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L'OPALE


dans Mam'zelle Vertu (1885)

 

Un soir, je me trouvais seul avec le baron de P** C'était en hiver, et nous causions de mille choses au coin du feu. Soudain, la curiosité l'emporta sur la réserve que je m'étais imposée jusqu'à ce jour, et je lui dis à brûle-pourpoint : « Mon cher, excusez mon indiscrétion. Vous avez une bague en or, au quatrième doigt… – ne cachez pas votre main, c'est inutile – pourquoi est-elle percée d'un trou, et la portez-vous toujours le chaton en dedans, tourné du côté de la paume ? Cela m'intrigue ; est-ce un fétiche ? »

Il parut contrarié et je me repentis en moi-même de lui avoir adressé cette question. Néanmoins, tirant l'anneau de son doigt, il le prit entre le pouce et l'index, et me le montrant : « Autrefois, il y avait une opale enchâssée dans cette bague. Un jour, la pierre tomba, je ne la retrouvai point, et comme cela m'eût coûté trop cher d'en faire remettre une semblable, je gardai la bague telle quelle. Voilà pourquoi elle est percée. Or, tout se tient. Comme ce bijou, privé de sa pierre, a perdu les trois quarts de sa valeur, et que ce trou béant au travers duquel on aperçoit ma peau n'est pas d'un bien joli effet, je tourne le chaton – comme ceci – et ma misère se voit moins…

– Mais se remarque davantage ! m'écriai-je. Il y a un mystère là-dessous.

– Je vous affirme, reprit-il, qu'il n'y a là rien que de très simple, que ma bague n'est nullement préparée, et que… vous avez une imagination qui s'allume à peu de frais !

J'eus un petit rire où l'incrédulité se mariait à l'impertinence; puis, avec bonhomie, en curieux qui veut enfoncer les dernières portes : « Voyons, mon bon, racontez-la-moi, je vous en prie, nous sommes seuls, personne ne viendra nous déranger. »

– Ah! quel gros indiscret vous faites. Soit ! asseyez-vous et écoutez… Vous connaissez depuis longtemps mes préférences. Primo, je n'aime que les femmes de trente ans révolus (c'est pour cela que j'ai toujours courtisé celles qui en avouent vingt-cinq). Secondo, il me les faut mariées. Cela vous étonne? Je m'explique: avant de prendre chez soi un serviteur à gages, on n'est pas fâché d'aller aux renseignements, de savoir si le cocher boit, ou si la bonne fait dans les pompiers ? De même, il est indispensable que la femme désirée ait un maître duquel nous puissions tenir ce qui nous lntéresse. C'est le mari qui, malgré lui, nous fournit les références.

Enfin, je désire surtout que la dame soit en puissance d'époux, parce que je ne me plais à feuilleter que les livres coupés d'avance. Les fleurs en bouton n'ont pas de parfum, la pomme verte me fait mal aux dents, la pêche à quinze sous ?… il faut la peler, on ne sait jamais où elle a roulé, et d'ailleurs, je ne la digère plus. Parlez-moi de l'orange, ronde, épanouie, bien mûre et toute juteuse. La peau vous reste dans la main, une peau fine, odorante, au grain serré… C'est un fruit divin, le seul qui rafraîchisse, désaltère et ne laisse jamais d'arrière-goût. J'arrive au fait. Il y a quelques années, je poursuivais de mes assiduités une… orange dont vous me permettrez de taire le nom.

Fortune superbe, trente-deux ans, tous ses cheveux à elle, des yeux bleus, ou noirs, je ne me souviens plus. Je l'ai passionnément aimée, comme j'aime quand je m'y mets. Je connaissais son mari, il était capitaine d'état-major. Bien qu'il m'appelât « mon cher » et m'incitât fréquemment à dîner, il ne fut jamais pour moi qu'une connaissance. Délicatesse de ma part. J'aurais souhaité qu'il me donnât de plus rares poignées de main, mais puisque cela lui faisait plaisir, il m'était difficile de lui refuser cette marque d'estime et de respectueuse sympathie.

Après deux mois d'une course folle, Galatée renonça brusquement à ses saules et me tomba dans les bras. Comment ?… comme tombent toutes les femmes, très gracieusement et avec les formes voulues. Pourquoi ?… je serais bien en peine de le dire ! parce que l'air était tiède ce jour-là sans doute, et que j'eus dans la conversation quelques gestes heureux. Bref, elle se surprit tout à coup dans la glace à rouler ma moustache sur son petit doigt. Et de monsieur je devins Georges, sans transition.

Elle n'aimait pas beaucoup son mari et elle me le prouva. C'était pourtant une femme qui avait tout ce qu'il faut pour s'occuper en restant honnête : de l'argent à dépenser, des bonnes amies à visiter, des domestiques à gronder, des enfants à mal élever.

Malheureusement, elle était le jouet d'une imagination trop poétique, trop ardente. Avec de pareilles dispositions, il était douteux qu'elle trouvât dans l'état-major la réalisation de ses rêves. Elle avait des heures d'abattement et de mélancolie. Dans ces moments-là, elle me répétait, les yeux noyés, la tête perdue : « Ah ! si j'avais pu épouser Alfred de Musset !… c'était mon affaire… »

Elle était convaincue en disant cela, et je n'essayais même pas de la dissuader.

Elle habitait un hôtel somptueux et coquet à la fois, dans les environs de l'avenue du Bois. Une fois par semaine, toujours le samedi, le mari était forcé par son service de passer la journée et la nuit à la Place. Il ne revenait chez lui que le dimanche matin. Ce temps précieux, qu'il consacrait à la patrie, nous le donnions à l'amour. Gabrielle – c'était son nom – s'était abstenue, par prudence, de mettre aucun de ses domestiques, pas même sa femme de chambre, au courant de nos relations. J'arrivais le soir vers minuit. J'entrais par une petite grille ouvrant sur le jardin, derrière la maison, et dont j'avais la clef; j'enjambais une fenêtre du rez-de-chaussée qu'elle avait le soin de laisser tout contre, et, dans l'ombre, au jugé, je couvrais de baisers deux bras nus qui m'attendaient. À pas de loup, nous montions un étroit escalier qui menait à sa chambre.

Oh ! sa chambre ! Une pièce toute militaire, tendue en drap garance, qui avait l'air d'une tente, et où l'on sentait la poudre. Celle de riz bien entendu. Aux murs, des panoplies, des épées et des pistolets, deux revolvers d'arçon accrochés de chaque côté de la cheminée,· et, en face de l'armoire à glace, il était là, Lui, en uniforme, une main négligemment posée sur des plans de forteresses. Le tout signé : Nélie Jacquemard .

Vous me croirez si vous voulez, il me gênait. Une fois, je commis la faute de le regarder dans le feu d'un entretien, il me coupa net la parole. Je passai cependant de bonnes heures en face de ce portrait. Notre amour dura trois mois. Il mourut de mort violente, tandis qu'il était encore plein d'exubérance, el que rien ne faisait présager… etc…

Je me souviens de cela comme si c'était hier. Un soir, au mois de mai, j'étais chez elle, assis à ses pieds. Elle portait une robe de chambre bleue, bleu crépuscule, couleur du ciel discret qu'on voyait pâlir à travers les fenêtres. L'hôtel était silencieux. La nuit se préparait superbe, riche à millions d'étoiles. Il pouvait être dix heures. Je lui parlais très doucement, et, dans l'ombre, le lit semblait nous faire signe, nous désirer.

Tout à coup, elle frissonna : « Écoute ! on marche en bas… – Mais non, tu rêves… – Je veux m'en assurer. »

Elle alluma une bougie, ouvrit la porte et traversa un salon. Je ne restai pu longtemps seul. Livide, les yeux fixes, elle flt irruption dans la chambre au bout d'une minute, et me jeta ces mots : « Sauve-toi par le petit escalier… » Puis elle lâcha le flambeau qui roula par terre et s'éteignit. C'était le mari.

Aussitôt, des pas précipités, le bruit d'une porte poussée avec fracas et une voix qui gueulait : « Il y a un homme ici… où est-il, le lâche? il se cache… Et toi, Gabrielle?  Gabrielle ?… Veux-tu répondre ? »

Elle ne broncha pas. On n'entendait que le battement de nos cœurs, et nous étions en pleine obscurité. Quant à moi, impossible de m'orienter, et, d'ailleurs, pour rien au monde je n'aurais abandonné la pauvre femme dans cette terrible situation. La voix reprit :

« Vous vous taisez tous deux… je saurai bien vous faire parler… » Il marcha. Je devinai qu'il se rapprochait de moi.

Et voilà que ses mains tendues en avant me frôlèrent, puis me saisirent au collet comme deux pinces. Il poussa un cri de triomphe : « Ah! je te tiens! Je ne sais pas qui tu es… – il me secouait en me cognant contre le mur – mais je vais te tuer d'abord, je te regarderai après… » Il me lâcha, et je compris à un certain cliquetis qu'il essayait de tirer son sabre hors du fourreau.

J'étais acculé dans un coin : nulle chance de lui échapper. Jusque-là je n'avais fait d'ailleurs aucune résistance, décidé à ne me défendre qu'à la dernière extrémité. Je pris un parti violent mais nécessaire. Vous savez que je suis d'une force peu commune et que j'ai des bras d'acier. Dans les ténèbres, à l'aveuglette, je lui posai la main gauche sur la tête pour la maintenir ferme et, de la droite, je lui détachai mon poing fermé en plein visage.

Le coup partit comme une balle, il le reçut dans la mâchoire. Un grognement, une chose qui s'écroule sur le parquet, et c'est tout. À ce moment, quelqu'un me poussa vers une porte et me dit : « Va-t'en ».

Je courus d'un trait, sans me retourner, et rentrai chez moi en sueur, grelottant la fièvre. Je me deshabillais pour me coucher lorsque, jetant par hasard les yeux sur cette bague, je m'aperçus de la disparition de son opale. Je regardai de plus près. La pierre avait été brisée et comme émiettée par un choc.

Immédiatement, je pensai que, si je tenais à en recouvrer les morceaux, il me faudrait les aller chercher dans la bouche de l'officier. Je ne m'arrêtai pas à ce projet, et c'est depuis que je porte ma bague le chaton toumé en dedans. Voilà l'histoire. Elle a une morale: c'est le mensonge flagrant des croyances superstitieuses. On dit que l'opale porte malheur… et la mienne m'a tiré d'un mauvais pas. Vous voyez bien que c'est faux.

À quoi je répondis :

– Permettez. C'est joliment vrai pour le capitaine.


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