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L'AUMONIER


dans Mam'zelle Vertu (1885)

 

L'abbé Durandal, du 25e dragons, n'avait rien en lui qui justifiât son nom d'épée glorieuse. C'était un petit vieillard timide, rabougri, marchant à pas menus et parlant à voix basse comme à confesse. Ne mettant jamais les pieds au quartier, il ne s'occupait que des femmes du régiment.

Il les connaissait toutes ; les petites, les grandes et les moyennes, depuis la femme du colonel jusqu'à celle du maréchal des logis trompette. Il s'y intéressait également, et les suivait dans la vie, qu'elles le voulussent ou non. De son œil terne et atone de prêtre habitué à saisir sur les visages le reflet des consciences, il avait sondé leur cœur et déshabillé leur âme. Les ayant lait passer au conseil de révision, sous la toise de son jugement sûr, impeccable, il possédait un signalement exact et fidèle de toutes, avec les détails et signes particuliers.

Chacune de ces dames avait un jour fixe où l'aumônier allait la voir. Or, le mercredi, c'était le tour de Mme Gripon, la femme du capitaine d'habillement, une petite brune sentimentale, mariée seulement depuis trois ans. Elle n'était pas heureuse. Le capitaine, après avoir, un trimestre durant, partagé avec elle l'affection qu'il portait à sa jument Langouste, l'avait négligée peu à peu et de fil en aiguille complètement mise de côté. Enfin, ce qui était plus grave, il avait contracté une liaison qui remontait déjà à vingt-deux mois et qui absorbait sa vie. La liaison s'appelait Paula Moulette, et tenait un magasin de modes étroit comme une échoppe, 14, rue Moquechien. Il passait chez sa maîtresse la meilleure partie de son temps en dehors du service. Il y avait sa pipe, ses pantoufles et son rond de serviette. Il découchait sans cesse. L'aumônier était au courant de cette situation. Plusieurs fois il avait essayé d'arrêler Gripon sur la pente fatale ; mais retient-on un capitaine d'habillement dans ses criminelles folies ? Gripon était lancé, il ne voulait rien entendre. Après s'être fait rembarrer à diverses reprises, l'abbé rentra dans sa coquille, résolu à temporiser comme Fabius, se promettant d'attendre une occasion, un de ces bienheureux hasards qui viennent, pareils à de bons génies, remettre toutes choses en place, et que certains esprits, plus éclairés ou moins ingrats, condescendent à baptiser du nom de circonstances providentielles.

Quand l'abbé Durandal arriva chez Mme Gripon, il la trouva en larmes. Sans se déconcerter, ni prendre l'affaire trop au tragique – il en avait vu bien d'autres ! – il s'assit près d'elle, et tenta de la calmer. Mais elle se refusa à toute consolation et ses sanglots redoublèrent. L'abbé croisa ses bras et attendit patiemment. Au bout d'un instant, elle se décida à répandre sa douleur en paroles entrecoupées : « Vous ne savez pas ce qu'il m'a fait ? »

– Quoi encore ?

– Il a demandé un congé de quinze jours, qu'il a obtenu. Il a pris le train hier soir, et avant de partir, m'a annoncé tranquillement qu'il profitait de cette permission pour se rendre chez un de ses amis, qui l'a invité… qui possède un château dans la Côte-d'Or… est-ce que je sais ? Des mensonges, tout ça ! La vérité c'est qu'il s'est sauvé à Paris… ou bien à la campagne, dans quelque coin où il est sûr de ne rencontrer personne de connaissance… et que l'autre ira le retrouver, si elle n'est pas déjà en route… sa Paula, sa… sa grue ! »

Elle rougit.

– Ah ! tant pis, monsieur l'abbé… j'ai lâché le mot, c'est plus fort que moi.

Alors, à moitié décoiffée, se prenant le front dans ses deux mains, les coudes en l'air, elle se renversa sur le dos de son canapé, balbutiant dans un déluge de larmes:

– Si ce n'est pas affreux… d'être abandonnée comme ça… à vingt-six ans !

L'abbé ne broncha pas, en calculant qu'elle allait en avoir trente et un le mois prochain.

– Voyons ? voyons ? lui dit-il de ce ton affectueusement courroucé qu'on adopte pour faire entendre raison aux enfants, vous allez vous rendre malade; et ce soir, à la musique, toutes ces dames, au jardin public, verront que vous avez pleuré. Et on en jasera. D'ailleurs, rien n'est désespéré, vous pouvez encore avoir du bonheur. Je tâcherai… je parlerai au capitaine… Il n'est pas méchant, il comprendra.

Elle paraissait tombée dans un soudain abattement.

– Oh ! non, c'est inutile, murmura-t-elle, très triste, il n'y a plus qu'une chose qui pourrail me rendre heureuse… Et vous n'y, pouvez rien !

– Quoi donc ?

Elle répondit, comme si sa pensée était ailleurs :

– Un enfant.

– Eh bien… mais…, dit le prêlre un moment interloqué, ça n'est pas dans le domaine des souhaits irréalisables cela…, c'est élevé, c'est chrétien !… En effet, oui, je crois qu'un enfant…

Sans le laisser achever elle continua, prise d'exaltation :

– Oh ! monsieur l'abbé, un petit, un bébé ! si j'en avais un à aimer, à dorloter… qui plus tard marcherait tout seul… il ne sera jamais soldat, par exemple ! Je serais la plus heureuse des femmes… Et puis, si c'était un fils…, ça flatterait le capitaine… qui sait ?… ça le retiendrait peut-être à la maison.

– Ah ! il faut aussi que cela soit un garçon ? interrogea l'aumônier.

– Autant que possible ; je le préférerais, reprit Mme Gripon.

Elle ne pleurait plus. Le prêtre se leva, comme animé d'une résolution subite :

– Avez-vous confiance en moi, madame, et pensez-vous fortement que je ne cherche en tout ceci qu'une chose : assurer le bonheur de votre ménage ?

– Mais oui.

– Eh bien, allez mettre un chapeau. Nous sortirons ensemble.

– Pour aller où ?

– Vous le saurez tout à l'heure. Je vous attends.

Elle dit : « C'est bon, je reviens »,  et monta s'habiller.

Quelques minutes après, ils marchaient tous deux, côte à côte, par les petites rues étroites et pavées en pointu de la vieille cité bretonne ; elle, se laissant conduire et n'osant pas questionner l'abbé qui paraissait soucieux.

Ce fut lui qui, le premier, rompit le silence. À hauteur de l'écluse, après avoir passé l'Erdre, il lui dit brusquement :

– Vous ne devinez pas où je vous emmène ?

– Pas du tout.

Il s'arrêta, la regardant en dessous.

– Chez Paula Moulette.

Elle eut un sursaut et faillit tomber :

– Chez cette femme ? y pensez-vous ?…

Il lui coupa la parole avec rudesse, et lui posant ses deux mains à plat sur les épaules :

– Pardon, voulez-vous avoir un enfant ?

– Sans doute, mais je ne comprends pas…

– En ce cas, laissez-moi faire, vous me remercierez plus tard.

Sans attendre la réponse, il continua de marcher. Elle le suivit.

Elle le suivit, molle, résignée, sans force, envahie par cet affaissement délicieux qui succède aux larmes, aux crises, et qui vous pénètre jusqu'à l'âme. Sans deviner la pensée de l'abbé Durandal, elle se reposait en lui avec confiance, Elle était bien aise que son caractère sacré de prêtre lui offrît une sûre garantie. Aussi, elle ne cherchait même pas à se rendre compte, goûtant le charme intime de l'irresponsabilité, heureuse en secret de cette circonstance fortuite qui lui permettait de faire un réel sacrifice d'amour-propre en obéissant à l'aumônier, et de contenter, à l'endroit de Paula Moulette, une curiosité depuis longtemps aiguisée.

Après avoir monté la rue Moquechien, qui est rude et ensoleillée, ils arrivèrent devant un petit magasin dans l'étalage duquel, perchés sur de hauts champignons, flamboyaient une demi-douzaine de chapeaux de paille aveuglants, parés de fleurs jaunes et de coquelicots.

L'abbé dit à voix basse : – C'est ici, du courage ! Et il entra.

Une femme déjà mûre, plutôt de l'autre côté de la quarantaine, assise derrière un comptoir, en train de coudre sur une forme des coques en satin cerise: c'est Paula. Elle n'a pas l'habitude de recevoir des ecclésiastiques ; à la vue du prêtre, elle se lève, très surprise, jetant un coup d'œil à la dérobée sur cette jeune dame brune qui est si pâle et se tient à l'écart. L'abbé, son chapeau à la main, s'incline : « Mademoiselle Moulette… sans doute ? » Et, sur un signe affirmatif de la modiste, il brûle ses vaisseaux, lançant d'une voix émue qu'il s'efforce néanmoins de rendre ferme : « …bé Durandal, …mônier du 25e…, …ame Gripon… voudrions avoir avec vous un entretien particulier. »

Paula, rouge comme un pantalon garance, lâche sa forme, marmotte, la figure à l'envers : « Si vous voulez venir dans la salle à manger… » Elle passe devant, et les voilà tous trois dans l'arrière-boutique, se regardant accoudés à la table ronde où se déroule sur une toile cirée la série des rois de France, depuis Pharamond, 420, jusqu'à Louis-Philippe. Sur la cheminée, dans un cadre en peluche, sourit la photograpbie satisfaite du capitaine, en grande tenue. C'est l'abbé qui entame l'entretien : « Mademoiselle… madame… –  il ne sait pas comment dire – il s'agit de faire… une bonne action, de rendre la paix… et la joie à une famille… madame Gripon, qui souffre depuis longtemps… » Et il parle d'une voix lente, continue. Il demande un gros sacriftce: « renoncer au capitaine, briser cette liaison coupable que la morale du monde et celle de l'église réprouvent également… quitter Nantes, s'en aller dans une autre ville, un peu loin. On est tout disposé, d'ailleurs, à l'aider, n'est-ce pas, madame ? » Et le prêtre interrogateur se tourne vers Mme Gripon. Mais à cette seule allusion, Paula, qui s'est contenue jusqu'à présent, éclate en sanglots: « Pourquoi m'offrez-vous de l'argent ? Je ne suis pourtant pas une mauvaise femme ; je n'ai jamais accepté un sou d'Armand – elle se reprend : – du capitaine. – Ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai. »

– Je n'ai pas eu l'intention de vous humilier, assure l'aumônier.

– C'est drôle, pense en elle-même Mme Gripon, elle pleure comme moi.

Et le bon Durandal va toujours son train, avec une obstinatlon tranquille et enlaçante :

– Le capitaine est absent, il ne faut pas qu'à son retour il vous retrouve ici. Tenez, allez vous établir à Tarbes.

– À Tarbes ? et la malheureuae lève des yeux de chien suppliant.

– Oui, j'y connais du monde, c'est un très gentil endroit ; je vous recommanderai à quelques familles. Faites cela, je vous en conjure, pour cette pauvre femme qui regrette son mari… Elle n'a plus qu'un rêve, qu'une espérance : avoir un enfant ! Elle attend cette joie… voulez-vous l'en priver à tout jamais ? Non, répondez.

À ce mot « d'enfant » le visage de Paula se contracte dans une grimace touchante et comique à la fois. Elle balbutie :

« Ah ! si c'est pour cela, je vous comprends… je n'aurai pas ce bonheur, moi ! » et, flasque, abattue, bouffie de larmes, secouée de sanglots, les mains grandes ouvertes, elle se résigne avec un soupir : « Je partirai. »

Trois mois plus tard, Mme Gripon, se trouvant seule un mercredi avec l'abbé, lui annonçait toute rougissante l'heureuse tournure que, depuis plusieurs jours, semblaient prendre les évènements.

L'aumônier risqua une plaisanterie :

– Hé ! hé ! l'enfant de troupe n'a pas manqué l'appel ?

– Ah ! mon cher abbé, déclara la jeune femme dans un élan irréfléchi, en lui serrant les mains, ce petit amour c'est à vous que je le dois ! »

Et le bon prêtre se défendant :

« Non, non. Tout ce qu'on peut dire, c'est que je n'y ai pas nui… »


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