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CLAUDE BRISSARD

POEMES DANS

Le Second Livre de la Muse Folâtre, recherchée des plus beaux esprits de ce temps, de nouveau revue, corrigée et augmentée, à Lyon, par Barthélémy Ancelin, imprimeur ordinaire du Roi, 1611

Le Second livre du Labyrinthe d'Amour ou suite des Muses Folâtres, recherchée des plus beaux esprits de ce temps, à Rouen, chez Claude le Villain, libraire et relieur du Roi, demeurant à la rue du Bec, à la bonne Renommée, 1610



LA LOUANGE DES CORNES, signé C. Brissard (La Muse folâtre, p. 5 à 9)

Sus, sus, mignardes avettes,
Chargez-vous de violettes,
Mignonnes filles du ciel,
Et confisez votre miel ;
Chargez, mouches bien heureuses,
Chargez de fleurs odoreuses
Vos cuissettes, que Jupin
Surdora d'un or plus fin
Que celui de la Pactole,
De qui l'ondelette molle,
En mille plis se tournant,
Va son gravois raffinant.
Et, après, qu'un soin vous touche
D'épandre dessus ma bouche
Ou de verser en mon sein
Tout le miel de vostre essaim,
Afin que je puisse dire,
Aux doux accords de ma lyre,
Ce que m'apprit l'autre jour
Le petit folâtre Amour,
Ce demi dieu des bocages.
Sortez, et que les ramages
Que vous portez sur le front
Ne vous fassent plus d'affront.
N'ayez plus, bouquins, de honte
Que sur votre tête monte
Ce petit rameau cornu :
Entre nous, j'en ai connu
Qui, comme vous, sur la tête
Portent cette riche crête.
Pensez que rien n'est si beau
Que les cornes du taureau
Qui dessus sa blanche croppe
Ravit la folâtre Europe;
On ne peut pourtant douter
Que ce ne fût Jupiter,
Luy qui garde en sa chevance [en sa chevance = parmi ses biens]
Le riche cor d'abondance, [Baïf, dans Hymne de la Paix, parle aussi du « cor d'abondance »]
Voire qu'on dit que ce dieu
Le posa au plus haut lieu
D'Olympe, et que la Cybèle
Cheust encores immortelle **
Cette corne, qui porta
La chèvre qui allaita [Amalthée]
Jupiter en son bas âge.
Non, non, reprenez courage,
Chassez bien loin le souci
Qui vous tyrannise ainsi.

Diane aurait-elle grâce
Si, en courant à la chasse,
Elle portait abattus
Ses deux cornichons pointus ? [les deux extrémité du croissant de lune]
Penserez-vous que Céphée
L'aimât autrement coiffée?
Ou crût que ce fût la sœur
 De ce Délien sonneur [Phébus-Apollon]
De qui la face connue
En rayons d'or est cornue ?
C'est honneur de Cuisse-né [Bacchus, né de la cuisse de Jupiter]
De n'être point écorné
Et la perte misérable
D'Achelois, quand sur le sable
Hercule, puissant et fort,
Marque de son heureux sort,
Lui arracha pour conquête
Une corne de la tête : [Achélôos s'était métamorphosé en taureau]
Voire ce grand enchanteur,
Pipé d'un savoir menteur,
D'Alcide fut la victoire.
Venus n'a point tant de gloire
Que quand son sein demi nu
Nous fait voir ce mont cornu,
Ce mont de lait qui respire
La douceur et le martyre,
Les dards, les traits et les feux
Que son fils foudroie à ceux
Qui contemplent la poitrine,
Poitrine large, ivoirine,
De la mère des Amours.

Le dieu des meurtriers tours, [Mars]
Encores la main sanglante,
À les planter se contente
A Vulcain, qui n'en a point,
Lorsque, quittant le pourpoint,
Il baise de Cythérée [Vénus] 
L'œil et la bouche sucrée,
Ou qu'il cueille entre ses bras,
Encor' poudreux des combats
Avec une douce force
Les fruits de la douce amorce
Qui rendit à Venus sien,
Ce grand guerrier Thracien.
 
Personne donc ne souspire,
Le boiteux n'en fait que rire, [Vulcain]
Lui que la Reine de l'air [Junon]
A conçu de Jupiter.
Voire Jupiter se fâche
De ne porter ce panache,
Et voudrait que sa Junon
(Quoi qu'on estime que non)
Par un si doux exercice
Lui eût fait ce bon office.

« Il ne faut de rien jurer »
L'on n'oseroit assurer
Si Junon, dedans la nue,
Lui fît la tête cornue
Lorsqu'Ixion malheureux [Ixion a cherché à séduire Junon, qui a prévenu son mari]
En fut si fort amoureux,
Car on dit qu'en ceste sorte
Elle trompa, plus accorte,
Et son frère et son époux. [Junon à la fois soeur et épouse de Jupiter]
Que sert d'entrer en courroux ?
« Il faut que notre jeunesse,
« Qui s'envole de vistesse, **
« Passe son temps à ce jeu;
« L'âge ressemble à un feu,
« Lequel sans repos chemine,
« Et minant autrui se mine ;
« Il ressemble à un torrent
« Par les montaignes courant,
« Qui en nul lieu ne séjourne
« Et jamais il ne retourne. »
Qu'on emploie donc ses ans
À ces gaillards passetemps;
Voire qu'on ne croie escornes [un escorne = un affront, un déshonneur]
De porter ainsi des cornes.

O cornes ! titres d'honneur,
Cornes, témoins d'un bonheur,
Cornes que chacun salue
Quand on les voit par la rue;
Cornes, dis je, le repos
D'un million de travaux
Qui talonnent nostre vie,
Ce n'est point une infamie
De vous porter quelques fois.
Les arcs boutants des palais,
Ministres de la justice,
Les portent au sacrifice
Qu'ils lui sont obéissants.
Arrière donc, médisants,
Moqueurs d'un si beau panache,
La langue au palais s'attache
De celui qui médira
Des cornes et en rira !



SONNET, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 17)

Belle, vous avez tort de m'avoir refusé ;
Il est vrai, je le sais, j'ai honte de le dire
Je me repens d'avoir tant souffert de martyre,
Et m'être si longtemps après vous amusé.

Je suis las d'être ainsi finement abusé,
Mon épingle du jeu désormais je retire :
Rompons la paille ensemble; à mon tour je veux rire,
Commençant à vos tours d'être plus avisé.

Cherchez un autre amant qui en l'air se contente,
Je ne me nourris plus d'une si vaine attente :
L'espoir en ce quartier n'en guérit que bien peu.

Çà! çà ! jouons de tout, ha ! vous êtes en perte,
J'ai gagné, je vous tiens, vous voilà découverte!
Si je blouse dedans, j'emporterai le jeu. [blouser : terme du jeu de billard]



STANCES SUR LE JEU DE BILLARD, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 19 à 21)

Si vous eûtes jamais à jouer quelque envie,
Mesdames, si l'ébat d'une plus douce vie
Occupa quelquefois votre esprit plus gaillard,
Laissez là le volant, quittez le trou-madame,
Et bannissant le soin meurtrier d'une belle âme,
Prenez le manche en main et jouez au billard.

C'est un jeu tout plaisant dont le doux exercice
Fait paraître en poussant quel en est l'artifice,
Parfait en ce qu'il a beaucoup plus d'action
Que ni le trou-madame ou le volant qui roue
Çà et là repoussé; car quand quelqu'un y joue
De pousser et choquer, c'est sa perfection.

Il faut que de ce jeu la place soit unie,
La terre soit d'argile el ferme et aplanie,
Bien pétrie, sablée et carrée à l'entour.
Que de pièces de bois elle soit enfermée,
De blouse, d'archelet et de sonnette armée :
D'autant que par ces trois on peut faire un bon tour.
On doit avoir en main un billard de mesure,
De cormier roide et ferme, et que par l'emmanchure
Il soit propre à la main; car pour être tenu
Souvent et si longtemps, quelquefois on se fâche
Qu'il soit ou long ou court, ou trop long ou trop lâche.
Mais surtout gardez-vous d'en prendre un trop menu.
Encore on doit tenir pour maxime gentille
Qu'un billard ne fait rien s'il n'est fourni de bille:
Deux billes au billard font faire son effet
Qui ensemble accouplés, superbe hiéroglifique,
Font la forme et le trait d'un engin magnifique,
Plus doucereux cent fois que n'en est le portrait.

À ce jeu bien souvent on s'ébat à la guerre.
Lors vous voyez chacun bien mesurer sa terre,
Du billard et de l'œil, et là les plus savants
Prennent s'il est besoin la bille toute pleine,
À demi, au côté, et d'une main certaine
Mettent, mieux aguerris, leur compagnon dedans.
Si l'on veut débuter, il faut que l'on se mette
À un pied de la corde où l'on pend la sonnette,
Puis pousser du billard la bille fermement;
Ainsi dedans la blouse on fait aller la bille.
Mais ce n'est rien d'un coup qui ne recharge habille:
Blouser cinq ou six fois, c'est faire bravement.

La blouse qui appelle est toujours la meilleure,
Pourvu qu'en s'y dressant l'embouchure en soit seure
Car si l'on ne s'essaye à bien prendre le bois,
On peut être certain d'une fourchue atteinte:
« Qui se brasse du mal téméraire sans crainte,
« C'est raison que tout seul il emporte le faix. »
Après qu'on a jeté hors du jeu force billes,
Et que les compagnons regardent, inutiles,
Lequel des deux derniers emportera l'honneur,
On voit le plus rusé qui dans l'archelet donne,
Et qui fait tout d'un temps que la sonnette sonne :
De passer, ce n'est rien, si l'on n'est bon sondeur.

Qu'on butte assurément, je ne l'ose pas dire,
Cela pend du billard, du jeu et de la mire;
Le billard escorté à biller n'est pas bon,
Le lieu sourd, mal uni au billard est contraire,
Si la mire n'est juste, on ne sauroit rien faire :
Tel croit frapper au but qui ne donne qu'au long.

Si l'on joue à livé, c'est un plaisir extrême,
Plaisir, quand on le sait, que chacun joueur aime,
Car c'est là que l'esprit opère avec le bras :
On ne doit à ce jeu s'éloigner de la passe,
Afin d'aller au but, car si on l'outrepasse,
On ne peut loin du trou jamais faire son cas.

Mercure le premier, pour repos à sa peine,
Y joua, ce dit-on, avecq' I'Athénienne [Hersé, fille du roi d'Athènes Cécrops]
Dont les regards charmeurs vont ce dieu consommant.
Elle prête son jeu et sa porte et sa blouse,
Et malgré les dédains d'Aglaure la jalouse, [Aglaure, sœur d'Hersé]
Mercure entra, rusé, pour s'ébattre au dedans.

Jouez donc à ce jeu, pucelettes jolies,
Serrez fort le billard avec les mains polies :
« Le temps aux pieds ailés fuit sans plus retourner;
Vous vous repentirez, en la pâle vieillesse,
D'avoir sans y jouer passé votre jeunesse :
Tard vient le repentir qu'on ne peut réparer. »


LA CHASSE DES BASSETS, au Sieur de Bolivars, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 27 à 29)

C'est assez, compagnons, au cerf donner la chasse.
Sus ! recouplons nos chiens, quittons ces pans, de grâce.
Ne laissons plus quêter notre limier en vain ;
Faisons trêve à la troupe et cherchons pour notre aise
Un plaisir moins pénible et où plus on se plaise :
On se lasse à manger toujours d'un même pain.

Qu'on ramène au chemin notre mule lassée,
Elle est, je le vois bien, de chasser harassée,
Nos chiens n'en peuvent plus, le cerf ils ont perdu;
J'ai beau dire à Miraut, à Gerfaut, à Rochelle,
C'est en vain que je crie et que je les appelle:
« L'arc ne peut pas durer qui est toujours tendu. »

Remportez au logis ces pièces et ces toilles,
Pour vous allons chasser avec ces damoiselles,
Leurs taillis sont tondus et leurs trous fréquentés.
Nos bassets, des meilleurs à bien couler sous terre,
À la belle acculée iront faire la guerre :
Vous n'aurez point de bien si vous ne le tentez.

A l'acul de nos chiens nous prêterons l'oreille,
Et pour nous rafraîchir nous aurons la bouteille,
Que chacun à son rang embrassera joyeux;
Les dames nous feront de leurs jambons largesse,
Nous de nos cervelats nous leur ferons caresse :
Pour un pouce de bien il en faut faire deux.

Sitôt que le basset s'approche de la fente
Où loge le taisson, ausitôt il l'évente, [taisson = blaireau]
Coule sous le terrier; lors un plaisir plus doux
Chatouille nos esprits, et de nos damoiselles
Ravit le sentiment, heureuses, disent-elles,
Que nos petits bassets chassent dedans leurs trous.

C'est un contentement, et rare et magnifique,
D'entendre des bassets sous terre la musique,
Et comme le taisson les repousse irrité,
Qu'il rempare son fort et enfin qu'il s'accule :
Le choc n'est pas sanglant quand l'ennemi recule,
Et l'honneur n'est pas grand s'il n'est bien disputé.

Il faut que du taisson on découvre la tête,
Autrement on verrait la furieuse bête,
Bouclant sur nos bassets, faire un funeste effort ;
 Ils pourraient, ressentant sa rage et sa furie,
En vous donnant plaisir, belles, perdre la vie:
« Le plaisir est bien cher quand il cause la mort. »

Le taisson en son fort a des chambres diverses,
Force rusés détours, force feintes traverses,
De façon que nos chiens, le perdant là dedans,
À l'heure que l'on voit la fin d'une entreprise,
Quelque accident viendra qui fait faillir la prise:
« Il faut pour bien chasser savoir prendre le temps. »

Sur la voix de nos chiens nous ferons la tranchée,
Afin de découvrir la beste escarmouchée,
Pendant que dessous terre on orra leurs combats,
À Naquet on verra l'oreille ensanglantée,
Et sis ou du taisson aura quelque dentée;
Mais nos chiens d'un refus ne se rebutent pas.

Ma Miraude se tient plus fine sur sa garde,
Bien qu'autant que ces deux au combat se hasarde,
La queue lui roidit sitôt que près des trous
Elle approche le nez, elle est de longue haleine,
Et qui jamais ne craint le péril ou la peine:
Belles, permettez-nous que chassions avec vous.


LE JEU DES QUILLES, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 33 à 34)

Entre les jeux plus beaux les quilles ont leur place.
Belles, de cet ébat je chanterai les lois,
Pourvu qu'avecque vous nous abattions le bois,
Et chacun à son rang avecque vous le face.

L'exercice, en ce jour, surpasse la science,
Il faut toujours tirer la cause à son effet :
Savoir la loi du jeu, c'est quand mieux on le fait,
Et en un point tout seul on ne voit l'excellence.

Dedans quelque lieu frais, on doit planter ses quilles,
Où le soleil jamais ne montre ses rayons,
Il faut qu'il soit armé tout autour de gazons,
Car les coups autrement resteraient inutiles.

L'allée de ce jeu doit être longue et droite,
Sans fossés ou cahots, et qui réponde bien;
Car si le lieu est sourd, la boule ne fait rien;
Mais surtout que l'entrée en soit un peu étroite.

Si elle était trop large, on verrait que la boule,
Au lieu d'aller le droit, gauchirait à ses rangs,
Voire que quelquefois on ferait des coups blancs,
À la honte et regret de celui qui la roule.

La quille doit avoir un bon pied de mesure,
D'un bois dur et bien droit, égalée à son pas,
Sa tête est menue et grosse par le bas :
Le plaisir est plus grand et la rencontre sûre.

À ce jeu les garçons jouent contre les filles,
Leur donnant toutefois la boule et le devant.
Qui de venue abat du bois, fait sagement,
Car toujours au rabat on n'abat pas des quilles.

Il faut pour bien jouer viser à la cornière;
De là vient le plaisir, et l'abattis du bois,
Tirant un peu coustière, en faire toujours trois,
« Car le nombre parfait est le nombre ternaire. »

Pour mieux faire un beau coup, il faut que sur le ventre
On se couche tout plat, et d'un plus brusque effort
Attaquer le milieu; car si ce n'est le sort,
On est sûr de gaigner quand on choque et qu'on entre.

Cil qui, plus avisé, à la partie aspire
Fait rouler doucement sa boule dans le jeu.
Lors choisissant un coin et un plus propre lieu,
Il en peut faire sept sans qu'on lui puisse nuire.

Il ne faut pas pourtant démentir son ouvrage,
Faisant feu au premier et la fumée en fin :
Roide se maintenir, c'est être plus qu'humain,
Et un acte qui plaît aux humeurs de cet âge.

La quille du milieu est la plus estimée;
Quand seule de venue on l'abat, c'est le bon,
D'autant qu'elle vaut neuf; aussi tousjours voit-on
La pièce du milieu être la mieux aimée.

Les maîtres du métier, pour maxime assurée
Tiennent qu'il ne faut être ardent comme beaucoup,
Mais puisqu'il faut qu'un coup engendre un autre coup,
« Ce qui est violent n'est jamais de durée. »

La partie en des lieux est mise à vingt et quatre,
Et ailleurs on la met à qui en fait le plus;
Si on passe le nombre, on est du gain exclus,
Mesdames, avisez si vous voulez combattre.


VILANNELLE, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 35 à 42)

Au fond d'un taillis écarté,
Fuyant la chaleur de l'été,
Margoton s'était endormie,
Margoton, la nymphe jolie
L'heur, les désirs et les amours
De tous les plus jolis pastours
Qui, dans ceste plaine herbelue,
Mènent leur troupe barbelue.

Ses cheveux blonds et annelés,
En ondelettes crêpelés,
Flottaient sur sa blanche poitrine,
Comme quelquefois de Cyprine
On voit épars les beaux cheveux,
Quand du sein des flots écumeux
Elle sort et vogue, amoureuse,
Dessus une conque perleuse.

Au travers du bois, les zéphyrs
Poussaient leurs amoureux souspirs,
Faisant voleter à leur guise
Son cotillon et sa chemise,
Voire qu'ils allaient baisottant
Ces deux piliers qu'on prise tant,
Ces deux colonnes albâtrines
Deux pyramides ivoirines,
Des délices l'heureux séjour
Et le petit temple d'amour.

Jà tellement le vent se glisse,
Qu'il lui va découvrant la cuisse,
De qui l'excellente couleur
Surpasse la neige en blancheur,
La cuisselette rebondie,
Cuisse fermelette, arrondie,
Petits pilotis gracieux
D'un chef-d'œuvre si précieux,
Par qui s'animent en nos âmes
Mille brasiers et mille flammes.

À l'entour d'elle mille fleurs,
Peintes de cent mille couleurs,
Se voient fraîchement écloses ;
Les œillets pourpris et les roses,
Le lys et blanc et violet,
La tymbrée et le serpolet,
La pâle et gentille roquette,
Et l'une et l'autre violette,
Le muguet et le basilic
Servaient à Margoton de lit.

Au gazouil d'une onde argentine,
Cette bergerette poupine,
Pressée d'un somme plaisant,
Allait finette séduisant
Le souci charmeur qui l'affole
Et tout son embonpoint lui vole,
Souci, hélas ! trop inhumain,
Qu'elle prit pour aimer Sylvain,
Sylvain à qui poussotte encore
Le poil frisotté qui redore
Le cuir poli de son menton,
Et où quelquefois Margoton
Va passant sa main blanchissante,
Et de son amour violente
Essaie d'amortir le feu
Qui la consomme peu à peu.

Comme elle est en tel équipage,
Sylvain entre dans le bocage,
Et entre les jeunes lauriers,
Les myrthes et les taliziers,
Il voit, dessus l'herbette verte,
Sa bergère un peu découverte ;
 Il voit, en despit du collet,
Les deux montagnettes de lait;
Il voit une petite fraise,
Non une fraise, ains une braise
Que les zéphyrs amoureux
Vont baisottant audacieux;
Il voit, au moins de voir il tâche,
Ce que plus bas la robe cache ;
Et à ce que l'œil ne peut voir
Le penser y fait son devoir,
Qui furette sa cuisse blanche,
Découvre son ventre et sa hanche,
Et voit son… Holà ! que je dis,
Margoton lui a interdit,
Et Amour, qui fait sa retraite
Dedans cette place secrète,
A mis un obstacle à ce lieu
Que nature a fait pour un dieu.

Sylvain, ravi de voir sa belle
En ce point sur l'herbe nouvelle,
Versant de ses yeux mille pleurs,
Discourt ainsi de ses douleurs :
« O belle nymphe de ces prées,
De cent mille fleurs bigarrées,
Nymphe plus sage que Pallas,
Plus belle encore que n'est pas
Vénus, la déesse écumière,
Nymphe dont la grâce est plus fière
Que de Junon le grave port,
Hélas! combien as-tu de tort
De me voir finir misérable,
Sans me prêter plus favorable
La main de ta douce pitié!
Ma constance et mon amitié,
Mes soupirs, mes pleurs et mes plaintes,
Ne donneront-elles point d'atteintes
Au roc de ton cœur endurci ?
Vu que, me voyant plaindre ainsi,
Il me semble, et c'est chose seure,
Que cet antre ma douleur pleure.
Antre, le fidèle témoin
De mes pensers et de mon soin,
Antre où l'on voit en mainte place
Le progrès de tout mon disgrâce,
Antre où l'on voit en mille lieux
Emaillés nos noms amoureux,
Hélas ! n'aurai-je point de cesse
À vous raconter sa rudesse?
Ne verrai-je jamais le jour
Que, sujette aux lois de l'amour,
Margoton de ses bras me serre
Comme aux ormeaux on voit le lierre?
Ne verrai-je ses cheveux blonds
Annelés, crêpelus et longs,
Voletant à leur fantaisie
Sur le sein de mon ennemie,
En ondelettes repliés
Autour de moi éparpillés?
Ne baisotterai-je à mon aise
De ce beau sein la double fraise,
Ce beau sein, où l'on voit fleuris
La rose, l'œillet et le lys,
Ce sein où l'on voit rebondies
Deux pommelettes arrondies,
Ce trésor de neige et de lait
Qui va poussottant le collet,
Montrant qu'une telle richesse
N'aime pas qu'un cambre la presse.
Beau sein qui fut mis sous les cieux
Pour l'objet sacré de nos yeux?
Ne presserai-je mamelettes
De mes mains ces deux pommelettes,
Ces petits globes arrondis,
Ma richesse et mon paradis?
Verrai-je point quelque journée
En cette grotte détournée
Margoton changer mon émoi,
Et pour un gage de sa foi
Me laisser cueillir, plus piteuse,
Cette douce fleur amoureuse,
Douce mignardelette fleur,
Fleureuse doucelette odeur,
Mignonelette ambrosienne,
Récompense heureuse à ma peine,
Ma Cyprine, mon petit œil,
Mon sucre et mon nectar vermeil? »

Margoton, qui prêtait l'oreille
À ces pleurs, feignant nom pareille
En sursaut de se réveiller,
Un bras tantôt va déployer,
Et l'autre tantôt elle passe
Dessus ses yeux et sur sa face,
Se vire, se tourne, et soudain
Elle feint d'aviser Sylvain,
Et aussitost baisse, finette,
La vue. Et lors Sylvain se jette
Devant sa bergère à genoux.

« Si vous restez, belle, en courroux,
Si vous n'avez point agréable,
Dit-il, que Sylvain misérable
Cherche un repos en vous voyant,
Que votre bel œil foudroyant
Darde sus mon cœur tant de foudre
Que sa faute et lui soient en poudre ;
Que je perde avec la raison
D'amour la fièvre et le poison,
Ou bien permettez-moi, ma belle,
Que sur ce beau sein qui pommelle
Je rende idolâtre mes veux;
Permettez-moi, nymphe aux beaux yeux,
Que je baise et rebaise encore
La bouche et le front que j'adore;
Bref, permettez qu'entre vos bras
Je meure d'un si doux trépas.
Le temps aujourd'hui nous convie
À une plus gaillarde vie,
Et la vieillesse qui nous suit
Nous y presse et nous y conduit.
Çà donc, ma nymphe, çà! que j'entre
Gaillard dedans ce petit antre,
Dedans cet antre mousselu,
Ce petit antre barbelu,
Et là rendons un sacrifice
À nostre déesse d'Eryce ! » [Vénus Érycine]

Ainsi disait le beau Sylvain,
Quand sa bergère tout soudain
Lui dit: « Berger, j'ai l'âme atteinte
De ta prière et de ta plainte ;
Tes maux, soufferts pour mon amour,
Méritent bien quelque bon tour ;
Mais je crains qu'une humeur légère,
Après avoir à ta misère
Donné le repos et la fin,
Ne te rende un ingrat, Sylvain.
Que si de ton amour jurée
Margoton était assurée,
Aujourd'hui, pour te secourir,
Je ne craindrais point de mourir.
– Hé! dit Sylvain, hé! quelle offense
Faites vous contre ma constance?
Plutôt Loire ira contremont
Que je vous fasse un tel affront ;
Plutôt le soleil sans lumière
Fera sa course journalière,
La lune sera sans clarté
Plutôt que moi sans loyauté ;
Plutôt le ciel dessus ma tête
Verse l'orage et la tempête
Que les Cyclopes inhumains
Forgent là-bas pour les humains ;
Plutôt les pensées violettes,
Plutôt les roses vermeillettes,
El plutôt le lys argentin
 Paraîtra quand le vent mutin,
Qui en la plus froide partie
De ce monde emporte Orithye, [princesse athénienne enlevée par Borée, le vent du Nord]
Emplit tout ce qui est çà bas
De neige, de grêle et frimas,
Et d'un frein glacé tient la course
Des fleuves jusques à leur source;
Çà donc, ma belle, çà! mon cœur,
Çà! ma mignonne. çà! mon heur,
Çà! ma petite Cytérée,
Çà! que cette bouche sucrée,
Je baise et suce mille fois,
Çà ! ma nymphe, tu me le dois ;
Çà! çà ! que partout je furète,
Et que la place plus secrète
Ne soit exempte de ma main! »

« Ô trois fois bienheureux Sylvain!
Je me pers, je meurs, je me pâme !
- Hé! Margoton, hélas! quel blâme,
Quel doux languir est celui-là,
Quand on vient à faire cela!
Mais recommençons, ma tétonne,
Mon amelette, ma mignonne.
Regarde entre les arbrisseaux
Les bouquins chèvre-pieds ribauds
Presser l'albâtre des poitrines
De leurs nymphelettes poupines,
Aussitôt qu'ils ont vu nos tours,
Nos jeux, nos ris et nos amours. »

Ainsi cette couple amoureuse,
Couple gaillarde bien heureuse,
Jouissait de ce bien plus doux,
Heureuse cent fois plus que nous,
Où l'amour a tant d'artifice,
Tant de ruse, tant de malice,
Tant de tours, d'attraits et tant d'art,
Qu'au lieu d'amour ce n'est que fard.


LA DAME A UN AMI, signé C.B. (La Muse folâtre, p. 54 à 56)

La dame qui a un ami,
C'est le puits et la corde
La fourmilière et la fourmi ;
C'est un arc qu'on encorde.

C'est la vertevelle et le gond, [vertevelle=*****]
La cognée emmanchée,
C'est la tête et le morion,
La poêle bien hochée.

C'est quelque ouvrage de noyer
Que sans cesse on rabote,
Ce sont des bottes d'écuyer
Que chacun jour on frotte.

Ce sont les accords les plus doux
De toute la musique,
Et c'est quelque coursier fougoux
Que l'on dresse et qu'on pique.

C'est un petit manchon fourré
Où notre chat se joue,
C'est un arbre au pied labouré
Que sans cesse on secoue.

C'est un connin qui va chassant [qu'on]
Au fond de la garenne,
C'est un mur où l'on va pissant,
Un moulin qu'on engraine. [engrenne]

C'est un huis garni de courreaux, [carreaux]
C'est un écu qu'on perce,
C'est un casque fait à barreaux
Qu'une lance traverse.

C'est un pot avec sa cuiller,
C'est l'étang et la bonde,
C'est l'aiguille et son aiguiller,
C'est la plaie qu'on sonde.

C'est un fourneau à deux soufflets,
Une enclume où l'on forge,
Ua râtelier à pistolets,
Un lieu où l'on rend gorge.

C'est la chapelle et l'alambic,
Le ballon qu'on seringue,
C'est le trou où niche le pic
Et la dame qu'on fringue.

C'est le concierge et le palais,
L'huissier et la baguette,
C'est le crocheteur et le faix,
Le suisse et sa braguette.

C'est un chandelier bien luisant
Fourni de sa chandelle,
Et c'est la cage et le faisan,
La gaine et l'alumelle.

C'est la bouteille et l'entonnoir,
C'est le fouet et la trompe,
Le maréchal et le boutoir,
Le navire et la pompe.

C'est un haut-de-chausse percé
Qu'on ravaude et ragence,  [ravance]
C'est un champ toujours bien hersé,
C'est la bague et la lance.

C'est un mulet qu'on va sanglant,
Un rat qu'un chat étrangle :
Prêtez, belle, votre devant,
Afin que l'on vous sangle.


LE PRODIGUE REPENTI, par M. Claude BRISSARD, avocat à Orléans (Second livre du Labyrinthe d'amour, pages 1 à 17)

1
Je suis comme un rocher par l'orage battu,
Mon malheur qui me tient sous le faix abattu
Heurte ma patience et force mon courage :
Je reçois du travail d'où j'espérais du bien,
Ainsi trop désastré je me repais de rien,
Mais on ne voit jamais un homme jeune et sage.

2
J'ai moi-même forgé la peine que je sens,
Les danses et festins étaient les passe-temps
Qui retinrent premiers ma jeunesse séduite.
Les femmes ont, après, mon malheur couronné
Or que je n'ai plus rien je suis abandonné
Et n'ai qu'un repentir que me sert de conduite.

3
Rien ne pouvait tenir ma jeune volonté,
J'étais comme un cheval fougueux et indompté
Qui n'a point de repos qu'en son impatience.
Mais Dieu, qui ne voulait me perdre tout à fait,
En un petit moment ma fortune a défait
Et joint pour me sauver le supplice à l'offence.

4
Toutes mes voluptés comme un vent ont passé.
J'étais de la Cyprine un gendarme cassé,
Moqué, battu, chassé d'un tas de valetaille.
Ceux-là qui m'honoraient lorsque j'avais de  quoi
Me chantent, importuns, pour se rire de moi
Que le plaisir du monde est comme un feu de paille.

5
Ô Dieu qui me voyez en cet état ici,
De ce pauvre pécheur encore ayez souci,
Chassez loin ce voleur qui me repos dérobe,
Que mes afflictions n'excèdent mon pouvoir,
Et pour ne me pousser à quelque désespoir
Donnez-moi, comme on dit, me froid selon la robe.

6
Ou bien, si vous voulez, rigoureux me punir,
Serai-je seul, bon Dieu, qu'on verra désunir
Des effets que produit votre douce justice ?
Vous ne voulez aucun des hommes condamner,
Serai-je donc celui que vous voudriez damner
Et fumer courroucé dessus mon sacrifice ?

7
Non, j'attends un arrêt qui me sera plus doux,
Votre bonté j'oppose à votre ardent courroux
Et vous somme en mon mal de me tenir promesse.
Ma douleur est si vive et me presse si fort
Que je n'ai plus d'espoir qu'aux horreurs de la mort
Et bâtis mon repos au fond de ma détresse.

8
De mon triste malheur les déserts ont pitié
Et le rochers, qui n'ont ni sens ni amitié,
Semblent avecque moi se plaindre de ma plainte :
C'est assez, disent-ils, c'est assez tempêté ;
Sur son chef malheureux ton courroux arrêté
Fasse place, Seigneur, à ta clémence sainte.

9
Lorsque, chétif, au ciel je me vais écriant,
Des rives de la mer le silence effrayant
Pitoyable redit mes chants et mes prières.
J'ai la mer si au vif touchée de mes pleurs
Que, pour ne me voir plus languir en ces douleurs,
Elle me tend les bras pour noyen mes misères.

10
Je suis comme le mort au tombeau dévallé**
Qui reste pâle, froid, démusclé, deshallé***
Ma peau contre les os est collée et flétrie
L'humeur qui fournissait de larmes à mes yeux
Et convertie en sang si bien que, malheureux,
Mon œil est le canal par où coule ma vie.

11
Si n'ai-je pas regret que je termine ainsi
La course de mes jours, un plus cuisant souci
D'un triste désespoir ma poitrine saccage
Bon Dieu, je crains qu'étant de ce monde sorti
Votre rigueur me fasse un plus rude parti
Et que ce soit la fleur que quelque fruit sauvage.

12
Car, puisque j'ai si fort offesé mon Seigneur,
Lui qui était mon Dieu, mon père et mon bonheur,
Je ne dois espérer qu'une Hydre de tortures.
Sur quel pief marcherai-je, ingrat et déloyal ?
Irai-je au ciel chercher du remède à mon mal 
Vu que le monde infe**** a peur de mes ordures ?

13
C'est donc dedans l'averne où je m'irai cacher,
Dans l'averne effroyable où Dieu fit trébucher
L'orgueilleux Lucifer sous son morne silence
Mais maux ensevelis n'en seront moins cruels,
Car j'aurai là toujours des bourreau éternels
Sans avoir d'autre bien tant soit peu d'espérance.

14
Ce en est là mon brief, si ta douceur, bon Dieu,
Avant que je dévalle** en cet horrible lieu
Ne me donne la main et mes péchés efface
Cil qui est juste et saint parle d'autre façon
Mais un pécheur jamais d'apprit** autre leçon,
Car rien n'est favorable à ses maux que ta grâce.

15
S'il y a sur le cieux tant d'admirables sons,
Si l'Éternel reçoit plaisir à nos chansons,
Si aux cris des pécheurs quelque chose il accorde,
C'est bien à sa pitié qu'on en doit la faveur
Mais encore le pécheur aura-t-il cet honneur
Qu'il ne meurt que du fer de la miséricorde.

16
Heureux et doux excès l'argument de l'honneurs :
Qu'en pardonnant reçoit la bonté du Seigneur,
J'abandonne à vos traits et mon cœur et mon crime.
Je ne veux pour mon bien plus de bien désirer
Et si pour autre objet on me voit soupirer,
Mes larmes et mes cris en serant la victime.

17
Ma jeunesse a changé de desseins et de sort,
Le repentir me sert de boussole et de Nord
Et mes pleins** c'est la mer où fait voile ma barque,
Les soupirs que mon sein soupire incessamment
Servent*** à mon vaisseau de rames et de vent,
Et mon voyage tend seulement à ma parque.

18
Qu'on ne me parle plus de ce monde pompeux
Dont le chef menaçant contrecarre les cieux,
Sa malice à la fin me reste découverte
Les grottes des déserts l'ont gagné dessus moi
Et pour suivre affranchi cette si douce loi
J'ai bâti le trophée des pièces de ma perte.

19
De ces jeunes beautés les trop friands appas
Qui minutaient ma perte avecque mon trépas
Me pensaient gehenner dessous leur fier empire.
À ma route ils avaient leurs escadrons rangés,
Mais les feux de mon zèle en bataille arrangés,
Ils fondirent ainsi qu'une image de cire.

20
Comme dessus la mer on a vu fracassés
Les montageux sablons par l'orage amassés,
Sitôt qu'un ciel plus dou recalme ce Neptune,
Ma gloire tout ainsi est engloutie des eaux
Et ceux qui m'ourdissaient cette toile de maux
À eux-mêmes ont filé leur cruelle infortune.

21
Je vois mes ennemis honteusement battus
Sous le glaive de Dieu pêle-mêle abattus
Comme en juillet on voit sous la faucille aiguë
À monceaux renversé l'or des jeunes moissons.
Mais ce qui les point en ces sanglants frissons
On n'en fait non plus cas que de paille battue.

22
De me conversion s'esjouissent les cieux
Et les pécheurs on voit des péchés malheureux
Se tirer adeulés pour me voir en ton temple
N'est-ce donc pas bien fait que ta sainte Sion
Témoigne mon repos par ma dévotion,
Servant de joie au ciel comme ici-bas d'exemple.

23
Ores de mes désirs c'est la chasse et l'espoir,
C'est la riche toison que je souhaite avoir,
C'est le port désiré où ma barque s'envole,
Dieu, fermez à ma nef et d'étoile et de nord,
Car au lieu d'aborder à cette toison d'or,
Mon orgueil veut gauchir et cherche un autre pôle.

24
Si je cuise chétif cette toison happer,
Aussitôt mon péché me la fait échapper,
Et tromper je me pais* d'une frivole idée.
Il me fait ressembler au perfide Jason,
J'ai trahi celle-làpar qui j'eus la toison
Et me forge à moi-même une horrible Médée.

25
Lorsque je sens conquise, hélas, trop peu de ruse,
Moi-même malheureux j'ai mon bien abusé
Trompé des vanités dont le monde nous tue
Mais quand je retournai plus sage sur mes pas,
Arrière j'ai laissé le monde et ses appas
Pour recouvrer ma ville où je l'avais perdue.

26
Dieu ne se lasse point d'écouter mes clameurs
Il reçoit volontiers et nos cris et nos pleurs
Les siens ne sont jamais sans un tel exercice
Comme on éprouve l'or aux enflammés fourneaux,
Il nous éprouve ainsi par mille et mille maux,
Et nous maintient par eux dévots à son service.


SONNET à Madame Guerrier M.F. (Second livre du Labyrinthe d'Amour, p. 39-40)

Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que soleils en ce monde ?
Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que le jour à nos jours ?
Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que les cieux des amours
Influant ses douceurs dessus la terre ronde ?

Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que les démons de l'onde ?
Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que deux célestes tours 
D'où l'on peut voir des cieux la cadence et le cours
Mais qui reste beaux yeux ici qui vous seconde ?

Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que deux astres luisants ?
Mais qu'êtes-vous, beaux yeux, que deux Anges savants
Dont la rare vertu la parole nous emble ? [embler = voler, dérober]

Vous êtes des soleils et des jours et des cieux,
Des démons et des tours seuls semblable à eux,
Des astres reluisants et des Anges ensemble.


LA PUCE, à elle-même, Madame Guerrier (Second livre du Labyrinthe d'Amour, p. 41)

Ô Puce, ennemie
De ma douce vie,
Qui vas suçotant
Ce sein poussottant [poussotter = pousser un peu]
D'où l'amour me lâche
Mille traits qu'il cache
Entre ces deux monts
Si blancs et si ronds.

Laisse la meurtrière,
Laisse ma guerrière,
Laisse son téton
Qu'un petit bouton
Rend plus admirable,
Laisse, ou, misérable,
Un soudain trépas
T'enverra là-bas.

Eh quoi ? tu ne cesses
De sucer, traîtresse,
Et l'ivoire blanc
Du sein et du flanc.
Je jure à cette heure
Qu'il faut que tu meures,
Payant le forfait
Que tu lui as fait.

Çà donc, ma nymphette,
Çà que je furète
Partout en ce lieu :
Hélas, c'est un Dieu,
Un Dieu qui admire
Ce sein qui soupire
Cent mille douceurs,
Tourment de nos cœurs.

La fille d'Acrise [Danaé, fille du roi d'Argos Acrisios]
Ainsi fut surprise
Par une pluie d'or,
Et la fille encor
Qui cacha, bénigne,
Sous sa cotte un Cygne
Reconnut enfin
Cet oiseau divin. [Léda qui eut une relation avec Zeus sous forme d'un cyge]

Chassez donc, ma belle,
Ce dieu que se cèle
Sur ce mont de lait
Si blanc et parfait.
Et pensez qu'un foudre
A réduit en poudre
Semele aux beaux yeux [Sémélé qui fut foudroyée par Zeus]
Trop proche des dieux.

Pensez à la peine
De l'Inachienne, [Isis, fille d'Inachos, le dieu-fleuve père de Io].
Pensez au Taureau
Qui, traversant l'eau,
Portait sur sa croppe
La royale Europe. [Europe, fille du roi de Tyr, enlevée par Zeus sous forme d'un taureau]
Ainsi par autrui,
Gardez-vous d'ennui.

Vous dites, mauvaise,
Pour troubler mon aise,
Que je suis jaloux
Non de mon courroux
La verue* est plus forte,
Faites donc qu'il sorte,
Car je suis transi
D'un autre souci.

Ô Puce divine,
Puce qui chemine
Sur ce mont saillé,
Superbe émaillé
De mille fleurettes
Vos courses secrètes
Font naître en mon sein
Quelqu'autre dessein.

Que si prompte et vite
Tu ne prends la fuite,
Quoique des hauts cieux
Tu sois l'un des Dieux,
Si je te peux prendre,
Si te veux-je apprendre
Qu'Amour est prou fort [prou = assez]
Pour brasser ta mort.

Ô Puce ennemie
De ma douce vie
Qui vas suçotant
Son sein poussottant,
Laisse la meurtrière,
Laisse ma guerrière,
Ou tôt de là-bas
Ombre tu seras.


POEME À Madame Guerrier (Second livre du Labyrinthe d'Amour, p. 52-53)

Ces traits si doucement lancés
Ont sur mon cœur tant de puissance
Que je les aime courroucés
Et fuis leur plus douce influence.

Je vous jure, traits de courroux,
Si nos amours ne sont fatales,
Qu'ores vous me ferez plus doux
Ou nos forces seront égales.

Que gagnez-vous à me courir ?
Les morts ne font plus de services,
Si vos beaux yeux me font mourir
Vous n'aurez plus de sacrifices.

Nous sommes rendus immortels
Par la vertu ou par la gloire,
Pensez-vous avoir des autels
De l'honneur de telle victoire ?

Il vaut mieux que par la douceur
Votre beauté soit immortelle
Qu'en exerçant trop de rigueur
On vous blâme d'être cruelle.

Chassez donc loin ce pensement
Qui ternit un si beau visage :
J'en recevrai moins de tourment
Et vous du plaisir davantage.


SONNET, à Madame Françoise Guerrier (Second livre du Labyrinthe d'Amour, page 63-64)

Je ne fais que prier toutes les déités
Que je sois affranchi de cette ardente braise,
Mais rien que mes tourments ne fomentent leur aise
Vos complices cruels contre moi dépités.

Trop affectés démons, fausses divinités,
Fuyez, traîtres, d'ici, puisque pas un n'apaise
Ce feut qui me consomme, auteur de mon malaise
J'ai trop, en vous suivant, reçu d'adversités.

Belle qui retenez mon âme prisonnière,
Ouvrez-moi les prisons : vous êtes ma geolière
D'autre je n'en saurais le bien en espérer.

Si je fais en ceci quelque indiscrète offense
Quand vous me donnerez moins d'occasion d'errer,
Vous serez sans courroux et moi sans pénitence.


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