HENRI LAVEDAN
CONTES
QUI ?
Le comte Jeppi, chaque soir après son dîner, avait l'habitude de sortir et de se promener à pied, pendant une heure ou deux, au bord de la mer, en fumant son cigare.
Possesseur d'un grand nom et d'une fortune colossale, apparenté aux plus anciennes familles du patriciat romain, le comte avait fait un mariage d'amour. Il avait épousé, cinq ans auparavant, la fille du prince Cinella – superbe et placide comme un Raphaël, blonde et pompeuse comme un Titien. – Spirituel en outre, élégant, jeune, beau, aimant et aimé, le comte Jeppi ne pouvait pas ne pas être complètement heureux. Il l'était. Pendant huit mois, de novembre à juin, il habitait Florence, la ville des palais et des plaisirs. À l'époque des grosses chaleurs il venait s'installer à Casamicciola, dans une villa coquettement drapée de pampres, accrochée aux flancs de la montagne du côté de la mer, entre l'eau bleue et le ciel bleu, un coin fait pour lire Manzoni et s'adorer. Il vivait là pendant l'été, goûtant avec sa femme la solitude à deux, buvant l'amour à pleines lèvres, ébloui de lumière, enfant gâté de la vie.
Dans les derniers jours de juillet, par une étouffante soirée, le comte, selon sa coutume, quelques instants après avoir quitté la table, embrassa sa femme et sortit. Il était environ huit heures. L'air était tiède et lourd. Aucun souffle n'agitait les feuilles des figuiers et des orangers immobiles, blancs de poussière. La mer, d'un azur opaque et profond, s'étendait au loin, figée comme une immense plaque d'huile, et le ciel saturé de chaleur était d'un bleu si intense et si implacable qu'il en paraissait gris ardoise. Le long des rues tortueuses, les paysans, assis sur le pas des portes, buvaient les vins de Sicile dans des outres gonflées, et des troupeaux de belles filles, brunes comme des bronzes florentins, riaient aux éclats en se jetant des fleurs moins rouges que le corail de leurs lèvres. Des gamins aux yeux de jais, pieds nus, poussaient devant eux des chèvres toutes blanches, et longtemps, bien longtemps après les avoir dépassées, on entendait encore le tintement des grelots suspendus à leur cou.
Ce spectacle charmant, toujours le même et toujours nouveau, ne lassait jamais le comte. Il atteignit le bas des coteaux et fut rapidement au bord de la mer, sur le quai, la marine, comme disent les gens du pays. La nuit était venue, superbe, et les étoiles s'ouvraient, une à une, comme des yeux d'or, sur I'île prête à s'assoupir.
Soudain, en une seconde, en moins de temps que n'en met l'éclair à jaillir, le sol trembla, comme ébranlé par la marche d'armées invisibles, d'armées de géants ! la mer, clapotante et bouleversée, entrechoqua ses ondes, le ciel se couvrit de voiles noirs, une haleine sulfureuse, un vent de fournaise souffla la dévastation, et, en pleines ténèbres, sans pouvoir faire un geste, pousser un cri, le comte éperdu, recommandant son âme à Dieu dans cette minute suprême de lucidité qui toujours précède la mort foudroyante, fut précipité la face en avant.
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La première chose que vit le comte Jeppi quand il revint à lui, ce fut une étoile qui le regardait, puis deux, puis trois, et tout le beau cortège des clartés silencieuses. Il demeura quelques instants immobile, ne se rendant pas compte de ce qui lui était arrivé, puis il se leva, chancelant, fit quelques pas ; il n'était pas blessé. Que s'était-il donc passé ? Quelle puissance formidable l'avait ainsi jeté sans forces ? La mer amoureuse baignait le rivage de ses flots d'argent, le ciel était pur comme le regard d'une fiancée, une douce brise flottait… tout était bien calme ! Pourtant, chose étrange, il ne reconnaissait plus l'endroit où il se trouvait, l'horizon lui semblait plus égal et plus plat qu'avant…
Soudain, il comprit ! Il comprit tout, l'affreuse vérité… le tremblement de terre ! Comme une lame de couteau qui pénètre en plein cœur, l'image de sa femme ensevelie sous les ruines vint se planter douloureusement au plus profond de lui-même. Il partit en courant dans la direction de sa villa. – Était-elle morte ? mourante… ou vivante encore ? Elle était écrasée peut-être, son corps charmant aplati, pris entre deux murailles… Horreur ! Ah ! comme on souffre dans ces moments-là ! Arriverait-il à temps ? et le comte montrait le poing au ciel, tandis que de grosses larmes coulaient de ses yeux. Il ne prenait même pas la peine de les essuyer. Il allait, trébuchant à chaque pas dans des pierres et de grandes pièces de bois, posant le pied sur des choses noires qui remuaient en se plaignant. L'air était déchiré de cris terribles, des cris de bêtes qu'on écorche, des cris d'enfant, très aigus, et des rugissements enroués de femme, rauques et longs, qui s'entendaient bien loin, puis peu à peu baissaient, perdaient de leur force et s'éteignaient en hoquets. C'était des appels désespérés dans la nuit : « Padre ! Madre ! Figlio ! » des invocations à la miséricorde divine : « Jesu ! Maria Santissima ! », et chaque pierre, chaque débris rendait un gémissement. Le comte croisait des ombres titubant comme des gens ivres, allant à tâtons, les bras droits en avant, ou assises sans bouger comme des statues de la Désolation, et d'autres câlinant sur leurs genoux de grands corps ballants qui ne répondaient plus. Des femmes, échevelées, dansaient en retroussant leurs jupes, folles… et on se serait cru vraiment chez le Dante !
La sueur froide aux tempes, glacé d'horreur, le malheureux Jeppi enjambait les cadavres, grimpait sur les murailles, et l'unique pensée qui se heurtait dans son cerveau comme un battant de cloche était celle-ci : « Arriverai-je à temps ? » Au coin d'une rue, sortant de dessous un enchevêtrement de poutres, il vit au clair de lune un bras de femme, un bras nu, pris dans un étau. La main blanche, chargée de bagues, s'agitait comme un crabe. Les cris de l'infortunée, assourdis, étouffés, ne s'entendaient pas, mais ces doigts crispés appelaient, et cette main secouée dans le vide hurlait : « Au secours ! » Le comte aurait pu la délivrer. Il détourna la tête et passa. Il n'avait pas le temps.
Après être revenu plus de vingt fois sur ses pas, après avoir erré pendant une heure, il arriva enfin devant ce qui avait été sa maison. Quel spectacle ! La villa charmante, la villa des baisers et des fleurs… ne présentait plus qu'un amas fumant de décombres. Un pan de mur, seul, était resté debout, et tout en haut, dans une cage en osier doré accrochée encore à son clou, roucoulait une tourterelle que la comtesse chérissait. Et c'était touchant, cette pauvre petite bêle si frêle, suspendue entre ciel et terre dans sa délicate maisonnette, cette tourterelle du miracle qui était là, comme pour prouver que le Dieu qui, dans sa terrible et mystérieuse puissance ébranle en une seconde les villes jusque dans leurs fondements, peut également, s'il lui plaît, sauver la vie à une coIombe.
En voyant ces énormes pierres amassées les unes par-dessus les autres, le comte se sentit faible comme un enfant. Elle était donc là-dessous, la chère femme adorée ? Où ? À quel endroit ? Même si elle était morte, il fallait la retrouver à tout prix. Qui sait ? Son cadavre souffrait peut-être ! Et puis, il voulait la revoir une dernière lois. Doucement, avec des précautions infinies, à pas de velours, s'accrochant aux saillies, il s'aventura sur les ruines de sa maison. Il hésitait avant de poser le pied quelque part, comme s'il eût craint de fouler des membres aimés. Tout à coup, il crut entendre… il entendit… une voix lointaine, mais si lointaine qu'on eût dit un souffle, un soupir que le vent emporte. Il s'arrêta.
C'était une voix souterraine, une voix de femme… la sienne ! Il la reconnaissait maintenant. Ce qu'elle disait, il n'aurait pu le préciser, mais c'était bien sa voix caressante qui l'appelait du fond de l'effrayante nuit où elle se croyait éternellement murée.
« Je la sauverai », se dit le comte, et il se mit à la besogne.
Écorchant ses genoux, suant des larmes, pleurant du sang, les mains en lambeaux et les ongles décollés, pendant une heure il enleva des pierres avec rage. Tantôt c'étaient des cailloux, des gravats où s'enfonçaient vainement ses poings crispés, et le plâtre en poussière filtrait entre ses doigts comme de l'eau qui coule. Tantôt c'étaient des blocs lourds qu'il avait peine à ébranler et qui retombaient en lui prenant les mains dans leurs pinces de fer.
La voix lointaine le guidait toujours. Elle devenait même un peu plus distincte, quand, brusquement, il ne l'entendit plus.
Alors, le désespoir lui fit accomplir des prodiges. Il soulevait des quartiers de rocs qu'il rejetait loin de lui, il arrachait des poutres hérissées et barbelées de clous. À coups de pieds, à coups d'épaules, emporté dans élan d'énergie farouche et exaspérée, il eut rapidement fait un travail de géant, et il allait tomber de fatigue et d'inanition quand un éboulement se produisit et le lança sur les bords d'une excavation qui bâillait, noire et mystérieuse. Accroupi, penché au-dedans de ce trou sinistre, il allongea le bras et le promena à tâtons dans les ténèbres. Il rencontra quelque chose de mou et de froid. Malgré l'horreur qui le secouait, il eut le courage de palper de sa main tremblante ces chairs déjà glacées. Il devina d'abord une bouche ouverte, des yeux fermés, un front uni, et puis, tout à coup, ses doigts furent engloutis dans une masse crespelée et soyeuse qu'il reconnut aussitôt. C'était bien ses cheveux superbes ! Rien qu'au toucher, il en revoyait clairement la couleur. Caressant dans l'ombre ces tresses qu'il avait peignées tant de fois, il dit à voix basse : « Mon amour…, si tu n'es pas morte… parle-moi ! » Rien ne lui répondit que le silence. « Puisqu'elle est morte, pensa-t-il, il faut que je la sorte de cette tombe trop étroite ! »
La saisissant au hasard, par les épaules, il se mit donc à la tirer à lui. Trois fois il la souleva, trois fois, il dut lâcher prise.
Elle lui semblait terriblement lourde, comme si un poids énorme était suspendu à ses pieds.
Enfin, rassemblant toute sa vigueur, il amena d'un seul coup hors de l'ouverture une masse qu'il n'osa pas regarder d'abord et qu'il coucha près de lui, sur les pierres. Mais à peine eût-il jeté les yeux de ce côté qu'il poussa un cri déchirant, un cri de folie, un de ces cris dans lesquels l'âme peut brusquement casser sa chaîne, et s'en retourner. Sa femme morte, les cheveux épars, un sourire extatique aux lèvres, tenait dans ses bras un homme… un homme demi-nu… Oh ! comme elle le tenait pressé sur elle, ses deux mains passées par-dessus son dos et solidement jointes ! Et lui, il avait un bras jeté autour de sa taille ; tandis que de sa main gauche, pendante, il serrait une rose blanche, qui n'était pas encore fanée.
Le comte était tombé sur les genoux. En une seconde, il mesura toute la profondeur de sa honte. Les années d'amour et de joie, il les vit soudain éclairées, dans leur saisissante réalité, souillées, salies avec leur cortège de paroles mensongères et de baisers trompeurs, et il se sentit défaillir en recevant ainsi en plein visage le soufflet de l'adultère.
Calme, il s'approcha et se pencha pour voir les traits de celui qui avait cueilli le dernier soupir et le dernier aveu de l'épouse parjure, mais il recula plein de dégoût : la tête de l'homme, broyée, presque détachée du tronc, n'était plus qu'un amas de chairs sanglantes et hachées. Ainsi, la Vie avait protégé leurs secrètes et coupables amours, et voilà que la Mort semblait encore les favoriser en ne livrant au mari déshonoré que le cadavre méconnaissable et défiguré de l'amant !
Il regarda de nouveau, cherchant un indice, un signe qui pût faire jaillir des ténèbres un nom, le nom convoité de sa jalousie et de sa rage ! Il ne trouva rien. Les mains, blanches, n'avaient pas de bagues. Le corps, svelte et élegant, paraissait d'un jeune homme. Presque nu, il s'étalait avec une superbe impudeur dans la pose voluptueuse où la mort l'avait abattu. C'était un cadavre impénétrable, décidé à garder son secret. Le comte interrogea les lèvres immobiles de sa femme qui avaient dû tant de fois laisser passer le nom de l'amant ; elles restèrent muettes. Dans une orgueilleuse prière entrecoupée de blasphèmes, il somma Dieu de lui livrer à l'instant ce nom détesté ; Dieu ne lui répondit pas. Seule, du haut de son mur, la tourterelle roucoula dans sa cage dorée. Ah ! si l'oiseau d'amour allait parler… il devait savoir, lui ! Le comte attendit, la tourterelle se tut.
Alors, après avoir passé les mains sur son front, avec des gestes automatiques le comte se baissa, posa un genou sur le corps de sa femme, et la maintenant ainsi, voulut la séparer de ces chairs d'homme, de ces chairs auxquelles l'Amour et la Mort I'avaient crucifiée. Ce fut long et difficile. Autant essayer de dénouer des serpents ou d'arracher les lierres qui garrottent avec ivresse le tronc des anciens chênes ! Enfin, les bras, roidis, cédèrent de part et d'autre, les membres, craquant, se détendirent, et l'époux outragé, mettant fin à cet odieux enlacement, reprit victorieusement le corps de sa femme au cadavre de l'amant qui le lui disputait encore. Puis, il s'assit entre ces deuxêtres, ainsi qu'un justicier, et il attendit le jour,
Dès l'aube, avec l'aide de quelques paysans, il ensevelit sa femme à l'ombre d'un petit figuier, dans un jardin qui était proche.
Le reste de la journée, il parcourut I'île, arrêtant les soldats, les ouvriers, tous les gens qu'il rencontrait et les amenant devant le cadavre, horrible à voir, d'un jeune homme dont la tête était écrasée. Il donnait les marques de la plus profonde douleur. Il croyait, disait-il, avoir retrouvé là le corps d'un ami chéri, mais il n'était pas absolument sûr que ce fût lui, et il promettait vingt mille scudi à la personne qui pourrait exactement lui dire le nom du mort. Malgré l'énormité de cette somme, nul ne put constater l'identité du cadavre. Le comte le fit enterrer à part ses frais, dans un coin du cimetière de Casamicciola.
Depuis, il cherche sans relâche ce nom, ce nom qu'il est condamné à ne savoir jamais, moins jaloux de l'homme qui, vivant, lui a volé le cœur de sa femme, que du cadavre mystérieux qui l'a insolemment dupé.
MONSIEUR PAPILLON
M. Papillon avait allègrement doublé le cap de la cinquantaine, et depuis douze ans il était suisse d'une vieille église refrognée, située dans les hauts quartiers de Paris, pas loin des fortifications. C'était un homme de haute taille, ancien militaire, fort comme un bœuf et plus inoffensif qu'un lézard de murailles. Il avait la figure large, honnête et ronde, le menton confortablement plissé, rasé de près, les yeux naïfs et indulgents.
Ses mollets d'un style sévère, ovoïdes et bien musclés, remplissaient exactement le bas blanc comme neige, et bedonnaient avec un air de belle santé sous la jarretière qui les sanglait à craquer. Ils étaient sa seule coquetterie, et il s'en montrait aussi fier qu'une jolie femme de ses seins ou un lutteur de ses biceps.
Les jours de fête, les enfants de chœur, gamins qui avaient bu un petit coup de trop dans les burettes, s'amusaient à chatouiller au passage ces deux pelotes de bonne chair, et le bedeau, M. Jolitour, qui se souvenait de « ses classes », lui avait répété plus d'une fois, admirant ses jambes avec complaisance : « C'est du Paros… du pur Paros ! »
M. Papillon, qui ne possédait pas la moindre notion hellénique, tout en savourant le compliment, aurait bien voulu savoir ce que c'était que du Paros. Mais jamais il n'osa le demander.
C'était un colosse modèle. Une perle de suisse. Il prisait, ne fumant plus ; ne prenait en aucune circonstance le nom de Dieu en vain. Il s'exprimait avec décence et ne buvait pas à sa soif. Jamais de dames. Son coup de canne était très distingué, et les maîtres lui avaient légué les grandes traditions de la hallebarde,
Après le siège de 1870, pendant lequel M. Papillon, comme tout le monde, avait fait son devoir aux remparts, un singulier bourdonnement de révolte emplit la capitale. Des groupes se formaient sur les trottoirs. On queslionnait les sergents de ville qui ne savaient rien, et hochaient la tête d'un air entendu. On pérorait. Chez les marchands de vin, des orateurs assuraient irréfutablement le sort de I'ouvrier ; des pontifes à macfarlane et à barbe ondoyante discutaient la question sociale. Les classes laborieuses exigeaient enfin le travail des autres, et des couches imprévues, nouvellement écloses, réclamaient une place au soleil.
Cette agitation insolite frappa M. Papillon. Il entendit voler sur toutes les bouches les mots de : garde nationale, émeute, guerre civile, 18 mars… Mais il ne voulut rien croire… C'étaient des manœuvres de Bourse.
Cependant il fallut bien se rendre à l'évidence quand, un matin, une poignée d'hommes sanglés de ceintures rouges se présenta, demandant M. le curé. Ils exhibèrent un papier, timbré de la préfecture, prescrivant la fermeture immédiate « du bâtiment ». Ils arpentèrent l'église, parlant haut, crachant, prirent l'argent des troncs, et se retirèrent sans avoir fait de mal à personne.
Aussitôt après leur départ, M. le curé sortait en hâte les saintes espèces du tabernacle, déménageait, avec l'aide de M. Papillon, les vases sacrés et les plus riches ornements, puis se réfugiait chez une vieille dame qui s'était offerte à le cacher. Quant au suisse, le soir même, il ferma toutes les portes, celle de la grande entrée, dont les battants ont des ferrures du quatorzième siècle, et celles des bas-côtés. Il les ferma à clef, à triple tour, tira les verrous longs d'un pied, accrocha les chaînes de sûreté et rangea par tas les chaises le long des murs.
Puis, quand il eut terminé cette pénible besogne, pendant laquelle la nuit l'avait surpris, assailli par des idées noires, il songea que M. le curé se faisait très vieux et que l'incident de la journée serait, pour sa pauvre cervelle, un coup terrible, que les vicaires allaient filer en province, se tapir dans leurs familles, et qu'il restait seul désormais, tout seul, pour garder l'église ! À cette pensée, devant le calme effrayant du sanctuaire silencieux, il lui sembla qu'une immense responsabilité tombait des hautes voûtes sur ses épaules tremblantes, et il eut une minute de faiblesse en pesant les difficultés de la tâche et l'impuissance du serviteur.
M. Papillon avait toujours éprouvé pour « son église » une passion adorablement égoïste. Elle était à lui. Pour rien au monde, il ne s'en serait défait. Elle lui appartenanit, et puis aussi au bon Dieu. Il aimait la grande nef, le chœur, les bas-côtés. Il admirait les fonts baptismaux ; les orgues lui plaisaient fort, et la crypte lui était chère. Mais la sacristie, avec ses placards de bois encaustiqué, ses portes en velours qui retombent molles, sa pénétrante odeur de lingerie ecclésiastique, lui inspirait une tendresse particulière.
C'était là, dans une petite pièce froide où l'on serrait les chasubles « pour tout aller » qu'il couchait d'ordinaire, et ce fut là aussi qu'il continua d'habiter le temps que dura la Commune.
La maison du Seigneur avait l'air d'un gymnase abandonné. Elle dormait, engourdie dans sa robe de pierre grise, lugubre et désolée comme ces chapelles du moyen âge fléchissant sous le poids d'un Interdit. À peine si, à l'ombre de ses murs, on se serait douté qu'une révolution fonctionnait régulièrement au dehors, à deux pas.
Parfois des refrains de Marseillaise venaient se heurter à ses angles, parfois de lointaines crépitations de mitrailleuse faisaient lentement tomber la poussière des siècles, la sciure de bois et les miettes de pierre amassées dans les recoins de ses ogives, et puis tout retombait dans un implacable silence.
M. Papillon faisait bonne garde comme un dogue fidèle, et la nuit, prêtant l'oreille, il bondissait au moindre grignotement de souris. Il lui semblait qu'on crochetait les portes. Des cauchemars malsains le trempaient de sueur, ou bien de fausses alertes le jetaient hors du lit, et pieds nus, en bannière, un bougeoir à la main, bravant la fluxion de poitrine, il entreprenait des rondes.
L'église était ténébreuse comme une cave. À son passage les rideaux verts des confessionnaux flottaient légèrement ; les lampes, les lustres à pendeloques de cristal tombaient droit du plafond comme de monstrueuses araignées au bout d'un fil ; et la chaire, accrochée à un pilier, se découpait dans l'ombre, ainsi qu'un bénitier géant. Ce spectacle bouleversait M. Papillon qui rentrait, grelottant, dans sa couchette.
***
Par quel prodige la Commune avait-elle oublié cette église perdue dans un enchevêtrement de vieilles ruelles ? Pourquoi l'orage passa-t-il au-dessus d'elle sans l'atteindre ? Nul ne l'a jamais su, pas même M. Papillon.
De jour en jour, il se faisait plus petit, plus effacé, se dissimulant, et vivant à l'écart dans une obscurité voulue de taupe, comme si toutes ces précautions sauvegardaient le temple dès lors à l'abri de toute inquisition et de tout sacrilège.
Il ne parlait plus qu'à voix basse et portait des chaussons.
Il sortait le moins possible, de préférence au crépuscule, afin de ne pas attirer l'attention sur elle. Pour rentrer, il s'astreignait à des ruses de nihiliste poursuivi, s'épuisant en crochets, en détours, regardant chaque passant d'un air inquiet.
Les objets, eux aussi, complices de sa pensée pieuse, s'étaient endormis dans une torpeur profonde. Les boiseries ne craquaient pas, et les orgues retenaient leur souffle puissant, comme si elles avaient compris.
De temps à autre, pour se distraire, il montait dans la tour, et là, quand il avait gravi les deux cent cinquante marches du petit escalier tournant, près des grosses cloches muettes, tatouées d'inscriptions latines, à travers une embrasure il regardait Paris, la grande criminelle, couverte de nuages lourds. Les clameurs de la cité en délire s'élevaient insolemment vers le ciel, et lui, M. Papillon (Urbain), simple suisse, il entrait dans une colère tonnante, comme Moïse sur le Sinaï, en voyant le long des avenues, sur les places, dans les cours des casernes, les menées et les fourmillements des révoltés pas plus gros que des insectes. À quoi ça servait-il de traquer les honnêtes gens comme des bêtes, el de déclarer la guerre au Dieu des Armées, tandis qu'on serait si tranquille à faire son petit bonhomme de service, à tenir les parquets de la sacristie clairs comme un miroir et à mener les marguilliers au banc-d'œuvre ? Quel malheur ! Et il redescendait du clocher, marmottant avec rage cette parole qu'il se rappelait d'un sermon de carême : « Vous verrez Sodome et Gomorrhe une seconde fois ! »
Et c'était vrai, il les voyait.
Une après-midi qu'il s'était risqué à humer un peu l'air, il eut une vraie peur. Il croisa un peloton de gardes-nationaux qui chantaient. L'officier, un gros homme, le regarda dans les yeux et l'arrêtant : « Tu es du quartier, citoyen ? – Oui », murmura M. Papillon défaillant ; et il lui parut que son église, bien plus grande que Notre-Dame, se dressait par-dessus les toits, gigantesque, se faisant remarquer dans un rayon de dix lieues ! Mais non, ce n'était pas à elle, la pauvrette, qu'on en voulait ; l'officier cherchait le numéro d'une maison de tolérance située dans une rue voisine. M. Papillon respira. Bien que ne sachant pas I'adresse, il s'offrit immédiatement comme guide, trouva la rue, dénicha le numéro et tint à accompagner juiqu'à la porte de l'immeuble le lieutenant qu'il appela couramment : mon capitaine.
Ce suisse était capable de toutes les bassesses, dès qu'il s'agissait de son église.
***
Cependant le temps passait. Les jours s'écoulaient interminables, dans le plus douloureux énervement. La poussière s'amassait sur les autels, les araignées tissaient leurs rosaces entre les chandeliers ; au fond des coquilles cerclées de cuivre l'eau bénite, tarie, s'étamait de pellicules de plomb. M. Papillon s'affaissait dans un abattement noir.
Un jour qu'il était allé, comme de coutume, faire ses emplettes, Mme Davouille, la boulangère, lui glissa dans l'oreille : « C'est pour après-demain !…
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– Les Versaillais !… » chuchota-t-elle.
M. Papillon demeura coi de saisissemeht, ne trouvant pas une parole.
« Oui, c'est après-demain qu'ils rentrent ! » affirma la brave femme.
Et elle ajouta : « À votre place, j'en prendrais un de quatre livres, parce que je n'ouvre plus la boutique à partir de ce soir. »
M. Papillon, son pain sous le bras, rentra bouleversé. C'était donc vrai. Cette révolution allait finir, il ne serait plus obligé de se cacher comme un brigand. On allait revoir la tête blanche de M. le curé, les grandes mains de M. Loiseau, l'organiste, les jupons rouges des enfants de chœur, et le bonnet de soie du père Branchu, le donneur d'eau bénite. Les lampes du sanctuaire avaient hâte de se rallumer ! Grâce à Dieu, on avait encore sur la planche de grands mariages et de riches enterrements ! Comme dans le bon temps on ferait le catéchisme de persévérance, on porterait le viatique aux personnes à la dernière extrémité… on serait très heureux ! Et il sentait des frissons lui courir à fleur de peau, à la seule pensée d'une église bien balayée où, dans les nuages d'encens, bien au-dessus des fidèles inclinés, transparaîtraient les pointes d'or des longs cierges.
Le lendemain matin il se réveilla au bruit du canon. On se battait dans les rues. La boulangère ne s'était pas trompée. Versailles arrivait. L'épouvante et l'espoir se partageaient le cœur du suisse. Debout dans un coin de la chapelle Sainte-Agnès, il écoutait les crépitements de la fusillade qui se rapprochait avec rapidité. De plus fortes détonations le jetèrent à genoux… On se tuait dans le quartier ; derrière les barricades le sang devait ruisseler à flots. Ou égorgeait les femmes certainement, et les enfants aussi, car des cris suraigus, pareils à des râles sauvages de bête qu'on charcute, déchiraient l'air à chaque seconde. Du grandes lueurs illuminèrent soudain les vitraux, et ainsi éclairée, dans les courts intervalles pendant lesquels se faisaient les feux de pelotons, l'église avait l'air d'être embrasée par les rayons pourprés d'un glorieux soleil couchant.
Alors, M. Papillon, dans son étroit et simple chauvinisme, harcelé par je ne sais quelle coquetterie militaire et religieuse, résolut de se faire beau pour assister à la rentrée triomphale de ces braves soldats qui allaient enfin remettre toutes choses en place. Il s'imaginait naïvement que les vainqueurs, au son des clairons, ramenaient avec eux M. le curé, les vicaires, l'organiste, les petits Benedicamus, tous les chers absents.
Il ouvrit donc une armoire, en tira un paquet d'habits enveloppé de serviettes, et dévotement, sans se presser, il soigna sa toilette, au fracas de la canonnade, avec autant de tranquillité que si on eût sonné à triples volées les carillons du dimanche de Pâques. Il mit les bas fins, les souliers vernis à boucles, la culotte de peluche « fraise écrasé », le gilet de même nuance, l'habit galonné Louis XIV, à basques ; passa le baudrier de velours frappé au bout duquel se balançait l'épée à poignée d'acier, prit d'une main sa canne, de l'autre sa hallebarde, et gravement assis sur une chaise, le chapeau à plumes en bataille, il attendit, pâle,
Maintenant on se battait derrière l'église. Avec un bruit sec de caillou qui crève une feuille de papier, des balles trouaient les vitraux qui parfois éclataient hors de leurs châssis de plomb, dégringolaient, et venaient se briser sur les dalles avec un strident cliquetis de verre et de gros sous. Deux hiboux, effarés, tourbillonnaient dans la nef. M. Papillon, regardait, écoutait.
Tout à coup, la grande porte, qui a des ferrures du quatorzième, s'ébranla du haut en bas, martelée par des crosses de fusils, au milieu d'un tonnerre de clameurs et d'imprécations : « Ouvrez !… la porte, nom de Dieu !… la porte ! » Le suisse se précipita, et de sa voix claire que l'émotion faisait pourtant chevroter un peu : « Qui va là ? Versailles ? » Un silence se fit. Il répéta : « Versailles ? »
Les cris redoublèrent, devinrent des hurlements : « Oui, oui… Versailles… Versailles ? » Mais, comme il s'apprêtait à tirer les verrous, sous la pesée violente et acharnée, sous le coup de bélier des assaillants, la vieille porte céda, sa serrure détraquée sauta en pièces, ses deux battants claquèrent de chaque côté sur les murs ainsi que des persiennes qui s'ouvrent aux rayons d'aurore et, dans une lueur d'incendie, un troupeau de vengeurs de Flourens et de filles aux mains noires de poudre, au masque de damnés, fit irruption comme un vomissement dans la maison du Seigneur.
Quand M. Papillon vit ces échappés d'enfer envahir « son église », se répandre partout… entrer dans le chœur, il voulut crier au sacrilège… parler… pleurer… Il étendit les bras, mais il n'eut même pas le temps de remuer les lèvres, de faire un geste, un seul… Le torrent le culbuta, l'emporta comme un bouchon. En un clin d'œil, le larbin du bon Dieu fut chambardé, les flûtes en l'air, aplati sur une grille, l'épine dorsale cassée net, et traîné à terre par les basques, ainsi qu'un polichinelle crevé.
Aussi, quand, une demi-heure après, des chasseurs à pied, rasant les murs, pénétrèrent avec circonspectlon dans cette grande église vide et silencieuse, qui ne présageait rien de bon, ils furent stupéfaits de voir étalé sur le dos, en travers des marches du maître-autel, un colosse en culotte courte et en habit à la française.
Autour du cadavre, deux hiboux voletaient, au ras du sol.
LE COSTUME
Le jour où M. Motrin du Pochelles apprit qu'à la suite d'un terrible accident de chemin de fer en Danemark M. Lewis, directeur du grand journal parisien le Coq, organisait au bénéfice des blessés une superbe fête parée dans les salons de l'hôtel Pyramidal, il proposa d'un air joyeux à sa femme : « Pour le coup. voilà une occasion… nous prendrons chacun un billet ! » Et il fit le signe de donner de l'argent. C'est quarante francs qu'il lui en coûterait, tant pis ! Il n'était pas fâcbé de se payer ça au moins une fois dans sa vie.
Depuis des années M. Motrin du Pochelles ambitionnait de se montrer en public sous un déguisement qui le fît valoir. Tout ce qui était galon, panache, uniforme exerçait une incroyable fascination sur lui.
Il marchait à travers les hommes et les choses, avec les attitudes et les idées d'un « figurant », et il déplorait de n'être pas né au moyen âge, à cause des crevés.
À l'époque du mardi gras ou de la mi-carême, les bals de l'Opéra ne le tentaient pourtant point, vu leur odieuse promiscuité ; le grand monde – dans lequel, bourgeois enrichi, il ne comptait pas une connaissance – ne l'avait jamais invité à ses brillantes redoutes ; il était donc arrivé au seuil de la cinquantaine, vierge encore de tout travestissement, se réservant pour une circonstance providentielle. Elle s'offrait.
La fête était annoncée pour le 6 avril, et l'on n'était qu'au 15 mars. Il avait devant lui plus de temps qu'il ne lui en fallait.
Quel costume prendre ? Et d'abord, pour ne pas errer sans but précis ni tâtonner à l'aventure, dans quel genre allait-il exclusivement se cantonner ? Là se dressait l'initiale difficulté, la plus grosse sans contredit.
De cette première détermination dépendait en effet tout le succès. S'il avait la main heureuse dans le choix de la catégorie, le reste viendrait tout soul et n'était plus qu'une question de détails ! Adopterait-il le costume historique ? Le costume « à caractère » ? Ou se lancerait-il en pleine fantaisie ?
Il résolut, afin d'en sortir plus aisément, de procéder par éliminations successives. S'appuyant sur cette méthode, il examina chaque projet d'un œil froid, pesant le pour et le contre avec une scrupuleuse Impartialité.
Le costume historique attirait par l'évocation de grandes figures, telles que Charlemagne, François Ier enfant, Néron, Henri IV. M. Motrin ne s'attarda à aucune. Il se trouvait trop jeune encore pour Charlemagne, et un peu marqué pour François Ier enfant. Ayant le nez court et relevé, il ne fallait pas songer au Béarnais. Quant au fils d'Agrippine, c'était un personnage pénible qu'il jugea imprudent de risquer.
Le costume « à caractère », très absorbant, d'une périlleuse assimilation, bannissait d'avance tout enjouement et toute verve. Il ne s'y arrêta pas, et se tourna vers la fantaisie pure, emporté dans le domaine de I'imagination et du caprice. Mais il fut contraint d'enrayer au bout de quelques heures. Sa tête s'égarait.
Alors il se plongea jusqu'au cou dans la Comédie Italienne, et là encore il ne trouva rien de satisfaisant : Arlequin exigeait une jolie force dans la danse, Pierrot donnait l'air malade, Polichinelle demandait une habitude consommée de « la pratique » et d'ailleurs il n'en admettait pas les bosses. Colombine ? C'était bon pour Mme Motrin .
Il se désespérait déjà, quand il eut une lueur. Et la note gaie ? Le côté amusant ?… Qu'en faisait-il ? L'humeur gauloise, le bon rire n'étaient certes point à dédaigner chez nous ! Et aussitôt il balança entre un marié de village, un apothicaire et un tourlourou.
Le marié de village avait traîné partout son chapeau gris, il l'écarta brutalement ; l'apothicaire choquerait, lui et sa seringue n'étant plus dans nos mœurs. Restait le tourlourou, avec ses gants de fil, son képi à large visière et son patois de caserne d'un comique douteux. Or, à quel propos bafouer l'armée ?
Changeant d'idée, il se rabattit sur les costumes nationaux : bédouins, sultans, hospodars, muletiers espagnols, pêcheurs napolitains. Mais, pris d'anxiété, il tomba rapidement d'accord qu'il fallait avoir habité le pays, connaître ses usages et sa langue, pour bien entrer, comme on dit, dans la peau du bonhomme. Quoique un peu découragé, il explora encore une fois le passé, feuilleta des encyclopédies, interrogea des albums. La nuit, il n'en dormait pas.
Il espéra un matin avoir trouvé : « Le Dante !… tout en rouge ? » Mme Motrin, consultée, l'y poussa beaucoup : « Oui, en Dante… va donc en Dante… tu seras le seul ! ». D'ailleurs, comme elle était fixée depuis longtemps, s'étant décidée pour « une Isabeau de Bavière », les recherches éternellement infructueuses de son mari, ne la passionnant plus, avaient fini par l'énerver.
M. Motrin fut perplexe pendant vingt-quatre heures. Le Dante l'alléchait… mais franchement… c'était bien gros ! Et il y renonça à regret. Que choisir en fin de compte ? Quel parti prendre ?… Il y avait bien l'unique et demière ressource… le mignon Henri Ill, le mignon inconvenant de l'histoire !… Serait-il forcé de s'y résigner. Non ! non ! Ou bien abjurer son sexe… et sa dignité d'homme ? Paraître en femme ? Jamais. C'était contre nature. Alors, quoi ? Oui, quoi ?
Le temps s'écoulait, on n'avait plus que six jours devant soi, et M. Motrin, assoupi dans un fauteuil, cherchait malgré tout, le front appuyé sur ses deux mains.
Soudain, Mme du Pochelles poussa un grand cri. Motrin releva la tête. Elle sautait de joie, et comme il lui demandait, la face pâle, saisi d'une inquiétude : « Mon Dieu ? Sophie… qu'as-tu ? Sophie… tu m'effraies ! » elle cessa de rire et lui jeta en pleine figure : « Bête ! l'habit de bon-papa ! »
Il ne comprit pas tout d'abord, mais, la réflexion aidant, son visage s'illumina, il bégaya : « L'habit… l'habit de bon… » puis éclatant : « L'habit de bon-papa ! je crois bien… va le chercher. »
M. Rotaquez, le père de Mme Motrin, qu'on appelait dans la famille bon-papa, avait été consul de Portugal à La Canée. Il était mort « dans l'exercice de ses fonctions », quize jours après avoir été nommé.
La magnificence de ses funérailles avait laissé d'imposants souvenirs dans l'île de Candie. On l'avait embaumé, coiffé, vêtu comme pour une réception, et il était resté trois jours exposé en chapelle ardente, caparaçonné de son uniforme galonné d'or, qu'il n'avait même pas eu le temps de porter.
Avant la mise en bière, sa fille et son gendre s'étaient opposés à ce qu'on l'enterrât dans son costume de gala, trouvant que « c'était dommage » et on avait dû le lui retirer avec mille précautions.
Mme Motrin reparut bientôt, tenant d'une main une épée à poignée de nacre et un chapeau à plumes, de l'autre des vêtements enveloppés dans un drap jauni. Elle déposa le tout sur une chaise, et se mit en devoir de défaire le paquet.
Elle tira d'abord le pantalon à bande lamée, aux jambes droites el raides, qu'elle étala sur le lit, puis l'habit à plastron flamboyant, pareil à un décapité, dont les manches intactes, sans plis ni cassures, pendaient gauchement comme des bras de mannequin. Des brindilles fanées et deux ou trois violettes desséchées étaient accrochées encore aux broderies du col. Se penchant alors, elle l'examina de près, souffla dessus, le flaira, lançant une pichenette à droite et à gauche, et finit par déclarer : « Il est comme neuf… ma parole ! »
M. Motrin qui s'était rapproché crut apercevoir quelques taches qu'il indiqua du doigt. Mais elle le rassura immédiatement : « Non, ce n'est rien… ce sont des gouttes d'eau bénite. Avec de l'essence, ça partira en un clin d'œil. » Puis, le lui mettant de force sous le nez, pour qu'il pût constater par lui-même, elle ajouta : « Tiens… vois par curiosité… Il ne sent pas ?
– C'est vrai, opina Motrin, et il continua : Ma foi ! tu as eu là une bonne idée. Pendant que j'y suis, je vais l'essayer.
Ayant secoué les vêtements, il les mit donc l'un après l'autre, et sa femme émerveillée lui assura : « Sans mentir, on dirait qu'ils ont été faits pour toi ».
Le 15 mars M. Motrin du Pocbelles se rendit, en compagnie de sa femme, à la fête de l'hôtel Pyramidal. Il se rengorgeait dans l'habit du mort. Mais il eut beau parcourir les salons toute la nuit, personne ne le remarqua.
Cet insuccès resta durant des années inexplicable pour les deux époux, et souvent l'un ou l'autre s'écriait à ce seul souvenir : « C'est étonnant ! Un costume qui faisait tant d'effet sur bon-papa ! »
LE CRIME DE SAINT-CLOUD
C'était à la foire de Saint-Cloud.
« …ttention !… beuglait l'hercule – une espèce de brute qui se dandinait lentement, comme ennuyée de sa force – le travail qui va suivre est spécialement recommandé aux amateurs… c'est du nanan… la jolie série de dislocations, exercice des reins, perfectionné par la jeune et gracieuse Irma, âgée de onze ans, dite : l'Infante des Pampas !… et qui nous a valu les compliments écrits de Sa Majesté l'impératrice Victoria, reine d'Angleterre et de plusieurs Indes ! »
En même temps, il lançait en l'air la gamine. Elle tournait sur elle-même et il la rattrapait par les pieds.
J'avais à ma droite un vieux petit monsieur d'une soixantaine d'années qui regardait attentivement par-dessus l'épaule d'un lignard. Le saltimbanque déposa l'enfant à terre et lui tendant son mufle : « Allons, la coquine, une caresse à papa ! » Elle pirouetta, et d'une voix fêlée, qui n'était ni de son sexe, ni de son âge : « Ah ! ne m'em…e pas ! »
La galerie éclata de rire. Mais pas longtemps, car l'hercule s'abattit de toute sa hauteur, les bras ouverts et, à sa place, debout au milieu du cercle, apparut un vieux monsieur très pâle, pétrifié, les yeux démesurément dilatés, tenant à la main un sabre-baïonnette d'où tombaient quelques gouttes de sang. Il avait des gants de filoselle noire. C'était mon voisin.
Avec une rapidité foudroyante, il avait arraché du fourreau l'arme du fantassin placé devant lui, bondi comme un jeune homme, et frappé l'hercule en pleine poitrine. Le malheureux râlait, se tordant. Vingt personnes se précipitèrent sur l'assassin qui se laissa désarmer. Des agents accoururent aussitôt et l'emmenèrent au poste, au péril même de leur propre vie, car la foule voulait l'écharper. Ce crime, dès le lendemain, fit un tapage énorme, et on en parla dans les journaux. L'accusé était un gentilhomme riche, bien né, parfaitement honorable, le comte de Saint-Michel. Au cours de l'instruction, il refusa opiniâtrement de révéler le mobile du crime, enfoncé dans une sombre et perpétuelle mélancolie, se réservant, disait·il, de plaider lui-même sa cause devant le tribunal.
Le jour du procès, la salle des assises était pleine d'une foule impatiente. M. de Saint-Micbel parut enfin, et après les nombreuses dépositions des témoins, quand on lui donna la parole, il se contenta, devant le jury, pour sa défense, de dire à peu près ce qui suit :
« J'avais une fille unique, ma seule passion en ce monde. Je suis veuf depuis sa naissance, car elle a coûté la vie à sa mère. Cette enfant me fut enlevée par dea saltimbanques… il y a dix-huit ans, et malgré de longues et incessantes recherches, il me fut impossible de retrouver ses traces. Je ne me tins pas pour battu. Presque toute ma fortune a passé à la poursuite de ce bonheur envolé. Les années s'écoulèrent ; avec quelle repidité, douloureuse pour moi, vous ne sauriez l'imaginer, car chaque heure, chaque minute m'éloignait du but au lieu de m'en rapprocher, et je sentais le temps s'enfoncer comme un coin entre ma fille et moi, rendant immenses, infranchissables les distances qui nous séparaient déjà. Un jour vint où je pris le deuil de l'enfant et où je l'enterrai dans mon âme. À partir de cet instant, elle fut pour moi aussi manifestement morte que si j'eusse enseveli de mes propres mains son cadavre, et même, ayant eu le courage de me résigner petit à petit à ce sacriftce, je suppliai Dieu d'avoir pitié de mes souffrances et de ne pas mettre sur mon chemin celle à laquelle il m'avait forcé de renoncer.
C'était fini, je n'avais plus de fille, plus rien… j'étais une seconde fois veuf et aussi orphelin, tout seul.
C'est ici, Messieurs, que commença la singulière maladie qui devait m'envahir, me posséder tout entier, qui, par une lente et insensible progression, pas à pas, m'a fatalement amené au crime, et sur ce banc d'infamie, où je n'aurais jamais cru m'asseoir. J'ai dit : maladie ; c'est plutôt : manie que j'aurais dû avouer. En effet, du jour où j'eus abandonné tout espoir de retrouver ma fille, fermement décidé à ne risquer aucune tentative dans ce but, de ce jour même où je voulus ne plus m'occuper d'elle puisqu'elle était morte, de ce jour-là, je fus chassé, emporté, poussé par une force mystérieuse à courir de préférence dans tous les endroits où elle eût été susceptible de se trouver, si quelquefois la pensée m'était venue de me livrer à de nouvelles recherches. Et alors je menai une vie errante, décousue, vagabonde comme celle de ces bohémiens qui m'avaient autrefois volé mon trésor. On me connaissait sur les grandes routes. Je parcourais la France d'un bout à l'autre, en tous sens. Pas une fête, pas une foire ne pouvait avoir lieu quelque part sans que je fusse contraint de m'y précipiter. Normandie, Bretagne, Auvergne, le Midi, le Nord, de Rouen à Beaucaire, de Bayonne à Lille, j'ai été partout ! je ne manquais pas une réjouissance foraine, pas une « assemblée ». Et savez-vous pourquoi ? C'était pour voir tous les enfants que l'on exhibait et qui travaillaient en plein air… Filles ou garçons m'attiraient au même degré. J'étais devenu l'homme des foires, le père de tous les petits bateleurs… Je me sentais pour eux individuellement et collectivement des trésors de tendresse. J'aurais voulu les embrasser ; je les applaudissais, je leur jetais des pièces blanches… ils me rappelaient l'autre… la mienne… je songeais : « elle a été comme cela ! » Et je n'éprouvais à cette pensée qu'une vague surprise. De chagrin, pas l'ombre.
Mais bientôt, à côté de ce sentiment affectueux, très doux, il en naquit un second dans mon cœur, exigeant et terrible : la jalousie ; quand je voyais des pauvresses hâves, assises sur le seuil de leurs baraques, et pressant des enfants dans leurs bras, j'avais envie de battre ces femmes.
Les mots : père… mère… me mettaient de la haine aux yeux. J'en vins à envisager froidement mon malheur et à excuser les inconnus qui m'avaient pris ma fille : « C'étaient peut-être des gens qui n'avaient pas d'enfants… mon Dieu ! » Et je me sentais capable d'en faire autant.
Cette jalousie grandit en moi, et elle avait atteint le paroxysme de sa fureur le jour où j'ai commis le crime dont on m'accuse. À Saint-Cloud, je m'étais rapproché machinalement d'un homme qui travaillait au milieu d'une foule. Une fillette de neuf ou dix ans faisait ses exercices sous sa direction. Je la trouvai gentille ; il me parut qu'à son âge ma petite avait dû avoir les mêmes cheveux, les mêmes yeux, la même tournure délicate. L'illusion fut si intense que je m'imaginai en effet que c'était elle. Tout au fond de moi-même je constatais l'erreur de mon imagination, mais en m'efforçant de l'entretenir et de la prolonger.
Je tressaillis, une émotion indicible s'empara bientôt de moi. J'allais m'élancer vers elle, les bras étendus, quand l'homme l'appela lui demandant un baiser ; elle ouvrit la bouche, et de ses lèvres… tomba une obscénité… J'eus la vision nette de ma fille déshonorée, salie par ce misérable. Il ricanait… la foule aussi… tous contre moi… Le sang me monta au cerveau. Un militaire se trouvait à ma droite… ma main se crispa d'elle-même sur la poignée de l'arme… et ce n'est que le lendemain que j'eus conscience d'avoir tué. Voilà mon crime.
J'ai assassiné un innocent, que je ne connaissais pas et qui ne m'avait rien fait ; et pourquoi ? parce que pendant cinq minutes il a été le voleur de ma fille. Je ne sais si quelques-uns de vous me condamneront, je suis prêt à tout ; mais je me recommande à la pitié de ceux qui ont des enfants. »
Le jury, cette fois-là heureusement composé, rendit, après cinq minutes de délibération, un verdict unanime de non-culpabilité
Depuis, le comte de Saint-Michel vit enfermé chez lui, et ne sort jamais. Il a peur de recommencer.
L'ARMOIRE
Toute la nuit, M. Marescot s'était retourné, ne pouvant fermer l'œil. L'image de sa fiancée ne le quittait pas ; son petit nom de Virginie le harcelait avec la ténacité de certains airs de musique difficiles à secouer. Il pensait, enfoncé dans son oreiller : « C'est pour demain. Demain, la mairie, l'église, les repas de famille. » Et il souhaitait se réveiller plus vieux de vingt-quatre heures, marié, toutes les corvées remplies, seul avec son petit bijou de brune. Ah ! comme on allait être heureux ! au moins les premiers temps. Et pourquoi pas toute la vie ? Il avait connu de bons ménages.
Le sien serait un de ceux-là. Et il guettait l'aube en accumulant des projets. Dès qu'elle parut, couleur de rose-thé, entre les fentes des persiennes, il sauta du lit, ouvrit sa fenêtre à deux battants, toute grande, à l'aurore de cette journée printanière qui resterait fameuse dans son existence, comme une date de joie. Mercredi, douze mai ! Ce n'étaient que trois mots, et cependant que de choses ils contenaient ! Comme ils fouettaient l'esprit et réchauffaient le cœur. Mercredi, douze mai ! Cette journée-là lui appartenait, semblait briller, sourire, embaumer exprès, à son intention. Une surprise que la nature lui avait réservée pour son mariage. Il aspira fortement l'air velouté qui passait dans les massifs du jardin, et resta les deux coudes sur l'appui du balcon, en chemise.
De légers bruits troublaient seuls le silence et l'immobilité du matin ; discrets bonjours d'oiseaux, palpitations d'ailes invisibles, feuilles qui remuent, brins d'herbe qui bougent sans qu'on sache pourquoi, larme de rosée que verse un pétale. À gauche, derrière un mur lézardé, couvert de grappes de lilas, s'étendait à perte de vue un parc appartenant à une communauté religieuse. À de certaines heures, des femmes long-vêtues de flanelle blanche défilaient entre les arbres, marchant à pas de procession sur les gazons mous. Et ce petit coin de Passy, abrité de verdure, à dix minutes des boulevards, où se laissait vivre en garçon M. Marescot, dans une jolie maisonnette bourgeoise, donnait bien l'impresslon d'un calme quartier de province, derrière le mail, un peu avant la Manutention.
M. Marescot quitta Ia fenêtre et songea sérieusement à s'habiller. Sa montre marquait six heures. Il devait être à la mairie à onze heures, il n'était pas en retard. Après s'être lavé à grande eau, frisonnant d'aise sous l'éponge, il mit sans se hâter ses souliers vernis, et pour faire un peu les chaussures neuves qui craquaient comme des pois fulminants, il se promena dans toutes les pièces, inspectant chacune avec la satisfaction complaisante d'un homme de goût qui ne trouve rien à redire. Tout était prêt à la recevoir. Au salon, blanc et or, des bottes de fleurs pressées se bousculaient dans les grands vases ; les stores de soie, à moitié descendus, tamisaient la lumière ; le piano attendait ses mains blanches. Les gentils déjeuners, les longs dîners intimes qu'ils feraient dans la salle à manger sentant bon les lambris de chêne, assis l'un en face de l'autre, leur visage se touchant presque ! Avec quelle tendresse il allait la soigner ; à table il lui donnerait toujours les meilleurs morceaux, les blancs. Chaque fois qu'il sortirait, en hiver, il lui achèterait des gourmandises, des primeurs, et il se figurait déjà revenant le soir un peu en retard, chargé de petits paquets à ficelles roses qui intriguaient sa curiosité el la faisaient sauter, joyeuse, battant des mains, demandant : « Qu'est-ce que ça peut être ? » La chambre à coucher ! Elle était bleu très clair, comme ses yeux de jeune fille, avec des fleurs sur la cheminée, des fleurs sur la table, des fleurs devant la fenêtre, des fleurs dans les angles, des fleurs partout, jusque sur le lit.
S'étant plu à disposer lui-même ce sanctuaire, M. Marescot osait à peine y pénétrer. Il eût cru le profaner en l'habitant seul, et tels étaient ses scrupules que depuis trois jours, aussitôt après le départ du tapissier, il en avait fermé la porte à clef et couchait sur un canapé, dans le cabinet de toilette. Il se contenta donc d'y jeter un long regard, puis il se retira doucement. De porte en porte il alla, de son cabinet de travail au billard, du billard à une petite serre, de la serre à une chambre destinée aux amis de passage.
Et, terminant son inspection, il entra dans une grande pièce qui servait de débarras, où pêle-mêle étaient entassés de vieux meubles, des ferrailles, mille objets de rebut : une mappemonde, un bain de siège, des malles, des arrosoirs, d'anciens portraits ovales, une lanterne magique. Il s'en allait quand soudain, ses yeux étant tombés sur une armoire, il tressaillit. C'était une armoire de noyer, très large, très haute, ayant sa clef dans sa serrure. Elle occupait un coin de la chambre, près de la fenêtre.
Et, en une seconde, le souvenir de sa première femme lui remonta au cœur, le suffoquant, le forçant de s'appuyer au mur pour ne pas s'abattre. ll était veuf, en effet, depuis quatorze ans. Un roman qui avait fini comme un drame. Berthe… c'était déjà bien loin ! Lui, orphelin, très amoureux, l'épousant au sortir de l'École, aussitôt licencié en droit. Elle, poitrinaire, s'éteignant six ans après. Il avait beaucoup souffert ; les jours, les mois, les années avaient filé, et il n'avait plus pensé à la morte. Il avait gagné ainsi ses quarante-quatre ans, sans même se sentir avancer, s'était décidé à faire une fin, et voilà qu'après quatorze ans, pendant lesquels il avait vécu dans le commerce et les affaires, voyagé souvent, déménagé au moins cinq ou six fois, il se retrouvait – incroyable hasard ! – le matin même de son mariage, devant l'armoire où étaient renfermés les quelques vêtements, les bibelots dont il n'avait pas voulu se défaire, tout ce qui lui restait de sa première femme.
Non ! on lirait cette histoire dans un feuilleton, on dirait : C'est inventé ! Et pourtant la vie est semée d'aventures cruelles, qui dépassent les plus merveilleuses imaginations des livres. Qu'allait-il faire ? Regarder ? Jamais ! Il n'en aurait pas le courage, et puis était-ce le moment de s'attrister en réveillant tout ce passé de deuil qui sommeillait ? Mais, d'un autre côté, devait-il laisser les choses en cet état ? Sa femme, demain, pouvait remarquer ce meuble, y fouiller… À tout prix il fallait lui éviter une aussi pénible découverte. Et un désir fou, violent, irréfléchi, de tourner la clef et de jeter les yeux, une minute seulement, dans l'armoire, assaillit M. Marescot. Il hésita ; mais, s'armant d'énergie, Il I'ouvrit avec fracas. Une bouffée de renfermé lui souffla au visage et des teignes s'échappèrent, voletant. Sur les planches étaient rangés des paquets, des robes, des cartons. Il lui sembla que ces vêtements et ces objets, venant d'une morte, c'est-à-dire d'une ombre, d'une négation, d'une personne qui a existé, qui n'existe plus, affectaient une immobilité particulièrement sinistre. Et, pout détruire cette impression, il vida le meuble entièrement, bouleversant tout, jetant sur le parquet le linge, les bottes, les effets, pêle-mêle. Quand ce fut fini, s'asseyant à terre, sans souci de son pantalon neuf, il commença, les mains secouées de tremblements nerveux, à inspecter chaque chose en détail. Ce fut d'abord un petit sachet plein d'herbes des champs et de fleurs fanées, qu'elle avait brodé au retour d'une excursion à Ville-d'Avray ; ensuite une paire de mignonnes pantoufles en satin noir, des chemises d'une batiste très fine, fleurant encore sa peau de blonde, ce parfum de lavande qu'elle avait toujours attaché à elle, et un corsage de dessous, en soie, décolleté, ayant gardé la ronde empreinte de ses épaules, et des jupons, des mouchoirs avec son chiffre aimé : un B…, Berthe ! la première lettre du mot : baiser, comme elle disait en lui tendant ses lèvres. Oh ! ce baiser, frais, parfumé, qu'elle lui donnait jusque dans son agonie, les bras autour du cou, il se le rappelait maintenant, Marescot, malgré ses quatorze ans de veuvage ! Elle l'aimait celle-là, pour de bon. Jamais son affection n'avait eu une heure de faiblesse, elle l'avait adoré jusqu'au dernier souffle. Insensé, trois fois insensé qu'il était de se remarier ! Est-ce qu'on pouvait gagner deux fois de suite à la loterie du bonheur ? Quand les croque-morts étaient entrés dans la chambre mortuaire, par une matinée de novembre, il se souvenait de son désespoir furieux. Il s'était jeté sur le cercueil, l'étreignant, hurlant : « Je ne veux pas qu'on me l'emporte ! » Et aujourd'hui, il était en escarpins vernis pour aller à la noce, à la noce. Oh ! les hommes ! Que devait-elle penser de lui si elle assistait à cette honte ? Et, pris d'exaltation, il se roula sur ces défroques, pressant sur sa bouche les chiffons qu'il trempait de larmes, serrant sur son cœur les pauvres reliques, et répétant toujours : « Je t'aime, je t'aime… je n'aime que toi. »
Il revivait ses six années passées avec elle. Elle lui réapparaissait, caressante, élancée, comme aux premiers jours de leur union…
Et tout à coup il entendit sonner midi à côté, à l'horloge du couvent. Il bondit sur ses pieds, entrevoyant dans une lueur de lucidité l'épouvantable et ridicule catastrophe : tout le monde qui l'attend à la mairie, les parents, la fiancée… depuis une heure déjà ! Ma foi, tant pis, il est trop tard. Sa fiancée, c'est la petite morte qu'il n'a pas assez aimée. Il va se remettre avec elle à partir d'aujourd'hui. Il sent qu'elle est là, ne demandant pas mieux que de lui tenir compagnie, et il n'a pas besoin d'une seconde lemme.
Alors à la crise qui vient de le torturer succède une sorte de lassitude très douce, qui l'envahit. Ses pleurs coulent silencieusement, comme une source ; il se laisse de nouveau tomber sur le plancher, écroulé dans sa douleur muette. Et quand la vieille bonne Agathe, qui le cherchait partout, entre dans la pièce, et, le voyant changé comme après une maladie, s'écrie bouleversée : « Monsieur, qu'est-ce qui vous prend ? la mairie ?… votre mariage ? » il se soulève, et la congédiant d'un geste de fatigue :
« Non… plus maintenant !… plus maintenant… »
LE MAUVAIS SERGENT
L'autre jour, dans un groupe, quelqu'un devant moi se mit à attaquer violemment les sergents de ville.
« Comme vous avez raison ! m'écriai-je ; tous tant qu'ils sont, ils ne valent pas un clou ! Jugez plutôt ? À la campagne, j'ai pour jardinier un ancien sergent de ville, le père Ullmann, un Alsacien encore vert malgré ses cinquante-huit ans. Après avoir coffré pas mal de chenapans, aujourd'hui il met les melons sous cloche, et de ses grosses pattes brutales qui ont garrotté plus d'un rôdeur, il vous redresse délicatement une tige fatiguée. Cela le change, les fleurs ! et puis il prétend que cela sent moins mauvais.
Un matin qu'il était expansif, voici ce qu'il m'a raconté dans le jardin potager, debout, manches retroussées, son arrosoir près de lui, comme il finissait de rafraîchir un plant de fraises, toutes couchées par l'averse bienfaisante.
« C'est pas pour dire, mais voilà neuf ans que je suis chez monsieur, et je suis bien heureux, je peux l'avouer à monsieur… plus heureux que dans le temps… un fichu métier, allez ! La plus dure punition à infliger aux sacripants, c'est pas de les raccourcir ou de les envoyer à la Nouvelle ! Non… ça serait de les forcer à être sergents, à leur tour… seulement pendant quelques mois… ils verraient ! Mais… voilà… ça n'inspirerait pas la confiance aux bourgeois. J'ai une bonne tête de pataud… à me voir comme ça, en tablier ; j'ai pas l'air compliqué ; eh bien ! j'ai eu pourtant de la noire misère dans ma vie, et des choses à en faire des feuilletons dans le Petit Journal… Marié trop jeune, il a d'abord fallu nouer les deux bouts, puis, plus tard, ç'a été une autre chanson… un garnement d'enfant qui m'a gâté l'existence… qui nous a plantés là, la mère et moi, pour aller vivre je ne sais où… je ne sais comment !
Mais, tenez, de toutes les histoires qui me sont arrivées… voici encore la plus terrible.
C'était par une belle nuit d'été, avec un ciel tout plein d'étoiles, et un clair de lune en argent. Je vous parle là… d'une douzaine d'années ! Je faisais ma ronde près du Bois de Boulogne, le long des fortifications, vers Passy. Je marchais à pas lents, à côté de mon camarade, un Corse, rageur, qui avait des oreilles à entendre une fourmi marcher. Il pouvait être deux heures. De temps en temps passait au petit trot un fiacre dans lequel on distinguait vaguement des personnes couchées qui s'embrassaient bouche à bouche. C'était une vraie nuit rapport au sexe… quoi ! Tout à coup, un cri terrible déchire le silence : « Au secours ! à l'assas… » Cela partait à trente pas de nous. En courant, nous nous précipitons, et nous tombons comme un boulet de vingt-quatre sur le dos d'un homme en blouse, accroupi, en train de « barboter » un grand jeune monsieur en paletot clair, habit noir et cravate blanche ; quelqu'un qui revenait du bal sans doute. Ah ! le gaillard n'eut seulement pas le temps de dire : « Dieu vous bénisse ! » En un tour de main il était ligotté. Malheur ! nous arrivions un peu tard, le pauvre avait deux coups de couteau dans la figure, il était tout jeune… à la pointe de sa moustache blonde, un sang rose coulait goutte à goutte et ruisselait en filets sur le plastron de sa chemise où brillaient des boutons d'or. Moi, je dis à mon camarade :
« Reste ici, je file en avant déposer le gibier au poste, je vais te ramener du monde avec une civière… et toi ! la clique… hop ! et pas de blagues ! »
Nous voilà partis tous les deux… nous avions cinq cents mètres à peu près à faire avant d'être rendus. Il ne bronchait pas…, d'ailleurs, ça ne lui aurait servi de rien, il avait les mains attachées et je le tenais par le collet, en ouvrant l'œil… Il se faisait un peu tirer, exprès, marchant d'un pas lourd, sans rien dire… moi, je n'avais pas envie d'entamer la conversation, vous pensez ? Mais voilà qu'en passant sous un bec de gaz il s'arrête net, se plante devant moi et me dit,
« Tu ne me reconnais donc pas ? »
Il secoue sa tête pour rejeter ses cheveux en arrière. Sa casquette tombe… Lui ! c'était lui ! Jean ! mon garçon !
Dam ! on a beau être blindé, avoir traîné sa vieille carcasse pendant des années, la nuit, sur les trottoirs de Paris, on est homme, n'est-ce pas ? Mon sang ne fit qu'un tour… je le regardai… c'était bien lui ! Il était là, l'œil hagard, bouche ouverte, tout chancelant, qui bégayait d'une voix caline d'ivrogne :
« Petit père ?… t'ai jamais fait de mal, moi… tu voudrais pas me faire avoir des embêtements… dis ?
Pourquoi ne suis-je pas tombé raide mort, ou ne me suis-je pas mis à danser comme un fou ? Je n'en sais rien… et c'est miracle ! Il me sembla qu'il se détraquait quelque chose en moi… J'eus froid au cœur et au cerveau ; en une seconde, je vis des milliers de choses à la fois : le jour où il était venu au monde… le baptême… comme il était gentil quand il était petit… à l'école, il apprenait tout ce qu'il voulait… notre logement au sixième… sa pauvre mère penchée sur sa couchette, ses premiers pas, ses gambades… Une joie dont vous ne vous faites pas idée, monsieur, quand il me chipait mon képi pour le mettre sur sa tête… Et puis, je me représentai une catastrophe effrayante… la mère tombant raide, tout de son long, en apprenant… la chose racontée dans les journaux : « Demandez la biographie de l'assassin, le fils du sergent de ville… avec les détails… ! » Je vis notre pauvre petit nom déshonoré ! Ça ne peut pas s'expliquer… mais, en même temps qu'un sentiment d'horreur et de répulsion, il me monta du cœur un immense élan de tendresse et de pitié pour le fils de mes entrailles… Je regardai à droite, à gauche… La rue était déserte et calme… Je lui déliai les mains, et tout bas… très bas :
« F… le camp. »
……………………………………………………………………………
Je ne l'ai jamais revu. Si j'ai mal fait, Dieu me pardonnera… Eh bien, c'est ça ! ne te gêne pas, toi !
Et, en disant ces mots, le père Ullmann prit entre le pouce et l'index un gros limaçon qui se prélassait au soleil sur la plus belle feuille d'un chou.
L'AUMONIER
L'abbé Durandal, du 25e dragons, n'avait rien en lui qui justifiât son nom d'épée glorieuse. C'était un petit vieillard timide, rabougri, marchant à pas menus et parlant à voix basse comme à confesse. Ne mettant jamais les pieds au quartier, il ne s'occupait que des femmes du régiment.
Il les connaissait toutes ; les petites, les grandes et les moyennes, depuis la femme du colonel jusqu'à celle du maréchal des logis trompette. Il s'y intéressait également, et les suivait dans la vie, qu'elles le voulussent ou non. De son œil terne et atone de prêtre habitué à saisir sur les visages le reflet des consciences, il avait sondé leur cœur et déshabillé leur âme. Les ayant fait passer au conseil de révision, sous la toise de son jugement sûr, impeccable, il possédait un signalement exact et fidèle de toutes, avec les détails et signes particuliers.
Chacune de ces dames avait un jour fixe où l'aumônier allait la voir. Or, le mercredi, c'était le tour de Mme Gripon, la femme du capitaine d'habillement, une petite brune sentimentale, mariée seulement depuis trois ans. Elle n'était pas heureuse. Le capitaine, après avoir, un trimestre durant, partagé avec elle l'affection qu'il portait à sa jument Langouste, l'avait négligée peu à peu et, de fil en aiguille, complètement mise de côté. Enfin, ce qui était plus grave, il avait contracté une liaison qui remontait déjà à vingt-deux mois et qui absorbait sa vie. La liaison s'appelait Paula Moulette, et tenait un magasin de modes étroit comme une échoppe, 14, rue Moquechien. Il passait chez sa maîtresse la meilleure partie de son temps en dehors du service. Il y avait sa pipe, ses pantoufles et son rond de serviette. Il découchait sans cesse. L'aumônier était au courant de cette situation. Plusieurs fois il avait essayé d'arrêter Gripon sur la pente fatale ; mais retient-on un capitaine d'habillement dans ses criminelles folies ? Gripon était lancé, il ne voulait rien entendre. Après s'être fait rembarrer à diverses reprises, l'abbé rentra dans sa coquille, résolu à temporiser comme Fabius, se promettant d'attendre une occasion, un de ces bienheureux hasards qui viennent, pareils à de bons génies, remettre toutes choses en place, et que certains esprits, plus éclairés ou moins ingrats, condescendent à baptiser du nom de circonstances providentielles.
Quand l'abbé Durandal arriva chez Mme Gripon, il la trouva en larmes. Sans se déconcerter, ni prendre l'affaire trop au tragique – il en avait vu bien d'autres ! – il s'assit près d'elle, et tenta de la calmer. Mais elle se refusa à toute consolation et ses sanglots redoublèrent. L'abbé croisa ses bras et attendit patiemment. Au bout d'un instant, elle se décida à répandre sa douleur en paroles entrecoupées : « Vous ne savez pas ce qu'il m'a fait ? »
– Quoi encore ?
– Il a demandé un congé de quinze jours, qu'il a obtenu. Il a pris le train hier soir et, avant de partir, m'a annoncé tranquillement qu'il profitait de cette permission pour se rendre chez un de ses amis, qui l'a invité… qui possède un château dans la Côte-d'Or… est-ce que je sais ? Des mensonges, tout ça ! La vérité c'est qu'il s'est sauvé à Paris… ou bien à la campagne, dans quelque coin où il est sûr de ne rencontrer personne de connaissance… et que l'autre ira le retrouver, si elle n'est pas déjà en route… sa Paula, sa… sa grue ! »
Elle rougit.
– Ah ! tant pis, monsieur l'abbé… j'ai lâché le mot, c'est plus fort que moi.
Alors, à moitié décoiffée, se prenant le front dans ses deux mains, les coudes en l'air, elle se renversa sur le dos de son canapé, balbutiant dans un déluge de larmes :
– Si ce n'est pas affreux… d'être abandonnée comme ça… à vingt-six ans !
L'abbé ne broncha pas, en calculant qu'elle allait en avoir trente et un le mois prochain.
– Voyons ? voyons ? lui dit-il de ce ton affectueusement courroucé qu'on adopte pour faire entendre raison aux enfants, vous allez vous rendre malade ; et ce soir, à la musique, toutes ces dames, au jardin public, verront que vous avez pleuré. Et on en jasera. D'ailleurs, rien n'est désespéré, vous pouvez encore avoir du bonheur. Je tâcherai… je parlerai au capitaine… Il n'est pas méchant, il comprendra.
Elle paraissait tombée dans un soudain abattement.
– Oh ! non, c'est inutile, murmura-t-elle, très triste, il n'y a plus qu'une chose qui pourrait me rendre heureuse… Et vous n'y pouvez rien !
– Quoi donc ?
Elle répondit, comme si sa pensée était ailleurs :
– Un enfant.
– Eh bien… mais…, dit le prêtre un moment interloqué, ça n'est pas dans le domaine des souhaits irréalisables cela…, c'est élevé, c'est chrétien !… En effet, oui, je crois qu'un enfant…
Sans le laisser achever elle continua, prise d'exaltation :
– Oh ! monsieur l'abbé, un petit, un bébé ! si j'en avais un à aimer, à dorloter… qui plus tard marcherait tout seul… il ne sera jamais soldat, par exemple ! Je serais la plus heureuse des femmes… Et puis, si c'était un fils…, ça flatterait le capitaine… qui sait ?… ça le retiendrait peut-être à la maison.
– Ah ! il faut aussi que cela soit un garçon ? interrogea l'aumônier.
– Autant que possible ; je le préférerais, reprit Mme Gripon.
Elle ne pleurait plus. Le prêtre se leva, comme animé d'une résolution subite :
– Avez-vous confiance en moi, madame, et pensez-vous fortement que je ne cherche en tout ceci qu'une chose : assurer le bonheur de votre ménage ?
– Mais oui.
– Eh bien, allez mettre un chapeau. Nous sortirons ensemble.
– Pour aller où ?
– Vous le saurez tout à l'heure. Je vous attends.
Elle dit : « C'est bon, je reviens », et monta s'habiller.
Quelques minutes après, ils marchaient tous deux, côte à côte, par les petites rues étroites et pavées en pointu de la vieille cité bretonne ; elle, se laissant conduire et n'osant pas questionner l'abbé qui paraissait soucieux.
Ce fut lui qui, le premier, rompit le silence. À hauteur de l'écluse, après avoir passé l'Erdre, il lui dit brusquement :
– Vous ne devinez pas où je vous emmène ?
– Pas du tout.
Il s'arrêta, la regardant en dessous.
– Chez Paula Moulette.
Elle eut un sursaut et faillit tomber :
– Chez cette femme ? y pensez-vous ?…
Il lui coupa la parole avec rudesse, et lui posant ses deux mains à plat sur les épaules :
– Pardon, voulez-vous avoir un enfant ?
– Sans doute, mais je ne comprends pas…
– En ce cas, laissez-moi faire, vous me remercierez plus tard.
Sans attendre la réponse, il continua de marcher. Elle le suivit.
Elle le suivit, molle, résignée, sans force, envahie par cet affaissement délicieux qui succède aux larmes, aux crises, et qui vous pénètre jusqu'à l'âme. Sans deviner la pensée de l'abbé Durandal, elle se reposait en lui avec confiance. Elle était bien aise que son caractère sacré de prêtre lui offrît une sûre garantie. Aussi, elle ne cherchait même pas à se rendre compte, goûtant le charme intime de l'irresponsabilité, heureuse en secret de cette circonstance fortuite qui lui permettait de faire un réel sacrifice d'amour-propre en obéissant à l'aumônier, et de contenter, à l'endroit de Paula Moulette, une curiosité depuis longtemps aiguisée.
Après avoir monté la rue Moquechien, qui est rude et ensoleillée, ils arrivèrent devant un petit magasin dans l'étalage duquel, perchés sur de hauts champignons, flamboyaient une demi-douzaine de chapeaux de paille aveuglants, parés de fleurs jaunes et de coquelicots.
L'abbé dit à voix basse : « C'est ici, du courage ! » Et il entra.
Une femme déjà mûre, plutôt de l'autre côté de la quarantaine, assise derrière un comptoir, en train de coudre sur une forme des coques en satin cerise : c'est Paula. Elle n'a pas l'habitude de recevoir des ecclésiastiques ; à la vue du prêtre, elle se lève, très surprise, jetant un coup d'œil à la dérobée sur cette jeune dame brune qui est si pâle et se tient à l'écart. L'abbé, son chapeau à la main, s'incline : « Mademoiselle Moulette… sans doute ? » Et, sur un signe affirmatif de la modiste, il brûle ses vaisseaux, lançant d'une voix émue qu'il s'efforce néanmoins de rendre ferme : « …bé Durandal, …mônier du 25e…, …ame Gripon… voudrions avoir avec vous un entretien particulier. »
Paula, rouge comme un pantalon garance, lâche sa forme, marmotte, la figure à l'envers : « Si vous voulez venir dans la salle à manger… » Elle passe devant, et les voilà tous trois dans l'arrière-boutique, se regardant accoudés à la table ronde où se déroule sur une toile cirée la série des rois de France, depuis Pharamond, 420, jusqu'à Louis-Philippe. Sur la cheminée, dans un cadre en peluche, sourit la photograpbie satisfaite du capitaine, en grande tenue. C'est l'abbé qui entame l'entretien : « Mademoiselle… madame… – il ne sait pas comment dire – il s'agit de faire… une bonne action, de rendre la paix… et la joie à une famille… madame Gripon, qui souffre depuis longtemps… » Et il parle d'une voix lente, continue. Il demande un gros sacrifice : « renoncer au capitaine, briser cette liaison coupable que la morale du monde et celle de l'église réprouvent également… quitter Nantes, s'en aller dans une autre ville, un peu loin. On est tout disposé, d'ailleurs, à l'aider, n'est-ce pas, madame ? » Et le prêtre interrogateur se tourne vers Mme Gripon. Mais à cette seule allusion, Paula, qui s'est contenue jusqu'à présent, éclate en sanglots : « Pourquoi m'offrez-vous de l'argent ? Je ne suis pourtant pas une mauvaise femme ; je n'ai jamais accepté un sou d'Armand – elle se reprend : – du capitaine. – Ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai. »
– Je n'ai pas eu l'intention de vous humilier, assure l'aumônier.
– C'est drôle, pense en elle-même Mme Gripon, elle pleure comme moi.
Et le bon Durandal va toujours son train, avec une obstination tranquille et enlaçante :
– Le capitaine est absent, il ne faut pas qu'à son retour il vous retrouve ici. Tenez, allez vous établir à Tarbes.
– À Tarbes ? et la malheureuse lève des yeux de chien suppliant.
– Oui, j'y connais du monde, c'est un très gentil endroit ; je vous recommanderai à quelques familles. Faites cela, je vous en conjure, pour cette pauvre femme qui regrette son mari… Elle n'a plus qu'un rêve, qu'une espérance : avoir un enfant ! Elle attend cette joie… voulez-vous l'en priver à tout jamais ? Non, répondez.
À ce mot « d'enfant » le visage de Paula se contracte dans une grimace touchante et comique à la fois. Elle balbutie :
« Ah ! si c'est pour cela, je vous comprends… je n'aurai pas ce bonheur, moi ! » et, flasque, abattue, bouffie de larmes, secouée de sanglots, les mains grandes ouvertes, elle se résigne avec un soupir : « Je partirai. »
Trois mois plus tard, Mme Gripon, se trouvant seule un mercredi avec l'abbé, lui annonçait toute rougissante l'heureuse tournure que, depuis plusieurs jours, semblaient prendre les évènements.
L'aumônier risqua une plaisanterie :
– Hé ! hé ! l'enfant de troupe n'a pas manqué l'appel ?
– Ah ! mon cher abbé, déclara la jeune femme dans un élan irréfléchi, en lui serrant les mains, ce petit amour c'est à vous que je le dois ! »
Et le bon prêtre se défendant :
« Non, non. Tout ce qu'on peut dire, c'est que je n'y ai pas nui… »
L'ACCIDENT
Mme de Morancey, le chapeau sur la tête et les gants à la main, recommanda gaîment, du vestibule :
« Annette ? Le couvert de Georges, ce matin.
– Je sais, répondit la vieille gouvernante, c'est aujourd'hui le cinq… »
La porte de l'antichambre claqua, et, vivement, Mme de Morancey sortit. Une fois dehors, sur le trottoir de la rue du Berry, elle se dirigea vers les Champs-Élysées, qu'elle descendit de son pas de brune, alerte et menu. C'était une matinée aiguë d'avril, sentant frais la verdure trop verte, trop jeune, avec une brise perfide et coquine, qui vous donnait sur la figure la sensation de chiquenaudes. Des cavaliers se hâtaient vers le bois, et les naseaux de leurs montures soufflaient, à intervalles réguliers, des jets de fumée blanche. Tout en haut de l'avenue, l'arc de l'Étoile se dressait comme un colossal viaduc enveloppé de brume.
La jeune femme allait droit devant elle, affectant ce petit air sérieux, posé, comiquement hautain que prend toute Parisienne qui a un but bien déterminé, ce petit air de bravade et de défi qui semble dire à tous les passants : « Je vais là… où j'ai affaire, et vous ne m'en empêcherez pas ! »
De la même allure décidée elle traversa la place de la Concorde, passa le pont, et s'engagea dans le faubourg Saint-Germain où roulaient sourdement, comme des wagons, les premiers tramways.
Évidemment elle allait à un rendez-vous, et tout l'indiquait : sa course précipitée, I'heure matinale, la joie impatiente qui, depuis quelques instants, rayonnait sur son visage. Elle approchait, à coup sûr, de l'endroit convenu. Soudain, en face d'un ancien hôtel d'aspect sévère, elle laissa échapper un léger cri. Au même instant, un bambin de dix ans, qui se promenait à côté d'un vieux domestique en livrée, s'élança vers elle et lui sauta au cou, en I'appelant : « Maman ! »
Le valet fit de loin un salut respectueux de la tête et rentra dans l'hôtel.
Mme de Morancey, judiciairement séparée du comte de Morancey – auquel avait été confiée la garde de Georges, leur unique enfant – venait ainsi, tous les cinq du mois, chercher son fils au coup de neuf heures. Elle passait la journée avec lui et le ramenait après le dîner. Ainsi que le matin, le domestique se trouvait, le soir, devant la porte pour attendre son jeune maître et prendre dans la voiture les friandises, les jouets de toute sorte dont sa mère l'accablait à chaque sortie. Le comte ne paraissait jamais au moment de la réunion, ni à celui de la séparation. Cela durait depuis dix-huit mois.
Mme de Morancey appela un fiacre afin d'être plus tôt arrivée, car elle n'avait pas de « temps à perdre » et il lui fallait brûler cette précieuse journée, dont les minutes comptaient double, aussi rapidement, aussi follement que d'autres brûlent leur vie, tâcher dans ces douze heures de faire tout tenir : les soins, les caresses, les mille et une recommandations sur la santé, sur le chaud et le froid ; les baisers, les câlineries, le plus de distractions possible : deux bons repas avec les plats sucrés qu'il préférait, et puis le laisser raconter cet enfant !… parler à son tour !
Quelle besogne surhumaine pour la pensée et pour le cœur ! On n'avait pas le droit de rester sans rien dire, l'esprit en repos. Les secondes, par proportion, représentaient une semaine.
Mme de Morancey, pendant le déjeuner, considérait son fils avec idolâtrie, absorbée à le servir, s'ingéniant à devancer ses désirs les plus timides. Et elle le serrait dans ses bras à tout propos, lui demandant pour la vingtième fois :
« Es-tu bien ? M'aimes-tu beaucoup ? As-tu faim ? »
Le petit, les pommettes allumées, un peu grisé par cette tendresse incessante, se laissait choyer gentiment, pouvant à peine suffire au torrent des questions maternelles.
En se levant de table, elle se mit à ses ordres : « Il n'est pas tard, dis ce qui t'amuserait ? »
L'enfant hasarda, la bouche encore pleine : « Aller sur le boulevard pour voir les boutiques.
– C'est entendu ! » dit-elle – et ils partirent presque aussitôt.
Le temps était tiède, et un soleil bienveillant chauffait les rues où les arroseurs en chapeau de paille, précurseurs de la belle saison, remorquaient déjà l'appareil roulant de leurs tuyaux. Chargés de gamins et de fillettes entourant une institutrice mal mise, des landaus opulents passaient avec des cerceaux accrochés à leurs lanternes. Toutes les nourrices de Paris étaient dehors.
Mme de Morancey gagna bientôt les boulevards. Georges lui échappait brusquement pour courir à la devanture d'un magasin, ou bien pour admirer aux kiosques les images des journaux illustrés pendus à des ficelles par des chevilles de bois, comme le linge qu'on fait sécher. Il ne tardait pas à revenir auprès de sa mère. Ce manège se répétait sans relâche. Peu à peu la jeune femme, tout en suivant son fils du regard, était tombée dans une rêverie profonde, et, une noce de commerçants débouchant d'un portail, les carrosses à la queue leu-leu, tout à coup le jour de son mariage, à elle, émergea du passé. Elle revoyait l'étroite sacristie de Sainte-Clotilde où avait défilé la plus haute noblesse de France ; son mari, fier et pâle, accordant des poignées de main, et les équipages encombrant la place. Toutes les croisées étaient noires de curieux armés de lorgnettes. Et puis sa lune de miel, la naissance de Georges qui lui avait coûté cinquante heures de torture. On avait cru qu'elle passerait et que l'enfant viendrait au monde mort-né. Ils avaient vécu tous les deux. Enfin sa faute impardonnable, la colère de son mari, leur éclatante séparation…
Aujourd'hui, elle en était réduite à ne posséder son fils qu'une fois par mois : le cinq. Pas le six ni le quatre ; le cinq… Quelle faveur !… Elle cherchait l'enfant des yeux à travers les promeneurs, quand soudain, derrière elle, dans le tapage de la rue, une voix perçante de petit garçon hurla : « Oh ! maman ! »
Elle se retourna, glacée jusqu'aux entrailles, et n'aperçut d'abord rien. Puis des gens coururent à l'endroit d'où le cri s'était élevé ; un groupe se forma ; un pâtissier monta sur un banc. Et elle vit trois messieurs qui portaient lentement un enfant d'une dizaine d'années, de la même taille que Georges, exactement vêtu comme lui. Il avait une tête rouge, des mains rouges, des bottines rouges, et un sergent de ville marchait à côté, tenant une casquette semblable à la sienne.
Alors elle comprit que son petit venait d'être écrasé, et elle suivit la foule, toute pensée morte en elle, les yeux secs, la langue embarrassée, répétant avec un calme effrayant :
« Je suis sa mère… je ne l'ai que le cinq… Et juste ce jour-là… mon jour… »
On crut que la commotion l'avait rendue folle.
Chez le pharmacien, quand on lui demanda où elle demeurait, elle répondit : « 199, boulevard Saint-Germain ». Mais on eut beau insister pour lui faire dire son nom, elle ne put jamais se le rappeler. On envoya donc chercher la civière du poste voisin, et on ramena sur-le-champ, à l'adresse indiquée, le pauvre être broyé qui n'en avait plus que pour quelques heures.
Une victoria lancée au grand trot lui avait passé sur le dos et sur la nuque.
***
Dès que le lugubre cortège eut franchi le seuil de l'hôtel, Mme de Morancey, restée sur le trottoir, se sentit débordée par une épouvantable angoisse. Son mari lui avait confié, le matin, un enfant joyeux, bien vivant, et elle lui rendait un agonisant, presque un cadavre. Qu'allait-il dire ? Qu'allait-il faire ? La tuer ? Il aurait raison, et elle convoitait la mort, trouvant qu'elle l'avait bien méritée. Non, elle n'eût pas été surprise de voir M. de Morancey sortir un couteau à la main, ou brandissant un revolver, et elle eût bondi au-devant de lui avec bonheur, offrant sa poitrine.
La porte s'ouvrit, et elle se dit : « Le voilà ! » Mais, non ! c'était le brancard vide, balancé plus allègrement par les porteurs, qui s'arrêtèrent au coin, chez le marchand de vins, où ils contèrent l'accident, avec des gestes. Elle les distinguait de loin, stupide, et malgré le désir qui la poignait d'avoir des nouvelles, elle n'osait point faire un pas. Une force mystérieuse la retenait clouée devant la maison où mourait son chéri, qu'elle s'accusait tout bas d'avoir assassiné.
Elle demeura debout, à la même place jusqu'à la nuit, ne quittant pas des yeux les fenêtres illuminées où se détachaient parfois des ombres. Le temps passait. L'homme aux réverbères alluma bientôt les becs de gaz, et elle ne bougeait toujours pas, la tête pesante comme une boule de plomb, ne tournant et ne retournant dans sa cervelle anéantie que cette seule pensée : « Georges meurt, là-haut ; c'est là-haut qu'il meurt ! »
Cependant le froid la saisit. Cherchant autour d'elle un abri, elle s'aperçut qu'elle était en face d'une station de fiacres. Pour cent sous elle proposa à un cocher de la laisser se blottir dans sa voiture. Croyant à une intrigue, il accepta en riant. Elle y resta trois heures. À minuit moins le quart, un prêtre sonna et disparut derrière la porte cochère. Il allait mourir, sans nul doute, puisqu'on avait appelé un prêtre ! À tout prix elle voulut savoir, ne pouvant tolérer davantage le supplice de l'incertitude. Elle entrerait chez son mari, dût-il la faire jeter par ses gens sur le pavé, comme une gueuse. S'armant de courage, elle tira le timbre, tremblante, et pesa sur le lourd battant qui se referma avec un bruit sinistre. Puis elle pénétra dans la loge du concierge qui la reconnut aussitôt, et s'asseyant, montrant sous la clarté de l'abat-jour un visage de vieille femme ravagé de douleur, elle lui commanda, avec une autorité qui n'admettait pas de réplique : « Montez voir… comment il va. Vous reviendrez me le dire. J'attends ici. »
Une minute après, le concierge redescendait, silencieux.
« Eh bien ? lui demanda-t-elle frémissante. » Pour toute réponse, il leva les bras, les laissa retomber, puis joignit les mains, murmurant : « Il y a cinq minutes… sans souffrance… »
Et immédiatement il ajouta : « Monsieur permet que vous restiez près du corps. »
Alors, oublieuse de sa culpabilité, elle éclata en sanglots qui la suffoquaient, hoquetant au milieu de ses pleurs : « Maintenant qu'il est mort… on me permet ! »
Puis elle sortit, balbutiant : « Non ! à quoi bon ? » Et elle s'enfonça dans les ténèbres, à pied, la pluie commençant à tomber fine et froide.
UN HOMME PEUREUX
Quand j'étais étudiant au quartier Latin, je prenais quotidiennement mes repas dans un petit restaurant à prix fixe, situé vers le haut du boulevard Saint-Michel. Parmi les habitués de l'établissement, j'avais distingué un homme à longs cheveux gris, pâle, un peu voûté, portant, été comme hiver, le col de son paletot relevé. Il s'asseyait toujours à la table voisine de la mienne. Bien qu'il fût tacitume, et circonspect jusque dans la façon de découper sa viande, je parvins à forcer son mutisme obstiné ; je ne lui déplus pas et quelquefois il m'appelait son ami. Je sus qu'il avait cinquante-neuf ans, qu'il se nommait Octave Michaud, veuf, sans enfants, et qu'il avait le bonheur de vivre de ses rentes. Je ne le voyais qu'aux heures du déjeuner et du dîner, toujours seul. Son visage mat, renfermé, exprimait une préoccupation douloureuse, la souffrance continue d'une obsession intérieure. Plusieurs fois je lui demandai s'il avait un chagrin… les femmes, peut-être ?… hein ? – Non ! – Des soucis d'argent ? – Pas davantage. – Quoi donc ? À cette question, il enfonçait lentement la tête dans son paletot dont le col lui remontait alors jusqu'au milieu des oreilles – de grandes oreilles blanches, plates, comme en marbre – et répondait avec un soupir : « Ah ! voilà ! » Puis il restait immobile, les yeux fixés sur un objet quelconque, parti très loin.
Un soir que nous étions sortis ensemble après dîner, il me demanda brusquement : « Voulez-vous venir chez moi, nous causerons. » J'acceptai. Il appela une voiture et donna au cocher une adresse, avenue des Champs-Élysées. Durant le trajet il n'ouvrit pas la bouche. Le fiacre s'arrêta devant un très bel hôtel dont les volets étaient fermés. Au-dessus d'un mur, des branches d'arbres dépassaient, et une brise douce agitait les flottantes écharpes de lierre accrochées aux rampes des balcons. Fort intrigué, je hasardai : « Où sommes-nous ? – Chez moi », me répondit-il. Nous entrâmes, et après avoir monté un large escalier et traversé plusieurs salons dont je devinais dans l'obscurité le luxe opulent, rien qu'à l'épaisseur des tapis et au frôlement des draperies sur mes joues, nous arrivâmes devant une porte. Jusque-là il m'avait guidé, me tenant par la main ; il s'arrêta, alluma un flambeau, et me faisant passer le premier : « Voici ma chambre ».
Ce fut un éblouissement. La grâce exquise et sensuelle du dix-huitième siècle, sa manière voluptueuse et coquette, son goût d'une si impertinente frivolité semblaient avoir présidé à la décoration de cette pièce. Les fleurs éteintes couraient en guirlandes sur les tentures, les glaces et les miroirs attendaient la femme pour surprendre au passage l'image éphémère de sa beauté ; dans l'air planait je ne sais quel parfum troublant de la délicieuse époque disparue. Et il s'appelait Michaud ! et il déjeunait à trois francs. Je le considérai. Effondré plutôt qu'assis dans un fauteuil, encore plus pâle que de coutume, cet homme exsangue aux yeux caves était assez inquiétant. J'eus regret un instant d'être venu. Il me fit signe de prendre place à côté de lui. Alors, dans le silence, toutes les portes closes, indifférent aux mille séductions qui l'environnaient, il s'exprima ainsi avec lenteur, beaucoup de lenteur :
« Il faut que je révèle à quelqu'un le secret de ma tristesse. Depuis des années et des années, ma vie n'est qu'une angoisse perpétuelle. Vous ne devinez pas pourquoi ? Je vais vous le dire…
C'est une idée qui est plantée là – il se toucha le front de l'index – et qui n'en bouge jamais. Elle est installée. »
Se penchant, il me prit par les épaules et me chuchota, tout près, comme s'il avait honte de cette confidence : « J'ai peur de la mort. »
Je frissonnai.
Il reprit en scandant chaque monosyllabe, pour mieux m'en faire approfondir la terrifiante signification : « J'ai… peur… de… la… mort. Vous sentez si je suis malheureux ? »
Il disait cet aveu de l'air pénétré d'un enfant malade qui désire qu'on le plaigne.
Je l'interrompis : « Vous n'êtes pas le seul, tout le monde préfère vivre… et longtemps ! »
Il répliqua en hochant la tête : « Non, vous n'y êtes pas ! ce n'est pas l'amour de la vie que j'ai, c'est la peur de la mort… Tout ce qu'on voudra qui ne soit pas vivre, j'y consens ! Mais, pas mourir… pas mourir… jamais je ne me déciderai… Comment m'est venue cette terreur ?… je ne sais. Dès le premier âge de raison, je me souviens de l'avoir éprouvée. Tout petit… jeune homme plus tard… ma vie entière, j'ai enduré ce martyre. Cette pensée persistante ne m'accorde pas une minute de répit. Je songe à la mort en me levant, en m'habillant, dans la rue, quand je mange, toujours, partout, jusqu'à l'heure où je me couche. La nuit elle dispose de mon sommeil, et quand elle condescend à me laisser dormir, épuisé, c'est pour accourir en rêve… Oh I c'est d'un pénible… mettez-vous à ma place ! J'ai deux ou trois cent mille livres de rente, une fortune considérable. Elle n'a jamais pu seulement pendant un quart d'heure me faire oublier… J'ai essayé de toutes les distractions et des plus extravagantes folies. Avant même de mettre à exécution les projets sur lesquels je comptais le plus, j'avais reconnu déjà l'inutilité de mes tentatives. Cela est ainsi parce que cela doit être. Est-ce une maladie ou une punition ? – Dites-moi votre avis franchement… Mais je suis insensé, vous ne pouvez pas le savoir plus que moi. Je lis dans vos yeux Ie mot prêt à vous venir aux lèvres : l'amour ! – Ah ! l'amour ! je l'ai cherché, je l'ai trouvé, et je l'ai perdu. J'ai eu plusieurs maîtresses, et des belles ! Je me suis marié avec une femme qui m'adorait. Mais dans les bras des maîtresses, sur le cœur de la femme chérie, à tout instant, entre nous, la pensée, l'éternelle pensée : Il faudra que je meure, il le faudra… tout le monde y passe. Ce sera mon tour dans dix ans, vingt ans ? peut-être demain ? dans dix minutes, est-ce qu'on sait ? Et monsieur, voyez-vous, dans ces moments-là ma cervelle travaille, travaille, je vois mille choses, mille détails à la fois, avee une netteté, une précision photographiques : moi, au lit, sur le dos, on me veille… je sens ma barbe raide qui pousse… le cercueil posé tout debout dans un coin de la chambre, il m'a l'air un peu petit… Des gens noirs en pèlerine, le chapeau sur la tête, qui m'emportent et me chargent sur la voiture sabrée de courants d'air. Tout cela me cause une peur… Mais je n'insiste pas… je vois que mes paroles vous font de l'impresslon, je ne veux pas que vous deveniez comme moi, je sais trop combien on souffre. Je vous disais tout à l'heure que j'ai été marié ; ma femme n'est plus. J'avais deux enfants, Paul et Geneviève ; ils sont morts aussi. C'est comme un fait exprès. Quant à mes parents, il y a déjà longtemps qu'ils sont partis… De sorte que je suis tout seul. Voilà ma vie. Le luxe de mon hôtel m'est devenu insupportable. Je n'ai pas une amitié, plus de famille. Alors, je vais au hasard prendre mes repas, n'importe où, et je rentre ici le plus tard possible dans la nuit, avec mon cauchemar qui ne me quitte pas. Tenez, en ce moment où je vous parle, j'ai la Mort à mes côtés, elle est là, dans ma chambre… Je la sens. Cela dure depuis cinquante ans. Adieu… jeune homme, je vous attriste inutilement, rentrez chez vous, allez… Iaissez-moi… allez… »
Il se leva et m'accompagna jusqu'à la porte, où il me laissa, terrifié.
Il ne revint pas au café où je l'avais rencontré, et je l'oubliai avec le temps. Je voyageai. Deux ans après, me promenant dans les Champs-Élysées, je tressaillis en reconnaissant l'hôtel où il m'avait fait, une nuit, la singulière confession de son effroi.
Une curiosité m'empoigna de savoir ce qu'était devenu mon maniaque. Je sonnai. Un vieux serviteur se présenta.
« Monsieur Michaud ? lui demandai-je.
– Il est mort, l'an dernier, monsieur.
Je fus péniblement surpris.
– Ici, dans cette maison ?
– Oui, monsieur, j'étais là avec monsieur le docteur… Ah ! dame, ça n'a pas été tout seul… il ne pouvait pas se faire à cette idée-là… « Vincent, qu'il me répétait tout le temps dans son agonie, Vincent, j'ai peur. » Et puis d'un coup il s'est échappé de mes bras, ses yeux ont viré sens dessus dessous… il a dit : « Ce n'est que cela ! » Et il a passé.
FLEUR D'ORANGER
Mme Serval arriva la première au rendez-vous.
Encore essoufflée, elle se laissa tomber sur un fauteuil boiteux, et tenant dans sa bouche la grande épingle à tête de jais, ôta sa voilette avec lenteur. Le papier déchiré par plaques, la commode à toile cirée, le lit maussade sous son gigantesque édredon écarlate lui causèrent d'abord une désagréable impression ; mais ses regards s'étant tournés vers la cheminée, elle ne put s'empêcher de sourire. Juste au beau milieu, recouverte d'un globe, s'étalait une couronne de fleurs d'oranger, toute jaunie, vraiment piteuse sur son coussin bleu de ciel galonné d'or. Comment se trouvait-elle là, cette guirlande symbolique ? À la suite de quels naufrages conjugaux la triste épave était-elle venue s'échouer en cette chambre d'hôtel meublé ? Et par un retour d'esprit très naturel, Mme Serval se souvint à l'instant même qu'elle aussi possédait une semblable couronne, sa parure de mariée, actuellement au fond d'un carton à chapeau, sur le haut d'une armoire, dans la chambre de débarras.
Ah ! si trois ans plus tôt, le jour où elle avait épousé Serval et qu'elle se pavanait chez Véfour, dans sa robe blanche à traîne, si ce jour-là on lui avait annoncé qu'elle cesserait avant peu d'aimer son mari et qu'elle aurait un… On l'eût bien étonnée. Et pourtant c'était vrai. Elle avait un amant. Un amant ! quel mot doux et terrible à la fois, bête et délicieux, adorable et pourtant du dernier ridicule ! Enfin, qu'est-ce que vous voulez ? il faut bien faire une fin. Le sien s'appelait de son petit nom Gustave, beaucoup plus jeune que Serval dont il était le secrétaire et l'associé. Il avait les cheveux frisés et pariait aux courses. Ses mains étaient blanches ; il connaissait toutes les actrices par leurs noms. Elle ne s'était pas encore donnée, mais après une longue et molle résistance, elle avait consenti à lui accorder un entretien – oh ! très court – dans l'hôtel qu'il avait indiqué lui-même et où il avait assuré qu'on serait très à son aise. À cette heure elle l'attendait, inquiète et curieuse, hésitante quoique résignée, se rendant compte, malgré tout, que le sort en était jeté, que sa présence en cette chambre était un consentement tacite, irrévocable, une sorte de signature morale à laquelle elle était forcée de faire honneur.
Pour tuer le temps elle inspecta la chambre. Le décor de son premier acte amoureux – y compris les accessoires – manquait décidément de poésie. Les deux serviettes humides perchées sur le pot à l'eau, le seau de toilette en zinc, et le bougeoir vert-de-grisé la mirent de mauvaise humeur. Elle regarda dans tous les tiroirs avec l'espérance d'une découverte bizarre, mais elle ne trouva que trois épingles à cheveux, un tire-bouton et deux cigarettes. Restait le lit. Elle ne voulut point s'en approcher, redoutant un vague dégoût qui la ferait descendre à l'instant même et partir en hâte. Or, à quoi bon ? cette alcôve lui réservait peut-être de sérieux dédommagements ? Il eût donc été maladroit de les compromettre à l'avance. Une pancarte clouée au mur près de la glace attirait son attention. Elle la lut en entier. Il y était recommandé aux voyageurs d'habiter leurs chambres bourgeoisement et de ne pas dérober la lingerie. L'administration de l'hôtel ne répondait nullement des bijoux égarés ou des valeurs soustraites. Mme Serval se sentait envahie par une tristesse et un abattement insurmontables. Elle souleva le rideau pour voir le temps. Il pleuvait avec obstination, et la rue était sillonnée de mornes passants cramponnés au manche de leur parapluie, comme à des mâtures. On ne distinguait que leurs pieds boueux.
Soudain, une clef craqua, la porte s'ouvrit, et deux pieds énormes, également boueux, pénétrèrent dans la chambre, en même temps qu'une voix d'homme enrhumé gémissait : « Me voilà ! » C'était Gustave. Il ajouta presque aussitôt : « Je suis un peu en retard, mais je n'ai pu trouver de voiture. Je suis… je suis trempé… littéralement ! »
Il répéta une seconde fois « littéralement ! » tout en retirant ses gants et son pardessus. Puis après avoir posé dans le coin son pardessus grand ouvert, il s'avança vers Mme Serval et l'embrassa au front. Sos moustaches étaient mouillées, elle fit la grimace et vint s'asseoir devant le feu de bois vert qui fumotait sans dégager ni chaleur ni gaieté. Elle ne parlait pas ; lui ne savait que dire. Il murmura : Gabrielle ! en s'efforçant de donner à sa voix quelque chose de tendre et de très communicatif.
– Quoi ? mon ami.
– C'est gentil d'être venue. Il lui prit la main ; elle ne se dégagea pas.
– Alors, continua-t-il, vous voulez bien m'aimer ?
– Je veux bien, répondit-elle avec tranquillité.
– Oh ? que je t'adore ! Et sur cet aveu, s'étant levé brusquement :
– Écoute, ma redingote est transpercée… je sens que j'attraperais du mal, je l'enlève. » Et il parut en manches de chemise avec des boutons de manchettes en or qui figuraient des fleurs de lis.
Timidement, il proposa :
– Si tu… si vous voulez vous mettre à l'aise… que je ne vous gêne pas.
– Non, merci… Tout à l'heure. »
Tout à l'heure ! Elle avait bien dit : tout à l'heure ; le mot le rendit tellement joyeux qu'il alla donner un tour de clef à la porte. Surprise par le bruit sourd et étouffé de ses pas, la jeune femme se retourna et s'aperçut qu'il n'avait plus ses bottines. Il portait des chaussettes à rayures qui semblaient taillées dans la peau d'un zèbre.
Alors sans avoir conscience, comme un être résolu au suicide qui se jette tête baissée dans la mort et qui ferme les yeux pour ne pas se voir mourir, Mme Serval, voulant se tromper elle-même et donner à sa faute – en façon d'excuse – les dehors menteurs d'une volonté bien arrêtée, rejeta loin d'elle tout scrupule, toute pudeur, et lentement, de ses propres mains, de ses mains irresponsables, elle commença de se déshabiller.
Gustave la regardait ébahi, au fond un peu choqué. Il eût souhaité quelque résistance – pas trop – pour avoir plaisir à en triompher. Elle était délicieuse ainsi, la mignonne, avec ses épaules nues, blanches comme la chair des roses blanches, et ses jupons courts à plis cassants, pareils à des drapeaux s'enroulant comme sur des hampes autour de ses jambes délicates aux chevilles fuselées.
Et l'admirant si provocante, si femme, il eut une idée fine, gaie, qui lui parut heureuse du premier coup. Il alla droit à la cheminée, et soulevant le globe de verre, détacha la couronne d'oranger du coussin de velours où elle était fixée avec des épingles. Il se piqua même un doigt.
Elle le contemplait avec colère, le sourcil déjà froncé, devinant mal ce qu'il voulait faire.
Mais quand elle le vit venir, prêt à lui poser sa guirlande sur la tête, il lui sembla que ce serait un sacrilège, et elle se sentit saisie pour cet oripeau nuptial d'un respect confus, presque inavoué.
Toute frémissante, elle l'arrêta.
« Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez des plaisanteries… »
Lui riait, très fort, et s'enfonçant de plus en plus dans son projet :
– Laisse donc… rien qu'une minute, pour voir. Tu seras gentille à croquer. »
Il se rapprochait, disant avec des sous-entendus : « Oh ! je ne te laisserai pas longtemps cette fleur, va, je te I'enlèverai… sois tranquille… »
Maintenant il était tout près d'elle, tenant à deux mains la couronne, très haut, les bras levés en l'air pour qu'elle ne pût pas l'atteindre. Pâle à faire peur, les narines pincées elle se débattait, bégayant : « Prenez garde… prends bien garde… »
Il ricana : « Tant pis, je vais te sacrer. » Et tout à coup se sentant une grande chaleur au visage, il comprit qu'il venait d'être souffleté.
La guirlande était par terre.
Il murmura, tout interloqué, de grosses larmes bêtes plein les yeux : « Oh ! Gabrielle… Oh ! »
Sans lui répondre, elle remit sa robe, passa son corsage, reboutonna ses bottines avec une épingle à cheveux…
« Gabrielle !… oh ! Gabrielle… tu ne feras pas cela ? tu ne vas pas t'en aller ?… »
… Enfila ses gants, jeta son mantelet sur ses épaules, se planta son petit chapeau, noua sa voilette et ficha de travers dans son chignon la grande épingle à tête de jais…
« Oh non ! mais Gabrielle, Gabrielle… »
…Tourna la clef, ouvrit la porte et sortit.
Gustave rangea la chambre, reprit ses vêtements et soudain, sur le tapis, aperçut la couronne de fleurs artificielles. Il la ramassa, rétablit ses brindilles froissées et la recoucha dans sa position primitive sur le coussin de velours galonné d'or qu'elle n'aurait pas dû quitter. Après quoi il sonna.
Une bonne en espadrilles parut, qui récita : « Cinq francs de location, cinquante centimes de service, trente sous pour le feu… font sept francs. »
Il tira de sa poche un pièce de dix francs, en ajoutant : « Vous pouvez garder ».
La bonne se confondit en remerciements et, voyant les draps irréprochablement tirés, sous l'édredon intact, elle ajouta sur un ton de reproche amical :
« Il ne fallait vraiment pas vous donner la peine de refaire le lit ! »
LA PANTHÈRE
Un dimanche matin, j'entrai à l'heure de la messe dans la chapelle d'un hospice de vieillards tenu par les petites sœurs des pauvres, aux environs de Blois. La nef était déjà pleine. D'un côté, les bonshommes en calotte noire ayant des têtes du vieux sonneurs ou de donneurs d'eau bénite ; de l'autre, les petites bonnes femmes, rabougries, toutes détraquées, couleur de bois mort et le menton posé sur leur canne. La cérémonie allait commencer. Une sœur, de sa voix d'enfant de chœur vieillot, psalmodiait les invocations ; tous, essoufflés, comme à bout d'haleine, répondaient ensemble avec un soupir : …ra pro nobis ! Et, dans ces gosiers desséchés, il y avait des arrêts subits, de brusques enrouements, des fêlures qui faisaient songer aux sons affaiblis d'un instrument cassé. Abîmés dans le plus profond recueillement, ils récitaient des prières où il n'était question que de leur prochain départ… où ils imploraient comme une consolation la grâce de la bonne mort, et suppliaient la Providence de leur accorder la pénitence finale… Et ils étaient touchants, ces pauvres agonisants, conscrits résignés… qui savaient bien qu'ils avaient atteint l'âge où tout était fini pour eux en ce monde…, qu'il allait falloir tirer au sort… aujourd'hui, demain au plus tard…, et qui ne demandaient à Dieu que la faveur dernière d'un bon numéro !…
Les hommes avaient mis leurs plus beaux habits : redingotes à grands revers et gilets de velours aux nuances passées ; mais les bonnes femmes étaient surtout comiques et presque sinistres dans leur accoutrement macabre. Il y avait là des chapeaux empanachés de fleurs éclatantes et de plumes joyeuses, qui étaient venus s'échouer sur ces crânes branlants, des tartans brodés d'arabesques hardies, accrochés à des épaules pointues, des spencers aux couleurs fières accusant de lamentables bosses, des châles-tapis très dignes drapant des dos étroits de leurs plis compacts, et des jaquettes à brandebourgs, croisées sur des seins affaissés et taris depuis un quart de siècle.
Cependant, le saint sacrifice allait son petit train-train omnibus, – à la bonne femme. L'aumônier ne se pressait pas, pour laisser le temps au vieux qui lui servait la messe et qui n'était pas bien agile… Les deux mains plongées dans des gants blancs de filoselle, quatre fois trop grands, il avait l'air pénétré, l'ancien, de la dignité de sa fonction !… et, tout en agitant la sonnette, en esquissant ses génuflexions, en portant le missel, en présentant les burettes, il avait des tâtonnements, des incertitudes, des hésitations et aussi des regards appliqués, des tensions d'esprit, des gestes empressés, tout un manège enfantin et zélé qui amenait presque à la fois un sourire aux lèvres et une larme au bord de la paupière.
Quand on fut arrivé à la communion, les sœurs vinrent d'abord, deux par deux, s'agenouiller devant la grille du chœur, puis les bonshommes… puis les bonnes femmes. Il y eut des aveugles qui, du fond de leur nuit, s'approchèrent, le bâton tendu en avant… des impotents qui mirent vingt minutes à faire le voyage, pouvant à peine allonger un pied devant l'autre, portés par deux sœurs… ; une, surtout… une retardataire… une mère-grand, en châle groseille, qui s'avança la dernière, si flageolante et si vermoulue qu'elle n'avait même plus la force de renverser la tête en arrière et d'ouvrir la bouche…, tandis que, grave et debout, dans sa chape de moire, l'aumônier attendait… tenant l'hostie entre deux doigts…
Après la messe, la chapelle se vida peu à peu ; les vieillards se répandirent dans le jardin, sous les tonnelles. À quelques pas de moi, sur un banc, la vieille au châle groseille vint s'asseoir ; elle avait l'air de dormir éveillée, et son visage était empreint d'une sérénité merveilleuse.
L'aumônier, que je connaissais, m'avait rejoint. Il surprit mes regards attachés sur la bonne femme et eut un mystérieux sourire.
« Quelle est cette vieille ? lui demandai-je, elle n'a plus longtemps à souffrir.
Il hocha la tête :
– Pauvre femme ! c'est un triste roman que sa vie… un roman qui finit comme une histoire… Le dernier chapitre effacera tout…
Et, comme mes yeux se faisaient interrogateurs, il ajouta, très bas, ces simples mots :
– Caroline Berger…
– Caroline Berger ?… Caroline ? Ce fantoche en bonnet tuyauté et en chaussons ? Caro la Panthère, comme on l'appelait… était-ce possible ? Quelle pitié, mon Dieu ! depuis longtemps l'Europe la croyait disparue… morte… Elle n'était qu'enterrée dans ce petit coin de la Touraine !… Ainsi, la femelle insouciante qui avait gaspillé sa jeunesse, donnant sa langue aux chiens, son âme au diable, son corps aux hommes de bonne volonté, qui avait émietté son cœur à tous les vents et jeté son argent par toutes les fenêtres, la fille perdue qui avait gagné des millions, la joueuse enragée qui avait eu autant de diamants que d'amants et fait sauter moins de banques que de cervelles, buveuse de perles et mangeuse de pommes, qui avait soupé avec les dandys, baisé le grand front pâle de Musset, que l'Almanach de Gotha avait tutoyée, qui était descendue de la Courtille en calèche à la Daumont, pâmée sur les genoux de lord Arsouille, l'amazone impudique et superbe qui avait monté la Prostitution en haute école, dressé la Débauche en liberté, raffiné le Vice, organisé le Péché, renié l'Amour et qui l'avait vendu, le Dieu, pour trente deniers !… Cette même femme était là… tordue… ployée net, en deux, marmottant de vagues prières… Hélas ! elle ne mord plus maintenant, la Panthère… elle a les reins cassés ! Des mèches grises s'échappent de sa nuque où flambaient jadis, comme des copeaux de cuivre, les frisons de sa crinière ; ses yeux qui poignardaient les cœurs, à présent éteints, ne voient pas plus loin que les murs blancs de cet hospice… Après la ceinture dorée, le châle à ramages… Oublieuse des cancans infernaux du bal Musard, les vieilles jambes décharnées et vacillantes usent leurs genoux sur la pierre, elle mange de la bouillie avec une cuiller en bois… elle couche depuis dix ans – toute seule – dans un petit lit de fer propret et bien bordé. Elle sourit, béate, au soleil, et respire les derniers parfums de sa vie, extatique et reposée, au bras de ces saintes filles au cœur simple qui n'ont jamais entendu parler de Rolla, de Brummel et des Frères Provençaux !… C'est là qu'elle va s'assoupir en robe d'indienne… dans le grand dortoir où l'on tousse… la vieille Caro… Son Ange qui depuis longtemps avait cessé de la garder, mais qui n'a pas de rancune, est revenu lui tenir compagnie, comme au temps où elle était gamine et sage ! Gagnera-t-elle le Paradis ?
Pourquoi pas ?… Elle est si changée !… Quand elle sera arrivée à la porte du ciel, on la fera peut-être attendre une minute sur le palier… elle sonnera deux fois…
Mais il y aura bien là-haut une petite Sœur des Pauvres qui la fera entrer et le Maître de la maison fermera les yeux.
SULTAN
« Vous n'entrez pas ? demandai-je à Paul Durennes quand nous fûmes arrivés devant l'Exposition Canine.
– Je vous remercie, me dit-il, je n'ai guère le temps.
– Ça ne vous amuse pas ?
– Ma foi non ! Et il nous quitta aussitôt.
Je restai seul avec Jacques de Bernas, un ami déjà vieux de quinze ans. Il passa son bras sous le mien, et, après avoir fait basculer le tourniquet étroit, nous nous engageâmes dans l'avenue où se pressait la foule pour admirer les grandes meutes parquées dans de pittoresques chenils. On prononçait tout haut le nom titré des propriétaires, pour avoir l'air de les connaître. On interpellait les piqueux. Des hobereaux, au teint noirci, contaient, en se tapant sur les cuisses, leurs exploits cynégétiques ; et parfois, dans un groupe, un narrateur très entouré faisait le geste d'épauler avec sa canne.
De petits jeunes gens criaient : Taiaut ! ou bien écoutaient les sonneurs de trompe, soufflant eux-mêmes tout bas, les joues gonflées comme des ballons. Et tout le long des allées plantées de marronniers, les beaux chiens se démenaient, tirant leur corde. Des jeunes femmes s'arrêtaient un instant pour les caresser sur la tête, de leur main gantée.
« Est-il serin, ce Durennes, de n'être pas venu ? dis-je à de Bernas. Et j'ajoutai : Entre nous, il n'est pas très fort. »
Jacques devint grave : « Tu es dans l'erreur ; je ne te donne pas Durennes pour un aigle royal, mais il a raison de ne pas nous avoir accompagnés, et je sais bien qu'à sa place… j'en aurais fait autant.
– Je devine, m'écriai-je, il y a un chien dans son existence ? Un gros ?
– D'assez belle taille. Juges-en. »
Et, m'entraînant à l'écart, loin du tapage, il commença :
L'histoire remonte à cinq ans, à l'époque où Durennes habitait la campagne, ne venant à Paris que rarement pour distraire et mener un peu au théâtre la gentille petite Mme Durennes. Au bout d'un mois, quand elle était lasse des boutiques, ils repartaient en Vendée, où ils avaient leur bien.
C'était une propriété cossue, tenant du castel de fantaisie, avec des dépendances, un vaste parc, un potager, des étangs poissonneux. J'y ai reçu plusieurs fois une cordiale et franche hospitalité.
Ou tuait les heures selon la formule, le jour en faisant des promenades dans les environs, à cheval on en voiture, le soir en lisant ou en jouant aux cartes pendant que Mme Durennes chantait, s'accompagnant elle-même au piano.
Ajoute à cela d'aimables voisins, d'honnêtes figures de serviteurs, de charmants paysages, une bonne table et de vieux vins ; le temps coulait, je t'assure, fort agréablement. J'oubliais de mentionner le chien de la maison, un superbe danois gris de fer, Sultan, très attaché à sa maîtresse qu'il suivait partout.
Il y a cinq ans, ils m'invitèrent au milieu de l'été à aller leur tenir compagnie pendant une quinzaine ; j'arrivai pour dîner, accueilli à bras ouverts par Durennes, qui me plaça à la droite de sa femme.
Elle était ce soir-là, je m'en souviens, fort provocante dans une toilette en dentelles blanches, décolletée à point ; et par un miracle de sa séduction, elle communiquait je ne sais quelle grâce magnétique aux objets qui l'entouraient, aussi bien qu'aux choses dont elle se mettait à parler. À ses pieds, couché entre sa chaise et la mienne, Sultan demeurait immobile. Pour lui faire ma cour, je lui tendis une petite croûte de pain, qu'il voulut bien happer. Il se dressa même sur ses pattes et me lécha les doigts à plusieurs reprises.
Alors, se tournant vers un jeune homme brun qui était de l'autre côté de la table, Mme Durennes dit sur un ton de prière :
« Quand vous ferez-vous aimer ainsi de Sultan, M. de Morignac ? »
Elle avait à peine achevé de prononcer ce nom que le chien aboya sourdement.
Tout le monde éclata de rire, et Durennes, en deux mots, me mit au courant :
« C'est une comédie. Depuis un mois que de Morignac est ici, Sultan l'a pris en grippe et ne peut pas le souffrir. Dès qu'il entend son nom…, plus fort que ça, dès que Morignac lui-même prend la parole, il se met à bougonner… Vous allez voir. »
Le jeune homme, se prêtant de bonne grâce à la plaisanterie, commença doucement : « Il était une fois un chien… Sur-le-champ l'animal gronda, et il fallut que sa maîtresse lui imposât silence. On ne s'arrêta pas outre mesure à cet incident, et le repas s'acheva sans qu'on y fît la moindre allusion.
Quant à moi, je ne sais pour quelle raison, cette hostilité inexplicable du chien pour le jeune homme m'avait soudain rendu songeur. Instinctivement je flairais sous cette haine un mystère, tout un petit drame caché. Pourquoi cet animal, qui n'était nullement sauvage et faisait bon accueil à tout le monde, regardait-il M. de Morignac la prunelle injectée, plissant ses babines et découvrant ses crocs ? Cela n'était pas naturel et je me promis d'observer pour découvrir le motif secret de celte antipathie féroce.
Après le dîner, je conversai trois quarts d'heure seul avec M. de Morignac. Nous causâmes des femmes, naturellement, le seul sujet qui permette aux esprits ordinaires de voiler un peu leur médiocrité. Des femmes en général nous en vînmes à parler de Mme Durennes en particulier, et comme je lui exprimais, avec trop de chaleur peut-être, ma sincère admiration pour sa beauté, il m'interrompit pour déclarer : « Femme honnête ; il ne faudrait pas s'y frotter. On serait mal reçu. »
Je ne répondis rien ; on prit le thé puis nous allâmes tous nous coucher.
Le lendemain, au déjeuner, j'appris que, le matin, Sultan avait mordu, très légèrement, de Morignac, et que Durennes, craignant pour son hôte, avait fait attacher le chien à sa niche, avec ordre aux domestiques de le laisser à la chaîne. Cette brusque attaque de l'animal fit tous les frais de l'entretien, et le jeune homme, que les amicales précautions de Durennes semblaient égayer, plaisanta bruyamment, annonçant déjà « son départ immédiat » puisqu'il n'était plus en sûreté, demandant en grâce qu'on ne lâchât la bête que le lendemain de son arrivée à Paris. Encore se proposait-il de déménager à la cloche de bois, et de changer de quartier sans donner sa nouvelle adresse… »
Tandis qu'il s'exprimait ainsi, avec son tranquille aplomb de bellâtre, il me parut qu'un furtif sourire flottait sur les lèvres de Mme Durennes, un sourire de femme vicieuse, puisamment dissimulée.
Dans la journée, chacun alla dans sa chambre terminer sa correspondance. La chaleur était devenue accablante, et une pesanteur brûlante tombait des arbres du parc dont pas une seule feuille ne remuait. Le sol, les plantes, les gazons, les oiseaux et les fleurs attendaient l'orage, dans une sorte d'arrêt énervé, de suspension universelle.
Tout à coup, au milieu de ce silence étouffant, des cris d'une violence inouïe éclatèrent en dessous, au rez-de-chaussée, non loin de l'endroit où était situé mon appartement. Je me précipitai en toute hâte, et, quand je fus descendu, je me trouvau en face d'un spectacle effrayant que je n'oublierai de ma vie : de Morignac, terrassé, maintenu à grand'peine par deux valets que ses hurlements avaient attirés, et se débattant sous leur étreinte ainsi qu'un possédé.
Du premier coup, je vis qu'il était enragé ! Une écume blanche et violette, pareille à de la mousse de savon, lui bavait des lèvres sur la barbe. Sa bouche, toute grande ouverte, se tordait et se crispait en tous sens, comme si sa mâchoire était sur le point de se déboîter, et ses yeux fixes, tout ronds, infiltrés de sang, sortaient littéralement des orbites, prêts à tomber sur les joues. Tout le monde était accouru et on le considérait avec épouvante.
Alors, tandis que les domestiques, suspendus après lui, s'épuisaient en efforts pour le retenir, lui, dont les forces étaient décuplées, tout en les secouant et les jetant contre les meubles, devant nous tous, devant le mari, il se mit à apostropher Mme Durennes dans un torrent d'imprécations hurlées, et il dit tout, toute l'affreuse vérité que je n'avais osé soupçonner. Ses moindres paroles sont encore présentes à mon souvenir.
« Ah, ah ! Tu vois… Blanche, tu vois ? Ah ! je suis enragé,va-t'en… ou je mords, allez-vous-en tous, ou je mords. C'est toi, ta faute, c'est ton chien qui m'a enragé… parce qu'il était jaloux… parce que tu m'aimais… Ah ! ah ! où est-il ton chien que je le tues, ton Sultan, ta sale bête…
Durennes s'était enfui à moitié fou, la jeune femme s'évanouit, et nous fûmes forcés de garrotter et de bâillonner l'infortuné, qui mourut après quarante-huit heures d'une infernale agonie. Sultan fut abattu ; le château fut vendu dans l'année.
Grâce à la discrétion des serviteurs, tous gens dévoués, le drame ne s'ébruita pas dans le pays, et resta toujours ignoré. Seulement, depuis, Durennes n'aime pas les chiens.
Le récit du mon ami m'avait bouleversé. Je lui confessai : « Il n'y a qu'une chose en tout ceci qui me surprenne : Comment le malheureux reste-t-il avec sa femme après de qui s'est passé ? »
Il eut un geste de résignation et me répondit : « Pour le monde. »
Puis il ajouta : « Tiens, on sonne la Poiterine, allons l'écouter. »
LA MAIN
Dès l'instant où je sus qu'elle me trompait, je n'eus qu'une pensée, une obsession : la tuer, et je cherchai les moyens les plus pratiques pour mettre à exécution ce dessein. Serait-ce le jour ou la nuit ? La frapperais-je avec un couteau très affilé, bien pointu ? Verserais-je dans son verre, au milieu du repas, tandis qu'elle aurait la tête tournée, une de ces poudres blanchâtres qui amènent la mort foudroyante comme par enchantement ? La strangulation peut-être ? à l'aide d'une cordelette savonnée ; non… avec les doigts, c'est plus sûr ! Je fus longtemps avant de me décider ; toutes ces manières variées avaient chacune leur charme, toutes me tentaient également, et pourtant il fallait éliminer, choisir. Avant de prendre une résolution définitive, je me livrai au fond de moi-même aux plus minutieuses réflexions. Je ne songeais qu'à cela. J'apportais à la préparation de ma vengeance les attentions les plus délicates et mille soins d'une étonnante ingéniosité. Suprême hommage rendu à la Beauté et à la Grâce ! Je l'avais tant chérie que je ne pouvais en conscience faire moins pour Elle. Il faut bienn que le cœur soit de la partie dans tout ce qui touche de près une femme aimée. Pendant son sommeil, je la regardais des heures entières ; elle dormait paisiblement dans des poses tour à tour voluptueuses et confiantes, et son incroyable sécurité renforçait encore ma haine. Pendant quelques mois, bien qu'elle eût été condamnée irrévocablement, je m'amusai à la laisser vivre jusqu'au jour où, lassé de ma condescendance, je décrétai : « Ce sera pour demain ». Mon plan, comme vous allez le voir, était d'une extrême simplicité, malgré le raffinement des détails.
Je voulais… Mais je préfère ne rien vous dire à l'avance et ménager votre surprise en vous contant minute à minute la scène du meurtre.
Nous habitions la campagne à cette époque de l'année, et Mai donnait toutes ses fleurs, tous ses parfums. Un soir, après le dîner, comme elle était accoudée à la fenêtre, pensive et alanguie, je lui dis : « Veux-tu venir dans le bois, tous les deux… voir la nuit ? » Elle me répondit : « Je veux bien, nous nous embrasserons ? » Je lui demandai : « Tu n'as pas peur ? – Avec toi, fit-elle, oh non ! » Délicieux aveuglement ! l'inoffensive créature ne se doutait de rien. Vraiment c'était trop beau, et je regrettai qu'elle n'eût pas quelques soupçons. Mais qu'à cela ne tienne, on peut toujours les faire naître… Elle alla prendre un mantelet, et jeta un voile de dentelle sur sa tête. Nous sortîmes par la petite porte du jardin et elle se pendit aussitôt à mon bras, pressée contre moi. Sa jambe touchait la mienne à chaque pas. J'avais caché dans ma poitrine, sous ma chemise, un bon coutelas, et la lame, posée à même ma peau, avait le froid d'un morceau de glace. Oh ! les tendres choses que nous nous disions ; et comme elle épuisait le vocabulaire d'amour. Trois fois elle voulut s'arrêter pour avoir mes lèvres. Trois fois je m'arrêtai pour les lui donner. Et tout se taisait sous la feuillée, hormis un oiseau invisible qui jetait par saccades, dans la nuit, deux ou trois notes d'une exquise tristesse. Nous marchions dans un chemin mystérieux, hospitalier, plein de branches mouillées qui nous frôlaient le visage… Quand elle tomba de sa hauteur… de toute sa hauteur… poum !… mon couteau fiché dans le dos jusqu'au milieu du manche… Un grand cri traversa la forêt, auquel répondirent des battements d'ailes effrayés, un aboiement lointain, puis plus rien. C'était fait, et bien fait.
Alors, m'agenouillant sur elle, je coupai sa main droite, coupable d'infidèles caresses, de câlinements adultères, et, laissant son cadavre devenir la proie des fouines, des renards et des loups, je rentrai chez nous tenant par son pouce cambré cette main qui saignait. Et je me faisais l'effet d'un chasseur adroit qui revient secouant une perdrix molle ou une caille tiède encore. Je montai dans notre chambre et je jetai la main sur une table. Après quoi, ayant allumé une bougie, je m'assis avec un grand soupir de satisfaction. Mais, soudain, mes yeux étant tombés sur la table, je vis une chose terrifiante… impossible… La main coupée remuait – doucement c'est vrai… crispations à peine perceptibles – mais elle remuait, et de posée qu'elle était sur le dos, elle se retourna toute seule, se mit sur ses cinq doigts comme un crabe assurant ses pattes, et s'avança. Je restai pétrifié. Elle arriva au rebord de la table, le contourna, descendit le long du pied et courut sur le parquet avec une vélocité surprenante, pour aller se réfugier sous mon lit.
Quelle angoisse ! Jamais je ne pourrais dormir, ni même oser me coucher. Elle allait ressortir… J'attendis. Rien ne parut.
Je pris une canne pour la traquer dans la ruelle ; elle me devina, la mâtine, et s'élançant, grimpa plus rapide et plus légère qu'une araignée jusqu'au plafond, où elle se tint, accrochée à l'envers. Puis, toujours comme une araignée… elle dévida un fil au bout duquel elle se pendit… gracieuse, se balançant au-dessus de moi. Et brusquement, voilà qu'elle s'abattit sur ma tête… Je sentis ma dernière heure arrivée… cinq crocs de fer s'enfoncèrent dans ma gorge, et me débattant pour échapper à l'horrible bête, je poussai le hurlement le plus épouvantable qui soit jamais sorti d'un gosier humain…
Alors, un bien-être instantané succéda aux affres de la Mort… Mes yeux s'ouvrirent, reconnurent la chambre, les objets familiers qui me tiennent compagnie depuis quinze ans de veuvage. Et – ceci vous expliquera la folie de mon cauchemar – je vis sur ma table de chevet, posés à la même place que la veille, mes deux auteurs favoris, Edgard Poe et Tourgueneff, près de la main en marbre blanc de Celle qui n'est plus, la main de ma chère femme, que j'ai fait mouler quelques heures après sa mort, pour en garder I'image et la forme, irréprochablement pures.
À SAINT-CYR
Comme le vieux médecin-major, sanglé dans son tablier blanc, poussait la porte de l'infirmerie, la sœur Vincent l'aborda très émue.
« Ce n'est rien, n'est-ce pas, docteur ? Nous n'avons qu'un petit coup d'aiguille dont on guérit ?
– Détrompez-vous, nous avons dans le poumon une piqûre si mauvaise que nous ne passerons pas la nuit. »
De saisissement elle laissa tomber son trousseau de clefs, s'écriant : « Les mauvais sujets, avec leurs duels ! » Puis elle entra dans le dortoir, où, sur les lits bien alignés, dans la tiède profondeur des traversins et des oreillers de plume sommeillaient les convalescences assoupies. Glissant à pas ouatés sur le parquet, elle passa comme un fantôme familier qu'on devinait rien qu'au frôlement de ses jupes, sans avoir besoin d'ouvrir l'œil, et, tout au fond, elle alla s'asseoir au chevet d'une couchette où délirait un solide et beau garçon d'une vingtaine d'années.
Sept heures du soir venaient de sonner au cadran de l'École. Tout se taisait dans une tranquillité recueillie. Nul bruit du dehors n'arrivait par-dessus les grands arbres, ni les hennissements rageurs des chevaux, ni les roulements des tambours, ni la voix traînarde des officiers glapissant les commandements. Avril versait par les hautes fenêtres son mystère et ses effluves parfumés. La veilleuse pendue au plafond clignotait doucement comme dans une chapelle.
André de Pressac et Jules Claudin, deux anciens, étaient liés par la plus étroite des intimités. De Pressac, fils unique, possesseur de cinquante mille livres de rente, n'avait plus que sa mère ; son père, capitaine d'infanterie, avait éié tué a Gravelotte. Claudin, au contraire, né de simples paysans, pauvre, intelligent et fier, n'était arrivé à Saint-Cyr que par le travail et une opiniâtre volonté. Malgré l'inégalité manifeste de la fortune et de la naissance, les deux jeunes gens s'aimaient et on les voyait toujours ensemble.
Or, la veille, ils s'étaient pris de querelle à propos d'une banale question de politique. Les têtes s'étaient échauffées, l'insulte avait jaiIli, et de Pressac avait souffleté son camarade. La scène avait eu des témoins ; la discipline est formelle : il avait fallu se battre. Le matin même, au manège, les deux amis avaient croisé l'épée, et dans un malheureux coup fourré, Claudin s'était enferré jusqu'à la garde. On l'avait transporté à l'infirmerie dans un état désespéré, el la sœur Vincent, prévenante, demeurait à son chevet.
Elle n'était pas seule. À quelques pas, assis sur une chaise, morne et les bras croisés, se tenait un jeune homme, très pâle. C'était de Pressac qui avait demandé et obtenu la permission de rester auprès de son ami. Depuis le matin, il ne l'avait pas quitté ; depuis le matin il était là, sans bouger, en face de son camarade agonisant. Vers neuf heures, un peu de calme succéda aux tortures de la journée. Puis Claudin demanda à voir son ami, et quand la sœur se fut éloignée :
« Assieds-toi là… plus près, j'ai à te parler.
– Tais-toi, plus tard… tu vas te fatiguer, lui dit de Pressac, demain.
Il secoua la tête.
– Demain ? dit-il, ah ! je serai loin, j'aurai passé la frontière. Écoute et ne pleure pas, c'est très bête, tu sais ? Ce n'est pas ta faute ce qui arrive, la discipline le veut ainsi, et puis j'ai été maladroit. Enfin, si je m'en vais, il n'y a pas de quoi se lamenter. Ce n'est pas un malheur, c'est un accident. Mais j'ai des choses plus sérieuses à dire, ne m'interromps pas, car je n'ai pas trop de temps, je suis à l'heure… Tu as toujours cru que j'étais le fils du père Claudin, un paysan ? eh bien non, mon père était soldat, il était capitaine…
– Comme le mien ? dit de Pressac.
– Comme le tien, reprit Claudin, et, triste et singulière coïncidence ! il a été tué… devine où ? à Gravelotte.
– Comme le mien !
– Oui, mon ami, mon père tomba sur le bord d'une route. Il allait mourir. Un de ses hommes le soutenait et essayait de lui donner à boire quelques gouttes du rhum de son bidon… C'est comme moi, j'ai soif.
De Pressac lui tendit un verre d'eau, il y trempa ses lèvres.
– Sentant que c'était fini… il n'eut que le temps de dire quelques mots à ce soldat… il s'appelait Claudin : « Mon brave, je laisse un fils et une femme. Ceux-là me pleureront et seront fiers de ma mort. Mais j'ai un autre enfant, un fils du côté gauche… tu me comprends bien, n'est-ce pas ? Il est loin, chez une fermière de la Nièvre… tu trouveras sur moi les papiers, son nom, l'adresse de la bonne femme et puis un peu d'argent. C'est à toi tout ça. Vas-y, et prends le petit, je te le donne. Fais-en un soldat… tu me promets ? Oui, merci, maintenant, laisse-moi et va te battre ! » Et mon père mourut. Mais pourquoi pleures-tu si fort ?
– Parce que le récit de la mort de ton père me fait penser à la mort du mien…
Claudin continua :
– Aussitôt après la guerre, le soldat alla chercher l'enfant. Il le soigna comme son flls, l'envoya à l'école et l'éleva avec orgueil. Le curé du village lui obtint une bourse pour un séminaire, où il fit ses études. Son père adoptif se saigna pour lui aux quatre veines, et, à force de privations, – au prix de quels sacrifices ! – il eut la joie de voir l'enfant devenu jeune homme entrer à Saint-Cyr. Le vœu du capitaine était rempli : son fils était soldat. Seulement le méchant garçon avait mauvais caractère… il s'est fait attraper un coup d'épée qu'il n'a pas volé… mais il pardonne de tout son cœur à… l'ami qui le lui a donné… il lui tend la main… il lui ouvre les bras, el il veut, avant de mourir, embrasser, embrasser son frè…
De Pressac lui saisit le bras et détachant chaque syllabe :
– Alors, le capitaine mort à Gravelotte est notre père à tous deux ?…
– Oui, répondit Claudin.
– Tu savais cela depuis Iongtemps ?
– Depuis trois ans… par I'honnête homme qui m'a recueilli et élevé.
– Pourquoi ne me l'as-tu pas dit avant de nous battre ?
– C'était impossible !
– Tu n'aurais pas fait de moi un meurtrier ! Ah ! je comprends maintenant pourquoi sur le terrain tu ne te défendais pas… tu ménageais ton frère, et moi ! moi, je t'ai assassiné… Ah ! j'ai peur, si les morts savent, il doit me maudire !
– Non ! il ne te maudit pas.
– Je ne veux pas que tu meures !
– À présent, tu sais tout. Je n'ai plus qu'une dernière prière à t'adresser. Tu iras à Guercheville, en Calvados … Tu demanderas le père Claudin. C'est l'ancien soldat qui a reçu le dernier soupir de notre père et qui m'a fait ce que je suis… Tu lui raconteras les choses… telles qu'elles sont. Il ne t'en voudra pas, c'est un vieux bronzé. Tu I'embrasseras pour moi, bien fort ; tu lui diras que je lui laisse les six sous que je possède, avec ma montre… Maintenant, tu verras dans sa chambre, au-dessus de la cheminée… deux épaulettes… ce sont celles de papa… Prends-les, c'est mon souvenir. »
Sa voix était devenue sourde, sa respiration sifflante. Il ajouta : « Pense à moi, de temps en temps !… »
De Pressac lui répondit, à travers ses larmes : « Je pleurerai toute ma vie le frère que j'ai tué… »
Alors il se souleva, et, très grave :
« Il ne faut pas, André, qu'on te voie longtemps les yeux rouges. Je ne suis pas ton frère… Pense que ta mère n'a qu'un fils… c'est toi. »
Une mousse blanchâtre écuma au coin de ses lèvres déjà violettes. Ses mains, tendues en avant, tâtonnèrent dans le vide. D'une voix faible comme un souffle, il dit : « Je pars ! »
Brusquement, sa tête vacilla.
Il était parti.
L'OPALE
Un soir, je me trouvais seul avec le baron de P** C'était en hiver, et nous causions de mille choses au coin du feu. Soudain, la curiosité l'emporta sur la réserve que je m'étais imposée jusqu'à ce jour, et je lui dis à brûle-pourpoint : « Mon cher, excusez mon indiscrétion. Vous avez une bague en or, au quatrième doigt… – ne cachez pas votre main, c'est inutile – pourquoi est-elle percée d'un trou, et la portez-vous toujours le chaton en dedans, tourné du côté de la paume ? Cela m'intrigue ; est-ce un fétiche ? »
Il parut contrarié et je me repentis en moi-même de lui avoir adressé cette question. Néanmoins, tirant l'anneau de son doigt, il le prit entre le pouce et l'index, et me le montrant : « Autrefois, il y avait une opale enchâssée dans cette bague. Un jour, la pierre tomba, je ne la retrouvai point, et comme cela m'eût coûté trop cher d'en faire remettre une semblable, je gardai la bague telle quelle. Voilà pourquoi elle est percée. Or, tout se tient. Comme ce bijou, privé de sa pierre, a perdu les trois quarts de sa valeur, et que ce trou béant au travers duquel on aperçoit ma peau n'est pas d'un bien joli effet, je tourne le chaton – comme ceci – et ma misère se voit moins…
– Mais se remarque davantage ! m'écriai-je. Il y a un mystère là-dessous.
– Je vous affirme, reprit-il, qu'il n'y a là rien que de très simple, que ma bague n'est nullement préparée, et que… vous avez une imagination qui s'allume à peu de frais !
J'eus un petit rire où l'incrédulité se mariait à l'impertinence ; puis, avec bonhomie, en curieux qui veut enfoncer les dernières portes : « Voyons, mon bon, racontez-la-moi, je vous en prie, nous sommes seuls, personne ne viendra nous déranger. »
– Ah ! quel gros indiscret vous faites. Soit ! asseyez-vous et écoutez… Vous connaissez depuis longtemps mes préférences. Primo, je n'aime que les femmes de trente ans révolus (c'est pour cela que j'ai toujours courtisé celles qui en avouent vingt-cinq). Secondo, il me les faut mariées. Cela vous étonne ? Je m'explique : avant de prendre chez soi un serviteur à gages, on n'est pas fâché d'aller aux renseignements, de savoir si le cocher boit, ou si la bonne fait dans les pompiers ? De même, il est indispensable que la femme désirée ait un maître duquel nous puissions tenir ce qui nous intéresse. C'est le mari qui, malgré lui, nous fournit les références.
Enfin, je désire surtout que la dame soit en puissance d'époux, parce que je ne me plais à feuilleter que les livres coupés d'avance. Les fleurs en bouton n'ont pas de parfum, la pomme verte me fait mal aux dents, la pêche à quinze sous ?… il faut la peler, on ne sait jamais où elle a roulé, et d'ailleurs, je ne la digère plus. Parlez-moi de l'orange, ronde, épanouie, bien mûre et toute juteuse. La peau vous reste dans la main, une peau fine, odorante, au grain serré… C'est un fruit divin, le seul qui rafraîchisse, désaltère et ne laisse jamais d'arrière-goût. J'arrive au fait. Il y a quelques années, je poursuivais de mes assiduités une… orange dont vous me permettrez de taire le nom.
Fortune superbe, trente-deux ans, tous ses cheveux à elle, des yeux bleus, ou noirs, je ne me souviens plus. Je l'ai passionnément aimée, comme j'aime quand je m'y mets. Je connaissais son mari, il était capitaine d'état-major. Bien qu'il m'appelât « mon cher » et m'incitât fréquemment à dîner, il ne fut jamais pour moi qu'une connaissance. Délicatesse de ma part. J'aurais souhaité qu'il me donnât de plus rares poignées de main, mais puisque cela lui faisait plaisir, il m'était difficile de lui refuser cette marque d'estime et de respectueuse sympathie.
Après deux mois d'une course folle, Galatée renonça brusquement à ses saules et me tomba dans les bras. Comment ?… comme tombent toutes les femmes, très gracieusement et avec les formes voulues. Pourquoi ?… je serais bien en peine de le dire ! parce que l'air était tiède ce jour-là sans doute, et que j'eus dans la conversation quelques gestes heureux. Bref, elle se surprit tout à coup dans la glace à rouler ma moustache sur son petit doigt. Et de monsieur je devins Georges, sans transition.
Elle n'aimait pas beaucoup son mari et elle me le prouva. C'était pourtant une femme qui avait tout ce qu'il faut pour s'occuper en restant honnête : de l'argent à dépenser, des bonnes amies à visiter, des domestiques à gronder, des enfants à mal élever.
Malheureusement, elle était le jouet d'une imagination trop poétique, trop ardente. Avec de pareilles dispositions, il était douteux qu'elle trouvât dans l'état-major la réalisation de ses rêves. Elle avait des heures d'abattement et de mélancolie. Dans ces moments-là, elle me répétait, les yeux noyés, la tête perdue : « Ah ! si j'avais pu épouser Alfred de Musset !… c'était mon affaire… »
Elle était convaincue en disant cela, et je n'essayais même pas de la dissuader.
Elle habitait un hôtel somptueux et coquet à la fois, dans les environs de l'avenue du Bois. Une fois par semaine, toujours le samedi, le mari était forcé par son service de passer la journée et la nuit à la Place. Il ne revenait chez lui que le dimanche matin. Ce temps précieux, qu'il consacrait à la patrie, nous le donnions à l'amour. Gabrielle – c'était son nom – s'était abstenue, par prudence, de mettre aucun de ses domestiques, pas même sa femme de chambre, au courant de nos relations. J'arrivais le soir vers minuit. J'entrais par une petite grille ouvrant sur le jardin, derrière la maison, et dont j'avais la clef ; j'enjambais une fenêtre du rez-de-chaussée, qu'elle avait le soin de laisser tout contre, et, dans l'ombre, au jugé, je couvrais de baisers deux bras nus qui m'attendaient. À pas de loup, nous montions un étroit escalier qui menait à sa chambre.
Oh ! sa chambre ! Une pièce toute militaire, tendue en drap garance, qui avait l'air d'une tente, et où l'on sentait la poudre. Celle de riz bien entendu. Aux murs, des panoplies, des épées et des pistolets, deux revolvers d'arçon accrochés de chaque côté de la cheminée,· et, en face de l'armoire à glace, il était là, Lui, en uniforme, une main négligemment posée sur des plans de forteresses. Le tout signé : Nélie Jacquemard .
Vous me croirez si vous voulez, il me gênait. Une fois, je commis la faute de le regarder dans le feu d'un entretien, il me coupa net la parole. Je passai cependant de bonnes heures en face de ce portrait. Notre amour dura trois mois. Il mourut de mort violente, tandis qu'il était encore plein d'exubérance, el que rien ne faisait présager… etc…
Je me souviens de cela comme si c'était hier. Un soir, au mois de mai, j'étais chez elle, assis à ses pieds. Elle portait une robe de chambre bleue, bleu crépuscule, couleur du ciel discret qu'on voyait pâlir à travers les fenêtres. L'hôtel était silencieux. La nuit se préparait superbe, riche à millions d'étoiles. Il pouvait être dix heures. Je lui parlais très doucement, et, dans l'ombre, le lit semblait nous faire signe, nous désirer.
Tout à coup, elle frissonna : « Écoute ! on marche en bas… – Mais non, tu rêves… – Je veux m'en assurer. »
Elle alluma une bougie, ouvrit la porte et traversa un salon. Je ne restai pas longtemps seul. Livide, les yeux fixes, elle flt irruption dans la chambre au bout d'une minute, et me jeta ces mots : « Sauve-toi par le petit escalier… » Puis elle lâcha le flambeau qui roula par terre et s'éteignit. C'était le mari.
Aussitôt, des pas précipités, le bruit d'une porte poussée avec fracas et une voix qui gueulait : « Il y a un homme ici… où est-il, le lâche ? il se cache… Et toi, Gabrielle ? Gabrielle ?… Veux-tu répondre ? »
Elle ne broncha pas. On n'entendait que le battement de nos cœurs, et nous étions en pleine obscurité. Quant à moi, impossible de m'orienter, et, d'ailleurs, pour rien au monde je n'aurais abandonné la pauvre femme dans cette terrible situation. La voix reprit :
« Vous vous taisez tous deux… je saurai bien vous faire parler… » Il marcha. Je devinai qu'il se rapprochait de moi.
Et voilà que ses mains tendues en avant me frôlèrent, puis me saisirent au collet comme deux pinces. Il poussa un cri de triomphe : « Ah ! je te tiens ! Je ne sais pas qui tu es… – il me secouait en me cognant contre le mur – mais je vais te tuer d'abord, je te regarderai après… » Il me lâcha, et je compris à un certain cliquetis qu'il essayait de tirer son sabre hors du fourreau.
J'étais acculé dans un coin : nulle chance de lui échapper. Jusque-là je n'avais fait d'ailleurs aucune résistance, décidé à ne me défendre qu'à la dernière extrémité. Je pris un parti violent mais nécessaire. Vous savez que je suis d'une force peu commune et que j'ai des bras d'acier. Dans les ténèbres, à l'aveuglette, je lui posai la main gauche sur la tête pour la maintenir ferme et, de la droite, je lui détachai mon poing fermé en plein visage.
Le coup partit comme une balle, il le reçut dans la mâchoire. Un grognement, une chose qui s'écroule sur le parquet, et c'est tout. À ce moment, quelqu'un me poussa vers une porte et me dit : « Va-t'en ».
Je courus d'un trait, sans me retourner, et rentrai chez moi en sueur, grelottant la fièvre. Je me déshabillais pour me coucher lorsque, jetant par hasard les yeux sur cette bague, je m'aperçus de la disparition de son opale. Je regardai de plus près. La pierre avait été brisée et comme émiettée par un choc.
Immédiatement, je pensai que, si je tenais à en recouvrer les morceaux, il me faudrait les aller chercher dans la bouche de l'officier. Je ne m'arrêtai pas à ce projet, et c'est depuis que je porte ma bague le chaton tourné en dedans. Voilà l'histoire. Elle a une morale : c'est le mensonge flagrant des croyances superstitieuses. On dit que l'opale porte malheur… et la mienne m'a tiré d'un mauvais pas. Vous voyez bien que c'est faux.
À quoi je répondis :
– Permettez. C'est joliment vrai pour le capitaine.
LE MÉCANICIEN
– Oui, monsieur, me dit le vieux en hochant la tête, on a été mécanicien pendant vingt ans !
C'était à la petite gare d'Ancenis, par une très lourde après-midi de juillet. J'avais manqué le train, et je ne savais comment tuer le temps – l'express ne passerait que dans trois heures – lorsque j'aperçus près de la lampisterie un bonhomme encore solide, malgré ses cheveux gris, fumant en silence un bout de pipe. J'allais me placer à côté de lui sur la brouette à bagages qui lui servait de banc, et, dès les premiers mots, il m'intéressa.
Il était petit, un peu prédisposé à l'embonpoint, les épaules remontées, les paupières clignotantes dépouillées de cils, les yeux meurtris et ravagés d'avoir été toute sa vie dans le vent, sous la suie et la fumée, rissolé par la canicule et sanglé par les coups de fouet de l'hiver. Ses mains pendaient au bout de ses bras, déformées et noueuses, pareilles à d'énormes outils, les os saillant de partout comme des charnières. Il avait dépassé la soixantaine et se nommait Étienne Arras. Il vivait maintenant de ses rentes à Ancenis chez une fille à lui, qui avait fait un gentil mariage.
– Vingt ans mécanicien, répétai-je, il a dû vous arriver des aventures… des accidents… que sais-je ? Une si longue carrière, hein ? Cherchez donc un peu…
Il enleva son chapeau de paille, s'enfonça les doigts dans les cheveux, si profondément que sa main disparaissait tout entière, et pendant quelques secondes se gratta la tête avec ses ongles, comme s'il voulait de force en arracher les souvenirs lointains ; puis, s'étant recoiffé, il commença d'un air de résignation :
– Puisque ça vous amuse, eh bien ! je vas vous en dire une.
C'est une que je n'aime pas beaucoup raconter au monde, vu qu'elle est susceptible de tristesse, comme vous allez voir. Mais c'est égal, chose promise, chose due. Et d'abord, savez-vous seulement ce que c'est qu'une locomotive ?
Cette vilaine bête en fer, trapue, ventrue, hérissée de boulons, qui s'avance en faisant trembler le sol, pareille à un éléphant, épouvante bien des gens à première vue. Cependant, elle n'est pas mauvaise, et se laisse mener avec le petit doigt comme une demoiselle au bal. Y a des exceptions sans doute, ainsi que pour le sexe, et si la plupart sont plaisantes et bien aimables, il s'en rencontre aussi d'indignes qui ne valent pas le coup.
Malgré tout, dans notre partie, sage ou méchante, on aime sa machine, comme le marin son bateau. On s'y attache ainsi qu'à un enfant, et quand elle devient trop fatiguée, qu'elle tombe en décadence et qu'il faut la remiser, vrai ! c'est un crève-cœur. La nouvelle est plus coquette, pleine de bonne volonté, elle cherche tant qu'elle peut à se faire bien venir, ta, ta, ta, tu n'es plus ma vieille commère !… il faut du temps avant de couler bon ménage à nous trois, avec le chauffeur… C'est toute une affection à recommencer.
À l'époque où se passe mon histoire, je montais une machine capricieuse, un peu jeune, pas très commode à manœuvrer. J'étais déjà au chemin d'Orléans depuis une dizaine d'années de fer et je faisais le service de nuit du train poste qui va de Paris à Nantes, une bouchée de quatre cent vingt-sept kilomètres !… Pour chauffeur, j'avais un grand garçon roux, dur à la besogne, marié à une assez jolie fille, blanchisseuse à Bercy, dont il était très amoureux et très jaloux. On l'avait surnommé la Carotte, à cause de la couleur de ses cheveux.
Cette nuit-là, fin novembre, le froid commençait à pincer dur ; sous le passe-montagne et le cache-nez, nous avions la figure coupée en quatre. Le grand vent qu'on enfonçait tête baissée nous ronflait aux oreilles comme le bruit de la mer dans les coquillages, et tous deux nous parlions le moins possible, parce que c'était le diable pour s'entendre. De chaque côté les talus filaient, dans l'ombre, ainsi que de l'encre qui coule, hop ! Les maisonnettes, les arbres, disparaissaient, brusquement balayés. On volait sur les rails si vite qu'on ne se sentait pas avancer. Par instants seulement, une trépidation plus accélérée vous ébranlait les jambes à vous les déboîter : c'était la locomotive qui ruait, qui lançait un coup de reins, emballée dans une galopade farouche à travers la campagne plus noire qu'un pot de cirage. Nous venions de dépasser Tours et nous approchions de Savonnières, quand le chaufîeur me dit brusquement : « Tu sais, je ne suis pas content après toi ? » Je le regardai surpris. Il avait de drôles d'yeux, qui brillaient clans l'obscurité, tout jaunes. D'abord, je ne saisis pas.
– Qu'est-ce qui te contrarie, la Carotte ?
Il s'était planté près de moi, me parlant haut, dans la figure : « Oui, on s'entend, tu as voulu marcher avec Jeanne ? »
C'était sa femme, et je vous ai dit qu'il était jaloux à en devenir imbécile. J'éclatai de rire : « Moi ! ah çà ! tu plaisantes ? Et je confessais la pure vérité : je trouvais sa femme gentille, mais jamais de ma vie je n'avais eu l'idée de lui proposer la bêtise.
– Je ne plaisante pas, reprit-il en s'animant, d'ailleurs voilà longtemps que je guettais de te dire ça en face. J'aime pas les salauds.
Je haussai les épaules, lui déclarant : « Tiens, tu es un pauvre esprit ; tu ne sais pas ce que tu chantes, veille à la chaudière, tu feras mieux… » Et je lui tournais le dos quand je reçus un coup de poing sur la nuque, qu'il venait de me décocher, par derrière. Je fis un saut, la colère m'envahissait, me montait au nez, mais pourtant je parvins à me maîtriser, rapport au métier qui veut du sang-froid :
« Écoute, la Carotte, que je lui dis, – et ma voix tremblait – tu viens me chercher des raisons, t'as une sacrée foutue veine que nous soyons en marche… mais ne recommence pas à envoyer les pattes, parce que, foi d'Arras, je t'agrafe le nez et je te colle par-dessus bord… »
J'avais à peine achevé qu'il me sautait à la figure, gueulant dans le tapage du roulement et les hoquets de la vapeur : « C'est moi qui vais te manger la cervelle. » Et la lutte commença.
La machine était lancée, ayant atteint et même un peu dépassé sa vitesse normale ; le feu tirait avec rage. Dans une lueur, une station parut, disparut. J'eus Ie temps d'entrevoir le cadran, et le nom écrit en grosses lettres : Une heure cinquante-huit… Cinq-Mars… Nous replongeâmes dans les ténèbres.
Me tenant serré à bras-le-corps, il cherchait à me passer la jambe pour me faire débouler, et me flanquer à bas. Je m'étais cramponné d'une main à la barre d'appui, de l'autre j'essayais de me dégager sans lui faire de mal, et tout en me débattant, je lui criais encore :
« Mais cesse donc, tu es fou, cesse donc. » Il ne semblait même pas m'entendre, il s'acharnait de plus belle, pris de je ne sais quel transport au cerveau, emporté dans un élan de rage qui décuplait ses forces, écumant comme une bête.
Déjà, depuis deux minutes, il m'acculait dans le coin des outils, avec la pensée de s'emparer du pique-feu ou de la pelle à coke pour s'en faire une arme. Je me défendais de mon mieux, et sur l'étroite plate-forme, nous râlions, geigant, brûlés à chaque secousse aux parois de la chaudière, nos sabots glissant sur la tôle huilée. Je me sentais faiblir, car il était plus jeune et plus robuste que moi. Quand tout à coup une lueur rouge flamboya à ma gauche, vision soudaine, terrible, qui me glaça jusqu'aux moelles : le disque… ! Comprenez-vous, monsieur ? Le disque à l'arrêt !… La voie n'était pas libre ; et l'autre qui me tenait ployé dans ses bras de fer, sans que je pusse bouger, ni faire un mouvement. Son souffle chaud m'entrait dans l'oreille.
En une seconde, je me représentai mon train venant culbuter, faire le grand saut sur un autre convoi, les voyageurs en bouillie, hachés, dépecés, disloqués, les membres jetés à droite et à gauche des rails, les wagons en miettes, la machine défoncée sur le flanc, et moi dessous, la tête crevée… Jamais ! Avant tout, le salut commun ! Alors je me roidis ; m'étant baissé, j'enfonçai comme un coin ma tête entre ses cuisses, et me soulevant, cassant ses doigts qui tenaient encore à ma chair, d'un dernier effort, je le secouai dans le vide, dans le noir… Je ne l'entendis même pas tomber.
Aussitôt je me jetai sur la manette du régulateur, que je fermai. En quelques secondes, je pus serrer les freins et arrêter brusquement les voitures se cognant les unes sur les autre. Il était temps. À dix mètres de la machine, un train-omnibus déraillé deux heures avant me barrait la route. Cré bon Dieu ! il y a de cela quinze ans ; eh bien, j'ai chaud chaque fois que j'y pense, et la sueur me dégouline le long du corps.
Je l'interrogeai : « Et I'autre ? »
– « La Carotte ? » Il eut un geste désespéré. « Fichu, nettoyé… le pauvre !…. la colonne cassée… On a su depuis ce qui lui avait pris… une attaque de fièvre chaude… J'ai passé en cour d'assises à cause de ça… On m'a acquitté bien sûr. Mais ça n'empêche pas que j'ai tué un homme dans ma vie. Et tenez, j'ai même un regret d'avoir été déterrer aujourd'hui cette histoire de mort… Ce qui est passé est passé…
Et puis… v'là votre train qui s'amène… bonsoir. »
MIE DE PAIN
« Alors, nous disons… huit petits pains au foie gras… neuf éclairs… six nougats… et sept madères ?…
Et des jeunes gens corrects, bien habillés, qui veulent tous payer à la fois, avancent froidement des pièces d'or sur le marbre du comptoir, tout en plaisantant avec l'essaim des jolies Parisiennes qui remplit la boutique du grand pâtissier Thiboust.
Chaque fois que la porte s'ouvre, un parfum de croûte de pâté se répand sur le trottoir, et, à toute minute, sortent les petits marmilons, sérieux, portant sur leur tête avec respect, comme le Saint-Sacrement, des mannes odorantes.
Dehors, le front collé à la vitre, un grand garçon, vêtu pauvrement, regarde.
On est en décembre… pas chaud ! il gèlera sûrement cette nuit. Et le monde va, vient, les passants se croisent, les gens courent à leurs affaires, les sergents de ville soufflent dans leurs doigts, les cochers crient : hop ! au moment où ils sentent quelqu'un sous la roue ; Paris fait son tapage de capitale… et le grand pâlot est toujours là, qui regarde…
Une jeune femme s'avance, traînant un gros bouffi de quatre ans, tout fanfreluché de dentelles, – pareil à un essuie-plume, – et qui se fait lourd, pendu aux jupes de sa mère. ll est en train de s'étouffer avec un baba gigantesque :
« M'man, ai trop de mon gâteau…
– Eh bien, laisse-le, mon enfant. »
Et le bébé jette le gâteau qui va rouler dans le ruisseau. Le pâlot se retoume, se baisse, avance la main… puis soudain se relève. Bien sûr, il n'est pas dégoûté de ce bel enfant riche dont les quenottes sont si blanches… seulement il y a trop de monde, et il a honte… Il hésite un instant, plonge au fond de ses poches ses deux poings fermés, et part tout à coup, longeant les devantures des magasins. Sans doute, il est pressé, car il marche à grands pas. Où va-t-il ? Il laisse derrière lui la station d'omnibus, coupe la place du Palais-Royal, prend la rue de Rivoli. Au coin, sous les arcades, un camelot nasillard l'arrête au passage : « Le plan de Paris, avec les vues des principaux meunuments… trois sous ! c'est pour rien ! » Sans détourner la tête, il continue sa route, traverse la chaussée, s'engouffre sous la voûte du pavillon Marengo, va droit vers une porte ouverte, tout là-bas, dans la cour intérieure du Louvre, enfile plusieurs salles blanches et sonores, et s'arrête enfin, muet, sa casquette à la main, comme on fait dans une église.
***
Le musée des Antiques ! Du silence et du recueillement.
Sur une banquette dormait un gardien, bouche béante. Non loin de là, dans l'embrasure d'une fenêtre, une jeune fille en noir copiait la Diane à la biche. Elle avait le teint mat, avec des yeux tranquilles et purs d'enfant studieux, de beaux yeux bruns qui se levaient sur la déesse de marbre pour se baisser aussitôt sur la feuille où se promenaient, ses doigts, noirs de fusain. La manche trop courte laissait voir un poignet délicat, tout nu, à l'attache fine ; et sur le barreau de son tabouret s'appuyaient ses deux pieds à demi blottis sous la jupe de laine. Ce n'étaient pas là des pieds d'oisive… mais d'honnêtes petits pieds qui descendaient chaque jour des hauteurs de Montmartre ou de Courcelles, trottant menu dans leurs minces bottines de chevreau fatiguées des longues courses à travers les quartiers lointains et mal pavés. Elle travaillait, sans que rien vînt la distraire, ni les rires étouffés de quelques rapins groupés devant un Hercule, ni les schocking d'un troupeau bêlant de ladies égarées, ni le ronflement en mineur du gardien, ni même la présence du grand pâlot qui se tenait debout derrière elle. Parfois seulement, de jolis gestes d'impatience : attitudes boudeuses d'écolier qui vient de faire un pâté sur sa copie, langue rose que l'application amène au coin des lèvres, mie de pain vingt fois émiettée au même endroit, tout le manège exquis et coquet de la femme-artiste en tête-à-tête avec le modèle dont l'ïmplacable perfection la désespère.
En face, la Diane avait l'air de poser tout exprès pour elle seule, avec sa jupe longue et grêle tendue en arrière et sa bouche dédaigneuse ; et la biche aussi, ramassée sur elle-même, prête à bondir, arrondissant en parenthèse ses deux pattes sèches et nerveuses, semblait attendre que la jeune fille eût fini pour se coucher près de la chasseresse et lécher ses pieds blancs.
Et tout autour, sur des piédestaux et des socles de marbre vert, jaspé, violet, gris, bleuté, polychrome, se dressaient les Mercure prêts à s'envoler ; les Satyres aux oreilles pointues, aux pommettes saillantes, secoués de fous rires, et soufflant dans des flûtes ; les athlètes rattachant leur sandale ; le Tibre, indolemment couché sur son lit d'herbes limoneuses ; Esculape, avec son serpent ; le Discobole, tranquille, fier ; Cérès, Apollon, Silène et Bacchus ; les Faunes chevelus, qui geignent en portant sur leurs épaules des architraves ; Cybèle, agitant son tambourin ; les lions en basalte vert d'Égypte, qui font rouler sous leur patte en velours des boules de marbre, jaunes comme leurs prunelles ; Jupiter et les Sages à barbe tuyautée, le front ceint de bandelettes, tenant tout grands ouverts leurs yeux d'aveugles, des yeux sans regards, comme devaient en avoir Œdipe et Homère… et qui semblent plonger dans des profondeurs où la pensée de l'homme ne va pas…
Le jour baissait. En hiver, la nuit vient vite. Brusquement elle envahit la vaste salle, mit dans ses coins de grandes taches noires, déroula un store d'ombre devant ses hautes fenêtres, enveloppa ses statues d'une housse de ténèbres, épaisses et pourtant diaphanes, à travers lesquelles l'œil pouvait distinguer, se détachant çà et là, de vagues blancheurs, le contour fuyant d'une épaule, l'agrafe d'un peplum, l'aile d'un caducée, les rondeurs d'une hanche, ou la courbe à peine indiquée d'une jambe délicate…
Les Anglaises avaient fini par trouver une porte, les rapins les avaient suivies, se poussant et se faisant des niches dans le dos ; tout se taisait. L'horloge du Louvre sonna le quart. Le gardien se secoua.
« On ferme !… »
Sa voix roula sous les voûtes, l'écho la redit maintes fois, et les Antiques, bâillant, étirant leurs membres fatigués de l'éternité des poses marmoréennes, avaient l'air aussi de se chuchoter entre eux : « Enfin !… on ferme… » La jeune fille se levait, rangeait son carton le long du mur, donnait une petite tape sur sa jupe, et, tandis qu'elle prenait sa toque accrochée à l'espagnolette de la croisée, …lentement, avec des souplesses de chat qui guette un oisillon, le pâlot avançait la main, saisissait le gros morceau de mie de pain posé sur le tabouret, – entre la voilette et le plumier – le cachait dans sa poitrine, et restait là, debout, stupide, cloué aux dalles, le cœur lui battant comme une cloche, ne voyant rien, n'entendant même pas la voix du gardien moustachu : « … Eh bien, mon garçon qu'est-ce que vous faites là ? puisque je vous dis qu'on ferme !… »
***
…Ce n'était pas ce pain appétissant, qui réjouit l'œil et qui sent bon…, ce pain blond, fauve, qui a de Ia mie comme une brioche pour les gencives des vieux, et des croûtes dorées pour les dents pointues des jeunes, ce pain qu'on dévore à pleines lèvres, en songeant aux moissons, en bénissant Dieu qui le donne, et les boulangers qui le pétrissent, la nuit, de leurs forts bras blancs, pour l'apporter le matin, tout chaud, à l'homme qui s'éveille… Non, c'était un pain rassis, dur, noir, un pain bourrant, qui chargeait l'estomac sans le nourrir. Et pourtant, le pâlot ne le trouva point trop amer, puisqu'il était là, le lendemain, à la même heure, à l'affût derrière la grande jeune fille qui dessinait, toujours aussi absorbée.
Et les choses se passèrent comme la veille.
L'horloge eut le même tintement pour sonner la même heure ; avec sa même voix de la veille, le gardien lança son avertissement monotone. La jeune fille se leva. Le morceau de pain – un crouton énorme, superbe – était sur le tabouret… Comme la veille, il ne demandait qu'à se laisser prendre.
Le grand sournois avança la main, mais dans sa précipitation il heurta le tabouret, qui tomba.
Et comme il demeurait immobile, tremblant d'avoir été surpris, enfonçant ses doigts dans ce pain volé, un flot de sang lui monta soudain au visage, et deux larmes de reconnaissance envers la jeune fllle, qui n'avait même pas tourné la tête, roulèrent sur ses joues amaigries,
Le pain était tendre.
RACHEL
C'était après le dîner, au salon. Quelqu'un ayant laissé tomber cette phrase : « On voit des choses bien étonnantes dans la vie…
– Bien étonnantes… vous avez raison », reprit le marquis de Silvesta ; et, au milieu d'un très respectueux silence, détacbant ses phrases une à une, avec recueillement, comme on espace les bouffées d'un cigare pour le mieux savourer, il débita l'histoire suivante :
Il a dix ou douze ans, je rentrais d'un bal paré qu'avaient donné les de Vibry… ou les Pradieux, je ne me rappelle plus. Enfin peu importe. J'étais en Polichinelle. Un Polichinelle méphistophélique, rouge-feu, que j'avais composé pièce à pièce et que j'ai porté pendant plusieurs saisons avec un succès !… Ce costume restera. Me sentant la tête un peu lourde pour avoir trop valsé -–j'avais à cette époque cinquante ans, jeunes gens — je renvoyai ma voiture, décidé à rentrer à pied. Rien n'est plus charmant et plus sain à la fois que ces retours nocturnes à cette heure fine et délicate entre toutes, qui laisse deviner l'aube et la prépare. Plaisir de raffiné. Jouissance exquise du froid qui pénètre. Débauche de fraîcheur et charme des frissons. L'air glacé pique, fouette et grise, tire le sang du cœur aux pommettes, fait la démarche plus légère, comme si une loi mystérieuse obligeait le Matin à donner à l'homme, ne fût-ce qu'un instant, le masque et les couleurs de la jeunesse qu'il n'a plus. Me voilà donc parti. Et vous me voyez enveloppé dans ma pelisse, mes deux bosses, pectorale et dorsale, saillant sous la fourrure, le chapeau pailleté en bataille. Mes deux jambes rouges dépassaient.
Je montais les Champs-Élysées déserts. Nul autre bruit que le claquement de mes sabots sur le trottoir, et parfois un sifllet lointain. Le ciel commençalt de pâlir, se colorant derrière I'Arc-de-Triomphe de teintes vertes, d'un vert de poison. C'était miraculeusement joli. J'allais atteindre le rond-point, lorsque j'aperçus à ma gauche une femme assise sur un banc. À ma vue, elle se leva et vint droit à moi.
Je pensai que c'était sans doute quelque fille harassée que l'incohérence de ma tenue attirait, et déjà je pressais le pas, quand elle me dit d'une voix vibrante, bien timbrée :
« Pardon, monsieur, pourriez-vous m'indiquer un bureau de police ? »
Je m'arrêtai, surpris :
« Un bureau de police ? c'est le commissaire de police que vous voulez dire !
– Oui, monsieur, justement.
– Et que lui voulez-vous ?
– C'est mon affaire.
– Mais il n'est pas visible à cette heure-ci ; on n'ira pas le chercher pour vous. C'est tout au plus si en cas d'incendie, ou de crime…
– Je veux lui parler… Menez-moi au commissariat, ou donnez-moi l'adresse si vous la savez.
– Madame, lui dis-je un peu Intrigué, si vous le permettez, je vais vous y conduire. »
Elle répondit : « Merci. Et appelez-moi mademoiselle. »
La regardant alors en face, attentivement, je m'aperçus que c'était une jeune fille de dix-sept ans au plus, très belle, pâle et brune, avec le type juif nettement accusé. Elle était vêtue de noir, sans chapeau, n'ayant sur la tête qu'un fichu de laine. Elle marchait près de moi, sans parler ni tourner les yeux de mon côté, ne semblant même pas avoir remarqué l'étrangeté de mon accoutrement. En dix minutes nous fûmes rendus. J'entrai avec elle au poste, où trois sergents de ville ronflaient sur des matelas, tout habillés. Et m'adressant à un brigadier qui écrivait à une table à la lueur d'une lanterne : « Pardon, mon ami, voici madame que j'accompagne qui désirerait voir monsieur le commissaire pour lui faire une communication importante. » Le brigadier leva le nez, et à l'aspect de ma collerette, de mes deux bosses et de mon chapeau enrubanné, fut exactement abruti. Puis, flairant une plaisanterie comme on en faisait jadis au guet, à la maréchaussée, ses sourcils prirent une expression sévère. Mais aussitôt une porte s'ouvrit et un homme parut, accompagné de plusieurs personnes. C'était le commissaire qui, assisté d'agents en bourgeois, venait d'opérer une descente dans un tripot.
Je me nommai, je lui contai la chose en deux mots et nous passâmes tous trois dans son cabinet. Il s'assit, lira de sa poche des lunettes qu'il mit, et se tournant vers la jeune fille, avec un petit coup de tête sec :
« Je vous écoute.
– Monsieur, dit-elle simplement, je viens me mettre entre vos mains : j'ai tué ma mère hier malin. »
Je fis un bond sur ma chaise. Le commissaire se contenta de dire :
« Quel a été le mobile de ce crime ? Veuillez me le raconter. »
Elle se leva :
« Je suis fille unique, juive comme mes parents, et j'aurai dix-sept ans le mois prochain. Je m'appelle Rachel Hobstein. Mon père est mort il y a dix ans. Il était courtier en diamants. Depuis, je vivais seule avec ma mère. Nous ne recevions jamais personne. L'année dernière, je vis un jour à la maison un vieux monsieur, pour lequel ma mère semblait avoir beaucoup d'égards et de respect. Elle me dit que c'était un riche banquier qui s'occupait de nos affaires. Elle ajouta : « Il faut l'aimer, il est très dévoué. » Il ne me plaisait pas beaucoup, mais à dater de cet instant, je lui fis bon accueil. Il ne s'écoulait pas une semaine sans qu'il nous rendît visite deux ou trois fois. Il restait des heures à causer avec mn mère tout bas, en me regardant. Ils avaient l'air de parler de moi, et discutaient souvent, comme des gens qui ne sont pas d'accord, On le gardait à dîner. Le soir, en partant, il m'embrassait dans les cheveux.
Avant hier ma mère me dit : « Tu sais, l'ami Abraham ? – entre nous elle l'appelait toujours ainsi – il nous a invitées à passer la soirée chez lui. Tu ne connais pas son hôtel. Tu verras, c'est bien magnifique. » Vers neuf heures nous partîmes en fiacre. La voiture payée, elle monta avec moi. Nous traversâmes deux salons. Puis elle passa dans une pièce à côté, me priant de l'attendre. Je restai seule dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure, ne comprenant rien. Je me levais pour m'en aller quand le gaz s'éteignit, et dans l'obscurité, deux bras me saisirent à tâtons.
– Je vois, dit le commissaire. Quand et comment êtes-vous sortie de cette maison ? » Elle continua, sans répondre à son interruption.
« J'étais d'une entière ignorance, monsieur. En un instant ce fut comme un rideau qui se déchire. Je compris qu'elle m'avait vendue, livrée à l'ami Abraham, au riche banquier qui s'occupait de nos affaires, et qu'on m'avait priée d'aimer parce qu'il était très dévoué. Je ne me révoltai pas. Ni cris, ni larmes. Je subis tout ce qu'il fallut, en silence ; cette nuit est d'ailleurs si loin de moi que j'en ai perdu le souvenir et que j'aurais de la peine à retrouver ce qui s'est passé. À huit heures du matin, je suis sortie de l'hôtel avec deux bracelets — bien gagnés. Je ne sais plus ce que j'en ai fait. J'ai appelé une voiture, je me suis fait conduire à la maison, je suis entrée dans la chambre de mère. Mon cœur battait avec une violence… Elle était encore couchée.
En me voyant elle me dit : « Hé bien ? » Je m'approchai de son lit. « Réponds ? Tu m'as vendue ? pour de l'argent ? » Je la pris par le cou. Et je serrai… je serrai, en fermant les yeux, sans m'arrêter, me raidissant quand je sentais les forces me manquer. Tout à coup elle s'en alla, molle. J'ouvris les doigts. Elle était morte. Alors j'eus peur et je me sauvai. J'ai marché toute la journée dans les rues, au hasard. Je voulais me livrer à la justice, mais je ne savais pas où l'on s'adressait. J'ai rencontré monsieur, il y a une heure… et voilà. »
Je pris congé du commissaire. Je rentrai chez moi, toujours en Polichinelle, et, pendant plusieurs nuits, il me fut impossible de fermer l'œil. Je voyais Rachel étranglant sa mère, une vieille avec des cheveux gris frisottés…
L'affaire passa aux assises quelques mois plus tard ; je dus même déposer comme témoin. La juive fut acquittée, « et ma foi, conclut le marquis de Silvesta, je trouve que les jurés ont bien fait, car c'était une jolie fille. »
FIN