Rémy BEAURIEUX, CAILLOUTE
Dans les premières années du XXe siècle, Rimbaud, dit Cailloute, était à Orléans « braconnier d'eau, coureur de filles, rôdeur de bouges et, quand il n'avait rien de mieux à faire, tireur de sable à l'Orbette ». Le dimanche, il se faisait aussi passeur pour les bourgeois qui voulaient traverser la Loire. Il habitait, avec le vieux Ladoué, dans une cabane en planches, puis dans un vieux wagon monté sur tréteaux, rue Jousselin, près du Cabinet-Vert et de l'Orbette.
Cailloute se venge
Sans doute pour une histoire de femme, il avait été blessé d'un coup de couteau par un certain Raffart près du Cabinet-Vert, et le courant de la Loire l'avait entraîné jusqu'à l'égoût de l'abattoir (devant le quartier de la Madeleine). Il avait été soigné à l'hôpital d'Orléans, où il avait fait connaissance du jeune fils du médecin-chef.
Raffart, qui travaillait chez Octave Berdegnat, dit Tatave, crut prudent de s'éloigner : il partit à Briare. Mais Cailloute songea au moyen de se venger. Pour cela, il commença à faire croire à Tatave qu'il en avait assez de cette histoire et qu'il se dégonflait ; c'est ce qu'il fit aussi devant Génout, le patron d'un bateau-lavoir près du pont Royal, qu'il savait être un ami de Raffart. Il annonça qu'il allait se faire embaucher sur la drague de Darnaux, qui était ancrée en aval, à Fourneaux, un peu après l'embouchure du Loiret. Ainsi Tatave écrivit à Raffart qu'il pouvait être rassuré et revenir à Orléans.
Cailloute savait que ce Raffart avait l'habitude de pêcher à Orléans du haut du pont Royal. Un jour que la drague était à l'arrêt, il dissimula sa barque à l'embouchure du Loiret, alla à pied jusqu'au pont de Saint-Hilaire, sauta en passager clandestin sur une voiture qui l'amena au pont Royal. Là il trouva Raffart et il le menaça. Raffart sortit son couteau, dont Cailloute réussit à s'emparer. Alors, profitant de l'obscurité et du bruit fait par le passage du tramway, Cailloute jeta Raffart par-dessus le parapet : s'étant empalé sur des pieux, il mourut sur le coup. Puis, par le quai Cypierre, Cailloute alla jusqu'à l'égoût de l'abattoir, se mit à l'eau et nagea jusqu'à Fourneaux et la drague. Le lendemain, il alla récupérer sa barque près de l'embouchure. La police ne fit guère d'efforts pour enquêter sur la mort de Raffart : on savait qu'il était très souvent ivre et il avait pu tomber du pont pendant qu'il pêchait.
Une crue de la Loire ayant obligé Darnaux à mettre sa drague à l'abri à l'embouchure du Rollin (en aval de la plage de Fourneaux), Cailloute, désoeuvré, était d'une humeur noire. N'y tenant plus, il remonta la Loire en tirant sa barque et retourna à l'Orbette. Là, il trouva un petit travail, la remise en état d'un bateau de plaisance.
Mais il supportait toujours mal l'idée que Tatave pouvait continuer à croire qu'après avoir été blessé par Raffart il s'était "dégonflé". Alors il invita Tatave à casser la croûte au Retour des Mariniers et, pour couper le saucisson, il sortit ostensiblement le couteau de Raffart, que Tatave reconnut ; puis il affirma que ce couteau était bien celui qui l'avait blessé dans le dos et qu'il l'avait trouvé par hasard. Bien sûr Tatave comprit aussitôt que Cailloute avait tué Raffart ; mais, effayé, il ne dit rien. Cailloute avait enfin prouvé qu'il ne laissait jamais un affront sans réagir.
Cailloute et son « matelot »
Cailloute, lorsqu'il était à l'hôpital, avait rencontré le fils du médecin-chef, un jeune garçon qui avait besoin de vivre au grand air. Pendant plusieurs années, dans les vacances, il le prit avec lui comme « matelot », lui ouvrant « le monde merveilleux de la rivière ».
Ainsi le garçon se familiarisa peu à peu avec le langage particulier des mariniers. Il apprit aussi à mieux voir les paysages de Loire. Braconnier, Cailloute l'associa à une mémorable pêche aux brochets au cours de laquelle il captura enfin l'insaisissable "Gendarme".
Une nuit que Cailloute devait, avec quelques compagnons, aller à la muraille de Bou pour pêcher au tramail, il accepta que le garçon les accompagne dans cette pêche interdite. L'affaire tourna mal : ils furent surpris par trois gendarmes à bicyclette, qui les contraignirent à débarquer. Mais Cailloute réussit à cacher son "matelot" au fond de la barque et à pousser celle-ci en plein courant. Le garçon dériva, passant devant Combleux, Saint-Jean-de-Braye, le Cabinet-Vert. Lorsqu'il arriva près du pont, la barque faillit chavirer. Mais à ce moment Cailloute surgit et aida le garçon à aborder. Il expliqua qu'il avait pu s'échapper des mains des gendarmes, voler une de leurs bicyclettes et foncer vers Orléans pour attendre le passage de la barque.
Depuis ce jour, Cailloute eut grand estime pour son jeune matelot qui avait courageusement affronté cette mémorable aventure.
Cailloute et Sandrine
Lors de vacances de Noël, le garçon retrouva Cailloute à Chécy, où s'était déplacée la drague de Darnaux. On lui raconta que Cailloute n'allait pas bien, à cause d'une femme dont il s'était amouraché. Cette femme, Alexandrine Cerdon, dite Sandrine, fille d'un riche avoué d'Orléans, avait été mariée à un notaire de Chécy, un ivrogne qui la maltraitait. Quand elle fut veuve, elle multiplia les amants, se donnant finalement à qui la voulait. Cailloute l'eut pour lui pendant un mois, puis elle le laissa pour un certain Luigi Battistino, un Italien qui travaillait comme contremaître aux terrassements du canal qu'on prolongeait alors de Combreux à Orléans.
Cailloute supporta mal cet affront. Pour faire le malin, par besoin de crâner, il fit, et réussit, le pari d'aller au Port de Chécy et de traverser à la nage la Loire, qui était couverte de glaçons, puis de revenir alors que la nuit était tombée. Une autre fois, alors qu'il était au bistrot de Chécy, il vit entrer Sandrine et son amant italien. Il se mit à chanter, avec ses camarades, la fameuse chanson "Sur les bords de la Loire". L'Italien s'étant permis de ricaner, Cailloute embrassa de force Sandrine devant lui et il le gifla.
Finalement, l'Italien disparut et Sandrine reprit Cailloute comme amant. Il allait, la nuit, coucher avec elle dans la maison qui fut celle du notaire ; dans la journée, il pêchait, cette fois légalement, et parcourait la région avec une "choucarde" pour vendre son poisson. Puis il construisit une cabane sur la Loire et Sandrine vint y habiter avec lui, assumant par bravade cette totale déchéance.
Mais Cailloute apprit par des terrassiers travaillant au canal que l'Italien était revenu. Un jour qu'il le vit parlant à Sandrine, il la gifla. Lorsqu'il apprit qu'elle continuait à le voir, il la battit. Lorsqu'elle le quitta, à moitié fou de jalousie, il tira au revolver sur une sorte de mannequin qui la représentait.
La fin de Cailloute
Cailloute, qui disait partout qu'il avait "marre de tout", décida de quitter la Loire et de se faire "terrien". Il se fit embaucher dans une entreprise de battage qui travaillait à Fay-aux-Loges dans une ferme au milieu des bois. Le travail et la fatigue lui permirent un temps de dominer sa rage. Mais la nostalgie de la chair le tenait, qu'une brève aventure avec une fille ne suffit pas à calmer. Contraint de vivre loin de la Loire, avec des hommes qui n'étaient pas de son espèce, il connaissait un affreux désespoir.
Un jour, il surprit un certain Bourdier qui refusait de rendre au jeune berger Roplane les cent sous qu'il lui devait. Il intervint alors si brutalement que son patron dut le congédier. Mais cette violence l'avait apaisé.
Retournant vers la Loire, il passa à l'écluse de Pont-aux-Moines et aida l'éclusier à faire passer une péniche ; il se demanda alors si Sandrine n'aurait pas mieux accepté une vie avec lui sur le canal.
Darnaux accepta de le reprendre, mais le cœur n'y était plus ; il se sentait vidé de lui-même par le chagrin. Il démolit la cabane où il avait vécu avec Sandrine ; mais "une femme, quand on en tient pour elle, elle est partout où elle n'est pas".
Un matin qu'il marchait le long de la Loire avec le vieux Ladoué, son "matelot" et d'autres camarades dans le but de repérer les bons coins pour pêcher la nuit au tramail, passèrent près d'eux Sandrine et Luigi. Cailloute cracha sur l'Italien, qui lui planta un couteau dans le dos et tenta de fuir. Ladoué l'en empêcha et le blessa avec le couteau de Raffart, qu'il avait conservé. Alors Cailloute le tua d'un coup de pioche. Mais il était lui-même mortellement blessé et on l'allongea sur le perré, face à la Loire. Quand Ladoué tenta de chasser Sandrine à coups de pierres, Cailloute l'arrêta : "Laisse-la, Ladoué", articula-t-il péniblement.
Au moment où il mourut face à la Loire en disant "La rivière !", on entendit sonner les cloches de Sandillon, de Saint-Jean-de-Braye et de Jargeau. C'était un dimanche.