Claveret
L'ESPRIT FORT
        
à Paris, chez François Targa, au premier pilier de la grand'salle du Palais, devant la chapelle, au Soleil d'or 
  MDCXXXVII (1637) 
  avec privilège du Roi.
A MESSIRE ALOPH DE WIGNACOURT, [*a]
  chevalier seigneur d'Estouy, Lis, la Rüe-Saint-Pierre, Balloy, la Neuville-en-Heze et autres lieux. [*b]
MONSIEUR, 
  Comme vous croyez bien, quand je chéris le portrait qu'il vous a plu me donner, que c'est moins parce que la peinture en est bonne qu'à cause que j'y trouve les traits de votre visage, je veux croire aussi, quand vous mettez mes vers au rang des choses que vous estimez, que c'est moins à cause de leur propre bonté, si j'ose dire qu'ils en aient quelqu'une, que parce que vous y remarquez les traits de ma main et qu'ainsi l'affection dont vous m'honorez fait la plus grande partie de leurs naïvetés et de leurs grâces. Ne vous étonnez point après cela, s'il vous plaît, si je prends plaisir de leur faire voir le grand jour sous votre protection, et de recommander la renommée de l'Esprit Fort à une valeur extraordinaire comme la vôtre. Quelque accoutumé qu'il puisse être à fuir le combat, on l'y verra courir à votre exemple; et je veux espérer que la politesse de vos moeurs et la solidité de votre esprit, qui ne sont pas moins qu'un prodige en l'âge naissant où vous êtes, feront quitter à tous ces vains esprits leurs ridicules et bizarres maximes. Je ne pouvais choisir un temps plus propre que celui d'une guerre si allumée de toutes parts, pour leur faire admirer combien votre vie est précieuse, et avouer que les jeunesses d'une naissance pareille à la vôtre ressemblent à ces rivières qui portent des bateaux dès leur source. Quand vous ne seriez point sorti d'une maison si renommée dans notre histoire, et si recommandable par les qualités éminentes de vos aïeux, quand vous ne seriez point neveu de cet illustre de Vuignacourt naguères prince de Malte, et que par une récompense particulière de nos rois vous n'auriez point l'honneur, depuis des siècles entiers, de porter leurs fleurs de lys dans vos armes, on vous a vu depuis peu de jours sauver avec tant de générosité votre propre héritage de la rapine des aigles et des lions, et marcher en des occasions non moins périlleuses avec un courage si ferme et une si judicieuse conduite que la réputation que vous avez acquise en cette illustre province de Picardie est comme un flambeau allumé, dont la lumière est déjà répandue par tout le royaume. Continuez à ces merveilleux exploits, je vous suplie, mais ne laissez pas pour cela, Monsieur, de prendre soin de la beauté des trois soeurs peintes en cet ouvrage, que je vous offre. Outre qu'elles ont été, et sont peut-être encore l'objet de l'inclination de plusieurs princes, l'éclat de leurs beaux yeux sait animer les plus grands courages; et votre couronne n'en sera que plus belle, quand vous joindrez un peu de myrthe avec beaucoup de laurier. Ainsi vos belles actions, l'amour que vous avez pour les personnes d'esprit et celui qui vous doit échauffer en faveur des dames me fournissant de jour en jour de nouveaux sujets de vous peindre vous même avec des couleurs immortelles, vous éveillerez ma muse qui dort depuis quelques années, et m'obligerez d'employer tous les efforts de ma plume pour faire connaître à tout le monde combien je vous estime, et avec quels sentimens d'honneur et de joie je me vante d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, Claveret. 
AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Ne t'étonne point, je te prie, que cette même comédie que le Théâtre royal [l'Hôtel de Bourgogne] t'a fait voir tant de fois sous les noms d'Angélie et l'Esprit fort, en ait retenu seulement le dernier en cette impression; et ne dis point en la lisant que si j'entendais les règles, je l'aurais appelée du nom du héros ou de l'héroïne de la pièce. Je te fais voir assez, en te prévenant ainsi, que je n'ignore pas absolument cet ordre poétique. Outre qu'ayant pratiqué avec soin toutes les autres règles, il n'y a point d'apparence que celle-ci soit échappée à ma connaissance. En effet tu pourras voir qu'il ne faut guère plus de temps pour représenter cette intrigue qu'il en a fallu pour en faire naître tous les incidents, et que la liaison des scènes jointe à l'unité d'action, que représente le mariage d'Orilame et d'Angélie, est observée dans tous les actes, car de m'alléguer les mariages de l'aînée et de la cadette, il est assez facile à juger que je ne les ai faits que par occasion, et que ce sont les épisodes de la piece. Il est permis, ce me semble, à un père de nommer son enfant comme il lui plaît, lors principalement que le parrain en est d'accord, et voulant envoyer mon ouvrage à l'armée, j'ai cru qu'il serait bon de lui donner un nom de guerre, afin qu'il rencontrât chez le cavalier à qui je le dédie une protection plus favorable. Outre ces considérations, j'avais peur que l'ignorance ou la malice des critiques du temps ne prît plaisir de confondre ces noms d'Angélie et de l'Esprit fort pour n'en faire qu'une même personne; et je n'ai pas voulu me mettre au hasard d'être cause que l'on fît cet outrage à des charmes que la naissance, l'esprit et la vertu rendent si précieux aux belles âmes. Au reste, si pour blâmer les pointes que j'ai laissées dans cet ouvrage, tu me fais la faveur de m'apprendre que le style du temps commence à devenir plus sérieux, apprends aussi toi-même qu'elles étaient en vogue quand il sortit de ma plume, il y a près de sept ans; que l'on s'en sert encore aujourd'hui dans les conversations les plus polies, qui doivent être une même chose avec ce genre d'écrire; que les naïvetés comiques tirent toutes leurs grâces de ces ornements, et que de semblables roses ne sauraient être belles, ni conserver une odeur qui dure que parmi de si douces épines. Comme la plupart des dames à qui les pierres précieuses manquent, ou qui ne sont pas d'une condition assez relevée pour s'en parer, empruntent l'éclat des faux diamants afin que leur beauté se produise avec plus de succès dans les assemblées, ainsi les ouvrages comiques, où la gravité des sentences et la force des raisonnements ne peut entrer, ont recours à ces faux brillants pour s'insinuer dans les esprits avec plus de plaisir. Joins à cela, s'il te plaît, Lecteur, que ces gentillesses ne voient ordinairement le jour qu'en faveur de ce beau sexe, qui ne s'arrête presque jamais qu'à ce qui brille. Si mon loisir ou ma patience me permettent quelque jour de te donner une tragédie, je peindrai mon héros avec un coloris plus fort et plus durable ; mais je serai bien aise, en attendant, d'aprendre par ces petits essais quel est ton goût, s'il est conforme à celui des polis, et au mien, pour en user, après, ainsi que je le jugerai à propos. Adieu.
EXTRAIT du PRIVILÈGE DU ROY
Par grâce et privilège du Roi, il est permis à Me Jean Claveret, avocat en la Cour de Parlement de Paris, de faire imprimer, et faire vendre et distribuer, par tels imprimeurs et libraires qu'il voudra choisir, les livres intitules l'Esprit Fort, la Visite différée et les Eaux de Forges; et défenses sont faites à tous imprimeurs, libraires et autres d'imprimer ni faire imprimer lesdits livres sans sa permission, ou de ceux qui auront droit de lui, et ce pendant le temps de sept ans, à compter du jour que chaque pièce sera achevée d'imprimer, à peine aux contrevenants de quinze cents livres d'amende, confiscation des exemplaires qui se trouveront contrefaits, et de tous dépens dommages et interêts, ainsi qu'il est contenu plus au long ausdites Lettres de Privilège. Donné à Paris le 26 juillet 1636. Par le Roy en son Conseil. Chappelain. Les exemplaires ont été fournis à la Bibliothèque du Roy. Ledit Claveret consent et accorde que François Targa imprime lesdites pièces contenues audit Privilège, suivant l'accord fait entre eux. Achevé d'imprimer, 30 août 1637.
Cette comédie a fait l'objet d'une réédition en 1997 par Colette Schérer dans la collection « Textes littéraires français » de l'éditeur Droz.
PERSONNAGES
CLORIDAN a trois filles :
  — ORANTE, l'aînée
  — ANGÉLIE
  — CÉLIRÉE, la cadette 
Trois hommes courtisent ces jeunes filles :
  — ORILAME
  — NICANDRE 
  — CRITON (dit l'Esprit fort)
DÉCOR
La pièce se déroule, près de Versailles, dans le parc du château du Cloridan. La scène représente une "route" ou une allée de ce parc, entourée d'arbres, de "bocages", de buissons qui permettront aux personnages de se dissimuler et d'épier. Auprès est une "source" ou fontaine qui alimente un vivier près duquel travaillent des ouvriers.
  Les notes du Mémoire de Mahelot donnent peu de précisions sur ce décor : "Au milieu du théâtre, il faut faire paraître forme de fontaine dans un palais. Le théâtre tout en bois et forêt de haute futaie, des routes et allées de verdure que l'on traverse et qui font presque le sujet de la pièce."
Acte I
I,1 – La fille aînée de Cloridan, ORANTE, se promène dans le parc avec sa sœur cadette, CÉLIRÉE.
CÉLIRÉE
  Dis-moi : n'est-il pas vrai qu'il a fort bonne mine [1] [*1]
  Et qu'il eût pu surprendre une âme encor plus fine,
  Que mon amour ailleurs ne se peut mieux loger ?
ORANTE
  Ma sœur, je le veux croire afin de t'obliger ;
  Mais…
CÉLIRÉE
              Quoi, mais ?
ORANTE
                         J'ai regret qu'en chose d'importance
  Ton âme ait témoigné si peu de résistance.
CÉLIRÉE
  Comment, ai-je failli dans mon élection ?
ORANTE
  Oui, tes voeux devaient tendre à la perfection
  Et ton cœur se former sur un plus beau modèle.
  Ce n'est point un esprit capable…
CÉLIRÉE
                                                 Étant fidèle, [10]
  Il ne doit rien céder aux plus parfaits amants.
ORANTE
  Quelle assurance as-tu de lui ?
CÉLIRÉE
                                                 Mille serments.
ORANTE
  Et ton cœur est content d'une si faible preuve ?
  Il paraît qu'en amour Célirée est bien neuve.
  Ma chère sœur, crois-moi, pour aimer sagement
  Attends qu'à ton esprit soit joint le jugement,
  Et ne t'imprime point cette erreur en la tête.
  Si ton amant valait qu'on en fît la conquête,
  J'ai bien autant que toi de grâces et d'attraits
  Et plus que toi d'adresse à décocher des traits. [20]
  Si cette vanité semble déraisonnable,
  Tes yeux et ton miroir la rendront pardonnable.
  Nous pouvons bien ici dire nos sentiments.
CÉLIRÉE
  C'est là m'entretenir de fort beaux compliments.
  Tu l'aime, je m'assure, et ta jalouse envie
  Ne peut sous même loi voir une autre asservie.
ORANTE
  Je n'y pensai jamais, j'en jure.
CÉLIRÉE
                                                 Je le crois.
  Mais je suis pour le moins aussi belle que toi.
ORANTE
  C'est donc au jugement du fidèle Orilame.
CÉLIRÉE
  Non, mais de tout le monde.
ORANTE
                                     Amour n'étant que flamme, [30]
  Que tous les amoureux ne voient-ils plus clair ?
  Ce feu de sa nature est semblable à l'éclair,
  Il luit, mais il aveugle. Et sur cette querelle
  Si Cléronte était cru, quelle dame assez belle
  Oserait avec moi faire comparaison ?
CÉLIRÉE
  C'est un homme hébété, sans esprit, sans raison,
  Qui ne mérite pas seulement qu'on le voie.
ORANTE
  Tu m'as voulu payer de semblable monnaie.
  Mais je ne l'aime plus, tu ne m'offenses pas.
Dieux ! je crois que c'est lui qui dresse ici ses pas. [40]
  Permets que je m'en aille, et sans être aperçue,
  Que sa belle espérance à mes yeux soit déçue.
  Il a su de quelqu'un où nous étions.
CÉLIRÉE
                                                            Adieu.
I,2 –Orante sort pour échapper à CLÉRONTE qui arrive de Paris pour lui redire son amour, mais qui se retrouve seul avec CÉLIRÉE.
CÉLIRÉE
  Quel malheureux destin vous amène en ce lieu ?
  Celle que vous cherchez à peine en est sortie.
CLÉRONTE
  A quoi, seule avec vous, s'est-elle divertie ?
CÉLIRÉE
  A chose indifférente.
CLÉRONTE
                                     Encore, apprenez-moi
  Quelle estime à présent elle fait de ma foi.
  Que votre confidence aurait de puissants charmes
  Pour faire que son cœur s'adoucît par mes larmes. [50]
CÉLIRÉE
  Sans perdre ici le temps en discours superflus,
  En un mot elle croit que vous ne l'aimez plus.
CLÉRONTE
  Justes Dieux ! Qu'ai-je fait pour mériter ce blâme ?
  Ma flamme est immortelle aussi bien que mon âme.
  Je l'aime et l'aimerai malgré tous ses mépris,
  Et, sans vous mépriser, seule elle aura le prix.
CÉLIRÉE
  Usez secrètement d'un avis salutaire
  Que ma pitié vous donne en ce lieu solitaire.
  Ne le rejetez point pour un sujet si beau.
  Elle a pris le chemin qui conduit au château. [60]
  Vous devez vous y rendre ou la suivre à la piste.
  Persistez d'autant plus que plus elle résiste.
  L'honnête résistance augmente la ferveur.
  Quoi qu'elle fille die, elle tient à faveur
  Qu'un cavalier bien fait la loue et la caresse.
CLÉRONTE
  J'y vais tout de ce pas sous votre heureuse adresse.
  Que Dieu ne m'a-t-il fait les sentiments meilleurs ?
  J'adorerais… [Il veut la baiser.]
CÉLIRÉE
                         Tout beau, je suis vouée ailleurs.
  Vous pouvez en ma sœur trouver mieux votre compte.
CLÉRONTE
  Adieu donc, Célirée.
CÉLIRÉE                   
                         Encore un mot, Cléronte. [70]
  Suivez mon bons avis surtout sans en parler.
CLÉRONTE
  Je sais ce qu'il faut dire et ce qu'il faut celer.
Cléronte sort, laissant CÉLIRÉE seule.
CÉLIRÉE
  Ce Cavalier me plaît, mais son babil m'irrite.
  Il croit qu'ayant plus d'âge elle a plus de mérite.
  Qu'il aille à la bonne heure en retirer le fruit.
  Mais en vain il l'adore, il la sert, il la suit,
  En vain incessamment ce bel esprit s'efforce
  À chercher dans les vers quelque nouvelle amorce
  Pour obliger Orante à lui vouloir du bien.
  Quelque mal qu'il se donne il n'en obtiendra rien. [80]
  Amour, attise mieux dans le cœur d'Orilame
  Le feu que son mérite allume dans mon âme ;
  Fais, si ma bouche n'ose en avouer l'ardeur,
  Qu'un clin d'œil échappé supplée à ma pudeur ;
  Que, sans lui déclarer mon amoureux martyre,
  Il sache que pour lui seulement je soupire.
  Mais, folle que je suis, j'aime, et ne songe pas
  Qu'il a trop de mérite et moi trop peu d'appas,
  Et que, malgré les traits dont mon âme est blessée,
  Mes yeux doivent cacher le fond de ma pensée [90]
  Plutôt que découvrir… 
O Dieux ! je l'aperçois :
  Amour sois-moi propice. Il s'en vient droit à moi.
  Qu'il m'a bien réussi de renvoyer Cléronte :
  Je pourrai toute seule, avecque moins de honte,
  Entretenir ici cet aimable vainqueur
  Et relâcher un peu de ma sotte rigueur.
I,3 – ORILAME, à qui on a appris la présence de Cléronte et de Célirée dans ce coin du parc, vient y rencontrer CÉLIRÉE après avoir placé son portrait dans sa montre.
ORILAME
  Quoi, seule en cette route à l'écart retirée :
  Cléronte en cet état laisse-t-il Célirée ?
CÉLIRÉE
  Cléronte ?
ORILAME
  Oui, l'on m'a dit qu'il était avec vous :
  N'aurais-je pas raison de devenir jaloux ? [100]
CÉLIRÉE
  Oui bien, si le sujet en méritait la peine.
ORILAME
  Son esprit excellent vous en rend bien certaine.
CÉLIRÉE
  Je vous parle de moi.
ORILAME
                                  Parlez de mon rival.
CÉLIRÉE
  Je le connais trop bien pour en juger si mal.
ORILAME
  Encore, avouez-moi, s'il n'est pas véritable
  Que son abord vous plaît, qu'il a l'humeur traitable,
  Qu'un entretien si doux ne se peut oublier.
CÉLIRÉE
  C'est bien, je le confesse, un brave Cavalier.
  Mais toujours mon suffrage, en matière d'estime,
  Sera pour Orilame un peu plus légitime. [110]
ORILAME
  En matière d'amour ? Achevons sur ce point.
CÉLIRÉE
  C'est un cas réservé, qu'on ne déclare point,
  Et mon cœur pour ce feu doit être inaccessible.
ORILAME
  Si bien que l'espérer c'est tenter l'impossible.
CÉLIRÉE
  Non pas. Mais croyez-vous qu'un véritable amour
  Aisément se déclare aux esprits de la Cour ?
  Qu'une fille aime un homme avant que le connaître,
  Pour se brûler au feu qu'un autre aura fait naître
  Et leur servir, après, de jouet à tous deux.
  Ce procédé me semble un peu trop hasardeux. [120]
  Témoignez votre amour par d'autres assurances,
  Ou bien tournez ailleurs vos vaines espérances.
  Adieu. Ma sœur m'attend.
ORILAME
                                     Esprit en cruauté
  Aussi fatal pour moi qu'est le corps en beauté.
  Vous m'ôtez sans sujet tout ce qui me contente,
  Si vous laissez mon âme en cette injuste attente.
  Riez-vous de ma peine et vous moquez de moi.
  Mais au moins recevez l'hommage de ma foi.
  N'accusez point mes vœux d'une telle imposture.
  Si j'en aime quelqu'autre, en voici la peinture : [130]
  C'est le portrait qu'Amour a gravé dans mon cœur.
  [Il lui montre son portrait dans un de côtés de sa montre.]
  Direz-vous à présent que je suis un moqueur ?
CÉLIRÉE
  Oui, comme assez souvent la montre vous abuse,
  Je crains que mon portrait ne soit rien qu'une ruse,
  Que les ressorts du cœur pour moi n'aillent pas mieux.
ORILAME
  Ajustez-les, de grâce, aux soleils de vos yeux :
  Vous verrez que pour vous mon âme est bien réglée.
CÉLIRÉE
  Je verrai que pour vous la mienne est aveuglée.
ORILAME
  Comment l'entendez-vous ?
CÉLIRÉE
                                     D'être encore en ce lieu
  Si longtemps avec vous, vous ayant dit adieu. [140]
ORILAME
  Qui vous presse si fort ?
CÉLIRÉE
                                     L'heure, et l'obéissance
  Que l'on doit à celui dont on tient la naissance.
ORILAME
  Qu'un moment vous ennuie en ce plaisant séjour ?
CÉLIRÉE
  Si votre montre ainsi nous veut régler le jour,
  La nuit avant midi sera bien avancée.
ORILAME
  Et mon affection jamais récompensée.
CÉLIRÉE
  Toute chose en ce monde arrive en sa saison,
  Et l'amour légitime est conduit par raison
  Si l'on peut ébranler l'honnête retenue,
  Le temps, la patience et le foi reconnue [150]
  Sont les plus sûrs moyens d'y pouvoir parvenir.
  Conservez cette règle en votre souvenir
  Pour la beauté qu'Amour en votre âme a tirée.
ORILAME
  Ce sera donc pour vous, divine Célirée.
Célirée sort, laissant ORILAME seul.
ORILAME
  Hélas ! que je vois bien dans les yeux de sa sœur
  De plus aimables traits de grâce et de douceur !
  Angélie, ha! ce nom seulement me transporte,
  Tu fais naître en mon âme une ardeur bien plus forte ;
  Mon véritable amour, dis-moi si sur ce point
  J'ai bien exécuté ce que tu m'as enjoint. [160]
  Ma nef surgira-t-elle au port que je désire
  Blesseras-tu le cœur qui cause mon martyre ?
  Doux transports, feints soupirs accompagnez mes pas
  Et, pour flatter Orante, employez vos appas.
  Faites que mon amour n'étant plus éclairée
  Des yeux de ces deux sœurs, Orante et Célirée,
  Je puisse en liberté, par un vœu solennel
  Consacrer tous mes soins à cet Ange mortel.
  En vain espérons-nous ce beau prix sans combattre
  Pour adorer deux yeux il en faut tromper quatre [170]
  Il faut, ma chère montre, achever notre tour
  Et que ta boîte serve à cacher mon amour.
  [Orante paraît avec Cléronte]
  La voici ; mais Cléronte en aurait de l'ombrage.
I,4 – ORILAME s'est dissimulé derrière un buisson pour écouter ce que disent ORANTE et CLÉRONTE.
ORANTE
  Ainsi le plus beau temps vous fait craindre l'orage
  Quel sujet avez-vous de vous plaindre aujourd'hui
  Que ma rigueur extrême a causé votre ennui ?
  He bien, avec ma sœur vous m'avez aperçue
  Je n'étais pas encore en état d'être vue
  Si mon soudain départ vous a si fort surpris,
  Je l'ai fait par respect et non point par mépris. [180]
CLÉRONTE
  Pardonnez, belle Orante, à mon amour extrême :
  Je ne vis qu'à regret absent de ce que j'aime.
ORANTE
  Vous voulez par ces cris témoigner seulement
  Que vous entendez l'art d'aimer fidèlement.
CLÉRONTE
  Vous voulez bien plutôt, par votre moquerie,
  Renouveler ma plaie après l'avoir guérie
  Me promettre en idée un plaisir si parfait
  Pour le faire souffrir les tourments en effet.
  Que vous a fait Cléronte et d'où vient qu'en votre âme
  S'alentit à présent cette pudique flamme [190]
  Dont vous entreteniez mes désirs innocents ?
ORANTE
  Que vous a fait Orante ? Et d'où vient que vos sens,
  Oubliant aujourd'hui leur conduite ordinaire,
  Tirent un vrai tourment d'un mal imaginaire ?
  Qui vous met en l'esprit ce bizarre soupçon ?
  Aimez-moi, j'y consens, mais d'une autre façon.
  Nul ne sait mieux que moi si l'on court sur vos traces,
  Si pour d'autres que vous j'ai des feux ou des glaces.
  Ne perdez point le temps à vous en informer,
  Assuré que sur tous je vous veux estimer. [200]
  Mais ne prétendez pas me gêner de la sorte
  Que je veuille oublier l'amour que je me porte,
  Mon faible esprit se plaît à vivre en liberté
  En quelque aimable lieu qu'il se soit arrêté.
  Alcidamort m'aimait avec plus d'avantage
  Mais bien qu'il fût né prince, en la fleur de son âge,
  Vaillant, de bonne mine, à l'hymen résolu,
  Il n'eut jamais sur moi cet empire absolu.
  Dans ces combats charmants la fille bien apprise
  Cache toujours le feu dont son âme est éprise, [210]
  Même aux yeux de celui qui possède son cœur,
  Et la discrétion n'est pas une rigueur.
CLÉRONTE
  Belle Orante, à ce mot vous me rendez la vie
  Que de jaloux soupçons m'avaient déjà ravie.
ORANTE
  Vous n'en fussiez pas mort : on ne meurt point d'amour.
CLÉRONTE
  Quoi, privé des beaux yeux qui me donnent le jour ?
  Donc d'une feinte ardeur mon amour se colore ?
  Moi vivre, et ne plus voir ces soleils que j'adore ?
ORANTE
  Vous mourrez donc bientôt : ils se vont éclipser.
CLÉRONTE
  Encore un mot, rieuse, est-ce pour m'offenser [220]
  Que… ? Mais elle s'enfuit : il faut que je la suive.
ORANTE a feint de s'enfuir et Cléronte est sorti derrière elle. Mais elle s'est cachée derrière un buisson et elle revient.
ORANTE
  D'auprès d'un importun, c'est ainsi qu'on esquive,
  Ne lui défendant pas tout à fait de me voir,
  L'espoir et le refus le tiendront en devoir.
  Il me suit vainement, tant de routes diverses
  Lui vont faire éprouver de nouvelles traverses.
  Ce buisson m'a cachée à son esprit jaloux,
  Mais ma bouche a promis de l'estimer sur tous.
  N'y consens point, mon cœur, les vertus d'Orilame
  Ont un aimant très fort.
I,5 – ORILAME sort de derrière le buisson qui le dissimulait pour surprendre ORANTE.
ORILAME
                                  Je vous surprends, Madame. [230]
ORANTE
  Mais c'est bien moi plutôt qui vous surprends, gausseur,
  Parce que vous croyez trouver ici ma sœur,
  Cette jeune merveille à vos yeux adorable.
ORILAME
  La surprise en ce cas m'en est plus favorable.
ORANTE
  Ne me déguisez point votre inclination.
ORILAME
  Hà ! Que vous jugez mal de mon intention.
  Sous de plus dignes fers ma franchise est pressée.
  Si vos yeux pouvaient voir au fond de ma pensée
  Combien mon cœur fidèle adore leurs attraits,
  Ils verraient qu'auprès d'eux les plus charmants portraits [240]
  Ne servent que de lustre à ce divin visage.
ORANTE
  Oui bien de Célirée ?
ORILAME
                                 Ange… Orante est l'image
  A qui je dois sans feinte adresser tous mes vœux.
  C'est mon unique espoir, le sujet de mes feux
  Et la seule beauté dont le pouvoir me lie.
ORANTE
  Si ce n'est Célirée, au moins c'est Angélie ;
  Ne faites point le fin, son nom presque lâché…
ORILAME
  Ne ne peut accuser.
ORANTE
                                Non, mais l'amour caché,
  Au lieu de s'étouffer, croît et devient extrême.
  S'il nous brûle, il éclaire et se trahit soi-même. [250]
  L'on voit ce feu paraître à travers de nos yeux,
  Le cœur ne peut cacher ses soupirs en tous lieux
  Et de son abondance il fait parler la bouche.
ORILAME
  Et c'est là toutefois ce qui fort peu vous touche.
  Que de traits de rigueur sur mon cœur décochés !
  Vous me faites mourir quand vous me reprochez
  Qu'une toute autre ardeur dans mon esprit domine ;
  Fussiez-vous mille fois et moins belle et plus fine,
  Dussiez-vous rejeter les offres de ma foi,
  Je veux vivre à jamais captif sous votre loi. [260]
  Je veux, divine Orante…
ORANTE
                                   Allons-nous en, de grâce.
  J'entends…
ORILAME
                  Hé quoi ? Peut-être un paysan qui passe.
On entend Nicandre qui s'adresse à ses gens.
NICANDRE
  Nous irons bien à pied : le chemin est fort beau.
  Ayez soin seulement de vous rendre au château.
  Suivez la grande route.
ORANTE
  O dieux ! Que dois-je faire ?
  Ce sont des cavaliers qui viennent voir mon père.
  Cachez-vous, je vous prie, et me laissez aller.
Orante sort, laissant ORILAME seul.
ORILAME
  Si les faut-il connaître et les ouïr parler.
  Je le puis aisément à travers le bocage.
  Les beautés de ces lieux ont causé leur voyage : [270]
  Possible espèrent-ils en voir quelqu'une ici.
I,6 – ORILAME se cache derrière un buisson pour écouter NICANDRE et CRITON qui arrivent en scène.
NICANDRE
  Voilà tout le sujet qui cause mon souci.
CRITON
  Assez faible pourtant.
NICANDRE
                                 Assez faible ?
CRITON
                                     Oui, Nicandre,
  Pour toi dont le courage ose tout entreprendre.
NICANDRE
  Capable toutefois par un secret effort
  De t'ébranler, Criton, toi qui fais l'esprit fort
  Et qui, te l'embrouillant de fantasques maximes, 
  Au nombre des vertus nous veux mettre les crimes.
CRITON
  Tu me prends pour un autre, ou ne te souviens pas
  Qu'amour pour m'attirer n'a point assez d'appas. [280]
  L'avoir vue à Paris et n'avoir osé dire
  Que pour elle ton cœur incessamment soupire,
  O dieux !
NICANDRE
                 Tant de respect à mon amour est joint
  Que je n'osai jamais lui déclarer ce poin
CRITON
  Dis que, tant d'ignorance accompagnant ton âme,
  Ton esprit donc n'a pu, pour charmer une dame,
  Se servir à propos des compliments de Cour.
  Il faut en mots couverts découvrir ton amour,
  Soupirer quelquefois et, quand tu la cajoles,
  Prendre garde à ses yeux, non point à ses paroles. [290]
  Telle brûle en son âme et t'a donné son cœur
  Qui n'a dans ses discours que mépris, que rigueur
  Et qui mourrait plutôt qu'avouer sa faiblesse
  Peut-être as-tu blessé l'ennemi qui te blesse.
  Ose un peu davantage et ne t'amuse plus
  À la galantiser de propos superflus.
  Presse-la de se rendre et fais, par ta conduite,
  Qu'elle agrée ou refuse à l'instant ta poursuite.
  Et si sa gravité ne veut rien t'accorder,
  Crois qu'elle fait la fine et prends sans demander. [300]
  Ainsi l'effronterie est pour elle une amorce.
  Ainsi la plus sévère aime bien qu'on la force.
NICANDRE
  Te voudrais-tu prescrire une pareille loi.
CRITON
  Oui, si j'avais l'esprit aussi faible que toi
  Plutôt que de souffrir une gêne éternelle.
NICANDRE
  Que ma discrétion te semble criminelle.
  Je t'ai donc amené seulement en ces lieux
  Pour me servir de phare et dessiller mes yeux.
CRITON
  C'est pour te procurer le repos de ton âme
  Que je te veux apprendre à ménager ta flamme [310]
  Te voyant si timide en un combat si doux,
  Je te voudrais contraindre à signaler tes coups,
  Joignant à tes soupirs le courage et l'adresse.
  Mais tu ne me dis point le nom de ta maîtresse.
  Me le veux-tu celer ?
NICANDRE
                               Celle dont j'ai fait choix
  Est parfaite.
CRITON
                   À tes yeux ?
NICANDRE
                       La plus belle des trois.
  Crois seulement que j'aime et qu'un Ange me lie.
CRITON
  Voilà couvertement me nommer Angélie
ORILAME [caché derrière son buisson]
  Trop clairement pour moi.
CRITON
  Tu ne choisis point mal.
  Son esprit excellent me rendrait ton rival [320]
  Si l'amour…
NICANDRE
                      Cher ami, si tu veux que je vive
  N'engage point ton âme où la mienne est captive.
CRITON
  Espère en sûreté, Nicandre, et ne crains rien :
  Je ne suis pas d'humeur à te voler ton bien.
  Tu prends trop tôt l'alarme : un ami peut bien rire.
NICANDRE
  Mais rire ainsi de moi, c'est croître mon martyre.
CRITON
  Je me voudrais priver de mes plus doux plaisirs
  Pour te faire toucher le but de tes désirs
  Et rendre à mes dépens la fortune prospère.
  Donc, sans plus discourir, allons trouver le père. [330]
NICANDRE
  Mais plutôt voir sa fille.
CRITON
                                  Il est assez courtois
  Pour nous permettre après de les voir toutes trois.
  Et je l'entretiendrai des guerres d'Italie
  Pour te donner moyen d'accoster Angélie.
Nicandre et Criton sortent. ORILAME sort du bocage.
ORILAME
  Moi, j'irai par derrière et ferai mon effort
  Pour rompre le dessein de Monsieur l'Esprit Fort.
Orilame sort.
Acte II
II,1 – CÉLIRÉE, qui est occupée à surveiller des ouvriers qui rehaussent la chaussée d'un vivier, entre avec CLÉRONTE.
CÉLIRÉE
  Laissez-moi, je vous prie, achever mon voyage,
  Puisque l'on me destine à ce petit ménage
  Et que nos ouvriers ne font rien tout le jour
  Si l'on n'a l'œil sur eux.
CLÉRONTE
  Mais touchant mon amour ? [340]
CÉLIRÉE
  Employez à propos votre seule présence :
  Vous avancerez plus qu'avec ma confidence.
CLÉRONTE
  Elle me fuit, l'ingrate, avec trop de rigueur.
CÉLIRÉE
  Que vos submissions lui dérobent le cœur :
  Ce larcin est permis.
CLÉRONTE
                              Oui, mais non pas chez elle.
CÉLIRÉE
  Cléronte, elle n'est point si vaine et si cruelle.
  Mais encore, pour prendre un malheureux poisson,
  Nous faut-il une ligne, un ver, un hameçon
  Et perdre, assez souvent, une heure, une journée.
  L'humeur d'une belle âme, aux froideurs obstinée, [350]
  Veut que l'on persévère afin de l'obtenir.
  Vous l'aimez et de grâce allez l'entretenir
  Sans consumer votre âme en des plaintes frivoles
  Poursuivez les effets, quittez là les paroles
  Apprenez qu'Orilame est un esprit charmant,
  Que les civilités de ce parfait amant
  M'ont déjà fait servir sa passion naissante.
  Prévenez par vos soins les sentiments d'Orante.
CLÉRONTE
  Par quels appâts, bons dieux, l'attirerai-je à moi,
  Qui n'ai d'autre hameçon que l'amour et ma foi [360]
  Ainsi de ses faveurs me puisse rendre digne
  Si je n'obtiens de vous une assistance insigne.
CÉLIRÉE
  Pour avoir si longtemps soupiré dans la cour,
  Vous entendez bien mal les adresses d'amour.
  Poussez-vous de vous-même. Ah ! je rougis de honte
  De donner des leçons à ce brave Cléronte.
CLÉRONTE
  Célirée, achevez.
CÉLIRÉE
                            Soyez un peu plus fin
  Et le commencement vous apprendra la fin
  Si j'ai l'heur de conseil, vous par expérience
  En pouvez bien avoir la certaine science. [370]
CLÉRONTE
  Ton agréable humeur m'apprend en peu de mots
  Que la crainte en amour est la vertu des sots.
  Je rends à ta franchise une grâce infinie.
  Mais que fait cette aînée ?
CÉLIRÉE
                                   Elle est en compagnie.
CLÉRONTE
  De qui ?
CÉLIRÉE
              De Cavaliers qui viennent de Paris.
CLÉRONTE
  Ne sais-tu point leur nom ? D'où vient que tu souris ?
  T'ai-je fait en cela quelque folle demande ?
  Ma curiosité n'est-elle point trop grande ?
CÉLIRÉE
  Je ris des compliments qu'ils nous ont fait d'abord.
  L'un s'appelle Nicandre.
CLÉRONTE
                                 Et l'autre ?
CÉLIRÉE
                                                L'Esprit Fort. [380]
CLÉRONTE
  L'Esprit Fort ; on l'appelle ainsi par moquerie.
CÉLIRÉE
  C'est un nom qu'il affecte avec rêverie,
  Mais je ne puis dépeindre un esprit si parfait
  Ni vous entretenir des sottises qu'il fait.
  Si vous voulez de l'eau, puisez-la dans la source,
  Tandis qu'en liberté j'achèverai ma course
  Et que dans le château l'on mettra le couvert
  J'en aurai pour dîner l'appétit plus ouvert.
[Elle revient à Criton.]
  Il vous dira bientôt qu'il a mal à la rate.
  Faites qu'acôtement votre pitié le flatte [390]
  Car l'excitant à rire il en pourrait guérir
  Et ce mal est trop beau pour ne le pas chérir. [*392]
CLÉRONTE
  Je m'en vais de ce pas en savoir des nouvelles.
CÉLIRÉE
  Et jeter quelque œillade à la reine des belles.
Cléronte sort et CÉLIRÉE reste seule.
CÉLIRÉE
  Toujours cet importun parle de sa langueur
  Et se laisse flatter par mon discours moqueur.
  Que ne se résout-il dans le mal qui le presse
  De venir au logis cajoler sa maîtresse ?
  Son tourment amoureux guérirait mon souci
  Il se ferait du bien ; il m'en ferait aussi. [400]
  Pour le moins ce matin mon parfait Orilame
  Se fût vu dans mes yeux comme il est dans mon âme
  Me voyant dans sa montre il eût pu deviner
  Que mon cœur en est une, et qui n'ose sonner.
  Montre dont la valeur ne peut être petite,
  Puiqu'elle a pour ressorts sa grâce et son mérite.
  Et tandis que Cléronte eût occupé mes sœurs,
  J'eusse, cher Orilame, écouté tes douceurs.
  Malheureuse cadette, est-ce en vain que j'espère ?
Mais j'entends quelque bruit : serait-ce bien mon père ? [410]
  Bons dieux, que dirait-il de me voir seule ici ?
II,2 – Célirée sort, par crainte d'être vue de son père. Entrent ORILAME et ORANTE.
ORANTE
  N'avez-vous point pris garde à cet amant transi
  Qui faisait les doux yeux à ma sœur Angélie ?
  Il dit que l'air des champs l'a si fort embellie
  Et que dans la campagne elle en a tant appris
  Qu'elle est reine à présent des corps et des esprits.
ORILAME
  Tout cela devant vous ? Qui le disait, Nicandre ?
ORANTE
  Lui-même.
ORILAME
  Et votre soeur se plaisait à l'entendre ?
ORANTE
  C'est contre son humeur, et j'ose présumer
  Qu'il pourrait bien enfin la résoudre à l'aimer, [420]
  Elle qui se vantait qu'amour n'a point de flèche
  Qui pût faire en son cœur cette fatale brèche.
ORILAME
  A-t-il l'esprit si bon qu'il la puisse émouvoir
  A lui donner sur elle un absolu pouvoir ?
ORANTE
  Je ne dis point cela, mais bien que sa présence
  Peut trouver dans sa bouche un peu de complaisance
  Et lui faire approuver les sentiments d'amour.
ORILAME
  C'est beaucoup. Tôt ou tard chacun aime à son tour,
  D'un trait imperceptible un petit dieu nous touche,
  Il est maître du cœur, s'il ne l'est de la bouche. [430]
  Que ne vous blesse-t-il de cet aimable trait ?
ORANTE
  Brisons-là ce discours. Parlons de ce portrait.
  Nous sommes à l'écart : il faut qu'on me le montre.
ORILAME
  Je le veux, belle Orante ; il est dedans ma montre.
Il lui montre son portrait, alors que, de l'autre côté de sa montre, il y a celui de Célirée.
ORANTE
  Nous verrons si ses yeux ont des traits assez doux
  Pour obliger votre âme à ressentir leurs coups ;
  Vous en dites beaucoup.
ORILAME
                                  Il en a plus encore.
ORANTE
  Et c'est là le portrait ?
ORILAME
                                  De celle que j'adore.
ORANTE
  Il est fort bien tiré, mais laid extrêmement.
ORILAME
  La pudeur vous défend d'en parler autrement. [440]
  Mais vous ne songez pas que ce mépris extrême
  Pour louer un pinceau blâme la main suprême
  Dont la toute puissance, en vous donnant le jour,
  Logea dans ces beaux yeux les grâces et l'amour
  Et de tant d'agréments orna votre visage.
  Ce sont là ces beaux traits contre qui mon courage
  Ne veut plus désormais et ne peut résister.
ORANTE
  Ce n'est pas avec vous que je veux contester
  Ni d'extrême beauté que mon esprit se pique
  Vos discours complaisants, vos fleurs de rhétorique [450]
  Ne sont point les pinceaux dont il me faut tirer
  Vous me voulez louer pour vous faire admirer
  Mais vous pourriez tarir tout votre art de bien dire
  Que je n'en croirai rien et n'en ferai que rire.
  J'ai chez moi un muet qui en parle bien mieux.
ORILAME
  Si les divins attraits dont s'arment vos beaux yeux
  Peuvent même aux muets redonner la parole
  Pourquoi ?
ORANTE
                 Je ne veux point qu'ainsi on me cajole.
  Savez-vous quel muet j'entends ?
ORILAME
                                    Non.
ORANTE
                                                          Mon miroir
  Où je puis par mes yeux me connaître et me voir [460]
  Et me trop estimer c'est me faire une injure.
  Vous me le montrez bien en cachant ma peinture
  Voyons-la, je vous prie, et ne m'empêchez pas
  D'admirer comme vous ma grâce et mes appas.
  La chose étant si belle, en faut-il être avare ?
ORILAME [il avait refermé sa montre assez vite, car il y a mis aussi aussi le portrait de Célirée.]
  Parce qu'elle est fort belle, elle doit être rare ;
  L'éclat de son visage en fera moins de mal.
ORANTE
  Il faut donc que je cache aussi l'original :
  Adieu.
ORILAME
                      Non. J'aime mieux vous montrer la copie.
  Mais gardons que personne ici ne nous épie. [470]
ORANTE
  Laissez-la moi tenir : quel sujet avez-vous
  De vouloir me l'ôter ?
ORILAME
                                Nul. mais j'en suis jaloux
  Et je crains trop de perdre un bien que je possède.
ORANTE
  Il faut que toute chose à vos souhaits succède.
  Bien, gardez mon portrait ; mais à condition
  De ne vous point vanter de mon affection,
  Car si j'en ai jamais ou soupçon ou nouvelle,
  J'ai pour vous à l'instant une haine immortelle.
  Ne vous y fiez pas, je l'ai bien résolu.
ORILAME
  J'ai toujours sur ma langue un pouvoir absolu. [480]
  Et ma discrète humeur, pour ne vous point déplaire,
  Sait joindre l'art d'aimer à celui de se taire.
  Nous vous verrons tantôt.
ORANTE
                                    Quoi, ne voulez-vous pas
  Venir avecque nous prendre un mauvais repas ?
  Voulez-vous refuser cet honneur à mon père ?
  C'est un bien qu'au château la compagnie espère
  Si nous n'avons des mets exquis et délicats
  Vous goûterez l'esprit dont l'on fait tant de cas
  Ce raffiné Criton est un homme à la mode
  Dont le seul entretien vaut bien qu'on s'incommode. [490]
ORILAME
  Le plus parfait plaisir que j'y pourrais avoir
  Ne saurait égaler celui de vous y voir.
ORANTE
  Eh bien, vous m'y verrez.
ORILAME
                                    J'ai promis à ma mère
  D'être à dîner chez nous où m'appelle une affaire.
  Dînez et prenez l'air incontinent après.
  J'aurai soin de me rendre en ce lieu tout exprès.
ORANTE
  Je me repais d'effet et non point de langage.
ORILAME
  Je vous laisse mon cœur et ma parole en gage.
ORANTE
  Quel temps demandez-vous ?
ORILAME
                                    Deux heure pour le plus.
ORANTE
  Allez, je m'y rendrai.
Orante sort. ORILAME reste seul.
ORILAME
                                  Mon esprit tout confus [500]
  Tâche à se divertir de sa mélancolie
  Par le doux souvenir de la belle Angélie.
  Mais combien de tourments me vois-je préparés !
  Elle chérit Nicandre, et nos coeurs séparés
  Ne seront point unis d'un heureux hyménée
  Si je ne romps les lois d'une autre destinée.
  Mon véritable amour, courage, espérons mieux
  Cet Ange en ma faveur fera mouvoir les cieux.
Mais que dis-je, insensé, dans mon ardeur extrême ?
  N'est-ce pas me flatter qu'espérer qu'elle m'aime, [510]
  Moi qui n'ose auprès d'elle avouer ma langueur,
  Moi qui vais l'offenser en lui donnant mon cœur,
  Moi qui brûle d'amour, moi qui tremble de crainte,
  Pour le juste loyer de mon injuste feinte.
  Pernicieux soupçon, sors de mon souvenir.
  Il faut que Célirée… Ah ! je la vois venir.
  L'astre de mon bonheur recommence à me luire,
  Si ma ruse ne sert, elle ne saurait nuire.
II,3 – Entre CÉLIRÉE qui retrouve ORILAME
ORILAME
  Tu me vois, Célirée, attendant ton retour.
  Quand j'ai vu le soleil au milieu de son tour, [520]
  J'ai jugé que celui dont le bel œil me tue
  Me pourrait en passant honorer de sa vue.
  Eh bien ? vos ouvriers ? qu'est-ce ? tout va-t-il bien ?
CÉLIRÉE
  Si ne n'y suis présente, il ne font jamais rien.
ORILAME
  Je suis de leur humeur : ton aimable présence
  Redouble ma vigueur.
CÉLIRÉE
                                  Et votre complaisance
  Ne m'obligera pas à demeurer ici :
  L'on dînerait sans moi.
ORILAME
                                  De grâce, mon souci,
  Tarde encore un moment. Me veux-tu point permettre… ?
CÉLIRÉE
  Quoi ?
ORILAME
             Non, voici Cléronte. Un petit mot de lettre [530]
  Demandera tantôt cette faveur pour moi.
  Me feras-tu réponse ?
CÉLIRÉE
                                   Oui, si je la reçois.
II,4 – Célirée sort pour aller déjeuner. Entre CLÉRONTE, avec son VALET qui se tiendra au fond de la scène.
CLÉRONTE [sans voir Orilame]
  O dieux ! je suis trahi ! Le perdide Orilame
  Allume au cœur d'Orante une nouvelle flamme.
  Sa sœur avec raison me disait ce matin
  Que, pour être amoureux, je n'étais guère fin
  Et, grossier que je suis, je n'ai pas eu l'adresse
  D'entendre qu'on me joue auprès de ma maîtresse,
  Que possible elle-même a tramé ce dessein.
ORILAME
  A quoi rêve Cléronte ?
CLÉRONTE
  Il couve dans le sein [540]
  Un désir généreux d'éprouver son courage
  Contre un perfide ami qui lui fait un outrage.
ORILAME
  Prends-je si peu de part à tes ressentiments
  Que je doive ignorer ?
CLÉRONTE
                                 Trêve de compliment,
  Traître, c'est contre toi que j'aigris ma colère.
ORILAME
  Cher ami, qu'est-je fait qui te puisse déplaire ?
CLÉRONTE
  Mais que n'as-tu point fait pour procurer mon mal ?
  Ton plus fidèle ami n'a que toi de rival.
  N'aime-tu pas Orante, et ta jalouse envie
  Ne me l'a-t-elle pas insolemment ravie, [550]
  Déloyal ?
ORILAME
                 Oui, je l'aime, et la voudrait servir,
  Non pas la posséder, et moins te la ravir.
CLÉRONTE
  Pourquoi donc l'aimes-tu, dis, pour te moquer d'elle ?
  Donc, en toutes façons, n'es-tu pas infidèle ?
ORILAME
  Ces violents transports ne sont point de saison.
  Rentre un peu dans toi-même, écoute la raison.
  Qui t'en a tant appris ?
CLÉRONTE
                                 Mais où l'as-tu menée ?
  Qu'avais-tu tant à dire en une matinée
  Qu'en vain j'ai recherché l'honneur de lui parler ?
  Si l'on m'aime au château, me l'a-t-on dû celer ? [560]
  Crois que pour t'avoir vu cajoler Célirée,
  Mon âme en ton endroit serait moins altérée,
  Si je n'avais jugé par tes propres discours
  Combien auprès d'Orante elle fait tes amours.
ORILAME
  Que ton humeur jalouse a d'étranges caprices.
  Mais qui chérit un homme il doit souffrir ses vices,
  Connaître ses défauts et non pas les haïr.
  Cléronte, si jamais j'ai voulu te trahir,
  Si mon amour s'oppose à ta pudique flamme,
  Je veux bien que mon corps soit privé de son âme, [570]
  Qu'elle endure aux enfers les plus cruels tourments.
  Veux-tu t'en assurer par des nouveaux serments ?
  Je jure…
CLÉRONTE
                Ajoute ingrat, pour punir cet outrage
  Tout ce qu'aux offensés peut suggérer la rage
  Dont je devrais payer et tes soins et tes pas
  Ces châtiments honteux ne me satisfont pas.
ORILAME
  Parce qu'ils sont trop grands.
CLÉRONTE
  Il n'est pas temps de rire.
  Il faut quitter Orante et, devant moi, lui dire
  Qu'autrefois ces beaux yeux, par des attraits puissants,
  Avaient surpris ton âme et captivé tes sens [580]
  Mais que l'amour ailleurs engage ta franchise.
ORILAME
  Et que pour t'obliger je fais cette sottise.
CLÉRONTE
  C'est trop perdre de temps. Je vous veux voir demain
  Ou ces mots en la bouche, ou l'épée à la main. 
Cléronte s'éloigne sans quitter le scène, allant vers son valet et laissant ORILAME seul.
ORILAME
  Tu peux sur mon épée autant que sur ma langue.
  Le raisonnable ami, la plaisante harangue
  Que j'aille effrontément… Ah ! sors de mon penser
  Impertinent discours qui me viens offenser.
  Ai-je si peu d'esprit, ou l'âme si peu fine,
  Que je consente ainsi d'éventer une mine [590]
  Et me perdre moi-même afin de le sauver ?
  Quel remède à ce mal me pourrai-il trouver ?
  Je l'aime, il est bien vrai ; mais j'adore Angélie.
  J'adore une beauté de tous points accomplie,
  Un miracle d'amour digne des plus grands rois,
  Et pour un gagner une, il en faut servir trois.
  Jusqu'ici ma raison ne s'est point égarée.
  Mais, bons dieux, j'oubliais d'écrire à Célirée…
II,5 – Orilame sort pour aller écrire la lettre qu'il a annoncée à Célirée. CLÉRONTE revient devant la scène avec son valet LICANTE.
CLÉRONTE
  Il fuit, ce lâche ami. Qu'il me fasse un affront,
  Que le courage au cœur, la honte sur le front, [600]
  Je perde en un moment tout le bien que j'espère !
  [A son valet Licante]
  Va, cours, vole à Paris, en avertir mon frère.
  Dis-lui qu'on m'assassine, et qu'il ne manque pas
  D'être ici sur le soir pour seconder mon bras.
  Choisis des bons chevaux, n'épargne aucune chose.
  Perds tout pour le trouver, et prends en main ma cause.
  Que n'as-tu mon dépit, ou les ailes d'amour :
  Tu serais dans une heure en ce lieu de retour.
LICANTE
  Le désir de vous plaire est plus fort que ces ailes.
  Monsieur, je vous promets bientôt de ses nouvelles. [610]
CLÉRONTE
  S'il ne vient avec toi, nous travaillons en vain.
  Le cartel est donné ; j'ai pris jour à demain.
LICANTE
  Il viendra. Mais, Monsieur, où nous faudra-t-il rendre ?
CLÉRONTE
  Tu sais où ce matin je suis venu descendre,
  Dans ce prochain hameau.
LICANTE
                                   Chez Damas ?
CLÉRONTE
                                                       Justement.
  Nous y pourrons coucher tous trois secrètement.
  Et pour ne rendre point cette action connue,
  Je paraîtrai d'abord surpris de sa venue.
  La poste n'est pas loin : cours, arpente ce bois,
  Aussi vite qu'un cerf réduit presque aux abois. [620]
[Le valet sort. CLÉRONTE, resté seul, s'inquiète et préfère le suivre.]
Je meurs qu'il ne s'en va ; je crains qu'il ne revienne,
  Que, passant dans ce bois, quelqu'un ne le retienne.
  Ma défiante humeur peut-elle consentir
  Qu'il aille ainsi tout seul ? Je le veux voir partir.
[Cléronte sort derrière son valet.]
Acte III
III,1 – ORANTE vient pour rencontrer Orilame qui lui a donné rendez-vous après le déjeuner.
ORANTE
  Voici l'heureuse route où nous devons nous rendre.
  Mais je me doutais bien qu'il me ferait attendre,
  Que deux heures au plus ne lui suffiraient pas
  Pour aller, revenir, et faire un bon repas.
  Non, je me plains à tort. J'ai son cœur pour otage
  Gardons-nous seulement de lui rendre ce gage. [630]
  Puisque sa bonne mine a dérobé le mien
  Qu'Amour auparavant l'unisse avec le sien.
  Mais que mon espérance est douteuse et frivole
  Il me donna son cœur avecque sa parole.
  Je les reçus tous deux. Donc, s'il manque à venir,
  Orante, assure-toi de n'en plus rien tenir.
  Ta paresse, Orilame, est déjà criminelle
  Et ma raison consent que je la juge telle.
  Mais veut-elle accorder, en blâmant ce retour,
  Beaucoup de patience, avec beaucoup d'amour ? [640]
  Amour n'est plus amour où la raison préside.
  Et la pudique ardeur qui dans mon cœur réside
  M'ordonnera toujours d'en parler autrement.
  Mais ou l'espoir me flatte, ou j'entends mon amant.
  O dieux ! c'est Célirée ! Où va cette étourdie ?
  Je sens à son abord ma chaleur refroidie
  Et mon esprit troublé d'un transport inconnu.
CÉLIRÉE, qui a reçu la lettre d'Orilame, vient elle aussi pour le rencontrer ; elle entre à l'autre bout du théâtre, sans voir sa sœur ORANTE. ORILAME arrive (en retard) à son rendez-vous avec Orante ; mais, apercevant Célirée, il se cache derrière un buisson.
CÉLIRÉE
  C'est ici qu'il m'attend. Quoi, tu n'es pas venu,
  Paresseux ? Ne crois pas inventer une excuse.
  L'heure est déjà passée et ta lettre t'accuse. [650]
  J'apporte dans ma poche un arrêt contre toi.
  Lisons encore un coup ce gage de sa foi.
  « Beauté de mon âme adorée,
  Je ne saurais vivre en ces lieux,
  Si des rayons de vos beaux yeux
  Cette route n'est éclairée.
  La prière que je vous fais
  Est d'y venir prendre le frais
  Dès que votre loisir vous le pourra permettre.
  Faites-moi donc l'honneur de vous en souvenir [660]
  Et d'accorder à cette lettre
  Que je vous puisse entretenir. »
ORILAME [à part]
  Mais, bon dieux ! quel obstacle à mon bonheur extrême ?
ORANTE [découvrant sa sœur]
  Célirée, où vas-tu ?
CÉLIRÉE
                           Mais où vas-tu toi-même ?
  Mon père est en colère et ne peut deviner
  Qui t'a si fort pressée, aujourd'hui, de dîner.
  Si tu veux l'apaiser, retourne, je t'en prie.
ORANTE
  Va voir nos ouvriers, de peur qu'il ne te crie
  Et me laisse à mon gré prendre un peu de repos,
  Puisque je trouve ici de l'ombrage à propos. [670]
CÉLIRÉE
  Laisse-moi donc aussi prendre un peu mon haleine.
ORANTE
  Dieux ! qu'elle est échauffée et qu'elle a pris de peine.
  Va-t'en vite au vivier : tu trouveras de l'eau ;
CÉLIRÉE
  Va, cours, tu trouveras de l'ombrage au château.
  Ma sœur, ne sais-tu pas que, faute d'exercice,
  Une fille amoureuse a souvent la jaunisse
  Et que le travail aide à la digestion ?
  Prends pour toi ce conseil de mon affection.
ORANTE
  Depuis quand, Célirée, êtes-vous si savante ?
  Vous faites l'entendue.
CÉLIRÉE
                                 Et vous la suffisante. [680]
ORANTE
  Et moi la suffisante ! Affetée, ah ! vraiment [*681]
  Vous feriez peu d'état de mon commandement !
CÉLIRÉE
  Sachez pour mon regard qu'à votre droit d'aînesse
  Vous ne joindre jamais le titre de maîtresse.
ORANTE
  Cajoleuse, apprenez qu'on vous fera bien voir
  Que mon père sur vous m'a donné du pouvoir,
  Qu'il entend qu'après lui vous souffriez qu'une aînée [*687]
  Vous enseigne les lois d'une fille bien née.
  Cette humeur légitime enfin m'obligera
  D'éclater… Mais il vient : il nous accordera. [690]
III,2 – Tandis qu'ORILAME reste caché derrière son buisson, ORANTE et CÉLIRÉE sont rejoints par leur père CLORIDAN qui fait visiter son parc à NICANDRE et CRITON.
CLORIDAN
  Par ici, je vous prie.
NICANDRE
                                O ! l'agréable route !
  Bons dieux ! qu'il y fait frais ; l'on n'y voit presque goutte.
CRITON
  C'est aussi pour cela qu'on la voit quelquefois
  Visitée en plein jour des Nymphes de ce bois. [*694]
CLORIDAN
  Elle font sagement de rechercher l'ombrage :
  L'excessive chaleur leur perd tout le visage.
  Faute de les cacher, ils sont tout basanés.
  Masquez-vous toutes deux et nous accompagnez.
ORANTE
  Commandement cruel !
CÉLIRÉE
                                  Fâcheuse obéissance !
CLORIDAN
  Messieurs, j'abuse bien de votre patience. [700]
  Mais, achevant le tour, j'ose encore vous prier
  Que je vous fasse voir ici près un vivier
  Dont je fais maintenant rehausser la chaussée
  Que l'eau, durant l'hiver, avait outrepassée.
  J'aime moins, en ce lieu, de l'argent que de l'eau.
NICANDRE
  Rien aussi n'embellit davantage un château
  Et la perte est si grande, il faut qu'on la supporte
  Pour les commodités qu'un bon vivier apporte.
CLORIDAN
  Les reîtres sont témoins qu'aux combats dangereux
  L'on vit toujours mon père ardent, vaillant et preux [710]
  Et qu'ainsi je suis fils d'un plus généreux père
  Qui jamais de la Parque ait senti la colère.
  L'on ne saurait nombrer combien a fait d'exploits
  Ce valeureux guerrier si fidèle à ses rois ;
  Combien, durant la Ligue, il força de murailles
  Et courut de dangers aux plus chaudes batailles.
  Chartres et Montcontour, Jarnac et Saint-Denis
  Ont vu de sa valeur des progrès infinis.
  Mais, ô juste douleur ! un grand coup d'hallebarde
  Enfin le mit à mort à Breuve-la-Gaillarde. [720]
  J'ai, du temps du feu roi, signalé ma valeur
  Et d'un cœur invincible affronté le malheur.
  À peine étais-je encore à mon cinquième lustre
  Que je suivais partout ce Navarrais illustre.
  Pour la première fois, on vit ce jeune bras
  Moissonner des lauriers aux plaines de Coutras.
  Sans vanité, ma tête en fut lors couronnée
  Par une si sanglante et mortelle journée.
  J'ai fait voir en mon temps, outre et deçà les monts,
  Que mon sang martial a d'excellents bouillons [730]
  Et que si la Savoie a d'affreux précipices,
  Ils ont été longtemps mes plus chères délices.
  Sa neige et ses rochers ont en vain essayé
  De boucher un chemin que Mars m'avait frayé :
  Sur un pont de bateaux, en dépit des obstacles,
  J'ai passé là l'Isère et fait voir des miracles.
  Et ce beau temple encor si fameux dans Paris
  Est orné des drapeaux qu'à Saint-André je pris. [*738]
  Au siège d'Amiens on a vu mon épée
  En faveur de mon prince ardemment occupée. [740]
  On me vit à Senlis combattre pour mon roi [*741]
  Et ce grand jour d'Ivry fait un beau jour pour moi. [*742]
  Un an auparavant, on vit au combat d'Arques [*743]
  Combien ce faible bras fit travailler les Parques.
  Prendre Montmélian sont-ce de faibles coups,
  Puisqu'il pouvait tirer vingt mille coups sur nous ?
  De votre temps encor s'est-il fait quelque chose
  Où mon cœur aux périls n'ait montré ce qu'il ose ?
  Et m'a-t-on vu pâlir devant mes ennemis ?
  J'ai conservé l'estime où ces hauts faits m'ont mis [750]
  Tantôt bien, tantôt mal, auprès de la fortune.
  Mais enfin j'ai quitté cette vie importune.
  J'ai de fort beau poisson, du blé dans mon grenier,
  Du vin de toute sorte et d'excellent gibier,
  Ma basse-cour garnie, un plaisir en l'étude
  Que dans la cour des grands m'ôtait l'inquiétude
  Et goûte ici avecque plus de douceur.
[Il se tourne vers Orante]
  Envoyez Célirée entretenir sa sœur :
  Si l'on ne divertit son humeur solitaire,
  Elle est toujours malade…
ORANTE
                                    Il n'est pas nécessaire. [760]
  Quelqu'un après dîner la viendra visiter.
CÉLIRÉE [à part]
  Père, sœur, sots amis, ne vous puis-je quitter ?
CLORIDAN
  Allons Messieurs.
NICANDRE
                          Allons.
CLORIDAN
                                    Donc sans cérémonie.
  [à ses filles]
  Mais qu'elle soit pour vous pareillement bannie.
  [à ses invités]
  Elles n'ont pas encor oublié leur devoir.
III,3 – Cloridan sort avec ses deux filles et ses deux invités. ORILAME sort de derrière son buisson où il a été rejoint par ANGÉLIE ; ils s'y sont tenus cachés en attendant le départ des autres.Quand ils peuvent venir dans l'allée, Orilame commence à "galantiser" celle qu'il aime réellement, tout en sachant qu'elle a accueilli Nicandre avc bienveillance.
ORILAME
  Qu'ils sont civils ! Entrons, l'on ne nous peut plus voir.
  Pensez-vous recouvrer votre santé première
  Cherchant la solitude et fuyant la lumière ?
  L'air des champs est utile à votre guérison ;
  Un corps se porte mal quand il est en prison. [770]
  La nature en ces lieux de tant d'attraits pourvue
  Nous réveille l'esprit et réjouit la vue.
  Déjà, pour conserver un visage si beau,
  Le ciel dans un nuage a caché son flambeau
  Oui, s'il lui donne un peu la liberté de luire,
  C'est pour lui procurer l'honneur de vous conduire.
  Cet astre lumineux, contemplant vos appas,
  Tantôt veut éclairer, tantôt ne le veut pas.
  Éclairant vos beaux yeux, il y voit son image.
  Mais ce bel envieux ne vous peut rendre hommage [780]
  Il ne se peut résoudre à se voler son bien,
  Faisant briller des feux qui font pâlir le sien.
  Oyez ces rossignols, dont la douce musique
  Condamne votre humeur sombre et mélancolique
  Qu'un petit mal passé nous veut autoriser.
ANGÉLIE
  Que vous avez de grâce à me galantiser.
ORILAME
  Les rares qualités dont votre âme est douée
  Vous permettront toujours d'aimer d'être louée.
ANGÉLIE
  Le discours complaisant d'un courtisan moqueur
  Offense mon oreille aussi bien que mon cœur. [790]
ORILAME
  N'est-ce point que le Ciel, vous égalant aux anges,
  A mis votre mérite au-dessus des louanges ?
ANGÉLIE
  C'est plutôt que le Ciel, dans le haut entretien,
  Met votre bel esprit trop au-dessus du mien.
ORILAME
  Me paierez-vous longtemps d'un fausse monnoie ?
ANGÉLIE
  Vous m'envoyez des traits, et je vous les renvoie.
  Aussi bien votre esprit ne les a faits si doux
  Qu'à dessein seulement qu'ils retombent sur vous.
  La louange de soi n'étant pas bien reçue
  Vous n'en pouviez avoir une meilleure issue. [800]
  Monsieur, c'est à vous seul que cet honneur est dû,
  Vous gagnez avec moi, mais vous aurez perdu,
  Si contre nos messieurs vous l'osez entreprendre.
ORILAME
  Il est vrai que je crains le bonheur de Nicandre,
  Moi qui m'étais promis, par ma discrétion, 
  Quelque petite entrée en votre affection
  Et qui vois maintenant qu'un autre la possède
  Qu'il faut que mon courage à son bel esprit cède.
ANGÉLIE
  C'est fort mal expliquer la perte que j'entends
  Par là vous n'allez pas au but que je prétends. [810]
  Ne vous souvient-il plus de l'humeur d'Angélie ?
  Sont-ce là des effets de sa mélancolie ?
  Mon cœur impénétrable aux pointes de l'amour
  Sait comme il faut traiter les galants de la Cour
  Et résister aux traits de leur cajolerie.
  Comprenez mieux mon sens. C'est par galanterie
  Que je voulais parler de ce grand Esprit Fort
  Et comme entre vous deux je vois peu de rapport.
ORILAME
  Enfin c'est ce Criton qui me rendrait mon change.
ANGÉLIE
  Oui, mais d'une façon bizarre et bien étrange. [820]
ORILAME
  Je me rirais de lui s'il se riait de moi.
ANGÉLIE
  Vous n'êtes pas instruit en leur nouvelle loi
  Pour sortir aisément d'un si mauvais passage.
  Son esprit est trop fou, le vôtre un peu trop sage.
  C'est là tout le défaut que je remarque en vous
  Et vous feriez beaucoup si vous pariez ses coups.
ORILAME
  La raison ne peut-elle arrêter leurs saillies ?
ANGÉLIE
  La vanité les porte à d'étranges folies
  Mais leur loi n'est au fond qu'apparence et que fard
  Que, sous un mot pompeux, ils ont réduit en art [830]
  Et dont, par leur grimace impie et ridicule,
  Ils tâchent d'éblouir quelque femme crédule
  Affecter en parlant un ton impérieux,
  Blâmer le feu d'amour, mais en feindre en tous lieux,
  En effet n'aimer rien, vouloir qu'une maîtresse
  Admire leurs discours et leur fasse caresse ;
  Publier des faveurs que jamais ils n'ont eues,
  Mépriser les beautés qui suivent la vertu,
  Par des serments trompeurs tâcher de les surprendre,
  Emprunter de l'argent et jamais ne le rendre, [840]
  Croire au-dessous de soi les plus rares esprits,
  Tenir indifférents l'estime et le mépris,
  S'ériger en vaillants sur l'appui d'une épée
  A parer leurs côtés seulement occupée,
  L'offrir à ses amis, avec le même bras
  Qui, depuis une année, a fait tant de combats,
  Les conter aux poltrons, et sur cette bravade
  Fonder de jour en jour quelques coups d'estocade,
  Être inquiet, escroc, jurer à tous propos,
  Ne parler que de battre et de casser les os, [850]
  Mais toujours des premiers recourir à la fuite
  Quand leur vaine vaillance à se battre est réduite,
  Aimer les cabarets et les maisons d'amour,
  Passer en ces beaux lieux et la nuit et le jour,
  Mettre à s'y réjouir sans haine et sans envie
  Cette félicité qu'on recherche en la vie,
  Et que ces grands esprits que les temps ont fait voir
  N'ont jamais pu trouver avec tout leur savoir.
  Parle-t-on de l'État, faire les politiques,
  Tantôt paraître froids, rêveurs, mélancoliques, [860]
  Et puis se réveillant de ce profond sommeil
  Soutenir qu'ils ont vu des taches au soleil.
  Pester contre le fort, le destin, la fortune,
  Et ne suivre jamais la créance commune,
  Aller tout seul au Cours, revenir satisfait, [*865]
  Bien qu'on soit le sujet des pièces qu'on y fait,
  Dire un mot des bons vers, puis y faire une glose,
  Jurer que Saint-Martin fait mieux que Bellerose, [*868]
  Lorsqu'on les contredit, faire les mutinés,
  Un collet en désordre, un manteau sur le nez, [870]
  La botte à l'Esprit Fort bizarrement plissée
  En porter une droite et l'autre renversée,
  Être au bal sans cordon, danser négligemment,
  Faire une extravagance au lieu d'un compliment
  Lorsqu'on est obligé d'aborder quelque dame,
  Enrager hautement lorsqu'on est gai dans l'âme,
  Ne songer qu'au présent, n'avoir soin que de soi,
  Enfin être à soi-même et son juge et sa loi,
  C'est en quoi ces esprits qui n'ont rien que l'écorce
  Dans leur sotte faiblesse établissent leur force [880]
  Et que même aujourd'hui, par un commun accord
  Des dames à la Cour se piquent d'Esprit Fort.
ORILAME
  Que ne suis-je à Paris pour voir tant de merveilles ?
ANGÉLIE
  Au défaut de vos yeux, contentez vos oreilles,
  Si vous avez à perdre un quart d'heure avec lui,
  Ce Criton est d'humeur à causer aujourd'hui.
  Posible une autre fois n'aura-t-il point de langue
  Pour vous recommencer cette docte harangue.
ORILAME
  Quoi ! le sage Criton est fou jusq'à ce point
  De vous parler ainsi ?
ANGÉLIE
                                    Pour ne vous mentir point, [890]
  J'ai su de l'Esprit doux ces bizarres maximes
  Et bien d'autres encor qui passent pour des crimes.
ORILAME
  Ce sont là des défauts qu'il vous devait celer.
ANGÉLIE
  Je l'ai civilement obligé d'en parler
  Et peut-être a-t-il cru, nous rendant sa visite,
  Par le mépris d'autrui relever son mérite.
  Mais mon dessein n'allait qu'à détourner le cours
  D'un entretien d'amour où tendait son discours !
  Ah ! j'oublie à vous dire une plaisante chose :
  Criton dit que l'Astrée est un sot livre en prose, [900]
  Que Malherbe en son temps n'entendait rien aux vers.
  Comme il porte toujours son manteau de travers,
  Figurez-vous, Monsieur, qu'il a l'esprit de même.
ORILAME
  Mais dites-moi, de grâce, approuve-t-il qu'on aime ?
  Quelle est sur ce sujet sa docte opinion ?
ANGÉLIE
  Qu'on doit suivre partout son inclination.
  Mais aimer qui nous aime, et jouer une dame,
  Quand on se voit l'objet des rigueurs de son âme
  Ou que les traits d'amour ne la peuvent blesser
  Que l'Esprit Fort consiste à ne se point forcer. [910]
  Il faut pour leur complaire avoir l'âme à la mode
  Et qu'à leur vaine humeur la nôtre s'accommode.
  Jugez si je suis fille à recevoir leurs vœux,
  Moi qui me sait régler ainsi que je le veux.
ORILAME
  Qui prenez tout le monde, et de qui la franchise
  Dans les filets d'amour ne sera jamais prise.
ANGÉLIE
  Répondons du passé, non point de l'avenir.
  J'aurais bien là-dessus à vous entretenir
  Si par quelques effets je m'étais assurée
  De la discrétion que vous m'avez jurée. [920]
ORILAME
  En doutez-vous, madame, après tant de serments ?
ANGÉLIE
  Je sais que la plupart ne sont que compliments.
ORILAME
  Que de soins importuns la défiance donne !
  Je sois puni du Ciel si j'en parle à personne.
ANGÉLIE
  J'aime un certain seigneur… 
                                    Mais Cléronte à grands pas
  S'avance devers nous : je ne le voyais pas.
  Je vous dirai le reste à la première vue.
ORILAME
  Insupportable ami, ta rencontre me tue.
  Ou ne diffère point ce combat à demain,
  Ou me laisse mourir d'une si belle main. [930]
Orilame, sans sortir de scène, se met un peu à l'écart pendant l'entretien d'ANGÉLIE et de CLÉRONTE.
ANGÉLIE
  Vous venez du château, désespéré sans doute
  De ne pas rencontrer dans cette aimable route
  Celle de qui l'absence accroît votre souci.
CLÉRONTE
  Je suis ravi plutôt de vous trouver ici,
  De voir que l'air des champs fait lire en ce visage
  D'une santé parfaite un assuré présage,
  Que dans la gaie humeur vos maux ensevelis
  Font renaître un printemps de roses et de lys
  Que les petits amours mêlent sur votre joue.
ANGÉLIE
  Si je rougis de honte alors que l'on me joue, [940]
  Sont-ce là des attraits qui puissent m'obliger ?
  Ainsi pour être belle il faudrait s'affliger,
  Puisque la maladie ou la honte les donne
  Mes roses ni mes lys ne raviraient personne
  Quand un plus beau printemps au retour du soleil
  Rendrait à ma santé son visage vermeil.
  Mais pour récompenser votre humeur obligeante,
  Je voudrais bien savoir où se promène Orante
  C'est celle qu'il faut peindre avecque ces couleurs,
  Celle à qui vous gardez ce beau bouquet de fleurs, [950]
  Et vous vouliez montrer, formant cette louange,
  Combien vous les aimez sur son visage d'ange.
CLÉRONTE
  Puiqu'à vous seule est dû ce titre glorieux.
ANGÉLIE
  Vos discours désormais seraient injurieux,
  La beauté de vos fleurs beaucoup moins accomplie
  Si vous les employez à parer Angélie.
  Allez chercher Orante. Il faut bien qu'ici près
  Attendant son Cléronte elle prenne le frais.
  Obligez votre ami dans le mal qui le presse.
[Elle se tourne vers Orilame qui s'est approché.]
  N'avez-vous point tantôt rencontré sa maîtresse ? [960]
CLÉRONTE
  Un plus long entretien vous serait ennuyeux
  En la cherchant tout seul je la trouverai mieux
  Je crois bien qu'Orilame est en la même peine
  Et sa tristesse en est une preuve certaine.
  Demain au point du jour nous nous verrons ici.
Cléronte sort, laissant ANGÉLIE s'entretenir avec ORILAME.
ANGÉLIE [elle lui parle d'abord à l'oreille]
  Faites-vous l'Esprit Fort ou l'amoureux transi ?
  Enfin ma sœur Orante attise dans votre âme
  Les secrètes ardeurs d'une nouvelle flamme
  Et cette rêverie est un effet d'amour.
  Je ne m'étonne plus si, jouant l'autre jour, [970]
  Interrogé des trois quelle était la plus belle,
  Sans beaucoup différer, vous jugeâtes pour elle.
ORILAME
  Je crus qu'étant l'aînée il fallait par honneur.
ANGÉLIE
  Ce n'est pas que je veuille envier son bonheur
  Ni qu'une humeur jalouse occupe ma pensée.
ORILAME
  Une âme sans amour n'en peut être blessée.
ANGÉLIE
  L'amitié dès longtemps pratiquée entre nous
  Comme de frère à sœur ne nous rend point jaloux.
  Et c'est ce qui m'oblige à changer de langage
  Pour achever ce reste où la foi vous engage. [980]
  Mais gardez que par vous ma sœur en ait le vent.
ORILAME
  Je veux bien que l'enfer m'abîme auparavant.
ANGÉLIE
  Je ne veux pas, monsieur, vous lier de la sorte.
  Vous conclueriez par là que l'amour me transporte,
  Qu'un causeur de Paris sut trop tôt m'engager.
  Ecoutez-moi, de grâce, avant que d'en juger.
  J'entendis bien d'abord la muette harangue
  Que me firent ses yeux au défaut de sa langue.
  Mais je ne sais comment mon extrême froideur
  Pût en ce cavalier allumer tant d'ardeur. [990]
  Seule j'étais l'objet de ses galanteries,
  Un jour dedans le Cours, un autre aux Tuileries,
  Dans le Temple, au Palais, il me faisait la cour,
  Et partout il avait des espions d'amour.
  Mais rien, de mon côté, ne flattait son attente.
  Enfin il s'avisa de venir voir ma tante
  Et de me témoigner son amour violent,
  Tantôt par un bouquet, tantôt par un galand [*998]
  Qu'après quelque refus on me permit de prendre.
ORILAME
  Tout ce trompeur éclat tendait à vous surprendre ? [1000]
  Je connais bien mes gens.
ANGÉLIE
  C'est ce que je craignais.
  Aussi plus il m'aimait, plus je le dédaignais.
  Mais j'en ai vu depuis de contraires issues
  Par les lettres qu'ici de sa part j'ai reçues.
  Ce n'est pas que je croie avoir assez d'appas
  Mais je voudrais qu'il sût que je ne le hais pas
  Que des vers de ma part, car il me croit savante,
  L'allassent assurer que je suis sa servante,
  Que son éloignement me donne du souci
  S'il m'estime beaucoup, que je l'estime aussi [1010]
  Possible que ces vers et votre bon office
  Pourront absolument m'acquérir son service
  Qu'un favorable hymen par là sera conduit.
  Voulez-vous m'obliger : faites m'en sept ou huit,
  Une stance, un sonnet, une ode, une élégie,
  Un quatrain seulement peut, comme par magie,
  D'un trait imperceptible enflammer ses eprits
  Et quelqu'un affidé feignant me l'avoir pris [*1018]
  Trouvera les moyens de le lui faire lire.
ORILAME
  Le nom du cavalier…
ANGÉLIE
                                Je ne l'oserais dire. [1020]
ORILAME
  Voilà de beaux projets, mais où je n'entends rien.
ANGÉLIE
  Suivez vos sentiments, et tout ira fort bien.
  Mettez-vous en ma place et réveillant votre âme
  Prenez Tircis, Damon, Arixandre, Orilame,
  Mais surtout, je vous prie, ôtez ce nom d'amour.
  Pour cela je vous donne à rêver tout le jour.
  Va donc y travailler, mon cœur, je t'en supplie. [*1027]
ORILAME
  Je ferai mon possible en faveur d'Angélie.
Angélie sort, laissant ORILAME inquiet et désolé.
ORILAME
  Je ferai mon possible. Ah ! je ne songe pas
  Qu'on m'oblige à signer l'arrêt de mon trépas, [1030]
  Que l'ingrate m'ordonne, en confessant qu'elle aime,
  D'aiguiser un poignard pour me tuer moi-même.
  Que t'ai-je fait, ma main, pour le faire ce tort ?
  Si tu blesses mon cœur, tu me donnes la mort.
  Dépeins, cruelle main, ce feu qui me consume,
  Sans te servir ainsi contre toi de ta plume.
  Confidents de mon cœur, ne lisez point ces vers
  Ressorts de mon esprit, allez tout de travers
  Ou maudissez le jour qu'un vain désir de gloire
  Me fit goûter les eaux des filles de Mémoire. [1040]
  Maudissez les neuf sœurs. Mais il faut obéir
  À celle qui me flatte afin de me trahir,
  Qui m'appelle son cœur pour m'arracher la vie.
  Cruelle, il est à toi. N'es-tu pas assouvie ?
  Ce cœur te le veut dire et ma langue ne peut,
  Mais ta bouche défend ce que ton âme veut.
  Non, non, ton bel esprit te l'aurait fait entendre
  Quand je l'entretenais du bonheur de Nicandre.
  Pour ton intérêt seul Orilame t'est cher.
Entre LE BASQUE, valet d'ORILAME.
ORILAME
  Que viens-tu faire ici ?
LE BASQUE
                                  Je vous venais chercher. [1050]
ORILAME
  Que désire ma mère ?
LE BASQUE
                                    Elle est bien étonnée
  Qu'on n'ait pu vous trouver toute la matinée
  Et plus fâchée encor de ce qu'hier au soir
  Vous revîntes si tard qu'elle ne vous pût voir.
  Soit qu'en votre faveur quelque chose se fasse,
  Ou qu'elle ait cru qu'ici vous seriez à la chasse.
  J'allais chez Cloridan par son commandement.
ORILAME
  Va, dis-lui que j'y suis, et revient promptement.
  Vole sur mon coureur et que rien ne t'amuse.
  Ta paresse aujourd'hui ne peut souffrir d'excuse. [1060]
  [Il lui donne une clef.]
  Ouvre mon cabinet et m'apporte un papier
  Où tu liras des vers que je faisais hier.
  Prends-en aussi de blanc, afin de les transcrire
  Si j'y vois par hasard quelque chose à redire.
LE BASQUE
  Reposez-vous sur moi ; je n'y manquerai pas
  Mais où vous trouverai-je ? Ici ? 
ORILAME
                                    Non, chez Damas. [*1066] 
Acte IV
IV,1 – NICANDRE s'entretient avec CRITON.
NICANDRE
  Eh bien, docte Criton, que dis-tu d'Angélie ?
  Confesse avec moi que c'est la plus jolie,
  L'entretien le plus doux, le plus digne d'amour
  De toutes les beautés qu'on adore à la Cour. [1070]
  Avoue avecque moi qu'elle sait bien surprendre,
  Que de si beaux cheveux sous leur couleur de cendre
  Cachent un feu secret qui dévore les coeurs,
  Que les yeux de mon Ange ont des attraits vainqueurs,
  Que leurs moindres regards ont d'adorables flèches,
  Qu'on souffre avec plaisir leurs amoureuses brèches.
  Considère son front : le marbre est moins poli,
  Quelque rare blancheur dont l'art l'ait embelli.
  Vois le feu plein d'appas dont s'allume ses joues.
  Si tu n'es insensible, il faut que tu m'avoues, [1080]
  Parmi tant de beautés qui la font admirer,
  Que sans voir des défauts elle se peut mirer,
  Qu'entre les beaux esprits surtout le sien te touche, 
  Que ton savoir le cède aux douleurs de sa bouche
  Où la nature a mis des perles d'Orient.
  Songe à ces petits trous qu'elle forme en riant,
  Qui ne dirait qu'amour doucement s'y recèle
  Pour ranger sous ses lois le cœur le plus rebelle,
  Que ce sont des carquois, d'où ce petit vainqueur
  Tire des traits charmants, qui frappent droit au cœur ; [1090]
  Que sur ce teint de lys il fait naître des roses
  Qu'un gracieux souris nous fait paraître écloses ;
  Qu'un rayon de ses yeux leur influe un émail
  Égalant en rougeur ses lèvres de corail.
  Mais il sont trop brillants ; abaisse un peu la vue
  Sur l'albâtre poli de cette gorge nue,
  Voyant ces monts de neige, as-tu de la raison
  Si retenant ton âme et tes voeux en prison,
  Tu n'y désires point éteindre un peu ta braise,
  Si tu n'es point jaloux que son mouchoir les baise ? [1100]
  Il faut mourir d'amour adorant leurs appas ;
  Considère…
CRITON
  Tout beau, ne descends point plus bas.
  La beauté de son sein trop puissamment te touche.
  Tu ne te souviens pas qu'elle y porte une mouche,
  Un petit assassin qui l'en pourrait venger.
NICANDRE
  Ce n'est pas mon dessein de la désobliger.
  Cet assassin et moi respectons son image
  Il orne son beau sein ; moi, je lui rends hommage.
CRITON
  Je confesse avec toi qu'Angélie a des yeux
  Capables d'enflammer les hommes et les dieux, [1110]
  Qu'elle a l'esprit charmant. Mais, Nicandre, t'aime-t-elle ?
NICANDRE
  Oui, seulement les noms d'ingrate et de cruelle
  Et l'on serait un siècle à lui faire la cour
  Avant qu'elle souffrît qu'on lui parlât d'amour.
CRITON
  Quoi ! ce nom lui déplaît ; c'est plutôt en la femme
  Quelque vice du corps qu'une vertu de l'âme.
  Mais une jeune fille en cette froide humeur
  Montre qu'elle n'a pas le jugement bien mûr
  C'est par le seul amour que s'entretient le monde.
  Tes soupirs toutefois ne vont qu'à la seconde. [1120]
  Que n'aimes-tu l'aînée ? Elle a dans sa beauté
  Plus d'attraits qu'Angélie, et moins de cruauté
  Et ces fâcheux mépris devraient bien t'en distraire.
NICANDRE
  Ah ! que n'as-tu mes yeux : tu dirais le contraire.
  Les dédains d'Angélie ont pour moi des appas.
  Je persiste à l'aimer quoi qu'elle n'aime pas
  Et mon ardent amour n'attend autre salaire
  Que le contentement et l'honneur de lui plaire.
  Qui t'a dit que l'aînée aurait moins de rigueur ?
  Je sais bien qu'Orilame est l'objet de son cœur [1130]
  Je l'ai vu ce matin. J'aurais mauvaise grâce
  Dans mon propre intérêt si je briguais sa place.
  On s'offense soi-même en offensant autrui.
  Pour le moins Cloridan nous a reçus chez lui
  Avec autant d'honneur qu'on s'en pouvait promettre.
  Mais tandis que le jour nous le pourra permettre
  Remontons à cheval et tâchons d'arriver
  Au coucher du soleil où je l'ai vu lever.
  Quand nous sommes partis, il commençait à poindre.
CRITON
  Je voudrais qu'à ta grâce un autre se pût joindre. [1140]
NICANDRE
  Quelle ? Ne sais-tu pas que je suis tout à toi ?
CRITON
  J'aimerais mieux tantôt être au coucher du roi.
NICANDRE
  On m'attend à Paris ; il faut que je m'en aille.
  Ne peux-tu pas tout seule aller jusqu'à Versailles ?
CRITON
  Oui, mais je ne veux pas t'abandonner ici.
NICANDRE
  Va, Criton ; entre amis, on se gouverne ainsi.
CRITON
  Ce bois est le plus court.
NICANDRE
                                    Orante s'y promène.
  Gagnons le grand chemin du côté de la plaine.
IV,2 – ORANTE entre en scène, seule.
ORANTE
  Tyran de mon esprit qui viens m'entretenir, [*1149]
  Dis, que fait mon amant ? Qui l'a pu retenir ? [1150] [*1150]
  N'est-ce point que sa vue, autre part désirée,
  Sous un prétexte faux s'est de moi retirée ?
  Ou plutôt que le Ciel, envieux de mon bien,
  Altère en même temps son repos et le mien.
  Va-t'en pour m'obliger en savoir des nouvelles
  Pour revenir plus tôt ne porte que tes ailes
  Eloigne-toi d'ici pour réunir nos coeurs
  Tu m'obliges deux fois, faisant place aux rigueurs
  Dont je veux désormais encourager ma honte,
  Compliments amoureux que je garde à Cléronte. [1160]
  Il a peur de les perdre, il les vient recevoir.
ORANTE voir entrer CLÉRONTE.
CLÉRONTE [à part]
  Ces soleils éclipsés enfin se feront voir
  Et comme ils sont plus beaux au sortir du nuage
  Peut-être aurai-je aussi le calme après l'orage.
  [à Orante]
  Mauvaise, à quel propos fuyez-vous mon aspect ?
  Payez-vous de mépris un vertueux respect ?
ORANTE
  Je crains en m'arrêtant de vous réduire en cendre.
CLÉRONTE
  Ces détours spécieux servent à vous surprendre.
  Si j'ose ainsi parler, vous courez les yeux clos
  Exposer votre barque à la merci des flots. [1170]
  Vous cachez à mes yeux vos divines lumières
  Pour en ouvrir la source à des âmes altières,
  Acceptant Orilame et refusant l'amour
  Du plus fidèle amant que vît jamais le jour.
ORANTE
  Qui vous a dit qu'Orante, insensible à vos charmes,
  Contre ceux d'Orilame a de si faibles armes ?
CLÉRONTE
  Lui-même, chez Damas. Et de plus je me tais.
ORANTE
  De grâce, apprenez-moi les contes qu'il a faits,
  Pour qui ce cœur altier à présent s'humilie.
CLÉRONTE
  Il m'a montré des vers sur les yeux d'Angélie [1180]
  Et je ne doute point que par ces traits puissants
  Il ne tienne enchantés et son cœur et ses sens.
ORANTE
  Moi, je m'étonne fort que des vers aient la force
  De jeter dans son cœur cette brûlante amorce,
  Vu qu'en tout temps la glace est au sein de ma sœur.
  Vous ne pouvez souffrir qu'il en soit possesseur ?
CLÉRONTE
  Mais plutôt voir Orante avec tant de franchise
  Honorer par excès celui qui la méprise
  Et c'est ce qui me donne un si mortel ennui.
ORANTE
  Guérissez-vous, Monsieur ; aussi bien vous ni lui [1190]
  N'avez pas le pouvoir d'asservir mon courage.
  Laissez-moi, je vous prie, achever mon voyage.
CLÉRONTE
  N'ai-je donc plus de place en votre souvenir ?
  Autrefois…
ORANTE
                           Le passé ne saurait revenir.
  Toute chose en ce monde enfin change de place.
  Adieu, Monsieur.
Orante sort, furieuse, laissant CLÉRONTE désespéré.
CLÉRONTE
  Amour, que faut-il que je fasse ?
  Dédains injurieux, complices de mon sort,
  Avez-vous résolu de me donner la mort ?
  Ou votre rage enfin sera-telle assouvie
  En me faisant traîner une mourante vie ? [1200]
  Mourrai-je à tout espoir pour vivre à mes douleurs ?
  Éprouverai-je Orante insensible à mes pleurs ?
  Et, pour digne loyer, ne recevrai-je d'elle
  Qu'un repentir honteux d'avoir été fidèle ?
  Funeste récompense ! Amour mal employé !
  Lâche et perfide joug sous qui j'ai trop ployé !
  Sexe pernicieux, esprit faible et fantasque.
  Mais à quoi sert ma plainte ? Il faut parler au Basque
  Qui tantôt chez Damas m'a montré ce papier.
  C'est un garçon tout simple : on s'y peut bien fier. [1210]
  Puisqu'il me croit toujours confident d'Orilame,
  Sondons par ce moyen les secrets de son âme.
Dieux ! Orante revient. L'irai-je saluer ?
  Oui. mais je rends hommage à qui me veut tuer.
  Souffrir tant de mépris, c'est manquer de courage.
  Je ne veux plus l'aimer, ni la voir davantage.
IV,3 – Cléronte étant sorti, ORANTE revient en scène.
ORANTE
  Se vanter que je l'aime, et me jouer ce trait ?
  Le perfide qu'il est n'aura plus mon portrait.
  Je pouvais bien songer, violant ma défense,
  Puisqu'il m'avait promis de garder le silence, [1220]
  Qu'il n'aurait plus de part en mon affection
  S'il renonçait aux lois de la discrétion.
  Qu'en faveur d'Angélie il exerce sa veine
  Je me rirai de voir son espérance vaine
  Employant Célirée, un regard de travers
  Pourra subtilement nous attraper ses vers
  Et je saurai si bien ménager cette affaire
  Que son propre intérêt la priera de le faire
  Mais le mien me rendra plus sage à l'avenir.
J'accusais sa paresse et je le vois venir. [1230]
  N'oublions pas ici notre humeur sérieuse.
ORANTE accueille ORILAME.
ORANTE
  Vous voici, prometteur.
ORILAME
  Vous voilà, prometteuse,
  Qui croiriez importun l'entretien le plus doux,
  Si vous n'aviez toujours votre sœur avec vous.
  N'eussiez-vous pas voulu que devant Célirée
  J'eusse fait dans la route une incivile entrée ?
  Et n'ai-je pas raison ? La voilà qui vous suit.
ORANTE
  Non, je crois qu'à dessein tout le monde me nuit.
CÉLIRÉE rejoint ORILAME et ORANTE.
CÉLIRÉE
  Venez vite au logis : mon père vous demande.
  Allons, ma sœur.
Orante sort, laissant seuls ORILAME ET CÉLIRÉE.
                       Monsieur, puisqu'on me le commande [1240]
  Vous me dispenserez d'un plus long entretien.
ORILAME
  Ma présence en ce lieu ne vous oblige à rien.
CÉLIRÉE
  Trompeur, une autre fois vous pourrez bien m'attendre.
ORILAME
  Vous changerez d'avis, s'il vous plaît de m'entendre.
  Je vins presque aussitôt, croyant vous rencontrer.
  Mais, voyant votre sœur, je n'osai pas entrer.
  Ai-je failli, trompeuse ?
CÉLIRÉE
                                  Oui, mais je vous pardonne.
  Mon père vous attend.
ORILAME
                                Qui l'entretient ?
CÉLIRÉE
                                                       Personne.
Célirée sort. ORILAME reste seul.
ORILAME
  Agréable défaite ! Heureux commandement !
  Mais à quoi sert ici ce long retardement ? [1250]
  J'ai l'arrêt de ma mort dans les vers que j'apporte
  Mourons, et promptement, sans languir de la sorte.
  Mon trépas, Angélie, en sera glorieux,
  Car, si je dois mourir, ce sera par tes yeux.
Ah dieu ! tout à propos j'aperçois la cruelle.
  Si je souffre du mal, que la cause en est belle !
  Que son abord est doux ! que j'aime ma prison !
  Que ses yeux ont d'adresse à gagner la raison !
IV,4 – ANGÉLIE rejoint ORILAME.
ANGÉLIE
  Rêvez-vous à vos vers ? Cette pénible étude
  S'interrompt aisément hors de la solitude [1260]
  Et vous rendrez plutôt mes désirs satisfaits
  Si je vous laisse ici les méditer en paix.
ORILAME
  Croyez que vos beaux yeux, doux auteurs de ma peine,
  S'ils éclairaient les miens, échaufferaient ma veine.
  Un peintre a devant lui l'objet de son pinceau :
  Ils faut voir leurs beautés pour en faire un tableau.
ANGÉLIE
  Ce ne sont point mes yeux que vos vers doivent peindre
  Ni là que votre esprit doit s'exercer à feindre.
  Me flatter plus longtemps d'un langage adouci
  C'est, voulant m'arrêter, me chasser hors d'ici. [1270]
  Songez-y, je vous prie, et me rendez contente.
ORILAME
  Ma plume aurait déjà satisfait votre attente
  Si je m'osais promettre auprès de votre esprit
  Un accueil favorable à ce mauvais écrit.
ANGÉLIE
  Quoi déjà ? Montrez-moi.
ORILAME
                                    N'espérez pas les lire
Que je n'aie obtenu le bien que je désire.
ANGÉLIE
  Quel bien désirez-vous ?
ORILAME
                                  Le pardon seulement
  D'avoir osé vous faire un don si peu charmant,
  De n'avoir pas peut-être avec assez d'adresse
  Suivi les sentiments d'une belle maîtresse [1280]
  Qui hait le nom d'amour, et pourtant peut aimer.
  La peur d'avoir failli vient déjà me blâmer.
ANGÉLIE
  Votre esprit excellent doit bannir cette crainte.
  L'on se rit du pardon quand une offense est feinte.
  Donc, si le crime est vrai, c'est moi qui le commets.
  Vous voulez le pardon, et je vous le promets.
  [Elle lit]
  Enfin c'est trop me retenir.
  Il faut, m'en dussiez-vous punir,
  Vous confesser que je vous aime, etc.
ORILAME
  Que j'en lit sut son front de tristes assurances !
ANGÉLIE
  Vous vous êtes mépris en me donnant ces stances, [1290]
  Ou vous aviez dessein de vous moquer de moi.
  Reprenez-les, Monsieur.
ORILAME
                                  Recevez donc ma foi.
ANGÉLIE
  Que vous avez de grâce à surprendre une fille !
ORILAME
  Votre adorable esprit, vos yeux où l'amour brille
  En ont bien plus, Madame, à surprendre les coeurs.
  Leur pensez-vous ôter ce titre de vainqueurs,
  Méprisant la victoire et l'honneur de vos armes ?
  Éprouvant tous les jours le pouvoir de vos charmes,
  Croyez-vous qu'insensible, aussi bien que discret,
  Je n'aurais point d'amour, ou le tiendrais secret ? [1300]
  Combien, en me taisant, ai-je souffert de peine ?
  Amour d'un de vos traits vient d'éventer ma veine
  Si mon cœur téméraire a prétendu trop haut
  Votre extrême mérite excuse mon défaut.
  Beaux yeux, jugez par là du feu qui me consume.
  Je n'ai pu l'arrêter, ni le vol de ma plume.
  Pardonnez cette faute à mon ardent amour.
ANGÉLIE
  A d'autres, s'il vous plaît, ces compliments de Cour.
  Reprenez donc vos vers.
ORILAME
                                  Ils sont à vous, Madame.
ANGÉLIE
  Je les vais rendre au feu, puisque qu'ils sont tout de flamme. [1310]
ORILAME
  Allumez-en du feu ; mais, pour bien l'employer,
  Que ce soit dans votre âme, et non pas au foyer.
  J'aurai dans ma disgrâce une faveur extrême.
ANGÉLIE
  Je me garderai bien de me brûler moi-même.
Angélie sort, laissant ORILAME seul.
T'en peux-tu bien garder, cruelle, avec raison ?
  Ta froideur, Salamandre, est pour moi du poison.
  Tu vis dans les ardeurs dont amour te dévore
  Et ce beau nom d'amour ne te plaît pas encore !
  Trahir mes sentiments, obliger mon rival,
  Me rendre ingénieux à procurer mon mal, [1320]
  Ou m'égorger moi-même, ingrate, pour te plaire,
  C'est là de mon respect le prétendu salaire.
  Les vers en sont témoins, que je t'avais offerts.
  Mais ils sont dans la flamme et je suis dans les fers.
  Ton cœur brûla d'amour ; tu veux pour t'en défendre,
  Pour le cacher au monde, et sous un peu de cendre,
  En brûler les témoins, ou leur donner la mort.
  Que ne suis-je un Criton ! que ne suis-je Esprit fort
  Pour payer de mépris ton humeur dédaigneuse.
O Dieu ! je l'aperçois : sa démarche orgueilleuse [1330]
  Ferait lire en ses yeux quelque nouveau malheur,
  S'il n'était insensible aux traits de la douleur.
IV,5 – CRITON rejoint ORILAME.
 ORILAME
  Je vous croyais bien loin. Quoi ! votre ami vous laisse.
CRITON
  Il faut que je publie aujourd'hui ma faiblesse,
  Qu'oubliant à regret la loi des forts esprits
  Ce retour soit témoin qu'une fille m'a pris,
  Qu'un petit dieu vainqueur pour la seconde grâce
  Allume un feu secret dans mon âme de glace.
  Qu'Orante ait à vos yeux des attraits ravissants :
  Angélie à mes yeux en a de plus puissants. [1340]
  Forcé donc de me rendre eu feu qui me travaille,
  J'ai feint à mon ami que j'allais à Versailles
  Où m'appelait ma charge au service du roi,
  Sachant bien que Nicandre est piqué comme moi
  Et que l'œil qui le charme est celui qui me lie.
  Si j'osais espérer de revoir Angélie
  Je vous prierais, Monsieur, que par votre moyen
  Je pusse encore un coup goûter son entretien.
  Vous pouvez toute chose au logis de son père :
  Si je ne l'ai par vous, c'est en vain que j'espère. [1350]
ORILAME
  Voulez-vous qu'au château nous allions faire un tour ?
CRITON
  Que pourra-t-on juger, voyant ce prompt retour ?
ORILAME
  Qu'allant trouver le Roi pour affaire secrète,
  Un courrier ici près vous a dit qu'elle est faite ;
  Retournant à Paris et passant par ce lieu,
  Que vous avez voulu lui dire encore adieu.
CRITON
  Je ne puis qu'accepter cet avis favorable,
  Jurant de vous en être à jamais redevable
  Et d'employer pour vous et mes biens et mon bras.
ORILAME
  Monsieur, voici les sœurs : allons-y de ce pas. [1360]
IV,6 – Criton et Orilame sortent pour aller vers le château. Entrent ORANTE et CÉLIRÉE.
ORANTE
  Ma sœur, de très bon cœur je te cède Orilame :
  Une plus noble ardeur triomphe de mon âme.
CÉLIRÉE
  Donc un trait chasse l'autre, et cette âme y consent.
ORANTE
  La qualité de prince a ce charme puissant,
  Puisqu'il a pris le soin d'en écrire à mon père
  Ne crois-tu pas certaine* cet hymen que j'espère ?
  Agréable papier, que je te dois chérir !
  Que tu m'as obligée en me venant guérir !
  Je me sens hors de moi dans ce plaisir extrême :
  Après tant de combats, il vit encore, il m'aime. [1370]
  Ce victorieux prince à peine est de retour
  Qu'il s'informe d'Orante et la cherche à la Cour.
  Que n'as-tu sur le tien un pareil avantage ?
CÉLIRÉE
  Le mien m'aime en un point qu'on ne peut davantage.
ORANTE
  Témoins…
CÉLIRÉE
                Quoi ?
ORANTE
                     Ces beaux vers qu'on m'a dit qu'il a faits
  Sur les yeux d'Angélie : en voilà des effets.
  Rougis-tu, Célirée, ou d'amour, ou de honte ?
CÉLIRÉE
  Qui te l'a dit, ma sœur ?
ORANTE
                                    Ton bon ami Cléronte.
CÉLIRÉE
  Ce traître a mon portrait et me jouerait ainsi !
ORANTE
  Ton portrait ? Orilame ? Il a le mien aussi ! [1380]
CÉLIRÉE
  Je veux qu'il me le rende : il est dedans sa montre.
ORANTE
  Et le mien tout de même : admirable rencontre !
CÉLIRÉE
  Le perfide, l'ingrat se plaît bien à changer.
ORANTE
  S'il s'est moqué de nous, il nous en faut venger.
  Aimons-nous seulement, nous liant de la sorte
  La plus faible des deux ne sera que trop forte.
  J'aurai bien nos portraits. Toi, va trouver ma sœur
  Et lui prends ces beaux vers de force et de douceur.
  Quelle honte aurions-nous s'il montrait nos visages ?
  Passerions-nous après pour des filles bien sages ? [1390]
  Qu'on sache que je l'aime et qu'il ne m'aime pas !
  Plutôt que l'avouer, endurons cent trépas,
  Ou rendons l'odieux à l'esprit de mon père.
  Mais hier tout le jour il entretint sa mère.
  On brasse quelque chose, il lui fit bon accueil.
  Le voici. Va, finette, et fais la guerre à l'œil. [*1396]
IV,7 – Orante et Célirée sortent. Entre ORILAME.
ORILAME
  Quel caprice d'amour, quelle étrange sottise
  De traiter un rival avec tant de franchise ?
  Ou plutôt quelle force aux beaux yeux que je sers
  Qu'une œillade ait pu mettre un Esprit fort aux fers ? [1400]
  Lui de qui l'humeur libre eût faire croire impossible
  Qu'aux atteintes d'amour il pût être sensible,
  Qui riait de Nicandre et lui donnait des lois
  Pour ôter à ce dieu son arc et son carquois !
  Qu'à ce degré d'erreur son âme soit montée !
  Mais, dieux ! serait-ce ici quelque route enchantée ?
  Aperçois-je Nicandre avancer à grands pas ?
Entre NICANDRE, qui rejoint ORILAME.
NICANDRE
  Angélie en ces lieux fait briller tant d'appas
  Que le seul souvenir de son divin visage,
  Si j'ai de la raison, m'en a ravi l'usage. [1410]
  J'ai rebroussé chemin pour revoir la beauté
  Qui tient dessous ses lois mon esprit arrêté,
  Dont l'humeur est si douce, et la voix si charmante.
ORILAME
  Vous verrez votre ami visitant votre amante.
  N'en soyez point jaloux, vous aimant comme il fait,
  S'il est semblable à vous, il en est plus parfait,
  Par le rapport d'humeurs une amitié se lie.
NICANDRE
  Quoi ? Criton ?
ORILAME
                      Oui, lui-même. Il est chez Angélie.
NICANDRE
  J'ai mis, pour me tuer, des armes dans sa main !
  Je m'en vais le chercher.
ORILAME
                                  Vous travaillez en vain. [1420]
  Il a pris cette route.
NICANDRE
                            Eh bien ! je vais la prendre.
Nicandre sort, laissant ORILAME seul.
ORILAME
  Amour, rage, transports, quels rets leur dois-je tendre ?
  Souffrirai-je un affront sans épancher leur sang ?
  Leur irai-je plonger un poignard dans le flanc ?
  Les irai-je égorger auprès de ma maîtresse ?
  Ah ! je l'honore trop. Quelque ardeur qui me presse,
  J'aimerais mieux mourir que la désobliger :
  Quelque démon jaloux saura bien me venger
  Et les armer tous deux en faveur d'Orilame.
  Si je m'ose promettre une place en son âme, [1430]
  Il s'y faut bien conduire avec plus de douceur.
  C'est par discrétion. Mais j'aperçois sa sœur.
IV,8 – Entre ORANTE, qui rejoint ORILAME.
ORANTE
  Adieu, monsieur !
ORILAME
                         Si vite ? Arrêtez, je vous prie.
  Où courez-vous si fort ?
ORANTE
                           Si mon père me crie,
  Vous ne serez pas là pour rabattre les coups.
ORILAME
  Orante est trop bien née, et Cloridan trop doux.
  Vous m'appréhendiez pas un si mauvais rencontre. [*1437]
ORANTE
  Je crains qu'il ne soit tard : voyons à votre montre.
  Tantôt un gros nuage a caché le soleil :
  Je n'y puis rien connaître
ORILAME
                                   O malheur sans pareil : [1440]
  Je ne l'ai pas sur moi.
ORANTE
                                 C'est qu'elle est arrêtée ?
ORILAME
  Non : je me souviens bien que je l'avais montée.
  Mais je l'aurai laissée.
ORANTE
                               Où ?
ORILAME
                                    Chez nous, en dînant.
ORANTE
  Et mon portrait aussi ! Dites-moi maintenant
  Qu'à tout moment vos yeux lui rendent quelque hommage.
ORILAME
  Mon cœur est une montre, où j'ai mis votre image.
  Tâtez son battement, et nous serons d'accord
  Que ces deux mouvements ont beaucoup de rapport.
  C'est sur ce beau portrait que mon âme blessée
  Vous dit qu'elle a sa vue incessamment dressée. [1450]
  Elle brûle d'un feu que vous voulez couvrir.
  C'est une boîte aussi qu'on ne saurait ouvrir.
ORANTE
  Peut-être avez-vous peur que j'ôte ma peinture,
  Ou que je sache l'heure en ayant l'ouverture.
ORILAME
  L'unique empêchement vient de ne l'avoir pas :
  J'en jure mon amour et vos divins appas.
[La montre sonne dans sa poche.]
ORANTE
  Vous voilà bien confus.
  ORILAME
                                  Vous voilà bien ravie.
  ORANTE
  Plus vous me résistez, et plus j'en ai d'envie.
  Quel sujet aviez-vous de me la refuser ?
  Orilame à présent s'en peut-il excuser ? [1460]
ORILAME
  Je crains, vous la donnant, de vous voir mal contente.
  Ouvrez-la par ici.
ORANTE
                             Je suis assez savante
  Pour ne vous rompre rien, n'en ayez point de peur.
  Voici qui vous causait ce battement de cœur :
  Je n'avais jamais vu de montre à deux visages !
  J'ignorais qu'un ressort servît à tant d'usages.
  Celui de votre cœur, dites-vous, est pareil ?
  J'estimerai bien fort qui suivra son conseil.
  S'il se trahit soi-même, il peut trahir un autre.
  C'est donc là mon portrait ? et celui-ci, le vôtre ? [1470]
  Mais, bons dieux, qu'il est tard ! Dans cinq ou six moments
  Vous me verrez ici. Toutefois, si je mens, 
  Le mouvement du cœur pourra bien vous l'apprendre
  J'ôterai mon portrait et viendrai vous la rendre.
Orante sort, laissant ORILAME seul.
Triste et confus amant, où te vois-tu réduit ?
  Sous quel malheureux astre Amour t'a-t-il conduit ?
  Mais Orante a ma montre : il faut que je la suive
  Et que j'empêche au moins qu'un plus grand mal m'arrive.
  Ce désordre imprévu m'a tellement surpris
  Que je n'ai point pris garde au chemin qu'elle a pris. [1480]
Acte V
V,1 – Sont en scène CRITON et ANGÉLIE.
CRITON
  Ne parlons point de force où s'étend votre empire
  Dès la première fois que je vous vis sourire,
  Je fis voler mon cœur dans ce beau nid d'amour
  Qui, se fermant soudain, empêcha son retour.
ANGÉLIE
  Voulez-vous que je rie, afin qu'il en ressorte ?
CRITON
  Ce n'est pas mon dessein d'en user de la sorte.
  Retenez-le plutôt : j'aime trop sa prison ;
  Si j'en souffre du mal, j'en hais la guérison.
  Bien heureux d'être esclave au service d'un Ange,
  Maintenant sous vos lois mon faible esprit se range, [1490]
  Car, voyant tant d'appas dont on se sent charmer,
  Qui se pourrait résoudre à ne vous pas aimer.
  Puisqu'aux beautés d'esprit celles du corps sont jointes,
  Vos cheveux seulement savent faire des pointes,
  Vos boucles des prisons, les plus petits des traits
  Amour sur votre front met un arc tour exprès.
  Ainsi, rare beauté, par amour ou par force
  Le cœur se laisse prendre à cette douce amorce.
  On se laisse enchaîner par de si beaux cheveux.
  Quel sujet avez-vous de rejeter mes vœux ? [1500]
  J'ai combattu longtemps sans donner ma franchise
  C'est une forte place, enfin vous l'avez prise.
  Vous aurez moins de peine à vous la conserver,
  Moins de gloire à me perdre et plus à me sauver.
  Qu'un regard seulement, un mot de votre bouche
  Me témoigne en ce lieu que la pitié vous touche.
  Accordez cette grâce à mon extrême ennui.
ANGÉLIE
  Monsieur, je suis d'humeur à rêver aujourd'hui.
CRITON
  C'est une humeur rieuse où la malice éclate.
ANGÉLIE
  Imitez cette humeur pour guérir votre rate. [1510]
CRITON
  Imitez-moi plutôt en l'art de bien aimer
  Et voyant dans vos yeux ce qui m'a pu charmer,
  Au lieu de condamner ma passion fidèle,
  Approuvez un effet dont la cause est si belle.
ANGÉLIE
  Oser-vous me parler de votre affection
  Et voulez-vous forcer mon inclination,
  Après m'avoir appris que, pour sagement vivre,
  La sienne est à chacun un maître qu'il doit suivre.
CRITON [à part]
  Maximes d'esprit faible, où m'avez-vous plongé ?
ANGÉLIE
  Mais voici votre ami : voyons le tort que j'ai. [1520]
  Je veux qu'il soit mon juge au fait qui se propose.
CRITON
  Brisons là, je vous prie, et parlons d'autre chose.
NICANDRE rejoint ANGÉLIE et CRITON.
ANGÉLIE
  Quel bon dessein, Monsieur, vous ramène en ces lieux ?
NICANDRE
  Nul autre que celui d'y revoir vos beaux yeux.
ANGÉLIE
  Si vous voulez railler, prenons une autre route.
  Je vois venir quelqu'un. Je crois qu'on nous écoute.
V,2 – Ils sortent. Arrive ORILAME.
ORILAME
  J'ai beau chercher Orante, et mes pieds et ma voix
  En vain pour la trouver ont couru tout le bois.
  Elle emporte ma montre et fuit victorieuse.
  Mais que veut Célirée ? Elle est toute joyeuse. [1530]
Arrive CÉLIRÉE, qui rejoint ORILAME.
CÉLIRÉE
  Savez-vous qu'Angélie, avec sa froide humeur,
  Méprisant tout le monde, a fait choix d'un rimeur.
  J'ai découvert la mèche et, par une surprise,
  Attrapé certains vers, qu'il faut que je vous lise.
  [Elle lit les vers faits par Orilame à lui-même]
Enfin c'est trop me retenir.
Il faut, m'en dussiez-vous punir,
Vous confesser que vous aime.
ORILAME [lui arrachant le papier des mains]
  Donnez. Je les lirai. Vous n'y connaissez rien.
  Bien qu'ils soient mal écrits, je les lirai fort bien.
CÉLIRÉE [reprenant le papier]
  À peine ai-je achevé la moitié d'une stance
  Qu'il faut que je m'arrête et que je recommence. [1540]
– Enfin c'est trop me retenir
Il faut, m'en dussiez-vous punir,
Vous confesser que vous aime.
Vos beaux yeux, Angélie, ont mis mon âme aux fers
Si la rigueur les ferme à ma douleur extrême,
Ouvrez-les de grâce à mes vers.
– Je me sens d'un feu consumé
Que ces soleils ont allumé.
Souffez que j'évente ma veine
Et, regardant l'état de ma triste langueur, [1550]
Ne liez point ma langue, adorable inhumaine,
Après m'avoir lié le cœur.
– Je sais bien ma taire et brûler,
Souffrir beaucoup et le celer
Aussi mon respect le commande
Un éclat si brillant éblouit les mortels
Et je sais qu'ici-bas l'on ne voit point d'offrande
Qui soit signe de vos autels.
– Mais puisque vos traits sont si doux
Qu'on n'en peut éviter les coups [1560]
Qu'ils ont voulu blesser mon âme,
Au moins permettez-moi que je vous vienne offrir
Par la langue muette en ces vers tout de flamme
Un cœur qui se plaît à souffrir.
– Mon trépas sera glorieux
Si je meurs adorant des yeux
Dont le pouvoir est sans limite
Et, dans mes déplaisirs, j'aurai le réconfort
Que cet heureux papier où j'écris vos mérites
Est l'injuste arrêt de ma mort. [1570]
Avez-vous jamais lu de plus subtiles pointes ?
  La douceur et la force y sont-elles bien jointes ?
  L'auteur de ces beaux vers a l'esprit excellent.
ORILAME
  Vous a-t-on dit son nom ? N'est-ce point un galant
  Qu'elle acquit à Paris au logis de sa tante
  Quand elle en a nouvelle, elle est assez contente.
CÉLIRÉE
  Vous parlez d'Alindor : c'est un beau serviteur.
  J'ai quelque chose encore qui vient du même auteur.
  Je vous veux faire voir la beauté de son style.
  Puis vous saurez son nom, si je suis incivile [1580]
  De vous entretenir d'inutiles propos
  Ce n'est rien qu'un poulet ; j'aurai fait en trois mots.
Lettre d'Orilame écrite à Célirée
Beauté de mon âme adorée,
Je ne saurais vivre en ces lieux
Si, des rayons de vos beaux yeux,
Cette route n'est éclairée.
La prière que je vous fais
Est d'y venir prendre le frais
Dès que votre loisir vous le pourra permettre.
Faites-moi donc l'honneur de vous en souvenir [1590]
Et d'accorder à cette lettre
Que je vous puisse entretenir.
Orilame
Hé bien ! Qu'en dites-vous ? N'est-elle pas bien faite ?
  Celle qui l'a reçue en est fort satisfaite.
  Elle admire en ceci la beauté de ses vers
  Qu'il les fait sur le champ et sur desseins divers.
  C'est un homme excellent dont l'esprit veut paraître
  Et vous perdez beaucoup de ne le pas connaître.
  Non, vous le connaissez, je me trompe en ce point,
  Qu'étant sage on ne peut ne se connaître point. [1600]
  Ma sœur vous les renvoie et vous en remercie.
  Moi qui suis par ma lettre assez bien éclaircie
  Sans qu'un portrait encor vous engageât à deux
  Je vous rends votre montre, et vos vers, et vos vœux.
  Monsieur, qu'en ce départ la raison vous console :
  Visant à trois oiseaux, souvent quelqu'un s'envole.
Célirée sort, laissant ORILAME seul.
ORILAME
  Désespéré, confus, sans vigueur et sans voix,
  Et contraint de souffrir trois morts tout à la fois,
  Pourrai-je bien parler? Mais pourrai-je me taire 
  N'osant plus réclamer mon ange tutélaire ?  [1610]
  Le destin veut ma perte, Angélie y consent ; 
  Donc qui dois-je implorer en un mal si pressant ? 
  Transports, rage, fureurs, c'est en vous que j'espère, 
  Accourez, ma douleur est encor trop légère. 
  Effroyables vautours venez ronger mon coeur, 
  Déchirez le portrait de ce bel oeil vainqueur, 
  Puisqu'il est sans pitié pour celui qui l'adore, 
  Que chacun à l'envi, sans pitié le dévore. 
  Complices de ma perte, infidèles ressorts, 
  Pernicieuse montre, où te caches-tu? Sors.  [1620]
  A quoi te sert la boîte après cette injustice, 
  Qu'à montrer mon malheur et cacher ta malice ? 
  Traîtresse, arrête-toi, non ne t'arrête pas :
  Marque pour m'obliger l'heure de mon trépas. 
  Mais pourquoi par ces cris témoigner ma faiblesse ? 
  Suis-je fol d'accuser un poignard qui me blesse, 
  Quand moi-même je veux le tremper dans mon sang, 
  Quand j'aiguise son fer pour m'ouvrir mieux le flanc ? 
  Ne t'en prends qu'à toi-même, indiscret Orilame, 
  Et songe que ta montre est exempte de blâme.  [1630]
  Caractères maudits, papier, funestes vers, 
  C'est vous qui m'imprimez ces mouvements divers. 
  Toi, destin, quelques soins qu'à les prévoir j'apporte, 
  Ton caprice a voulu m'affliger de la sorte. 
  Mais je les blâme à tort ; c'est vous, jalouses soeurs, 
  Qui mêlez du poison dans toutes mes douceurs, 
  C'est vous qui me tuez : n'en ai-je pas trois marques ? 
  Les Grâces sont bien trois, mais vous êtes trois Parques, 
  Dont la fatale main, pour m'ouvrir le tombeau,
  Donne au fil de mes jours un coup de son ciseau. [1640]
  Toi malheureuse lettre… Ah je vois ma cruelle.
Entre ANGÉLIE, qui rejoint ORILAME.
ANGÉLIE 
  Que faites vous icy ? Ces Messieurs ont querelle, 
  Je craignais qu'avec eux vous ne fussiez aux coups. 
ORILAME 
  J'en ressens bien comme eux, mais non pas de si doux; 
  Aussi serais-je heureux si je cessais de vivre, 
  Dans ces assauts mortels qu'une ingrate me livre, 
  Pour montrer en mourant combien pèsent mes fers. 
  Si pour vous obéir j'ai composé ces vers, 
  Ce galant de la Cour, un Alindor, peut-être, 
  Que l'humeur inconstante a partout fait connaître, [1650]
  Ne vous forçerait point de me les rendre ainsi. 
ANGÉLIE 
  Ce n'a point été moi. 
ORILAME 
                                Qui donc? 
ANGÉLIE 
                                                  Sortons d'ici, 
  Criton m'empêcherait d'éclaircir cette affaire. 
ORILAME 
  Et moi de vous conter ce qu'il ne faut plus taire. 
V,3 – Angélie et Orilame sortent. Entrent NICANDRE et CRITON.
CRITON 
  Dès que tes beaux discours m'ont tracé son tableau, 
  J'ai senti dans mon âme un désordre nouveau, 
  Mon coeur s'est vu surpris, cher ami si je l'aime, 
  Au lieu de m'accuser accuse t'en toi-même. 
  Tu m'as peint ses beaux yeux si puissants et si doux 
  Qu'à moins d'être une roche il faut sentir leurs coups. [1660}
  Ainsi d'un trait vainqueur souvent l'amour se joue, 
  On le voit dans les yeux, sur le sein, sur la joue ; 
  La raison croit alors y pouvoir résister, 
  Mais elle même enfin se laisse surmonter. 
NICANDRE 
  Ainsi donc l'Esprit fort témoigne sa faiblesse. 
CRITON 
  Le coeur manque de force aussitôt qu'on le blesse, 
  Tel est l'esprit de l'homme, et sans s'y préparer, 
  Quand les traits sont si forts, on ne les peut parer. 
  Cet ange a des appas. 
NICANDRE 
                                 Brisons là.
ORILAME et CLÉRONTE paraissent à l'autre bout du théâtre, découvrant CRITON et NICANDRE. CLORIDAN apparaît au milieu.
ORILAME [à Cléronte]
                                                     Donc Orante 
  Peut-elle être à mes yeux autre qu'indifférente ?  [1670]
CLÉRONTE 
  Paix ! Voici les Messieurs.
ORILAME 
                                    Et Cloridan aussi.
CLORIDAN 
  Est-ce pour quereller que vous venez ici ? 
  Vous, dont les beaux esprits ne parlent que fleurettes, 
  Vous espériez peut-être y trouver des coquettes, 
  Que sans beaucoup de peine on en viendrait à bout. 
  Les voici toutes trois, elles courent partout. 
Les trois sœurs CÉLIRÉE, ORANTE et ANGÉLIE entrent en scène, rejoignant ORILAME, CLÉRONTE, CRITON, NICANDRE et CLORIDAN.
Aprochez vous de nous, objets de ma colère, 
  Vous voyez ces Messieurs; en qualité de père 
  Je vous défend surtout de leur parler jamais, 
  Autrement avec moi vous n'aurez point de paix. [1680]
  Retournez au château; rien encor ne les presse; 
  Si vous les recherchez, c'est à moi qu'on s'adresse, 
  A qui leurs volontés et leurs coeurs sont remis: 
  Il faut en cas pareil employer ses amis, 
  Faire sonder le gué, tant de cajoleries 
  Parmi les gens de Cour ne sont que piperies. 
  Je tiens à grand honneur de vous voir en ce lieu, 
  Mais vous permettez bien que je vous dise adieu, 
  Que vous devez ailleurs prétendre à l'hyménée, 
  Et qu'à d'autres que vous ma parole est donnée. [1690]
CRITON 
  Qu'en dites vous Nicandre? 
NICANDRE 
                                    Et qu'en dis-tu Criton?
  Irons nous à Paris? Nous faut il battre, ou non? 
CRITON 
  Nous n'aurions guère affaire, oublions cette ingrate: 
  C'est en ce point d'honneur qu'un bon courage éclate. 
ORILAME [à Cléronte]
  Les Dieux me sont témoins si je veux t'offenser, 
  Si d'autres qu'Angélie occupent mon penser: 
  Je te l'ai dit tantôt, je te le jure encore. 
CLÉRONTE 
  Pardonne en ma faveur au feu qui me dévore; 
  L'absence, et la raison l'amortiront bientôt. 
CRITON 
  Pardonnez-moi de grâce, un semblable defaut; [1700]
  Je vous croyais épris des beaux yeux de l'aînée. 
NICANDRE 
  Que cette faute aussi me soit donc pardonnée. 
ORILAME [à Cléronte]
  Tu n'étais pas tout seul dans ton opinion; 
  Ceci nous doit unir d'étroite affection. 
CLÉRONTE 
  Allons tous à Paris la jurer éternelle; 
  Mon frère est en chemin, à qui cette nouvelle 
  Donnera de la joie, et sauvera des pas; 
  Car je l'avais mandé pour seconder mon bras. 
  Ne sois plus mon ami, si jamais mon courage 
  S'allume contre toi d'une jalouse rage; [1710]
  Orante a des appas qui me faisaient mourir, 
  Sa rigueur à présent commence à me guérir. 
  Je reconnais ma faute: un homme se ravale 
  Qui traite avec respect une humeur inégale, 
  Et s'il m'était permis de choisir un parti, 
  Mon coeur pour Celirée a déjà consenti, 
  Son esprit obligeant, sa prudente accortise [*1717]
  Viennent secrètement dérober ma franchise, 
  Déjà ce souvenir rend mes désirs contents. 
ORILAME 
  Cléronte, après la pluie espérons le beau temps. [1720]
  Allez tous trois devant; quelque affaire importante 
  M'oblige à demeurer, non la beauté d'Orante. 
  Je me rend à Paris dans deux jours au plus tard. 
CLÉRONTE 
  Donc, avant qu'il soit nuit, hâtons nostre depart. 
CRITON [à Cléronte]
  Allons, rêveur, allons. 
CLÉRONTE 
                                « Une affaire importante 
  M'oblige à demeurer, non la beauté d'Orante! »
  S'en excuser ainsi, n'est-ce pas s'accuser, 
  Et par des feints discours ma franchise abuser ? 
NICANDRE 
  Votre esprit est si doux, faut-il qu'amour l'aigrisse ? 
CLÉRONTE 
  Je ne saurais souffrir qu'un ami me trahisse, [1730]
  Ni douter à present qu'il n'en ait le dessein. 
  L'oeil du Ciel qui voit tout, et qui lit dans mon sein, 
  Sait la juste douleur dont mon âme est pressée, 
  Qu'Orante est dans mon coeur une image effacée. 
  Pourquoi demeurer seul ? Si la civilité 
  Me permettait icy d'user de liberté, 
  Si je n'allais sauver un voyage à mon frère, 
  Je vous prierais, Messieurs, ... 
NICANDRE 
                                    Ne le faut-il que faire?
  Il nous connaît assez pour détourner ses pas. 
  Chargez m'en seulement.
CRITON 
                                    Il ne nous croirait pas, [1740]
  Faible, soit que la chose ou bien ou mal s'achève, 
  Qu'une force d'esprit promptement vous relève, 
  Venez, et me croyez, allons nous moquer d'eux. 
NICANDRE 
  C'est bien là le plus sûr. 
CLÉRONTE 
                                 Allons donc, je le veux.
V,4 – Tous sortent. ORILAME reste seul en scène.
ORILAME 
  Adieu. Que dois-je amour espérer d'Angélie ? 
  Au récit de mes maux je l'ai presque amollie, 
  Soit qu'elle aime Alindor, ou qu'adroite en ce jeu 
  Pour découvrir ma flamme elle en ait feint un peu, 
  Ce titre d'inconstant l'a ce semble altérée; 
  Combien sans y penser m'oblige Célirée, [1750]
  Elle m'a prit un nom, d'où j'ai su finement 
  Donner à mes douleurs un prompt allègement. 
  Mais Cléronte a troublé cette heureuse entrevue, 
  Ma belle est aussitôt à mes yeux disparue, 
  L'autorité d'un père, un injuste devoir 
  Me privent à présent des moyens de la voir. 
  Réveillez vous, regrets, entretiens de mon âme, 
  Rentre en ton désespoir, malheureux Orilame, 
  Non, écris-lui plutôt, et tâche d'obtenir 
  Que visitant ta mère ... 
                                      Ah! je la vois venir ! [1760]
  Quel bonheur, quelle joie en un moment m'arrive? 
ANGÉLIE rejoint ORILAME.
ANGÉLIE 
  Appelez désormais ma rigueur excessive, 
  Je vous viens voir pourtant, bien qu'un père irrité 
  Ait notre passe-temps au logis limité. 
ORILAME 
  Moi j'essayais ici d'adoucir ma misère, 
  Espérant cet honneur quelquefois chez ma mère. 
ANGÉLIE 
  Orilame, il est vrai que vos perfections 
  Ont toujours pu beaucoup sur mes affections, 
  Et j'ai feint à dessein de l'amour pour un autre, 
  Afin de juger mieux de la grandeur du vôtre. [1770]
  Je rougirais de honte en l'avouant ici, 
  Si je ne savais bien que vous m'aimez aussi, 
  Et qu'une amour honnête est toujours légitime; 
  Pour tout autre que vous j'use du nom d'estime, 
  Le Ciel avec le temps vous rendra satisfait, 
  Et vous saurez un jour ce que vos vers ont fait. 
  Mais j'ai ma soeur aînée, il faut que je lui cède, 
  Si bientôt une chose à mes souhaits succède, 
  Un Prince la recherche, et je sais qu'aujourd'hui
  L'on a même reçu quelques lettres de lui, [1780]
  Que mon père partout a fait chercher Orante. 
  Vous savez que son âme est fort indifférente, 
  Les plus grands de la Cour le peuvent confirmer, 
  Et si par sa peinture on l'avait pu charmer, 
  Elle est bien à Paris en d'autres lieux tirée: 
  Mais elle a pris plaisir de jouer Célirée. 
  Celui dont je vous parle est conforme à ses voeux. 
  Dès qu'un heureux hymen les aura joints tous deux, [*1788]
  Promettez-vous de moi tout ce qu'en cette affaire 
  Mon père et mon honneur me permettront de faire. [1790]
ORILAME 
  Agréable promesse, heureux dessein de vers, 
  Mais las! Si je vous gagne, à l'instant je vous perds. 
  Déjà l'aigreur se mêle aux douceurs de ma joie. 
  Rendrai-je grâce au Ciel de l'honneur qu'il m'envoie, 
  Si l'on m'ôte le bien de vous pouvoir parler ? 
  Voyons-nous par escrit, car il m'en faut aller. 
  Adieu, belle Angélie. 
ANGÉLIE 
                                    Adieu, cher Orilame ! 
  […Il manque ici un vers, oublié par l'imprimeur…]
ORILIME 
  Adieu donc pour jamais, beaux yeux, astres d'amour. 
ANGÉLIE 
  Adieu le plus heureux qui respire le jour: [1800]
  Si j'osais... 
ORILAME 
                    Quoi, mon coeur?
ANGÉLIE 
                                      Vous dire une pensée
  Dont mon père et l'honneur m'ont quasi dispensée. 
ORILAME 
  Ai-je acquis près de vous un titre d'indiscret 
  Qui vous défende ici de m'apprendre un secret ? 
ANGÉLIE 
  Sachez, brave Orilame… Ah ! je ne l'ose dire !
ORILAME 
  C'est trop, belle Angélie, augmenter mon martyre. 
ANGÉLIE 
  Apprenez par ma bouche et lisez dans mes yeux
  Qu'il ne tient plus qu'à vous de vivre plus joyeux.
  Je ne puis sans rougir expliquer ce mystère.
O Dieux! tout est perdu ! voici venir mon père. [1810]
V,5 – CLORIDAN rejoint ORILAME.
CLORIDAN 
  Est-ce ainsi qu'à son père obéit un enfant ? 
  Courez-vous par plaisir lorsqu'on vous le défend ? 
[Angélie assistera à la scène en rougissant..]
ORILAME 
  Prenez-vous en à moi, dont le bonheur extrême 
  M'a voulu faire voir à la beauté que j'aime ; 
  Me bannir sans sujet de cet heureux séjour 
  C'est m'ôter pour jamais la lumière du jour. 
CLORIDAN 
  Je sais que vous l'aimez et le veux reconnaître, 
  Dans cette occasion que le Ciel m'a fait naître.
ORILAME 
  Que saurais-je espérer si près du désespoir... 
CLORIDAN 
  Plus que vous ne pensez, pour vous le faire voir, [1820]
  Je vous donne ma fille, et vous reçois pour gendre. 
ORILAME 
  Pouvez-vous bien m'élire et ne vous pas méprendre ? 
  Croirai-je qu'Angélie y puisse consentir ? 
CLORIDAN 
  J'ai conclu cette affaire avant que de sortir, 
  Et ma fille est d'humeur à suivre en toute chose 
  Tout ce que, pour son bien, mon vouloir lui propose. 
  En vain espériez-vous un meilleur traitement, 
  Qu'il ne lui fût permis par mon consentement.
  J'en différais l'hymen. Mais hier votre mère 
  Me vint expressément conjurer de le faire. [1830]
ORILAME 
  J'ose à présent, Monsieur, espérer d'être heureux. 
  Puisque j'atteins le but où tendaient tous mes voeux. 
  Mais pourvu qu'Angélie, un peu moins rigoureuse, 
  Convertisse en douceur son humeur dédaigneuse. 
CLORIDAN 
  Jugez par le pouvoir que vos respects ont eu, 
  Que vous nommez dedains l'honneur et la vertu. 
  Vous lui cachiez encor votre amoureux martyre, 
  Qu'elle en était certaine et me l'a bien su dire.
  Pour savoir de quel pas elle devait marcher, 
  Je ne vous éloignais que pour vous rapprocher, [1840]
  Et vous traiter tout seul avec plus d'avantage. 
ORILAME 
  Que je trouve le port, par un heureux naufrage, 
  Et que je veux de bien pour le mal qu'on m'a fait, 
  Puisqu'il rend aujourd'hui mon plaisir plus parfait. 
  Mais ne voulez-vous plus que par mon entremise 
  Cléronte épouse Orante? 
CLORIDAN 
                                    Orante? elle est promise. 
  Si Cléronte a dessein sur quelqu'une des trois, 
  Qu'aux yeux de Célirée il arrête son choix :
  Au jugement de tous, elle est la plus jolie. 
ORILAME 
  Souffrez que j'en appelle en faveur d'Angélie. [1850]
CLORIDAN 
  Vos yeux n'ont qu'une voix, que l'on doit récuser. 
ORILAME 
  Mais l'amour, par ses lois, la peut autoriser, 
  Voyant le vermillon qui colore sa joue, 
  Ne m'avouera-t-on pas que ce dieu qui s'y joue, 
  Par cette honnête honte, en rend son teint plus beau? 
V,6 – Rejoignant ORILAME, CLORIDAN et ANGÉLIE, ORANTE entre avec CÉLIRÉE.
ORANTE, à Célirée.
  Ah! ma soeur le voici, retournons au château. 
CLORIDAN 
  Entrez, vous feignez bien d'appréhender un père, 
  Saluez Orilame et l'aimez comme frère. 
ORANTE 
  Vous m'avez défendu de lui parler jamais. 
CLORIDAN 
  J'ai déclaré la guerre afin d'avoir la paix, [1860]
  Marri* que pour loyer de son rare mérite, 
  Épouser votre soeur soit chose si petite. 
ORILAME 
  Que ce baiser, mes soeurs, m'obtienne le pardon. 
ORANTE 
  Si l'hymen est conclu, ma soeur obtient ce don. 
CELIREE 
  Je ne m'en puis fâcher puisque son bien me touche. 
ORILAME [à Angélie, bas]
  Je vous réserve au lit pour la meilleure bouche. 
  O Dieux! que j'ai bien fait de me conduire ainsi.
  J'obligerais Cléronte à revenir ici; 
  Si vous vouliez, ma sœur, le choisir pour mon frère, 
  Il vous plut autrefois, il peut encor vous plaire. [1870]
CELIREE 
  Moi, le refus d'Orante! 
ORILAME 
                                    Il m'a dit en partant
  Qu'un hymen avec vous le rendrait plus content, 
  Mais qu'il n'ose espérer une faveur si grande. 
CLORIDAN 
  Lui conseillera-t-on d'en faire la demande ? 
  Parlez. 
CELIREE 
               Je m'en remets entièrement à vous.
CLORIDAN 
  Voyez-le, et cependant vous souperez chez nous. [*1876]
Cloridan sort. Entre CLÉRONTE, rejoignant ORILAME, ANGÉLIE, ORANTE et CÉLIRÉE.
CLÉRONTE 
  Ah! mon soupçon est vrai, le voilà qui la mène, 
  Il avait eu le mot de sa bouche inhumaine, 
  Il m'a trahi, perfide, après ce lâche tour, 
  Peux-tu nier encor ton déloyal amour, [1880]
  Occupe mieux ta main, âme double, et me venge. 
ANGÉLIE 
  Mes soeurs, mon père, au meurtre, on me tue. 
ORILAME 
                                                                     Ah! mon ange,
  La justice est pour moi, ne vous affligez pas. 
ANGÉLIE [à Orante]
  Fais revenir mon père. Hé ! Messieurs, armes bas. 
  Que voulez vous Cléronte? 
[Ils se battent et les deux autres soeurs se mettent au devant.]
CLÉRONTE 
                                    Orante. 
ANGÉLIE 
                                               Elle est pourvue.
CLÉRONTE [à Orilame]
  Et je pourrai souffrir ta lâcheté connue, 
  Tu mourras téméraire ou, de mon propre flanc, 
  Pour signer ton contrat tu tireras du sang. 
ANGÉLIE 
  Modérez cette ardeur, et qu'une aveugle rage 
  Ne porte point votre âme à ce honteux outrage, [1890]
  Mon père l'a promise au Prince Alcidamort :
  La lui peut-on ravir? 
CLÉRONTE 
                           Nullement.
ANGÉLIE 
                                           A-t-il tort
  De m'avoir accordée aux vertus d'Orilame? 
CLÉRONTE 
  Me devais-tu celer qu'Angélie est ta femme. 
ORILAME 
  C'est depuis un moment. 
CLÉRONTE 
                                    Excuse mon erreur,
  Ou j'irai sur moi-même assouvir ma fureur. 
  Sois toujours mon ami, mais en vain je l'espère, 
  Je me suis condamné. 
ORILAME 
                                 Je suis de plus ton frère,
  Pourvu que Celirée ait de quoi te charmer. 
CLÉRONTE 
  Dis mieux, si j'ai de quoi la résoudre à m'aimer, [1900]
  Si je m'ose promettre un si doux hyménée, 
  Moi qui l'ai négligée en faveur de l'aînée. 
ANGÉLIE 
  Nous l'en avons priée, et l'on fera pour vous 
  Tout ce… Voici mon père.
CLORIDAN revient, rejoignant CLÉRONTE, ORILAME, ANGÉLIE, ORANTE et CÉLIRÉE.
CLORIDAN [qui les voit tous d'accord]
                                    Orante où sommes-nous?
  Est-ce là ce combat, ou la main à l'épée? 
ORILAME 
  Excusez nous, Monsieur, Orante s'est trompée. 
  Le retour de Cléronte a troublé ses esprits.
  Pourquoi nous battrions-nous, puisqu'il demande un prix [*1908]
  Qu'il doit seul espérer de votre bienveillance. 
CLORIDAN 
  Quel prix? 
ORILAME 
                  L'honneur d'entrer dedans votre alliance; [1910]
  Et d'épouser l'objet de son pudique amour.
CLORIDAN 
  Célirée? 
CLÉRONTE 
               Oui, Monsieur. 
CLORIDAN 
                                  Ah ! c'est trop pour un jour. 
  J'y penserai demain. 
CLÉRONTE 
                                Si vous m'en jugez digne, 
  Accordez-moi plutôt cette faveur insigne, 
  Vous savez qui je suis. 
ORILAME 
                                 Récompensez ses voeux,
  Et ne différez point cet hymen. 
CLORIDAN 
                                              Je le veux.
CLÉRONTE 
  Que je dois rendre grâce à ma jalouse rage, 
  Qui me rend possesseur d'une fille si sage, 
  Et chérir l'Esprit fort qui m'a laissé venir. 
CELIREE 
  Pourvu que cette humeur vous quitte à l'avenir. [1920]
CLÉRONTE 
  N'y songeons plus, mon cœur ; la faute est pardonnée. 
CLORIDAN 
  Allons joyeusement achever la journée !
  Pour Monsieur l'Esprit doux et Monsieur l'Esprit fort, 
  Ils pourront bien chercher qui les mettra d'accord. 
NOTES
[*a] Vignacourt est une commune de la Somme.
[*b] Estouy (Loiret), La Rüe-Saint-Pierre (Oise ou Seine-Maritime), Balloy (Seine)et-Marne), La Neuville-enHez[e] (Oise).
[*1] On comprendra qu'il s'agit d'Orilame, qui a fait la cour à Célirée.
[*392] Criton est un mélancolique. Le faire rire pourrait le guérir en lui épanouissant la rate et Célirée le préfère tel qu'il est. Témoigner de la pitié pour lui, c'est le conforter dans sa mélancolie, comme des étais qui soutiennent ("acôtent") une structure.
[*681] Est affété celui qui, dans le dessein de plaire, s'éloigne du naturel et tombe dans un excès de recherche superficielle ou contraire au bon goût.
[*687] Souffriez doit ne compter que pour deux syllabes.
[*694] Compliment indirect à l'égard des deux sœurs.
[*738] Saint-André (en Savoie) : bataille entre les troupes françaises (marquis de Créqui) et piémontaises (comte de Serravalle) en 1597 ; le comte perdit 600 hommes et tous ses drapeaux. (Louis Susane, Histoire de l'ancienne infanterie française, t. IV, p. 5).
[*741] En 1589, Senlis est pris par Montmorency-Thoré au début de la guerre de la Ligue, alors que le roi Henri III n'a pratiquement plus de soutiens. La ville repousse le siège des Ligueurs et soutient la cause d'Henri IV qu'elle accueille en ses murs.
[*742] Combat d'Ivry, 14 mars 1590.
[*743] Le 21 septembre 1589, Henri IV remporte la bataille d'Arques. Officiellement roi de France, Henri IV se voit fermer les portes de Paris, on ne veut pas d'un protestant pour diriger le royaume. La conquête du trône va commencer par Arques. D'un côté, Henri de Navarre avec une armée de 15000 hommes, de l'autre Charles de Lorraine, duc de Mayenne, chef des armées de la Ligue, fort d'une armée de 30000 hommes.
[*865] Le Cours-la-Reine.
[*868] Pierre le Messier dit Bellerose et Louis Gallien dit Saint-Martin, sont dits comédiens ordinaires "ès gages de Sa Majesté" dans un bail de 1632. Dire que Saint-Martin est meilleur que Bellerose est un paradoxe de l'Esprit fort.
[*998] Galand : rubans noués qui servent de parure pour la tête (selon le dictionnaire de Furetière) .
[*1018] Affidé : en qui on peut avoir confiance.
[*1027] Tutoiement et appellation affectueuse assez surprenants de la part d'Angélie.
[*1066] L'auberge dans le hameau voisin.
*[1149] Elle s'adresse à l'Amour.
[*1150] "Mon amant" : Orilame.
[*1396] Finette qui fait le fin, le rusé, et ne l'est que médiocrement (dict. de Furetière).
[*1437] Rencontre est un mot masculin.
[*1717] Accortise : qualité de celui qui est courtois, complaisant, adroit, qui s'accommode bien à l'humeur des autres personnes (d'après Furetière).
[*1788] La cadette ne peut se marier avant ses sœurs.
[*1876] Prononcer "voyez l(e) et cependant".
[*1908] "Battrions" ne doit compter que pour deux syllabes.