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M. Chauveau

L'HOMME DE COUR

comédie

1767


Tota licet ueteres exornent undique cerae
atria, nobilitas sola est atque unica uirtus. [*a]
Juvénal, Satire VIII, v. 19-20.

PRÉFACE

Il y a plus de quinze mois que j'ai présenté cet ouvrage aux Comédiens. Las d'espérer, de me plaindre et d'attendre une lecture, je l'ai retiré et j'ai pris le parti de le faire imprimer.

Le Père Bouhours a fait une longue remarque sur ces deux expressions : homme de Cour, homme de la Cour. Il dit qu'homme de Cour se prend toujours en mauvaise part, comme eau bénite de cour [*b] , ami de cour, abbé de cour, peste de cour. Il prétend qu'homme de cour signifie un homme souple et adroit, mais faux et artificieux qui, pour venir à ses fins, met en usage tout ce qui se pratique dans les Cours à l'insu des Princes, contre les règles de la droiture et de la probité ; et qu'un homme de la Cour signifie simplement un courtisan, c'est-à-dire un homme attaché auprès d'un Prince ou par sa naissance, ou par son emploi, ou par la fortune. Il ajoute enfin qu'un homme de la Cour peut être homme de bien et homme d'honneur, mais qu'on entend toujours par homme de Cour un fourbe et un scélérat. [*c] L'Académie est de son sentiment : voyez le Dictionnaire au mot Cour [*d]

J'ai vu l'homme de Cour du fond de mon cabinet comme tous les moralistes l'ont peint. Théophraste, Sénèque, Tacite, Montaigne, le Guarini, la Bruyère, Shaftesbury [*e], Saint-Réal, etc en font des portraits affreux.

Enchanté de la beauté de mon sujet, j'en ai prévu les difficultés, j'en ai senti les dangers, sans me décourager. Mes intentions sont pures et je n'ai peint qu'un être de raison. C'est l'homme de Cour de tous les siècles, de tous les états que j'ai verni du ridicule français, parce que j'écris pour ma nation. Les dehors varient suivant les lieux et les temps. En France, il est aimable et gai, autant que les grands intérêts qui l'occupent peuvent le permettre. En Angleterre, je l'aurais fait plus triste et plus sombre ; en Espagne, moins actif et plus vain ; dans Athènes, plus brillant et plus fin, et dans Rome ancienne, plus grandet plus magnifique. Mais le fond du caractère est le même partout, et je suis très persuadé que l'âme féroce d'un Tartare, quand elle est dévorée d'ambition, cabale autat pour commander une horde de brigands qu'un Satrape arrogant faisait des bassesses pour avoir un gouvernement à la Cour de Perse.

Je lui ai donné la souplesse, le manège [*f], l'air séduisant, l'art de flatter sans le paraître du duc de Bellegarde, la fausseté, la perfidie du marquis de Vardes [*g], l'esprit mordant de Rochester [*h] à la Cour de Charles second, la bassesse et l'avidité du Maréchal d'Ancre [*i], les mœurs, la dissimulation et la noirceur de Séjan ; en un mot, dans une sphère étroite, c'est l'âme de Catilica sous les dehors d'Alcibiade.

J'ai peint deux Français de qualité : l'un est un honnête homme et l'autre un scélérat. J'ai rassemblé tous les traits qui caractérisent l'homme de Cour ; mais si je me suis appliqué à le faire détester, j'ai tâché de rendre intéressant le jeue seigneur avec qui je le fait contraster. L'ambitieux est démasqué, confondu, avili, et l'innocent triomphe à la fin : le but moral est rempli. Punir le vice et couronner la vertu, c'est un double hommage rendu à la vérité.

Les gens qui connaissent à fond l'art dramatique ne me reprocheront pas de n'avoir point assez égayé ma comédie [*j]  : ils savent que le grand but d'un poète comique est de peindre l'homme tel qu'il est, mais de le dessiner fortement, parce que l'optique du théâtre exige de grands traits avec le coloris le plus vrai. « La vie de la Cour, dit La Bruyère [*k], est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique [*l]; il fait arranger ses pièces, ses batteries, etc. » Je ne pouvais en conséquence y mettre beacoup de gaieté que par quelques interlocuteurs. Toutes plaisanterie qui ne sort pas du fond du sujet est mauvaise. J'aurais donc choqué la vraisemblance et gâté mon ouvrage. J'ai préféré de faire paraître mon héros depuis le commencement jusqu'à la fin et de le mettre toujours en situation.

Dans les moments où l'homme de Cour n'est qu'important, flatteur, faux, impudent et fat, je l'ai rendu ridicule et comique ; mais je n'ai pas cru devoir tourner mon drame de façon que sa scélératesse fît rire. J'ai voulu le rendre odieux.
Je crois que le tableau effrayant des grands vices qui infectent la société est encore plus utile que la peinture des ridicules. Il serait à souhaiter que l'histoire et la poésie fussent souvent le fléau des méchants qui ont assez d'adresse pour se soustraire à la rigueur des lois.

Je ne lui ai point donné de remords, quoiqu'on dise qu'il en faille sur la scène. J'imagine qu'un monstre, quand il est affermi dans le crime, est parvenu à les étouffer. Néron naissant devait en avoir. Mais Octave, Mahomet et Cromwel triomphants n'en avaient plus. Ils craignaient les revers de la fortune, mais ils ne se sont jamais repentis d'avoir troublé le monde et ensanglanté leur patrie : le trône était le prix de leurs forfaits.
* *
Passages de quelques moralistes sur l'homme de Cour.
– La Bruyère, De la Cour : « N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité, de bons offices, de services, de générosité, de fermeté ni d'âme dans un homme qui s'est depuis quelque temps livré à la Cour et qui secrètement veut sa fortune. » [*m]
– Saint-Réal, Inconstance de l'homme, p. 202 [*n] : « Honnête homme, belle âme, bon cœur tant qu'on voudra, toutes ces qualités cessent dans la voie de la fortune où l'on ne peut s'élever et se soutenir qu'en détruisant les autres ».
– Portrait des gens de Cour dans le Pastor Fido de Giovanni Battista Guarini, acte V,1 : « Je ne trouvai, sous les apparences et le langage de l'homme, qu'un peuple avare de bonnes actions ; tranquille et humain à l'extérieur, mais au fond plus agité et plus cruel que les flots de la mer ; séduisant par ses démonstrations, équitable et charitable en apparence, mais dans le fond du cœur faux et méchant, gouverné par l'envie et plus infidèle quand il paraît plus caressant. Là est regardé comme vice ce qui ailleurs est vertu ; là dire la vérité, agir avec droiture, aimer sincèrement, compatir de bonne foi, être fidèle à ses paroles, avoir e cœur pur et le smains innocentes ; tout cela est patitesse d'esprit, bassesse d'âme, vanité ridicile. Mais la tromperie, le mensonge, l'artifice, la maivaise foi, le vol, sous le masque de la candeur et de la charité, s'élever sur les ruines d'autrui, ce sont les seuls vertus de ce peuple sans doi. Le mérite, la valeur, ce qu'on foit à l'âge, à l'élévation, aux lois, les droits de l'amitié, ceux du sang, la reconnaissance des bienfaits reçus, enfin il n'est rien de si sacré, de si juste, de si respectable qui ne soit sacrifié à la cupidité et à l'amour insatiable des honneurs. »
[*o]

D'après ces tableaux de l'homme de Cour, je ne crois pas que l'on me reproche d'avoir chargé le mien.


NOTES :

[*a] « Ton atrium a beau être orné de toute part de vieilles figures en cire : la vertu est la seule et unique noblesse. »

[*b] Eau bénite de Cour : « Les vaines promesses, les caresses trompeuses et les compliments tels qu'en font les gens de Cour » (Dict. de l'Académie, éd. 1762).

[*c] Dominique Bouhours, Suite des remarques nouvelles sur la langue française, 1687, 1692, p. 6 : « Homme de Cour / Homme de la Cour : il ne faut pas les confondre. Le premier signifie un homme souple et adroit, mais faux et artificieux, qui pour venir à ses fins met en usage tout ce qui se pratique dans les Cours des Princes contre les règles de la probité et de la droiture. […] Le second signifie simplement un courtisan […], c'est-à-dire un homme attaché auprès du Prince ou par sa naissance, ou par son emploi, ou par l'état de sa fortune. Un Homme de la Cour peut être homme d'honneur et homme de bien ; mais l'Homme de Cour est toujours un fourbe et un scélérat. »

[*d] Dictionnaire de l'Académie, édition de 1762 : « On dit Un homme de la Cour, les gens de la Cour en parlant de ceux qui suivent la Cour et qui vivent à la manière de la Cour ; mais lorsqu'on supprime l'article et qu'on dit Homme de Cour, il se prend quelquefois en mauvaise part. »

[*e] Anthony Ashley-Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713), auteur de An inquiry concerning virtue or merit (1699), traduit par Diderot en 1749.

[*f] Manège : « Comportement adroit et artificieux d'une personne pour arriver à ses fins d'une manière indirecte ».

[*g] François-René Crespon du Bec, marquis de Vardes (1621-1688).

[*h] John Wilmot, comte de Rochester (1647-1680), proche de Charles II d'Angleterre. Ses satires les plus célèbres sont A Letter from Artemiza in the Towne to Chloe in the Country et A Satyre against Reason and Mankind.  

[*i] Concino Concini, maréchal de France et marquis d'Ancre (1569-1617).

[*j] C'est pourtant le reproche qui lui est fait dans la conclusion du compte rendu dans L'Année Littéraire : « Je pense qu'il peut espérer des succès dans la carrière de la Comédie lorsqu'il choisira mieux, qu'il envisagera sous des faces moins tragiques, et qu'il traitera plus comiquement ses sujets. »

[*k] La Bruyère, Les Caractères, « De la Cour », n° 64.

[*l] Appliquer = occuper intensément, absorber.

[*m] La Bruyère, Les Caractères, « De la Cour », n° 62.

[*n] Les Œuvres de M. l'abbé de Saint-Real, nouvelle édition, tome II, Paris, 1757 - Traités de philosophie, de morale et de politique : III -  « De l'inconstance de l'homme dans les égarements de la vie », p. 202.

[*o] « Ma vi trovai tutto 'l contrario. / Gente di nome, e di parlar cortese, / Ma d'opre scarsa, e di pietà nemica : / Gente placida in vista, e mansueta, / Ma più del cupo mar tumida, e fera, / Gente sol d'apparenza, in cui se miri / Viso di carità, mente d'invidia / Poi trovi, e 'n dritto sguardo animo bieco, / E minor fede alhor, che più lusinga. / Quel ch'altrove è virtù, quivi è difetto, / Dir vero, oprar non torto, amar non finto / Pietà sincera, inviolabil fede, / E di core, e di man vita innocente : / Stiman d'animo vil, di basso ingegno / Sciocchezza, e vanità degna di riso. / L'ingannare, il mentir, la frode, il furto / E la rapina di pietà vestita, / Crescer col danno, e precipizio altrui / E far à se de l'altrui biasmo honore / Son le virtù di quella gente infida. / Non merto, non valor, non riverenza / Nè d'età, nè di grado, nè di legge, / Non freno di vergogna : non rispetto : / Nè d'amor, nè di sangue : non memoria / Di ricevuto ben : ne finalmente / Cosa si venerabile, o si santa, / O si giusta esser può, ch'à quella vasta / Cupidigia d'onori, à quella ingorda / Fame d'havere inviolabil sia. »



NOMS DES PERSONNAGES

DUC DE FLORICOUR, nom pris par le duc de Vassigny
COMTE DE MIRMON, vieux marin, que l'on a cru mort
CIDALISE, comtesse, seconde femme de Mirmon
FLORISE, fille de Mirmon, d'un premier lit
DULIS, jeune seigneur alsacien, colonel, amant et aimé de Florise
ABBÉ D'ORCY, créature de Floricour
CHEVALIER D'ORCY, frère de l'Abbé, capitaine réformé, écuyer du duc
DUBOS, ancien gouverneur de Floricour
DALAIS, jeune poète, ami de Dulis, secrétaire de Floricour
LA FRANCE, valet de chambre de Floricour
CLAIRVAUX, valet de chambre de Dulis
MÉRILLE, femme de chambre de Florise
Un Exempt [*]
Un cocher
Un grison [*]
Plusieurs valets de Floricour.
Deux créanciers

[*] Exempt : officier de police qui procédait aux arrestations.
[*] Grison : domestique habillé de gris afin qu'il puisse remplir son office avec discrétion.

À Auteuil, dans la maison du comte de Mirmon et de sa seconde épouse, Cidalise (on suppose que l'entrée donne sur le chemin de Versailles et qu'une porte du jardin communique au Bois de Boulogne).
Le décor représente une galerie fort décorée, avec un canapé. A gauche une porte donne sur l'appartement de la comtesse Cidalise. À droite une porte ouvre sur l'appartement du duc de Floricour, dans lequel existe un escalier secret, construit pendant l'absence de Mirmon, qui permet de sortir vers le Bois.

 


ACTE I

I,1 – Dalais, le secrétaire de Floricour est assis à une table sur laquelle est une bougie éteinte et une autre prête à finir. Dalais est dans le désordre d'un homme qui a passé la nuit à écrire. Épuisé, il jette sa plume.

DALAIS, à part
Que je suis fatigué… Que je suis abattu…
Respirons… Ah ! fortune, à quoi me réduis-u ?
L'amitié, la patrie et la reconnaissance
M'attachent à Dulis dès la plus tendre enfance.
C'est lui qui m'avait mis auprès de Floricour.
Mais le duc est un monstre, et je lui joue un tour…
Ce n'est point le trahir, c'est lui rendre justice,
C'est sauver la vertu des embûches du vice.

I,2 – S'approche La France, le valet de Floricour, tenant à la main quelques livres. En scène : Dalais, La France.

Mais t'es-tu consulté ; prends-tu bien ton parti ? [*9]
N'as- tu point de regret à sortir de chez lui ? [10]

LA FRANCE
Oh ! je vous en réponds. D'abord, je le déteste.
Tout me révolte en lui : son air, son ton, son geste.
Nous sommes de grands sots. Nous imaginons tous
Qu'on jouit chez les Grands d'un sort tranquille et doux.
Il n'est point de métier plus ingrat, plus pénible.
Durs, hautains, inégaux, exigeant l'impossible,
Des efforts les plus grands toujours peu satisfaits.
Le temps fuit, l'âge vient : sont-ils contents ? jamais.
Je n'attends rien de lui, ni soins, ni récompense.
Sans équité, sans âme et sans reconnaissance. [20]
Vainement pour lui plaire on fait tous ses efforts.
Au plus léger caprice, il me mettrait dehors.
J'aimerais mieux cent fois affronter la misère
Que de servir quelqu'un d'un pareil caractère.
Je ne le conçois pas : inquiet, agité,
Des chagrins les plus vifs je le crois tourmenté.
Quand il vient de la Cour, toujours hors de lui-même,
Il est d'une tristesse ou d'une joie extrême.
Mais, dites-moi pourquoi je le vois, à Paris,
Pour les trois quarts des gens marquer tant de mépris ; [30]
Et que, l'air de la Cour changeant son caractère,
Prévenant, plein d'égards et ne cherchant qu'à plaire
Il fait tant d'amitiés à de simples commis.

DALAIS
C'est qu'auprès du Soleil les Grands sont bien petits.
Ce courtisan si fier, si craint dans la province,
Rampant chez le Ministre et bas devant le Prince,
Envié, caressé, méprisé tour à tour,
Vient dans un entresol se loger à la Cour.

LA FRANCE
Il devrait être heureux. Que faut-il davantage ?

DALAIS
La paix du cœur. Son rang n'est qu'un triste esclavage. [40]
Le sort de l'artisan est cent fois plus heureux.
Tu crois qu'un Grand doit être au comble de ses vœux…
Eh ! tu l'as vu dormir. Il s'agite, il s'écrie ;
Le sommeil est toujours le miroir de la vie.
L'espérance, la crainte et mille autres soucis
L'éveillent en sursaut sous ses riches lambris ;
Des songes effrayants voltigent sur l'estrade
Et la voix des remords perce la balustrade.
Il est vrai qu'en mettant un frein à ses désirs
Ses jours seraient filés par la main des plaisirs. [50]
Mais, comme il suit toujours ses passions pour guides,
L'abus de tous les biens les lui rend insipides.
La faiblesse, l'ennui, la mauvaise santé,
Les chagrins, les dégoûts dont il est infecté
Sont la suite et les fruits de son intempérance.
La faveur est le dieu qu'en secret il encense.
Au char de l'inconstante il croit voir le bonheur.
Il n'a pas un ami. Conçois-tu ce malheur.
L'envie est dans son cœur un vautour qui le ronge.
Forcé de se masquer, sa vie est un mensonge. [60]
Mais son trouble secret est gravé sur son front.
Un mot du Souverain l'enivre ou le confond.
Son âme ne respire et ne vit que d'intrigues.
Les palais de nos Rois sont remplis de ses brigues.
Il demande, il s'acharne… on a comblé ses vœux.
Mais il n'est pas content ; il ne peut être heureux.
Enfin, quand tôt ou tard pénétrant ses finesses,
La Cour par son mépris punit tant de bassesses,
Il revole à Paris en imposer aux sots
Et nous rend en détail ce qu'on lui donne en gros. [70]
Remarquant les livres que tient le valet
Mais quels livres as-tu ?

LA FRANCE, les lui donnant.
                                          Ce sont des tragédies.
Il me fait depuis peu juger des poésies,
Des pièces, des romans, de cent mauvais écrits
Et des colifichets dont regorge Paris.
Nous sommes à l'affût des brochures nouvelles.
Comme il est du bel air de voir les bagatelles
Et de pouvoir citer ce qu'on fait aujourd'hui,
C'est moi qui suis chargé de les lire pour lui.
Quand je n'y conçois rien… Oh ! n'importe : à ma guise
Je lui dis ce que c'est et j'en fais l'analyse. [80]
Je vais faire un précis du roman que voilà.
Mais je ne pourrai pas achever tout cela :
C'est un débordement de vers, de tragédies.
Ah ! si du moins encor j'avais des comédies…

DALAIS
Quelqu'un vient : c'est Dulis.

I,3 – Entre Dulis, une jeune seigneur alsacien. Il salue le valet avec bonté et serre la main de Dalais. En scène : Dulis, La France, Dalais.

DULIS
                                              Ah ! c'est toi, mon ami.
Bonjour La France.
                               Écoute un peu. J'ai réfléchi
Que je désire en vain le prendre à mon service.
Je ne puis me résoudre à faire une injustice.
Pour renvoyer Clairvaux en suis-je mécontent ?

DALAIS
Oui , mais il ne veut pas nous suivre absolument. [90]
Votre valet Clairvaux, amoureux de Mérille,
Ne veut pas consentir à quitter cette fille.
Afin de l'engager à garder le secret,
J'ai promis vingt louis s'il nous sert et se tait.

DULIS
Fort bien.

DALAIS
                  Hier au soir, avez-vous vu Florise ?

DULIS
Des avis qu'on me donne elle fut très surprise.
Elle s'est décidée. Ainsi prépare-toi.
Je l'enlève demain et t'emmène avec moi…
Si tu peux te résoudre à quitter ta patrie.

DALAIS
Ma fortune à la vôtre à jamais est unie. [100]
Je serai bien partout où vous serez heureux.
L'étude et l'amitié combleront tous mes vœux.

DULIS, vivement et en lui serrant la main
Ah ! sois sûr que la mienne égale ce service.

DALAIS
Tu me fais tous les jours un plus grand sacrifice.
La naissance et le sort semblaient nous séparer ;
Mais ton cœur prend plaisir à vouloir l'ignorer.

DULIS
Ne me parle jamais d'un si faible avantage.
Quoi, liés dès l'enfance et tous deux du même âge…
Le Ciel t'a fait des dons bien plus chers à mes yeux : [110]
L'esprit et la vertu, ce sont là tes aïeux.

DALAIS
Il est de fort bonne heure ; il n'est jour chez personne.
Profitons des moments que Floricour nous donne.
Dites-lui vos projets, il les secondera.
Moi, je vais préparer tout ce qu'il nous faudra.

I,4 – Dalais sort. En scène :  Dulis, La France.

DULIS
Je te prends volontiers ; je t'estime, La France.
Tu parais mériter toute ma confiance.
Je veux te faire un sort au-delà de tes vœux.

LA FRANCE
Je ne veux qu'être à vous : je serai trop heureux.

DULIS
Tu sais bien que Mirmon, le père de Florise, [120]
À la fin de l'automne épousa Cidalise.
C'était un bon marin, déjà sur le retour,
Qui, comblé des honneurs et des dons de la Cour,
Connaissant la fortune et craignant ses caprices,
Voulait jouir en paix du fruit de ses services.
Dégoûté de Paris, le Comte de Mirmon
Acheta dans Auteuil cette belle maison.
Mirmon, qui regrettait une épouse adorable,
Crut voir dans Cidalise une compagne aimable
Et l'épousa sitôt qu'il se fût retiré. [130]
Mais sa femme, coquette au suprême degré,
Apporta le désordre au sein de sa famille.
Mirmon se décidait à marier sa fille,
Et, voyant ses désirs secondés par l'amour,
Pour me faire un état, reparut à la Cour.
Je m'étais distingué dans la dernière affaire ;
Le Prince en ma faveur écouta sa prière
Et daigna m'accorder avec mon régiment
La charge de Mirmon, dont j'obtins l'agrément.
Mais ce don n'était fait qu'à l'époux de Florise . [140]
Jusqu'à la fin du mois la noce fut remise.
Je ne puis t'exprimer combien j'étais content :
Mais hélas, mon bonheur ne dura qu'un moment.
Tandis que vers le nord les forces de la France
Aux Germains réunis opposaient sa puissance,
Tous ces brigands d'Afrique unissant leurs efforts
Avaient osé tenter de surprendre nos ports
Et venaient de piller les côtes de Provence.
Le Roi chargea Mirmon du soin de sa vengeance.
Tout était préparé. La flotte l'attendait. [150]
Il vola sur le champ où l'honneur l'appelait.
Il foudroya Tunis, désola ses rivages ;
Alger et Tripoli donnèrent des otages
Et l'Africain soumis, en demandant la paix,
Jura de respecter le pavillon français.
Le Comte avait quitté les bords de Barbarie
Et, couvert de lauriers, voguait vers sa patrie.
Mais un orage affreux dispersa ses vaisseaux.
Le sien fut englouti sous la fureur des eaux :
Il est mort sûrement ; je suis sans espérance. [160]

LA FRANCE
Cidalise a le droit de vous unir, je pense.

DULIS
D'accord, mais en Alsace, où j'ai reçu le jour,
Élevé sagement, formé loin de la Cour,
Je n'ai point les dehors, l'air et le ton frivole
Qu'il faudrait posséder pour plaire à cette folle.
Elle n'a pas encore osé me refuser,
Mais je vois clairement qu'elle veut m'amuser
Et chercher les moyens de rompre avec décence.
Depuis peu Floricour a fait sa connaissance.
Ils sont faits l'un pour l'autre, il lui paraît charmant. [170]
Nous nous trouvons amis, je ne sais trop comment.
C'est à l'extérieur l'homme le plus aimable,
Doux, charmant, plein d'esprit, mais fourbe impénétrable,
Qui, se faisant un jeu de sa duplicité,
Donne à tout ce qu'il dit un air de vérité.
Il est tout à la fois maître de son visage,
Il saisit tous les tons, compose son langage.
S'il a quelque ennemi dont il veut triompher,
ll l'embrasse au moment qu'il cherche à l'étouffer.
Un ami qui me sert m'a dit que Cidalise [180]
A gagné le tuteur et l'oncle de Florise.
Le rang de Floricour flattant leur vanité,
Ils secondent sous main ce qu'elle a projeté.
Mais Florise, qui craint qu'on ne la sacrifie,
Est prête à s'affranchir de cette tyrannie.
Sa tendresse l'emporte, et nous avons dessein
De fuir dans ma famille, au plus tôt dès demain.
J'ai beaucoup de parents attachés à l'Empire :
Nous serons appuyés, c'est où je me retire.
De loin en ma faveur faisant parler les lois, [190]
Je pourrai me défendre et soutenir mes droits.
Jusqu'à notre départ ne quitte point ton maître :
Écoute tout, vois tout, examine le traître ;
Un rien peut découvrir ce qu'il a dans le cœur.
De ta discrétion dépendra ton bonheur.

J'entends du bruit : sors.

I,5 – Entre la comtesse Cidalise soutenue par Mérille, la femme de chambre de Florise. Cidalise est "dans un déshabillé fort galant, en petit deuil" ; elle a un air fort abattu. Dulis va au-devant d'elle. En scène : Cidalise, Dulis, Mérille.

CIDALISE
                                         Ah !… je respire avec peine.
Non, je n'ai jamais eu de si forte migraine,
Et, pour avoir goûté d'un champagne excellent,
Je me trouve aujourd'hui dans un accablement…

DULIS, lui donne la main jusqu'au canapé, puis parle d'un ton doux et affectueux
Reposez-vous, Madame… Oserais-je vous dire [200]
Que le printemps s'avance et que le terme expire…

CIDALISE, avec humeur
J'entends.

DULIS
                  Quand voulez-vous couronner mon amour ?

CIDALISE, après un moment de réflexion, prenant un air plus ouvert
Le Comte est mort : en vain j'attendrais son retour.
Allons, vous le voulez, il faut vous satisfaire,
Et j'enverrai tantôt avertir le Notaire.

DULIS, à part, fort ému
Je n'en doute plus.

I,6 – Entre Florise, vêtue de deuil et mise fort uniment comme on l'est à la campagne ; elle tient un papier de musique et chante fort gaiement. Dès qu'elle voit Dulis, elle court vers lui ; puis elle découvre la comtesse Cidalise assise sur le canapé, ayant Mérille près d'elle. En scène : Cidalise, Florise, Dulis, Mérille.

FLORISE
                                       Ah ! je vous cherchais là-bas.
J'ai fait un rêve…
                                        Ah dieux ! je ne vous voyais pas,
Madame.

CIDALISE, d'un ton aigre
                  Pourquoi donc courir comme une folle ?
Voyons ce rêve… Eh bien vous perdez la parole ;
Je crois que vous boudez ?

FLORISE, d'un air fin, en souriant à Dulis
                                           Madame, je riais. [210]

CIDALISE, à Mérille, qui sort aussitôt
Voyez donc à mon bain.
                                     Je m'attriste à l'excès.
Depuis la mort du Comte en vain je me désole.
Elle se met debout
Mais je vais essayer de faire un peu la folle
Afin de ranimer ma petite santé.
A Dulis
Vous êtes d'un lugubre… Allons, de la gaieté !
Vous tenez de famille un peu cette manie.
L'Alsace sent encor beaucoup la Germanie.
Pourquoi dans votre siècle avoir l'air d'un Caton ?
C'est vouloir s'abrutir à force de raison ?
Soyez vif, amusant, et ne songez qu'à plaire. [220]
Imitez Floricour, vous ne sauriez mieux faire.
Il est rentré sans bruit à la pointe du jour.
C'est on ne peut pas mieux pour un homme de Cour.

I,7 – À la porte de son appartement, à droite, Floricour passe la tête sans entrer. Cidalise le voit. Florise et Dulis assistent sans rien dire aux propos qu'il échange avec Cidalise. En scène : Cidalise, Floricour, Dulis, Florise.

CIDALISE
C'est lui.

FLORICOUR
                  Bonjour, Madame.

CIDALISE
                                              Écoutez, je vous prie.

FLORICOUR
Je ne puis.

CIDALISE
                    Vous sortez du lit, je parie.
Allons, venez toujours.

FLORICOUR
                                   Je suis à faire peur.
Épargnez-moi…

CIDALISE
                          Venez.

FLORICOUR
                                     Pas possible, d'honneur.

CIDALISE
Je le veux, je vous dis ; c'est trop de résistance.
Finissez.

FLORICOUR, entre ; il est en robe de chambre
                J'obéis, mais c'est d'une indécence…

CIDALISE
Que devenez-vous donc, Monsieur le libertin. [230]
On ne vous a pas vu depuis hier matin ?

FLORICOUR
Hier… Je me souviens… La journée était grise.
Je sortis en chenille et je passai chez Lise.
Je courus tout Paris dans mon cabriolet,
J'essayai mes chevaux couleur soupe-de-lait.

CIDALISE
Vous ne dites pas tout, Monsieur le Duc, je gage.
Je vous ai rencontré le soir dans l'équipage…
Le plus leste, et courant autant qu'on peut aller :
J'étais au boulevard, d'où je vous vis voler.

FLORICOUR
Ah ! ah! j'allais souper dans un vide-bouteille [240]
Au faubourg Saint-Laurent chez l'abbé de Sareille.
L'abbé nous a donné le plus joli repas…
Une chère angélique et tout en petits plats.
Du vin… du vin des dieux, du tokay véritable
Et jusqu'au petit jour nous avons tenu table.
Entr'autres un poète a mangé comme un loup.
Damon, de l'Opéra, nous amusa beaucoup.
Nous avons déclamé, dansé, fait des folies…
Nous avions avec nous des femmes fort jolies,
Point bégueules… surtout pas l'ombre d'un mari. [250]

CIDALISE
C'est un souper divin.

FLORICOUR
                                  Ma foi, nous avons ri.
Ah ! comment trouvez-vous ma voiture ?

CIDALISE
                                                             Charmante.
Comment donc, Monsieur, c'est qu'elle est étincelante.

FLORICOUR
C'est un vert-pomme unique, un vernis superfin,
L'or le mieux rembruni… Je dis : c'est du Martin.

CIDALISE
À propos, faites-leur compliment, je vous prie.

FLORICOUR
De quoi s'agit-il donc ?

CIDALISE
                                 Dans peu, je les marie.

FLORICOUR, à Dulis et Florise
Ah ! j'en suis enchanté, mais comblé, mais ravi.
à Cidalise
Et quand précisément ?

CIDALISE
                                     Mais, Monsieur, ces jours-ci.

FLORICOUR, à Cidalise, très ironiquement
Le pauvre enfant dessèche, il brûle, il se consume. [260]

CIDALISE, sur le même ton
Oh ! Florise éteindra le beau feu qu'elle allume.

FLORICOUR, à Florise
Voilà ce qui s'appelle un hymen assorti,
Une femme charmante et le meilleur mari…
Il vous aime à la rage et, s'il ne se modère,
Je crains bien qu'à la longue il ne vous désespère.
à Cidalise
Mais c'est qu'il fait l'amour comme nos Paladins.
Voyez ces yeux brûlants… ses termes sont divins.

DULIS
Vous autres élégants, vous avez la manie
De tourner à présent tout en plaisanterie.

FLORICOUR
Nous cherchons dans l'amour du plaisir sans langueur, [270]
Et ce n'est qu'à quinze ans que l'on se sent un cœur.
L'amour ce vieux enfant est devenu gothique,
Nous avons abjuré sa fadeur léthargique.
Je serais alarmé si j'aimais comme toi.
Dans nos cercles brillants que ferait-on de moi ?
On n'est plus bon à rien ?

DULIS, très vivement
                                       Eh ! Monsieur, au contraire.
à Florise, dont il prend la main
Florise, heureux cent fois un jeune militaire
Qui reçut un cœur tendre et surtout vertueux !
Si, lisant son devoir écrit dans deux beaux yeux ,
Il cherche à mériter la beauté qu'il adore, [280]
Quelque brave qu'il soit, l'amour l'anime encore.
En vain tous les plaisirs, toutes les passions
Sur son âme sensible épanchent leurs poisons ;
Occupé tout entier du goût qui le domine,
L'amour est dans son cœur une flamme divine
Qui résiste au penchant dont il est combattu ;
C'est le plus beau chemin qui mène à la vertu.

I,8 – Entre Dalais. En scène : Cidalise, Floricour, Dulis, Florise, Dalais.

DALAIS
Un soldat alsacien de notre voisinage,
Étant tombé malade auprès de ce village,
Vous demande instamment quelques faibles secours [290]
Pour achever sa route et se rendre à Nemours.
Ce pauvre malheureux me paraît sans ressource.

FLORICOUR
Comment donc? Es-tu fou ? Tu lui donnes ta bourse ?
C'est un drôle, un soldat.

DULIS, d'un ton modeste
                                         C'est un homme pour moi.

FLORICOUR
Il t'escroque, on te dit ; il se moque de toi.

DULIS, il prend la bourse des mains de Dalais et s'approche de la porte
Je gagne beaucoup plus à penser le contraire.
Je risque avec plaisir une somme légère.
Mais je puis secourir l'honnête homme indigent.

FLORICOUR
Tu te ferais berner… très sérieusement.

DULIS, avant de sortir
Ne jugez point par vous de tous tant que nous sommes. [300]
L'avantage des Grands sur le commun des hommes
C'est la facilité que leur donnent les Cieux
De gager tous les cœurs en faisant des heureux.

I,9 – Dulis sort, suivi de Florise et de Dalais. En scène : Cidalise, Floricour.

FLORICOUR
Il devient imbécile.

CIDALISE
                              Il est vrai qu'il m'assomme.

FLORICOUR
Mais qu'est-ce que Mirmon trouvait donc dans cet homme
Pour en être enchanté ?

CIDALISE
                                      C'est un triste sujet.
                  Après s'être assurée qu'ils sont seuls
Eh bien! Dites-moi donc, hier qu'avez-vous fait ?

FLORICOUR
Madame, le succès a passé l'espérance.
C'est un garçon noyé, suivant toute apparence.
Et, sans paraître en rien aigrissant les esprits, [310]
Le Ministre est déjà prévenu par des bruits…
                  Vivement
J'ai soulevé sous main toutes mes connaissances.
J'ai même auprès de lui fait agir deux puissances.
On l'a si bien noirci, si bien peint à ses yeux
Qu'il le croit sûrement un homme dangereux.
On l'arrête aujourd'hui.

CIDALISE
                                   Tant mieux, j'en suis ravie.
Mais, le Ministre étant un homme de génie,
Je craindrais qu'à la fin son esprit éclairé…

FLORICOUR, vivement
Le piège qu'on lui tend est si bien préparé
Qu'il ne peut soupçonner qu'on cherche à le détruire. [320]

CIDALISE
C'est un grand point.

FLORICOUR
                                 Je touche au bonheur où j'aspire
Et l'on doit, ce matin, lancer les derniers traits
Qui doivent l'accabler et le perdre à jamais.
L'abbé reste à la Cour : il conduit cette brigue
Et je ne parais point dans toute cette intrigue.
Il a, depuis un mois, suivi tous mes avis
Et si bien fait enfin qu'il est de ses amis.
Dulis est un benêt, si facile à séduire
Qu'il ne soupçonne pas que quelqu'un cherche à nuire.
L'abbé, qui devant lui ne me parle jamais, [330]
L'irrite en lui donnant quelques avis secrets,
Et doit lui conseiller la plus haute sottise…
Je voudrais pour beaucoup qu'il enlevât Florise.

                  Mérille paraît. Cidalise sort avec elle en faisant au Duc un signe d'intelligence. Floricour sonne le valet La France pour qu'il appelle d'Orcy. La France entre puis sort.

MÉRILLE
Le bain est prêt, Madame.

CIDALISE, à Floricour
                                       Adieu

FLORICOUR, à La France
                                             D'Orcy

LA FRANCE
                                                            Cet officier…
Capitaine réformé ?

FLORICOUR
                                        Mais oui, mon Écuyer.

I,10 – Floricour est resté seul  ; il est fort agité et se promène à grands pas. En scène : Floricour.

FLORICOUR
Mais pourquoi… mais par où… je m'y perds plus j'y songe.
Je ne puis échapper au chagrin qui me ronge.
O Ciel! depuis hier, c'est le baron d'Hervi…
Peut-être auprès du Roi m'aura-t-il desservi.
Je tremble qu'en secret quelqu'un ne l'indispose. [340]
Il ne m'a point parlé… pas dit la moindre chose,
Pas même regardé. Que je suis malheureux!

I,11 – Entre le chevalier d'Orcy, qui ferme soigneusement la porte après s'être assuré que personne ne l'a suivi. En scène : Floricour, le Chevalier d'Orcy.

FLORICOUR
Ferme. Et vois si quelqu'un ne vient pas dans ces lieux.
                  Demi-bas et lui montrant un papier
Il faut que, ce matin, tu fasses contrefaire
Cette écriture-là, par notre homme ordinaire.

D'ORCY, après avoir regardé le papier
C'est de Monsieur Dulis.

FLORICOUR
                                    Mais je souhaiterais
Que devant toi d'abord il fît quelques essais.
Cet écrit de sa main servira de modèle.
S'il pouvait en saisir la forme naturelle
Je serais assuré de le perdre à jamais. [350]

D'ORCY
S'il ne tient qu'à cela, je réponds du succès.

FLORICOUR, fouillant dans ses poches
Je viens d'imaginer une lettre admirable.
Où donc l'aurai-je mise ?… Ah! elle est sur ma table !
Je te la ferai voir. Dis-moi donc, à propos,
Mais le connais-tu bien? es-tu sûr de Clairvaux ?

D'ORCY
Oh! je vous en réponds. Clairvaux aime Mérille.
J'ai promis de lui faire épouser cette fille
S'il nous sert comme il faut dans cette occasion.
D'ailleurs, depuis longtemps je connais ce garçon.
Vous savez qu'autrefois il a servi mon frère. [360]
C'est un drôle intriguant… et l'argent fait tout faire.
Dulis l'aime beaucoup.

FLORICOUR
                                   Mais fais toujours si bien
Qu'après de Mons Clairvaux je ne paraisse en rien.

D'ORCY
Clairvaux est gouverné par un bras invisible.
Il ne soupçonne rien, cela n'est pas possible :
C'est moi qui le conduit ; il ne voit pas plus loin.

FLORICOUR
Bon, cajole-le bien : nous en aurons besoin.
J'ai promis à ton frère une bonne abbaye.
Pour toi, je veux te faire un sort digne d'envie.
                  Il lui donne l'écriture de Dulis
Donnes-y tous tes soins. J'ai cette affaire à cœur, [370]
Car de l'événement dépendra mon bonheur.

D'ORCY, le regardant finement
Vous m'aviez dit souvent qu'abusant Cidalise
L'espoir seul de jouir des grands biens de Florise
Vous faisait travailler à supplanter Dulis.
Mais, croyant être seul, hier je vous surpris
L'examiner d'un air qui me faisait comprendre
Que votre coeur y prend un intérêt plus tendre.

FLORICOUR, surpris, après un moment de réflexion
Oui, tu m'as pénétré. Je t'avouerai le fait ;
Je vais te confier le reste du secret.
Madame Cidalise est une extravagante [380]
Qui se croit à la mode et se trouve charmante.
À la mort de Mirmon, jeune et passable encor,
Au milieu du grand monde elle a pris son essor.
Se signalant bientôt par ses étourderies,
La Comtesse me fit des agaceries…
Dont je sentis la force et que j'interprétai.
Cidalise est fort riche et j'étais endetté.
Je lui rendis des soins ; elle en fut enchantée.
J'ai su mettre à profit sa vanité flattée.
J'ai calmé la fureur de trente créanciers… [390]
J'ai retiré beaucoup de chez les usuriers.
Elle a même pris soin, flattant mes fantaisies,
Du détail des bijoux et de mes broderies,
Paraissant exiger la satisfaction
D'afficher sur son compte un homme de mon nom.
J'ai bien voulu venir passer, par complaisance,
La moitié du printemps dans ce lieu de plaisance.
Mais, sans me captiver, je vole tour à tour
D'Auteuil à Saint-Germain, de Paris à la Cour,
M'amusant à séduire, à tromper mille femmes [400]
Sur qui je fais, après, de bonnes épigrammes.
Ma foi, j'ai vu Florise et j'en suis enchanté.
Je l'aime à la fureur, mais je me suis dompté.
Et, pour mieux réussir auprès de Cidalise,
J'ai bien caché l'amour que je sens pour Florise.
Esprit faible et méchant, que je tourne à mon gré,
Elle est inconséquente au suprême degré.
Enfin je la gouverne et je l'ai subjugée.
Pour venir à mes fins, je l'ai fort intriguée :
J'ai feint de la quitter. Je lui dis pour raison [410]
Que, me voyant l'aîné d'une grande maison,
On voulait me donner une femme charmante
De qui j'aurais un jour cent mille écus de rente,
Et que je m'immolais à l'éclat de son nom.
Cidalise aussitôt mordit à l'hameçon :
Elle me proposa de me donner Florise
Et que, si je voulais seconder l'entreprise,
Elle me répondait de gagner son tuteur.
J'ai mené cette intrigue avec beaucoup d'ardeur.
Tout va fort bien. Tu sais le reste de l'affaire. [420]
Tiens, prends cette écriture et fais-la contrefaire.
                  Il le retient.
Garde-toi, me servant avec trop de chaleur,
De laisser entrevoir le secret de mon cœur,
Et surtout à Florise… Oui, quoique je l'adore,
Je veux en l'épousant que Florise l'ignore :
C'est donner sur nos coeurs un peu trop d'ascendant ;
Une femme adorée est toujours un tyran
Et je ne voudrais pas épouser ma maîtresse
Si ma bouche avait fait l'aveu de ma faiblesse.

D'ORCY
Oh! vous pouvez compter…

FLORICOUR
                                         Je t'avouerai d'ailleurs [430]
Que je ne voudrais point, donnant prise aux railleurs,
M'exposer à la Cour, en publiant ma flamme,
Au ridicule affreux d'être épris de ma femme.
Mais viens voir ce billet, il est délicieux.
Il faudra que Clairvaux l'écrive sous tes yeux.

 

ACTE II

II,1 – En scène : Florise, Dulis, Dalais, La France.

DULIS, à Florise
De grâce, écoutez-moi.

FLORISE
                                     Mais je ne saurais croire
Qu'ils trament contre nous une action si noire.

DULIS
Votre tuteur s'y prête, et le fait est certain.
On veut vous obliger à lui donner la main.
L'Abbé, pour me servir, a mis tout en usage. [440]
Il m'écrit de la Cour qu'il voit former l'orage.
C'est le Duc qui me perd : le traître veut tenter
De me rendre suspect, de me faire arrêter.
Et pour lors profitant de cette circonstance
Il sait que vos parents vous feraient violence…

II,2 – Clairvaux entre, introduisant l'Abbé déguisé en soldat avec chapeau et moustaches ; ils entrent sans fermer la porte. En scène : Dulis, Florise, Dalais, La France, Claivaux, l'Abbé.

CLAIRVAUX
Monsieur, un Grenadier de votre régiment
Demande à vous parler.

DULIS
                                      Qu'il entre sur le champ.

L'ABBÉ, grossissant sa voix et mettant la main à son chapeau
Monsieur, c'est au sujet de cette compagnie…
Il ôte son chapeau ; tous éclatent de rire

DULIS
Comment, c'est toi, l'Abbé ?

L'ABBÉ, remettant son chapeau
                                           Chut, plus bas… je vous prie.
Je me suis déguisé pour ne parler qu'à vous. [450]
Quoi, sérieusement, vous vous y trompiez tous?

DULIS, en riant
Mais ton frère lui-même aura dû s'y méprendre.
Dis-moi pour quel sujet…

L'ABBÉ
                                      On pourrait nous entendre.
Il va fermer la porte et revient sur la pointe du pied
Je sais, mon cher Dulis, à n'en pouvoir douter,
Que l'on doit aujourd'hui venir vous arrêter.

DULIS
Ah, Dieux!

L'ABBÉ
                J'en suis certain, je puis vous en répondre.
Les ordres sont donnés, l'orage est prêt à fondre.

FLORISE
Oh, Ciel !

DULIS
                Qui te l'a dit ?

L'ABBÉ
                                      C'est un de mes amis.

DULIS
D'où peut-il le savoir ?

L'ABBÉ
                                   C'est un premier Commis.
Il connaît depuis peu l'amitié qui nous lie [460]
Et, sachant que pour vous je donnerais ma vie,
Cette nuit, en secret, il m'est venu trouver
Et m'a dit en un mot de vous faire sauver.
Son avis prouve assez combien il vous estime.

DULIS
De quoi m'accuse-t-on ?

L'ABBÉ
                                     Du plus horrible crime :
Vous êtes accusé d'avoir trahi l'État.

DULIS, indigné et avec la plus grande vivacité
Moi !

L'ABBÉ
            Ce soir un Exempt doit venir sans éclat
Vous prendre et vous conduire au château de Vincennes. [*468]
Si vous ne vous sauvez, votre perte est certaine :
Mille ennemis secrets conspirent contre vous. [470]

DULIS
C'est le Duc qui me perd.

L'ABBÉ
                                      Écoutez, entre nous…

DULIS, vivement
Oh ! j'en suis bien certain : je vois que c'est un traître.

L'ABBÉ
Je n'ose l'affirmer. Mais… cela peut bien être.
En tout cas, si c'est lui, conduisez-vous si bien
Qu'il soit pris comme un sot, et qu'il n'en sache rien.

DULIS, d'un ton pénétré, lui prenant la main
Que ne te dois-je point ?

L'ABBÉ
                                    Vous vous moquez.

DULIS
                                                                   J'espère…

L'ABBÉ, l'interrompant vivement
Seulement, je vous prie, ayez soin de mon frère.
Il veut quitter le Duc ; il est si mécontent.
Vous pourriez le placer dans votre régiment…

DULIS
Oh ! je te l'ai promis et j'en fais mon affaire. [480]
Florise… mes amis… eh bien ! que faut-il faire ?

FLORISE
Vous sauver, mon ami.

L'ABBÉ
                                  Moi, dans un cas pareil…
Je n'ose, ma foi, trop vous donner de conseil.
Mais il faut cependant dire ce que je pense.
Je crois que le plus court est de sortir de France.
Croyez-moi, mon ami… Consultez bien tous trois.
J'ai laissé mon carrosse et mes gens dans le bois :
Je vais les retrouver.
Il les salue, fait quelques pas pour s'en aller, et revient.
                                Afin qu'il ne soupçnne
En aucune façon l'avis que je vous donne,
Je reviendrai dîner… Il vous faut de l'argent : [490]
Je vous apporterai tout ce que j'ai comptant.

DALAIS, à l'Abbé déguisé en soldat
Cet habit-là vous sied et vous plaît, je parie.

L'ABBÉ, en s'en allant
Je me sens plus de coeur et moins d'effronterie.
Il sort avec Clairvaux.

DULIS, à Florise
Floricour est puissant ; et je suis sans appui.
Décidez-vous, de grâce, à partir aujourd'hui.

LA FRANCE
Sortez, j'entends du bruit : c'est le Duc, et je tremble…
Florise sort

DULIS
Viens nous trouver là-haut et nous verrons ensemble
Pour avoir des chevaux… Je m'enfuis, je l'entends.

II,3 – L'Abbé, Claivaux et Florise sont sortis. Dalais sort avec Dulis. Seul reste La France. Entre le chevalier, précédant Floricour de quelques pas. En scène : Floricour, le Chevalier, La France

LE CHEVALIER D'ORCY
Passez chez la Comtesse, et dites à ses gens
Qu'en sortant de ses bains Monsieur le Duc la prie [500]
De vouloir bien passer dans cette galerie.

FLORICOUR, paraissant et rappelant La France
Ah! La France, écoutez… Fais venir Saint Vérit.

LA FRANCE
Il est au lit.

FLORICOUR
                 Mon Page, eh ! pourquoi donc au lit ?

LA FRANCE
Cette nuit, devant vous, courant bride abattue,
Il s'est laissé tomber au milieu de la rue.
Il a, ma foi, pensé périr sous son cheval.

FLORICOUR
Bon, un Page en tombant ne se fait point de mal.
Va, je veux l'envoyer chez le Comte de Saule.

LA FRANCE
Je vous dis, Monseigneur, qu'il s'est démis l'épaule.

FLORICOUR, d'un ton aigre
Et Monsieur mon Coureur guérira-t-il dans peu ? [510]
Tous ces gueux-là me font mourir à petit feux.

II,4 – La France sort. En scène : Floricour, le Chevalier

FLORICOUR
As-tu trouvé moyen de parler à ton frère ?

LE CHEVALIER
Je craignais d'être vu de votre Secrétaire.
Je n'ai point paru, mais Clairvaux l'a reconduit.
Ils donnent dans le piège et tout vous réussit.
Il lui donne une lettre cachetée.
C'est un mot que l'Abbé m'écrit de vous remettre
Et, pour tromper Clairvaux, il l'a mis dans ma lettre.
Il lui donne plusieurs papiers.
Ah! voilà ses essais, voyez.

FLORICOUR, examinant
                                      Comment, au mieux ?
Fais-lui faire la lettre, et toujours sous tes yeux.
Il ouvre celle qu'il lui a remise et sa joie éclate en la lisant.
Enfin, mon cher d'Orcy, tout va le mieux du monde : [520]
Dulis va disparaître et le sort nous seconde.
À propos de cela, j'ai grand besoin d'argent :
Il me faut, sous huit jours, vingt mille écus comptant.
As-tu fait depuis peu…. ?

D'ORCY
                                 Des affaires très bonnes.
Depuis cinq à six jours, j'ai trouvé trois personnes.

FLORICOUR
Qui sont ?

D'ORCY
                  Un empirique, un juge, un officier.
Voilà chaque mémoire.

FLORICOUR
                                  Ah ! bon. Lis le premier.
Voyons…

D'ORCY, lit le premier mémoire
"Louis de Savarolles, Gentilhomme Normand, Lieutenant de Cavalerie, expose qu'il a douze ans de service et qu'il a perdu tous ses équipages dans cette campagne. Il supplie la Cour de lui accorder une Compagnie."

FLORICOUR
                Combien promet Monsieur de Savarolles ?

D'ORCY
Il ne peut pas donner plus de six cents pistoles.

FLORICOUR
Je ferai son affaire. Après ?

D'ORCY, lit le second mémoire
"Le Sie Fabry, Opérateur, a fait la découverte d'un élixir souverain contre l'étisie, l'esquinancie, l'apoplexie, la phnémonie, l'épilepsie et caetera. Son remède a fait des cures merveilleuses. Il demande à la Cour un privilège exclusif pour en débiter par tout le Royaume."

FLORICOUR
                                              Et celui-ci ? [530]

D'ORCY
Un millier d'écus.

FLORICOUR
                            Ah ! ah ! Monsieur Fabry…
C'est à bien bon marché vous faire avoir du Prince
Le droit d'empoisonner la Ville et la Province !
À l'autre.

D'ORCY lit le troisième mémoire
"Nicolas Delmon, Champenois, Conseiller au Baillage de, etc etc… supplie la Cour de vouloir bien lui accorder l'agrément de la Charge de Président à l'Élection de, etc…"
                   Il donnera deux mille écus.

FLORICOUR
                                                             Comment ?
Morbleu, Monseu Delmon, mais vous êtes charmant !

D'ORCY
Mais la difficulté, c'est qu'il ne sait pas lire.

FLORICOUR
Pourvu qu'il représente, on n'a rien à lui dire :
Il faudra toujours bien opiner du bonnet.

D'ORCY
Il dit que les Élus l'ont refusé tout net.

FLORICOUR
Mais les Élections deviennent difficiles. [540]
Oh ! parbleu, je rendrai leurs efforts inutiles.

D'ORCY
Mais je ne conçois pas par quel heureux talent
Vous pouvez obtenir des grâces si souvent.
On dit que le Ministre abhorre ces affaires.

FLORICOUR
Vraiment oui, lorsqu'il peut pénétrer ces mystères.
Mais j'ai toujours grand soin de ne lui demander
Que ce que je prévois qu'il voudra m'accorder.
Cela dépend du tour qu'on peut donner aux choses.
Parexemple, aujourd'hui ce que tu me proposes
Me paraît très facile et je crois réussir. [550]
Je vais faire exalter ce nouvel Élixir ;
Mes suppôts le vantant comme un remède utile
Et lui donnant Fabry pour un Chimiste habile,
Le Ministre qui veille, et craint que dans les Arts,
Un homme de mérite échappe à ses regards,
Disposé par ces bruits, donnera dans le piège
Et je suis presque sûr d'avoir ce Privilège.
Un Ministre a beau faire… ignorant nos détours,
Les plus fins y sont pris : nous les trompons toujours.

II,5 – Pendant qu'entre Cidalise, D'Orcy sort. En scène : Floricour, Cidalise.

CIDALISE
Vous avez donc, Monsieur, quelque chose à me dire ? [560]

FLORICOUR
De très intéressant. L'Abbé vient de m'écrire.
A D'Orcy
Va-t-en. Défends ma porte et reste sous ma main.

Il lit à haute voix la lettre de l'Abbé
"Monsieur le Duc, j'ai fait très exactement ce que vous m'avez dit. J'ai écrit une lettre au Ministre, qui lui est parvenue ce matin par la poste. Je défierais le diable de reconnaître mon écriture. Elle était conçue en ces termes : "Monseigneur, je vous donne avis que l'on trahit l'État. J'ai découvert qu'un jeune Colonel nommé Dulis, dont plusieurs châteaux bordent les frontières de l'Alsace, est d'intelligence avec les ennemis. Les parents qu'il a auprès de l'Empereur ont conduit cette trame. Sa Majesté lui promet le gouvernement de cette Province, s'il en facilite l'entrée et la conquête au Général autrichien. Le temps presse : l'armée de l'Empire est à nos portes. Dulis doit partir lundi de la Cour : nous sommes perdus si vous ne nous secourez promptement. Je suis… Signé : Daubentin, Échevin de… etc."

Cela fait plus d'effet en y mettant un seing ;
Et, quoiqu'il soit en l'air… il est d'un homme en place.
Ils ne connaissent pas un Échevin d'Alsace :
Il vont prendre l'alarme.

CIDALISE, enchantée
                                        Oh !

FLORICOUR
                                                  On l'arrêtera.
J'épouserai Florise, et puis il sortira.

CIDALISE
Elle est tournée au mieux. Je dis… très vraisemblable.
Elle est de votre agent.

FLORICOUR
                                     Le style. C'est un diable,
Un intrigant… Il sort. Vous ne l'avez point vu ? [570]

CIDALISE, vivement
Votre agent. Mon Dieu, non. Est-ce qu'il m'est connu ?

FLORICOUR
C'est ce petit collet qui sort les Abbayes.
C'est un de ces Abbés, animaux amphibies,
Dont le mépris public nous venge tous les jours.
Vermine du Clergé qui, rampant dans les Cours,
Trouve l'art de percer en courant les toilettes
Et se voit le héros de cinq ou six caillettes.

CIDALISE
Je ne le remets pas.

FLORICOUR
                               Vous ne voyez que lui.
J'ai son frère chez moi.

CIDALISE
                                C'est donc l'abbé d'Orcy.
C'est qu'on voit tant d'abbés ; il en pleut dans nos villes ; [580]
Je n'aurais jamais cru qu'ils pussent être utiles.

FLORICOUR
J'en ai tant que j'en veux et, lorsqu'ils m'ont servi,
Oh ! je les abandonne et les rends au mépris.
Il me vient une idée… Oui, vraiment, plus j'y pense…
Le Ministre, effrayé suivant toute apparence,
Le fera sûrement arrêter aujourd'hui.
On visitera tout ce qui sera chez lui.
Pour appuyer cela, si vous voulez permettre,
Je ferai, par Clairvaux, contrefaire une lettre
Qui suppose une intrigue avec les Étrangers [590]
Et que j'irai glisser, après, dans ses papiers.

CIDALISE.
Mais si la chose allait devenir criminelle,
Oh ! je vous avouerai franchement…

FLORICOUR
                                                      Bagatelle.
On ne doit à la Cour jamais nuire à demi :
C'est un principe sûr, que j'ai toujours suivi.
Si je ne l'accablais, je serais sa victime.

CIDALISE
Mais je répugnerais à le charger d'un crime…

FLORICOUR, d'un ton ricaneur
Le scrupule est fort bon et doit vous arrêter.

CIDALISE
Mais, oui : la probité…

FLORICOUR, très ironiquement
                               Vous voulez plaisanter ?

CIDALISE
Quoi, toutes les vertus seraient donc idéales ? [600]

FLORICOUR
Eh ! parbleu ! ce ne sont que des choses locales.
Le vice et la vertu ne font que de grands mots
Qui n'éblouissent plus que le peuple et les sots.
On ne songe à la Cour qu'à tromper le vulgaire ;
Et lorsque la vertu, cette vieille chimère,
Vient prêter au discours des traits forts ou touchants,
C'est un frein pour le peuple, et du bruit pour les Grands.
Je conviens cependant qu'on respecte l'idole ;
Mais vous pouvez aussi croire sur ma parole
Que les gens comme nous se moquent de l'abus. [610]
Son nom sonne à l'oreille et n'en impose plus.

CIDALISE
Mais, Monsieur, les remords…

FLORICOUR
                                         Préjugés populaires.
Si les hommes entre eux vivaient comme des frères,
S'ils étaient justes, bons, sincères, généreux,
Ce que je vous dis là serait fort dangereux.
Mais approfondissez, au vrai, ce que nous sommes.
L'intérêt personnel divise tous les hommes.
Nous nous détestons tous, nous naissons ennemis.
On ne peut s'élever que sur quelques débris.
Je suis, quoiqu'il arrive, à l'abri du tonnerre. [620]
Ma foi, tout est permis. La Cour est une guerre ;
C'est un pays affreux, rempli de défilés,
Où les plus braves gens risquent d'être accablés.
On marche, l'on s'observe, on ruse, on se devine,
On dresse une embuscade, on évente une mine.
Le grand talent consiste à faire un coup de main
Et le plus sot est pris aux pièges du plus fin.
Ê̂tre dupe ou dupé, c'est un mal nécessaire.
Or, comme il faut choisir, on ne balance guère.

CIDALISE
Je conviens avec vous de cette vérité. [620]

FLORICOUR
C'est qu'il faut en venir à cette extrémité.
Rarement la vertu conduit à la fortune.
Il faut bien se tirer de la foule commune.
Il faut parer les traits d'un monde d'envieux…
Eh! comment voulez-vous que l'on soit vertueux ?
Les hommes sont si sots, pour qui sait les connaître,
Qu'il suffit à leurs yeux de savoir le paraître.
                  Après un moment de réflexion, d'un air plein de confiance.
L'amour nous réunit, vous faites mon bonheur,
Et je puis sans danger vous dévoiler mon coeur.
Je vais vous découvrir mon âme toute entière. [630]
Le destin de chaque homme est dans son caractère.
Le sot meurt en naissant, il tombe sans effort.
Mais, quel que soit le rang où l'a placé le sort,
Emporté malgré lui, se nourrissant d'intrigues,
L'homme d'esprit s'élève et rompt toutes les digues.
Du sceptre à la houlette, et du casque au rabat,
Le secret est d'avoir l'esprit de son état.
Le Courtisan doit faire une étude profonde
Des moyens dangereux de jouer tout le monde.
C'est un art qui demande un détail étonnant. [640]
Sous un dehors frivole et même inconséquent,
Cherchant à pénétrer le fond des caractères,
Il faut se replier de toutes les manières.
Toujours maître de soi, se déguiser si bien
Qu'on ne puisse jamais vous pénétrer en rien.
Souple, adroit et flatteur, toujours prêt à sourire,
Et n'ayant jamais rien que d'agréable à dire.
Accabler d'amitiés les gens qu'on hait le plus,
Se parer au dehors de toutes les vertus,
Et, sous l'air le plus vrai déguisant l'imposture, [650]
Trouver à force d'art le ton de la nature.
Du reste méprisant et louant sans pudeur
Ceux qu'une heureuse étoile élève à la faveur,
Suivre sans nuls remords et sans crainte importune
Le chemin détourné qui mène à la fortune,
Assiéger ses autels avec un front d'airain,
Un Courtisan est sûr de faire son chemin.

CIDALISE.
Vous m'ébranlez beaucoup, vous m'avez éblouie.
La probité pourtant… N'exposons point sa vie.
Pourvu qu'il ne soit fait aucun mal à Dulis, [660]
Soit, je consens à tout, mais c'est à ce seul prix.

FLORICOUR.
Oh! je vous le promets.Vous aimer et vous plaire…
Je n'ai pas d'autre but. Mais, quelque jour, j'espère
Vous prouver qu'ici-bas l'exacte probité,
S'il en est… est le lot de la stupidité.
Il fait une chaleur odieuse, assommante ;
Mon cabinet a l'air d'une fournaise ardente :
Je m'en vais me coiffer dans cet appartement.
Vous permettez…

CIDALISE
                                                     Mon Dieu, je cours en faire autant.

II,6 – Cidalise sort. Quatre grands laquais vont entrer, apportant une toilette qu'ils placeront sur un geste du Duc. La France entre avec eux, une brochure à la main. Puis les laquais se tiendront debout au fond de la scène. En scène : Floricour, La France.

FLORICOUR, sonne
Hé! ma toilette !

LA FRANCE
                     On vient. Votre antichambre est pleine… [670]

FLORICOUR, sans l'écouter
Plaît-il ?

LA FRANCE
              … de créanciers. Il sont une trentaine
Qui jurent dans leurs dents d'une belle façon.
Vous ne voulez donc pas que je fasse entrer ?

FLORICOUR
Non.
aux laquais
         Allons, qu'on m'accommode ! Approchez cette table
Le Duc s'asseoit. La France tire son peigne et commence à le friser, à droite, puis à gauche.
Eh bien ! et ce roman est-il bon ?

LA FRANCE
                                                 Pitoyable.
Si j'y comprends un mot, je veux être pendu.
Il s'agit d'une Fée et d'un Prince bourru
Qui, pour mettre à couvert l'honneur de sa famille,
S'avise de vouloir faire enfermer sa fille.
La Princesse est d'abord dans la tour du château. [680]
L'amant y grimpe et dit quelque chose de beau.
Le père les surprend ; il jure, il parle en maître.
La Fée et les amants sautent par la fenêtre…
                  La France passe du côté gauche.
Sans se faire de mal : voilà qu'on court après.
La Fée au même instant leur bâtit un Palais
De couleur invisible… Une Fée ennemie…
Attendez… je ne sais : la Princesse endormie
Se réveille… Non, non, ne se réveille pas.
Ma foi, si fait… Le Prince, avec un fier-à-bras,
Pourfendant les dragons qui gardaient les murailles, [690]
Éprouve un talisman la nuit des épousailles…
Qui… Ce qui fit qu'un sylphe en ricanait dans l'air.
Voilà tout ce que c'est.

FLORICOUR, haussant les épaules
                                   Eh bien ! mais c'est fort clair.
                  Se regardant dans un miroir.
Cette boucle va mal : faites-la mieux… et vite !

LA FRANCE
Vous êtes prêt.

FLORICOUR
                   Venez me poudrer tout de suite,
À blanc… vous m'entendez.

II,7 – D'Orcy paraît. Floricour va sortir avec La France. Dubos tente d'entrer alors qu'un laquais veut l'en empêcher. En scène : le Chevalier d'Orcy, Dubos, laquais.

D'ORCY
                                        Monseigneur, ce laquais
De si belle figure.

FLORICOUR, vivement
                          À propos, j'y pensais
Attends.
                  Il sort avec La France.

UN LAQUAIS, à Dubos
              On n'entre pas.

D'ORCY, d'un ton arrogant
                                  Hem! qu'est-ce qu'il demande ?

LE LAQUAIS
Monsieur le Duc.

D'ORCY
                       Fermez, qu'il rentre et qu'il attende.

DUBOS, forçant les laquais.
Oh ! je suis las d'attendre et de languir ici. [700]
                  À D'Orcy
Monsieur, je veux parler au Duc de Vassigny.

D'ORCY, avec humeur et mépris
Eh ! ce n'est pas ici. Vous vous trompez, bonhomme.

DUBOS
Mais… voilà sa livrée.

D'ORCY
                             Eh! Monseigeur se nomme
Le Duc de Floricour, et non pas Vassigny

DUBOS, fort surpris
Quoi ?…
                  à part, sur le bord du théâtre
       Il a changé de nom. Ah! c'est bien malgré moi.
Je verrai donc toujours quitter des noms illustres
Qu'ont porté des héros, qu'ont annobli cent lustres,
Des noms chers à l'État par des faits glorieux,
Pour en prendre à son gré de plus harmonieux.
De nos plus grands Seigneurs c'est toujours la folie ; [710]
Et comme, tous les jours, leur sang se mésallie,
La Finance à l'envi créant de nouveaux noms,
On ne reconnaît pas les plus grandes Maisons.
Il se tourne vers D'Orcy
Je suis son Gouverneur, Monsieur, faites en sorte…

II,8 – Reviennent La France et Floricour, celui-ci poudré et tenant un masque à la main. Toujours à l'arière de la scène, des laquais, parmi lesquels Champagne et un Grison. En scène : le Chevalier d'Orcy, Dubos,  Floricour, La France, laquais.

FLORICOUR, apercevant Dubos, bas au laquais
Maraud, je t'avais dit de défendre ma porte
                  A Dubos, qu'il embrasse
Bonjour, mon cher ami… Qu'êtes-vous devenu
Depuis un siècle entier que je ne vous ai vu ?

DUBOS
Dès l'instant que mes soins vous furent inutiles,
J'allai chez mes parents couler des jours tranquilles
Au fond de l'Aquitaine, où j'ai reçu le jour. [720]
Et je viens vous prier…

FLORICOUR, l'interrompant avec vivacité
                                   Quoi ? Faut-il à la Cour
Demander un emploi, vous rendre un bon office ?
                  La toilette va toujours son train.
Ordonnez…

DUBOS
               Vous pourrez m'y rendre un grand service.

FLORICOUR, quittant sa toilette un moment et lui serrant la main
Eh! de quoi s'agit-il ?

D'Orcy sort un instant

DUBOS
                         Vous savez, Monseigneur,
Quand le Duc votre père était Ambassadeur,
Que la Cour me nomma son premier Secrétaire,
J'obtins douze cents francs de rente viagère.
J'ai vécu jusqu'ici de cette pension,
Mais la Cour vient de faire une suppression…

FLORICOUR, d'un ton important
Je sais…

DUBOS
              C'est ma fortune et ma seule ressource. [730]
Monseigneur, je me vois à la fin de ma course :
Accablé sous les ans, je ne suis propre à rien.

FLORICOUR, d'un ton encore plus important
Je verrai le Ministre.

          D'Orcy, tenant une toise, entre avec un Laquais sans livrée, qu'il présente au Duc.

FLORICOUR
                             Ah! qu'il approche ! Eh bien…
                  Il l'examine et le retourne de tous côtés.
Il n'est pas trop mal fait, assez bien de figure…
Mais a-t-il cinq pieds huit ?

D'ORCY, le mesurant avec sa toise
                                     Peu s'en faut, je vous jure.

FLORICOUR, au Laquais
Il n'a que cinq pieds six… Trop petit, mon garçon.

D'ORCY
Il sortait cependant d'une bonne maison,
De chez le Président…

FLORICOUR, se rasseyant devant sa toilette
                                  Je le crois bien…
à la France
                                                        De l'ambre…
au Laquais, qu'il congédie
Mon ami, tu n'es bon qu'à parer l'antichambre
D'un homme de robe.

DUBOS, à part
                             Ah! quel abus dans nos mœurs ! [740]


L'État a si besoin de ces cultivateurs…
Et je vois tous les jours dépeupler la campagne.

FLORICOUR, toujours assis devant sa toilette
Un couteau, des ciseaux… Êtes-vous là, Champagne ?

CHAMPAGNE, s'avançant.
Me voilà, Monseigneur.

FLORICOUR, à sa toilette, ôtant sa poudre.
                                Va-t-en vite à Paris
Voir dans mon cabinet l'effet de ce vernis.
Informe-toi comment le chien de la Comtesse
A passé cette nuit… Ah! tiens, voici l'adresse.
                  Il lui dit quelques mots à l'oreille.
Du nouveau parfumeur… prends aussi des bouquets…
                  Au moment où Champage sort
Et tu m'apporteras l'affiche des Français.
                  A La France, à qui il fait signe de lui mettre sa bourse
Ma bourse… Mon Grison est de retour, sans doute. [750]

LA FRANCE
Oui, Monseigneur, il vient d'arriver

FLORICOUR, apercenant le Grison parmi les autres Laquais
                                                   Ah! écoute
Il le tire à l'écart
Eh bien ?

LE GRISON, demi-bas
                  On vous attend ce soir.

FLORICOUR
                                                     Mais… son époux…
Il ne la quitte pas… Où sera le jaloux ?

LE GRISON
Bon, bon, ruse nouvelle… Elle a feint comme un charme
Une attaque de nerfs, dont le benêt s'alarme.
Tandis que pour sa femme il ira voir [*756]
Elle vous ouvrira la porte du jardin.

FLORICOUR
Fort bien, tu me suivras.

LE GRISON
                                   Quel habit ?

FLORICOUR
                                                    Sans livrées.

Le Grison sort

FLORICOUR
à part, avec transport
Une dévote… O Ciel !
à  La France
                               Des pistaches ambrées.
à Dubos
Ah! çà, mon cher Dubos, je m'en vais à la Cour. [760]
Je verrai le Ministre avant la fin du jour.
J'y vais exprès pour vous et j'ai l'âme ravie…

DUBOS
Monseigneur, vos bontés vont me rendre à la vie.
Si j'osais vous prier de prendre ce placet :
Il est essentiel…

La France apporte une boîte de pistaches, qu'il pose sur la toilette. Il prend le placet et le pose sur la toilette avec la boîte.

FLORICOUR
                        Oui ? Vous avez bien fait.
à La France
Donnez-moi du papier
à Dubos
                                 Adieu, laissez-moi faire :
Je remuerai pour vous et le ciel et la terre…
Je vais faire, en un mot, ce qui dépend de moi.
                  Il l'embrasse  et le suit des yeux pendant qu'il gagne la porte ; puis, dès qu'il est sorti
Adieu… Morbleu, j'enrage ! On ne peut être à soi…
Peste des importuns, si j'avais la faiblesse [770]
D'épuiser mon crédit pour toute cette espèce…
                  À La France, tandis qu'il reprend la boîte de pistaches
Aurai-je du papier ? … Veux-tu te dépêcher !

LA FRANCE
Je n'en ai point ici : je vais vous en chercher.

FLORICOUR
Non, attends, en voilà.

                  Floricour prend la placet, le déchire pour en faire un cornet dans lequel il  met des pistaches. Puis il donne le cornet à La France, qui va le mettre dans son habit.

LA FRANCE, à part
                                  Bon, donnez-vous la peine
De venir l'implorer du fond de l'Aquitaine !

II,9 – Le Duc fait signe à La France et aux Laquais de se retirer au fond de la scène et s'approche de D'Orcy. En scène : Floricour, D'Orcy, La France, laquais.

D'ORCY, demi-bas
Ils se sont décidés. Clairvaux a vu Dulis :
Il enlève Florise. Il l'envoie à Paris
Lui chercher à l'instant ses chevaux et sa chaise.

FLORICOUR
Ah! j'en suis enchanté ; je ne me sens pas d'aise.

D'ORCY
Dulis a fait donner ses ordres pour midi.
Ils se rejoindront tous à deux cents pas d'ici [780]
Et la chaise attendra dans le bois de Boulogne
Derrière la maison du Comte de Bergogne.

FLORICOUR, vivement
Qu'il exécute en tout les ordres de Dulis
Et qu'il vole, et revienne aussitôt de Paris.
Le retenant alors qu'il est prêt à sortir
Va trouver de ma part le jeune Dalisée.

D'ORCY
D'ici.

FLORICOUR
          Le Lieutenant de la Maréchaussée.
Tu le feras entrer par l'escalier secret
De mon appartement…

D'ORCY
                                 Mais…

FLORICOUR
                                           Je l'ai mis au fait.
Et, dès qu'il y sera, tu viendras m'en instruire. [790]
Si je n'étais pas seul, parais sans rien me dire :
Je t'entendrai.

II,10 – D'Orcy sort. Entre Dulis. En scène : Floricour, Dulis, La France, laquais.

DULIS, d'un air un peu moqueur
                        Cher Duc, on va combler mes voeux
Et je suis, dans huit jours, l'homme le plus heureux.
Vous avez le tact fin, le goût par excellence :
Si j'osais vous prier d'avoir la complaisance
De venir aujourd'hui me donner votre avis
Sur le choix des bijoux et le goût des habits…

LA FRANCE, annonçant
Votre cocher…

FLORICOUR
                  Hem !

LA FRANCE
                        … vient prendre l'ordre.

FLORICOUR, assis
                                                         La bête !
Qu'il entre. Je m'en vais bien lui laver la tête
                  Il se lève
Tu sais comme je cours avec mes chevaux gris. [800]
Croirais-tu, mon ami, qu'au milieu de Paris
Pour vouloir épargner de petites boutiques,
Il a cédé le pas à deux chevaux étiques
Qui, dans son berlingot, traînaient un prestolet.
Oh! j'eus l'un de ces jours un affront plus complet.
Je venais de la Cour et j'allais, ventre à terre,
Dîner chez ce Prélat qui fait si bonne chère,
Quand, auprès du Pont-Neuf, dans un grand embarras?
Je fus contraint de suivre un Docteur pas à pas.
Sa betune insultait, narguait mon équipage. [810]
Mon cocher aurait pu, saisissant l'avantage,
L'emporter sur le Pont, en piquant ses chevaux.
Mais, de peur d'écraser un panier de gâteaux,
Il laisse devant moi passer la Médecine :
Je ne puis l'oublier, ce trait-là m'assassine.
Mais il est monstrueux, cela m'attache à lui.
Car sans quoi…

LE COCHER, paraissant
                    Monseigneur, quels chevaux aujourd'hui ?

FLORICOUR
Mes chevaux rubicans, vineux… Comment, pécore,
Toujours déboutonné ? quoi, sans bouquet encore… ?
Je suis fort mécontent… Je vous l'ai dit cent fois, [820]
Vous me menez toujours le train le plus bourgeois…
Un pas d'ambassadeur, rien de si monotone.

LE COCHER
Je vais toujours courant.

FLORICOUR
                                    Plus fort, je vous l'ordonne.

LE COCHER
Il faut donc, Monsiegneur, aller comme le vent ?

FLORICOUR
Oui, comme le vent, oui, Monseu, précisément.
Renversez, terrassez ces voitures communes,
Tous ces cabriolets et ces demi-fortunes
Dont un tas d'artisans inondent tout Paris.
À propos, ton chien-loup, est-ce qu'on te l'a pris ?

LE COCHER
Il devenait méchant, il a mordu mon frère. [830]
Je l'ai, ces jours passés, jeté dans la rivière.

FLORICOUR
Un si bel animal… mais, voyez ce butor :
Il faudra me priver d'un chien parce qu'il mord!
Mes chevaux sous ta main ne font aucun manège,
Et tes cris continus…

LE COCHER, vivement
                                   Je tremble sur mon siège,
Courant comme je fais, d'écraser les passants.

FLORICOUR
Lourdaud, on avertit, quand on est sur les gens.
                  Il le renvoie.
Allez.
À Dulis
             Tu me permets de finir ma toilette.
                  Des laquais lui ôtent sa robe de chambre et lui passent son habit.
à La France
Mes bagues, des mouchoirs… Non, de l'autre flacon.
                  La France mets les deux mouchoirs sur la toilette, débouche le flacon et, tandis qu'il verse de l'ambre dessus, il se bouche le nez.
De l'ambre gris tout pur…

LA FRANCE
                                        Et vos sachets.
Il fait signe à tous de se retirer. Lui-même sort.

FLORICOUR, les prenant.
                                                                       Ah! bon. [840]

II,11 – La toilette de Floricour est achevée. En scène : Floricour, Dulis.

FLORICOUR
Eh viens ! mon cher Dulis, enfin tu te maries,
Sans crainte, sans effoi, là… tu te sacrifies.
Oh! tu vas recevoir mille remerciements.

DULIS
Pourquoi donc ? et de qui ?…

FLORICOUR
                                           De tous nos jeunes gens.
Reçois d'abord les miens. Florise est très jolie.
Parbleu, je t'attendais, j'en ai l'âme ravie.

DULIS
Eh! quel galimatias me faites-vous donc là ?

FLORICOUR
Mais, c'est clair : j'attendais qu'un mari s'en chargât.
                  D'un ton emphatique et moqueur
Je te donne un grand mois que peut durer l'ivresse
D'un amant éperdu qui meurt pour sa maîtresse. [850]
C'est beaucoup… Ah! mon cher, l'amant le plus chéri
Fait une triste mine en devenant mari.
Eh ! vite ! épouse-la, mon triomphe commence :
Je me flatte après toi d'avoir la préférence.

DULIS
Vous la connaissez mal.

FLORICOUR, d'un ton ricaneur
                                     Aurais-tu la bonté
De croire à la sagesse ?

DULIS, sur le même ton
                                       Oui, Duc, en vérité.

FLORICOUR
Tu n'as donc jusqu'ici connu que des espèces.

DULIS
Vous, des femmes sans moeurs, des petites maîtresses.
Jugez mieux de Florise et non par le rebut…

FLORICOUR
Toute femme veut plaire et n'a pas d'autre but. [860]
Toujours coquette au fond, quand elle a de quoi l'être,
C'est le comble de l'art de ne le point paraître.
Quoi ? vivant à Paris dans l'âge des amours…
                  Il éclate de rire
Tu penses que Florise… Espère-le toujours…
                  Il le frappe sur l'épaule
À moins qu'en ta faveur le Ciel fasse un prodige…

DULIS
Mais encor, en est-il ?

FLORICOUR
                                  Impossible, te dis-je.
Oh! ma foi, s'il en est, je t'assure en tout cas
Que c'est en pure perte, et que l'on n'y croit pas.
Une femme à la mode, au milieu du grand monde,
Ressemble à ces bijoux que l'on passe à la ronde. [870]
C'est un joli portrait qui, dans un souper fin,
Fait le tour de la table et court de main en main.
On le prend, on le rend, toute la compagnie
Le dévore des yeux, satisfait son envie.
Et cet empressement met un prix au bijou
Qui devient pour le maître un éloge fort doux.
                  Il lui frappe encore l'épaule et le fixe de l'air le plus ironique
De nos femmes de Cour, en deux mots, c'est l'histoire.

DULIS
Mais ces gens dangereux, ou qui le font accroire,
Sont traités à leur tour de la même façon.

FLORICOUR
Je t'attraperai bien, je resterai garçon. [880]
Moi, ne songeant qu'à plaire et qu'à tromper nos belles,
Tous mes jours sont marqués par des fêtes nouvelles.
L'amour n'est plus que l'art de tromper finement.
Je serais moins couru si j'étais plus constant.
Le plaisir ici bas est le Dieu que j'encense.
Son Temple est à Paris,mon guide est l'inconstance.
De l'amour qui s'endort elle aiguise les traits.
Jouir et voltiger, c'est le voeu d'un Français.
                  Le Chevalier DOrcy paraît, ouvrant la porte avec bruit et faisant deux pas. Floricour jette un coup d'oeil et sort.
Mais, adieu, je te quitte, excuse, je t'en prie :
J'ai là des créanciers qu'il faut que j'expédie. [890]

Acte III

III,1 – La France entre en rêvant. Il est seul En scène

LA FRANCE
Dalais avant raison… En effet je comprends
Que le Duc est souvent moins heureux que ses gens.
Par exemple, à présent, il est sur les épines :
Un tas de créanciers, dans leurs humeurs chagines…
Quel mélange étonnant de bassesse et d'orgueil!
Plus il craint ces brutaux, plus il leur fait accueil.
Que d'intrigues, de ruse et de supercherie
Quand on ne se soutient qu'à force d'industrie !

III,2 – Entrent Dalais et Dulis ; puis, presqu'aussitôt, Florise. En scène : Dulis, La France, Dalais, Florise.

DULIS
La France, écoute un mot nous sommes seuls ici.
Je suis décidé : nous partons à midi ; [900]

LA FRANCE, gaiement
Je suis prêt.

                  Florise paraît, s'essuyant les yeux ; elle est étonnée de les voir ; dès qu'elle voit Dulis, elle serre son mouchoir.

FLORISE, étonnée
                     Ah !

DULIS, allant au-devant d'elle
                               Vos yeux semblent mouillés de larmes.
Quoi ? Cidalise encore jalouse de vos charmes…

FLORISE
Non, je ne l'ai point vue et je sors de chez moi.

DULIS
D'où vient cette pâleur, ce trouble, cet effroi…?

FLORISE
Vous savez, cher Dulis, jusqu'où va ma tendresse.
Si cependant l'amour, abusant ma jeunesse,
Si l'amour, me guidant par des chemins de fleurs ,
M'allait précipiter dans les plus grands malheurs…
Je ne sais que résoudre et je suis bien à plaindre.

DULIS, tendrement.
Vous balancez encor… Eh ! que pouvez-vous craindre ? [910]
Nous avons un asile auprès de l'Empereur.
Mon oncle qui le sert sera mon protecteur.

FLORISE
Ah! c'est prendre un parti bien dangereux peut-être.
Mais cachez-vous plutôt, ou confondez le traître.
Prévenez le Ministre avant la fin du jour.
Partez avec Dalais et volez à la Cour.

DULIS
Les ordres sont donnés, il n'est plus temps sans doute.
C'est risquer de me faire arrêter sur la route.
Je serais cependant, sur de simples soupçons,
Comme un vil scélérat, traîné dans les prisons. [920]
Je sais que le Ministre est un homme équitable,
Mais peut-être à ses yeux paraîtrai-je coupable.
Connaît-on les ressorts que le Duc fait jouer.
S'il m'ôtait les moyens de me justifier.
Des gens intéressés le secondent peut-être.
D'ailleurs ne peut-il pas suborner quelque traître…
Songez qu'un faux témoin me perdrait sans retour.
Votre esprit éclairé connaît les gens de Cour.
L'envie et l'intérêt, ces deux puissants mobiles,
Peuvent tout sur des cœurs et des âmes si viles. [930]
Ah ! combien dans les Cours on a vu de Héros
Ne trouver que la mort pour prix de leurs travaux !
Et moi, qui ne suis rien, qui n'aurais pour défense
Que des mœurs sans reproche et que mon innocence,
Voulez-vous m'exposer aux maux les plus affreux,
A vivre loin de vous, ou mourir sous vos yeux ?

FLORISE
Mais écoutez du moins…

DULIS, très vivement
                                     Je ne veux rien entendre.
Je ne pars point sans vous : c'est l'amant le plus tendre
Qui demande à vos pieds ou la vie ou la mort.
Florise, le temps presse, ordonnez de mon sort. [940]

FLORISE, très émue et lui donnant la main pour le relever
Je n'y puis consentir. Cher Dulis, à votre âge…
Ah, vous m'en puniriez en devenant volage !

DULIS, très vivement
J'admire ton esprit, tes grâces, ta beauté,
Mais c'est de tes vertus que je suis enchanté.
Ah ! crois que mon estime égale ma tendresse.
C'est un goût épuré par la délicatesse.
Que ton âme est encore au-dessus de tes traits !
Je ne saurais changer ; va, ne le crains jamais.
Le pouvoir qui m'entraîne est dans ton caractère.
T'aimer, te respecter, te servir et te plaire, [950]
Enfin te rendre heureuse autant qu'il est en moi :
Voilà mes sentiments, je ne vis que pour toi.
Je n'ai point de l'amour les transports ordinaires ;
Ce n'est pas du désir les fureurs passagères.
C'est un feu doux et vif qui m'anime toujours,
Qui m'attache à la vie et conserve mes jours.
C'est lui qui me soutient , c'est ma seule espérance.
J'ai tout fait pour l'amour, il est ma récompense.
Richesse, honneurs, plaisirs me touchent cent fois moins.
                  Très tendrement
Ton cœur est le seul prix que j'attends de mes soins. [960]
Occupé tout entier des charmes que j'adore,
Je t'aimerai toujours, je te le dis encore ;
Tu pourras tout sur moi, tu n'auras qu'à vouloir ;
Je t'immolerai tout, excepté mon devoir.
                  Après une petite pause
Tu t'attendris, crois-moi, viens, cédons à l'orage.
Mais de mes ennemis je confondrai la rage.
Moi ! trahir mon pays… Ah ! j'en frémis d'horreur…
Né d'aïeux Allemands, mais Français dans le coeur,
Je me sacrifierais pour sauver ma patrie.
Toutes deux je vous aime avec idolâtrie. [970]
Fuyons chez mes parents.

FLORISE
                                         Écoute, j'y consens.
Nous courons tous les deux les risques les plus grands.
Il y va de ma gloire, il y va de ta vie.
Je ne balance plus, je te la sacrifie.
Mais aussi jure-moi qu'aux pieds de leurs autels
L'hymen nous unira par des nœuds éternels.
Et moi, quelque destin que le Ciel me réserve,
Je supporterai tout, pourvu qu'il te conserve.

III,3 – Clairvaux entre précipitamment. En scène : Florise, Dulis, Dalais, La France, Clairvaux.

CLAIRVAUX
à Dulis, demi-bas
Les chevaux vont venir, vous serez bien servis.
Le guide qui vous mène est un de mes amis. [980]
Il attendra sans bruit du côté de la grille.

DULIS, il donne un livre à Florise
Descendez en lisant auprès de la charmille
Et de là dans le bois. C'est tout simple, il fait beau.
Chère Florise, allons, mettez votre chapeau.

FLORISE
Que je tremble… Ah! Dulis! adieu, ne tarde guère.

DULIS
Je ne vais que chez moi prendre le nécessaire.
Vous frémissez, Florise…

FLORISE
                                      Ah! qu'il m'en coûte, hélas!

DULIS, en lui baisant la main
Rassurez-vous, l'amour favorise nos pas.

Florise sort

DULIS, à Clairvaux
Cours au-devant du guide… et surtout bouche close
Il lui montre une bourse
Si tu te conduis bien, je doublerai la dose.[990]

CLAIRVAUX
Oh! je vous en réponds.

Clairvaux sort.

DULIS, tirant sa montre
                                     Voyons quelle heure il est.
Onze heures et demie… Oh ! oh! Mais tout est prêt.
De crainte que quelqu'un ne puisse nous surprendre,
Par différents côtés ayons soin de nous rendre
À la porte de fer qui ferme les bosquets.

LA FRANCE, enchanté
Je ne serai pas long à faire mes paquets.

III,4 – Dulis et Dalais sortent. La France fait mine de sortir, mais Floricour qui entre l'arrête d'un geste. Le Duc est accompagné de deux créanciers, dont il ne peut se défaire. Il a un mémoire à la main. En scène : Floricour, La France, deux Créanciers.

FLORICOUR
Fort bien, cela suffit, je verrai ce mémoire.
Bonjour Monsieur Bonnin, adieu, Monsieur Grégoire.
Je l'examinerai… Venez, l'un de ces jours.
à La France
Conduis.

LES DEUX CRÉANCIERS, à la fois
                 Mais, Monseigneur…

La France se retourne et fait signe au Duc qu'ils ne veulent pas sortir.

FLORICOUR
                                                 Eh! conduisez toujours [1000]

La France les fait sortir.

FLORICOUR, à part
Peste des importuns !
Il rappelle La France
                                La France…
à part
                                                   Je respire.

III,5 – Le Duc fait signe à La France de rester, alors qu'il témoigne de beaucoup d'humeur et d'ipmpatience. Entre Cidalise, habillée. En scène : Cidalise, Floricour, La France.

FLORICOUR
Ah! je passais chez vous et je voulais vous dire…

CIDALISE, feignant d'être en colère
Monsieur, je suis outrée… On ne saurait vous voir.
Je vous fais avertir…

FLORICOUR, vivement
                                J'étais au désespoir…
Mais je suis assailli, depuis une heure entière,
Par mille originaux, sans pouvoir m'en défaire.
C'est une tyrannie et je viens d'essuyer
Un récit de combats du plus sot officier…
Car il faut, malgré soi, souffrir le verbiage
D'un bavard décoré… C'était un personnage [1010]
Sans quoi… mon antichambre est pleine encor, je crois.
La campagne n'est plus un asile pour moi :
Visites, compliments ; mais c'est un esclavage.
Mon Suisse et mes chevaux victimes de l'usage
N'y peuvent pas suffire et tombent sur les dents.
 à La France
Mais Dalais ne vient point ?

LA FRANCE
                                        Est-ce que…

FLORICOUR
                                                          Je l'attends.

LA FRANCE, embarrassé
Il est… malade.

FLORICOUR
                         Encor ! Oh! sans plaisanteries
Je suis las, à la fin, de tant de maladies.
Qu'a-t-il donc, s'il vous plaît?

LA FRANCE, balbutiant
                                         La fièvre.

FLORICOUR
                                                        Bon.

LA FRANCE
                                                                   Très fort.

FLORICOUR
Fièvre de rhume.

LA FRANCE
                         Oh! non… Le médecin qui sort [1020]
L'a fait remettre au lit.

FLORICOUR
                               Tant pis. Qu'il se relève.

LA FRANCE
Mais, Monseigneur, il est dans un état…

FLORICOUR
                                                          Ah! trêve.
Allez, obéissez : qu'il vienne, et promptement

                  La France sort

FLORICOUR
Dalais est du complot, je le vois à présent.
Je n'en saurais douter. Cette fièvre subite
Me prouve qu'il voulait les suivre dans leur fuite.
Mais ils n'iront pas loin. J'ai tout fait, tout prévu.
J'ai fait venir l'Exempt sans qu'on l'ait aperçu.
En de très bonnes mains l'affaire est remise
Et c'est en votre nom qu'on arrête Florise. [1030]
Il doit poster ses gens du côté de la Croix
Et les prendre au moment qu'ils sortiront du bois,
Afin que, cette scène éclatant davantage,
Le bruit puisse en courir dans tout me voisinage ;

CIDALISE
Tant mieux.

FLORICOUR
                  L'Abbé m'écrit que je puis me flatter
Qu'on ne tardera pas à venir l'arrêter ;
Et dans une heure ou deux…

CIDALISE
                                             Bon, j'en suis enchantée.
Monsieur, s'il est ainsi, je serais fort tentée
De voir la nouveauté qu'on donne aux Français.
Envoyons retenir une loge.

FLORICOUR
                                     Eh bien ! mais [1040]
Il est fort tard : par qui ?

CIDALISE
                                    Votre coureur Bonelle.
Sans doute il est guéri de cette bagatelle.

FLORICOUR
Oui, pas mal : il est mort.

CIDALISE
                                   Quoi ? ce joli blondin ?

FLORICOUR
Il vient de s'aviser de crever ce matin.

CIDALISE
Tant pis, il courait bien ; il portait bien sa tête.

FLORICOUR
C'était un cerf… je dis une excellente bête.

CIDALISE
Ah ! Duc…

FLORICOUR, riant
                   Oh ! vous allez disputer sur les mots.
Mais, au vrai, parmi nous, nos gens ou nos chevaux
C'est bien la même chose.

CIDALISE, prêtant l'oreille
                                       Oui… C'est une voiture :
Quelqu'un vient d'arriver.

FLORICOUR
                                     En effet.

CIDALISE
                                                   J'en suis sûre. [1050]

FLORICOUR
Oh! nous sommes perdus si c'est quelque importun.
Je vous laisse un moment : songez, si c'en est un…
Il sort précipitamment.

Cidalise lui fait signe qu'elle le congédiera. Elle va s'asseoir sur un sopha et fait des noeuds.

CIDALISE, seule
Enfin, grâces au Duc, ma gaieté va renaître
Et Dulis et l'ennui pour jamais disparaître.
Quel bonheur de trouver dans un homme charmant
Mon guide, mon ami, mon gendre et mon amant !
Que de femmes à la Cour jalousent ma conquête !

Entre un Laquais ; il annonce, puis il sort.

UN LAQUAIS
Monsieur l'Abbé D'Orcy.

CIDALISE, demi-bas
                                      Ah! tant pis, c'est ma bête.

III,6 – Entrent l'Abbé et sa frère le Chevalier. Cidalise est assise, faisant des noeuds. L'Abbé la salue d'un air précieux ; la Comtesse lui fait une révérence fort légère. En scène : Cidalise, l'Abbé D'Orcy, Le Chevalier d'Orcy.

CIDALISE
Bonjour, l'Abbé. Mon Dieu, dans quel affreux état !
Que vous êtes défait ! Qu'est devenu l'éclat [1060]
De ce teint où les lys le disputaient aux roses ?
J'y suis, mon pauvre Abbé ; j'en devine les causes :
Notre grosse baronne… Hem! vous riez ! Fort bien…
Quelle femme !… Mais, mais, vous devenez à rien :
Mais à rien je vous dis.

L'ABBÉ, d'un ton précieux.
                                                     Oh! la plaisanterie
Est du plus mauvais genre. Et, pour votre saillie,
Je vais vous dire un trait qui va vous terrasser.
Oh! c'est une nouvelle à vous pulvériser…

III,7 – Entre Floricour qui, apercevant l'Abbé, vient l'embrasser. En scène : Floricour, Cidalise, l'Abbé, le Chevalier.

FLORICOUR
Comment ? c'est toi, l'Abbé. Je suis ravi du zèle…

L'ABBÉ
Je viens vous annoncer une triste nouvelle. [1070]

FLORICOUR
Quoi ?

L'ABBÉ
             Mirmon n'est pas mort.

CIDALISE
                                                O Ciel !

FLORICOUR
                                                               Que me dis-tu ?

L'ABBÉ
Et je viens de le voir à la Cour.

FLORICOUR
                                              Tu l'as vu ?

Cidalise est consternée. Le Duc reste un moment stupéfait sans rien dire.

L'ABBÉ
Il venait d'arriver. Sa joie est infinie.
Je ne l'ai point quitté que dans la galerie
Où, prétextant alors des raisons pour sortir,
Je suis parti sur l'heure et viens vous avertir.

CIDALISE, avec beaucoup d'aigreur
Vous n'avez jamais rien que de sinistre à dire.

Elle laisse tomber sa navette ; l'Abbé la ramasse.

L'ABBÉ, d'un air moqueur
Le coup est foudroyant.

CIDALISE
                                      Mais, bon, vous voulez rire.

L'ABBÉ
Mais non. Je viens d'honneur de le voir à la Cour.

Floricour et Cidalise, interdits, se regardent un moment sans rien dire. Floricour se couvre le visage de ses mains et médite d'un air sombre.

FLORICOUR
C'est un revers affreux.

CIDALISE
                                   Mon mari de retour ! [1080]
Je n'en puis revenir ; il est inconcevable…
Le récit de sa mort était si vraisemblable.
On disait son vaisseau tout à fait englouti.

L'ABBÉ, à Cidalise, d'un ton persifleur
Voilà ce qui s'appelle un vrai tour de mari.

FLORICOUR, accablé
Quoi ? n'en avoir rien su.

L'ABBÉ
                                       J'oubliais de vous dire
Que jusqu'à ce moment il n'a pu vous écrire.
Mais, restant à la Cour jusqu'à demain matin,
Vous recevrez tantôt…

FLORICOUR, sortant de sa rêverie et l'interrompant avec la plus grande vivacité
                                   Il ne vient que demain.
Je croyais tout perdu, mais je reprends courage.
Ne perdons point la tête, et conjurons l'orage. [1090]
                  Au Chevalier et à l'Abbé
Je vois une ressource et réponds du succès.
Si vous voulez, tous deux, seconder mes projets,
Je vous dirai tantôt tout ce qu'il faudra faire.
                  À l'Abbé, en tirant sa montre
T'a-t-on dit que Dulis…?

L'ABBÉ
                                     Oui, je sais de mon frère…

FLORICOUR, vivement
Madame, il est midi. L'Abbé donne la main.
Bon, ayez la bonté de descendre au jardin.
Promenez-vous d'abord aurès de la charmille.
Dès qu'on fera du bruit, paraissez à la grille.
Pénétrez dans le bois et, devant les passants,
Jouez bien la douleur : c'est un coup de partie. [1100]
Le temps presse, Madame. Allez, je vous supplie.
                  Cidalise sort
Le rapt sera bien clair ; tous les gens d'alentour…

III,8 – Un laquais l'interrompt ; il entre et sort aussitôt. En scène : Floricour.

LE LAQUAIS
Des lettres, Monseigneur.

FLORICOUR, resté seul
                                      Oh! toutes de la Cour.

Il découvre la première lettre

Ah! c'est pour Cidalise. Eh! mais, quelle écriture ?
C'est celle de Mirmon. Oui, c'est sa signature.

"Mais chère Amie, je n'ai pu vous donner de mes nouvelles plus tôt. Toutes les gazettes ont parlé de mon naufrage et vous m'avez cru mort sans doute. Mais j'ai eu le bonheur d'échapper aux plus grands dangers. J'ai longtemps erré sur les débris de mon vaisseau. Prêt à mourir de froid et de faim, un navire Hollandais m'a pris sur son bord et m'a sauvé la vie. Il cinglait vers Smyrne, où j'ai attendu son retour pour repasser en Europe. J'ai pris la poste aussitôt. Je suis arrivé ce matin à Versailles , où mes affaires me retiendront jusqu'à demain, etc… Le Comte de Mirmon."

Il met la lettre sans sa poche.

Oh! nous vous préviendrons ; et le jour me suffit.

Il ouvre la seconde lettre, et, avec humeur

C'est la vieille Princesse encore qui m'écrit.

Il la lit et commente

Oh! réparation, et je la remercie.
Quoi ? nous allons porter la guerre en Italie.
Oui, j'accepte son offre. Oh! très certainement [1110]
Je veux briguer l'honneur de ce commandement
Et je dois l'emporter, si cette vieille folle…
Je suis très assuré qu'elle tiendra parole.
Je l'achèterai cher. Quel ennui ! quel dégoût !
Elle est horrible, affreuse… Oh! mon coeur s'y résout.

J'entends mon Écuyer : l'affaire est consommée.

III,9 – Entre D'Orcy, l'air égaré. Floricour garde une troisième lettre à la main. En scène : Florcour, D'Orcy.

D'ORCY
Monseigneur… les Archers…

FLORICOUR
                                        Eh bien ?

D'ORCY
                                                        Tout est perdu.

FLORICOUR, très ému
Comment ?

D'ORCY
                  Le Lieutenant n'a point du tout paru.
Dulis s'est sauvé.

FLORICOUR
                           Ciel !

D'ORCY
                                    J'entrais dans la charmille
Quand des cris sont partis du côté de la grille. [1120]
Nous courons aussitôt ; nous perçons dans le bois.
Dulis se défendait et faisait face à trois.
Nous en étions fort loin : je vole, je m'écrie ;
Dulis nous aperçoit : il s'élance en furie.
Les Archers effrayés s'échappent au galop.
La chaise comme un trait disparaît aussitôt.

FLORICOUR, accablé de douleur, il laisse tomber la troisième lettre qu'il avait à la main
Ah! maudit Lieutenant… Ah! fortune cruelle !
Florise… je la perds… je pers tout avec elle.
Il s'assied, avec fureur
Je suis pris à mon piège… Ah! le Ciel en courroux
Ne pouvait me porter de plus sensibles coups. [1130]
Très vivement
Fais seller des chevaux. Va vite. Qu'on prépare…
Il se lève
Je suis au désespoir, et ma raison s'égare…
Sors, laisse-moi seul.

III,10 – Le Chevalier ramasse la lettre, la lui donne et sort. Floricour l'ouvre. En scène : Floricour.

FLORICOUR, lisant la lettre
                                Ah! Encor… Ah! malheureux.
Il s'assied
Tout m'accable à la fois. Sort cruel… jour affreux.
Quoi ? j'aurai donc en vain dressé tant de batteries !
Il m'en a tant coûté de soins, de flatteries…
J'aurai tant essuyé de rebuts et d'affronts !
J'ai déjà vu passer quatre promotions.
L'ordre m'était promis… il me l'arrache encore.
C'est lui qui me supplante, un homme que j'abhorre. [1140]
Respirons… Je ne puis : j'étouffe de fureur.
Ce dernier coup me tue et m'arrache le cœur.
J'ai tout perdu, fortune, amour. Tout m'est contraire.
Je voudrais être mort, être cent pieds sous terre.
Il se cache le visage avec les mains.
Non, je ne conçois pas d'état plus violent.
Après un peu de réflexion
Mais que suis-je? que veux-je ? Eh! quel aveuglement!
Je touche à la moitié d'une courte carrière.
Mon esprit, mon goût s'use et ma santé s'altère.
J'ai tout hormis cela, qu'importe d'éblouir. [1150]
Je meurs à petit feu. Qu'attends- je pour jouir ?
Dès l'âge de vingt ans que j'ai pu me connaître,
Je ne suis point heureux, et j'étais né pour l'être.
La rage des grandeurs, qui m'anima toujours,
En commençant à vivre empoisonna mes jours.
Insensé, quand j'y pense, hélas! quelle est ma vie!
Jalousé des petits, dénigré par l'envie,
Accablé d'ennemis, je ne respire plus.
Je crois toujours marcher sur des pièges tendus,
Et, réduit au tourment de me vaincre sans cesse, [1160]
Dans le sein des plaisirs je péris de tristesse.
Eh ! quand j'y parviendrais, qu'est-ce qu'un favori ?
C'est un premier esclave encor plus asservi.
Immolant son repos aux caprices d'un maître,
Ses goûts , ses sentiments, la liberté, son être.
Après une petite pause
Toujours craindre, espérer, trembler, jamais à soi,
Le jouet d'un Ministre et l'esclave d'un Roi…
Après un moment de silence
J'ai tout vu, tout senti, tous les plaisirs ensemble.
En vain je les fais naître, en vain je les rassemble.
Le chagrin me dévore en cherchant le bonheur. [1170]
Ah! ne serait-il donc que dans la paix du coeur ?
Se levant, accablé de douleur
Mais Florise… Florise… Ah! si tu m'es ravie,
Tout est fini pour moi. Je déteste la vie.

III,11 – Entrent le Chevalier et l'Abbé. En scène : Floricour, l'Abbé, le Chevalier.

L'ABBÉ, en riant
Calmez-vous, Monseigneur. Vous croyiez tout perdu,
Mais votre homme est plus fin que vous ne l'aviez cru.
Il avait assemblé vingt de ses camarades,
Les avait partagés dans plusieurs embuscades.
Près de la porte au Prince ils étaient cinq ou six :
C'est par là justement que se sauvait Dulis.
Dès qu'ils l'ont vu venir, ils ont fermé la porte. [1180]
Ils se sont réunis, ils ont prêté main-forte.
Enfin, on les a pris ; on les ramène ici.

FLORICOUR, l'embrasse, transporté de joie
Que me dis-tu, mon cher ? Ah! que je suis ravi !

L'ABBÉ, en riant
Mon Dieu, qu'ils étaient sots ! Cidalise est comblée.
La petite Florise est vraiment désolée,
D'une confusion… délicieuse à voir.
Dulis est furieux. Oh! son air sombre et noir
M'a fait mourir de rire… Il étouffait de rage.
C'est qu'il est accouru la moitié du village !

FLORICOUR
Tout va bien, mes amis, et je suis enchanté [1190]
De ce que cette affaire a si fort éclaté.
Mille gens à la Cour répandront la nouvelle :
On raconte le mal avec beaucoup de zèle.
Le rapt est bien prouvé, c'est ce que je voulais.
À l'Abbé
Quand doit-on l'arrêter ? Vers quelle heure, à peu près ?

L'ABBÉ, regardant sa montre
Il n'est pas loin d'une heure  : on ne tardera guère.
Le Duc tire une lettre.
C'est cette lettre-là…

FLORICOUR
                               Que j'ai fait contrefaire.
Oh! c'est à s'y méprendre et c'est la même main.
Je n'ai pas encor pu t'expliquer mon dessein :
Le voici. Ce billet, que Dulis semble écrire, [1200]
S'adresse au Général des troupes de l'Empire.
On sait, depuis deux jours, que ce Prince Allemand
Vient d'assiéger Brisach, où Dulis est puissant.
Il mande au Général qu'il se rend en Alsace,
Qu'il enlève Florise et livrera la place
S'il lui tient sa promesse.

L'ABBÉ, avec emphase
                                       Ah! bon.

FLORICOUR, donnant la lettre au Chevalier
                                                      Tiens, tu fais bien.
Va vite, adroitement, chercher quelque moyen…
Glisse-la dans sa poche ou dans son secrétaire.
D'Orcy sort.
On lui saisira tout : c'est l'usage ordinaire.
Le Ministre et Mirmon reconnaîtront sa main : [1210]
Ils sauront ce qui vient d'arriver ce matin.
Vivement
Va dire au Lieutenant, surtout, qu'il exécute…

Floricour dit quelques mots à l'oreille de l'Abbé, qui sort précipitamment. D'Orcy revient

LE CHEVALIER, demi-bas
Je viens de voir un homme entrer dans la minute
Qui m'a l'air de l'Exempt : je l'ai bien observé…

III,12 – On aperçoit Dulis au fond du théâtre. Floricour fait signe à D'Orcy de se taire et de se retirer. Il semble très satisfait. Dulis entre, son chapeau à la main. En scène : Floricour, Dulis.

DULIS, furieux
J'épiais ce moment. Enfin, je l'ai trouvé.
       D'une voix étouffée, comme quelqu'on qui crève de fureur
Quoi? non content encor de m'arracher Florise,
Tournant à votre gré l'esprit de Cidalise,
Vous osez sous son nom m'arrêter dans ces lieux.

FLORICOUR, d'un ton affectueux
Es-tu fou, mon ami ?

DULIS, avec le plus grand mépris
                              Ton ami, malheureux !
Ne crois pas m'échapper. Tu m'ôteras la vie [1220]
Ou je vais te punir de tant de perfidie.
Il met son chapeau.
Vous êtes mon rival, un monstre, un scélérat.

FLORICOUR, très vivement
Comment donc, insolent ?

DULIS
                                      Écoutez, point d'éclat.
Si vous avez du coeur, je n'ai qu'un mot à dire.
Florise est à mes yeux au-dessus d'un Empire :
Il faut y renoncer, ou l'épée à la main.

FLORICOUR
Ah! le trait est fort bon ; mais vous êtes divin,
Mon petit Colonel.

DULIS, mettant la main à la garde de son épée.
                          Trève de persiflage :
Je vous ferai bientôt prendre un autre langage.

FLORICOUR
Vous me faites pitié. Comment ? Pour un Germain [1230]
Vous êtes tapageur ?

DULIS
                                Tu plaisantes en vain.
Il tire son épée.
Ah! morbleu, finissons.

FLORICOUR, d'un ton doux et affectueux
                                  Eh! Dulis, tu m'affliges.
Mon amitié plus forte excuse tes vertiges.
Mais je t'en punirais si tu m'étais moins cher.

DULIS, toujours l'épée à la main, ironiquement
Je connaissais bien mal un Français du bel air.
Mais je vois aujourd'hui qu'un jeune Sybarite,
Dont l'art de la toilette est le premier mérite,
Qui, traînant après soi tout le faste des Cours,
Semble dans les combats mené par les amours,
Sous les traits d'un héros cache une femmelette. [1240]

FLORICOUR, tire son épée et d'un ton furieux
Vous allez me connaître, isolent que vous êtes. [*1241]

III,13 – Ils commencent à se battre. Entrent Cidalise et Florise, suivies de l'Exempt. En scène : Florise, Floricour, Dulis, Cidalise, l'Exempt.

FLORISE, éplorée ; elle prend le bras de Dulis et veut l'entraîner
Que vois-je ? Ton épée… Ah mon Dieu ! sauve toi.

L'EXEMPT
Je viens vous arrêter, Monsieur, de par le Roi.
Donnez-moi votre épée.

Dulis donne son épée ; lui et Florise restent interdits.

FLORICOUR, jouant la douleur et la surprise
                                      Il se trompe peut-être.

L'EXEMPT
Non, Monsieur.
à Dulis
                      Voilà l'ordre

FLORICOUR, à l'Exempt
                                      Eh! pourquoi ?

DULIS
                                                           Tais-toi, traître.

FLORISE
Voilà donc, scélérat, le fruit de tes noirceurs.

CIDALISE, en colère
Mais, Florise…

FLORICOUR, du ton le plus naturel
                       Je suis sensible à vos malheurs
Et bien loin d'en avoir la moindre connaissance…

FLORISE
Comme il soutient la chose, avec quelle impudence !

CIDALISE, fort en colère, s'avançant vers Florise
Comment donc ?

FLORICOUR, l'arrêtant
                         Non, laissez ; plaignons-les et sortons. [1250]
à Florise
Je ne puis vous ôter vos indignes soupçons
Mais j'espère dans peu vous prouver le contraire.
Je m'en vais à la Cour m'instruire de l'affaire.
Quoi que vous et Dulis fassiez pour m'outrager,
Vous verrez la façon dont je sais me venger.

FLORISE, au désespoir
Le monstre ! En consommant son exécrable ouvrage,
La candeur est encor peinte sur son visage.

L'Exempt emmène Dulis et Florise les suit.

 

Acte 4

IV,1 –En scène : Mérille et Florise, celle-ci très parée.

MÉRILLE
Le noir vous sied au mieux et vous êtes charmante.

FLORISE
Finis. Je veux partir ; cela m'impatiente.

MÉRILLE
Oh! ce teint-là va faire un grand bruit à la Cour, [1260]
On va nous entourer, nous lorgner tout le jour,
Car, dans ce beau pays, la fraîcheur est si rare…

FLORISE
As-tu vu tous mes gens ? As-tu dit qu'on prépare…

MÉRILLE
Oui, l'on met les chevaux. Votre carrosse est prêt.

FLORISE
Va voir si l'Intendant a fini mon placet.

Mérille sort.

FLORISE, assise, met ses gants et ses bracelets avec un air d'impatience.
Je n'avais point encore éprouvé de la vie
Les transports inconnus dont mon âme est saisie.
Dulis, mon cher Dulis, qu'il tarde à mon amour
De te justifier devant toute la Cour,
Et, de tes ennemis prouvant la calomnie, [1270]
De pouvoir à mon gré les couvrir d'infamie.
                  Elle se lève.
Mon placet à la main, je vais me présenter.
Mon Roi sera mon juge. Eh! qu'ai-je à redouter ?
Dans soutien, sans faveur, sans l'appui d'aucun homme,
S'il est tel qu'on le peint, il suffit qu'on me nomme.
La vertu de mon père et ses derniers exploits
M'annonceront assez au plus juste des rois.

IV,2 – Entre Cidalise. En scène : Cidalise, Florise.

CIDALISE, d'un ton impérieux
Pour qui sont ces chevaux ? Qu'est-ce que signifie ?…

FLORISE, d'un ton vif et soutenu
Je vais à la Cour.

CIDALISE
                          Vous ? Et pourquoi, je vous prie ?

FLORISE
Je cours sauver Dulis et supplier le Roi… [1280]

CIDALISE, l'interrompant
Mais il n'est pas décent que vous alliez sans moi.

FLORISE
C'est du premier moment que son sort peut dépendre.
Rien ne peut m'arrêter ; je vole le défendre.

CIDALISE, vivement
Vous n'irez point, vous dis-je.

FLORISE
                                           Eh! mais vos m'étonnez.
Quel intérêt si vif ?…

Florise sort, en regardant Cidalise avec le plus grand mépris.

CIDALISE, seule
                               Mes ordres sont donnés :
Tu ne sortiras pas.

IV,3 – Entre Floricour. En scène : Floricour, Cidalise

                                Ah, Duc !

FLORICOUR
                                               Eh bien ! Madame…

CIDALISE, en riant
Vous aviez pénétré dans le fond de son âme.
Elle allait à la Cour ; elle voulait partir.
Mais, tranquillisez-vous : elle ne peut sortir.

IV,4 – Entrent l'Abbé et le Chevalier, une lettre à la main. En scène : Cidalise, l'Abbé, Floricour, le Chevalier.

LE CHEVALIER, d'un air timide
Je suis au désespoir de venir vous remettre… [1290]
Mais je n'ai jamais pu lui glisser cette lettre.

FLORICOUR, prenant la lettre, avec humeur
Comment ? dans ses papiers ?

LE CHEVALIER
                                              Ni même l'approcher.

FLORICOUR
Je ne le conçois pas : qui pouvait t'empêcher ?

LE CHEVALIER
On a fermé la porte.

FLORICOUR
                               Ah! bon.

LE CHEVALIER
                                             Mais comment faire ?
Car tandis que l'Exempt ouvrait son secrétaire,
Qu'il a tout visité, qu'il a pris ses papiers,
L'appartement gardé par cinq ou six archers…

FLORICOUR, l'interrompant, vivement
Oh! la peur t'aura pris. Voyez quelle sottise !

LE CHEVALIER
Mais on n'a pas voulu laisser entrer Florise.

FLORICOUR, étonné
Ils ne se sont pas vus.

LE CHEVALIER
                                  Ce n'est qu'en descendant [1300]
Que sa maîtresse a pu lui parler un moment.

FLORICOUR
Enfin, est-il parti ?

LE CHEVALIER
                            J'ai vu sorti la chaise :
Ils partent dans l'instant.

FLORICOUR
                                         Parbleu, j'en suis fort aise.
Le Comte est un oison que l'on mène à son gré :
Je parlerai marine et le cajolerai.

CIDALISE
Sans doute, cela prend une bonne tournure.

FLORICOUR
Mais je sais une voie infiniment plus sûre.
Si vous vouliez m'en croire…

CIDALISE
                                            Eh! volontiers : comment ?

FLORICOUR
Dulis n'est plus à craindre et le Comte est absent.
Profitons des instants et comblez mon attente. [1310]
Il a dit à l'Abbé qu'une affaire importante
Le retient à la Cour jusqu'à demain matin.
Vous pouvez cette nuit assurer mon destin.
Il s'agit d'avertir en secret un notaire.
Ce vieux prêtre étranger fera bien notre affaire
Et, dans votre chapelle, au milieu de la nuit,
On peut nous marier sans qu'on en soit instruit.

CIDALISE
Mais Florise ?

FLORICOUR, vivement
                    Ignorant le retour de son père,
Que peut-elle opposer à sa famille entière ?
Comme il faudra choisir ou d'un état brillant, [1320]
Ou de passer ses jours dans un triste couvent,
Ne croyez point du tout que Florise balance.
J'irai voir son tuteur : suivant toute apparence,
Il viendra cette nuit nous servir de témoin
Avec un autre ami dont nous aurons besoin.

CIDALISE
Mais, Monsieur mon mari, que pourrai-je lui dire ?
Florise, en le voyant, aura soin de l'instruire…

FLORICOUR
Outré contre Dulis, il en sera charmé.
D'ailleurs le mariage une fois consommé…
Pour Florise, croyez que, chassant la tristesse, [1330]
Son petit coeur, flatté de se trouver Duchesse,
Demain, à son lever, en sera fort content.

CIDALISE, vivement
Oh! je n'ose. Le Comte est né si violent…

FLORICOUR
Madame, vous feriez le bonheur de ma vie.
Si je vous en témoigne une si grande envie,
Je vous l'ai dit cent fois, c'est pour vivre avec vous.
Vous connaissez Mirmon et ses transports jaloux.
Si je ne puis ainsi devenir votre gendre,
À vous revoir jamais je ne dois plus prétendre.
Mais, si je le deviens, bravant tous les témoins, [1340]
Je puis sans l'alarmer vous prodiguer mes soins :
Je pourrais tous les jours vous voir et vous entendre.

CIDALISE
Ah! Duc.

FLORICOUR
          Mais non, cela ne doit point vous surprendre.
Je ne vois point au vrai de femme comme vous,
D'un esprit, d'une humeur, d'un commerce aussi doux.
C'est ce je ne sais quoi, cette heureuse tournure
Qui, ravissant les cœurs, désarme la censure.
Nos femmes, par exemple, ont toutes la fureur
De s'enluminer…

CIDALISE, vivement
                       Oh !

FLORICOUR, enchérissant
                               Oh ! c'est qu'elles font peur.
Mais, vous, tirant parti de la peau… la plus belle ; [1350]
La fixant tendrement
Vous savez attraper la couleur naturelle.
Et ce sont de ces riens dont les hommes sont fous.

CIDALISE, très satisfaite
Vous êtes obligeant… Mais je crois, entre nous,
Que ce sont des propos qu'on tient à tout le monde.

FLORICOUR
Il est vrai qu'en faisant une étude profonde
Des ressorts inconnus qui font mouvoir les Cours
J'ai vu que votre sexe y dominant toujours
Disposait à son gré du sort de tous les hommes
Et veut être flatté de tous tant que nous sommes.
J'ai fléchi sous le joug et j'affecte en tous lieux [1360]
De l'élever sans cesse et de la mettre aux cieux.
Mais, à vous parler vrai, nos femmes sont des folles
Qui n'ont que du babil ; minaudières, frivoles,
L'air hardi, le maintien et le ton décidé.
Je leur trouve un jargon dont je suis excédé.
Le regard, la conduite et le teint… des Bacchantes.
Et le rouge et le blanc les rendent dégoûtantes.
L'esprit faux, le cœur bas, sans principe, sans mœurs,
Se jetant à la tête ou jouant les rigueurs.
Je ne connais que vous, et ne vois point à d'autre [1370]
Les grâces de son sexe et la raison du nôtre.

CIDALISE
Ah ! Duc, c'est trop flatteur… Mais revenons à vous.
Si je croyais pouvoir apaiser mon époux…

FLORICOUR
C'est un benêt sur qui vous avez tant d'empire.
Moi, je connais son faible et je veux le conduire.
Au défaut de l'esprit il affecte des mœurs
Pour être quelque chose… Eh ! cet hymen d'ailleurs
Se trouvant de l'aveu de toute la famille,
Qui vous donne pouvoir de m'unir à sa fille ;
Mirmon, qu'on a cru mort depuis plus de deux mois, [1380]
Réclamerait en vain son pouvoir et ses droits.
Et puis, mon nom, mon rang en imposent, Madame.

L'ABBÉ, appuyant
Sans doute.

CIDALISE
                  J'y consens, moi, de toute mon âme.
Je vais faire avertir mon notaire en secret
Il est expéditif : il aura bientôt fait.

IV,5 – Cidalise sort avec d'Orcy qui lui donne la main. En scène : Floricour, l'Abbé

FLORICOUR, à demi-bas, en riant
J'en fait ce que je veux en flattant sa manie.

L'ABBÉ
Elle est aimable.

FLORICOUR
                        On peut parler : elle est sortie.

L'ABBÉ
Mais elle a de l'esprit.

FLORICOUR
                                Encor moins, point du tout.
Ennuyeuse à périr, et pas l'ombre du goût,
Point de feu dans l'esprit, l'âme sans consistance, [1390]
Tournant à tous les vents et d'une inconséquence…,
De nos femmes de Cour ayant l'air impudent
Sans en avoir la grâce et l'esprit séduisant,
En un mot, de son sexe et l'opprobre et la lie.
Oh ! je n'y tenais plus, j'eus quitté la partie…
Mais j'entends un carrosse et certain bruit confus…

IV,6 – Arrivent Cidalise et le Chevalier. En scène : Cidalise, Floricour, l'Abbé, le Chevalier

CIDALISE, éperdue
Monsieur le Duc.

FLORICOUR, effrayé
                           Madame.

CIDALISE
                                        Ah ! nous sommes perdus :
Mirmon vient d'arriver.

FLORICOUR, accablé
                                 O Ciel ! Mais c'est peut-être…

CIDALISE, vivement
Le Duc court à la croisée, au fond du théâtre.
Non, c'est lui, je l'ai vu, j'étais à la fenêtre.

FLORICOUR, revenant
C'est lui même en effet : je suis au désespoir. [1400]

CIDALISE
Je vais rentrer chez moi, je ne veux point le voir.
Je vais me mettre au lit : je feindrai la migraine.

FLORICOUR
Ah ! gardez-vous en bien, ou ma perte est certaine.

CIDALISE
Mais…

FLORICOUR
           Ayez la bonté de vous faire un effort.
Voici l'instant fatal qui décide mon sort.
J'ai tout vu d'un coup d'œil, je sais ce qui se passe.
Allez le recevoir, je vous demande en grâce.
Il fait le caresser, l'amadouer au point…
Voilà tout, et cela ne vous compromet point.
Je vous réponds du reste, et j'en fais mon affaire. [1410]

                  Floricour retient Cisalise prête à sortir et lui dit quelques mots à l'oreille, qui finissent par ceux-ci :
Plaignez-vous hautement.

CIDALISE
                                       Oui, oui, laissez-moi faire.

IV,7 – Cidalise sort. En scène : Floricour, l'Abbé, le Chevalier.

FLORICOUR, après avoir rêvé un moment
Le Comte en arrivant a paru fort surpris
                  Il se parle à lui-même.
Sans doute il se flattait de retrouver Dulis.
Courage, mes amis, payons d'effronterie :
Ne perdons point la tête et point d'étourderie.
                  Au Chevalier :
D'Orcy, va dans ma chambre et fais tous mes paquets :
Lettres, bijoux, papiers, serre tous mes effets.

LE CHEVALIER
Eh ! dans quoi ?

FLORICOUR
                      Dans ma malle, et cours, je t'en conjure.
À l'Abbé :
Je ne veux point rester à coucher, je t'assure.

IV,8 – Le Chevalier sort. Entrent Mirmon et Cidalise. En scène : Floricour, Cisalise, Mirmon, l'Abbé.

FLORICOUR, courant embrasser Mirmon et l'accablant de caresses
Mon cher Comte, c'est vous : que je suis enchanté [1420]
Qu'au gré de nos désirs la Parque ait respecté
Des jours si précieux, si chers à la Patrie !

MIRMON, paraissant y être sensible
Ah ! vous me flattez trop…

FLORICOUR, vivement
                                       Point, c'est sans flatterie.
Oh ! d'honneur, là-dessus vous n'entendez qu'un cri.
Quand le bruit a couru que vous aviez péri,
Tous les vrais citoyens étaient inconsolables ;
Et ces regrets, Monsieur, vous sont bien honorables,
Car l'absence à la Cour nous donne de grands torts
Et l'on s'étend fort peu sur l'éloge des morts.
Il l'embrasse encore.
Enfin, nous vous tenons, et mon âme ravie… [1430]

MIRMON
Mais où donc est ma fille ? est-ce qu'elle est sortie ?

CIDALISE
Je l'ai fait avertir : elle est chez l'Intendant.

MIRMON, d'un ton pénétré, à Cidalise
Ce que vous m'avez dit est un coup foudroyant.
Vous pensez en effet que Dulis est coupable ?

CIDALISE
Ah ! Monsieur, c'est un monstre, un homme abominable.

FLORICOUR, extrêmement étonné
À Cidalise
Comment ? … plaît-il…
                  À Mirmon
                              Monsieur… quel est donc ce discours ?

MIRMON
Je suis bien malheureux sur la fin de mes jours.
J'ai pensé mille fois périr dans mon naufrage,
Mais ce dernier revers m'accable davantage.
Vous savez si Dulis était cher à mon cœur. [1440]
Eh bien ! en arrivant, jugez de ma douleur !
Dulis est accusé d'avoir trahi la France :
Je cours aux pieds du Roi, j'implore sa clémence.
Le Prince, en me voyant sensible à mes malheurs,
Me dit : « Je suis instruit du sujet de vos pleurs.
« Mais je suis si content de vous, Monsieur le Comte,
« Que je veux, différant à vous demander compte
« De vos heureux exploits sur les bords Africains,
« Que le sort de Dulis soit remis dans vos mains.
« Je serais désolé qu'une action si noire [1450]
« Pût, en la moindre chose, obscurcir votre gloire.
« Allez, prévenez l'ordre, interrogez Dulis.
« Je le crois digne encor de rester votre fils.
« Je vous donne pouvoir d'examiner l'affaire.
« J'entrevois là-dessous quelque horrible mystère.
« Si quelqu'un dans ma Cour a voulu le noircir,
« Reposez-vous sur moi du soin de l'en punir. »

FLORICOUR, vivement
Ah ! le Prince a raison : il en est incapable.
C'est un brave officier, c'est un homme estimable.
C'est mon ami, Monsieur, et je réponds de lui. [1460]
Je vole le défendre et je suis son appui.

MIRMON, embrassant le Duc
Ah ! je suis enchanté : vous me rendez la vie.

CIDALISE
Vous ignorez, Messieurs, toute la perfidie.
Vous ne savez donc pas ce qui vient d'arriver :
Il a séduit Florise ; il voulait l'enlever
Ce matin, à mes yeux.

MIRMON
                                 O Ciel !

CIDALISE
                                            Tout le village
Peut de la vérité vous rendre témoignage.

L'ABBÉ, d'un ton naturel
Je passais dans l'instant.

MIRMON, en fureur
                                    Ah ! traître, ah ! scélérat.
Tu ravissais ma fille et trahissais l'État.
Bien loin de te sauver des mains de la Justice, [1470]
Je serai le premier à presser ton supplice.

FLORICOUR, d'un air pétrifié
Juste Ciel ! à qui donc se fier désormais ?

MIRMON, au Duc, avec impatience
Mais il ne revient point : j'ai fait courir après.
Ils sortaient dans l'instant.

FLORICOUR, stupéfait et cachant son dépit
                                        Ah !…

MIRMON, se promenant à grands pas quelques instants sans rien dire
                                                  Non, je ne puis croire…

FLORICOUR, lui prenant la main, vivement
Oui, flattons-nous encor… c'est quelque horrible histoire.
On n'aspire à la Cour qu'au misérable honneur
De prouver son esprit aux dépens de son cœur.

MIRMON
Mais, j'entends… c'est l'Exempt.
(Il va au-devant de lui précipitamment.)

IV,8 bis – Entrent l'Exempt et plusieurs Valets. En scène : Floricour, Cisalise, Mirmon, l'Abbé, l'Exempt

L'EXEMPT, à Mirmon
                                               C'est vous, Monsieur, sans doute [*1478]
Qui venez d'envoyer un homme sur ma route.
Vous avez, m'a-t-il dit, quelques ordres du Roi. [1480]

MIRMON
Oui, Monsieur, les voilà.

L'EXEMPT, après avoir lu
                                   Cela suffit pour moi.
Je vais vous obéir. Dulis est dans la chaise :
On la garde, et je vais…

MIRMON, vivement, l'arrêtant
                                   Non, non, je suis fort aise.
Je veux lui parler seul.
(Il se retourne, prêt à sortir)
                                  Mais je ne conçois pas.
À ses gens :
Que l'on cherche ma fille…
                                          En sortant :
                                      … et je l'attends là-bas

FLORISE, derrière le théâtre, un moment après que Mirmon est sorti
Mon Père… O Ciel !… C'est vous… je me meurs…

 

IV,9 – Sortent Mirmon et l'Exempt. En scène : Floricour, Cidalise, l'Abbé

CIDALISE, effrayée, au Duc
                                                                     C'est Florise.
Ah ! Duc, vous me perdez !

FLORICOUR
                                           Mais non, c'est la surprise.
Elle se trouve mal, voilà tout ce que c'est.

                  Cidalise, extrêmement agitée, va, au fond du théâtre du côté par où Mirmon est sorti, prêter l'oreille si elle n'entend rien. Pendant ce temps-là, Floricour parle bas à l'Abbé, lui donne une lettre et lui fait signe de voler et de revenir tout de suite. L'Abbé répond par un signe de tête, et sort.

CIDALISE, très émue
Ils vont tout dévoiler.

FLORICOUR
                                Et comment, s'il vous plaît ?
Oh ! je les en défie, et je me donne au diable… [1490]
À propos, j'imagine un moyen admirable.
Si vous me secondez…

CIDALISE, vivement
                                 Je ne m'en mêle plus.

FLORICOUR, d'un air tendre et lui prenant la main
Madame.

CIDALISE
                  Vos efforts seront très superflus.

FLORICOUR
Du moins, laissez-moi faire, et daignez me permettre…

CIDALISE, vivement
Ne vous avisez pas d'aller me compromettre.

FLORICOUR
Reposez-vous sur moi, je vous jure que non.
Mais nions jusqu'au bout. Motus, j'entends Mirmon.

IV,10 – Entrent Mirmon, Florise, Dulis, l'Exempt (au fond du théâtre). En scène :  Floricour, Cidalise, l'Abbé ( ?), Mirmon

MIRMON, à Dulis, en lui serrant la main
Non, mon ami, jamais je ne t'ai cru coupable.

FLORISE, à Mirmon
Il ne m'a point séduite, il en est incapable.
C'est moi qui le suivais, qui fuyais ce séjour. [1500]
Je savais les complots qu'on tramait à la Cour :
C'est la seule raison qui m'a déterminée.

MIRMON, regardant le Duc et Cidalise
Ah ! je démêle enfin.
                          à Cidalise
                             Vous êtes consternée.

CIDALISE
Moi ! Monsieur, eh ! pourquoi ?

MIRMON
                                              Répondez sans détour.
Lorsque je vous écris que je suis de retour ;
En colère
Eh ! par quelles raisons le cacher à Florise ?

CIDALISE, balbutiant
C'est que je…

FLORICOUR
                     Mais, Monsieur, je suis d'une surprise…
De quoi s'agit-il donc ?

MIRMON
                                 Je suis trop éclairci.
Depuis près de deux mois, que faites-vous ici ?
Je découvre le fil de vos trames secrètes. [1510]
C'est vous qui le perdez, malheureux que vous êtes.

FLORICOUR, d'un ton fier et colère
Si je ne respectais votre âge, vos vertus…

MIRMON, vivement
Oh ! tous ces grands mots-là ne m'en imposent plus.
Et ne vous flattez pas d'abuser davantage…

FLORICOUR
Monsieur, je suis peu fait à souffrir ce langage.
Loin de me condamner sur un simple soupçon,
Vous devriez savoir ce qu'on doit à mon nom.

MIRMON, avec mépris
Vous osez vous targuer d'une vaine noblesse.
Allez, on est plus noble en vivant sans bassesse.
Ne soyez pas si vain de l'ouvrage du sort. [1520]

FLORICOUR, en colère
Monsieur, à tous égards vous avez très grand tort.
Un gentilhomme heureux qui ne vient que de naître
Doit respecter dans moi ceux qui m'ont donné l'être

MIRMON, avec la plus grande volubilité
Quand vous seriez certain d'en être descendu,
Qu'importe les héros dont vous êtes issu ?
Gagnez, sans la briguer, la faveur de vos maîtres ;
Parez-vous des vertus, des mœurs de vos ancêtres.
Voyez ceux parmi vous qui marchent sur leurs pas :
Ils sont l'appui du Trône, adorés des soldats ;
Et, quand le bien public les anime et les touche, [1530]
Leurs noms, chers à l'État, volent de bouche en bouche.
Le peuple les bénit et les élève aux Cieux,
Son cri reconnaissant les annonce en tous lieux.
Montrant Dulis
Mais quand à son ami l'on arrache la vie ;
Quand, loin d'encourager les Arts et l'Industrie,
Tranchant des souverains dans vos gouvernements, [*1536]
Des peuples écrasés vous êtes les tyrans ;
Quand au peuple séduit prodiguant les caresses
Pour soutenir son faste on fait mille bassesses ;
Quand vous vous ruinez pour engraisser l'essaim [1540]
De ces femmes sans mœurs, sans état et sans frein
Dont le luxe insolent insulte à sa misère
Qui, jusques dans nos camps, dans l'horreur de la guerre,
Traînant tous les plaisirs à la suite des grands,
Des vainqueurs des Gaulois flétrit les descendants ;
Quand vous vous dégradez par une vie infâme ;
Quand vous faites douter si vous avez une âme,
Tous vos aïeux, Monsieur, déposent contre vous.

FLORICOUR, furieux, mettant la main à la garde de son épée
Malheureux… je ne sais qui retient mon courroux.
Vous me paierez bien cher un si sensible outrage. [1550]
Je vais m'en plaindre au Roi.

MIRMON
                                     Je ferai davantage.

IV,11 – Entre Claivaux. En scène :  Floricour, Mirmon, Cidalise

CLAIRVAUX, d'un air humble et timide
A Cidalise, qui fermait le passage
Permettez…
             Se jetant aux pieds de Mirmon
                     Monseigneur, j'embrasse vos genoux.

MIRMON, d'un air humain
Eh ! de quoi s'agit-il… Mon ami, levez-vous.

CLAIRVAUX
Ah ! vous ne savez pas combien je suis coupable.

MIRMON, à Dulis
Mais c'est votre valet.

CLAIRVAUX
                                 Je suis un misérable
Qui s'est laissé séduire à l'appas de l'argent.
Je viens vous révéler un secret important ;
Regardant Dulis
Il m'en coûte beaucoup de déceler mon maître.
Il lui présente la bourse que Dulis lui avait donnée au troisième acte et, voyant qu'il ne veut pas la reprendre, il la laisse tomber à ses pieds.
Reprenez votre argent.

DULIS
                                  Mais que dit donc ce traître ?

CLAIRVAUX, à Dulis
Pardonnez-moi, Monsieur, de tromper votre espoir. [1560]
Ce n'est point vous trahir, c'est faire mon devoir.
À Mirmon
Monsieur m'avait séduit et m'avait fait promettre
De partir cette nuit, de porter cette lettre,
Il lui donne une lettre
De la rendre en main propre au prince de Torsac
Qui, depuis quelques jours, vient d'assiéger Brisach.

DULIS, fort en colère, le menaçant
Qui ? tu dis, scélérat !…

MIRMON, l'arrêtant
                                  Mais, c'est votre écriture.
Il lit le dessus
« À Monseigneur le Prince de Torsac, Généralissime des Troupes Impériales, au Camp devant Brisach. »

DULIS, très vivement
Cela n'est point de moi.

MIRMON, ouvre la lettre et la parcourt ; interdit
                                      C'est votre signature.

DULIS, s'avançant pour la voir
Permettez…

MIRMON, l'arrêtant
                   Un moment…

FLORISE, à Dulis
                                        Cela me fait frémir.

MIRMONT, lit haut
« Monseigneur, je vous envoie mon Valet de Chambre, qui se déguisera pour parvenir à votre camp. Vous pouvez vous ouvrir à lui. La Cour a donné ses ordres pour envoyer quarante mille hommes au secours de l'Alsace, mais nous les préviendrons. Je pars aujourd'hui ; j'enlève Florise ; je serai le cinquième au soir dans Brisach. Mes mesures sont bien prises : le sixième, au point du jour, faites attaquer la Place du côté du nord ; pendant que toutes les forces se porteront par là, je vous ouvrirai le portes au midi. Comptez sur moi, je vous réponds de tout. Je suis, et caetera, Dulis. »
Lui montrant la lettre.
Ah ! traître, ah ! scélérat, oses-tu démentir ?…

DULIS, l'examinant, interdit
O ! Ciel !

FLORISE, courant à Dulis
                  Mon cher Dulis !

MIRMON
                                        Quel jour affreux m'éclaire ! [1570]

DULIS, à Florise
C'est mon seing, c'est ma main, le même caractère.
Je doute si je veille et ne sais où j'en suis.
À Mirmon
Voilà les derniers coups de mes vils ennemis.
Pouvez-vous en effet me croire un misérable :
Vous connaissez ma vie, elle est irréprochable.

MIRMON
Tu n'es pas confondu, monstre, baisse les yeux !
Ah ! je n'ai-je péri ! que je suis malheureux !
Non content de trahir, de vendre ta patrie,
Tu ravissais ma fille, et ta lâche industrie…

DULIS, très vivement
Ah ! j'atteste le Ciel !

MIRMON
                              Eh ! donne une raison. [1580]
Prouve ton innocence.

DULIS, montrant Clairvaux
                                  Arrêtez ce fripon.
Car de la vérité lui seul peut vous instruire.
Tout m'accuse, il est vrai ; je ne sais que vous dire.

MIRMON, accablé
Je n'en puis plus douter ; j'en mourrai de douleur.
Ah ! Duc… je sens mes torts : pardonnez ma fureur.
J'en suis au désespoir, je vous demande en grâce…

FLORICOUR, lui prenant la main, avec douceur
Monsieur, n'en parlons plus, le repentir l'efface.

DULIS, à Mirmon
Monsieur, écoutez-moi, je n'ai point mérité…

MIRMON, au Duc
L'infâme, sur son front quelle sérénité !
À Dulis
C'est ton seing, ton valet.

DULIS
                                 Eh ! Monsieur, c'est un traître. [1590]

MIRMON, avec fureur
Tais-toi ! de mes transports je ne suis plus le maître.
J'aurais donné pour lui… je l'aimais comme un  fils.
Au Duc, en regardant Dulis, les larmes aux yeux
Il remplaçait tous ceux qui m'ont été ravis.
À l'Exempt
Remettez les chevaux ; menez-le à la Bastille.

FLORISE, se jetant aux pieds de Mirmon
Mon père !

MIRMON
                Levez-vous.

FLORISE, se levant, au Comte qui veut sortir
                                  Écoutez.

MIRMON
                                                Non, ma fille.
Votre amour vous aveugle et je n'entends plus rien.
Quant à ce coquin-là, qu'on l'observe si bien
Montrant Clairvaux aux arrêts
Qu'il ne puisse sortit jusqu'à ce que j'ordonne…
À l'Exempt
Son porte-feuille…
                 Aux archers
                         Allez… ma force m'abandonne.
Les archers sortent, l'Exempt reste au fond du théâtre
Je ne me soutiens plus.
Mirmon fait quelques pas pour sortir, puis se retourne
                                    Ma fille vous restiez. [1600]

FLORISE, du ton le plus touchant
Écoutez-moi, mon père, ou je meurs à vos pieds.

MIRMON, attendri, se retournant et relevant sa fille
Ma chère fille, eh bien !

FLORISE, après avoir baisé les mains de son père, s'approche de Dulis ; très vivement
                                    Je n'ai qu'un mot à dire.
Jetant les yeux sur le Duc, avec mépris
Quoi qu'on puisse tramer, quoi qu'on puisse t'écrire,
Je ne changerai point, je t'en donne ma foi ;
Et ce n'est qu'à la mort que je renonce à toi.

MIRMON, d'un ton sévère, prenant sa fille par la main
Vous abusez, Florise.

FLORISE, très vivement, l'interrompant
                                Ah ! si je vous suis chère,
Daignez approfondir cet horrible mystère.

MIRMON, en colère
Suivez-moi, je vous dis !

FLORISE, prête à sortir, au fond du théâtre
                                   Dulis, rassure toi
D'un ton le plus tendre
L'innocence est bien forte aux genoux de mon Roi.

Dulis sort avec l'Exempt d'un autre côté.

FLORICOUR, quand tout le monde est sorti, à Cidalise à laquelle il donne la main en riant
Vous voyez si j'avais un moyen admirable… [1610]
L'affaire est en bon train : allons nous mettre à table. [*1611]

ACTE V

V,1 – Clairvaux seul En scène

CLAIRVAUX, extrêmement agité
Je ne puis échapper, il faut que je périsse
Si Mirmon m'abandonne aux mains de la Justice.
Marchant à grands pas
Ah ! Ciel… maudit Abbé qui m'es venu tenter.
Mais c'est qu'il n'a pas l'air de s'en inquiéter.
Et je trahis pour lui, je perds le meilleur maître…
Je le mérite bien, et j'ai le sort d'un traître :
On l'abandonne après… Eh ! comment me sauver ?
Par où… de tous côtés on me fait observer.

V,2 – Entre Mérille. En scène : Clairvaux, Mérille

MÉRILLE
Ah ! mon pauvre Clairvaux !

CLAIRVAUX
                                          Sont-ils encor à table ? [1620]

MÉRILLE
Oui, l'on est au dessert.

CLAIRVAUX
                                  Que je suis misérable !
C'est cependant pour moi, pour pouvoir t'épouser…

MÉRILLE
Eh bien ! le mal est fait, il n'y faut plus penser.
Il ne faut s'occuper qu'à te tirer d'affaire.
Cherchons quelque moyen.

CLAIRVAUX
                                       Ah ! mon Dieu, comment faire ?
Je ne saurais sortir de cet appartement.
Le Comte veut sans doute un éclaircissement.
Il a dit aux archers de me garder à vue.
Mais ne saurais-tu point quelque secrète issue ?…

MÉRILLE
Hélas ! non, point du tout.

CLAIRVAUX, désolé
                                      Oh bien ! je suis perdu : [1630]
On va m'interroger, je serai convaincu,
J'aurais beau protester, j'aurais beau me défendre.
C'est qu'il n'y va pas moins que de me faire pendre.

MÉRILLE
Mais, tu me fais frémir.

CLAIRVAUX
                                  Qu'est-ce que fait Mirmon ?

MÉRILLE
Il est rentré chez lui.

CLAIRVAUX
                                 Dulis est parti.

MÉRILLE
                                                          Non.
Florise s'est jetée aux genoux de son père :
Elle aura, par ses pleurs, apaisé sa colère.
Ou peut-être le Comte a-t-il changé d'avis.
Mais il , sur le champ, fait rappeller Dulis.
Il vient de remonter, ils sont tous trois ensemble. [1640]
C'est tout ce que j'en sais.

CLAIRVAUX
                                       Tant pis, morbleu ! je tremble !…
Mais j'imagine… attends, je conçois quelque espoir…
Le Duc peut me sauver. Si je pouvais savoir…

MÉRILLE
Quoi ?

CLAIRVAUX
           Je n'ai pas le temps. Je ne puis te le dire.
Tu le sauras tantôt. Je veux d'abord m'instruire
Si le Duc est mêlé dans cette affaire-ci.
Je crois qu'il a sous main manœuvré tout ceci.
L'Abbé n'est que l'agent, autant que je puis croire.
Moi le bras, lui le chef : voilà toute l'histoire.
Mais je n'en suis pas sûr. Pour me rien faire en vain, [1650]
Il faut auparavant que j'en sois bien certain.

MÉRILLE
Fort bien ; mais comment faire ?

CLAIRVAUX
                                              Ils vont sortir de table,
Monter ici…

MÉRILLE
                   Cela me paraît vraisemblable.
Ils y montent toujours, sûrement ils viendront.

CLAIRVAUX, levant le fourreau du canapé
Moi, je vais là-dessous m'étendre tout du long.
Florise est chez le Comte, ils le savent sans doute.
Qui diable leur dira qu'ici je les écoute ?
Dès qu'ils se verront seuls, tout naturellement
Ils causeront entre eux de cet événement.
Et, s'ils ne disent pas tous les mots à l'oreille, [1660]
Je dois assurément les entendre à merveille.
Je m'en vais me cacher sous ce grand canapé.
Et, si je n'entends rien, je serais fort trompé.
Toi, fais-moi le plaisir de voir ce qui se passe,
Et ne t'éloigne pas : je te demande en grâce.

Mérille sort

CLAIRVAUX, seul, regardant le canapé
Mais c'est jouer gros jeu que d'oser me cacher…
Si l'on le déplaçait ; si l'on allait chercher…
Mais, d'un autre côté, Mirmon me fera pendre.
Prêtant l'oreille
Cela n'est pas douteux… Hem ! je crois les entendre.
Allons, Monsieur le Duc, quitte ou double : ma foi, [1670]
Ou vous m'assommerez, ou vous paierez pour moi.

 

V,3 – Clairvaux se cache sous le canapé et rabat le fourreau sur lui. Entrent Floricour, Cidalise, l'Abbé, le Chevalier. En scène : Floricour, Cidalise, l'Abbé, le Chevalier et Clairvaux caché.

FLORICOUR, à l'Abbé qui entre le dernier
Ferme, et vois si quelqu'un…
au Chevalier
                                        Je suis d'une surprise :
à demi-bas
Quoi ? le Comte, attendri par les pleurs de Florise,
A rappelé Dulis au moment qu'il sortait.
Mais pourquoi ?…

LE CHEVALIER
                         Je ne sais.

FLORICOUR
                                       Mirmon, qu'est-ce qu'il fait ?

LE CHEVALIER
Il est au désespoir, il est inconsolable ;
Et l'on dit qu'il succombe au malheur qui l'accable.
Il vient d'examiner les papiers de Dulis,
Avec d'autres encor que l'Exempt a surpris.
Il retourne à la Cour.

FLORICOUR, vivement
                                J'en ai l'âme ravie. [1680]
Oh ! je le tiens.

Un laquais paraît.

LE LAQUAIS
                        Madame…

CIDALISE
                                         Eh bien !

LE LAQUAIS
                                                  Monsieur vous prie
De vouloir bien passer dans son appartement

Le laquais sort.

CIDALISE, au Duc
Ah ! je tremble.

FLORICOUR
                        Allez-y, Madame, hardiment.
Eh ! vous ne craignez rien ; payez d'effronterie.

CIDALISE
S'ils allaient nous convaincre…

FLORICOUR
                                          Oh ! je les en défie.
Qui pourrait les instruire ? et comment, s'il vous plaît ?
Nous quatre uniquement savons notre secret.
Clairvaux, qui pourrait seul soupçonner quelque chose,
Clairvaux nous est vendu.

CIDALISE
                                       Mais…

FLORICOUR, vivement
                                               Il est mort, s'il cause.
D'un ton plus doux
Mais nous n'en viendrons pas à cette extrémité. [1690]
De grâce, ayez, Madame, un peu de fermeté.
Si vous vous possédez, et si rien ne l'éclaire,
Mirmon s'efforce en vain d'éclaicir ce mystère.
Niez ingénument ; rien ne peut nous trahir.
Je vous suis dans l'instant ; j'irai vous soutenir.

CIDALISE
Oui, car je crains Mirmon ; j'ai des frayeurs mortelles…

FLORICOUR
Prenez cet air aisé, ces grâces naturelles
Que la timidité s'efforce d'obscurcir.
Soyez vous-même enfin : vous serez à ravir.
Et songez qu'un esprit de la trempe du vôtre [1700]
N'est point aux préjugés asservi comme un autre.

V,4 – Le Chevalier donne la main à Cidalise et ils sortent. En scène : Floricour, l'Abbé

FLORICOUR, conduit Cidalise des yeux ; et, dès qu'elle est partie
En flattant une femme, on en fait ce qu'on veut.
Je connais si bien l'homme et tout ce qui le meut !
Sois bien sûr, mon ami, dans la classe où nous sommes
Que l'art le plus utile est de jouer les hommes.
Ils vont tous deux s'asseoir sur le canapé.
Puisque nous sommes seuls pendant quelques moments,
Écoute, asseyons-nous, profitons des instants.
C'est un petit génie à qui je n'ose dire
Une chose importante, et dont je vais t'instruire. [1710]
Mais surtout parlons bas. Je tremble que Clairvaux
N'aille ici nous ravir le fruit de nos travaux.
Mirmon va le livrer aux mains de la Justice :
Si la peur va le prendre, il te dira complice.
Il pourrait nous trahir ; mais je sais un moyen.
Faisons-le disparaître ; il n'est plus bon à rien.
Il ne peut, en un mot, que nous être contraire ;
Et, puisqu'il peut nous perdre, il faut nous en défaire.

L'ABBÉ
Comment ?

FLORICOUR
                 Voici la clef de l'escalier secret
Par où tu sais que j'entre et sors quand il me plaît. [1720]
Mirmon n'en peut avoir aucune connaissance
Puisqu'on ne l'a construit que pendant son absence.
Il répond dans le Bois : tu peux facilement [*1723]
Faire passer Clairvaux par mon appartement
Sans qu'on puisse le voir, et même qu'on s'en doute.

L'ABBÉ
Oui, vous avez raison.

FLORICOUR
                               Ce n'est pas tout : écoute.
La fuite de Clairvaux peut éclairer Mirmon,
Ou du moins lui donner un violent soupçon.
Il le fera chercher ; on pourrait le reprendre.
Si l'on peut le tenir, Mirmon le fera pendre. [1730]
Le coquin jasera. Tu vois où cela tend.
Ton repos, ton bonheur et ta vie en dépend.

L'ABBÉ
Eh bien ?

FLORICOUR
                Va le trouver, et lui dire à l'oreille
Que tu veux le sauver, que tu sens à merveille
Tous les risques qu'il court dans cette occasion.
Il n'aura pas encore dîné ?

L'ABBÉ
                                     Je crois que non.

FLORICOUR
Afin de préparer ce qui t'est nécessaire,
Dis-lui dans un moment de passer chez ton frère.
Tu connais la vertu de cette mixtion
Qui ne porte jamais de marques de poison [1740]
Mais dont l'effet est sûr en moins de vingt-quatre heures.
Fais venir un bouillon… les viandes les meilleures ;
Et puis tu lui dira, tout naturellement,
De manger un morceau, de faire promptement
Qu'il sorte, qu'il s'éloigne autant qu'il est possible :
S'il échappe une fois, il devient invisible.
Clairvaux près d'un buisson ira mourir ailleurs
Et tu l'arracheras à de plus grands malheurs.

L'ABBÉ
Oh ! je vous avouerai que c'est pousser la chose…
Cela me fait frémir ; en vérité, je n'ose. [1750]

FLORICOUR
Comment ? pour un valet, rebut du genre humain.
Quoi ? l'objet le plus vil…

L'ABBÉ
                                     Mais c'est un homme, enfin.

FLORICOUR
En vérité, mon cher, permets que je te gronde :
Pour quelqu'un comme toi, qui vis dans le grand monde,
Surtout pour un abbé, tu ne te formes pas !

L'ABBÉ
Vraiment cela pourrait nous tirer d'embarras.
Un sentiment plus fort… l'humanité murmure,
Et je sens que cela révolte la nature.

FLORICOUR
Nature, humanité : voilà de ces grands mots
Que l'esprit a trouvés pour amuser les sots. [1760]
Eh ! vois le monde en grand : lorsqu'un homme succombe,
C'est un fruit qui se sèche, une feuille qui tombe.
D'ailleurs, point de milieu : tu te perdras, ou lui.
Dis-moi, qui s'est jamais immolé pour autrui ?
Clairvaux est dangereux : il fait bien qu'il périsse.
Le sort en nous servant creusait son précipice.
Mais les moments sont chers : j'ai bien lu dans ses yeux,
Il se repend, il tremble, il en est furieux.
Si tu vas l'épargner, tu seras sa victime.
Il y va de tes jours, tout devient légitime. [1770]
En un mot, je le veux.

L'ABBÉ
                               J'obéis à regret.
Allons, vous le voulez, vous serez satisfait.

FLORICOUR
Je passe chez Mirmon.

V,5 – Floricour et l'Abbé sortent tous les deux par différents côtés. Clairvaux sort de sous le canapé. En scène :  Clairvaux seul

CLAIRVAUX
                                  Oh, l'abominable homme !
Il faut sauver Dulis, ou que le Duc m'assomme.
Ah ! si j'ai le bonheur… je m'en vengerai bien.
Et, puisqu'il faut périr, je ne risque plus rien.

V,6 – Clairvaux entre dans l'appartement du Duc, en regardant de tous côtés si personne ne le voit. Entrent Dulis et Dalais. En scène : Dulis, Dalais

DULIS, accablé de douleur, en lui serrant la main
Mon cher Dalais… adieu.

DALAIS
                                    Mais, pendant votre absence,
Je puis facilement prouver votre innocence.
Calmez-vous, soyez sûr…

DULIS
                                   Dans l'état où je suis,
Que pourras-tu, toi seul, contre mes ennemis ? [1780]
Ah ! tu ne sais pas tout, je n'ai plus d'espérance.
Tu venais de sortir. Le Comte, en ma présence,
En cherchant mes papiers, qu'il a presque tous lus,
A trouvé dans ma table un billet sans dessus,
Qui semble être en effet d'un Prince de l'Empire
Et paraît confirmer ce qu'ils m'ont fait écrire.
Le Comte me regarde ; il devient furieux ;
Il fait signe à l'Exempt de m'ôter de ses yeux.
Je demeure interdit. Florise évanouie
Tombe aux pieds de Mirmon, sans chaleur et sans vie. [1790]
Je cours la relever, je veux la secourir,
Mais Mirmon me l'arrache ; il me dit de sortir,
Me menace, m'y force ; et Florise éperdue
Sans doute aux pieds du Comte est encore étendue.
Mon malheur est au comble… Ah ! vole à son secours
Et, si je te suis cher, va veiller sur ses jours.

DALAIS
Tout à l'heure j'y cours. Écoutez : cette lettre,
Qu'un exprès de Versailles est venu me remettre
Pour la rendre en main  propre au duc de Floricour,
Pourrait nous éclairer : elle vient de la Cour. [1800]
Ouvrons-la, croyez-moi, nous trouverons peut-être
La preuve des complots que médite le traître.
Car c'est lui qui vous perd.

DULIS, l'empêchant de l'ouvrir
                                        Arrête, je le veux.
Une lettre est sacrée ; et j'aime beaucoup mieux
N'être jamais vengé de sa scélératesse
S'il faut, pour me sauver, commettre une bassesse.
Vivement
Mais va voir si Florise… Oh ! Ciel ! je l'aperçois…
En lui serrant les mains
Je ne me trompe point : c'est elle que je vois…
Ah ! je ne crains plus rien.

V,7 – Entrent Cidalise, Florise (sans rouge, appuyée sur Mérille), Mirmon, Floricour, l'Abbé, le Chevalier, l'Exempt. En scène : Dulis, Dalais, Cidalise, Florise, Mirmon, Floricour, l'Abbé, le Chevalier, l'Exempt, plusieurs laquais.

MIRMON, à l'un de ses gens
                                        Allez, courez, Adine :
Qu'on mette les chevaux à la grande berline. [1810]
À Dulis
Monstre ! tous tes complots vont paraître au grand jour :
Je vais, avec Clairvaux, t'emmener à la Cour.

                  Clairvaux paraît, sortant de l'appartement de Floricour.

L'ABBÉ, bas au Duc
Je l'ai cherché partout.

CLAIRVAUX, se jette aux pieds de Mirmon
                                   Monseigneur.

DULIS
                                                  Comment, traître ?
Ne viens-tu pas encore ?…

CLAIRVAUX, à genoux, d'un ton hypocrite
                                      Écoutez, mon cher maître,
Je suis au désespoir de vous avoir trahi.
Si vous saviez combien je m'en suis repenti.
Oui, je vous ai vendu pour épouser Mérille.
L'amour cède aux remords : je perdrai cette fille.
J'aime mieux vous sauver, et je puis vous jurer
Que si j'ai fait le mal, je vais le réparer. [1820]

MIRMON, très étonné
Comment donc ?

CLAIRVAUX, à genoux, à Mirmon
                        Mais, avant que je vous satisfasse,
Aurez-vous la bonté de m'accorder ma grâce ?

MIRMON
Mais…

CLAIRVAUX, se relevant
          Oh bien ! Monseigneur, je ne puis qu'en mourir,
Et ce n'est qu'à ce prix que je veux découvrir…

MIRMON
Oh ! très certainement je ne veux rien promettre
Que je ne sache avant…

CLAIRVAUX
                                     Mais, daignez me permettre,
Si je pouvais ici vous prouver clairement
Montrant Dulis
Que loin d'être coupable, il est très innocent.

MIRMON, très vivement
Ah ! si tu le pouvais, oui, je te le pardonne.

CLAIRVAUX, faisant signe à l'Exempt de se placer dans le fond du théâtre
Bon, faites bien fermer ; qu'il ne sorte personne. [1830]

MIRMON
Me jouerais-tu, maraud ?

CLAIRVAUX
                                 Non. Pour vous mettre au fait
Montrant l'Abbé
Vous saurez en deux mots que j'étais son valet
Montrant le Chevalier
Et que ces deux Messieurs, que vous allez connaître,
M'avaient placé chez lui pour mieux trahir mon maître.
Montrant Dulis
Monsieur, le mois dernier, avait perdu le sien.
L'Abbé me cajola, m'amadoua si bien
Que je me présentai ; j'obtins sa confiance ;
Et je vous avouerai que j'avais l'impudence
D'aller leur rapporter les projets qu'il formait.

L'ABBÉ
Comment ? fourbe, imposteur…

MIRMON
                                            Taisez-vous, s'il vous plaît. [1840]

CLAIRVAUX
L'Abbé, voyant l'amour que j'avais pour Mérille,
Me promit de me faire épouser cette fille ;
Et que, si je voulais le servir jusqu'au bout,
Il me ferait un sort et se chargeait de tout.
J'obéis en aveugle et conjurai sa perte.
Enfin l'occasion ce matin s'est offerte :
J'ai contrefait sa main ; j'ai tout fait sous leurs yeux ;
Ils ont conduit ma plume, et le billet est d'eux.
Lui montrant un papier
C'est le premier essai qu'ils m'en avaient fait faire.
Osez-vous à présent soutenir le contraire ? [1850]

MIRMON
C'est la même écriture.

CLAIRVAUX
                                 Oh ! ce n'est pas là tout.

MIRMON, au Duc
Ils sont tout stupéfaits.

CLAIRVAUX
                                Écoutez jusqu'au bout.

FLORICOUR, à l'Abbé
Mais défendez-vous donc ! Vous sentez-vous coupable ?
Mon Écuyer aussi ! Mais c'est abominable.

CLAIRVAUX
Oserez-vous nier que vous êtes venu,
Sous l'habit d'un soldat pour n'être point connu,
Du zèle le plus pur couvrant tant de bassesse,
Lui conseiller tantôt d'enlever sa maîtresse ;
Et que vous m'avez dit : « Va, s'il peut l'enlever,
C'est un homme perdu, que rien ne peut sauver » ? [1860]
Au Chevalier
Et vous, ces jours passés, vous n'avez pas fait faire
Un cachet sur le sien : direz-vous le contraire ?

FLORICOUR, à Mirmon
En vérité, Monsieur, je n'en puis revenir.
C'est un mystère affreux que je veux éclaircir.
J'y suis intéressé ; je veux qu'on les saisisse
Et je les abandonne aux mains de la Justice.

LE CHEVALIER
Oh Ciel !

L'ABBÉ
           Quoi? vous osez !

FLORICOUR, tournant tout à fait le dos à Mirmon et, ne pouvant être vu que du Chevalier et de l'Abbé, leur fait signe des yeux ; en colère, à l'Abbé, et lui montrant les pieds de Mirmon
                                       Taisez-vous, scélérat !
Tombez, demandez grâce et redoutez l'éclat.

L'ABBÉ, à part
Je le mérite bien
                 à son frère
                      Ma fureur est extrême.
au Duc
Craignez mon désespoir.

FLORICOUR, d'un ton furieux, cherchant à l'intimider
                                     L'Abbé…

L'ABBÉ, en fureur
                                                   Tremblez vous-même. [1870]

CLAIRVAUX, à Mirmon
Attendez un moment : je vais les accorder.
Soupçonnant que le Duc daignait les seconder…
                  Floricour allant à Clairvaux et le menaçant, Mirmon le fait passer de l'autre côté.
J'ai trouvé le moyen ici de les surprendre.
Je me suis caché là : je viens de les entendre.
Alors, étant bien sûr qu'il perdait son ami,
Pendant qu'il est monté, je suis vite sorti.
J'ai pénétré chez lui ; j'ai bien fermé la porte ;
J'ai rompu hardiment une malle assez forte
Où, quand ils vous ont vu, l'on a mis ces papiers.
Celui-ci sous la main m'est tombé des premiers. [1880]
Ce billet de l'Abbé s'est trouvé dans la lettre
Que tantôt à son frère il m'a dit de remettre.
C'est lui que je cherchais : je me doutais du tour.
Vous voyez qu'il s'adresse au duc de Floricour.
Lisez.

FLORICOUR, menaçant Clairvaux, pendant que Mirmon lit
                Ah ! misérable !

MIRMON
« Monsieur le Duc, j'ai fait très exactement ce que vous m'avez dit. J'ai écrit une lettre au Ministre, qui lui est parvenue ce matin ; Je défierais le diable de reconnaître mon écriture… »
Il lit le reste bas.
                                             Oh Ciel ! quelle infamie !
C'est le comble du crime et de la perfidie !
Courant embrasser Dulis
Mon ami, cher Dulis, quelle était mon erreur !
A Florise
J'en mourrai de plaisir… partage mon bonheur :
Ma chère fille, viens.

DULIS
                                Je renais.

FLORISE, se jetant dans les bras de Mirmon
                                              Ah ! mon père !

MIRMON, embrassant Florise et Dulis
Mes enfants…

DULIS
                  Mon cher Comte !

MIRMON
                                           Oubliez ma colère. [1890]
J'étais au désespoir : j'ai cru perdre mon fils.
Il se retourne vers le Duc
Quoi ? vous restez, Monsieur !

FLORICOUR, d'un air aisé
                                            Oui, je suis très surpris
Qu'un homme tel que vous puisse être assez crédule…

MIRMON, montrant l'Abbé
Quoi, ce n'est pas sa main ?

FLORICOUR
                                       Le piège est ridicule.
Montrant l'Abbé
D'ailleurs, s'il l'avait fait, je lui sais trop d'esprit
Pour convenir jamais de me l'avoir écrit.
Eh quoi ? me jugez-vous sur le rapport d'un traître
Qui trompe tour à tour, sert et trahit son maître ?

MIRMON, en colère, lui montrant la lettre.
Cela n'est pas de lui ?

FLORICOUR
                                Non, Monsieur, je vous dis,
Pas plus que ce billet que l'on prête à Dulis. [1900]
                  D'un air très naturel
Quand vous me connaîtrez, vous me rendrez justice.
Ne vous attendez pas qu'ici je m'avilisse
À m'emporter, me plaindre, à me justifier.
En vérité, j'en ris ; le piège est trop grossier.
J'aime trop le plaisir, je hais trop la fatigue
Pour me donner les soins que demande l'intrigue ;
Et je ne cherche point, au printemps de mes jours,
De remède à l'ennui, ce vrai poison des Cours.
                  Avec beaucoup de noblesse
La foule des beaux arts et les fruits du génie
Viennent semer de fleurs chaque instant de ma vie. [1910]
Mon métier que je fis, que j'aime à la fureur,
Et la gloire et l'amour peuvent remplir mon cœur.

MIRMON, au Duc, qui est au fond du théâtre
Dieux ! quelle effronterie !… Oh ! je vais te confondre :
Le Roi te punira, je puis bien t'en répondre.
S'il est vrai que ton cœur adorait ses appas,
Ton supplice commence : elle passe en ses bras.
Va, l'opprobre des grands, l'horreur de ta patrie,
Traîner dans le mépris le reste de ta vie.

CLAIRVAUX, se jetant presque à genoux entre Dulis et Mirmon
                                                     Pardonnez-moi, Messieurs… [*1919]

DULIS, en sortant
Oui, je te chasse : va te faire pendre ailleurs. [1920]

MIRMON, à Floricour, au Chevalier, à l'Abbé
Mais vous, maîtres fripons…
                  se tournant vers l'Exempt
                                         commencez par les prendre.
Vous serez bien adroits si je ne vous fais pendre.
À sa femme, avec le plus grand mépris
Je sais quel est pour toi le plus dur châtiment :
Tu finiras tes jours dans le fond d'un couvent.
Sors.
À Dulis
        

        Viens, mon cher ami, l'on nous rendra justice.
Tôt ou tard la vertu doit triompher du vice.
Je vais aux yeux du Roi dévoiler ces complots.
J'unirai mes enfants, j'oublierai tous mes maux.

 


NOTES :

[*9] Dans l'édition de 1767, ce passage de la scène 1 à la scène 2 n'est pas signalé ; on passe de la scène 1 à la scène 3.

[*468] Le donjon de Vincennes a été aménagé en prison d'État pour des prisonniers de haute naissance dès le XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, il resta prison d'État.

[*756] Il manque, à la fin du vers, un mot de deux syllabes, rimant avec jardin.

[*1241] Chauveau a ajouté ici une note. « Cette scène était trop longue : j'en ai retranché près de cinquante vers. Cependant je crois devoir placer ici une partie de la réponse de Floricour. Ce n'est point à Paris, dans le sein de la paix, / Que vous devez juger des courtisans français. / Ce n'est qu'aux champs de Mars qu'on voit ce que nous sommes ; / L'honneur dans ces moments nous rend plus que des hommes. / Vous nous verrez toujours, au milieu des combats, / Traînant tous les plaisirs et les jeux sur nos pas, / Par des chemins de fleurs voler à la victoire, / Revenir couronnés, ou morts couverts de gloire. L'Homme de Cour le plus intrigant, et surtout un Français, a toujours du cœur. Il faut lui rendre justice, il a l'esprit du corps. Je l'ai donc peint brave, mais fin, mais toujours maître de lui. Sans manquer de courage, sous le masque de l'amitié, il cherche à amuser Dulis, parce qu'il sait que l'Exempt va paraître. Je prie le lecteur de ne pas oublier qu'il fallait présenter mon héros sous toutes les faces qui forment son caractère. »

[*1478] Erreur de l'édition : il y a deux scènes VIII.

[*1536] Tranchant de = imitant les manières des souverains.

[*1611] Ici une note de Chauveau : « Les gens qui me jugeront sans partialité sentiront combien mon ouvrage perd à n'être pas joué. Comme il y a beaucoup d'intrigue, de détails, de petits mots coupés dont je me suis servi pour rendre le dialogue plus vif, on est obligé de lire la pantomine à chaque instant : cela ralentit la marche et refroidit l'action. L'illusion théâtrale n'aurait présenté que des tableaux. »

[*1723] Répondre : aboutir dans.

[*1919] Il manque six syllabes au début de ce vers. Messieurs rime avec ailleurs.


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