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Un romantique "frénétique", l'Orléanais

CHARLES LASSAILLY (1806-1843)




L'HOMME QUE FUT LASSAILLY

La jeunesse orléanaise

Aîné de quatre enfants, Charles Lassailly est né à Orléans le 3 septembre 1806, au 16 de la rue Royale, où son père était un modeste courtier de commerce. Après des études normales, il a travaillé dans une pharmacie qui se trouvait alors au 9 de la place du Grand-Marché, la pharmacie Montagnier. C’était un jeune homme rêveur, grand admirateur de Lamartine et de ses Méditations, mais surtout persuadé qu’un bel avenir d’écrivain s’offrait à lui.

En 1825, il aperçut Hugo et Charles Nodier qui, revenant de Suisse, passaient par Orléans. Ce petit événement joua-t-il le rôle de déclencheur? Quelques mois plus tard, Lassailly décidait d’aller tenter sa chance à Paris; et il partit, avec seulement 50 francs en poche, promettant toutefois à son père de continuer à s’occuper de ses frères et de sa sœur Léonide.

Les débuts à Paris

Ses débuts à Paris furent difficiles. N’ayant pu obtenir du Ministère de l’Instruction publique un emploi, pourtant modeste, de bibliothécaire,  il chercha à se faire de l’argent en publiant des poèmes et des articles. Il connut ce que Henri Murger appellera la «vie de bohème»; mais il se consolait en pensant que c’était là un passage obligé pour tous les grands écrivains ou les grands artistes.

Ce qui reste étonnant, c’est que ce jeune Orléanais, totalement inconnu au départ, totalement démuni, a su très vite établir des contacts avec des gens déjà célèbres ou qui étaient appelés à le devenir:
— Lamartine, Victor Cousin, Hugo, Dumas l’ont aidé financièrement et ont essayé à plusieurs reprises de lui faire obtenir un emploi; Vigny, particulièrement, l’a défendu et soutenu pendant toute sa vie.
— Gavarni, le dessinateur, l’a admis dans les soirées qu’il organisait chez lui le samedi et que nous connaissons surtout grâce à Sainte-Beuve (qui rappelle que l’appartement de Gavarni était une véritable «cour des Miracles» où l’on se moquait de tout, «dans une odeur de punch, de cigare, de patchouli et de paradoxe, jusqu’à asphyxier les bourgeois»).
— Et puis divers autres témoignages montrent que Lassailly n’a pas tardé à être reçu dans les salons, chez la duchesse d’Abrantès et, en particulier, dans les salons russes, chez le baron Miatleff, chez le comte de Mayendorff, chez la princesse Mestscherski…

Comment expliquer cet intérêt, et même cette véritable sympathie que suscita d’emblée le jeune Orléanais? Très vraisemblablement par son caractère original et volontiers extravagant. Lassailly avait compris qu’il devait se faire remarquer, sinon par son talent, du moins par son comportement. C’est pourquoi, alors qu’il n’avait pas un sou en poche, il jouait au «dandy», animé — comme dira Baudelaire — par «le besoin ardent de se faire une originalité et le plaisir d’étonner». Lassailly ne cessait de répéter partout qu’il avait du génie, et tout le monde s’amusait à faire semblant de le croire. C’est ainsi qu’il est devenu une célébrité dans les salons parisiens, où il était connu comme un individu bizarre et fantasque.

Cela est d’autant plus étonnant que ce Lassailly «parisien» ressemble très peu au Lassailly tel qu’il était connu dans sa province orléanaise, où il venait de temps en temps (en effet, il a toujours gardé des contacts avec sa famille : avec sa sœur Léonide, avec un cousin qu’il avait à Saint-Denis-en-Val, et avec un autre cousin, Eugène Hallier, qui habitait près de Neuvy-en-Sullias). Ce Lassailly «orléanais» apparaît tout au contraire comme un garçon honnête et raisonnable, bien décidé à se faire une position dans la société, bien décidé à se marier avec, comme il le dit dans une lettre, «une petite femme bien mignonne, bien aimante, qui consentira peu à peu à [me] croire digne d’elle». Cette image d’un Lassailly sérieux et pondéré sera d’ailleurs confirmée par un journal orléanais qui le présentera comme «un homme d’honneur, un bon et brave camarade», formule qui aurait bien étonné les Parisiens qui ne voyaient en lui qu’un farfelu excentrique.

Le journaliste

Cette réputation d’excentricité est aussi en contradiction avec le fait que, pendant toute sa vie, Lassailly a exercé un véritable métier, celui de journaliste, profession dans laquelle il a fait preuve de beaucoup de sérieux et, surtout, de beaucoup de ténacité. Cela apparaît très souvent dans sa correspondance; il écrit par exemple, en 1835, à François Buloz, le rédacteur en chef de la Revue des deux Mondes : «Je désire très vivement qu’il me soit permis de trouver, dans mon talent, ou plutôt par mon travail, les moyens d’avoir une existence honorable. J’ai de l’ambition, je veux arriver, je sens que j’arriverai. D’ailleurs, l’honneur de ma vie dépend des fruits de mon travail…»

De fait, l’ambition de Lassailly était de devenir rédacteur en chef d’une grande revue littéraire. Malheureusement toutes celles qu’il a fondées, parfois à ses frais, ont été plus ou moins éphémères : le Journal des gens du monde en 1831, l’Ariel journal du monde élégant en 1836, le Livre d’Or en 1839, la Revue critique en 1840…  Pour ces revues, et pour bien d’autres, Lassailly ne cessait de produire de la copie: des poèmes, des nouvelles, des portraits, des comptes rendus de théâtre. A quoi il faut ajouter une foule d’articles anonymes dans des publications de très petit niveau, comme le Journal des Demoiselles, le Messager des salons ou le Petit Courrier des dames.

Le secrétaire

Mais, malgré l’acharnement de Lassailly pour réussir dans le journalisme, ses efforts n’ont été que très partiellement récompensés. C’est pourquoi — ses besoins financiers étant toujours pressants — il a dû finalement  envisager des emplois de secrétaire.

Son premier “employeur”, en 1839, a été Balzac. Cette année-là, Balzac — comme cela lui arrivait souvent — venait d’avoir une idée géniale pour faire fortune : il s’agissait de créer une officine qui fournirait des pièces nouvelles à tous les théâtres parisiens. Pour cela, il fallait, bien sûr, constituer une équipe de collaborateurs prêts à produire du théâtre à la chaîne. Et Balzac alla solliciter Lassailly; il lui proposa qu’il vienne s’installer chez lui, pour l’aider à mener à bien une première pièce, à titre d’expérience.

Séduit surtout par la perspective d’être logé, nourri, chauffé, blanchi et éclairé, Lassailly accepta, et il suivit Balzac à Sèvres, dans sa maison des Jardies. Malheureusement, notre homme n’avait pas été mis au courant des habitudes du romancier, qui, on le sait, travaillait pendant une grande partie de la nuit. Donc, vers une heure du matin, un domestique vient réveiller Lassailly, pour le conduire d’abord à la salle à manger, où un véritable repas l’attendait: côtelettes à l’oseille, café très fort, etc. Puis Balzac, en robe de chambre, l’emmène dans son cabinet de travail, et commence à lui dicter des ébauches de scènes pour un drame bourgeois qui devait s’appeler L’Ecole des Ménages. Jusqu’à sept heures du matin, Lassailly écrit, en luttant contre le sommeil.  La nuit suivante, même régime: plusieurs fois le domestique vient le tirer du lit, à la demande de Balzac qui, lui, ne quittait pas sa table d’écriture. Finalement Lassailly — sommé par Balzac d’inventer «le sujet d’un drame qui fasse courir tout Paris» — a été incapable d’imaginer la moindre scène pour la pièce. A ce régime, il a tenu quinze jours, puis, honnêtement, il a renoncé, regrettant seulement les repas plantureux qu’on lui offrait dans la maison.

La correspondance de Balzac contient une lettre à Mme Hanska dans laquelle le romancier, évidemment, se plaint de son collaborateur: «J'ai pris, pour poser mes idées et me les écrire, un pauvre homme de lettres nommé Lassailly, qui n'a pas écrit deux lignes bonnes à conserver. Je n'ai jamais vu de pareille incapacité. Mais il m'a été utile à faire un premier germe sur lequel j'ai travaillé. Néanmoins j’aurais voulu quelqu'un qui eût plus d'intelligence et d'esprit.»

Ayant échoué avec Balzac, Lassailly a été pris ensuite, toujours comme secrétaire, par le critique littéraire Abel François Villemain, qui a été ministre de l’Instruction publique à partir de cette année 1839. Mais cette collaboration n’a, elle aussi, duré que peu de temps, sans doute par la faute d’un Lassailly aigri et instable, qui décourageait systématiquement ceux qui voulaient l’aider, en lui faisant offrir, par exemple, une place de sous-préfet ou un poste d’enseignant en province.

Les années difficiles

Pour cette raison, ses difficultés financières s’aggravaient. En 1838, il avait déjà dû solliciter une aide de 200 F du directeur des Beaux-Arts, prétendant, pour le convaincre, qu’il conservait en portefeuille trois mille vers et deux volumes de comédies! L’année suivante, il emprunte 50 francs à Vigny; et il fait une nouvelle requête auprès d’Abel Villemain, affirmant cette fois qu’il doit terminer «plusieurs ouvrages importants et de saine littérature». Alors, pour l’aider, Balzac, décidément sans rancune, le fait nommer secrétaire adjoint de la Société des gens de lettres; mais Lassailly s’y montre vite revendicatif et insupportable.

Une des raisons de cette attitude, c’est sans doute que — conscient de ses multiples échecs — il acceptait difficilement le succès des autres. Il en voulait à Balzac, il en voulait surtout à George Sand, parce que l’un et l’autre accumulaient les publications, alors qu’ils étaient à peine plus âgés que lui. C’est pourquoi son caractère s’aigrissait de plus en plus, prélude à la maladie mentale dont il allait bientôt être victime.

Pourtant ses amis ne l’abandonnèrent pas. Vigny multiplia pour lui les interventions auprès du ministre des Beaux-Arts, qui décida d’apporter une aide financière. En l’occurrence, la monarchie se montrait bonne fille, car on n’ignorait pas, par exemple, que Lassailly, au foyer de la Comédie française, aimait à faire remarquer que le buste de Louis-Philippe était judicieusement placé entre celui de Corneille et celui de Molière, c’est-à-dire, disait-il, entre l’auteur du Menteur et l’auteur de Tartuffe.

L’aide de l’Etat se révélant insuffisante, Lamartine fit même une quête à la Chambre des députés et les 455 francs ainsi recueillis, s’ajoutant aux 300 francs versés par le directeur des Beaux-Arts, permirent à sa sœur Léonide de placer Lassailly dans une clinique, où il a pu, comme on l’a dit, «faire en paix des rêves de gloire et de bonheur», en attendant la mort.

*

Ainsi, parti d’Orléans avec le rêve de devenir un grand poète comme Lamartine (ou, à défaut, un grand romancier), Lassailly a dû se résoudre à produire essentiellement des textes destinés à le faire vivre, même s’il ne renonça jamais à laisser s’exprimer ce qu’il croyait ses véritables talents. Il a donc mené une vie, somme toute, assez banale, qui ne suffit pas à justifier l’intérêt que ses contemporains lui ont porté.

Car il ne faut pas oublier que Lassailly a été très connu en son temps. Il a même eu, en 1838, sa statue en plâtre par le dessinateur, et un peu sculpteur, Alfred Géniole. Plusieurs écrivains se sont essayés à tracer son portrait physique et moral, par exemple Roger de Beauvoir dans Les Soupeurs de mon temps, ou Hippolyte Lucas dans ses Portraits et souvenirs littéraires.

En fait, Lassailly avait su, avec beaucoup d’habileté, se créer un personnage, ou plutôt plusieurs personnages successifs, qui se sont accordés parfaitement avec les modes et les thèmes de cette époque des années 1830-1840.


LES "PERSONNAGES" QU'A JOUÉS LASSAILLY

Le Jeune-France

D’abord, à peu près trois ans après son arrivée à Paris, on a vu Lassailly jouer au «Jeune-France» (on appelait ainsi les romantiques exaltés qui se donnaient pour mission, entre autres, de soutenir le théâtre moderne, celui de Hugo en particulier).

Lassailly fut donc présent parmi les jeunes chahuteurs qui animèrent la première représentation d’Hernani (en février 1830). On le retrouvera à la première de Marion Delorme (en 1831) et à celle du Roi s’amuse (en 1832). On connaît tout cela par le détail, et les anecdotes foisonnent. En 1831, par exemple, alors que tous les Jeunes-France s’étaient déguisés de manière excentrique, Lassailly arborait un gilet vert tendre, une casquette rouge à chaînette et, à la boutonnière, un énorme camélia qui lui avait coûté plus de cinq francs. L’année suivante, pendant que ses compagnons chantaient la Carmagnole et le Ça ira, il arrachait, lui, quelques banquettes du théâtre pour en faire des armes contre ceux qu’on appelait les «philistins».

S’il participait à ces extravagances, c’est que Lassailly — venu de sa province et avide de reconnaissance sociale — voulait se faire admettre dans ce groupe des «Jeunes-France», dont l’état d’esprit correspondait assez bien avec le sien. Comme lui, ils pratiquaient une sorte de dandysme à rebours; comme lui, ils vivaient leur misère, tant matérielle que morale, comme une ascèse nécessaire. Ne pouvant supporter la société telle qu’elle était, avant et après 1830, ils avaient décidé de scandaliser — par leur comportement et par leurs écrits — afin, pensaient-ils, de réveiller les consciences. C’est cela que Lassailly a surtout retenu de la fréquentation de ces jeunes gens dont les chimères se payaient, le plus souvent, au prix de la folie, voire du suicide, comme ce fut le cas pour Gérard de Nerval. Parmi ces «brigands de la pensée», comme on les a appelés, on peut citer Philothée O’Neddy (anagramme de Théophile Dondey) Pétrus Borel (en réalité Pierre Borel d’Hauterive), Aloysius Bertrand et le beaunois Xavier Forneret.

Le bousingot

Après avoir été «Jeune-France», Lassailly s’est fait Bousingot. Les Bousingots étaient plus politisés que les Jeunes-France; ils prédisaient la future souveraineté du Peuple et la venue d’un nouvel âge d’or. Considérant que le devoir des poètes était de prendre la tête de la Révolution, ils s’indignaient de ne pouvoir assouvir leurs ambitions, criaient leur haine de la société et se livraient à toutes sortes de dévergondages.

Ayant donc adopté les idées des bousingots, Lassailly délaissa la poésie d’inspiration lamartinienne (par laquelle il avait commencé) pour se lancer dans la poésie engagée. L’occasion lui fut donnée par la mort du duc de Reichstadt, en 1832; il fit alors imprimer une Poésie sur la mort du fils de Bonaparte. C’est une sorte de dithyrambe bonapartiste, qui se termine par l’esquisse d’un programme social inspiré par les idées saint-simoniennes. Lassailly y prophétise, avec beaucoup d’éloquence, l’abolition de la misère, le règne de la justice universelle, l’arrivée d’un messie qui enseignera l’amour et la confiance dans l’avenir.

Deux ans plus tard, après la répression de l’insurrection de 1834 (le fameux «massacre de la rue Transnonain»), Lassailly — plus bousingot que jamais — écrivit un poème de 400 vers, intitulé Le Cadavre ou Le Prolétaire. Il s’y déchaîne contre la société et il y prêche la mystique communiste, annonçant le triomphe futur du prolétariat, de l’égalité et de la démocratie. Le poème commence ainsi :

Les prudes de boudoir, qui veulent de la gaze,
Et leurs gents troubadours, qui satinent la phrase,
Osent me reprocher l’attentat inouï
De trop sentir le Peuple en mes vers... Eh bien oui,
Je suis du Peuple, moi, je suis de la canaille,
Et comme Job le gueux, je chante sur la paille…

Cet enthousiasme un peu tonitruant que Lassailly manifestait pour les idées humanitaires inquiétait bien un peu les gens des salons; mais disons plutôt qu’il les amusait. En effet, pour eux, Lassailly incarnait surtout un troisième personnage, celui du «grotesque».

Le grotesque

Lassailly a eu au moins une chance dans sa vie, celle d’être particulièrement laid. Laid au point de tenter les caricaturistes, comme son ami Gavarni, et d’inspirer aussi quelques écrivains, comme Hippolyte Lucas : «Charles Lassailly n’avait pas reçu en naissant la beauté de l’Apollon du Belvédère. Il était osseux et maigre. Il avait des joues creuses et les yeux renfoncés sous d’épais sourcils. Son nez un peu fort se contournait d’une manière grotesque.»

Là est sans doute le secret de la réussite de Lassailly. Sa réussite dans les salons, il la devait à son nez. Le nez de Lassailly était célèbre et il concentrait sur lui une foule de plaisanteries, dont on peut donner quelques échantillons:
— c’était, selon la comtesse Dash, «un nez fabuleux»;
— «un vrai manche de cafetière», selon Roger de Beauvoir;
— «une manière d’éperon formidable», disait Henri Lardanchet.
— «En avant, marche ! le nez partait, l’imbécile suivait», dit Ludovic Halévy.
— et Edouard Ourliac faisait circuler cette blague : «Lassailly est né à Orléans, son père y épousa sa mère qui accoucha d’un nez».
— Gautier, à une dame qui lui demandait banalement ce que Paris devenait, répondit dans une lettre: «Les rues ont toujours des maisons de chaque côté avec un ruisseau au milieu; les journaux quotidiens paraissent tous les jours, et Lassailly a toujours le nez de travers».
— la comtesse Dash, déjà citée, raconte cette anecdote: «Un soir, chez la princesse Mestscherski, nous jouions les Précieuses Ridicules. Lassailly tenait le rôle d'Almanzor, Dieu sait comme! Le nez était si extraordinaire qu'on le crut en carton et ajouté pour la circonstance. Madame Émile Deschamps ne voulut jamais l'accepter pour vrai, le voyant pour la première fois. “C’est un faux nez”, répétait-elle. Il fallut lui montrer le porteur, après la pièce, et de près. Encore n'était-elle pas sûre de son fait.»

Et l’on ne s’amusait pas seulement du nez de Lassailly; on s’amusait aussi des extravagances de son comportement, qui faisaient la joie de ceux que Roger de Beauvoir appelle les «soupeurs» de son temps: «Lassailly avait l’humeur changeante, tantôt éclatant de rire, tantôt sombrant dans la mélancolie ou lançant des plaisanteries lugubres et déchirantes. A table, il pouvait rester plongé dans une sombre léthargie et en sortir pour décrire un menu gigantesque ou improviser des vers.»

Parmi bien d’autres témoignages, on peut retenir celui d’Alexandre Dumas. Recevoir, en 1829, la visite de Lassailly aurait pu être pour lui quelque chose de très banal. Mais, avec Lassailly, rien n’était banal, et Dumas trouva dans cette visite l’occasion d’écrire une page pleine de verve que l’on trouve dans ses Mémoires :

«Un jour, je vois la porte de ma chambre qui s’ouvre et Lassailly qui entre en se roulant sur le tapis et en s’arrachant les cheveux. J’attendis l’explication de cette espèce d’arlequinade. L’arlequinade était triste : le père du pauvre diable s’était jeté à l’eau; Lassailly venait d’apprendre en même temps que son père était noyé et que le cadavre était exposé à la morgue d’Orléans, d’où il ne pouvait sortir que moyennant une certaine somme. Cette somme, Lassailly n’en possédait pas le premier denier, et il venait me la demander. A cette vue d’un fils qui pleurait son père — mort d’une si déplorable façon — une seule chose se dressa devant mes yeux : ce ne fut pas cette douleur — peut-être sincère dans le fond, mais exagérée dans la forme au point d’en devenir grotesque — ce fut ce malheur réel, imprévu, irréparable qui venait de l’atteindre. — Mon ami, lui dis-je, allons au plus pressé : vous désirez partir pour Orléans, n’est-ce pas ? faire enterrer votre père ? Ouvrez le tiroir de ce chiffonnier : il y a dedans 135 francs; prenez-en 130, laissez-m’en 5… Lassailly essaya de se jeter dans mes bras, fit un effort pour m’embrasser, et m’appela son sauveur; mais je le repoussai doucement en lui indiquant de la main le tiroir du chiffonnier. Lassailly prit les 130 francs, et sortit. Il ne me les a jamais rendus.»

Pour les mémorialistes du temps les excentricités de Lassailly ont été une véritable mine. Dès qu’on le voyait, dès qu’on l’écoutait parler, on avait envie de le décrire, de le raconter. Lassailly était bien un «grotesque».

Le poète maudit

Un autre personnage que joua Lassailly — dans la petite société parisienne qui l’avait finalement adopté — c’est celui, bien romantique, de «poète maudit». Lassailly, à tort ou à raison, avait la réputation d’être victime d’un «guignon», un guignon qui vouait toutes ses entreprises à l’échec. Hippolyte Lucas analyse bien cet aspect du personnage: «Une fée malencontreuse, la fée des déceptions, semblait avoir présidé à sa naissance. Des catastrophes, qui ne sont peut-être jamais arrivées à d’autres, avaient laissé, dans son organisation, une susceptibilité nerveuse et une inquiétude morale qui semblaient le destiner à être, pendant toute son existence, un souffre-douleur. L’émotion était prompte sur lui et l’exaltation facile. Il pleurait comme un enfant, à la moindre occasion.»

Quelques passages de sa correspondance montrent que Lassailly souffrait réellement de ce mauvais sort et de ses multiples échecs. Pourtant, avec une certaine habileté, il a su cultiver cette réputation qui voulait qu’il fût marqué par un destin diabolique. En effet, il avait compris que cette malédiction le grandissait dans les salons romantiques, qu’elle faisait de lui un personnage exceptionnel, une des ces «âmes sacrées qui  — comme dira Baudelaire à propos d’Edgard Poe — sont condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines».

Un autre Neveu de Rameau

Beaucoup des contemporains de Lassailly ont été frappés par sa ressemblance avec le Neveu de Rameau, le héros de Diderot qui avait été révélé au public en 1823. De fait, si on relit le portrait du Neveu par Diderot, on s’aperçoit qu’il convient parfaitement au Lassailly tel que nous le décrivent les mémorialistes du temps: «C’est un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse. Il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune. Quelquefois il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de la consomption; le mois suivant il est gras et replet. Aujourd’hui, en linge sale, il va la tête basse, il se dérobe; demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre. Il vit au jour la journée…»

Si l’on compare à ce texte les portraits que nous avons de Lassailly, on s’aperçoit que, consciemment ou non, les mémorialistes reprennent des formules de Diderot :
— Roger de Beauvoir, par exemple: «Je n’ai jamais vu un pareil mélange de sublime et de ridicule. Tantôt sa voix tonnait, tantôt elle descendait dans les cordes basses. Il avait des expressions d’une richesse splendide, de vrais élans, et subitement il tombait dans le trivial et l’absurde.»
— Ou bien, dans le portrait qu’en a laissé Jules Janin: «Il vivait au jour le jour, toujours de peu, souvent de rien. Il avait froid en hiver, il avait faim en été».
— Selon Arsène Houssaye, Lassailly, exactement comme le Neveu de Rameau, utilisait le peu d’argent que ses amis lui donnaient pour acheter des places au théâtre et pour se vêtir avec élégance; alors, le soir, camélia à la boutonnière, gants paille à la main, il se montrait au foyer de l’Opéra, «posant pour des duchesses qui s’imaginaient voir un prince russe et non un poète».

Et donc on s’amusait, à Paris, de rencontrer cette sorte de réincarnation du Neveu de Rameau.

Le "ver de terre amoureux d'une étoile"

Avant Ruy Blas, avant Cyrano, Lassailly fut, lui aussi, un «ver de terre amoureux d’une étoile». Trois mémorialistes au moins racontent, avec des variantes, un épisode de sa vie qui le rendit aussi célèbre que son nez.

En mai 1836, Lassailly devint amoureux d’une dame, une dame qu’il avait seulement aperçue au théâtre des Italiens : c’était la comtesse de Magnencourt. Aussitôt, il décida qu’il ne cesserait jamais de l’aimer, mais seulement de loin. Pendant des heures entières, il attendait devant son hôtel de la Chaussée d’Antin, afin de l’apercevoir seulement un instant. Il la guettait quand elle venait à l’Opéra; et il dépensait tout son argent pour acheter un bouquet de violettes qu’il jetait sous ses pas. Quand la comtesse allait dans sa propriété des environs de Paris, il faisait deux ou trois lieues à pied, seulement pour pouvoir rôder autour de la maison. Là, il prit l’habitude de déposer dans le tronc d’un vieil arbre des billets où il déclarait son amour, fou de joie lorsqu’il constata que le billet avait été retiré. Mais, le lendemain, les volets de la maison étaient clos. Il revint donc prestement à Paris, juste à temps pour voir sortir de son hôtel Mme de Magnencourt, sa mère et son mari, qui partaient en voyage en Italie.

Peu importe que cette histoire soit vraie ou romancée. Ce qui est sûr c’est que cette posture d’amoureux transi a valu à Lassailly un redoublement de célébrité. Hugo, qui, comme tout le monde, connaissait cette histoire, n’a pas pu ne pas y penser en évoquant l’amour de Ruy Blas pour la reine. Et il est certain que Balzac s’en est inspiré pour le personnage de Michel Chrétien dans sa nouvelle Les Secrets de la princesse de Cadignan (qui est de 1839, un an après Ruy Blas). Dans ce paragraphe de la nouvelle de Balzac, c’est Lassailly qu’il faut reconnaître derrière le personnage de Michel Chrétien:

«Tous les vendredis, à l’Opéra, je voyais à l’orchestre un jeune homme d’environ trente ans, venu là pour moi, toujours à la même stalle, me regardant avec des yeux de feu, mais souvent attristé par la distance qu’il trouvait entre nous, ou peut-être aussi par l’impossibilité de réussir. Il se coulait pendant chaque entracte dans le corridor, puis, une ou deux fois, pour me voir ou pour se faire voir, il mettait le nez à la vitre d’une loge en face de la mienne. Je trouvai aussi mon inconnu mystérieux aux Italiens, à une stalle d’où il m’admirait en face, dans une extase naïve : c’en était joli. A la sortie de l’Opéra comme à celle des Bouffons, je le voyais planté dans la foule, immobile sur ses deux jambes : on le coudoyait, on le l’ébranlait pas. D’ailleurs pas un mot, pas une lettre, pas une démonstration. Avouez que c’était du bon goût ? Quelquefois, en rentrant à mon hôtel au matin, je retrouvais mon homme assis sur une des bornes de la porte cochère.»

Pour décrire ces attitudes de Michel Chrestien à l’égard de la princesse de Cadignan, Balzac n’a fait que reproduire celles que l’on prêtait à Lassailly soupirant pour sa comtesse (avec, très discrètement, une allusion à ce "nez" qui était célèbre dans tout Paris).

*

Ce personnage de l’amoureux transi et sans espoir s’ajoute donc à tous les autres personnages que joua Lassailly en pleine période romantique. On comprend, dès lors, pourquoi il a attiré la curiosité de ses contemporains. C’est qu’il incarnait, à lui seul, toutes les formes du romantisme, tous les thèmes romantiques à la mode. Insatisfait du présent, toujours en quête d’autre chose, il était à la fois sublime et ridicule. C’était un illuminé dans le sens de Nerval et un grotesque dans le sens de Gautier.


LES OEUVRES DIVERSES DE LASSAILLY

Lassailly s’est essayé dans presque tous les genres. Mais la plus grande partie de ce qu’il a produit reste enfouie dans de multiples publications difficilement accessibles, dont un dépouillement complet est à peine envisageable. Paul Bénichou, par exemple, a eu le mérite d’exhumer, en 1977, des articles perdus dans une revue qui s’appelait La Nouvelle Minerve, où personne n'avait eu l’idée d’aller les chercher.

Les articles de presse

Ces articles que Lassailly donnait aux journaux sont d’une très grande variété et d’une valeur inégale, beaucoup ayant été produits pour des motifs purement alimentaires. Il y a toutefois des petits textes — on les appelait des «lisettes» — qui sont d’assez bonne venue, ceux, par exemple, dans lesquels il fait le procès de son époque et de l’esprit bourgeois. Dignes de curiosité sont aussi ses dissertations générales sur l’Art, sur le Beau, sur la Comédie, sur la Littérature… avec, parfois, un sens de la formule originale qui accroche l’attention du lecteur.

Les articles les plus intéressants sont ceux dans lesquels il se fait critique littéraire. On y voit qu’après avoir été un ardent défenseur du premier romantisme, Lassailly a perdu beaucoup de ses illusions en voyant ce que ce romantisme devenait, par exemple chez Hugo «dont, écrit-il en 1835, toutes les fanfares de la renommée annonçaient d’avance et apothéosaient sans cesse les indignes ouvrages».

Parce qu’il a tenu la rubrique des spectacles dans le journal L’Indépendant, Lassailly a été un spectateur assidu de la Comédie-Française, donc un observateur du théâtre des années romantiques. Ce qu’on retient de ses articles, c’est d’abord leur caractère très direct: Lassailly ne mâche pas ses mots; il n’hésite pas à régler en une formule le sort d’une mauvaise pièce. Ce qu’il dit du théâtre de Dumas, de Hugo ou de Scribe est souvent sévère, mais plutôt pertinent et assez bien vu. Sauf lorsqu’il se laisse emporter et qu’il tombe dans l’excès, par exemple lorsqu’il dit à Hugo, en 1836 : «Vous êtes tout à fait un homme fini, Monsieur, en vers comme au théâtre». Ce n’était guère aimable et, surtout, ce n’était guère prémonitoire !

En fait, il y a des articles de Lassailly qui mériteraient d’être réédités. Tout y est certes plutôt décousu, peu maîtrisé, mais cela est écrit dans un style souvent flamboyant, plus vigoureux que les charmants bavardages de Jules Jamin, plus vigoureux même que certaines critiques de Sainte-Beuve.

Les poésies

Lassailly a publié des poèmes partout où il le pouvait, dans des revues, dans des journaux féminins, dans des keepsakes et des albums offerts à quelque dame. Rassembler toutes ses publications serait un travail assez énorme, pour un résultat modeste. Sainte-Beuve, victime sans doute du préjugé de ses contemporains, estime que les poèmes de Lassailly se ressentaient de l’extravagance de son esprit, alors qu'en réalité la plupart de ses poésies nous paraissent bien «sages», dans la mesure où Lassailly a surtout voulu montrer sa dextérité, en s’essayant à des genres poétiques très différents.

Le genre qu’il pratiqua le plus, surtout au début de sa carrière littéraire, c’est la poésie élégiaque, imitée de Lamartine. Rien de bien original… On peut, comme échantillon, citer un poème de jeunesse, par exemple le début de celui qu’il a intitulé banalement Rêverie:

Aux rives du Loiret souvent je viens m’asseoir
Sur le tronc d’un vieux saule abattu par l’orage,
Et, d’un œil paresseux, dans un ciel sans nuage,
Compter, demi-rêveur, les étoiles du soir.
Il est nuit; et la lune, aux derniers cris du pâtre,
De ses blanches clartés argente les gazons;
Comme une jeune fée, au pied des verts buissons,
Va semant les débris de son collier d’albâtre.

D’autres poèmes de Lassailly sont de facture plus «parnassienne», le plus connu étant le Camélia. Balzac, pour son roman les Illusions perdues, avait besoin de quatre sonnets qu’il attribuerait à son personnage, Lucien de Rubempré : la Pâquerette, la Marguerite, le Camélia et la Tulipe. Etant lui-même peu porté sur la poésie, le romancier demanda l’aide de Madame de Girardin pour la Marguerite, l’aide de Gautier pour la Tulipe et l’aide de Lassailly pour le Camélia et la Pâquerette.

Chaque fleur dit un mot du livre de nature :
La rose est à l'amour et fête la beauté,
La violette exhale une âme aimante et pure,
Et le lis resplendit de sa simplicité.
Mais le camélia, monstre de la culture,
Rose sans ambroisie et lis sans majesté,
Semble s'épanouir, aux saisons de froidure,
Pour les ennuis coquets de la virginité.
Cependant, au rebord des loges de théâtre,
J'aime à voir, évasant leurs pétales d'albâtre,
Couronne de pudeur, des blancs camélias
Parmi les cheveux noirs des belles jeunes femmes
Qui savent inspirer un amour pur aux âmes,
Comme les marbres grecs du sculpteur Phidias.

Lassailly s’est essayé également à la poésie satirique. Par exemple, en 1831, le poète Barthélémy avait attaqué violemment Lamartine; bien sûr celui-ci avait répondu — avec éloquence et avec talent — dans son poème bien connu, Némésis. Pourtant Lassailly estima qu’il devait venir au secours du grand homme et, pour se déchaîner contre les faiseurs de pamphlets, il produisit un long développement, qui commence ainsi :

Dieu merci, je me sens l’âme assez forte en moi,
Pour dire hardiment, selon toute ma foi,
Ce que j'ai sur le coeur, contre ces pamphlétaires
Qui de volcans boueux fécondent les cratères,
Jettent au vent l'honneur des réputations,
Et mentent à la muse, ainsi qu'aux nations… 

Mais on trouve aussi dans l’œuvre poétique de Lassailly des pièces plus légères, comme celle-ci, de 1834:

Je ne suis ni Werther, ni Tircis de Virgile,
Car je prends mes Lolotte aux bals de l’Opéra.
Mon coeur est trop fripon pour des amours d’idylle :
Tout naturellement, qui veut mon coeur l’aura.
Les femmes ne sont pas contentes de fadaises :
La bouche la plus prude est prude… au bord des dents.
Leur petite vertu ressemble assez aux fraises :
Lorsque l’on tend la main, elles tombent dedans…

Les nouvelles

Pour des raisons surtout alimentaires, Lassailly a écrit aussi beaucoup de petites nouvelles qui plaisaient beaucoup à son public. Celles qui datent des années 1837-1838 (donc après sa rencontre avec la comtesse de Magnencourt), développent le plus souvent des histoires d’amours impossibles ou contrariées.


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