la partie : chacun a tâché de défendre la religion de son pays, et la manière dont on s'y est réformé. Les romans de Sanderus, de Maimbourg, de Varillas ont fait donner des Histoires exactes et instructives. Il est fort aisé de juger sainement des différends sur la Religion, les lieux communs sont épuisés, les points contestés sont entièrement éclaircis de part et d'autre. Il n'est plus question que d'apporter à cet examen un esprit libre de préjugés et de passion.
Engagé par mon état et par ma propre inclination à étudier l'Écriture Sainte et l'Antiquité ecclésiastique, je ne fus pas longtemps sans apercevoir une énorme différence entre les premiers et les derniers siècles de l'Église. L'ancien et le nouveau Christianisme, s'il m'est permit de parler de la sorte, me paraissaient comme deux religions différentes qui ne convenaient que dans les articles du Symbole. En recherchant les choses avec un peu de soin, je fus surpris de trouver que la plupart de ceux qu'on s'est efforcé de noircir depuis l'onzième siècle comme des hérétiques et des novateurs étaient fort innocents. Choqués des abus du Culte et de la Doctrine, indignés du luxe et des désordres du Clergé, ces bonnes gens avaient voulu les faire connaître ; ils en avaient demandé la réformation.
Ces réflexions me confirmèrent dans le dessein que j'avais toujours eu de m'instruire le mieux qu'il me serait possible de ce qu'il y a de plus essentiel et de plus important dans la Théologie chrétienne. Je crus qu'il fallait profiter de l'occasion que j'avais d'être le spectateur du combat de quelques illustres tenants entrés en lice pour l'une et l'autre Communion, je résolus de juger des coups qu'ils se portaient avec un parfait désintéressement. Les mesures qu'on prit en France pour y détruire la Religion protestante, et les brouilleries de la Cour avec celle de Rome qui semblaient devoir aboutir à quelque rupture augmentèrent ma curiosité. Mais avant que de m'engager dans une discussion plus exacte de tant de questions assez épineuses, je pensai qu'il fallait bien connaître premièrement les vérités fondamentales de la Religion chrétienne. C'est le flambeau, disais-je, qui doit conduire dans la recherche de la Société dont la doctrine et le culte sont plus conformes et à l'Évangile et à l'Antiquité.
Avec cette précaution, je fis des réflexions sur ce qui se passait devant mes yeux. Je m'attachai principalement aux questions qu'on a traitées en nos jours avec beaucoup de soin et d'exactitude. Je méditai sur l'impossibilité prétendue de la voie d'examen, sur l'infaillibilité de l'Église, sur les justes rairons de séparation, sur l'autorité des Conciles, sur la primauté de l'Évêque de Rome, sur l'ancien Gouvernement de l'Église, sur I'Eucharistie, sur la communion sous les deux espèces, et sur quelques autres articles. Ce qu'on disait pour appuyer le premier me parut toujours si contraire au dessein que Dieu a eu en nous donnant des Livres inspirés par son esprit, à la manière dont Jésus-Christ et les Apôtres ont prêché l'Évangile, à la méthode que les anciens Pères ont employée pour combattre les hérésies de leur temps que je regardai cette proposition comme un paradoxe insoutenable. En sommes-nous réduits, disais-je, à répondre que la divinité de Jésus-Christ ne se prouve pas clairement par le Nouveau Testament ? Ne peut-on sauver la Transsubstantiation sans donner un si grand avantage aux Sociniens ? Seront-ils aussi bien fondés dans leurs explications fantasques du premier chapitre de S. Jean que les Protestants dans le sens de figure qu'ils donnent aux paroles de l'institution du Saint-Sacrement ? N'y a-t-il plus rien de clair, de certain dans les Livres Saints ? Ne les lira-t-on désormais que pour y chercher tout au plus des règles de morale ?
Je ne pouvais assez m'étonner que la nécessité de défendre le Concile de Trente jetât les plus habiles gens dans cette extrémité, et dans un excès capable de donner un grand avantage aux profanes, et de scandaliser les Chrétiens faibles et chancelants. Mais quel fut mon étonnement quand je remarquai que certaines personnes zélées pour leur religion favorisaient ouvertement les sentiments d'un auteur moderne qui renverse l'inspiration des Livres de l'un et de l'autre Testament, sous prétexte que son système bizarre rend la Tradition plus nécessaire. L'avantage de ce qu'on veut appeler Tradition, sans savoir bien ce qu'il faut entendre par là, ni qui sont ceux à qui ce dépôt secret a été confié, cet avantage, dis-je, est-il donc si grand qu'il faille lui sacrifier ce qu'il y a de plus essentiel dans la Religion ? Qu'est-ce qu'une Tradition conservée jusqu'à nous, et subsistante indépendamment de l'Écriture Sainte ? Cette hypothèse ne peut être que la production d'un homme sans jugement ou l'artifice grossier d'un ennemi secret de la Religion. Il tâche de faire illusion au monde sous prétexte d'appuyer la nécessité de la Tradition. Mais quand on aura ruiné la certitude du texte et du sens de l'Écriture, quel sera le fondement de la Révélation ? Votre Tradition ? La chose du monde la plus incertaine la plus difficile à trouver. On est si prévenu dans l'Église de Rome qu'on ne s'aperçoit pas de cela. Il semble que les sentiments de cet auteur un peu adoucis en apparence y passeront avec le temps. Le retranchement de la Tradition est si nécessaire contre les Protestants qu'on y est toujours assez disposé à recevoir tout ce qui sape l'autorité de l'Écriture.
Le Système de ceux qui la sauvent et qui veulent seulement qu'il y ait un interprète infaillible pour en déterminer le véritable sens a quelque chose de spécieux. On voudrait bien pouvoir s'en accommoder. Mais cette hypothèse ne se trouve point dans les auteurs des premiers siècles. Elle parait propre à ériger les plus grandes absurdités en articles de foi. La prétendue inspiration de l'Église pour interpréter est une inspiration d'une espèce tout à fait extraordinaire, comme on le remarque en lisant l'Histoire du Concile de Trente. On y examinait les questions en des Congrégations particulières. Là quelques théologiens débitaient leur scholastique, et les bons Pères n'y comprenaient souvent rien. Quand les choses avaient été tournées en bien des manières pour contenter les Écoles principales, on envoyait le projet à Rome. Les théologiens du Pape l'examinaient avec grand soin ; on le renvoyait à Trente avec de nouvelles observations. Après que les Légats avaient pris toutes leurs mesures, on s'assemblait en cérémonie pour chanter la Messe du du Saint-Esprit. C'était implorer son secours quand l'affaire était consommée. Un homme montait gravement en chaire pour y lire tout d'une suite les Décrets que le Saint-Esprit avait dictés avant qu'on l'eût invoqué.
Il y a encore quelque chose de plus bizarre. C'est que les décisions du Concile n'ayant eu leur autorité qu'en vertu de la confirmation du Pape, il s'ensuit que l'inspiration du Saint-Esprit n'est venue que longtemps après les sessions. De bonne foi, n'est-ce pas là une véritable comédie ? Des gens qui ont un peu de bon sens ne devraient-ils pas en avoir honte ? Qu'on dise que les Canons de Trente ont été faits avec beaucoup de prudence et d'adresse, qu'on y a eu de grands égards pour ménager la théologie des Dominicains et des Cordeliers : à la bonne heure. Mais qu'on nous soutienne que des Décrets dressés de la sorte ont été inspirés pour interpréter, comme les Epîtres de S. Pour pour établir, c'est, je suis fâché de le dire, la plus extravagante, la plus insensée de toutes les prétentions. Cependant on la débite froidement en nos jours. Ceux qui se piquent de raison disent sans façon qu'ils en sont aussi persuadés que de la vérité de l'Évangile.
On trouvera dans la suite de cet ouvrage les réflexions que j'ai faites sur la question du Schisme, sur l'autorité des Conciles, sur la Primauté du Siège de Rome, sur les anciens privilèges des grandes Églises. Je dirai seulement que je fus extrêmement frappé de la Déclaration du Clergé de France sur la Puissance Ecclésiastique. J'avais remarqué que les théologiens, bons défenseurs des libertés de l'Église gallicane, se contentaient de donner au Pape une certaine autorité dans l'Église, pour y faire observer les Canons, pour maintenir le bon ordre et la discipline. Mais les évêques de France prirent une route bien différente, dans le temps même qu'ils semblaient vouloir tout de bon assurer les libertés de leurs Églises. Ils accordèrent fort libéralement au Pape une pleine puissance sur tout ce qui regarde le spirituel. On s'imagina que c'était faire un grand coup que d'ajouter que cette pleine puissance doit être restreinte par les Canons des Conciles Généraux. Outre qu'il y a là une contradiction manifeste, ces Messieurs s'expliquent d'une manière si obscure qu'on ne peut pas bien démêler ce qu'ils ont voulu dire. Si on s'avisait aujourd'hui de disputer sur le sens véritable de deux ou trois des Propositions de leur Déclaration, ils se trouveraient aussi embarrassés que les Prélats du Concile de Trente entre deux fameux théologiens qui contestèrent sur l'intelligence de quelques décisions. La plus grande partie de ceux qui ont composé l'Assemblée ne sauraient quel parti prendre. Il y avait pourtant un assez grand nombre de gens distingués par leur mérite et par leurs rares connaissances.
Ce que nous vîmes au temps de cette Assemblée qui voulait passer pour un Concile National (et je reconnais volontiers qu'il y a eu beaucoup de Conciles qui n'ont pas été mieux composés), ce que nous vîmes donc acheva de me persuader que, les hommes ayant toujours été les mêmes, il en était non seulement des Conciles modernes, mais encore d'une grande partie des anciens, comme de cette fameuse Assemblée. On y examinait, disait-on, les questions avec un soin et une exactitude extraordinaire. Cependant deux ou trois Têtes donnaient le branle à tout. Les autres n'étaient là que pour écouter et pour applaudir. Les intentions de la Cour, la Politique, les intérêts de quelques Particuliers furent les uniques ressorts qui remuèrent un corps si bien choisi. De manière qu'un homme qui voudrait régler sa foi sur ce que des Prélats assemblés extraordinairement peuvent décider s'exposerait à croire tout ce que l'intérêt et les passions inspireraient à des personnes qui ne pensent guères alors à la vérité, ni à la justice. On lit avec vénération les Décrets et les Épîtres synodales des Conciles parce qu'ils sont fort anciens. Qui nous répondra que les honnêtes gens de ce temps-là n'en jugeaient pas comme ceux de notre siècle ont jugé des belles pièces que l'Assemblée de 1682 a données au public ? Les Cypriens, les Basiles, les Augustins ne parlaient pas mieux dans les Conciles. Si nous voulions nous en rapporter à ce que Messieurs les Prélats ont dit, c'est la charité, la justice, le Saint-Esprit invoqué dans les formes qui les a conduits dans leurs démarches. Je ne m'y opposerai pas, pourvu qu'il me soit permis de n'avoir pas plus de déférence pour le Concile de Trente et pour quelques autres.
Je ne parle point dans ce livre de ce que j'ai pensé de la dispute sur l'Eucharistie, sur le retranchement du Calice et sur plusieurs articles. Cela me mènerait trop loin. J'ai cru qu'il suffisait de commencer par ce qu'on regarde comme le point décisif de toutes les controverses. Des personnes à qui je dois obéir m'ayant ordonné de mettre par écrit comment je me suis défait des préjugés de mon éducation, je l'ai dit le plus naturellement qu'il m'est possible. Je déclare d'abord les raisons qui m'ont persuadé que la voie de l'examen de l'Écriture Sainte est celle que Dieu a choisie pour nous instruire des vérités nécessaires au Salut. Je reconnais néanmoins que la lecture des auteurs de la plus pure antiquité est un secours qu'on peut prendre dans cette recherche pour une plus grande sûreté et pour sa propre consolation. Je passe ensuite à la discussion de ce que deux auteurs d'une grande réputation disent de l'infaillibilité de l'Église, de l'autorité des Conciles, de l'article du Symbole touchant l'Église, qui supposent, dit-on, cette infaillibilité. La question du Schisme vient après, et je rends raison de ce qui m'a fait reconnaître les illusions qu'on a voulu faire au monde sur ce chapitre.
Dans la disposition où ces réflexions m'avaient mis, il était naturel d'examiner ce qui regarde l'Église anglicane en particulier. Les Livres qui parurent alors m'y conviaient. J'ai pris plaisir à comparer ce que les savants d'Angleterre disent de la prééminence de l'Église de Rome et de l'autorité des Souverains dans les affaires ecclésiastiques avec les principes des bons et sincères défenseurs des libertés de l'Église gallicane, que j'avais toujours plus goûtés que les détours et les nouvelles spéculations de M. de Marca. J'ai trouvé que les deux Nations conviennent ensemble sur ces articles. En joignant la lecture des deux historiens du Concile de Trente avec celle de la Réformation en Angleterre, je me persuadai que dans la situation des affaires de l'Église au siècle passé, celle d'Angleterre avait eu droit de travailler seule à sa propre réformation. Avant que de lui reprocher d'avoir fait schisme, il faut l'avoir convaincue d'enseigner des erreurs contraires à la Parole de Dieu, et à la tradition constante des premiers siècles. Si les personnes d'esprit et désintéressées veulent se donner la peine de méditer sur les questions que j'ai examinées, je ne doute pas qu'elles ne trouvent encore beaucoup de choses que mon peu de lumière et la médiocrité de mes connaissances m'ont empêché de découvrir.
CHAPITRE I. Réflexions sur la méthode de quelques Anciens dans la décision des controverses, manière de se bien conduire dans les différends que l'on a aujourd'hui sur la Religion.
CHAPITRE II. Importance des Controverses d'aujourd'hui, quel égard on doit avoir à la Doctrine des Anciens dans la décision de ces Controverses.
CHAPITRE III. Que l'Infaillibilité prétendue de l'Église ne doit pas empêcher un homme sage d'examiner les points contestés.
CHAPITRE IV. Examen de la nouvelle manière dont un Auteur célèbre prétend prouver l'Infaillibilité de son Église par la Tradition.
CHAPITRE V. Réflexions sur l'origine et l'autorité légitime des Conciles.
CHAPITRE VI. Du sens véritable de l'Article du Symbole touchant la Sainte Église Catholique.
CHAPITRE VII. Que l'Argument d'un Auteur moderne qui prétend convaincre de schisme les Protestants sans entrer dans la discussions des Controverses particulières ne doit pas arrêter un homme sage qui veut examiner.
CHAPITRE VIII. Que les arguments tirés des ouvrages de saint Augustin contre les Donatistes ne prouvent rien contre les Protestants.
CHAPITRE IX. Ce qu'il faut entendre par l'unité de l'Église. Que la prétendue Primauté du Pape n'est point fondée sur l'Écriture sainte.
CHAPITRE X. Que l'Église de Rome n'est point le centre de la Communion ecclésiastique. Examen des preuves alléguées par M. de Marca.
CHAPITRE XI. Que l'Évêque de Rome n'est point Patriarche de tout l'Occident.
CHAPITRE XII. Que l'Église Anglicane a pu abolir la puissance du Pape en Angleterre.
CHAPITRE XIII. Que le sentiment de l'Église Anglicane sur l'autorité des Souverains est conforme à la Sainte Écriture et à l'ancienne Tradition des premiers siècles.
CHAPITRE XIV. Que l'Église Anglicane a pu, sous l'autorlté et de l'aveu de son Roi, examiner et réformer les corruptions de la Doctrine et du Culte, comme elle a fait dans le siècle passé.