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Rémy BEAURIEUX

CAILLOUTE



Cailloute
Tatave
Le change
Les bons comptes
L'attache
Le trophée

L'école de la Loire
L'honneur des autres
La gageure de Noël
Dirus amor
Le reniement
Adieu, la marine !

 

CAILLOUTE

Mon père, que j'accompagnais à l'hôpital ce jour-là, poussa la porte de la salle d'opérés, et Cailloute entra dans ma vie. Il y entra d'une façon à la fois tranquille et péremptoire, comme chez les bistros des quais, alors que les gens attablés se détournaient pour le regarder et que leurs yeux avaient peine à se détacher de lui. Mais dans cette salle de malades où seul me frappait d'ordinaire l'alignement des lits sur un parquet rendu par les soins de la sœur Cambon miroitant et périlleux comme une patinoire, Cailloute, suspendu par un bras à l'espèce de petit trapèze qui permettait aux patients de se soulever au-dessus de leurs couches, m'apparut plus que nulle part ailleurs au-dessus du niveau des hommes et de leur commune misère. Il salua notre entrée d'un « V'là l'major » retentissant, d'une voix de baryton chaude et timbrée, étonnante à entendre sortir d'une poitrine qu'un couteau avait trouée il n'y avait pas deux semaines. Et la sœur Cambon crut devoir faire entendre un « chut » de pure forme, qu'elle savait bien impuissant à réfréner tant d'allègre vitalité. Cailloute n'en eut cure et continua du même ton :

– M'sieur le major, c'est-il aujourd'hui qu'vous m'enlevez ma pancarte ? J'commence à chancir dans c'parmi !

Mon père amusé s'approcha et, la tête promptement appuyée au dos de Cailloute :

– Attends un peu que je t'ausculte, grande frappe ! Respire ! Plus profondément… Comme cela, est-ce que ça te fait mal ?

Cependant, au pied du lit, face à Cailloute, je contemplais avec admiration l'avant-bras nu par lequel il se tenait soulevé. Pas bien gros pourtant, cet avant-bras ! J'en avais déjà vu de plus épais aux athlètes forains. Mais jamais sous une peau ne s'était révélé aussi manifestement à mes yeux plus riche et plus complexe mécanisme de muscles et de tendons, secs, nets, dessinés comme sur ces moulages d'écorchés qui représentent le type idéal de l'animal humain. Leurs contractions légères faisaient de temps en temps frissonner en surface un cuir ponceau sur lequel, un peu au-dessus du poignet et dans un cadre de lauriers, une ancre était tatouée. Un « VIVE LA MARINE ! » épanoui en capitales et qui tournait un peu autour du bras, couronnait cet emblème barbare.

Contre ce bras dressé, la tête de Cailloute montrait une broussaille de cheveux dorés tirant sur le roux, et de beaux yeux gris variables, parfois d'une gênante fixité et d'un éclat presque minéral, le plus souvent éclairés et gouailleurs, avec une petite flamme hardie qui semblait au fond des prunelles danser la joie sans cesse nouvelle de vivre dans le péril.

Le nez prenait racine d'un front bas, un peu têtu, et, détaché comme une étrave, s'abattait sur une mousse blonde de moustaches qui noyait la bouche et cachait même en partie un menton bref et carré. Ces moustaches, qu'il appelait avec satisfaction « mes bacchantes » sans savoir pourquoi mais avec raison, car elles goûtaient toujours au petit-gris avant lui, étaient, je le sus depuis, l'orgueil de Cailloute. Il voyait en elles une marque de virilité ; elles lui valaient des cotillons et, comme l'ancre de son bras était le signe de sa profession de marinier de Loire, elles étaient, elles, le symbole de sa qualité de Français, et de Français patriote, qui avait fait son congé aux marsouins, s'obstinait à appeler les médecins civils des majors et méprisait les visages puérilement glabres ou les faces incongrûment poilues que porte la Terre.

Tandis que je contemplais Cailloute, il me dévisageait tranquillement de son côté, avec, dans le regard, une expression singulière de dédaigneuse pitié. Un peu choqué dans mon orgueil bourgeois qu'un homme tatoué osât me regarder ainsi, j'allais détourner la tête ou m'écarter lorsque, afin de l'ausculter sur la poitrine, mon père fit coucher Cailloute et, satisfait de son premier examen :

– Dis donc, sacré bougre, tu te recolles vite. Pourtant le copain qui t'a ouvert cette boutonnière y est allé de bon cœur. Un pouce plus bas, il t'avait !

– Pff ! siffla Cailloute, il a bien cru m'avoir, et qu'avec ce trou dans l'buffet j'aie pu nager du Cabinet Vert à l'égout d'l'abattoir, ça a dû lui en boucher un'surface. Sûr qu'il a dû m'croire au fond d'la rivière. N'empêche qu'il était temps qu'j'aborde ; j'étais comme vidé d'mon sang. Mais j'suis là, pas vrai ? Et un peu là, et i' le sait, lui, et croyez-moi, m'sieur l'major, ça ne doit pas lui donner des forces pour en écraser !

J'écoutais avec curiosité et horreur ce langage nouveau pour moi. Mon père, avant de se courber sur le thorax du rescapé, le toisait maintenant derrière ses lunettes d'un regard professionnel et sympathique où se lisait l'admiration qu'il avait pour les êtres sains et forts. Dans l'adaptation parfaite d'un bel animal à ses fins, dans ses capacités d'effort et de résistance, il voyait la justification évidente d'une nature dont il approuvait l'ordre et les lois. Et la joie qu'il ressentait d'une telle harmonie justifiait à ses yeux Cailloute, braconnier d'eau, coureur de filles, rôdeur de bouges et, quand il n'avait rien de mieux à faire, tireur de sable à l'Orbette.

– Respire… Plus profondément ! Dis-moi, tu ne bois pas trop, au moins ? Pas d'apéritifs ?

– Oh ! monsieur l'major, des apéros, j'peux pas dire que j'n'en ai pas bu dans la Coloniale et même ici, de temps à autre, quand quelqu'un paie une tournée et qu'on lui rend la politesse. Mais moi, les fois que j'suis mon goût, je ne bois qu'du rouge, rien qu'du rouge, et du vin du pays : mon kilo à chaque repas, et un p'tit canon par-ci, par-là. On n'peut s'laisser mourir !

– Et ça va dans les quatre litres en fin de journée ?

– Pas loin, avoua ingénument Cailloute, p'têt' mêm' davantage. Y a des jours où ça coule, on ne l'sent même pas passer.

– Enfin, si ce n'est que du vin du pays, et puisque tu le brûles…

Mon père redressé, le doigt au pouls de Cailloute, l'admirait de nouveau.

– Et pourquoi veux-tu nous quitter si vite ?

L'œil de Cailloute durcit tout à coup.

– Les bons comptes, faut pas que ça traîne !

Mon père haussa les épaules.

– Laisse tomber tes joueurs de couteau, et occupe-toi donc de ton métier, grand imbécile, un jour tu finiras bien par te faire abîmer, et ce serait dommage.

– Tt ! m'sieur l'major, interrompit Cailloute avec irrévérence, vous en parlez à votre aise. Mes joueurs de couteau, comme vous dites, j'n'aurai pas besoin d'un lingue pour les entortiller et j'vous les accommoderai si bien qu'vous aurez du mal à les recaréner. Quand ça sera fait, je reprendrai le biseness comme il se doit, tous mes biseness. Mais rester là-dessus, non vrai ! vous voulez rire. Quand on n'a pas les foies pour essayer d'buter Cailloute, on l'bute à fond ou sans ça, on est buté. Allez, m'sieur l'major, quand vous m'avez demandé pourquoi j'voulais m'tirer d'l'ousteau, j'aurais pu vous balancer des bobards, eh ben, j'vous dis c'qu'est, d'homme à homme. Qu'une vache comme v'là celui-là qui m'a crevé puisse jacter par toute la rivière qu'il a eu Cailloute, c'est pas des choses à souffrir. Oh ! m'sieur l'major, vous avez vos idées d'homme comme i' faut. Lâcher Cailloute avec l'idée qu'i' y aura du vilain au bout, ça vous donne à réfléchir. Mais quoi ! Faudra ben me larguer un jour ou l'autre, un peu plus tôt, un peu plus tard, et ce sera l'même tabac. Et puis, entre nous, m'sieur l'major, et sans vous fâcher, vous n'm'avez pas trop l'air d'un homme qui s'laisserait faire des vacheries.

Mon père tressaillit, et, éclatant :

– Ma sœur, proféra-t-il, vous me foutrez cette brute à la porte après-demain.

La sœur Cambon qui, ouatée d'innocence, les mains perdues dans ses vastes manches, avait entendu avec l'impassibilité d'une figurante ces étranges propos, fléchit légèrement le buste en signe d'acquiescement.

– Je lui signerai sa pancarte demain, poursuivit mon père.

Et il allait passer au lit suivant lorsque Cailloute l'interpella de nouveau.

– M'sieur l'major !

Mon père, impatienté, se retourna tout d'une pièce.

– Qu'est-ce que tu me veux encore ?

– Dites-moi, m'sieur l'major, le p'tit, là, c'est vot' petit ?

– Oui, et je n'ai que lui, s'il te faut mon livret de famille pour te satisfaire !

Cailloute ne se démonta pas.

– Il est grand, dit-il, mais il est un peu ch'ti' et un peu pâlot ; i' pousse en long, il aurait besoin de forcir. J'ai idée qu'l'air de la rivière ne lui ferait pas d'mal ; ça m'est venu tout à l'heure en le regardant au pied d'mon lit. L'vent d'la rivière, voyez-vous, ça vaut tous vos remèdes. Alors - et la voix de Cailloute se fit persuasive - une supposition qu'vous m'laisseriez l'emmener de temps en temps quant et moi sur mon bachot… Oh là ! n'vous emballez pas et laissez-moi finir ; après mon affaire faite et bien tassée, je vous promets, et pas pour le fourrer dans de mauvaises aventures, ça serait pas à faire et on sait s'tenir quand on veut. I s'mettrait d'l'air dans les soufflets, et j'y montrerais ben des choses plaisantes : la pêche donc, tant à la ligne qu'au filet. Avec moi, i' saurait vite manier la bourde et faire des nœuds marins, c'qui est utile et coquet.

Sans s'en douter, ou guidé peut-être par sa finesse d'instinct, Cailloute avait touché une corde sensible. Ma santé délicate donnait des inquiétudes à mon père trop occupé pour pouvoir m'emmener prendre l'air à la campagne les jours de congé, et que ma mère, toujours souffrante, ne pouvait remplacer auprès de moi. Mais la proposition était étrange, aussi étrange que ce précepteur tatoué qui s'offrait à moi avec tant de naïveté cynique. Tous les pères de mes camarades auraient sursauté d'indignation à la pensée qu'un de ces traîneurs de Loire, un de ceux qu'on nomme ici par dérision les « sous-préfets », à cause de l'habitude qu'ils ont de lézarder au soleil d'été sur le quai Cypierre, prétendît emmener leur fils et lui donner les rudiments d'une instruction marinière. Mon père, sa première stupeur passée, regardait Cailloute en face, et Cailloute soutenait son regard de ses yeux gris dans lesquels je voyais danser de courtes flammes gaies toujours renaissantes qui semblaient se relayer pour arriver à réduire en cendres une salamandre éternelle. Il y eut un instant de silence, puis mon père se tourna vers moi.

– Ça te plairait, d'aller sur la Loire avec ce client ?

Dans les yeux gris, plantés maintenant dans les miens, la salamandre semblait danser de plus belle sa danse magique, une danse rythmée au son des cloches qu'on entend le dimanche sur l'eau.

– Oui ! affirmai-je avec une conviction sincère, étonné moi-même de mon accent.

– Alors, déclara mon père, ça pourra se faire, on verra - et détachant avec force les mots - quand tu seras tout à fait libre.

Cailloute esquissa un large salut militaire.

– Alors, ça colle, fit-il. Ça m'aurait fichu la nausée d'quitter c'parmi où vous m'avez radoubé à l'œil sans être à même de vous rendre un p'tit service. Et puis, vous savez, quand il y aura un brochet de trop ou une perchaude…

– Ma chère sœur, interrompit en riant mon père, si vous pouviez fermer la boîte de ce réprouvé, ce serait vraiment un fier miracle.

La sœur Cambon releva un peu ses paupières restées d'une incroyable soie dans son visage fripé ; elle abaissa sur Cailloute des yeux las, dans lesquels aucune salamandre ne dansait plus.

– Oh, monsieur le médecin chef, il est plus vif que méchant, dit-elle.

 

TATAVE

Le surlendemain, comme dix heures sonnaient à l'horloge de l'hôpital, Cailloute fringant et faraud, la longue visière en cuir verni de sa casquette marine avantageusement inclinée sur un paquet de cheveux, la cigarette au bec, et son gilet marin relevé sur le ventre d'une ceinture d'un bleu cruel dont les franges se laissaient voir sous le veston, franchit la grille avec un geste d'adieu à la sœur Cambon qui, prisonnière de ses habits réguliers comme d'une guérite, regardait du milieu de la cour son mauvais gars s'éloigner.

Aussitôt dehors, Cailloute s'arrêta, engloutit une bouffée d'air vif, et contempla le mouvement, sans grâce pour lui, d'un quartier terrien. D'un sourcil dédaigneux il toisa les voitures de messagers dont les lourdes bâches vertes prétendaient tanguer comme des esquifs et répondaient dans un gémissement de tous leurs cerceaux aux coups de reins des limoniers ; il cracha loin devant lui une salive stridente et précise au passage de ces fines carrioles de bouchers, emportées dans la pétarade des roues et le crépitement des lanières par de petits bidets aux yeux sanglants, crispés de frissons à fleur de peau.

Une charrette menée par un gros fermier debout, les bras largement écartés, la blouse gonflée comme un aérostat par le vent de la course, et aux ridelles de laquelle s'accrochaient des femmes dangereusement secouées, lui arracha un sourire. Il lâcha la plaisanterie d'usage : « Tiens ben les ridelles, Marie, ça va couri ! » en tortillant un pan de sa moustache à l'adresse de la plus jeunes des croquantes. Cela, pour se confirmer lui-même dans l'idée qu'il était libre, guéri, pareil au Cailloute d'autrefois ; mais dans ces parages de la Croix-de-l'Hôpital, entre les relents de pharmacie des hospices et les odeurs d'écurie des auberges, dans ce va-et-vient continuel de paysans et de rouliers, Cailloute se sentait dépaysé. C'était un climat qu'il fréquentait peu d'ordinaire, et toujours à regret. Ce quartier sans caractère, à moitié rural, à moitié urbain, ne lui convenait pas. Il décolla son mégot de ses lèvres, leva la tête, huma le vent et, balancé sur ses hanches, porté sur ses espadrilles silencieuses, il s'abandonna à son instinct.

Anguilles qu'on tire au sec s'orientent toujours du côté de l'eau. Ainsi Cailloute se laissait glisser vers la rivière. Sans même y penser, il enfilait les étroites rues qui y conduisent, et dont la pente, de plus en plus raide, se faisait complice de son désir. Il passa sans un regard pour les devantures des petites épiceries où, près de bocaux poussiéreux, des chats pelés et chassieux somnolent avec noblesse ; il longea, sans un haussement d'épaules, ces boutiques d'articles de pêche sises trop loin du fleuve qui vendent cher une camelote compliquée à une clientèle de bourgeois. À un détour, découpé net par la perspective de la rue, un pan de Loire lui apparut : un tableau tout en hauteur dans son cadre de maisons, mais joliment composé avec, au premier plan, le pavé du quai toujours rose à la lumière frisante, puis les fûts écorchés des platanes entre lesquels, devant les osiers du duit et les arbres de Saint-Marceau, un peu de fleuve brillait, vert comme eux, mais d'un vert plus tendre, plus végétal encore et, sur l'ensemble, un ciel lumineux que le vent de galerne peuplait d'une déroute de nuages dorés. Cailloute eut un soupir d'aise.

– La rivière, murmura-t-il avec ferveur. Puis il ajouta à haute voix :

– Pas beaucoup de flotte encore, la pauvre vieille, ça fait bien un mètre et plus au-dessous de l'étiage, mais viennent les premières pluies…

Et il sourit à la pensée des crues célèbres dont des repères rouges rappelaient sur les murs du quai la date et le niveau. Sur le trottoir où il marchait, il aurait alors fallu presque nager dans l'eau violente. Sacrée garce de rivière ! Comme une femme elle cachait son jeu. Et Cailloute se souvint alors qu'il avait lui aussi un jeu à cacher. Octave Berdegnat, le patron du Galant Pêcheur, était de mèche avec ce Raffart qui, trois semaines auparavant, presque jour pour jour, avait traîtreusement assailli et frappé Cailloute sur le quai de l'Orbette et que sa voix avait dénoncé, l'imbécile ! quand sa victime feignait de rouler sans connaissance au bas du perré. Raffart rendait à Octave des services dont Cailloute, trop indépendant et un peu fier, n'aurait jamais voulu se charger. En revanche, Octave employait Raffart, bon fretteur comme tous les bracos, à son atelier de cannes à pêche, le fournissait d'alibis dans les mauvais cas, et s'attachait au surplus, par de libérales tournées, ce pourvoyeur de poisson fin et cette brute sans caractère, toujours à vendre au plus offrant. Pas de doute, c'était là qu'il fallait aller pour endormir les inquiétudes. Aussi Cailloute dirigeait-il ses pas élastiques vers les myoporums en caisse qui bordaient le Galant Pêcheur.

Bien avant qu'il n'eût franchi la porte, Tatave occupé à fourbir son zinc avait repéré sa tête au-dessus des arbustes, mais la surprise qu'il éprouva de voir Cailloute si tôt rétabli ne le fit point se détourner, et tout en surveillant en-dessous le nouvel arrivant d'un regard à l'affût sous la graisse d'énormes paupières, il affecta de manier son torchon de plus belle en sifflotant. Cailloute, à son entrée dans le débit, buta sur la marche du seuil, se raccrocha d'une main molle au montant de la porte, et lança sans crânerie un « Bonjour Tatave ! » un peu enroué. Aux accents de cette voix connue, Octave Berdegnat, dit Tatave, ancien dompteur et présentement mastroquet et marchand d'articles de pêche à l'enseigne du Galant Pêcheur, providence et terreur des mariniers d'eau douce, tourna sa massive carrure et, le visage épanoui :

– Cré nom de Dieu ! sacra-t-il avec attendrissement, ça fait plaisir de t'revoir, mon gars Cailloute. Et alors comme ça, te r'voilà d'aplomb ! Ben ! ça n'a pas traîné, sais-tu ? Sacré tromp'-la-mort ! Une chopine à c'te vieille santé, qu'est-ce que t'en dis, c'est moi qui paie, et j'offre le casse-croûte après, une bouteille de bouché, café, pousse-café, tout l'fourbi ? Ah, nom de Dieu ! C'est pas tous les jours fête.

Il larmoyait d'émotion sincère. Les verres emplis et choqués, Cailloute but, s'étrangla, eut une quinte de toux qui le plia en deux, reprit haleine en suffoquant et expliqua :

– Ça m'tient encore dans la cloison d'gauche, paraît que ça m'durera longtemps et qu'j'aurai toujours le vent court.

– I' t'ont p'têt' vidé trop tôt ?

Cailloute, sans trop d'empressement, saisit la planche tendue.

– Nature ! Moi, j's'rais bien resté, mais ces chameaux d'sœurs, tu sais c'que c'est, si tu n'veux pas encaisser leurs mômeries ni baver sur la rondelle, le dimanche, elles persuadent aux toubibs de t'fair' calter. Et puis tu sais, on n'tenait pas à moi : j'ai pas l'genre de beauté de c'parmi. Pour ces gens-là, recevoir un coup de lingue, c'est aussi pire que de l'donner.

– Qui c'est qui t'a soigné ?

Cailloute, dans une guirlande de propos injurieux, cita le nom de mon père, et haleta, épuisé par la rancune et par l'effort.

– Bois un coup, mon gars Cailloute, ça te r'tapera mieux qu'leurs tisanes.

Maintenant, les yeux clos, les moustaches baignant dans le breuvage, Cailloute, délivré du souci de se déguiser sous des mots et sous des attitudes, savourait sans arrière-pensée le petit-gris de l'année : un Saint-Jean-de-Braye malicieux, qui vous plantait en passant sur la langue de clémentes petites aiguilles pour vous laisser ensuite au palais un arôme sec de caillou chauffé, un Saint-Jean-de-Braye loyal - la clientèle de Tatave n'eût pas souffert de mélanges - bien supérieur au pinard largement baptisé et sévèrement rationné de l'hôpital.

– Plus qu'tu t'en enfonces, plus qu't' as envie d'en boire. C'est fait pour le commerçant, ces piqu'tons-là, affirma Tatave en léchant voluptueusement la râpe de sa moustache américaine. D'ailleurs, en mangeant, on va r'mett' ça et comment !

Tourné vers l'arrière-boutique, il appela : « Zélie ! », une petite femme d'aspect chétif trottina vers le comptoir, docile aux ordres de cet époux colossal qui avait fait d'elle son souffre-douleur, la menaçant à tout propos de tout planter là et de la plaquer avec ses quatre mômes pour retourner « dans l'bestiau ».

– À c't'heure, dit Tatave à sa triste moitié, v'là Cailloute revenu. Dis-y bonjour.

Zélie tendit à Cailloute une main molle.

– Maint'nant, c'est pas tout ça, faut qu'tu te dégrouilles à aller chercher un from'ton à la redresse, qui nous fasse le bec salé. Nous cassons la croûte ensemble.

Zélie enleva son tablier gras et s'esquiva sans mot dire.

– Pas besoin d'l' attendre, hein ? mon pot', dit Tatave. Allons toujours nous expliquer avec le bricheton. Pass' devant. J'descends à la cave quérir le bouché.

Cailloute entra dans l'arrière-boutique, une longue pièce basse de plafond, où des tables étaient dressées le long des murs sous des paquets de roseaux et de bambous bruts placés sur des râteliers. Là, Tatave prenait ses repas, là il établissait le dimanche l'excédent des consommateurs, là enfin, sous un gaz strident comme une sirène, se tenaient les séances de plusieurs sociétés nautiques. En homme qui connaissait les aîtres, Cailloute gagna la plus petite table, celle du patron, et s'assit sans façon du côté du mur, sur la banquette, à la place d'honneur.

Jusqu'à ce moment, il était assez content de lui-même ; ça n'allait pas mal, mais maintenant il allait falloir s'observer encore davantage, car sûrement l'autre allait le tâter. L'œil de Cailloute durcit à cette pensée, puis s'emplit d'une gaieté amortie de convalescent à la vue de Tatave qui sortait d'une trappe, embrassant un lot de bouteilles du geste avec lequel les héros sont représentés serrant leur épée sur le cœur. Son précieux fardeau déposé :

– Quoi qu'on briffe, pour commencer ? interrogea Tatave. Y a des cerneaux, ça t'botte ?

Cailloute approuva. Tatave revint de la cuisine avec un pain de quatre livres et un bol où les noix à peine mûres trempaient dans une eau fortement vinaigrée.

– Y a rien d'pareil pour entrer en vin, déclara-t-il en s'asseyant et en ouvrant son couteau.

Cailloute l'imita. S'étant coupé d'énormes tranches de pain, ils mangèrent quelque temps en silence, retournant et savourant leurs bouchées, graves et recueillis. La première rasade avalée, Cailloute demanda :

– Et les copains, quoi qu'i' deviennent ?

– Toujours pareils. Gouin fait le touage d'ici à Combleux. Si t'étais v'nu hier, tu l'aurais trouvé. Daillant s'débrouille à décharger les fûts d'vinaigre des péniches de Dessaux, un sacré biseness ! Ladoué bricole par-ci, par-là. J'me suis même laissé dire qu'il avait pris ton bateau pour tirer du sable à l'Orbette.

– Il a bien fait ; et Raffart ?

– Ah, mon vieux, n'm'en parle pas, j'suis assez en peine avec ce client. Figure-toi qu'deux jours après ton accident, il est parti à Briare à l'enterrement d'une de ses parentes. Pas d'nouvelles de lui depuis, et des commandes… par-dessus la tête ! J'ai pris Verlot pour le remplacer, mais, tu sais, pour les frettes et pour les tiercées, c'est pas l'mêm' tour de main. Les clients s'plaignent. J'donnerais cher pour le voir radiner. Un si brav' gars, quand i' n'a rien dans l'nez ! On lui a raconté qu'on t'avait relevé avec un coup d'lingue dans l'buffet dans les parages de l'égout d'l'abattoir, il en a eu les sangs retournés. Justement cette nuit-là, il l'avait passée à bricoler dans l'atelier sur la gaule au père Fouasse. Quand il a appris la chose à l'apéro : « Ah, merde ! qu'il a dit, quoi qu'on va devenir si les mauvais gars s'mettent à nous saigner ? » Et comme Daillant expliquait qu'des fois t'aurais pu avoir des mots avec Murlin, le garde-pêche, qu'est mauvais cheval, i' parlait d'lui fair' la peau.

– Ça, déclara Cailloute attendri, c'est un copain, mais j' crois pas qu' ça soye Murlin.

– Alors comm' ça, t'as pas idée d'qui ça peut être ? Cailloute secoua la tête.

– Non ! J'avais bu une tournée au Retour des Mariniers chez Boutefeu, et je ralliais ma cagna. I' pouvait être onze heures ; i' faisait noir comme dans un four, un temps bouché, même qu'i' bruinassait. J'suivais la margelle du perré. À la hauteur de la fabrique de pain d'épices, v'là qu'je r'çois un coup dans l'dos, cent bons dieux ! à croire qu'on me défonçait. Puis ça s'met à m'cuire, à m'cuire, on aurait dit un fer rouge, si tellement qu'en fin de compte j'crois bien que j'ai été dans les pommes et qu'j'ai dû rouler jusqu'en bas du perré. C'est l'froid d'l'eau qui m'a réveillé. Alors j'sais pas, j'étais si berlaud qu'j'ai nagé tant qu'j'ai pu en m'laissant aller au courant. Après, t'en sais autant qu'moi. Le certain, c'est qu'me v'là.

Et Cailloute se versa un verre.

– Il est fameux, Tatave, ton bouché, à la tienne.

Ils trinquèrent. Zélie, de retour, déposa sans mot dire sur la table le fromage qu'elle avait été chercher : un camembert avancé dont on voyait par endroits couler la croûte. Cailloute renifla.

– Nom de Dieu ! C'qu'i corne, ton from'gi !

– Et quand tu penses que c'te pochetée n'a pas emporté la laisse du chien pour le ramener !

La plaisanterie était bonne ; ils s'esclaffèrent.

Tatave se coupa dans le fromage un triangle important, puis, soudain redevenu sérieux :

– Et maintenant, mon gars Cailloute, tu vas te remettre à ton biseness ?

Cailloute eut une moue dégoûtée.

– Plus souvent, déclara-t-il, que j'vais recommencer à bourlinguer dans c'parmi. Faut croire qu'y en a par là qui ont contre moi d'la rancune. Des histoires de femmes, pour sûr. Ben ! vois-tu, j'trouve qu'ça vaut pas ma peau. J'ai idée d'une villégiature. Si t'avais d'l'embauche, des fois, c'est un peu pour te causer d' ça qu'j'étais venu.

Tatave réfléchit.

– Y aurait peut-être qu'qu'chose, mais quand même, c'est vexant pour un homme de mett' les voiles sur un affront.

Cailloute se versa un autre verre.

– Bah ! fit-il, s'il fallait qu'j'aille chercher dans mes cocus, la liste en est longue, et qu'est-ce qui dit que j'tomberais sur le bon ? Et puis, Tatave, j'en ai marre, marre de vivre comm'je fais ; c'te boutonnière, ces quinze jours d'ousteau, ça m'a donné à réfléchir. Je n'me sens plus d'goût pour la bricole. À c'te heure, c'est un travail régulier qu'i m'faut, et qui m'donne moins d'peine que d'tirer mes cailloux.

De ses petits yeux vairons, Tatave, entre deux bouchées, scrutait Cailloute. Le bougre avait l'air sincère dans son désir de quitter l'Orbette, de renoncer à sa vie périlleuse de braconnier d'eau. Bonne affaire ! Le bistro y trouvait son compte. Cailloute casé, il ferait vite savoir à Raffart qu'il pouvait revenir sans crainte.

– J'ai p'têt' qu'qu'chose pour toi, annonça-t-il en se penchant comme pour une confidence vers Cailloute. Y a Darnaux des Ponts et Chaussées qui drague du jars devant la Bouverie. Il voudrait un compagnon un peu au courant pour son bateau, du bel ouvrage de marin qui t'irait comme un gant. Sa Marie-Salope est neuve, tu t'ferais du lard, mon p'tit gars.

Cailloute eut un soupir d'aise.

– Ça serait tout à fait ma balle. Alors comme ça, y a moyen ?

– Vas-y toujours ! Avant-hier encore, i' n'avait pas trouvé à embaucher ; les mariniers s'font rares, tu sais, on n'trouve plus qu'des potrassiers. Tatave cracha sous la table avec mépris.

Cailloute se servit une tranche de fromage.

– L'aval, proféra-t-il la bouche pleine, voilà qui me botte. L'air y est bon ; Fourneaux n'est pas loin, et l'père Senard, quand i' m'saura là, ira en tirer un kilo de son meilleur. Quant à ceux qui m'veulent, c'est rare s'ils viennent me chercher dans ces parages-là.

Il y eut un silence. Cailloute mâchait son pain, tête baissée, sans avoir l'air de voir le regard un peu méprisant que Tatave abattait sur lui. Il but, s'ennoua, eut une quinte, tendit son verre.

– Encore un peu d'ton piqu'ton, j'me sens tout moumou.

Tatave versa d'une main libérale et, revenant à la charge :

– Si tout d'même tu savais un jour qui c'est qui t'a buté ?

Cailloute haussa les épaules.

– C'que tu peux m'emmerder, déclara-t-il. S'i' n' vient pas me l'crier dans l'nez, moi je n'le cherche pas. J'te dis que j'en ai marre de la fantaisie. À vouloir toujours se r'vancher, ça n'aurait pas de cesse.

De la grande salle des clients appelaient Tatave, qui se leva pour aller les servir. Cailloute s'allongea sur l'étroite banquette de cuir et rabattit l'immense visière de sa casquette sur ses yeux. Décidément, la farce avait été bien jouée. Tatave croyait Cailloute vidé ; c'était marrant ! Il allait écrire à son cher Raffart de radiner en douce. Un peu de patience, et l'on allait pouvoir s'expliquer. « …C'est vexant pour un homme de mettre les voiles sur un affront… », j'te crois, mais il n'en est pas question, mon vieux Tatave, pas question…

Et Cailloute, content de lui-même, le ventre plein, endormi du sommeil de l'innocence, se mit à ronfler sur sa banquette.

Quand il se réveilla, les ombres des platanes étaient longues. Il se leva, ramassa son paquet, passa dans la grande salle, serra la main de Tatave et, le long du quai, gagna l'Orbette. La Loire s'étale en cet endroit, et son courant paresse et tournoie dans une anse, avant d'être rejeté à l'assaut du pont de chemin de fer par l'épi de la jetée. Il y a là une sorte de petit port rustique et bon enfant. Une grève en pente douce donne accès aux bachots amarrés bout à bout, le nez de l'un dans le remous de l'autre. Des perches plantées dans le sable par les riverains portent suspendus à des cordes des haillons bariolés qui claquent au vent et allongent de vifs reflets sur l'eau du fleuve.

Au haut du perré, dominant les horizons du val jusqu'à la falaise de Sologne, le cabaret de Boutefeu retentit du choc des verres et des cris d'une marmaille indocile. Cailloute s'avança sur le chemin de halage et héla :

– Ladoué !

Dans une barque, au milieu de la Loire, un homme qui pêchait se redressa, se retourna, eut un grand geste et se mit en devoir d'accoster. Par l'escalier du perré, Cailloute descendit à sa rencontre. Sur la grève, ils se trouvèrent face à face.

– Me v'là, fit laconiquement Cailloute.

– Oui, fit Ladoué.

– J'prends ma barque pour descendre à la Bouverie ; y a Darnaux qui embauche.

– J'y vas quant et toi.

– Non ! Tu restes, y a pas besoin de deux, et d'ailleurs, j'y suis pas pour longtemps. Tu m'as compris ?

Ladoué leva vers les yeux durs de Cailloute son visage rudement dégrossi de saint de pierre.

– Compris, répéta-t-il dans un murmure.

Cailloute, son paquet jeté dans la barque, enjambait le bordage.

– Veille à ma piaule, jeta-t-il.

Il saisit la bourde, déborda le bachot qui se décolla du sable avec un bruit sec de toile déchirée et gagna le large, tandis que Ladoué, immobile et comme figé sur place, le suivait des yeux.

 

LE CHANGE

Darnaux qui, encadré de ses deux fils, fumait au frais sur l'avant de sa dragueuse en attendant la soupe, vit de loin venir la longue barque. Du tuyau de sa pipe, il la désigna aux garçons.

– À c't'heure, dit-il, on dirait Cailloute.

– Joli coup d'bourde ! apprécia en connaisseur l'aîné, attentif aux gestes du batelier auxquels la lumière du couchant donnait une sorte de majesté tranquille.

Bientôt Cailloute eut rangé son bateau contre le flanc goudronné de la Marie-Salope. D'un vif rétablissement il fut sur le pont.

– J't'aurais pas espéré, dit Darnaux.

– Alors, tu embauches ?

– Oui, pour les soins du bateau. Deux francs par jour, logé et nourri.

– Ça colle, répliqua simplement Cailloute. Tatave m'avait bien dit qu'on s'entendrait.

– Alors à la soupe, grand feignant !

Darnaux envoya à Cailloute une bourrade d'amitié, et les quatre hommes gagnèrent le second bateau qui servait de demeure aux Darnaux et d'où une savoureuse odeur de cuisine se répandait au loin sur le fleuve.

Chez les Darnaux et à bord de la dragueuse, Cailloute fut vite à son aise, d'abord parce qu'il s'y mettait n'importe où, en homme qui avait déjà passablement bourlingué, et puis il attirait les sympathies. Le patron l'avait toujours estimé : il le savait bon marinier, habile à entretenir et à rafistoler un bachot lorsqu'il voulait s'en donner la peine, et franc du collier comme pas un. Les fils, Joseph, dit la Tavelle à cause des taches de rousseur dont il était criblé, et Marceau, surnommé Quart-de-flotte, on avait oublié pourquoi, ne juraient plus que par lui. La mère Darnaux elle-même lâchait les fourneaux pour l'entendre au dessert raconter quelque gaudriole et, par reconnaissance de se sentir distraite, elle lui mijotait de fins ragoûts et des civets où les lapins solognots pris au collet la nuit sur la rive d'en face cuisaient parmi le thym et la marjolaine de leurs ébats. À ce régime, Cailloute achevait de se refaire, d'autant que son travail journalier n'était guère pénible. Il s'était d'abord livré à une minutieuse inspection de la coque. Tatave ne l'avait pas trompé : elle était comme neuve ; à peine deux ou trois planches mal jointives à étouper. Après quoi, il avait donné çà et là des coups de pinceau, heureux de respirer l'arôme pectoral du goudron frais et réjoui de le voir briller au soleil d'automne comme un vernis. Puis il avait passé en revue les cordages, vérifié l'état des torons, tressé des filins. Maintenant, en prévision des premières crues, et pour permettre à la dragueuse de travailler plus longtemps, il s'était mis à planter devant elle une estacade de batardeaux destinés à rompre le courant et à soulager les amarres.

La nuit, il tendait des lignes de fond à l'arrière de la péniche ou bien, dans son bateau, il relevait les nasses de Darnaux remises en état par ses soins. Le dimanche, on allait boire un litre ou deux à Fourneaux chez les Senard. C'étaient là des gens qu'estimait Cailloute. Ils tenaient au bord de la route une petite auberge fréquentée par les messagers, par les rouliers et par les pêcheurs. Le mari, trapu, râblé, l'œil vif et le nez battant parfois d'une aile, ne vivait que pour ses vins, des vins des meilleurs crûs de toute la France qu'il savait se procurer, qu'il soignait, qu'il laissait vieillir à point dans d'immenses caves creusées en plein tuf.

La femme, elle, était d'une propreté si méticuleuse avec les bandeaux encore noirs de ses cheveux qui encadraient un pur visage de vieille aux traits exténués, et si gentille de manières qu'on l'avait surnommée Fignolette et que d'aucuns même trouvaient encore plus à propos de l'appeler Mousseline tant elle en imposait à leur naïve rudesse. Elle en imposait aussi à Cailloute qu'elle n'avait jamais consenti à nommer de son sobriquet et à qui elle s'obstinait à donner du « monsieur Rimbaud », ce qui était aussi déconcertant que d'entendre soudain un grand homme au pseudonyme illustre interpellé de son vrai nom.

« Elle est farce, Mousseline ! » affirmait Cailloute. Mais, malgré lui, il baissait la voix d'un ton et se retenait de faire du vacarme quand elle était là, et lorsqu'on lui parlait d'elle il concluait invariablement : « C'est du bon monde ! », d'un ton qui n'admettait pas de réplique.

Au retour de ces sages débauches, on revenait à la péniche le long de la levée, on soupait, et Cailloute gagnait de bonne heure le débarras situé à l'arrière où Darnaux mettait sécher ses filets et où la mère Darnaux lui avait étalé une paillasse. Sa casquette jetée sur un paquet de cordages et ses godillots du dimanche enlevés, il s'y allongeait tout habillé.

Par le sabord ouvert presque au ras de l'eau, il pouvait voir le fleuve briller sous la lune. Mais les mains croisées sous la nuque, il rêvait, dédaigneux de cette magnificence. À c't'heure, Raffart devait être revenu. L'essentiel, c'était de savoir s'il se gardait ou s'il avait repris ses habitudes, pour trouver moyen de le repincer. « C'est vexant pour un homme de mettre les voiles sur un affront. » J'te crois, mon pote, j'te crois.

Sacré p'tit vin de l'Évêché du père Senard ! Il vous coulait une tiédeur dans le sang à vous faire oublier toutes vos rancunes.

Évidemment, ici, c'était la bonne vie, et bien qu'elle fût en aval de la ville, elle était plaisante, cette mouille de la Bouverie où la Loire, soudain plus large du Loiret retrouvé, roulait une eau sans couleur, transparente comme du verre, dans laquelle des herbes qui venaient du paresseux affluent nouaient et dénouaient parfois, au gré des courants, leur molles chevelures. Et pêchante ! On voyait les barbillons filer comme des rais d'ombre sur les roches blanchâtres du fond.

Le pays était à l'image de la rivière, simple et grand comme elle. Sur la rive nord, c'était la falaise abrupte de Saint-Ay, couronnée de châteaux et de maisons perdues dans les vignes que coupaient en oblique les hauts peupliers de la vallée du Rollin, seul rappel de verdure dans ce terroir dépouillé. Au sud, par-delà le rigide épaulement du perré de Mareau, le val s'étalait avec sa fausse apparence de grand jardin, ses quelques arbres dressés au milieu des champs, les carrés verts de ses prairies et, tout au fond du lointain, la falaise de Sologne, bleuâtre ou mauve selon les heures, obscurément chère au cœur de Cailloute, sans doute parce qu'elle était l'unique élément d'incertitude dans ce paysage arrêté auquel son fleuve semblait avoir imprimé pour toujours un caractère de hautaine mélancolie.

Mais bah ! l'amont était plus beau encore, et la mouille de Saint-Jean-de-Braye avec son eau glauque et ses poissons qu'on tirait à l'aveuglette valait bien celle d'ici. On y reviendrait à son heure. Mais il ne fallait rien brusquer, laisser Raffart s'endormir.

L'eau chantait autour du bateau sa chanson des calmes nuits. Le remous de l'arrière ne faisait guère plus de bruit qu'un cent d'écrevisses dans un sac, mais le long du bordage le courant laissait courir capricieusement ses doigts légers ; tantôt c'était un frôlement, une caresse à peine appuyée qui arrachait au bois une sorte de plainte voluptueuse, tantôt il le heurtait d'un choc net et sec comme un signal ; parfois, sous l'effet d'un contre-courant, une amarre se raidissait en geignant. Le vent engendré par la masse d'eau du fleuve poussait à travers le sabord une petite brise qui trouvait Cailloute bercé par la Loire, par le bateau, et par la résolution farouche de son cœur endormi enfin dans la broussaille de ses cheveux.

Au bout de quelques jours, comme dressé dans son bachot Cailloute cognait à grands « han ! » sur l'un des batardeaux de son estacade, un homme parut au haut du perré. Il agita les bras et lança un appel vite étouffé dans l'ouate immense de l'étendue :

– Alors, ça va, la coterie ?

Cailloute, qui avait feint de ne pas entendre, ne fit que taper de plus belle. Il ne se décida à relever la tête qu'à son nom hurlé pour la troisième fois au-dessus du fleuve, de l'air peu pressé d'un homme qu'on dérange ou d'un bon tâcheron jaloux de son travail. Mais à la voix il avait reconnu le client, un nommé Guénout, patron d'un bateau-lavoir amarré près du pont Royal, trop bon client de Tatave et trop copain de Raffart pour ne pas éveiller sa méfiance.

– J'suis venu voir un bien qu'ma femme possède à Saint-Ay et, au retour, j'me suis dit comme ça : Si j'passais voir l'gars Cailloute. l'doit s'faire vieux avec les péquenauds, expliqua Guénout. Et à part ça, comment ça va c'te santé ? T'as l'air résous, et tu cognes sur tes pieux comme un mouton à vapeur.

– Quéqu'tu veux, répondit Cailloute d'une voix lasse, j'essaie de m'dissiper, mais ça m'tient encore dans les côtes, c'te vacherie. Et là-bas, quoi d'neuf ? Viens prendre un verre chez Darnaux et veille à ne pas t' casser la gueule sur le perré, les herbes glissent.

Ils se rejoignirent dans la salle centrale de la péniche qui servait de salle à manger aux Darnaux et où la mère Darnaux avait licence, durant la journée, de vendre aux mariniers du vin et de la bière, une pièce carrée avec une table ronde couverte de toile cirée au milieu, un plafond culotté par la fumée des pipes d'une nicotine sous laquelle se devinaient encore les bouquets de fleurs d'une peinture campagnarde, et des murs de bois sur lesquels on voyait un Hippocrate, dont les mollets plus encore que le désintéressement faisaient honneur à la médecine, refuser les présents d'Ataxerxès et le prince Poniatowski entrer dans l'Elster au galop de chasse d'un cheval de Derby avec l'air indifférent qu'ont rarement les martyrs des nobles causes.

Les poignées de main échangées et le vin servi, Guénout parla :

– Alors, c'est sérieux, c'qu'ils racontent, qu'tu n'reviendrais plus à l'Orbette et qu'tu lâcherais ton bricolage pour faire le journalier. T'achètes une conduite alors, à quand le mariage ? Et il eut un gros rire farceur.

– Dam ! je t'fais juge, dit Cailloute avec lenteur, en feignant de chercher avec peine ses mots. Quand on est comme v'là que j'suis, un peu traînée, p'têt', mais bon gars avec les copains, qu'on n'a rien à s'reprocher, et qu'on s'fait amocher par traîtrise, on a tout d'même le droit d'être dégoûté. Tu sais mieux qu'personne qu'pour m'aligner au franc jour, j'n'en crains guère, mais s'il faut qu'j'ouvre l'œil toutes les fois que j'm'en serai foutu plein l'nez au Galant Pêcheur ou ailleurs, et si l'perré de la rivière va devenir souteux, y a plus de vie possible. Ici, tu vois, j'suis pas trop mal, on m'dorlote, la mère Darnaux nous fait des p'tits plats, et d'ci-d'là, on va en étrangler une bonne chez Senard. Et pour le poisson, tu sais - l'œil de Cailloute brilla d'une lueur sincère -, y a d'quoi faire ici. C'est presque plus pêchant qu'en amont.

– Mais les copains se languissent de toi. Y a pas à dire, c'n'est plus pareil depuis qu't'es parti. Ladoué se mange les sangs, et Raffart me disait l'aut' jour : « Mais quoi qu'i' peut bien fabriquer sur sa drague, c'te grande vache, quand y a d'si beaux coups d'trémail à donner ? »

– Bah ! Les copains se feront une raison. Quand ça dépote, ils ouvrent bien leurs parapluies, je pense. Est-ce qu'il a une équipe à la r'dresse pour son trémail, Raffart ?

– Non, et c'est c'qu'i' regrette, un tas d'bras cassés qu'ont peur de tout. L'ombre de Murlin suffit à les faire calter.

– Alors, pour l'heure, qu'est-ce qu'i' fait, Raffart ?

– Pour l'heure, il a trouvé un bon filon : du haut du pont Royal, dans l'trou qu'est au dret d'mon bateau, il pêche les garbauds. Ils sont tous dans ce parfond, à cause des basses eaux, et affamés ! C'est à ne pas croire ! Il a fait ses quinze livres avant-hier juste au coucher du soleil, naturellement, et même un peu plus tard. Mais tu sais, avec lui, Murlin se sent les foies.

– Tu parles ! dit Cailloute, mais c'est pas encore ce biseness qui m'f'ra r'venir.

Guénout se leva.

– Alors, qu'est-ce que j'leur dis d'ta part aux poteaux ?

– Dis-leur qu'ils auront toujours un verre à s'mett' sous l'nez s'i' viennent me voir. C'est franc, j' pense, proclama Cailloute, la main sur l'épaule de Guénout.

Il le reconduisit jusqu'au bout de la passerelle qui reliait la péniche à la terre et, tandis que Guénout grimpait la pente raide du perré, il le suivait de ses yeux rieurs. Va, mon p'tit bonhomme, pensait-il, va raconter en t'enfonçant ton byrrh-cass' chez Tatave que Cailloute est dégonflé et qu'i' tourne au cul-terreux. Tu m'f'ras plaisir.

Mis en gaieté par cette perspective, il se retourna, avisa la mère Darnaux qui enlevait le litre et les verres, et esquissant un entrechat, lui passa un bras autour de la taille. Elle se défendait avec un rire gras de grosse femme chatouillée à qui le jeu ne déplaisait pas.

– Ma p'tit' mère Darnaux, quoique vous soyez de Mâziau, pays d'sauvages, et marinière d'adoption, vu qu'Darnaux a été vous quérir parmi vos betteraves et qu'vous n'êtes pas née sur l'eau, j'ai pour vous d'l'estime, déclara Cailloute, et j'vous retiens pour le premier quadrille à l'assemblée de vot' patelin. Foi d'Cailloute.

Mais elle réussit à se dégager et, de la porte de sa cuisine, la bouteille et les verres à demi enfoncés dans ses chairs molles que secouait encore le rire :

– Faut-i' qu'tu sois heureux, grand banaud, d'avoir revu un ami à toi pour faire le galant avec les vieilles. Ah, ça te tient fort, ton Orléans, tes méchants gars, tes mauvais métiers ! Un beau matin, tu fileras encore. Ni vu ni connu j't'embrouille, quitte à revenir au bout de quéqu'mois quêter d'l'embauche à Darnaux. Au lieu qu'si tu voulais…

Cailloute appuya sur elle son regard dur. Il savait qu'elle avait raison, et puis il l'aimait à sa manière, pour sa bonne cuisine, pour les petits soins dont elle l'entourait, pour ses gronderies bourrues et maternelles. Mais, nom de Dieu ! que les femmes étaient donc drôles. Comme si, dans la vie, les repas à l'heure et le linge lavé valaient le garde qu'on joue ou l'ennemi qu'on crève. Maintenant, Raffart rassuré se garderait moins encore, mais les garbauds ne seraient pas toujours dans le parfond du pont Royal. Il fallait faire vite, c'était l'heure. Cailloute rompit le silence :

– Non mais des fois, ma p'tit' mèr' Darnaux, articula-t-il posément, vous n'auriez pas des visions ? J'me trouve bien ici ; qu'est-ce qui vous dit que j'veux partir ?

 

LES BONS COMPTES

La chance favorisa Cailloute. À quelques jours de là, un des maillons de la chaîne des seaux s'étant rompu à bord de la Marie-Salope, le travail se trouva suspendu pour un temps. Darnaux et ses deux fils se rendirent à Meung pour surveiller la réparation ; la mère Darnaux, que Cailloute eut l'honneur de passer sur l'autre rive, profita de leur absence pour aller voir ses parents à Mareau. Aussi, lorsqu'il l'eut débarquée sur le perré à une centaine de pas au-dessous de l'embouchure du Loiret, Cailloute se trouva seul. Le soleil était encore haut au-dessus de l'horizon ; il avait du temps devant lui. Il attendit que la patronne se fût éloignée et, pieds nus sur les pierres glissantes de l'enrochement, il hala son bachot jusqu'au Loiret. Là, il le dissimula dans une touffe d'osiers qu'il avait repérée et l'amarra serré de l'arrière et de l'avant.

Après quoi, il mit ses espadrilles et, les mains aux poches, la cigarette collée à la lèvre inférieure, il remonta l'affluent jusqu'au pont Saint-Hilaire par des sentiers de lui connus. À cet endroit, sur la rive sud, la route de Cléry après un coude à angle droit dans l'intérieur du pays dévale vers la rivière en quelques mètres d'une descente presque abrupte que l'étroitesse du pont rend plus périlleuse encore. Au tournant, un écriteau avertit les automobilistes de ralentir.

Cailloute s'assura d'un rapide coup d'œil que l'endroit était pour l'instant désert et, d'un élan bien calculé, il atteignit le faîte d'un petit mur qui bordait une des propriétés riveraines de la route. Une traction des bras l'établit sur le sommet où il demeura allongé de tout son long, à demi caché dans la vigne vierge et dans le lierre, mais l'œil ouvert et l'oreille finement attentive aux bruits. Vers cinq heures, au moment où la brume d'octobre commençait à bleuir et à brouiller l'air, une limousine cossue de propriétaires solognots qui revenaient en ville avec leurs malles à l'arrière apparut au détour et glissa avec lenteur vers le pont dans le gémissement de ses freins. Avant même de s'y être engagée, elle était augmentée d'un voyageur et déjà, en prévision du coup d'accélérateur, Cailloute se carrait solidement, une main aux courroies, à plat ventre sur les bagages. Il goûtait assez d'ordinaire cette façon de voir du pays, d'autant plus cette fois qu'il s'était prescrit un rendez-vous à ne point manquer. À la vitesse à laquelle on marchait, il n'eut pas à redouter que les quolibets indiscrets de quelque roulier attirassent sur lui l'attention d'un chauffeur rogue et injurieux, gonflé de son importance de valet de riches. C'est à peine s'il avait eu le temps de trouver son assiette lorsqu'il reconnut le petit bar du quartier de la Cigogne et le voisinage de l'octroi. La limousine ralentissait ; Cailloute reprit terre en souplesse, toucha la visière de sa casquette à l'adresse de l'auto qui s'éloignait et, le long du Jardin des plantes, poursuivit son chemin à pied dans la direction du pont Royal.

Raffart y pêchait dans la brume de plus en plus dense, insoucieux des règlements et fort de la crainte qu'il inspirait à Murlin. À cheval sur le parapet, audessus de la troisième arche à partir de la ville, il inclinait vers l'eau du fleuve d'où montaient des fumées qui la rendaient invisible une gaule de bambou noir d'un seul morceau longue de six mètres que prolongeaient dix mètres bien comptés de bannière, de quoi permettre une coulée normale jusqu'aux garbauds.

Depuis longtemps, son bouchon perdu dans les remous, l'obscurité et la distance, ne lui servait plus. À l'attaque du poisson sur l'appât, vite enregistrée par ses sensibles poignets, il ferrait et noyait à l'aveuglette avec une dextérité de virtuose de lourdes proies qui avaient l'avantage du courant pour le prendre en bout. Et quand son escrime silencieuse les avait maîtrisées, il lui fallait encore, rejetant la lourde gaule derrière lui, prendre le fil en main pour les hisser verticalement jusqu'au parapet. N'importe ! C'était de la belle pêche, et si le père Avril payait un bon prix ces poissons aux écailles ourlées de noir, touchés de vermillon aux nageoires, qui, une rondelle de citron en travers de leur vaste gueule, avaient si bonne mine dans un plat et faisaient honneur à son restaurant, Raffart, malgré sa cupidité, s'en souciait moins que du plaisir qu'il éprouvait à les piquer au jugé, à les manœuvrer adroitement, courbé sur la rivière au risque d'y choir, à les crocher aux ouïes quand il les avait ramenés. Il en avait déjà tiré dix-huit de ce trou, dont deux qui ne faisaient pas loin de cinq livres chacun. On en parlerait longtemps de cette pêche d'arrière-saison. Et ce Cailloute qu'il avait crevé, ce Cailloute qui se prétendait plus fin pêcheur que lui, saurait bien un jour que Raffart avait en huit jours châblé du haut du pont Royal sa trentaine de livres de garbauds.

Une brusque secousse faillit lui arracher sa gaule des mains. Cette fois-ci, c'était un barbillon qui avait mordu et qui se défendait à coups de tête secs et prompts comme une fusillade, avec de brusques échappées à droite et à gauche qui faisaient craquer les fibres du bambou. Raffart, surpris d'abord, s'était ressaisi ; aux efforts de l'animal il se bornait à opposer l'élasticité du scion d'un imperceptible mouvement de son poignet droit. Mais les barbeaux de la Loire sont durs ; les grands courants dans lesquels ils se plaisent leur communiquent un peu de l'allégresse bourrue et sournoise de l'eau violente. Celui-là remonta brusquement, comme s'il avait voulu passer de l'autre côté du pont, puis, ayant senti la ligne mollir, il fit volte-face et fila à l'opposé avec le roide élan d'un projectile. La ligne de Raffart était solide et bien montée ; elle ne cassa pas. Pourtant, en relevant doucement sa gaule pour la parade, le pêcheur étouffa un juron. Il sentait à un allongement du fil, à sa souplesse plus grande, que quelques brins du crin tressé dont elle était faite avaient dû céder.

Au bout, le poisson avait repris sa danse têtue et frénétique, piquant au fond en de soudaines plongées pour user l'attache contre les pierres. À la pensée qu'il allait être démonté, refait par cette vache de barbillon, Raffart, les genoux crispés au parapet, se sentait gonflé d'une sourde rage. Une voix gouailleuse articula soudain derrière lui :

– Et alors, mon vieux Raffart, c'est donc vrai qu'tu les châbles ?

Il se retourna, vit Cailloute, eut un geste de recul.

– Oh ! fit Cailloute, t'es nerveux, mon p'tit gars, mauvaise affaire avec ce client qui va t'prendre en bout. Ramène à toi que j'prenne le fil.

Machinalement, Raffart obéit. Avec prudence il fit glisser la longue gaule entre ses mains et quand il la tint à bout de bras au-dessus de sa tête, Cailloute saisit le fil et tira doucement, attentif à ne point provoquer, en heurtant la voûte ou le parapet, un soubresaut intempestif de la bête.

– V'là l'oiseau, cria-t-il enfin, et d'une espadrille promptement appuyée au milieu du corps, il maintint sur le trottoir du pont un barbillon respectable qui exhalait de sa bouche en groin une sorte de plaintif gargouillement.

– Bien piqué, mais ton naim commençait à s'ouvrir. Faut qu'tu t'remontes.

Raffart, silencieux, décrochait le poisson. Maintenant qu'il tenait sa prise, l'étonnement qu'il avait éprouvé à savoir Cailloute derrière lui se changeait en angoisse. Quant à l'obligeance dont celui-ci avait fait preuve, elle eût sans doute rassuré un homme moins au courant que Raffart des usages de la rivière. Devant le poisson, une sorte de trêve tacite unit pour un moment les pires adversaires ; on en est quitte ensuite pour s'étriper dans les règles. Mais est-ce que Cailloute savait ? Tatave lui avait assuré que non. N'avait-il pas été, pour plus de précaution, jusqu'à inventer un alibi ?

Raffart se releva et, cherchant dans ses poches sa boîte à hameçons et ses crins :

– Te v'là donc dans not' parmi, dit-il à Cailloute, j'te croyais embauché chez Darnaux ?

– J'y suis comme t'es chez Tatave quand qu'tu bricoles de nuit après la gaule au père Fouasse.

Raffart eut peine à réprimer un tressaillement et, tirant au travers de sa bouche afin de les humecter les brins de crin dont il avait fait choix pour remonter sa ligne, il grommela :

– J'vois pas bien c' que tu veux dire.

– Moi, j'vois, répliqua Cailloute, et ça m'suffit. Maintenant, Raffart, tu sais t'y nager ?

– Des fois, interrogea Raffart, tu s'rais pas louf ? Elle est un peu farce, c'te question ! Tu m'y as vu quant et toi dans la flotte.

– Oui, dit posément Cailloute, mais y a nager et nager. Y a nager comme v'là toi tu nages, et puis comme y a ceuss' qui nagent du Cabinet Vert à l'égout du sang avec deux pouces de lingue dans un des panneaux. Et puis, après tout, t'as pas tort, j'suis louf et j'sais pas pourquoi j'te demande ça. Quand bien même tu saurais nager, ça n'te serait pas présentement d'un grand usage.

Et Cailloute, courbé sur le parapet, essayait à travers la brume de discerner si sous cette arche-là ainsi que sous les autres, celles auxquelles il s'était arrêté dans sa nonchalante promenade vers Raffart, les basses eaux laissaient visibles les grosses pierres du fond et brisaient là aussi sur une rangée de pieux pointus et noirs comme des chicots.

Sans affectation, Raffart qui ne savait pas où Cailloute voulait en venir, mais qui sentait de la menace dans l'air, tira de sa poche son couteau, l'ouvrit, et se mit à couper sur sa ligne les crins qui dépassaient à hauteur des nœuds. Cailloute, retourné vers lui, s'esclaffa :

– Non mais ! Tu prends un lingue pour ce biseness ? Et tes dents à quoi qu'a' t'servent, grand berlaud. Vrai, depuis que j'suis parti, tu t'fais 'core plus poch'tée qu'les billes qui s'en sentent pour la pêche. Mais toi, tu n'prends pas de canif de poche avec des charmants petits ciseaux, c'est un surin qu'i' t'faut et un pépère, je parierais qu'sa lame est à la mesure du trou qu'j'ai dans l'dos.

Cette fois, l'allusion était claire ; Cailloute était au courant ; il fallait prévenir. Un flot de sang monta aux yeux de Raff art.

– R' garde voir si ça colle !

Son exclamation rageuse s'acheva en une plainte étouffée. Tenaillée et tordue dans la rude pince de son adversaire, sa main cueillie au départ laissait choir le couteau, et, sans lâcher prise, Cailloute lui parlait maintenant face à face de si près que Raffart ne savait plus si son visage était chauffé par la fièvre de sa peur ou par l'haleine de son ennemi. Elle lui arrivait par bouffées saccadées selon le rythme emporté des phrases et des mots.

– Bille ! tu n'es vraiment qu'un' bille, Raffart, pour avoir pensé qu'tu m'aurais deux fois d'la même façon. Et puis aussi, quoi qu'tu penses ? V'là qu'tu t'amuses à dégainer à portée du croisement de tramways dans un endroit qu'est aussi passant que v'là ce pont. Mais ça, c'est ben de la couenne que t'es qui n'connaît qu'sa rage, qu'sa trouille ou qu'son envie, et qui bute les poteaux en vache pour quéques sous de plus qu'ils ont gagnés. Car t'entends, Raffart, j'sais qu'c'est toi qui m'as buté. Fallait pas crier sur la margelle du perré pendant que j'me laissais dévaler à la flotte : « C'coup-ci, il en tient, c' grand crâneur ! » Crâneur ? non mais ?… Tu m'as regardé ? Parce que Boutefeu m'en allonge davantage pour mes poissons d'eau courante qu'il ne t'en raque pour tes poissons d'égout. Ceux-là encore, d'où qu' tu les sors ? D'l'eau d'savon de c'vieux singe de Guénout. Tes garbauds, veux-tu que j'te dise ? Ils sont gras de la lessive des putains qu'ils ont bue comm' je vais t'la faire boire jusqu'à plus soif, va-de-l'arrière ! grand lâche que tu es !

Deux tramways, l'un venant d'Orléans, l'autre de la rue Dauphine, arrivaient au croisement : on voyait rayonner leurs fanaux dans un halo de brume. Raffart crut l'occasion propice.

– Lâche-moi, dit-il, ou j'appelle.

Cailloute lui serra la main à la broyer et, d'un geste souple, ramassant le couteau tombé :

– T'as le choix : ou t'appelles et j'te saigne avant que tous ces bourgeois aient l'vé une patte, ou tu fais l'saut du haut du pont dans c'qu'y a d'flotte. Tu cours ta chance, comme on dit. Si ta cafetière ne porte pas, avec une patte ou deux d'cassées et quéqu'cerceaux d' enfoncés, t'en vois la farce.

– Salaud ! hurla Raffart.

Son cri fut couvert par le bruit des tramways qui démarraient à grand renfort de coups de timbre et dans les crépitements des longues étincelles violettes du trolley.

– Salaud ! répéta Raffart, et il fit un effort suprême pour se dégager.

Brusque, Cailloute lâcha sa victime, mais en même temps il lui détachait à hauteur du diaphragme un coup de savate qui claqua. Raffart, suffoqué, s'abattit à la renverse, sa tête sonna sur le pavé. Vaguement, dans la déroute de tout son être, il se sentit soulevé, suspendu un instant au-dessus du vide, puis une chute vertigineuse désunit ses membres, le disloqua, l'écartela pour mieux le broyer dans toute sa longueur sur la ligne acérée des pieux.

À cette heure, la nuit était venue. Seuls les yeux perçants de Cailloute penché sur l'arche pouvaient voir le courant écumer autour d'une forme sombre. Comme ça avait été facile ! Il n'en revenait pas. Aucune défense, ce Raffart, décidément un sale et pauvre bougre ! Et pas de gêneurs sur ce pont d'ordinaire si fréquenté, c'était à n'y pas croire. Mais tandis qu'il fermait et glissait dans sa poche le couteau de son ennemi et envoyait par-dessus le parapet ligne, bambou et poisson rejoindre leur propriétaire, Cailloute ne savait aucun gré aux circonstances de leur merveilleuse complicité. Parti de Saint-Hilaire sans autre plan que celui de rejoindre Raffart, l'idée de le précipiter du haut du pont ne lui était venue qu'en regardant sous les arches les têtes des pieux émerger de l'eau peu profonde. Seuls existaient chez Cailloute des instincts ou des sentiments à l'état pur auxquels, selon les hasards du moment, la nature et la vie prêtaient leurs formes les plus simples. Cela donnait à ses actes un caractère d'immanence dont il n'était pas surpris, car toujours droit dans ses intentions, et déterminé par ses besoins naturels ou par l'honneur, il sentait naïvement qu'à ses succès était intéressée une obscure et souveraine justice.

Sans hâte, il s'éloigna de l'endroit de son crime les mains aux poches et la cigarette aux lèvres, ainsi qu'il était parti de Saint-Hilaire quatre heures plus tôt. Il tourna à gauche et s'engagea sous les platanes du quai Cypierre.

À la hauteur de chez Tatave, c'était le vacarme ordinaire de l'apéritif : la lumière et les voix se prolongeaient jusqu'à lui. On devait attendre Raffart. Il pressa le pas, franchit l'arche du nouveau pont, et, cinq cents mètres plus loin, se trouva au haut de l'escalier de cet égout du sang où il était venu échouer jadis et au bas duquel on l'avait ramassé le lendemain. À ces souvenirs, il eut un rire muet, descendit les marches ; sur l'avant-dernière, il se déshabilla tranquillement, mit ses vêtements en paquet, puis entra dans l'eau sans bruit.

Maintenant, emporté par le courant, il rythmait allègrement, insensible à la fraîcheur du fleuve, une nage à la marinière puissante et souple. Avec la nuit, la brume s'était dissipée en dégageant un beau ciel froid d'un bleu noir où tremblaient déjà des étoiles dont Cailloute, à son passage, de ses mains justicières écartait au loin sur le fleuve les fébriles reflets.

 

L'ATTACHE

La Marie-Salope ralliée au milieu de la nuit, Cailloute avait pu le lendemain, de bonne heure, et comme si de rien n'était, aller chercher avec sa barque la mère Darnaux, non sans relever par occasion quelques lignes et visiter des nasses qu'il avait placées dans les parages. Aussi, quand la patronne le héla du faîte du perré pour qu'il vînt la prendre, la coume du bachot était presque pleine. Cela lui permit lorsqu'il accosta de se montrer généreux avec quelques cul-terreux de la parenté de la mère Darnaux qui lui avaient fait conduite jusqu'à la rivière. Chacun emporta sa cuisine d'anguilles ou de barbeaux et Cailloute, en crachant dans ses mains avant de reprendre la bourde, riait du plaisir de ces paysans pour qui le poisson d'eau douce est un rare et fin morceau. Il se tourna vers la mère Darnaux assise à l'arrière, les mains noblement posées sur les genoux.

– Y en a qu'en ont là plus qu'ils n'en sortiront jamais d'leur vie d'la rivière !

– Pour sûr ! T'as donc pêché, c'te nuit ?

– Faut croire, et hier aussi, après vous avoir passée.

Déjà, d'un vigoureux coup d'épaule, il avait dégagé l'avant du bateau de l'enrochement, et après l'avoir fait virer il le poussait bon train sur le courant lisse vers la dragueuse pareille à une machine de guerre dont on voyait dans la distance émerger la silhouette noire et les plans inclinés surmontés par les gradins obliques des seaux.

Dans la soirée, les Darnaux rentrèrent, ramenant avec le mécanicien et les compagnons la chaîne réparée. Les nouvelles vont vite sur la rivière. À Meung ils avaient appris qu'un pêcheur d'Orléans s'était, la veille au soir, laissé tomber du pont Royal. De la porte de sa cuisine, les mains aux hanches, la mère Darnaux s'informa. Mais là-bas on ne connaissait pas encore le nom de la victime ; tout ce qu'on savait, c'est qu'il s'était tué sur le coup.

– J'comprends, dit paisiblement Cailloute. Avec c'te cote-là, doit pas y avoir beaucoup d'eau sous l'pont Royal.

Il n'en dit pas plus long, et lorsque le lendemain, à table devant le café, Darnaux père lut à voix haute dans le journal un récit de l'accident qu'on mettait sur le compte d'un vertige d'alcoolique et le nom de Raffart, Cailloute ne broncha pas.

– Tu !'connaissais ? interrogea Quart-de-flotte.

– C'te bêtise ! Des fois on donnait des coups d'trémail ensemble. Mais i' s'noircissait trop, c'client-là, ça devait lui arriver un jour.

Telle fut, par son meurtrier, la plus courte des oraisons funèbres de Raffart, car il en réservait une autre pour ceux qui l'avaient pu juger capable de rester sur un affront, et il ressentait à la garder pour lui la même impatience rageuse qu'il avait éprouvée avant que ses comptes avec le complice de Tatave eussent été réglés définitivement.

Cependant, le travail avait repris à bord de la Marie-Salope et Cailloute, bercé par le bruit rocailleux de la dragueuse, tapait sur ses batardeaux sans avoir l'air de prendre garde aux jours pareils. L'automne pourrissait avant de se muer en hiver. De grands vents d'ouest avaient amené une pluie tenace et glacée qui fondait dans le fleuve comme une brume sans y faire de cloches. La mère Darnaux partait aux provisions sous un immense parapluie bleu de la couleur de son tablier et quand, au retour, du haut du perré, elle interpellait les hommes, sa voix audessus de la rumeur monotone de l'averse leur poignait le cœur sans raison et les surprenait comme un prodige.

Puis un jour, la Loire se mit à monter, lentement d'abord et comme sournoisement, rongeant peu à peu les grèves et bouleversant leur géographie connue avant de les effacer sous sa nappe égale. Sur les bords, les enrochements étaient noyés et l'eau léchait déjà les herbes sèches des digues. La passerelle qui reliait la seconde péniche à la terre, jusqu'alors en pente raide vers le bateau, devenait insensiblement horizontale. Les amarres commençaient à peiner et, durant les tournées de plus en plus fréquentes qu'il faisait dans les œuvres basses, Cailloute entendait leurs craquements amplifiés par la coque comme par une boîte d'harmonie.

Un matin, les premiers moutons apparurent, avant-coureurs d'une forte crue d'amont. De son bachot, Cailloute les vit coller à ses batardeaux leurs flocons de mousse jaunâtre. Là-bas, dans la lointaine Auvergne, la Loire avait atteint le niveau du banc de kaolin que son vif courant bat en neige et dont il emporte à sa surface ces grumeaux pareils à de la crème fouettée qui finissent par couvrir jusqu'à l'horizon l'étendue entière du fleuve. Pourtant, à bord de la dragueuse, on travailla aussi longtemps qu'on put. Mais Cailloute, investi par Darnaux du soin de veiller à l'amarrage, abandonna son estacade sur les pieux de laquelle brisait maintenant une eau boueuse et farouche. Du reste, bien qu'à peine aux trois quarts achevée, elle joua son rôle un bon bout de temps, rompant devant les péniches le courant massif du fleuve.

Mais un matin, au réveil, Cailloute eut du mal à discerner les têtes de ses rondins qui n'émergeaient plus guère. Sans perdre de temps, il gagna la chaufferie où les compagnons devaient être en train de garnir le foyer.

– Stop ! leur cria-t-il du haut de l'échelle. Ils levèrent la tête et comprirent.

Déjà sur le pont, Darnaux, le front barré d'un pli, rejoignait Cailloute.

– Diable ! Ça monte dur. On n'a pas trop tardé ?

– N't'en fais pas ! Où veux-tu qu'on s'gare ? Au Rollin ? Alors, tout le monde à la manœuvre et au trot !

Belle et rude journée ! Les hommes aidés des bêtes qu'on avait débarquées, travaillèrent jusqu'au soir à ramener au bord et à haler jusqu'à la petite baie tranquille où le Rollin se jette dans la Loire et qu'abrite un saillant du perré, la Marie-Salope et sa péniche dans laquelle la mère Darnaux, insoucieuse des cris, des ordres, des appels, des jurons et d'un paysage tragique et simplifié d'où le ciel et l'eau éliminaient les êtres et les choses, continuait à faire fumer la cuisine des travailleurs. La nuit venue, quand on fut solidement apponté, toute l'équipe prit un repas copieux qu'on arrosa de bouché.

C'était la fin de la campagne d'hiver. Grâce à Cailloute, on avait pu la prolonger deux semaines de plus malgré cette sacrée crue et tirer du fleuve quelques mètres cubes de jars, mais maintenant c'était l'heure de se disperser pour ne se retrouver qu'au printemps. Darnaux et ses fils, dès que les eaux le permettraient, se rendraient en amont à Jargeau pour y pêcher l'alose et le saumon. Bidault, le mécanicien, n'était pas en peine de trouver de l'embauche. Ils parlaient tous de leurs projets en séchant les verres et Cailloute qui leur faisait raison, sa casquette marine en bataille et chaud encore de la manœuvre qu'il avait commandée, les écoutait avec un vague sourire et posait sur eux à tour de rôle un regard qu'un voile singulier de fatigue et de mélancolie rendait moins perçant.

– Et toi, mon gars Cailloute, demanda brusquement la Tavelle, quoi qu'tu vas foutre dorénavant ?

Darnaux étendit la main d'un geste péremptoire.

– Il a l'temps d'y penser ; y a encore à bricoler par-ci par-là, et d'ailleurs maintenant on va être de loisir pour en r'parler, pas vrai, camarade ?

Attendri par la touffeur du lieu, par le fumet des viandes et par le vin, il saisit une main que Cailloute lui abandonna et la tira à lui. Dans le geste qu'il fit, les avant-bras nus des deux hommes apparurent sous la lumière crue des lampes : des bras qui avaient fini par prendre l'aspect des amarres qu'ils avaient tirées, tordues, tressées, avec les fibres des muscles en torsades et leurs identiques tatouages. La mère Darnaux, qui passait les plats, éclata de rire.

– À n'voir que leurs bras, déclara-t-elle, j'pourrais pas dire lequel des deux qu'est mon homme.

Cette plaisanterie, qui en appelait d'autres meilleures encore, déchaîna un joyeux vacarme. Dehors, la Loire continuait à monter avec une clameur continue dans laquelle la rumeur grêle de l'averse se perdait comme une chanson dans le fracas d'une bataille. Pourtant, sur les toits de tôle de la péniche, on pouvait l'entendre au gré du vent d'ouest traîner ses bruyantes écharpes de clinquant. De temps en temps un contre-courant soulevait la péniche et lui imprimait un léger mouvement de va-et-vient dans le mou des amarres. Et toute cette eau berçait de toutes ses voix et de toutes ses forces dans la profondeur opaque de la nuit les compagnons qui avaient triomphé d'elle.

Le lendemain, dans une aube grise, Cailloute, levé tôt, arpentait le pont verni par l'averse, toisant les eaux qui avaient encore monté. Il s'attardait au passage à la hauteur des amarres, ouvrant son oreille fine aux sons qu'elles rendaient, et, d'après le ton des harmoniques, évaluant leur travail et leur résistance : « Celle-ci chante trop clair, faudra la mollir un peu. »

Il parlait haut, pris du besoin instinctif d'entendre une voix, même la sienne, dans la redoutable étendue. D'ailleurs il se sentait las, mal en train, peu sûr de lui. Elle était venue, cette fin de campagne qu'il avait souhaitée, et pourtant il n'en était pas plus heureux. Aussi, pourquoi diable Darnaux ne l'avait-il pas congédié comme les compagnons et que prétendait-il faire de lui ? Soudain Carouge, le chauffeur, émergea d'une trappe, son butin sur l'épaule dans un sac de marin. Il l'interpella :

– Alors, on les met ?

– Nature ! Et toi, la coterie, veille au raffiot, qu'on se r'trouve à la saison !

Cailloute cracha de côté.

– Oh ! Ici ou ailleurs. On est toujours de revue. Bonne chance !

Il vit l'homme s'engager sur une poutre qui dansa au-dessus de l'eau jaune un instant, puis, s'accrochant d'une main aux herbes, gravir la pente du perré. Arrivé en haut, il se mit à marcher vite sous l'averse, du pas d'un homme qui se sait attendu.

Cailloute, devant l'espace redevenu vide, remplit d'air ses poumons. Son malaise ne se dissipait pas. Singulière maladie en vérité ! Elle lui dura les quinze longs jours qu'il employa en compagnie de Darnaux et des garçons à faire le ménage de la Marie-Salope. Et pourtant, c'était la bonne vie, du travail de bourgeois, un bricolage sans fatigue que Darnaux, exagérant sa méthodique lenteur, coupait de pauses à tout propos et hors de propos car avec les premiers froids la fringale, prétendait-il, lui était venue, beau prétexte à tortiller en manière de casse-croûte des quignons sur lesquels on appuyait un triangle de fromage affiné et qu'on arrosait de petit-gris acheté chez Senard. Mais dans Cailloute désormais le vin coulait sans lui infuser sa flamme et sa joie. Il mangeait pour lui tenir compagnie, par politesse, une nourriture qui lui restait longtemps sur le cœur, et, taciturne, il affectait une attention extrême aux menues tâches dont il était chargé. Pourtant, sa pensée était ailleurs, il ne savait où, pas plus en aval qu'en amont comme se le figurait la mère Darnaux, inquiète de l'humeur noire de son préféré. Elle l'asticotait :

– Tu t'ronges les sangs du r'gret d'tes mauvais gars, grand berlaud !

Mais lui haussait les épaules, les yeux perdus dans le vague avec l'effrayante dureté qu'ils prenaient quand ils étaient fixes.

Un soir, on profita d'une embellie pour aller boire une bonne bouteille chez Senard. Après avoir expédié sa vaisselle, la mère Darnaux croisa un fichu de tricot noir sur sa poitrine et, dans la nuit, précéda les hommes sur l'étroit sentier de la falaise où toutes les ronces et tous les cailloux lui étaient familiers. Chez Senard, dans la salle d'auberge, Mousseline était installée à repriser sous l'unique lampe avec une petite servante en face d'elle, tandis qu'à une table, dans la pénombre, deux rouliers étaient accoudés la pipe aux dents devant les reliefs de leur repas. À l'arrivée des amis, Senard sortit presque aussitôt de la cuisine avec son éternelle serpillière noire de tonnelier et son éternelle casquette ; un rayon de la lampe accrocha l'anneau d'or qu'il portait à l'oreille gauche afin de se conserver la vue claire.

Darnaux coupa vite court aux compliments.

– À c't'heure, Arsène, la montée nous a donné soif. Tu vas nous envoyer pour commencer une petite tournée de ton Bordeaux blanc, la tournée des dames.

La servante s'affaira pour quérir des verres ; on s'attabla. Debout devant les visiteurs, ses mains à mitaines appuyées au creux des coudes, Mousseline semblait faire avec courtoisie à des invités les honneurs de chez elle.

– Alors la campagne était terminée en raison de la crue. Ces messieurs devaient être bien contents de pouvoir se reposer un brin avant les pêches d'hiver ; naturellement, monsieur Rimbaud les accompagnait ? (Ses épaules maigres frissonnèrent un peu sous son fichu serré.) Il n'y avait pas une huitaine, les gendarmes à cheval de Meung étaient venus, et ils avaient demandé si monsieur Rimbaud était bien embauché à la dragueuse… C'était pour une période de réserve, sans doute…

Elle posa sur Cailloute qu'elle n'avait pas regardé jusqu'alors de beaux yeux sombres et douloureux auxquels leur ingénuité semblait donner une subtile clairvoyance.

– Je leur ai dit que vous ne bougiez de la péniche que pour venir ici.

Déjà elle ne le regardait plus ; pour elle, sans doute, l'incident était clos, comme étaient closes ses lèvres minces et décolorées du coin desquelles elle souriait avec complaisance aux quolibets que Quart-de-flotte lançait à Cailloute.

– Des fois, c'est-y qu'tu rempilerais, grand feignant ?

Mais Senard revenait, son rat-de-cave encore allumé dans la main gauche, le bras droit tendu du poids d'un panier plein de flacons. Il en tira avec religion une bouteille qu'il mira longuement à la clarté de la lampe, et de son corps mal équarri s'exhala soudain une voix d'une étrange douceur.

– Il est clair ; il a fini d'travailler ; i' doit êt' fameux. Quand i' m'est arrivé, il était tellement r'mué que j'l'ai cru perdu ; la fraîcheur de ma cave l'a rattrapé. Aujourd'hui quand c'est qu'on le boit, on croirait sentir un bouquet.

Déjà le vin coulait dans les verres ; quand il fut versé, la mère Darnaux la première y trempa ses lèvres. Silencieux et comme en extase, Senard la couvait des yeux. Darnaux, ayant bu, fit claquer sa langue. Quand tout le monde en eut tâté, l'aubergiste se fit apporter par la servante un petit verre-ballon et y vida les dernières gouttes de la bouteille ; il les huma plus qu'il ne les but de ses narines gourmandes.

– Sacré p'tit Sainte-Croix-du-Mont, prononça-t-il, c'est épatant quand même c'qu'il est fruité.

Et son verre vide dans une main, dans l'autre son énorme coup-de-poing de sommelier auquel le bouchon restait piqué, il s'absorba dans la contemplation délicieuse de ceux qui buvaient.

Cailloute, lui, décollait avec lassitude son mégot de sa bouche pour siroter ce vin trop parfumé qu'il n'aimait guère. Les femmes s'étaient mises à causer. Bien qu'il se sentît bercé comme les autres au rouet monotone de leur jacassement, sur lui pesait toujours la même torpeur angoissée.

Quel sursaut, s'il avait pu se rendre compte que cet obscur malaise provenait d'une comparaison établie dans les brumes de son cœur entre la molle sécurité de sa vie présente, la douceur des chauds repas et du linge frais, et la rudesse incertaine de l'existence qu'il avait menée jusque-là ! Les gendarmes de Meung, ça leur ressemblait, cet interrogatoire à Mousseline dont ils s'étaient satisfaits. Trop couennes et trop paresseux pour descendre jusqu'à la rivière ! Il est vrai qu'ils étaient convaincus comme tout le monde que Mousseline ne mentait jamais. Mais alors pourquoi s'était-elle avancée jusqu'à leur dire qu'il ne quittait pas la péniche, elle qui n'en pouvait rien savoir ?

Il releva la tête brusquement et surprit les grands yeux noirs fixés sur lui, émouvants dans le cercle bistre des paupières tant on sentait que depuis qu'elle les ouvrait grands sur le monde jamais Mousseline n'avait consenti à profiter pour elle de l'amère expérience qu'ils lui apportaient. Ils se dévisageaient maintenant tous deux avec calme, comme si, sur le visage de l'autre, chacun d'eux avait déchiffré les reflets de sa propre noblesse. Darnaux les rappela à la vie :

– Eh là ! mon compagnon ! cria-t-il gaillardement, si tu continues à zieuter Fignolette, tu vas t'faire appeler monsieur Rimbaud, et comment !

– Tiens ! fit la mère Darnaux que la bouderie de Cailloute agaçait, il revient à lui, c't'affauberdi, i' r'luque les femmes !

Cailloute se borna à hausser les épaules.

On buvait maintenant un vin d'hommes, un Moulin-à-vent dont la moindre gorgée emplissait la bouche comme une nourriture solide et gravait au palais en de suaves arabesques les riches fragrances de son bouquet. C'était un vin dont Senard avait proclamé qu'il avait « d'la mâche », et qu'il ne servait qu'à ceux qui savaient boire, un vin qui déliait et qui ouvrait puissamment le cœur des hommes.

Darnaux dit :

– J'ai du tintouin. V'là Quart-de-flotte qui va partir au service bientôt. Va falloir que j'm'assure d'un compagnon pour la campagne d'hiver.

La mère Darnaux renchérit :

– C'est une chance à courir, vu qu'on n'en trouve plus guère des bons, à c't'heure, et pour vivre les uns sur les autres comme nous vivons, on aime mieux quéqu'un qu'on connaisse et avec qui on corde. Y en a des fois, on a envie d'leur prendre leurs nippes, de les leur jeter en tas sur l'perré, et cours les rejoindre ! Tandis que d'autres, on les traiterait comme ses propres gars.

– J'gagne bien, ajouta Darnaux, j'ferais des conditions raisonnables.

– T'entends, grande vache ? conclut la Tavelle en enfonçant son coude dans le flanc de Cailloute assis près de lui. J'ai idée qu'on t'parle.

Mais Cailloute ne bougeait pas. La gorge et l'estomac lui faisaient mal. Il avala une lampée de rouge et, la visière de sa casquette en bataille noyée dans la mousse dorée de ses cheveux, l'œil fixe et dur, la mâchoire serrée, on eût cru qu'il faisait effort pour ne pas comprendre. Il n'avait cependant rien perdu de ce qui s'était dit et tout le présent entrait dans son cœur douloureux : rien ne lui échappait, ni la lampe de faïence, blanche et nette comme un œuf, imperceptiblement balancée au bruit des voix dans sa monture de cuivre, ni le carreau usé par les lavages de Mousseline, aussi propre qu'un parquet, d'un rose vif et sain de muqueuse, ni les bourrades que le vent de novembre décochait par saccades dans la porte mal jointive avec sur la pierre du seuil la râpe irritante des feuilles mortes. Soudain, il se leva si promptement que les verres tintèrent et que sa chaise roula sur le sol derrière lui. D'un geste familier, il ramena sur son front sa casquette, et les mains à la table, plantant ses yeux dans les yeux de Mousseline, il jeta d'une voix rauque un « Merde ! » qui fit lever la tête aux rouliers assoupis dans la buée de leurs pipes, puis, gagnant la porte en deux enjambées, il disparut dans la nuit.

Longtemps il courut au hasard, à travers les terres détrempées et les vignes dans lesquelles le vent lui soufflait l'haleine mélancolique et vineuse des grappes oubliées ; il courait en gesticulant comme ceux qu'un essaim poursuit, essayant de fuir le conflit qu'il sentait maintenant en lui-même et tourmenté pour la première fois. Ah ! il avait voulu feindre pour se venger, et voilà qu'il risquait d'être pris le premier à sa ruse. Cochon de pays dans lequel il s'était trop longtemps attardé ! Trois mois bientôt que Ladoué devait l'attendre ! Et avec ça qu'elle était si belle la vie qu'ils menaient en amont tous deux ! Il songeait à la sauvagerie de son compagnon, à sa saleté, aux tambouilles de fortune que celui-ci combinait devant leur cabane en planches, à la puanteur du galetas. Il crut humer à la fois le goudron de la péniche et l'iris de la lessive de la mère Darnaux. Cela, hélas ! mais aussi des jours trop pareils. Il s'allongea dans un fossé, la tête entre ses mains, sans prendre garde à la pluie qui s'était mise à tomber, terrassé par le mal de vivre.

Au petit jour seulement il regagna la péniche, noua ses hardes en paquet et les porta dans son bachot, puis, couvert de ses vêtements trempés, il sommeilla quelque temps à l'abri d'un auvent sur un rouleau de cordages en attendant le réveil des patrons. Darnaux l'y trouva quand il monta sur le pont et l'interpella sans rancune :

– Hé ! la coterie ! ça t'a passé ton coup d'bambou d'hier ?

Cailloute se dressa.

– J't'attendais, Darnaux, faut que j'm'en aille.

Les deux hommes se regardèrent longuement dans les yeux. Cailloute ajouta :

– J'm'en vas tout d'suite.

– Ah ! fit simplement Darnaux, viens que j'te règle alors.

Dans la salle à manger, sur la toile cirée, il aligna devant Cailloute les pièces de cent sous. D'un geste celui-ci les rafla et les fit tomber dans sa bourse à lacets.

– R'garde si ton compte y est.

– Pas la peine, avec toi.

– T'emmènes ton bachot ?

– Nature.

– Le courant est fort ; tu vas peiner à le haler en amont, mon pauv' gars.

Cailloute eut un geste évasif. Tous deux parlaient bas, d'une voix sans timbre, les lèvres à peine ouvertes contrairement à leur habitude, ainsi qu'on parle en présence des morts.

– La patronne n'est pas réveillée, murmura Darnaux qui suivait sa pensée, les gars non plus.

– Vaut mieux qu'i' restent à en écraser. Entre hommes, on s'comprend ou on s'comprend pas, mais c'est plus franc.

Darnaux tordit sa moustache.

– C'est pour te dire, cornmença-t-il, que si des fois t'avais à chercher d'l'embauche, faudrait pas t'adresser ailleurs qu'ici…

– Bien sûr ! coupa simplement Cailloute.

Darnaux alla chercher un litre et deux verres ; ils burent et se serrèrent la main.

– Tu veux que j't'aide à ranger ton bachot à l'avant ?

– C'est pas d'refus !

Descendus dans le bachot, tous deux, les mains au bordage de la péniche, puis de la dragueuse, lui firent doubler l'avant et accostèrent au perré. Là, Cailloute ôta ses souliers et, passant à son épaule la bretelle de l'amarre :

– Au revoir, Darnaux.

Penché en avant à toucher du bout des doigts le sol de la levée, les veines du cou saillantes et bandées comme un ressort, Cailloute réussit à décoller du courant sa lourde barque. Puis, lentement, péniblement, et semblant danser une danse étrange et souple sur ses orteils nus, il commença à gagner pied à pied sur la berge un peu du long terrain qu'il avait à parcourir.

Darnaux, resté sur place, bourra sa pipe et jura après son briquet oublié. Comme il revenait à la péniche, les mains aux poches et la tête basse, il faillit sur la passerelle heurter la mère Darnaux qui partait aux provisions.

– À c't'heure, la mère, lui dit-il, n'en faut plus qu'pour trois.

De saisissement elle faillit laisser choir à l'eau son panier.

– Quoi qu'tu dis, bégaya-t-elle, et Cailloute ?

– Cailloute ? Tu l'as là-bas.

Du tuyau de sa pipe il lui montrait dans la distance la silhouette qui avait l'air de piétiner sur place, mais qu'emportait pourtant, plus loin toujours, un rythme mystérieux. Il la lui désigna longtemps jusqu'à ce que Cailloute eût disparu à un tournant de la rivière où il dut avoir du mal, car son bachot sembla s'éterniser derrière lui dans le remous. Et quand il n'y eut plus rien à l'horizon du fleuve que l'eau jaune et que le ciel bas :

– Darnaux, prononça la patronne, faut-il que tu sois pochetée pour n'avoir pas su le r'tenir !

Et son panier sous le bras, son vaste parapluie ouvert derrière elle en manière d'auréole, elle continuait à fixer l'horizon vide, plus rempli que jamais de celui qui s'en était allé.

 

LE TROPHÉE

Cailloute, arrivé à l'Orbette fourbu malgré son endurance, y connut du moins tout d'abord le répit des grandes fatigues et cette sorte d'assoupissement que les décors familiers apportent à nos angoisses. Bien que la crue eût submergé la petite plage et que les hardes multicolores eussent cessé de claquer au vent avec leur fausse allure de drapeaux, on pouvait encore s'y reconnaître. Pour être plus près de l'eau sur laquelle il lançait le soir tous les reflets de ses croisées comme des flèches d'or, le Retour des Mariniers n'avait pas changé de place, Ladoué non plus, qui en était à l'âge où les jours s'abattent sur la nuque comme les coups répétés d'un sac de sable et blessent à mort sans marquer. Cailloute l'avait retrouvé aux abords de la baraque en planches qui leur était commune, dans le terrain vague de la rue Jousselin, accroupi devant la marmite où sa maigre soupe cuisait et, pour tromper l'attente, occupant à la lueur des tisons ses lentes mains à des tâches sans objet.

– C'est donc toi ? avait dit le vieux au froissement des pieds nus de Cailloute sur les mauvaises herbes.

– Probable ! avait répondu du fond de l'ombre la voix bien connue.

Et comme on était à portée de la cuisine de Boutefeu, Cailloute, sans plus d'effusions, avait crié qu'on leur envoyât trois livres de pain, deux litres de bouché, une boîte de sardines et un camembert afin de fêter son retour.

– Y avait pourtant d'quoi ! objecta simplement Ladoué que la vieillesse inclinait à l'avarice.

– Ton eau chaude ? Oh là là ! mon pauv' vieux, tu peux t'la passer entre les fesses en manière de médecine. Moi, j'ai besoin d'me les caler avec aut' chose que ta lavasse à caus' que j'ai trimé dur aujourd'hui : mon bachot qu'j'ai ramené du Rollin, tu t'rends compte ? Et à part ça, ça va comme tu veux ?

Cailloute avait posé la question rituelle par pure courtoisie, sans espérer aucune réponse. Depuis longtemps déjà, sauf dans des cas très graves, Ladoué, comme les bêtes fidèles, ne parlait plus guère qu'avec les yeux. En insistant on tirait de lui quelques grognements difficiles à interpréter ou plus souvent le dernier mot de la phrase qu'on lui avait adressée renvoyé comme par un écho. Aussi les deux compagnons mangèrent-ils en silence les vivres que Christine, la cadette de Boutefeu, leur avait apportés. Puis chacun d'eux, tétant au goulot, vida sa bouteille, et Cailloute, qui sentait se marier en lui dans une moelleuse langueur la fièvre de sa fatigue et la chaleur du bouché, alla s'étendre sur le cadre qui lui servait de lit et chut brusquement dans le sommeil.

Au réveil, il se sentit frais et alerte, et, tôt levé, courut plonger sa tête au baquet. En tirant sur son pantalon pour le rajuster avant d'enrouler sa ceinture, il sentit le couteau de Raffart lui chauffer la cuisse à travers sa poche et s'aperçut alors avec joie que son âme d'autrefois était rentrée en lui. Il n'en mit pas pour cela plus de hâte à finir sa toilette, car sa patience de sauvage et de pêcheur balançait la furieuse envie qu'il avait, malgré le péril, de montrer à Tatave qu'il ne restait pas sur un affront et qu'il l'avait joué, tout malin qu'il fût. Ladoué sortait de la baraque ; il convenait d'abord de s'informer.

– Alors comm'ça, lança Cailloute à brûle-pourpoint, j'ai entendu dire que Raffart était mort ?

– Mort ! renvoya Ladoué sourdement.

– Et quoi qu'en disent les poteaux ? L'journal parlait d'un accident.

– Accident ! répéta l'écho docile.

Cailloute marcha délibérément vers le vieux et, planté devant lui :

– Et toi, Ladoué, qu'est-ce que t'en penses ?

Ladoué ne répondit pas. Il souleva lentement, comme dans un effort puissant, des paupières d'un cuir épais et tanné, profondément ciselées et comme jaspées de rides ainsi que la peau de certains sauriens, des paupières qui s'ouvraient comme un diaphragme avec une sorte de fatalité mécanique dans le glissement de leurs plans et de leurs plis, et enfin les yeux finirent par apparaître dans l'impassible visage, des yeux vairons, touchés de sang aux angles, pareils aux yeux des molosses dont ils avaient la férocité candide. Mais ces yeux dans lesquels Cailloute plongeait les siens riaient comme ne rient jamais les yeux des bêtes.

– Ça va, se borna à dire Cailloute, toi, du moins, tu n'es pas gourde et tu connais tes clients. Viens boire un jus, après on descendra à la rivière.

Au bistro, comme ils achevaient leur café fortement arrosé de marc, une aubaine leur tomba. Xavier Vicard, propriétaire d'un canot de plaisance et amateur de sports nautiques, avait appris par Christine le retour de Cailloute. Il avait précisément besoin de lui pour remettre sa yole en état avant le printemps et, dès son réveil, il avait couru au Retour des Mariniers. Il offrit la rincette et les deux hommes, accoudés au zinc, se mirent à discuter posément, longuement, comme il convient quand la besogne n'est pas trop pressée et qu'on est de loisir.

On décida ensuite d'aller voir l'embarcation que Vicard avait fait tirer au sec au haut d'une cale, et Cailloute décréta qu'il y en avait environ pour deux semaines de travail. Vicard, qui s'était d'avance renseigné, ne protesta que pour la forme, en agitant dans un accès d'indignation feinte les longs bras dont les mains lui tombaient aux genoux et qui, outre sa laideur, lui avaient valu sur la rivière le sobriquet de Gorille.

En revenant à sa baraque pour chercher les outils dont il avait besoin, Cailloute songeait que si une nuit à peine avait suffi pour que le Gorille le sût de retour, Tatave serait sans doute informé avant midi de sa présence dans des parages qui n'étaient pas fort lointains. Ça se répandrait vite au fil de l'eau toujours docile à porter les voix. Que faire ? Prévenir ou attendre ? Il se résolut à attendre par paresse et par mépris, bien qu'il sentît le couteau lui brûler la chair de plus en plus. Allons ! Il serait toujours temps de montrer à Tatave, pièces en main, qu'on était un homme. Mais aller au-devant de ce fumier quand on avait à gratter presque à sa porte, ce n'était vraiment pas à faire. Aussi s'abandonna-t-il à sa chance qui lui procurait une quinzaine de jours d'un métier plaisant.

Attelé au canot, tandis que sous ses ordres Ladoué préparait l'étoupe et chauffait le goudron, Cailloute, la casquette gaillardement coiffée, au milieu d'un cercle formé d'une marmaille émerveillée et de quelques mariniers sans emploi, faisait figure d'un maître ès constructions navales et, de temps à autre, crachant un mégot longtemps conservé, il ne dédaignait pas d'expliquer :

– Ça, c'est mon vrai biseness. C'que j'fais d'reste, c'est d'la bricole, du pass' temps autant dire. Mais les bateaux, ça m'connaît et j'y ai du goût. Si c'était seulement moi qui l'embarquais en plac' du Gorille qu'est seulement pas foutu d'étarquer une voile et d'coller d'aplomb les balancines, j'voudrais pas qu'y en ait un qui m'fasse le poil. Pas vrai, Ladoué ?

Ladoué laissait traîner sur les courbes féminines de la coque ses grosses mains fleuries de poil roux.

– C'est marin ! c'est marin ! Y a pas, grognait-il. Et il concluait invariablement : Ça serait mieux en mer qu'icite.

Du reste, on ne passait pas tout le jour à bosseler. Moins scrupuleux avec le Gorille, qui n'était après tout qu'un amateur et qu'un bourgeois, qu'avec Darnaux, Cailloute limitait strictement les heures qu'il lui devait. Tantôt on allait boire une tournée au Retour des Mariniers, tantôt on allait donner un coup de flottante dans le remous du bas de la cale. Tous les soirs Cailloute tirait sa cuisine de blanchaille dont Ladoué et lui se régalaient, bombance un peu monotone qui lui donnait le regret des bons petits plats de la mère Darnaux.

Un jour, relevant le nez au-dessus de son ouvrage parmi le cercle ordinaire de ses admirateurs, Cailloute aperçut Tatave. Le gros bistro avait été ramener des tonneaux à Saint-Jean-de-Braye chez Froullais ; il avait pris pour revenir le chemin du bord de l'eau et s'étalait, épanoui, clignant des yeux au grand air, pétri de graisse malsaine et de mauvaise ruse. Cailloute se mit à rager à froid : il n'est jamais avantageux qu'un ennemi soit le premier à vous avoir vu. La main sur les yeux, en guise de plaisanterie, pour avoir l'air de découvrir à distance celui qui l'interpellait, il dissimulait la lueur métallique de son regard et, affectant de bouffonner :

– Ah nom de Dieu ! V'là le sac à viande ! I' n'manquait plus qu'toi dans c'parmi. Tu m'donnes un coup de main pour rajuster les manilles… sans forcer… foi de copain… autrement tu t'essoufflerais et j'en aurais regret.

Tatave opposa à ces quolibets et aux rires ironiques de l'assistance une placidité bon enfant.

– Allons ! mon gars Cailloute, fais pas l'mariole et viens boire un verre chez Boutefeu ; c'est ma tournée.

Cailloute, soudain dressé de toute sa hauteur dans la coque de la yole, eut un sursaut d'indignation.

– Ta tournée ! tu dis : ta tournée ? T'es pas louf des fois. Mais chez qui qu'tu t'crois donc, dans ces parages, pour offrir la tournée comme chez toi ? Ici, Tatave, faudrait voir à n'pas trop la ramener, c'est moi qui paie.

Vivement, il avait passé sa veste sur son maillot et, sautant du bateau :

– Tu viens, Ladoué ?

Devant eux le cercle s'ouvrit avec respect.

– C'est égal, mon pote, t'as le sang chaud ! fit Tatave pour dire quelque chose, tandis que ses petits yeux vifs filaient sur Ladoué qui fréquentait rarement l'aval et qu'il ne connaissait guère que par ouï-dire.

Ce manège n'échappa pas à Cailloute.

– Tu r'luques mon matelot ; i' n'a pas l'air de t'revenir ? Ah, dam ! i' n'a pas une fine gueule et i' commence à s'tasser ; mais il en vaut qu'ont plus d'apparence. Tout c'qu'il a fait dans son temps, ni toi ni moi ne l'savons et lui, vaut p'têt' mieux qu'il l'ait oublié, mais on s'entend bien tous les deux ; ça compense.

Au Retour des Mariniers, Cailloute fit choix d'une table auprès d'une croisée - Tatave était un invité d'importance qu'on ne traitait pas sur le zinc - et commanda des canettes de bière.

– La vinasse d'ici vaut pas la tienne, expliqua-t-il à Tatave entre haut et bas.

Les verres remplis et bus, sa moustache encore chargée de mousse, Cailloute, d'emblée, aborda le sujet brûlant.

– Alors comm'ça, t'as perdu Raffart ? Tatave eut un reniflement.

– Tu parles d'un sale coup ! Mais ça devait lui arriver d'un jour à l'autre à c'client-là, si porté sur la boisson qu'chez moi i' lichait tous les fonds d'verres… Et des mélanges ! et des mominettes sur du byrrh-cass et du bitter sur des mominettes, ça n'avait pas d'raison ! Tout ça finit par boul'verser l'intérieur. Quand on est parti sur un pied, faut s'y tenir. T'as su comment qu'il était mort ?

– J'ai su c'qu'y avait su' !'journal, sans plus.

– Alors, t'as vu qu'il était allé s'écraser sur les pieux d'en bas du pont. Oh là là ! mon pauv' vieux, désaubé ni plus ni moins qu'un' poupée de son ! Une marmelade à ramasser à la cuillère ! C'est Guénout qu'a été l'chercher dans son bachot ; i' pourra t'dire, ça faisait pitié.

– Oh ! pitié, gouailla Cailloute, faut pas exagérer.

Guénout a été bien aise de toucher ses vingt-cinq balles pour ramener un macchabée. Tu m'avoueras qu'pour la carcasse de Raffart c'est largement payé.

Ladoué qui jusqu'alors semblait somnoler devant sa bière se fit soudain très attentif.

– Alors comm'ça, reprit Cailloute, il était mal arrangé, le frère ?

– Puisque j'te l'dis. Tous les os cassés ; un œil sorti et qui pendait comme au bout d'un fil. L'eau était basse, tu sais.

– Oui ! un mètre quarante au-dessous de l'étiage, je m' rends compte. Mais enfin, t'en as pris ton parti, à l'heure qu'il est. Entre nous, ton Raffart, c'est pas une perte, malgré les services qu'il te rendait. T'as quelqu'un pour tes gaules ?

– J'ai Surdieu qui vient bricoler de temps en temps, mais ça n'est plus ça, il n'a pas la main. Maintenant, mon gars Cailloute, qu'tu parles comme ça d'un gars avec qui tu tirais le trémail et qui avait pour toi du sentiment, je n'te comprends guère. Il avait ses défauts, c'est entendu, mais c'était tout de même un poteau, et un solide.

Cailloute éclata de rire.

– Je vas t'dire, Tatave, peut-être bien que Raffart avait du bon, mais tu l'as pas assez dirigé : v'là l'malheur ! T'aurais pu lui donner par-ci par-là un bon conseil, comme de n'pas s'détacher d'la gaule du père Fouasse pour aller là où il n'avait que faire. Je n'sais pas si tu m'saisis bien ?

Et sans attendre la réponse, Cailloute, tourné vers l'arrière-boutique, cria de tous ses poumons :

– Christine ! Eho ! Christine ! c'est l'heure du casse-croûte ; grouille-toi, méchante bouelle !

Il y eut un temps de silence. Tatave, embusqué dans sa graisse, semblait ruminer de pénibles pensées ; Cailloute, en apparence indifférent, laissait par la croisée son regard se perdre sur le fleuve ; mais le père Ladoué pétillait d'une joie silencieuse qui rendait d'un carmin plus vif les artérioles de sa couperose.

Le pain et le saucisson posés sur la table avec un renfort de bière, Cailloute emplit les verres, poussa l'assiette en face de Tatave, fouilla dans sa poche, en tira le couteau à cran d'arrêt de Raffart et le posa contre son verre, bien en évidence. Tatave, qui paraissait occupé à se tailler un morceau de pain mais qui ne perdait pas le moindre geste de Cailloute, eut un soubresaut et pâlit affreusement.

– Quoi donc qu'y a qui n'va pas ? Tu t'sens mal ? s'enquit Cailloute avec sollicitude.

Mais du bout de son couteau le gros bistro montrait le couteau de Raffart sur la table et bredouillait :

– Nom de Dieu ! son couteau… son couteau qu'on n'a pas trouvé sur lui… Qu'on s'est demandé où il pouvait bien être vu qu'i' n's'en séparait jamais. C'est toi… c'est toi qui l'as… Alors c'est toi qui…

– Oh ! coupa Cailloute avec désinvolture, la Loire entraîne, c'est connu ; suffit qu'il ait glissé d'son grimpant. L'plus épatant, c'est qu'i' m'soit arrivé dans c't'état, neuf à n'pas croire, comme si j'lui avais fauché dans la patte ou dans la poche. Je l'ai bien reconnu quand j'l'ai tiré, mais j'me l'suis gardé. Justement, nous étions en compte.

Cailloute parlait dans le nez de Tatave : un Tatave hideux à voir avec la sueur qui coulant des plis de ses paupières vernissait ses bajoues exsangues, et le tremblement convulsif de ses mains.

– Figure-toi, poursuivit Cailloute impassible, qu'j'ai eu la curiosité d'confronter avec ma cicatrice le lingue de ton employé. Juste à la mesure ! Tu avoueras que c'est troublant ; comme y a pas deux couteaux pareils…

– Passe voir, fit laconiquement Ladoué.

Tatave, comme un poisson tiré sur la berge, mâcha deux ou trois gorgées d'air.

– Quand même, articula-t-il avec difficulté, t'es pas malade d'avoir gardé c't'outil au lieu d'faire ta déclaration.

–Toi, mon gros, c'que tu peux être farce quand tu t'en mêles, déclara Cailloute avec jovialité. Maintenant qu't'as vu c'couteau, j'compte sur toi pour raconter qu'lorsque Cailloute part sur un affront, il sait r'venir à son heure. Quant à c'lingue qu'a vraiment l'air de t' tirer l'œil, je l'donne à Ladoué qui va t'faire voir avec un joli tour de société. Attends que j' t'enseigne : tu poses ta patte sur la table, la droite ou la gauche, ça n'a pas d'importance ; t'ouvres les doigts et tu les resserres aussi vite que tu peux et tu chantes en même temps - y a une chanson dans l'tour et faut chanter - Trappi ! trippi ! troppi ! trapp ! trappi ! tippi ! troppi ! trapp !

Tatave, abruti d'effroi, gagné par le rythme absurde et sauvage, ouvrait et fermait machinalement de plus en plus vite les doigts de sa main droite étalée sur la table. À un dernier trapp ! jeté à pleins poumons par les compères, il poussa un cri étranglé. Ladoué lui avait planté le couteau de Raffart entre le médius et le quatrième doigt, sans même lui effleurer la peau, mais d'un coup si roide que la virole du couteau enfoncé dans l'épaisse table de chêne était venue s'arrêter sur ses phalanges et semblait lui clouer la main au bois.

Au cri de Tatave, Boutefeu avait surgi de son arrièreboutique.

– T'en fais pas, Boutefeu, déclara tranquillement Cailloute. On rigole entre copains. Amène-nous encore deux canettes ; c'est ma tournée.

Et remplissant les verres, tandis que Tatave affolé dégageait sa main :

– C'vieux singe de Ladoué, crois-tu ? Il a d'l'œil encore et du nerf… Ben quoi ? T'as pas l'air d'en r'venir ; on dirait qu'ça t'a tourné le sang… Un joli tour d'adresse pourtant qu'il a appris dans des pays tirant sur l'Espagne avec d'autres du mêm' genre qu'i' pourra t'fair' voir à l'occasion. Mais tu sais, Tatave - Cailloute se levait en même temps que le gros bistro qui flageolait sur ses jambes-, vaut mieux que j'sois là pour donner la mesure et régler l'ballet… sinon… En tout cas, à ton service si t'avais jamais besoin d'friture et bonjour à Zélie. Tu feras bien d'lui commander une tisane en rentrant, mon pauv' vieux, t'es blanc à faire peur.

De la porte il regarda Tatave s'éloigner en titubant et en festonnant comme un homme ivre ; puis, les mains dans les poches, tourné vers Ladoué qui passait délicatement son pouce sur le fil du couteau arraché de la table :

– Ça soulage, y a pas à dire, ma vieille bique, mais si des fois j'étais deux jours sans r'venir…

Ladoué ne répondit pas. Il fit tourner la virole du couteau dont il rabattit la lame avec un bruit sec.

– Y a 'core de la bière, dit-il, on la laisse pas perdre ?

L'ECOLE DE LA LOIRE

Au moment où il fut bien sûr que la peur du couteau de Ladoué tenait durablement Tatave au ventre, Cailloute accomplit sa promesse. Il vint dans les premiers jours du printemps, alors que les martinets commençaient à nouer et à dénouer autour de notre toit leurs rondes stridentes. Eugénie, accourue à un coup de sonnette impérieux, ne put se donner le plaisir d'épier par l'entrebâillement de la porte cochère ouverte avec parcimonie ce client nouveau pour elle.

Cailloute lui poussa au visage le battant et se manifesta tout à coup dans son insolite éclat. Devant ce grand gars dont le chef s'ornait d'une casquette à la visière miroitante et qui, sur une chemise sauvagement empesée étalait une cravate de satin glacé couleur sang de bœuf brodée d'élégiaques petites fleurettes bleues, Eugénie, béante de stupeur, ne sut que rompre pas à pas face à l'intrus, toute à son rôle ingrat de servante au grand cœur, jusqu'au seuil de la salle d'attente. Elle eut le bonheur, après une adroite esquive sous l'aisselle de l'ennemi, d'y enfermer ce singulier malade, large d'épaules et libre de gestes ; et nous ne fûmes pas long à apprendre, ma mère et moi, que Monsieur avait présentement la visite d'un drôle de corps.

Sans doute le cœur m'eût battu si j'avais pu deviner que c'était ce Cailloute dont j'avais à cette époque oublié la promesse, mais dont les yeux gris aux flammes vives hantaient souvent mes souvenirs. Ma surprise n'en fut que plus aiguë quand, prié de descendre dans le cabinet de mon père, je vis en face de la table, droit et svelte comme un jonc, celui que j'avais connu accroché au petit trapèze des convalescents.

– Le voilà, fit mon père quand j'entrai.

Nous nous dévisageâmes longuement ; moi, stupide d'ahurissement devant l'imprévu de ce Cailloute endimanché que sa cravate et son éternelle ceinture bleue pavoisaient de vif, lui avec cette même expression de pitié un peu méprisante qui m'avait déplu si fort autrefois. Son examen terminé, Cailloute se tourna vers mon père :

– Il a encore poussé, dit-il, mais pas en large.

Il me toisa de nouveau ; son rapide regard se posa sur la bibliothèque, sur la tapisserie des murs, sur les meubles, revint à mon père et, brusquement, avec une sorte de dureté dans l'accent :

– Alors comm' ça, m'sieur l'major, vous voulez toujours bien m' confier l'petit ?

– Oui ! aux conditions que je t'ai dites. Rien que du grand air, et pas de sales histoires. L'école de la Loire, tant que tu voudras, mais rien que celle-là. C'est compris ?

Cailloute eut un sourire jovial ; sous la mousse de ses moustaches, ses dents brillèrent clair tandis que ses yeux s'allumaient.

– Oh ! m'sieur l'major, dirait-on pas, déclara-t-il avec sa désinvolture retrouvée, vous m'en faites une réputation ! Mais sapristi ! Les mauvais coups jusqu'ici vous n'm'avez jamais vu qu'les encaisser. Quant à ceux que j'ai pu arranger par-ci par-là…

– Ils ne s'en sont jamais vantés, n'est-ce pas ? coupa froidement mon père. C'est ce que tu voulais dire sans doute ? Tant mieux pour toi s'ils avaient tort, et c'est du reste parce que je le crois que je te fais confiance. Mais trêve de discours, Rimbaud !

Et devant Cailloute interpellé de son nom, mon père debout soudain développa ses larges épaules.

– Souviens-toi que si je m'entends à rafistoler les hommes, je sais aussi les défaire quand ils me manquent. Sur ce, emmène mon garçon ; il est libre, et fichez-moi tous les deux la paix, j'ai du travail.

Maintenant nous étions dans la rue et naturellement nous descendions vers la Loire, l'un et l'autre ravis, silencieux et gênés. Cailloute m'avait d'abord donné la main, l'avait lâchée, s'était décidé enfin à la reprendre. À sa main sèche, habituée à serrer utilement ce qu'elle tenait, j'avais l'impression d'être amarré comme par un grappin à ce compagnon sans doute séduisant, mais si déconcertant de costume et d'allures ! Cailloute, que la confiance de mon père dilatait, aurait bien voulu m'adresser la parole, mais les souliers qu'il avait chaussés pour la circonstance l'empêchaient de trouver les mots qui pouvaient convenir aux êtres de ma sorte. Il s'énervait, lui, le marcheur aux muettes espadrilles, d'entendre crier sur le grès ses pas ferrés. À la fin, il n'y tint plus.

– Y a pas, mon p'tit gars, déclara-t-il, faut d'abord rallier ma cagna, rapport à mes pompes. Elles me font trop d'mal aux arpions.

Cette phrase à laquelle je n'avais rien compris me fit ouvrir de tels yeux que Cailloute se crut obligé d'user d'autres termes.

– Mes grolles me font mal, tu saisis ?

Hélas ! je ne saisissais pas davantage, et nous n'en étions pas, Cailloute et moi, à notre dernier malentendu. Nous parlions en effet des dialectes étrangers, et si Cailloute condescendait dédaigneusement à comprendre et même à parler mon langage le cas échéant, il me fut dans les débuts de notre compagnonnage beaucoup plus malaisé de m'adapter à son vocabulaire à lui. Notre mutuelle incompréhension éclata dès le premier jour à propos d'un détail en apparence insignifiant, mais d'une telle importance pour Cailloute que je mesure aujourd'hui à l'indulgence dont il fit preuve l'attrait que dès ce moment j'exerçais sur lui.

Comme nous étions arrivés sur le quai à hauteur de l'école de natation, et comme nous nous étions arrêtés, attentifs aux exploits difficiles de pêcheurs à la grande volée, Cailloute me confia :

– Faudra que j't'enseigne c'te pratique, mon p'tit gars. Une fois qu'tu la connais tu sors tout ce que tu veux de la rivière.

– La rivière, interrompis-je, quelle rivière, monsieur ? Mais la Loire est un fleuve, voyons ! C'est le Loiret qui est une rivière.

Cailloute me toisa du coup d'œil à la fois méfiant et pitoyable qu'on a pour les aliénés. Puis il haussa les épaules.

– Fleuve ou rivière, je m'en fous, proféra-t-il avec autorité. Tout c'que j'sais, c'est qu'tout c'qu'y a d'eau d'vant toi, ça s'appelle « la rivière ». Et j'te conseille pas d' l'appeler autrement d'vant ceux qui sont à la coule, tu t'ferais prendre pour une bille.

Sot que j'étais, quand j'y pense, d'avoir pu croire que pour satisfaire à la hiérarchie géographique, Cailloute et ses semblables allaient nommer d'un mot masculin cette Loire à laquelle ils étaient attachés d'une si âpre, d'une si jalouse passion. Maintenant qu'ils m'ont appris à dire « la rivière » comme eux, avec leur accent chantant, en insistant sur le son ouvert jusqu'à en avoir la bouche pleine pour savourer la douceur de l'eau vive jusque dans son nom, je revois tout le chemin que je parcourus jadis sur les traces de Cailloute, toutes les étapes difficiles et délicieuses de mon initiation.

Et d'abord, ce vaste paysage plein de ciel et de vent au milieu duquel divague la Loire, ce paysage que je n'affrontais qu'en de rares circonstances dans de sages promenades et qui était pour moi désert et comme schématique, Cailloute sut à la fois l'agrandir démesurément et le rétrécir à ma mesure. Grâce à lui, toute cette vide étendue devint fourmillante de noms, et j'eus tôt fait de distinguer par leur nomenclature ces grèves et ces rios monotones où les yeux des profanes cherchent en vain un point de repère.

J'appris avec ravissement qu'au débouché du pont de Vierzon le faux bras de l'île Charlemagne rejoint la Loire en un lieu dit l'Amérique ; qu'au Cabinet Vert succède l'Orbette, à l'Orbette, le Carré, au Carré, le Port. Outre les mouilles qui tirent la plupart du temps leur nom du pays riverain, je sus les appellations plus secrètes des cales, et là où les termes manquaient, je pus, comme les mariniers, caractériser les régions de la rivière par les particularités de son cours ou de son lit. Je discernai les Roches Blanches, les Sables Mouvants, les Failles, là où je n'avais auparavant connu qu'un fleuve pour ainsi dire anonyme sous un trop grand nom. Cette extrême précision me donna le sentiment des distances que j'évaluais mal autrefois et me fit comprendre l'ampleur réelle de ces paysages dans lesquels rien ne limitait les regards. Mais aussi l'immensité se trouvait répartie en cantons, et chacun d'eux vivait pour moi d'une vie particulière grâce au jars, au sable des grèves, à l'odeur du vent, à la couleur de l'eau. J'érigeais ceux que je préférais à l'exclusion des autres en autant d'empires chimériques dont Cailloute et moi étions les souverains et que je peuplais d'imaginaires aventures, comme si ma vie nouvelle n'avait pas offert d'aliments suffisants à mon ardeur. Car désormais, durant mes loisirs, je ne quittais guère Cailloute. La classe finie et mes devoirs bâclés, je prenais ma course vers l'Orbette. Sans affronter Ladoué qui me faisait peur, je descendais sur la petite grève et je me faufilais jusqu'à la rivière sous les linges tourmentés du vent. J'avais souvent la chance d'y trouver Cailloute ; quand il n'y était pas, je scrutais l'horizon pour y découvrir la silhouette familière de son bachot et je le hélais à pleine voix comme ceux qui voulaient passer la Loire.

En effet, à ses nombreux métiers, Cailloute joignait celui de passeur. Mais il ne l'exerçait régulièrement que les dimanches et jours fériés pour transporter les amateurs de l'Orbette à l'épi de la digue qui est un endroit réputé pêchant. Les autres jours, Cailloute, occupé à tirer pour son compte sable ou poisson, ne se dérangeait guère qu'en l'honneur de ceux dont la voix et l'allure lui revenaient. Devenu son matelot et investi de sa confiance au point de sauter sur l'enrochement le premier et de raidir l'amarre pour aider au débarquement, j'admirais durant la traversée la merveilleuse économie de ses gestes et son habileté à ruser avec le courant, tantôt marchant tout le long du bateau, la bourde sous l'aisselle et les mains au bordage, tantôt poussant à l'arrière à petits coups, attentif à maintenir le nez de la barque dans le sens de l'amont. Au-dessous de nous l'eau transparente courait sur un gravier fauve qui, se dérobant brusquement par endroits, nous laissait portés sur une onde opaque et glauque dans laquelle la bourde de Cailloute enfonçait.

– Ici, annonçait-il victorieusement, y a de la flotte !

Il montrait à l'appui sa bourde ruisselante, et les femmes riaient un peu nerveusement. Au reste, quand elles étaient jeunes et bien faites, Cailloute se chargeait lui-même du soin de les mettre à terre. Enlevées d'autorité, il les passait aux hommes déjà débarqués avec des plaisanteries dont malgré tous les progrès que j'avais faits dans sa langue je ne saisissais pas très bien le sel, mais qui les faisaient rire en protestant comme si on les avait chatouillées.

Rien pourtant ne valait les jours où nous étions seuls, Cailloute et moi, lorsque nous allions reconnaître des bancs de barbillons ou des coulées de jars très loin, parfois jusqu'au large de Combleux, et même au-delà. C'est dans ces expéditions que j'apprenais à comprendre son parler composite et pittoresque, ce sabir qui charriait pêle-mêle l'argot du milieu, celui des mariniers, des clochards, des marsouins, avec les beaux mots paysans cueillis sur les rives au hasard des escales entre la Touraine et le Bourbonnais. Il y fallait ajouter ceux que Cailloute, poète à sa manière, inventait parfois, et si heureusement qu'ils se montraient viables et qu'on les entendait répéter sur la rivière par d'autres bouches que la sienne.

D'ailleurs, notre réelle intimité ne data que du moment où je parlai la même langue que lui. Cela me valut aussi droit de cité parmi les bracos qu'il fréquentait, caste méprisante et fermée, qui ne s'ouvrait, comme Sésame, qu'à de certains mots habilement placés et à des formules obstinément répétées. Surtout, c'est dans ces croisières à deux que Cailloute m'apprenait la Loire, heureux d'avoir avec lui un compagnon facile à émerveiller. Au beau milieu d'un remous, il immobilisait son bachot.

– R'garde voir à droite, par-dessus le bordage ! Tu vois-t-i' au fond ?

À travers l'eau je discernais une masse noire à peu près ronde, un tronc d'arbre entraîné par les crues d'hiver et sans doute engagé dans les pierres sur le lit du fleuve.

– Alors, disait Cailloute, c'est une bill' de bois, t'es ben sûr ? Ben tu vas la voir, c'te bille.

De sa bourde, il heurtait légèrement la masse sombre que je voyais soudain à ma grande stupéfaction remonter le courant avec une lente majesté. Cailloute triomphait.

– Tu l'as vue, ta bille ? V'là qu'a' remonte à contre-courant à c't'heure. A's'ra à Combleux avant nous. Tu sais, mon p'tit gars, des brochets comme ça, y en a pas beaucoup d'pareils, mais y en a tout de même dans la rivière. Ça va dans les trent' livres et plus, et tu peux t'imaginer c'que ça détruit. Et i' sont malins, ces pépères-là, tu peux m'croire. J'ai maintes fois essayé d'en sortir un, mais rien à faire : corde à guitare, fil d'acier, ça coupe tout, c'te vermine. J'en ai vu un qu'une fois sur un' grève à l'embouchure du canal. Les loutres, tu sais, mais elles s'étaient mises à deux pour le crocher, mâle et femelle, et pour le tirer su' l'sable, j'ai vu leurs empreintes. Quand on les a dérangées, elles lui avaient déjà croûté la moitié des reins, et il pesait trente livres encore, tu t'rends compte, à la balance du boulanger où qu'on l'a porté ! D'ailleurs, y a sa tête au musée ; tu parles d'un outil, et qu'est-ce qu'on n'a pas trouvé d'dans comme poiscaille quand on l'a ouvert ! Ça ravage tout, c't' engeance !

Mais ce n'était qu'un dépit de concurrent qui faisait ainsi parler Cailloute, car dans la hiérarchie des habitants de la rivière établie par ses pareils et par lui, les brochets venaient en bonne place, immédiatement après les aloses et les saumons ; et tous n'étaient pas impossibles à prendre. En tout cas, tous ceux qui fréquentaient une mouille, Cailloute les connaissait ; il savait les parages qu'ils hantaient, leurs parcours de chasse, et il leur donnait des noms.

Il y avait le Brochet-du-courant-de-la-pointe-del'île, celui d'Entre-deux-grèves et le Gendarme ainsi nommé parce qu'il portait des chevrons d'un bleu plus marqué. Qu'il sût nous donner du fil à retordre, ce Gendarme ! Quinze jours durant - c'étaient alors les vacances - nous posâmes à son intention des collets de laiton dans ses passes ordinaires, ces rigoles que lors des basses eaux les brochets tracent en traînant leur ventre sur le sable mou des grèves quand ils vont chasser. Nous essayâmes de l'assommer à coups de bourde, un jour qu'il se manifestait en surface au milieu d'un éclaboussement d'ablettes éperdues. Nous nous résignâmes enfin à le pêcher régulièrement avec une ligne à vif tendue à l'arrière de notre bateau. Cailloute enrageait.

– Nom de Dieu ! c'te grande vache ! J'finirai bien par le poirer ! l' peut êt' malin, mais j'suis 'core plus malin qu'lui.

Misère ! le Gendarme se truffait de nous. Tantôt il faisait ricocher le fretin sous notre nez et nous pouvions voir entre deux eaux son grand corps filer comme une ombre ; tantôt il poussait l'impudence jusqu'à tuer notre vif sans se prendre au triple hameçon. Mais le pis, et ce qui faillit exaspérer Cailloute, c'est qu'un autre que lui fut sur le point de prendre le Gendarme. Un autre… et quel autre ! Même pas un marinier, un braco, un homme de la rivière, enfin ! mais un bourgeois, un Parisien, un de ceux que Cailloute m'avait appris à nommer « les billes », un de ces pacifiques bourgeois qui pêchent du bord avec de justes engins, sottement respectueux des lois et des règles, et qu'il convient de mépriser parce qu'ils ne savent pas y faire et parce qu'ils n'aiment la rivière que d'une molle tendresse.

Quelle alerte à partir du moment où quelqu'un cria du bord :

– Un bloc à la ligne du père Pouget ! Brusquement retourné dans son bateau, Cailloute regardait, l'œil dur, les narines ouvertes, la bouche mauvaise.

– Nom de Dieu, mon p'tit gars, c'est le Gendarme qu'a mordu ; ça n'peut ê' que l'Gendarme ! Et dire que c'est c'te bille qui va s' l'envoyer !

– Il est monté solide ?

– C'te malice ! sur de la corde à puits, com' pour tirer un cheval. Tiens ! l'second flotteur qui fout l'camp !

Mais le père Pouget n'était pas de ceux auxquels la Loire abandonne parfois en offrande des brochets pareils au Gendarme. Affolé par un si beau bloc, il avait saisi sa gaule à pleines mains et au lieu de laisser enfoncer jusqu'au quatrième flotteur, il tirait, il tirait, les mains rivées au bambou, le malheureux, impatient d'amener en surface une aussi belle proie. Cailloute fit entendre un petit sifflotement rassuré.

– Tire comm'ça, tu vas l'avoir ; c'est pesé !

Ce ne fut pas long : une secousse rageuse secoua le fil, le scion revint brusquement comme un élastique et le père Pouget piteux ramena jusqu'à l'enrochement son vif coupé en deux par les cisailles du Gendarme. Cailloute exultait.

– T'as vu c't'bille, non mais, tu l'as vu ? Au lieu d'laisser filer, ça s'énerve comme un gosse et ça part pour prend' des gibiers comm' v'là c'lui qui cavale à c't'heure. Ah malheur ! si j'avais été au bout du fil…

Pourtant il lança courtoisement sur la rivière un « pas d' chance ! » dont le père Pouget était bien incapable de savourer l'ironie triomphante. Et c'est à nous, finalement, comme c'était justice, qu'échut le Gendarme.

Un jour, nous le surprîmes en amont de la mouille, tandis que, raide comme un ringard, il dormait au soleil par trente centimètres de fond. Cailloute, toujours aux aguets, l'aperçut de loin et, preste, me passant la grande rame amarrée avec un câble qui servait à la fois de gouvernail et de godille à sa barque :

– À laisser porter, p'tit gars, comme si on dérivait, mais gouverne droit.

Déjà parvenu à l'avant, il avait ramassé sa fouène. Je vis luire au bout de son bras le trident d'acier. Un bruit sec d'eau fouettée et, maintenant au haut de la perche, les reins cloués par les pointes, le Gendarme brandi se tordait sur le champ d'azur du ciel comme un animal de blason. Cailloute le jeta sans cérémonie sur le plancher de la barque. Nous vîmes s'ouvrir convulsivement la gueule béante et sous le sang rose les fameux chevrons bleus se foncer et s'éteindre. Cailloute évalua :

– Il fait bien ses quinze livres. Dommage que j'aie été forcé de l'amocher ; il ne vaudra que son poids.

Et comme un soubresaut d'agonie soulevait le moribond :

– Allons, allons ! tu y es, vieux camarade, j' l'avais bien dit qu'ça serait moi l'plus malin.

Et Cailloute, avec une sorte de tendresse, lissait doucement de son orteil nu l'écaille encore palpitante comme pour endormir plus doucement dans la mort cet adversaire digne de lui.

Cailloute m'emmenait aussi dans les grèves qui s'étendent de l'autre coté du duît. Semées de flaques et coupées de rios peu profonds, balayées par le courant d'air de la vallée, elles donnent l'illusion de la mer. Une odeur de marée s'exhale d'elles ; audessus, les mouettes font entendre leurs cris rouillés ; des courlis emplissent par intervalles leurs lointains d'un chant nostalgique, et sur leur sable les mulettes, qui sont les moules d'eau douce, tracent de capricieux festons à la recherche de l'eau qui baisse. Nous y faisions de longues et fatigantes promenades, arrachant nos semelles des profondeurs du sable sous un implacable soleil. Je m'arrêtais soudain devant d'indéfinissables lanières noirâtres et tordues desquelles, souvent, une guêpe rageuse s'envolait.

– Encore une, disait Cailloute, qui n'a pas pu rallier la rivière !

Et il m'expliquait :

– Dans ces flaques que tu vois, mon p'tit gars, il reste des poissons surpris par la décrue. Y a d'tout là d'dans : brochets, perches, blanchaille, et j'y ai donné souvent d'fameux coups d'filet. Une vraie réserve pour bracos, tu comprends, et pas moyen d' cavaler. Mais si l'été dure, faut vivre. Tout ça s'boulotte allons-allons. Alors tu parles d'une bataille jusqu'à ce qu'i n'reste qu' les gros. Ceux qui échappent peuvent espérer pour s'ensauver un p'tit mouvement d'crue ; sinon, les mouettes viennent les crocher ou des fois l'eau continue à baisser et les laisse à sec. Mais les anguilles sont plus fines et quand a' sentent que ça risque d'mal tourner, elles partent à la fraîcheur de la nuit pour rejoindre le grand courant à travers les grèves. D'aucunes y parviennent ; mais quelques-unes sont surprises en route par le jour ; l'soleil les aveugle et les sèche et surtout les guêpes arrivent. Tu sais si a' sont friandes de poisson ! Mais pour elles, les anguilles ont la peau trop dure ; aussi c'est aux yeux qu'a' s'attaquent, bon gré mal gré elles finissent toujours par s'y attacher, à quatre, à cinq, et même davantage, l'une appelant l'autre. Et alors tu saisis, p'tit gars ? Par l'œil, elles fouillent jusqu'à la cervelle ; par la tête, elles passent dans l'corps et sous la peau et elles bouffent l'anguille vivante. J'en ai vu qui s'tordaient sous la douleur comme des fouets avec des grappes de mouches autour de leurs pauv's yeux. C'est vorace, c'te saloperie !

Cailloute écrasait la guêpe revenue sous son espadrille, et moi, contemplant la peau vidée, je songeais à cette migration nocturne hors de la flaque où régnait la guerre des ventres et à cette autre bataille muette et tragique qui se livrait sur la grève brodée à miracle par les pattes du gibier d'eau et qui ne semblait nue et déserte que pour ceux auxquels nul n'ouvrait ses enchantements afin qu'elle pût leur enseigner sans réticence la vie merveilleuse et cruelle.

Les jours où Cailloute consentait à travailler n'étaient pas les plus mauvais jours. Je le voyais avec plaisir embarquer sa tirette. Il n'y a guère que les paresseux pour se voir contraints à de rudes métiers : Cailloute en était l'exemple quand de deux ou trois mètres de fond il lui fallait ramener d'un long effort de tous ses reins bandés le gravier varié de la rivière. Il y avait là des pierres de toutes les formes et de toutes les couleurs : certaines lisses et polies comme des galets ; il y en avait de laiteuses, de translucides, d'ambrées, de jaspées, de marbrées, silex, quartz, granit, feldspaths, agates même roulées jusque-là du haut des montagnes d'Auvergne. De petites lamproies hantaient ces pierres, des « chatouilles » comme on les appelle dans le pays, excellent appât pour le gros poisson. Je les recueillais dans une boîte pleine de sable et rebouchée avec soin d'herbes humides. Nous ne rentrions qu'au soleil couchant.

Allongé sur le jars encore verni par l'eau ruisselante dans le bateau engagé au ras du bordage, à croire que sa charge de cailloux flottait par prodige, ivre d'espace et de soleil, engourdi par le glissement paresseux de la barque au fil du courant, je regardais avec volupté entre mes cils mi-clos Cailloute debout à l'arrière, un Cailloute majestueux et même un peu solennel. Car dans le couchant qui pacifiait l'espace et la rivière, sobre de gestes et durement découpé sur le ciel, il avait l'air d'officier les rites sans brusquerie qu'exigeait l'apaisement religieux dont nous nous sentions enveloppés.

Ainsi nous portait jusqu'à l'Orbette la Loire complaisante. Un impeccable abordage nous amenait soit aux marches de l'escalier taillé dans le perré, soit à la grève sur laquelle Cailloute avait l'habitude de débarquer ses cailloux. Mais parfois il nous laissait dériver jusqu'au bout du quai du Fort-Alleaume, et s'amarrait un peu en amont du pont de Vierzon. Un petit cabaret, bastionné selon l'usage de myoporums, nous accueillait alors dans son unique salle au plafond bas, bleue de fumée, vibrante de voix et moite de corps. Nous nous y glissions vite, car Cailloute ne se souciait guère d'être surpris par mon père en flagrant délit de dérogation au programme que celui-ci lui avait fixé.

Sur le seuil j'hésitais, suffoqué par la touffeur. Cailloute, du plat de la main sur mon épaule, me poussait dans le débit.

– Allons, p'tit gars, un'fois n'est pas coutume ; il en est tombé un'pesée sur la rivière c't'après-midi !

Le voisinage de l'eau donne soif, c'est connu, mais ce qui achevait de me sécher la gorge, c'était la joie mauvaise de me sentir dans un lieu défendu avec je ne sais quelle angoisse sans raison. Maintenant pourtant j'étais déjà familier de longue date avec ceux qui buvaient là et jamais ils ne m'avaient inspiré ni crainte ni dégoût. Je leur savais gré au contraire de vivre une vie pareille à celle de Cailloute, de parler comme lui une langue secrète ; j'admirais la trompeuse indolence des corps hâlés au ras de la poitrine et des biceps, aux endroits où s'arrête le maillot.

Braves compagnons qui ne bavardaient guère, qui ne disaient rien que d'utile, mais qui alors le criaient à tue-tête, affirmatifs et tranchants jusqu'à la violence.

Dans les jugements qu'ils portaient sur les hommes, deux expressions dont j'avais vite appris le sens revenaient toujours : « ne pas s'dégonfler… », « ne pas avoir les foies… », pour achever de m'unir plus étroitement à eux dans l'admiration de l'audace et de l'honneur. Mais aussi quel plaisir élémentaire, animal, de vivre parmi les corps, d'en sentir l'odeur en savourant, les yeux encore cuisants du grand air, le sang aux pommettes, et la tête un peu vide, un breuvage chaleureux et sucré dont chaque gorgée semblait me chasser un peu plus hors de moi-même, me disperser dans l'air brassé par les gestes et par les voix, aussi léger que les mouches écartées par la patronne des taches d'un corsage gonflé pour le moins à cinq atmosphères et dont, les regards braqués sur elle, j'attendais avec certitude le nécessaire éclatement.

Des bruits de voix plus forts me tiraient soudain de ma torpeur ; quelqu'un offrait une autre tournée. Mais entre la bouteille déjà inclinée et mon verre Cailloute étendait vivement sa main sèche.

– Non mais des fois, t'es pas louftingue. Si jamais tu t'ramenais noir, c'est l'major qu'en f'rait un vacarme ! Adieu la marine, mon p'tit gars !

Cailloute redoutait-il beaucoup mon père ? C'était peu probable ; mieux valait croire, enfant moins étourdi par l'alcool que par le plaisir de se sentir aimé, que c'était moi surtout qu'il craignait de perdre.

 

L'HONNEUR DES AUTRES

J'eus à quelque temps de là une assez belle preuve de son affection. En effet, si je sentais que nous nous attachions chaque jour davantage l'un à l'autre, Cailloute et moi, toute une partie de sa vie me restait cependant cachée, qui n'était certes pas la moins attirante et la moins fertile en incidents. Cette vie secrète de Cailloute, j'éprouvais pour elle une sorte de curiosité jalouse. Les propos à mots couverts qu'il tenait souvent avec Ladoué ou avec tel ou tel de nos compagnons ordinaires, les rendez-vous nocturnes qu'ils se donnaient, et dans des parages assez lointains, les préparatifs auxquels je collaborais, recueillant les amorces, attachant les Champions aux lignes et même remaillant les filets, ne faisaient qu'irriter mon dépit. À quoi bon se plaire et se rechercher si l'un de nous bannissait l'autre de ses plus belles aventures, et déjà complice de forfaits que j'imaginais éclatants, était-il juste que tout mon risque se bornât à rapetasser des mailles illicites ? Et puis la rivière elle-même qui, bien que contenue à l'ordinaire dans ses digues et dans ses levées, les franchissait pourtant au gré de son caprice, dédaigneuse de l'ordre et des lois, n'exigeait-elle pas en guise d'initiation décisive quelque périlleux exploit ? J'hésitai longtemps avant d'en parler à Cailloute, malgré le désir que j'avais. Pour justifiée qu'elle me semblât, je ne savais trop comment ma requête serait accueillie.

Ladoué, qu'il écoutait volontiers chaque fois qu'il daignait émettre des signes ou des sons, ne s'était jamais montré chaud partisan de notre compagnonnage. Ne s'était-il pas contenté de hausser les épaules le jour où Cailloute m'avait amené devant lui ? Les hommes de la rivière m'avaient en général adopté ; mais malgré ma science marinière, mon argot, mes façons, le vieil homme demeurait fermé et hostile. Sans doute je restais et je resterais toujours pour lui une bille, un de ceux qu'on tient à l'écart et qu'on méprise. L'amitié que me portait Cailloute n'était à ses yeux qu'une absurde fantaisie.

Mais un jour où celui-ci de plus en plus confiant s'était laissé aller à parler devant moi d'un coup de tramail à donner dans la nuit même au large de la muraille de Bou, une fois sûr que Ladoué, retenu par quelque bricolage, ne l'accompagnerait pas, je jugeai l'occasion propice.

– Cailloute, lui dis-je à brûle-pourpoint, j'aimerais voir tirer le tramail.

Contre mon attente, il n'éclata pas, et même la flamme gaie de ses yeux s'avivant les emplit soudain. Il haussa les épaules, cracha de côté, tira sur sa moustache.

– Et comment qu'tu t'débineras d'ta carrée, s'pèce de p'tit outil ?

– Ça, mon vieux, répliquai-je, fier de la clé dérobée à tout hasard depuis longtemps et que je sentais battre ma cuisse, c'est mon affaire. Mais toi, m'emmènes-tu, oui ou non ? Et ne suis-je bon qu'à renouer tes mailles ou qu'à t'aider le dimanche à passer les bourgeois ?

Cailloute rejeta sa casquette sur sa nuque et les poings aux hanches me considéra avec curiosité.

– Tu s'rais pas un peu malade des fois, mon petit gars ? interrogea-t-il suavement. Allons, c'biseness-là, c'est pas pour ton gnasse. Non mais, tu t'vois pas poiré par les vaches en compagnie d'mézigue et d' tout' l'honorable société. C'est l'major qu'en ferait une tétère, et faut avouer qu'y aurait d'quoi. Et puis… (Cailloute inspecta le ciel du nord) et puis tu sais, i' n' fera guère chaud c'te nuit sur la rivière. Tu f'ras mieux d'en écraser dans ta cagna ; j'te garderai une belle pièce pour demain, foi d'Cailloute ! Mais voyez-moi si ça gagne à la main ; ça a du sang, c'te vermine !

– Plus de sang, bien sûr, que ceux qui se dégonflent sous des mots ! repartis-je tout étonné moi-même de mon aplomb. Dis donc tout de suite que tu m'emmènerais bien avec toi si nous étions seuls, mais que tu as peur de c'que te casseront les gars de l'équipe s'ils me voient avec eux. Sans doute que ceux-là ne te croient pas de force à faire des élèves, Cailloute, et peut-être bien après tout qu'ils n'ont pas tort.

J'eus à deux pouces de mon visage un poing brandi qui ne s'abattit pas tandis qu'une voix furibonde me criait aux oreilles :

– Les gars de l'équipe, les gars de l'équipe, j'les emmerde et toi pareillement, bougre de p'tit' saleté ! J'embarque avec moi qui me chante, et les autres n'ont qu'à la fermer ou qu'à se barrer si le cœur leur lève. Ah ! tu veux en tâter d'la bonne vie, eh bien t'en tâteras, j't'en réponds. Tiens-toi seulement dans les parages du Carré à onze heures, prêt à embarquer à mon coup d'sifflet, et mon Dieu, arrive qui plante ; après tout, c'est bien toi qui l'auras voulu !

Qu'il pouvait faire froid à hauteur du Carré sur le chemin de halage où j'étais arrivé bien avant l'heure pour être sûr de ne pas manquer le rendez-vous ! L'aigre bise qui soufflait dans les osiers de la digue me faisait redouter de ne pas entendre le signal de Cailloute ou de le confondre avec une plainte plus vive des arbustes échevelés dans la nuit, que le vent semblait dilater et dont il animait dans les ténèbres les masses mouvantes et tragiques. Évidemment j'aurais été plus à mon aise à « en écraser dans ma cagna » qu'à transir au faîte d'un perré, attentif à pêcher un bruit dans une mer de gémissements et de murmures, impuissant à discerner sur l'eau noire ce que j'attendais. Pourtant, dans une accalmie, un appel auquel je ne pus me méprendre retentit soudain, et ce n'était sans doute pas le premier, car, lorsqu'après avoir dévalé la pente, j'abordai fièrement Cailloute sur l'enrochement je n'obtins de lui qu'un : « Quoiqu'tu fous ? Tu crois t'y qu'on va passer ici la nuit à t' espérer ? » qui rabattit l'orgueil de ma prouesse.

Du reste, les compagnons ne me firent pas non plus grand accueil. Installé dans le bachot que l'un d'eux s'était remis à haler du bord, j'essayai de les reconnaître du mieux que je pus. Il y avait là Onésime Champion auquel son long visage triste et plat avait valu le sobriquet de Gueule-de-raie, fort bon braco et fort mauvais coucheur au demeurant ; Jean Passavant dit Fil-de-fer, mince et dangereux voyou qui n'appartenait pas à notre monde de la rivière et que Cailloute avait dû s'adjoindre faute de bras ; Paul Goin, plus connu sous le nom compliqué de Nan-c'est-deux, un fidèle de Cailloute celui-là, né comme lui sur l'eau et célèbre à jamais dans les fastes de la rivière parce que arrêté un jour par les gendarmes de Saint-Jean-le-Blanc pour quelque méfait sans importance et se laissant amiablement conduire au poste, attendri qu'il était d'un peu de boisson, il n'avait pu se retenir, chemin faisant, de proposer au brigadier une devinette. « Dites-moi, brigadier, quoi qu'on peut trouver d'pus bête qu'un gendarme ?… Eh ben, nan c'est deux. »

Cette savoureuse plaisanterie lui avait valu une condamnation supplémentaire pour outrage à la police, mais aussi une renommée dont il jouissait sans modestie. Brave homme d'une enfantine et gouailleuse naïveté, qui n'avait jamais compris qu'il lui fût interdit de tirer du poisson de la Loire en tous temps et par tous les moyens et qui récidivait avec la candeur d'un martyr et l'innocence d'un saint. Celui qui halait devait être Rifflaut-place-mes-pieds, parce que dans la vie courante il gardait la démarche cadencée et dansante des haleurs de métier, et posait chacun de ses pieds exactement l'un devant l'autre comme s'il eut dansé le menuet ou marché sur la corde raide. Pour l'instant, il nous tirait vers l'amont, et Cailloute à l'arrière gouvernait dans le raide du câble. Silencieuse navigation. Nous aurions pu nous croire portés sur la barque des ombres, et la barque elle-même au fond de laquelle nous nous tenions tous pelotonnés par crainte du vent et du froid, nos têtes au ras du bordage, avait l'air d'une barque-fée, sans passagers et sans pilote, halée au pas fatal de l'invisible Rifflaut. Je m'étais mis à somnoler quand le crissement d'une grève sous notre quille m'avertit que nous abordions et m'éveilla.

Cailloute eut vite fait de répartir son monde Gueule-de-raie et Nan-c'est-deux dans le bachot, Filde-fer, Rifflaut et lui au filet. Quant à moi, j'eus la charge de trier le poisson lorsqu'il serait amené, de mettre les gros dans le sac et de jeter le fretin dans la coume de notre bateau. Fil-de-fer prit donc une extrémité du tramail tandis que Nan-c'est-deux guidait doucement la barque de façon à lui faire décrire dans l'eau du fleuve un vaste demi-cercle et que Gueulede-raie dépliait le filet dont nous entendions à intervalles réguliers tomber les plombs. Rude besogne encore que celle à laquelle tous ces paresseux s'astreignaient par horreur d'un travail suivi. Que d'ingéniosité, de patience, d'énergie et même d'héroïsme dépensés dans de médiocres braconnages quand les cordes mouillées du filet vous entament les doigts jusqu'à l'os, quand la bise sèche sur votre peau une chemise trempée d'eau et de sueur, quand il faut souquer dur sur un tramail que déchire soudain quelque branche ou quelque grosse pierre, et qu'on s'en retourne souvent les mains vides et du vertige plein les yeux dans la froide lumière de l'aube.

Justement la pêche était mauvaise ce soir-là. Cailloute accusait le froid ; Rifflaut, le vent, et pourtant c'était un magnifique cul-de-grève que nous écumions : une eau morte et profonde, cernée de remous hospitaliers. Nous avions pourtant tiré déjà quelque blanchaille, et des chevaines assez grosses sautaient dans mon sac ; mais les brochets avaient l'apparence de sifflets, les barbillons étaient rares ; de carpes, point. Cailloute enrageait sous l'œil ironique de Fil-de-fer prompt à railler les compétences et à prôner les on-dit d'autres endroits.

– Y a ren en tout, dans ton sale trou ! Ç'lui d'la mouille de Mareau était meilleur. Plus d'cent livres qu'i's en ont tiré la semaine dernière, et rien qu'des maous ! D'mande à Rifflaut.

Pour toute réponse, Cailloute enjoignait à Nan-c'est-deux de pousser un peu plus au large, d'agrandir le demi-cercle, de s'engager au besoin dans le courant. Mais le petit voyou en avait marre, de ce travail éreintant qui payait mal. Il était pour les bonnes occases et les grasses aubaines sans fatigue.

Tandis que Cailloute surveillait la manœuvre, il avait fiché une bourde dans la grève, y avait attaché la corde du tramail et maintenant il roulait une cigarette de ses doigts gourds en jurant à mi-voix contre les bûches qui crevaient le papier humide. Au moment où Nan-c'est-Deux et Gueule-de-raie abordèrent, ramenant l'autre extrémité du tramail qui cernait un bon quart de la largeur de la rivière, l'éclair livide d'un briquet illumina soudain toute l'étendue, et nous révéla à nous-mêmes, chétif paquet d'ombres gesticulant à la pointe des sables.

Cailloute bondit vers le feu rouge de la cigarette qui déjà piquait la nuit.

– Vas-tu j'ter ça, nom de Dieu d'poch'tée ! Les briquets et les cibiches, c'est pas d'mise ici, et c'te nuit moins qu'jamais, tu m'entends ? Prends ta ficelle et souque dur, s'pèce de bras cassé ! Qu'est-c'qui m'a foutu un outil à la manque comm' v'là çui-là qu't'es ?

Mais l'autre ne se pressait pas. Il fallut que Cailloute l'empoignât au collet et le secouât un peu fort pour qu'il consentît à écraser le feu de sa cigarette sur la semelle de son espadrille et à ranger dans la coiffe de sa casquette le précieux mégot.

– Mince de bonheur ! grommela-t-il en reprenant sa corde en mains. Nib de cibiche et nib de poiscaille ! C'qu'on rigole quand on est d'sortie. J'comprends que t'emmènes des touristes pour ce genre de partouses, Cailloute !

Rifflaut, qui avait entendu la dernière phrase, ricana. Il eut aussitôt Cailloute devant son nez.

– Quoi qu't'as à rigoler, Place-mes-pieds ? C'est-il que t'es content d'êt' moche ? Si c'est ça, faut l'dire, sinon… tu sais qu'j'aime pas trop qu'on m'achète.

La pêche reprit comme auparavant, peineuse et maigre. Décidément, nous n'avions pas de chance : des mailles cédèrent sur le fond rocheux ; à la suite d'une fausse manœuvre, de belles pièces, des « morceaux » sautèrent par-dessus les lièges du filet. Une fois, Cailloute s'arrêta brusquement de tirer.

– Quoi qu' c'est ? interrogea Rifflaut.

– T'entends rien ? On dirait qu'on r'mue d'la ferraille su' l'perré.

Rifflaut tendit l'oreille, huma le vent, haussa les épaules.

– Des fois, c'est-i' qu't'aurais des visions ?

Mais Cailloute s'était couché sur la grève, l'oreille à la marge de sable battu où l'eau brisait. Après un temps qui me parut interminable, il se releva.

– Des cyclistes ! Ils ont dû remonter sur Chécy : j'les entends plus.

– Faut pas s'en faire, dit Nan-c'est-deux, y a des péquants qui reviennent des fois par le perré quand i' n'ont pas d'lanterne.

– Ça doit être ça, approuva Cailloute, et il se remit à sa tâche.

Mais plus encore que déçu, je le sentais inquiet, énervé, plus attentif aux murmures de la nuit et au jeu des ombres qu'aux rares poissons emprisonnés dans les mailles et qu'il me jetait à la volée sans m'adresser la parole, comme si je n'avais pas été auprès de lui.

On s'acharna pourtant tout le long de la grève dans l'espoir d'une chance meilleure, et le bateau allait repartir pour son sixième voyage, lorsqu'un pinceau de lumière blanche soudain jailli du haut du perré balaya le sable, m'aveugla, oscilla de droite et de gauche comme le fléau d'une balance pour se fixer enfin sur le groupe des compagnons et sur la barque. Je n'eus pas le loisir d'en voir davantage. À peine le faisceau lumineux fixé, une poigne bien connue m'avait enlevé, jeté à plat ventre au fond du bateau et recouvert du sac à poissons que j'étais en train d'emplir. Par surcroît de précaution, Cailloute m'avait appliqué son pied nu sur la nuque, du geste qui lui était familier pour mater les proies récalcitrantes. Cette attitude, un pied sur le sable et l'autre dans la barque, donna probablement à croire à ceux qui nous éclairaient qu'il voulait embarquer pour fuir, car une voix jeune et qui me parut terriblement proche, intima tout à coup :

– Halte-là ! et que personne ne s'avise de bouger ! Pas de manières et pas de façons, les gars, vous êtes cueillis. Il y a assez longtemps qu'on vous cherche ; mais ce coup-ci, c'est votre briquet qui vous a vendus. Venez accoster au perré et au trot, qu'on vous voie de plus près, et encore une fois pas de manigances, sinon…

Un coup de revolver qui dut être tiré en l'air claqua. Nan-c'est-deux, qui s'y connaissait en gendarmes, déclara :

– C'est les gendarmes d'Chécy ; y a pas plus vaches !

– Pff ! chuchota Gueule-de-raie, combien qu'i sont ? Nous sommes cinq.

J'entendis assez nettement le claquement d'un ressort, puis aussitôt la voix de Cailloute, une voix dans laquelle il y avait à la fois de la fureur et de l'angoisse et qui me poignit le cœur.

– Referme ça ! Referme ça tout de suite, Rifflaut, et fous-moi ça à l'eau, sinon, aussi vrai qu'tu m'vois là, c'est toi qui vas y aller. C'te nuit, on n'se battra pas, quand j'devrais vous bouziller tous. T'entends, Fil-de-fer ?

Un cri de douleur retentit et un objet fut lancé au fleuve. Du perré, la voix impérieuse reprit :

– Quand vous aurez fini de vous expliquer. Vous avez cinq minutes pour accoster.

– Ça va, on se rend, répondit Cailloute.

Nous décollâmes de la grève et, tandis que nous nous dirigions vers le perré, j'eus tout le loisir pendant les cinq minutes de délai qui m'étaient accordées de réfléchir aux conséquences proches et lointaines de mon aventure. Au mépris de tous les principes, Cailloute maniait la bourde à l'avant et il tenait avec un compagnon, Nan-c'est-Deux sans doute, une conversation à voix basse et à mots haletants dont je ne pouvais guère que suivre le rythme. Déjà notre barque raclait les pierres de l'enrochement, s'immobilisait pour l'accostage.

– Ne bouge pas quoi qu'il arrive, me souffla Cailloute, courbé d'un geste naturel pour déposer sa bourde.

La voix du gendarme se fit entendre.

– Sortez d'abord les bourdes et le filet et mettez-les sur l'enrochement. Vous monterez après homme par homme à notre appel, et pas avant… ou gare au rigolo… Le filet est débarqué ? À merveille ; au premier.

Un par un les compagnons s'exécutèrent. Nan-c'est-deux partit l'avant-dernier. Avant de débarquer, je l'entendis chuchoter à Cailloute :

– l' sont trois et i's ont des bicyclettes.

Maintenant nous étions seuls dans la barque, Cailloute et moi, et je me demandais avec un singulier mélange de confiance et d'anxiété ce qu'il allait bien pouvoir faire. Pour être plus sûr que je ne broncherais pas, il avait replacé son pied sur ma nuque. Que pouvais-je espérer ? Bien sûr, il ne faisait qu'attendre son tour piteusement, comme les autres, cherchant seulement à me dissimuler le plus longtemps qu'il le pourrait, à retarder pour moi le moment critique.

– Au dernier de ces messieurs ! proféra enfin la voix gouailleuse.

Cailloute leva le pied qui pesait sur moi. Décidément, c'en était fait : dès qu'il serait pris, un gendarme viendrait explorer la barque et me découvrirait sans peine sous mon sac. Un juron retentit soudain ; Cailloute avait dû trébucher sur les pierres, et presque aussitôt une vigoureuse poussée se fit sentir, éloignant la barque de l'enrochement, la lançant en plein courant où, rapidement hors du faisceau de lumière, elle se mit à dériver dans la nuit. J'entendis pourtant un bruit confus de voix ; je parvins à saisir des mots : « Nous tenons le gibier… la barque, on la retrouvera… » Puis un cri éperdu : « La lumière ! » suivi immédiatement d'un brouhaha et d'un tumulte de bataille.

Mais le vent ne portait pas dans ma direction et la Loire m'emmenait bon train. Grâce à Cailloute j'étais hors d'affaire, moins heureux peut-être d'être sauvé que de voir qu'il n'avait ni déçu mon admiration ni démenti la confiance que j'avais en lui. Mais le premier enthousiasme passé, il me fallut bien reconnaître que si j'étais sauvé, je ne l'étais guère que des gendarmes, et que je me trouvais en pleine nuit, au beau milieu d'un vaste fleuve gonflé par les pluies d'automne, dans une barque impossible à manœuvrer puisque les bourdes étaient restées sur l'enrochement où les gendarmes les avaient fait déposer. En vain, sorti de dessous mon sac, j'explorai le bateau dans toute sa longueur : je n'y trouvai ni bourde ni rien qui pût en tenir lieu. À l'avant une longue amarre était lovée sur le faux pont, mais il eût fallu, pour qu'elle me servît, une de ces pierres qui tiennent lieu d'ancre sur la rivière et qui m'aurait permis de mouiller dans un lieu propice avant la culbute que je prévoyais. Car dériver au gré du courant au milieu de l'obscurité dans un bachot solide comme était le nôtre n'aurait eu rien de redoutable en soi pour un familier de la Loire comme moi, s'il n'avait fallu compter avec la crue et avec les ponts.

À la saison des maigres d'été, j'eusse échoué avant peu, et j'en aurais été quitte pour attendre au milieu de l'eau le jour et du secours. Mais à cette époque, par près de deux mètres au-dessus de l'étiage et dans un courant assez vif, la perspective d'un échouage m'était interdite. À moins d'un miracle, je serais jeté par le fleuve sur les piles du pont de Vierzon sous les arches duquel s'engouffrait une eau farouche. Ce passage est déjà dangereux dans la belle saison, car une brusque différence de niveau jointe à un relèvement du fond y crée de véritables rapides. De grosses vagues rebondissent avec fracas sur les pierres du blocage avant de se ruer à l'issue dans un remous tourmenté, creusé de tourbillons, semé de flocons d'écume, redouté des mariniers et des nageurs. Que de fois j'avais contemplé en curieux les ébats de cette eau furieuse ! Si le courant ne portait pas d'abord mon bateau sur une pile pour l'y briser, il était bien improbable que sous les arches les vagues ne l'emplissent pas, plus improbable encore que, flottant à l'aventure dans le remous, il ne finît point par chavirer.

Cailloute, dans son éducation marinière, avait bien fait une large place à la natation, mais je n'étais pas encore fort bon nageur, il s'en fallait, même en eau calme, à plus forte raison dans les tourbillons et les contre-courants d'un raidillon. Tandis qu'en face de moi trois étoiles du Chariot dégagées des nuages m'apprenaient que j'avais doublé la pointe de la presqu'île de Bou et que je remontais plein nord vers Chécy, j'avais tout loisir de penser à la noyade qui m'attendait, sans autre moyen de l'éviter que d'en risquer une plus prompte en sautant du bateau et en essayant de gagner la rive. La peur d'être pris par les gendarmes au cas où j'arriverais à aborder me retint, et aussi le froid que je sentais raidir et nouer mes membres. Car, sans avoir encore tâté de la rivière, je n'en avais pas moins été trempé jusqu'aux os par le fameux sac à poissons auprès duquel je me trouvais monter bien malgré moi une garde héroïque. Rien qui convienne moins aux angoisses de l'âme qu'une navigation nocturne au bon plaisir du fleuve ; rien de plus déplaisant que cette barque qui n'était jamais debout au fil de l'eau et qui, bien qu'emmenée toujours par l'irrésistible force, tournoyait sur elle-même avec une lenteur écœurante, puis semblait filer brusquement par le travers comme une épave. On eût dit que l'eau jouait avec elle et que les remous ne freinaient traîtreusement sa descente que pour la rejeter avec plus de souple violence dans le vif du courant.

En vain j'écarquillais les yeux pour voir si j'approchais d'un rivage. Aucune étoile ne brillait plus, et de l'arrière du bateau où je me tenais, je ne discernais l'avant qu'avec peine. J'essayais pourtant de reconnaître au passage les lieux, de noter les étapes du suprême voyage que je faisais sur la rivière, de supputer le temps qui me restait avant qu'elle ne me prît tout à fait. Une bouffée de vent, amer d'avoir soufflé dans les pins ; un pan livide de muraille entrevu à assez courte distance ; les feux d'Orléans soudain découverts au lointain à un léger coude du fleuve ; déjà je laissais derrière moi Combleux englué dans une ombre opaque, sans même une lueur à ses volets ; Saint-Jean-de-Braye encore, le Carré, où j'avais embarqué pour cette équipée, le Cabinet Vert et au bout du Cabinet Vert, « adieu la marine ! » aurait dit ce Cailloute qui m'aimait mieux voir noyé qu'entre les mains des gendarmes et que je me représentais dans quelque poste de maréchaussée, les mains au menton et les coudes aux genoux, en butte au silencieux mépris des compagnons. Déjà la Bionne se décelait par son odeur de bruyère et de marécage et assez distinctement à ma droite se dressait, trop loin hélas, la falaise crayeuse de Saint-Jean-de-Braye. Le bateau continuait à virer sur lui-même selon le caprice des remous, tantôt en silence, tantôt avec un bruit soyeux d'eau froissée. Le vent d'ouest qui prenait maintenant le fleuve en enfilade retardait un peu ma descente et achevait de me transir en me séchant. Je dus m'allonger de nouveau au fond du bachot pour m'en défendre, réduit à flairer le vent pour essayer de reconnaître les lieux à l'odeur qu'il m'en apportait. Le relent fade des osiers de la digue m'annonça bientôt le Carré. Au fur et à mesure que j'approchais du terme, mon désarroi se faisait grand ; je n'avais plus la force de penser, ni même d'espérer. Les paroles d'une insipide romance que mon père se plaisait parfois à chanter par dérision et son air geignant m'obsédaient, s'imposaient à moi :

Abandonnée de l'une et l'autre rive
La pauvre enfant pleurait dans son bateau…

Il s'y mêlait aussi quelques phrases du début de l'ode fameuse de Simonide en l'honneur de Danaé que j'avais traduite durant l'année scolaire :

Enfermée dans la nacelle artistement faite, Danaé adresse aux dieux cette prière :
Dorme la mer ! dorme aussi l'immense fléau !

Hélas, la rivière ne dormait pas. Son cours inexorable me porta par-delà Saint-Loup jusqu'aux Roches Blanches où je connus un réveil fiévreux d'espoir. Poussé sur une des fameuses roches, le bachot se mit à talonner furieusement ; jamais homme ne se vit secouer avec plus de délices. Puis il parut s'immobiliser ; c'était l'échouage ! Déjà je me dressais pour savourer avec allégresse mon immobilité. Est-ce le mouvement que je fis qui rompit l'équilibre ? Tandis que l'avant restait engagé, l'arrière se mit à pivoter lentement. Je pus croire un instant qu'une fois debout au courant par l'avant, le bateau resterait sur les rochers comme à l'amarre.

Il s'aligna en effet ; j'entendis un raclement, un bruit sourd de pierres roulant au fond de l'eau et, repris par la rivière, je dérivais déjà inflexiblement. Sur le chemin de halage, à la hauteur de l'octroi, le premier réverbère de la ville brilla. Je me vis au milieu de la Loire, filant avec une rapidité dont je n'avais guère eu conscience jusque-là. Un second réverbère, déjà c'était l'Orbette et sa petite plage familière. Au haut du perré, chez Boutefeu, il y avait une fenêtre éclairée, grande ouverte, qui allongeait sur le fleuve un reflet dansant que j'allais franchir. J'eus une envie folle de crier, d'appeler au secours, mais quelle explication donner si j'étais ramené à bord dans cette barque que tous connaissaient et étais-je sûr de ne trouver chez le mastroquet que des amis ? Les gardes-pêche y buvaient parfois à cette heure avancée de la nuit au retour de leur ronde. Que diraient-ils s'ils voyaient le sac de poissons et la coume à moitié pleine ? J'étais dans le reflet ; la barque y décrivit à loisir un de ses plus beaux tours sur elle-même, mais je ne criai pas. « Quand on est dans un'mauvais' passe, disait Cailloute, faut tâcher moyen d's'en tirer en douce. » Pourtant, il n'y avait pas de temps à perdre.

Là où j'étais, le courant avant son élan final sur les piles du pont avait une sorte de perfide lenteur. En hâte je délaçai mes souliers, j'enlevai mon pantalon, et ma veste ne tenait que par une manche quand un sifflement modulé, le signal de ralliement de Cailloute, sembla non loin de moi monter de l'eau même du fleuve. Sans continuer à me dévêtir, la veste en chabraque, je tendis l'oreille. Quelle apparence pourtant que ce fût le coup de sifflet de Cailloute laissé à plus de deux lieues en amont entre les mains des gendarmes ? J'avais tort de m'abandonner à une hallucination qui pouvait me devenir funeste car je continuais à dériver et je sentais déjà le courant se faire plus rapide. Il fallait en finir : ma veste tomba de mes épaules et je posais un pied sur le bordage quand plus proche, plus impérieux, le sifflement se fit entendre de nouveau tandis qu'une voix qu'il me fallut bien reconnaître cette fois me prescrivait :

– Va à l'avant et prépare-toi à me lancer par tribord à mon coup de sifflet l'amarre que tu y trouveras, de toute ta force.

Sans y penser davantage, acceptant le miracle et inondé d'une joie prodigieuse, j'obéis. Dans la nuit une main s'empara du câble lancé ; j'entendis le craquement qu'il fit en se raidissant et ma barque cessa enfin de descendre. Maintenant, remorqué par quelqu'un qui devait être Cailloute, je remontais le courant en direction de l'Orbette. À la petite plage, nous tombions dans les bras l'un de l'autre, et comme, dans mon impatience je le pressais de questions :

– Viens d'abord chez Boutefeu, p'tit gars, un coup d'son vieux shnick ne nous fera pas d'mal à tous les deux, et tu seras mieux pour y remettre tes godasses que su' c'sable qui va t'les emplir.

Dans une chambre du premier, en face d'un petit verre d'eau-de-vie servi par Boutefeu en personne, bâillant de sommeil mais plein d'admirative stupeur, consentit à s'expliquer un Cailloute rajeuni, détendu, tout à la joie d'avoir accompli un bel exploit.

– T'as saisi, j'pense, que j'ai fait semblant d'trébucher qu' pour te pousser au large. Tu parles d'une ruade ! Toi parti, j'mont' le p'erré. Penses-tu, ces vaches, i's avaient fichu les menottes à Gueule-de-raie et à Fil-de-fer, mais i' n'en avaient pas pour Place-mes-pieds, Nan-c'est-deux et mézigue. Faut croire qu'i' se disaient qu'à trois contre trois et avec leurs rigolos, ils l'avaient belle. Mais j'avais fait l'mot à Nan-c'est-deux : Quand qu'tu m'voiras au haut du perré, fous un coup de pied dans la lanterne. J'avais pas paru qu'il envoie la call'bombe en voltige, et comment ! V'là l'habillé d'boutons qui se met à gueuler : « La lumière ! Oùsqu'est la lumière ? - Faut pas qu' ça vous gêne, que j' réponds ; nous on y voit clair. » Et alors qu'estce qu'on leur a mis, mon p'tit gars, jusqu'à ce qu'on les allonge sur la digue ! Place-mes-pieds voulait qu'on les balance à la flotte. Pas d'fantaisie, que j'lui dis. Cueillons d'abord dans leurs poches la clé des bracelets. Alors on a délivré Gueule-de-raie et Fil-de-fer qu'ont tout de suite filé sur Bou. Nan-c'est-deux et Place-mes-pieds se sont parfumés des deux zincs pour rouler en direction de Pont-aux-Moines et j'ai pris l'troisièm'pour venir ici. J'ai fait vite, j'savais le courant rapide ; mais j'étais sûr d'arriver avant toi. J'ai planqué mon zinc à la flotte par trois mètres de fond à la gare à bateaux du canal. J'me suis tout de suite assuré d'un bateau puis j'ai réveillé Boutefeu qui m'a installé au premier étage avec une lampe et un verre.

– C'était toi qui étais dans la chambre éclairée ?

– Sézigue le pâteux en personne vivante et naturelle qui t'a vu virer dans l'reflet et qu'a pris l'pas de gymnastique pour t'accrocher avant l'raidillon. Il était temps puisque t'allais faire le plongeon ; c'était surtout ça que j'craignais… Et aussi…

– Et aussi ? Quoi donc, Cailloute ?

– Et aussi qu'tu crailles, c'qui aurait été malsain. C'est c'que disaient les poteaux quand on s'est séparé : « Bonne tournée tout d'même malgré la poisse et t'as bien joué ça, Cailloute, pourvu qu'ton matelot n'craille pas. »

– Ils ont dit « ton matelot », Cailloute, tu es sûr ? Ils n'ont pas dit la « p'tite bille » ?

– Vrai de vrai, « ton matelot ». Maintenant t'es pas un peu souffrant de t'occuper de savoir comment qu't'appellent des gars comme v'là Gueule-de-raie et Fil-de-fer. Ç'ui-là, j'y réglerai le compte du briquet qui nous a fait paumer, et aussi tu vois pas c'te pair' d'andouilles qui dégainaient pour faire du vilain, avec toi dans tout c'pastisse ; c'qu'i' ont pu m'faire avoir chaud. Et maintenant, p'tit gars, faut trisser et rallier ton mouillage. Tu t'en souviendras d'la bonne vie, et les vaches à roulettes aussi qui doivent êt' encore à cracher leurs piloches et à compter leurs cerceaux su' le haut du perré. À leur santé !

Et Cailloute, satisfait, s'envoya d'un coup de poignet au fond du gosier l'alcool qui restait dans son verre.

 

LA GAGEURE DE NOEL

Telles furent mes enfances à l'école de Cailloute jusqu'au moment où mes études m'appelèrent à Paris et où nous dûmes nous séparer. Mais aussitôt que des vacances me ramenaient sur les bords de la Loire maternelle, mon premier soin était de le rejoindre, d'éprouver de nouveau dans des passes difficiles notre mutuelle tendresse.

Il gelait à pierre fendre cette année-là quand, revenu à l'occasion des fêtes de Noël, je me dirigeai à tout hasard vers le terrain vague de la rue Jousselin où Cailloute et Ladoué avaient leur baraque. Je ne redoutais plus désormais le taciturne vieillard qui m'intimidait si fort autrefois. À partir du jour où je m'étais laissé dériver sans crier à l'aide, il m'avait témoigné son estime à sa façon, ouvrant sur moi un quart de ses yeux vairons et consentant à me renvoyer en guise de réponse un peu plus que l'écho de mes paroles.

Justement je ne trouvai que lui, occupé à cracher dans les cendres d'un petit poêle poussé au rouge, au beau milieu du wagon monté sur tréteaux qui servait de gîte au ménage. Il hocha la tête à ma vue et tendit sans mot dire le bras dans la direction de l'amont.

– Où est-il ? demandai-je, à Saint-Jean-de-Braye ? à Chécy ?

– À Chécy, renvoya l'écho fidèle.

– En cette saison ?… Qu'est-ce qu'il peut bien bricoler dans ces parages ? Darnaux l'a embauché pour la campagne d'hiver ?

Ladoué se contenta de hausser les épaules, et un crachat siffla sur la tôle.

– Alors il pêche pour son compte ? Je ne le vois pas bien tirer du sable en cette saison ; la rivière charrie.

– La rivière charrie, reprit Ladoué.

Brusquement il tourna vers moi son immuable visage, déplissa avec effort ses paupières et j'entrevis les yeux cruels.

– C'est rapport à un jupon, articula-t-il difficilement, comme s'il avait craint de se lancer dans une phrase dont nul ne lui avait fourni d'avance les mots essentiels.

Et il ajouta :

– Comme si la fesse manquait par icite.

Puis, rendu au néant de son formidable silence, il referma sur lui-même sa bouche et ses yeux.

J'étais suffisamment renseigné. Que Cailloute vécût à Chécy à cause d'une femme, ce n'était point pour me surprendre : il nous avait déjà habitués à des escapades de ce genre, vivement engagées et dénouées plus vite encore. Huit kilomètres par un froid sec, on en voit vite la fin. Je décidai de me rendre à Chécy par le chemin de halage et par le canal pour reprendre contact avec mes paysages familiers avant de retrouver celui qui en était l'âme.

Entré chez Boutefeu pour m'y lester d'un marc en guise de viatique, j'y rencontrai par chance Nan-c'est-deux en train de publier à voix forte son intention de se mettre sur le dur. À ma vue, il agita avec allégresse celui de ses bras qui ne portait pas le fardeau précieux d'un verre et s'écria :

– Quand qu'on parl' du loup, on en voit la queue, et quand qu'on parle d' Cailloute, v'là qu'c'est son matelot qui s'amène. Tu tombes bien à c't'heure : j'allais r'monter à Chécy pour voir l'poteau. Comme j'ai idée que t'es dans l'mêm' propos, nous f'rons route ensemble. À la tienne d'abord, c'est ma tournée ! Et à part ça, mon p'tit gars, quoi qu'tu prétends ?

Chemin faisant, j'appris de Nan-c'est-deux des détails qui ne laissèrent pas de m'étonner fort et qui me donnèrent à réfléchir. Cailloute, mandé il y avait deux mois déjà par Darnaux pour radouber sa Marie-Salope, s'était amouraché là-bas d'une « fumelle tout c'qu'y a d'bien », la veuve d'un notaire de l'endroit. Pendant un mois, un mois et demi, ç'avait été le parfait amour, mais la belle était volage et l'avait planté là pour un pas-grand-chose, un mangeur de macaronis, contremaître aux terrassements du canal prolongé.

– Quoi ! il a fini son boulot là-bas, elle le trompe et il reste ! Allons, tu charries, Nan-c'est-deux ! Ça ne lui ressemble guère.

– Mais pisque j' te l'dis ! Faut croire que ça l'tient dur, le frère, jusqu'à lui faire oublier sa raison et sa fierté pour qu'il mange les quatre sous qu'il a pu gagner avec Darnaux en attendant je ne sais quoi… qu'a' lui revienne, faut croire. C'est qu'tu sais, il a l'air sal'ment mordu.

L'idée invraisemblable de Cailloute épris me fit éclater d'un rire qui scanda le son clair de nos pas sur la terre gelée.

– Va toujours, rigole comme une bille ! poursuivit Nan-c'est-deux vexé. Quand qu'tu connaîtras la môme et qu'tu t'rendras compte du ravage, tu rigoleras p'têt' pas autant. J'en ai connu, mon p'tit, des gars comme v'là Cailloute. Pendant dix ans, pendant quinze ans d' leur vie, de vrais feux follets. Vient un jour celle qui les fixe et qui les fait flamber droit… jusqu'à ce qu'i' n'reste que d'la cendre…

– Alors comme ça, tu te figures, espèce de vieille noix…

– J' crois ren en tout ; j 'te dis c' qu'est, sans plus. l Qu'i' reste croché pus d'quinze jours après l'même cotillon et quand la garce lui a fait affront, c'est tout d'même pas naturel, tu t'rends compte ?

En effet, ce n'était pas naturel et tout était surprenant dans cet étrange récit qui me dépeignait Cailloute amoureux, et amoureux d'une femme « tout c' qu'y a de bien », une femme « de ton bord », insistait Nan-c'est-deux avec une sorte de sourde admiration pour ce Cailloute qui avait compté parmi ses conquêtes une femme de bourgeois.

Déjà nous avions laissé derrière nous Combleux, plus hollandais encore que de coutume avec ses maisons basses, leurs toits rouges, son canal gelé ; et, le pont tournant dépassé, sur l'étroit chemin où l'on ne peut marcher qu'en file indienne, nous longions la Cale-à-Girard, repaire fameux d'énormes brèmes qui sous la glace devaient poursuivre leurs ébats, inaccessibles et précieuses comme des poissons d'aquarium. Tout était figé par l'hiver, simplifié. Les choses montraient leur filigrane, faisaient l'involontaire aveu de leur plus secrète essence. L'air glacé emplissait les poumons, substantiel comme une nourriture. Rien ne persuadait la torpeur ni l'engourdissement, mais au contraire une sorte d'exaltation raisonnée, d'ivresse lucide, et le sol raffermi du chemin de halage faisant rebondir nos pas transformait notre promenade en une danse qu'il multipliait de tous ses échos.

Nous avancions gaillardement, emportés au rythme de notre marche, et bientôt Chécy nous apparut avec ses jardins en pente raide au-dessus du canal et son pont baroque fait d'une antique ogive accolée à un tablier métallique.

– J'ai pas idée oùsqu'i' peut êt', déclara Nan-c'est-deux au bas de la côte qui mène au pays, mais j'suis ben sûr qu'i' s'tient au chaud. Y a qu'trois bistros dans l'bourg, on aura vit' fini d'en fair' le tour.

C'est Au Fameux, chez Chauffy, que nous finîmes par dénicher Cailloute. Bien avant que nous eussions poussé la porte, des éclats de voix nous l'avaient dénoncé car on menait grand train dans le cabaret. Ils étaient là six ou sept en tout qui buvaient du rouge autour de Cailloute et qui criaient à tue-tête dans le brouillard de leurs cigarettes et de leurs haleines.

– J'te parie un saladier d'vin chaud que j'la traverse, la rivière, telle qu'elle est, avec ses glaçons, s'pèce de péquant, hurlait Cailloute.

– Et moi, j'te dis que t'oserais pas, et ton saladier, j'te l'tiens, j'peux pas mieux dire.

– Arrière ! ça n'a pas d' raison !

– C'est une tournée à l'abruti pour faire arriver un malheur !

– Le pouss' pas, Bourdier, v' êtes aussi bus l'un qu'l'aut' !

Mais Bourdier, le maître-gars de la Glazière n'en voulait pas démordre.

– Il a dit qu'i' la passerait, qu'i' la passe et y a un saladier d'vin chaud pour lui. Cochon qui s'en dédit !

Il cracha sur le carreau pour attester la majesté de son serment. Nous n'avions pas été longs à comprendre de quoi il retournait. Cailloute, échauffé d'un peu trop de verres, avait dû vanter ses talents de nageur et Bourdier de la Glazière l'avait mis au défi de traverser la Loire en cette saison. Déjà Cailloute, qui avait fini par nous apercevoir, nous prenait à témoin.

– T'nez, vlà des poteaux à moi, i' pourront vous dire si j'ai l'taff' de n'importe quoi quand j'suis dans la flotte. Tes glaçons, oh là là ! mon pauv' gars, j'm'en fous autant que d'ma première culotte. J'passe au travers, j'les avale ...

– Oh pour ça, t'as grand' gueule, interrompit froidement Bourdier, là-dessus nous sommes tous d'accord.

Cailloute se leva brusquement.

– Ben pisque c'est comme ça, on y va. Tu peux toujours dire à Chauffy qu'i' prépare son saladier et qu'i' m'apporte un morceau d'couenne avec du lard après.

Nan-c'est-deux haussa douloureusement les épaules.

– Décidément, me confia-t-il, il est raide fou.

Mais Cailloute, du pas de la porte par où, brassant les fumées, entrait un air mordant comme une râpe, nous hélait déjà :

– Eho la coterie ! vous y venez quant et moi à la rivière, et vous allez voir c' que vous allez voir, foi de Cailloute !

Sous un ciel qu'assombrissaient déjà les approches du soir, travaillés par une bise en dents de scie qui s'était levée, nous descendions tous vers les pâtures au bout desquelles s'entendaient, dans la grande rumeur monotone du fleuve, les heurts des glaces charriées, leurs froissements déchirants et leurs écroulements soudains, pareils au bruit d'un désastre. Un de nos compagnons répéta : « Des trucs comme ça, c'est pas à faire, ça n'a pas d' raison. » Cependant il ne nous quitta pas. Cailloute auprès de qui je cheminais lâchait aux oreilles des croquants d'énormes bobards ; mais sous cette allégresse qui n'était pas entièrement feinte, je sentais, moi qui le connaissais, un appétit farouche de fuite, un désir éperdu de se libérer par la violence d'une obsession qui le tenaillait, et aussi son habituel besoin de crâner quand il se sentait inférieur à lui-même pour se prouver à ses propres yeux qu'il valait encore quelque chose. Je profitai d'un moment où nous nous trouvâmes détachés du groupe pour tenter de lui faire entendre raison.

– Tu ne vas pas tenir cette gageure, Cailloute. À quoi est-ce que ça rime des bravades de ce genre, et n'as-tu rien de mieux à faire qu'à en mettre plein l'œil aux Chéciots ?

Il me regarda, étonné.

– Les Chéciots, prononça-t-il, j'les ai tous quéqu' part, y compris Bourdier. Mais tu comprends, mon p'tit gars, v'là une occase à n'pas perd' de bouger et de s'entonner du vin chaud à l'œil. J'commence à me rouiller dans ces parages ; faut que j'me mouve un peu, tu saisis ?

Maintenant nous étions arrivés à la plage même où Jeanne d'Arc avait jadis abordé, en un lieu qui s'appelait comme en ce temps-là le Port, mais qui n'était plus qu'une anse à peine dessinée au bout d'une descente pavée par où l'on menait baigner les chevaux. À quelques mètres du bord, divisant les glaces de son étrave, la dragueuse de Darnaux dressait sa silhouette noire, et derrière elle cinq cents mètres de fleuve s'étendaient jusqu'aux peupliers décharnés de la rive d'en face, cinq cents mètres de fleuve bien comptés ou plutôt cinq cents mètres de glaçons qui dérivaient au fil du courant avec ce mouvement fatal qu'ont les décors mobiles.

Vite déshabillé, Cailloute se frottait minutieusement la peau avec la couenne grasse qu'il s'était fait donner par Chauffy avant de partir. Ses compagnons de beuverie le considéraient avec stupeur. Dans ce corps aux muscles longs et aux fines attaches qui leur était révélé, ils ne reconnaissaient aucun des caractères qui révélaient à leurs yeux la force : des ballons de muscles sur les bras et, sur la poitrine, des tables de chair.

À la pensée que ce gringalet allait risquer une aussi périlleuse épreuve, l'absurdité du pari se manifestait enfin à leur cerveau dégrisé par le grand air. Bourdier lui-même eut un remords ; il s'avança vers Cailloute la main tendue.

– Ça va ben comm' ça ; on sait que t'as du cœur. Le saladier d'vin chaud, payons-le d'moitié ! Ça colle ?

– Quoi qu'tu dis ? S'pèce d'enflé. C'est pour c'te combine à la noix qu'tu m'aurais fait foutre à poil ? Payer l'saladier d'moitié ? Non mais, tu m'as pas regardé… À moins qu'tu n'passes la rivière avec moi… Oh, alors j'dis pas, c'est une autre affaire !

La flamme vive dansait dans ses yeux hardis tandis que déjà détourné de Bourdier il semblait mesurer du regard l'étendue qu'il lui faudrait franchir. Nan-c'est-deux risqua un suprême effort.

– Allons ! tu sais mieux qu' personne le danger. Y a d'quoi t'faire couper en deux si tu n'attrapes pas la crève. Laisse donc tomber ça, grand berlaud !

En guise de réponse Cailloute se dirigea vers l'eau, y trempa ses pieds puis ses mains, se frotta les épaules et la poitrine puis, s'étant joyeusement mouché dans ses doigts, il s'enfonça dans le courant glacé du fleuve. Avec adresse, il profita du remous à peu près libre de glaces que la dragueuse formait derrière elle, puis commença le terrible jeu. Sa tête en apparence immobile se montra au ras de l'eau à côté de glaçons énormes qui semblaient devoir la décoller au passage, mais il nageait toujours de sa nage souple et aisée, tournant sur lui-même comme le font les loutres et vissant comme elles dans l'eau son corps efflanqué. À peu près au milieu du fleuve, il se hissa sur un bloc de glace, s'y assit, nous fit des signes de la main, misérable silhouette noire perdue parmi la blancheur mobile ; puis il plongea, disparut longtemps, ne redevint visible que fort loin du côté de l'aval car malgré sa vigueur, il dérivait dans le vif du courant. Seul Nan-c'est-deux qui avait de bons yeux et l'habitude de la rivière, le vit aborder.

– Il est d'l'aut' côté, à c't'heure, annonça-t-il triomphalement. Vous l'voyez pas qui court sur la rive ?

En effet, malgré l'ombre qui croissait de plus en plus, nous voyions Cailloute courir autant pour se réchauffer que pour regagner sur la rive d'en face la juste mesure de sa dérive. Mais nul d'entre nous ne le vit revenir ; la prompte nuit d'hiver était tombée et l'attente nous parut longue dans les bruits monotones des glaces et sous le vent qui nous meurtrissait la chair, si longue que l'un de nous se prit à désespérer.

– C' coup-ci, i' tarde fort, il est foutu.

Bourdier battit nerveusement la semelle et héla :

– Cailloute !

J'appelai aussi, étreint d'une affreuse angoisse ; Cailloute en effet ne devait plus apercevoir les glaçons. Quelqu'un dit :

– J't'avais ben conseillé, Bourdier, d'pas l'pousser.

– Aller et retour ! proféra soudain non loin de nous une voix joyeuse. T'en seras d'tes deux saladiers, Bourdier. Et maintenant, un p'tit coup d' bouchonnage pour c't'ancien, et mes frusques au trot ! Il est diablement frappé, l'sirop ! et pour rev'nir comme ça, à l'aveuglette, j'ai dû jouer un peu les sous-marins. Juste l'bout du nez pour reprend' vent, et des fois j'cognais l'plafond. Vous parlez d'une navigation d'plaisance !

Étrillé avec les ceintures de laine des compagnons, rhabillé prestement, Cailloute ordonna :

– Pas de gymnastique et rassemblement chez Chauffy.

Il prit les devants et nous le suivîmes tant bien que mal, essoufflés par la côte que ce diable d'homme gravissait comme s'il avait eu aux talons des ailes au lieu de ces espadrilles de corde dont j'entendais devant moi, dans la nuit sonore de gel, le claquement léger.

Derrière lui, nous nous engouffrâmes chez Chauffy en trombe, faisant sous nos souliers grincer la pierre du seuil, et ceux qui étaient attablés à boire quand nous entrâmes eurent tôt fait de connaître notre prouesse, car elle était nôtre en vérité, bien que Cailloute en eût été l'unique héros. Spectateurs et complices, ne participions-nous pas justement à la gloire de celui qui aurait pu devenir notre victime ? Le bredouillement obstiné d'un ivrogne encore béant de l'exploit et qui ne savait que répéter : « Nom de Dieu de sacrés gars ! pour une tournée, ça c'est une tournée ! » nous allait irrésistiblement au cœur.

Mais celui qui seul aurait pu se laisser étourdir par les fumées d'un légitime orgueil ne perdait point la tête. Détendu par l'effort et par le péril, il savourait avec béatitude la trêve qu'apportent à nos obsessions la joie instinctive de survivre au danger et la fatigue dans laquelle l'âme fond comme dans un narcotique. Il ne songeait plus qu'au vin chaud qu'il avait gagné.

– Deux saladiers, Chauffy, et mets-y d'la cannelle et d'la muscade, du persil, c'que tu voudras, mais qu'ça s'sent' passer !

Bourdier, soulagé de sa lourde inquiétude, assis à côté du triomphateur, lui détachait par amitié d'énormes claques sur les cuisses.

– Ah, misère ! il en a du sang, c'te grande vache, et chti comme il est, c'est à n'pas croire.

Il relevait ses manches sur des avant-bras massifs, machines à tenir des mancherons de charrue, à engranger des bottes de foin, à assurer sur ses reins les sacs de blé.

– Visez-moi ça, y en a davantage, mais j'ferais tout de même pas c' qu'il a fait, ce sauteziau.

– Oh, interrompait placidement Cailloute, y a 'core ben des choses que j'fais et qu'tu ferais pas, tout malin qu' t'es.

À ce moment, la porte s'ouvrit ; une femme et un homme entrèrent vivement comme poussés dans le débit par le vent de bise. Nan-c'est-deux, assis près de moi, m'enfonça son coude dans le flanc en me soufflant à l'oreille :

– V'là l'objet !

Cette arrivée n'avait pas échappé à Cailloute. Au battement de la porte j'avais surpris un glissement de ses yeux vifs dans la direction des nouveaux venus. Mais il affectait maintenant de regarder devant lui l'avant-bras toujours exposé de Bourdier. Chauffy apportait le premier saladier. Je profitai du brouhaha pour observer le couple.

Grande fut ma surprise : la femme qui était assise à côté de ce compagnon trop joli, avec ses yeux clairs, son visage mat et son inquiétante langueur, je la connaissais ou plutôt j'avais entendu parler d'elle. Elle était bien de mon bord comme me l'avait assuré Nan-c'est-deux, ou peu s'en fallait. Mon père avait parlé d'elle un jour à table. C'était la fille d'un riche avoué d'Orléans qu'on avait mariée assez jeune au notaire de Chécy déjà mûr, déjà figé dans la routine d'une vie de garçon au sein d'une campagne où l'on s'ennuie ; où le vin et le marc étaient à cette époque aussi banals que l'eau.

Malgré son mariage, l'homme avait continué à dégringoler la pente, ivre dès onze heures du matin à rouler sous la table d'où ses clients le faisaient lever comme une bête à grands coups de pied amicaux au travers des côtes. Car, dans ce qui n'était aux yeux des vignerons qu'une déchéance relative, il avait gardé intacte sa réputation d'habile homme.

Mais la femme, cette Alexandrine Cerdon dont j'avais entendu parler, mariée presque fillette encore, négligée par son ivrogne d'époux, délaissée par ses parents égoïstes, elle avait, elle aussi, suivi sa voie. Si le notaire aimait les bouteilles, c'étaient les hommes qu'elle aimait. Elle avait vite pris des amants, les choisissant d'abord dans son monde parmi les châtelains des environs, puis, à dater du jour où les bottes campagnardes avaient été impuissantes à ressusciter le notaire endormi sur son tapis du dernier sommeil, elle était revenue chez ses parents.

Promptement lassée de leur tutelle, elle avait loué en ville un appartement où elle avait, disait-on, connu des aventures sans nombre. Quand ils étaient morts eux aussi trois ans à peine après le notaire, elle était, par un inexplicable caprice, revenue à Chécy dans la maison que son mari sans héritiers lui avait léguée avec ses biens. Peut-être avait-elle compris que sa fortune, qui dans la ville ne suffisait pas à la sauver du décri, la protégerait davantage et lui permettrait de se passer ses fantaisies parmi ces ruraux qui n'avaient pour dieu que la terre et que l'argent. En un sens, elle avait vu juste ; ils s'étaient d'abord contentés de l'envier et de la mépriser sourdement, mais peu à peu, elle avait fini par glisser aux basses aventures, prise d'une sorte de frénésie qui abolissait en elle tout discernement. Elle courait avec des valets, des gamins, des pas-grand-chose pourvu qu'ils fussent chauds au déduit. Sa fortune commençait à fondre, et devant cette déclassée qui s'était aussi mise à boire comme si de par-delà la tombe son mari eut ajouté cette corruption à tant d'autres les gens ricanaient sans se gêner, se permettaient avec elle l'insultante familiarité qu'on prend avec les filles.

Pourtant, je la trouvais savoureuse encore, cette brune au teint éclatant, aux yeux longs sous de minces sourcils qu'on eût dit tracés au crayon sur sa peau, avec ses traits fins et comme exténués qui contrastaient avec une bouche solide et charnue toute en pulpe et en sève. Sous les vêtements d'hiver frileusement ramenés sur elle, on devinait un corps d'une souplesse de chiffon, toujours prêt à s'abandonner et à plier sous l'étreinte, un corps électrique de chatte qui devait répondre par des frissons à fleur de peau au moindre attouchement et qu'un instinct secret révélait aux mâles moite, fondant, détrempé par la fringale et par l'habitude de l'amour.

Cependant à notre table on tapait avec des verres sur le saladier pour réclamer le silence. Roplane, le berger de la Glazière, allait envoyer une chanson. En effet, il tira des profondeurs d'un corps déjeté qui prêtait à rire une lamentable complainte de café-concert que certains écoutaient la bouche ouverte, les yeux à moitié clos, et en dodelinant de la tête comme s'ils allaient s'endormir. Puis l'artiste étant resté court au beau milieu d'un couplet, des huées s'élevèrent et, dans le vacarme, on réclama Cailloute. Il ne se fit pas trop prier. Dressé au-dessus de son saladier je le vis lancer un regard circulaire qui s'arrêta un moment, pour la première fois, sur le couple assis à l'écart, et soudain la flamme gaie qui hantait ses prunelles se mit à danser plus haut. Quoi ? Nan-c'est-deux m'avait-il trompé ? Cailloute était-il homme à se réjouir de voir auprès d'un rival la femme qu'il aimait ?

Indifférent en apparence, il s'était mis à chanter et sa voix rude et juste qu'il forçait tout à coup sans qu'on sût pourquoi ou traînait à n'en plus finir sur certaines notes faisait tinter les vitres et trembler au plafond les toiles d'araignées trentenaires. Il chantait la complainte des haleurs de Loire qui est émouvante et nostalgique comme le joli jardin au bord de la France dans lequel se promène la Marguerite du couplet.

Marguerit' s'y promène
Dans son joli jardin
Dans son joli jardin tout au bord de la Fran-an-ce
Dans son joli jardin tout au bord du ruisseau
Joli matelot
Tout au long du ruisseau !

Et nous reprenions tous en cœur le refrain :

Votre chanson est belle ;
Je voudrais la savoir
Je voudrais la savoir sur les bords de la Loi-oi-re
Je voudrais la savoir sur les bords du ruisseau
Joli matelot
Sur les bords du ruisseau.

aussi mal que pouvaient le reprendre des hommes à l'organe ingrat, à la voix fausse, sans oreilles pour la mélodie, uniquement sensibles à la mesure et au rythme. Je vis l'Italien ricaner et chuchoter quelques mots que Cailloute fut sans doute le seul à entendre car il enjamba le banc sur lequel il venait de se rasseoir et se trouva soudain au milieu du cabaret juste sous la lampe de porcelaine, face aux amoureux. De ma place, je le voyais de trois quarts, et, chose étrange, son regard n'avait pas durci, ses prunelles au contraire rayonnaient d'une jubilation intérieure et je connus alors qu'il n'avait pas encore dépensé ce jour-là toute son audace.

Bourdier l'interpella :

– Qué qu'tu restes planté là au mitan d'la carrée comme un dépendeux d'andouilles ? Viens boire un coup d' vin chaud… Nn'a 'core.

Sans se retourner Cailloute fit par-dessus son épaule un petit signe de la main pour exhorter Bourdier à la patience, puis, se dirigeant vers la femme, il se courba, lui passa son bras gauche à la taille, l'enleva, la maintint debout serrée contre lui. Un grand silence se fit soudain. Ça se corsait ; ça promettait de devenir drôle. Un plaisant cria :

– Serre-la davantage, Cailloute, par le temps qu'i' fait, t'auras plus chaud.

La femme se défendait, les deux mains aux épaules de Cailloute qu'elle essayait d'écarter d'elle tandis qu'il riait insolemment en tournant la tête de droite et de gauche et en lui chatouillant les joues avec les pointes de ses moustaches bien qu'elle se rejetât en arrière pour l'éviter.

L'Italien, éberlué sur le coup d'une telle outrecuidance, s'était ressaisi. Menaçant, il marchait vers Cailloute, caquetant sous ses moustaches des « Qué ? Qué ? » rageurs et trépignant ridiculement sur le carreau comme un gosse en colère. Cailloute ne lâcha pas la femme, mais quand l'homme fut à portée, il lui posa délicatement sous le nez l'index de sa main droite restée libre et le lui releva d'un coup sec. L'autre eut un cri ; sous l'insulte, il allait frapper. Cailloute, toujours rapide, le prévint, rabattit d'autorité le bras qui se levait et avant que son adversaire désuni eût eu le temps de se reprendre, il lui allongea à toute volée une gifle qui résonna sourdement sur le visage, si bien lancée que le sang jaillit et que l'Italien tourna sur lui-même avant de s'abattre sur le carreau.

– Possible que les Français chantent comm' des s'ringues, affirma le vainqueur, mais i' n'ont pas besoin d'musique pour faire danser.

Et son attention rappelée à la femme qui essayait de lui labourer le visage de ses ongles, il l'étreignit, des deux bras cette fois, l'attira pour qu'elle collât à lui de tout son corps et, penché sur elle, il lui appuya sur les lèvres un baiser qui sembla ne pas devoir cesser. D'abord elle avait essayé de se débattre, puis sa résistance avait molli ; maintenant, déliée à la chaleur de Cailloute et pliant sur ses bras comme une proie, elle se livrait consentante à la brutale caresse.

Mais Cailloute, maître de lui-même, l'écarta soudain. L'Italien revenait à lui, crachant avec de confuses injures le sang qui poissait ses moustaches fines.

– V'là ton homme, fit Cailloute en le désignant à la femme. Vraiment tu pouvais pas mieux choisir ; il est plus bath encore couché qu'debout. Si tu veux une cuillère pour le ramasser.

Il alla à la table, prit la louche qui avait servi à verser le vin chaud et la jeta sur le sol où elle roula jusqu'aux pieds de la malheureuse. Mais déjà elle avait bondi vers son amant, l'avait relevé, essayait de l'entraîner vers la porte tandis qu'avec d'affreuses menaces il tendait le poing dans la direction de Cailloute.

Celui-ci, déjà retourné, le toisa par-dessus l'épaule.

– Non mais, des fois… se borna-t-il à dire.

Puis il rajusta sa ceinture d'un geste familier, et revenu à la table sur laquelle fumait la seconde tournée de vin chaud :

– C'te gouine, j'sais pas la poison qu'all'a dans la bouche, mais ça m'a foutu l'bec salé.

Il empoigna sans plus de façon le saladier plein par les bords, l'éleva jusqu'à ses lèvres et but à même longuement sans souci des vociférations qui célébraient son triomphe.

 

DIRUS AMOR

Cette violence ne m'avait point rassuré. Je connaissais trop Cailloute pour ne pas le présumer, s'il était amoureux, capable de toutes les formes de la passion et même du mépris, qui n'en est qu'une des plus cruelles. Cette vieille bête de Nan-c'est-deux avait raison : « Vient un jour celle qui les fixe et qui les fait flamber droit jusqu'à ce qu'il ne reste que de la cendre. » Ce qui ajoutait encore à mon inquiétude, c'est qu'avant que nous nous séparions, malgré nos instances, Cailloute s'était refusé avec obstination à regagner la rue Jousselin.

– J'm'y emmerderais davantage que dans c'parmi ; maintenant, j'm'emmerde partout.

Nan-c'est-deux, qui n'avait pas dans la circonstance fait preuve d'une bien grande malice, avait parlé d'une vengeance possible de l'insulté. Il n'avait réussi qu'à ranimer la salamandre qui continuait encore à danser dans les yeux de Cailloute. Celui-ci avait donc arrangé sa vie à Chécy, prenant pension chez Chauffy qu'il ravitaillait de poisson frais, couchant la nuit dans la péniche de Darnaux sous prétexte de la garder.

Je me doutais vaguement qu'une espérance assez certaine retenait là cet homme que ses instincts n'avaient jamais trompé. Pour m'en convaincre davantage, une lettre de Nan-c'est-deux me tomba tout à coup au milieu de mes dictionnaires et de mes grammaires et me ramena aux horizons de la Loire tels qu'on les contemple de la hauteur de Chécy. Voici ce que me mandait Nan-c'est-deux :

« C'est pour te dire, mon p'tit gars, qu'il y a du nouveau sur la rivière. Je ne parle pas du saumoné qui donne beaucoup en ce moment, vu qu'il est au lait et aux œufs, même qu'on s'amuse à le pêcher à la flottante comme les bourgeois et que j'en ai fait l'autre jour une cuisine au cul-de-grève du ruisseau de l'égoutier qui est donc nouveau par le fait des eaux d'hiver. C'est un remous tout à fait pépère et les billes sont venues pour les châbler, mais on leur a foutu des pierres sur leurs bouchons, puis sur leurs gueules, et ils ont calté. La Sandrine que tu sais s'est remise avec Cailloute à cause qu'il lui en a foutu plein l'œil le jour où il lui a arrangé son macaroni. Il vit avec elle en bourgeois, c'est à ne pas croire, mais tant qu'à faire il aurait tort de ne pas en profiter. À ton retour y aura un riche coup à l'embouchure de la Bionne ; on verra à tâcher d'embaucher le notaire s'il s'en ressent toujours pour le biseness. Peut-être bien qu'à c't'heure il aura fini de frayer. N'oublie pas de me ramener de Panam le cordonnet tanné du numéro que je t'ai dit, sans ça tu n'es qu'une petite vache pas ordinaire. »

Cette lettre au fond ne m'apprit rien : je pressentais que les choses se passeraient ainsi quand j'avais vu la femme pâmée sous l'étreinte de Cailloute, et je le connaissais trop bien pour savoir qu'il ne vouait ni mépris ni violence à ceux qui lui étaient indifférents. Mais je me figurais assez mal Cailloute vivant en bourgeois, et surtout en profitant, non qu'il fit montre en ces matières de plus de délicatesse que les seigneurs d'autrefois ou que les affranchis de nos jours, mais parce que son goût de l'indépendance était trop vif pour qu'il acceptât de n'être plus seul à subvenir à ses besoins.

Et, de fait, quand je revins à Pâques et quand je le revis, il s'en fallait de beaucoup qu'il vécût en bourgeois, à moins qu'il eût suffi pour justifier pareille imputation d'être l'amant d'une bourgeoise… S'il se glissait à la nuit tombante dans la belle maison du notaire, s'il couchait dans des draps fins, s'il serrait dans ses bras une femme soignée, il ne se laissait pourtant pas amollir par tant de bien-être et par une si éclatante faveur du destin. Mais levé à la pointe de l'aube et vite dégagé des bras qui se nouaient à lui, il allait sur la rivière relever les lignes et ses nasses. Le seul détail qui donnât un peu à réfléchir, c'est qu'ayant sous-loué la pêche à Darnaux, il ne braconnait plus. Mais c'était sans doute là bien davantage ménagement envers un homme qu'il aimait que lâche désir de sécurité. Sa pêche faite, Cailloute, nanti de balances et poussant devant lui une petite voiture, une « choucarde » comme il disait, qu'il avait acquise d'un employé du Planteur de Caiffa, allait de porte en porte proposer son poisson, à Bou, à Mardié, à Chécy même et dans les fermes des environs. Il ne retrouvait la Sandrine qu'à l'heure de l'apéritif au bistro en face de la gare qui est éloignée du pays et où ils n'étaient vus que de rares passants. Puis elle le reconduisait à la brune jusqu'à la porte de chez Chauffy où ils se séparaient un moment avant de se rejoindre et de se reprendre la nuit venue.

J'avais d'abord craint de ne voir Cailloute que difficilement. Auprès d'une maîtresse, les amis les plus chers ne pèsent pas lourd, et c'est justice ; ils n'ont à donner dans le courant de la vie que de petits agréments ou dans de rares occasions quelques grandes vertus de fidélité, de loyauté et de dévouement, tandis que le plaisir est à la fois rare et trivial, vil et sans prix, absurde et divin. Mais Cailloute, comme dans la chanson, ne voyait sa Sandrine que la nuit. Nous eûmes donc toute liberté de pêcher ensemble, de pousser côte à côte sur les inextricables chemins dont est sillonnée la presqu'île de Bou la choucarde pleine de poissons à déborder et nous eûmes aussi tout le loisir de nous confier l'un à l'autre.

Il fallait bien en convenir, Cailloute en tenait. Lui qui jusque-là avait porté au fond de lui-même une joie de vivre qui ne se manifestait avec éclat qu'en de rares circonstances, lui qui ne riait qu'au fond des yeux, gardant entre les plis qui l'encadraient une bouche ferme et presque sévère, étalait maintenant sur tout son visage une compromettante exaltation. Une sorte d'allégresse latente semblait habiter dans ses membres et comme le soulagement d'avoir trouvé chez un autre être la perfection d'un rythme que jusqu'alors il n'avait senti en lui qu'incomplet, que suspendu. Cette ivresse élémentaire et pure interdisait à Cailloute la vanité vulgaire d'une conquête de qualité.

– Peuh ! avait-il répondu à l'ironique compliment que je lui adressai d'avoir recueilli la succession d'un notaire. Quand elles sont sur le dos, toutes les femmes se valent.

Et puis Cailloute n'ignorait sans doute rien du passé de celle qu'il aimait et la certitude que pas mal d'autres avant lui avaient succédé au notaire devait l'incliner à la modestie. Mais ce qui me parut grave, c'est qu'il se montra jaloux de ce passé qu'il ignorait moins que tout autre puisqu'il avait eu déjà à reconquérir sa maîtresse sur un rival. Pauvre jalousie, si l'on peut donner ce nom au désir effréné qu'il avait de se tromper lui-même, de trouver à tout prix des justifications et des excuses à ce qui n'était que trop clair.

– Alors comme ça, me demandait-il à brûle-pourpoint, paraît qu'à Orléans elle a beaucoup trotté ?

– Qu'est-ce que tu veux que j'en sache ? Quand elle y est revenue, j'étais déjà parti.

– Mais t'as pas entendu dire…

– Oh, tu sais, ce qu'on dit et ce qu'on ne dit pas…

L'inquiétude dont je ne lui avais pas fourni l'apaisement se manifestait en mauvaise humeur lors des marchandages. Il défendait sauvagement ses prix, faisait mine à la moindre contestation de remporter son poisson ou de l'abandonner avec dédain sans accepter l'argent. C'est ce qui arriva à la ferme de la Croix-Blanche, où la patronne, une luronne, lui ayant tenu tête à propos d'un barbillon de quatre livres, il finit par le lui jeter au visage, humide encore de la rivière et gluant de laitance, puis repartit noblement derrière sa choucarde après m'avoir sifflé comme un chien.

Mais le plus souvent, il exultait.

– C'te femme, me confiait-il, on dirait d'la soie quand qu'tu l'as à même ta piau. C'est ça qu'est pas pareil que les autres, et ses petits os qu'ont pas l'air attachés : quand qu'tu la serres un peu, tu crois qu'a' va glisser ou fondre, puis a' r'vient contre toi comme un ressort, et c'te bonne odeur qu'elle a, tu sais, la même que d'vant les fours oùsqu'on cuit des gâteaux.

Il reniflait ses moustaches avec volupté, et la choucarde poussée au fougueux souvenir de l'élan des étreintes semblait voler devant nous sur la route.

Aux haltes Cailloute, les narines dilatées, les yeux ailleurs, débordant de complaisance, consentait à des rabais, ajoutait du rabiot au poids, dédaigneux de biens sans valeur au prix de celui qu'il possédait. Mais au souvenir de quelques mots échappés à sa maîtresse et qu'il ruminait longuement, au rappel de certaines de ses attitudes qui le heurtaient au plus profond de lui-même, la lancinante inquiétude revenait, s'imposait, déterminait des questions adressées beaucoup moins à moi qu'à lui-même dans une sorte de soliloque douloureux.

– Les femmes de c'bord-là, crois-tu qu'a' puissent en tenir pour un homme ?

– Pourquoi pas ? Tu l'as dit souvent : toutes les femmes se valent.

– Oui, pour le divertissement, mais pour êt' mordues, pour n'êt' qu'à un, c'est une autre affaire. Ces poules-là, vois-tu, ça a été choyé, dorloté, entouré d'tout à n'savoir qu'en faire ; c'est pas habitué à respecter l'homme comme celles qui n' connaissent que ça d'bon temps dans leur chienne de vie… Et puis…

– Et puis quoi encore, Cailloute ?

– Et puis… j'saurais pas t'dire, j'suis pas assez emparlé, voilà : a'n'accrochent pas leurs idées à la loyale comme v'là nous aut' ; ça parle, ça parle pour parler, sans faire attention seulement à c'que ça dit, et tu t'trouves chocolat si t'es assez berlaud pour y croire. Autant dire, ça n'a pas d'honneur ou ça s'invente pour n'en pas avoir des raisons à la mords-moi-le-doigt.

– Écoute-moi, Cailloute, je vais te dire une bonne chose : laisse tomber ça, il en est encore temps, et reviens auprès de Ladoué et de Nan-c'est-deux.

Cailloute cessa de pousser la choucarde et hocha pensivement la tête.

– T'as peut-êt'raison, mon p'tit gars, mais il est trop tard. Ladoué est un poteau, ça j'peux pas dire le contraire bien qu'il commence à s'faire vieux et qui' soit aussi plaisant comme société qu'un saint d'bois. Mais y a longtemps déjà qu'j'ai pris en dégoût c't' existence. Y a près de dix ans, à la Bouverie, j'ai failli rester avec Darnaux, oublier mes comptes avec Raffart, tout planter là pour faire l'enfant de la maison comme la patronne l'aurait voulu. J't'assure : ça n'a tenu qu'à un cheveu, et si ç' avait pas été l'affaire de « rester sur un affront » comme disait c't'aut' fumier d'Tatave, j' crois ben que j'serais avec eux, c' qui dans le fond ne me changerait guère. Mais Sandrine, j'peux pas m'en passer, j'l'ai dans le sang, j'respire mal quand a' n'est pas là ; et pourtant, je m'doute ben qu'a'ne vaut pas grand-chose. Mais à quoi bon s'faire du tourment pour rien ; faudra ben toujours périr !

Nous nous étions remis en route et je le regardais avancer à mes côtés d'une marche moins souple et moins dansante qu'autrefois car il avait à porter désormais sur les chemins un peu plus que son poids d'os et de chair.

Nous ne le vîmes pas avec nous à l'embouchure de la Bionne où le coup fut pourtant assez marchand, comme Nan-c'est-deux l'avait prédit. C'est que maintenant ses nuits étaient prises. Nous allâmes pourtant porter une bonne part de notre butin à la choucarde qui avait le don de mettre en joie Nan-c'est-deux.

– Parole ! i' n' te manque plus que d'vend' des chaussettes et l'almanach des Bergers pour avoir tout du colporteur. Mais i' faudrait un clebs pour tirer sous la voiture ; ça aide, dans les montées.

Cailloute, déjà prêt à pousser, haussait les épaules avec dédain.

– Quand que j'pren'rai un' bourrique, j'penserai à toi.

– Allons ! Allons ! J'vois qu' ça va ; t'es toujours farce !

Hélas, il ne l'était plus qu'en apparence et par accès. Son inquiétude l'obsédait toujours, l'énervait, le rendait mauvais et brutal, et les habitués de chez Chauffy, aisément méfiants, prenaient en aversion cet homme de la rivière qui expédiait vite sa soupe et son litre de rouge sur un coin de table et qui ne répondait à leurs avances que par de brèves et cinglantes railleries.

Les mois qui suivirent amenèrent avec eux l'été. C'est à ce moment que Cailloute put mettre à exécution un projet qui lui trottait déjà par la tête quand je l'avais vu. Si confortable qu'elle fût, si propice aux ébats amoureux, la belle maison du notaire lui déplaisait. Il y sentait sa maîtresse attachée par trop de liens et de souvenirs. Et puis, à rester chez elle, elle gardait une indépendance peu rassurante. Cailloute rêvait de l'emmener vivre avec lui, de la déclasser davantage, non par perversité, mais parce que son instinct l'avertissait que c'était un des seuls moyens à tenter pour risquer de la garder à lui. Mais il fallait une demeure possible et jusque-là le seul domicile de Cailloute à Chécy avait été la cabine de la péniche à Darnaux où il avait jadis couché et où il avait laissé ses habits propres et ses souliers établis en presse-papier sur son livret militaire.

Comme sa sauvagerie croissait avec sa passion, il fit le choix d'un petit îlot de sable découvert par les basses eaux un peu en amont du Port, et avec de vieilles planches et de la toile goudronnée il y construisit à la pointe une sorte de baraque à deux pièces assez bien close, car bon calfat', il n'avait pas son pareil pour les joints. Le plus étonnant encore, c'est qu'il eût pu persuader la Sandrine de venir habiter cette bicoque avec lui. Lorsqu'en juillet je les trouvai installés et que j'entendis une voix de femme répondre à mon appel, je ne fus pas loin de croire qu'entre tant d'exploits le vieux compagnon de mon enfance avait réalisé le plus difficile de tous en réussissant à se faire aimer pour de vrai d'une femme qui ne passait point pour très sûre.

Par la suite, l'ayant connue, j'en dus rabattre. Étrangement puérile et légère, elle avait moins cédé à un mouvement de passion qu'à l'attrait d'une vie nouvelle, et la façon dont elle me parla, en insistant sur son mépris du qu'en-dira-t-on et sur le décri dont elle était l'objet, me donna à penser qu'elle y était peut-être plus sensible qu'elle ne le prétendait, plus encline en tout cas à la bravade qu'à la bravoure et que si Cailloute n'avait pas vu malice à l'attirer à lui, elle prenait, elle, à cette déchéance une sorte de plaisir pervers. Mais d'abord, sous l'œil promptement durci de Cailloute, je subis son charme impérieux. Mes regards eurent peine à se détacher de cette bouche irritante dont les lèvres se fermaient toujours sur la moue d'un baiser, et bien que je fusse assis loin d'elle, ce corps dont tous les gestes appelaient ou rappelaient l'amour, ce corps dont les moindres mouvements dégageaient la plus intime odeur me pénétrait à distance par de mystérieux effluves d'une fourmillante chaleur. Devenue la compagne de Cailloute, maintenant associé de Darnaux et pêcheur attitré d'un lot, elle jouait pour l'instant son rôle en conscience, remmaillant les filets, rattachant les hameçons des palangres, mais se refusait obstinément à fixer les appâts, ce qui faisait rire Cailloute.

– Passe les bien-grouillants à mon matelot, disait-il en lui désignant du doigt la boîte où les gros vers se tordaient dans le marc de café destiné à les durcir, tu verras s'il en a peur !

– Vraiment, vous osez toucher à ça ?

– Probable ! répondait pour moi Cailloute, à ça et à bien d'aut' saletés encore. Faut ça dans l'métier, pas vrai p'tit gars ?

Pourtant, malgré la bonne entente dans laquelle nous vivions tous trois, car j'étais de toutes les pêches et souvent aussi des promenades, depuis que Cailloute s'était rendu compte qu'il n'avait rien à craindre de moi, je ne pouvais me défendre d'une certaine amertume à voir notre mâle camaraderie d'autrefois affadie par cette indiscrète et molle présence. Cela tournait à l'idylle, à la berquinade, car devant moi la Sandrine qui se savait glisser facilement à la vulgarité se surveillait davantage, et Cailloute, pour lui plaire, essayait gauchement d'atténuer sa rudesse native. D'ailleurs, au fur et à mesure que je connaissais mieux Sandrine, que son inconscience et son appétit de jouir me devenaient plus manifestes, j'étais de moins en moins rassuré sur l'issue d'une aventure qu'il n'y avait que Cailloute à vouloir éternelle. Mon seul espoir était qu'il la gardât un peu plus longtemps que les autres grâce au prestige qu'exerçait sur cette chair à la fois fougueuse et docile sa chair à lui toute en élans souples et forts.

Certains soirs où je les avais quittés tôt dans la soirée, craignant d'être importun, du haut de la falaise de Chécy je les revoyais sous la lune, l'un dans l'autre blottis, l'un par l'autre bercés, remontant le chemin de halage dans la direction de Pont-aux-Moines. L'eau morte du canal fermentait encore de la chaleur de la journée et les grosses bulles qui montaient du fond et qui venaient crever à la surface exhalaient un relent amer de vase et d'herbes pourries. Parfois une brème sautait lourdement, retombait à plat comme une assiette sur l'eau glacée de lune, et dérangé par les amants, un rat d'eau éperdu plongeait en barbotant. Sans s'émouvoir ils continuaient leur route vers la petite prairie qu'on trouve à l'embouchure du Cens, à la hauteur du pont de bois, sous les peupliers qui s'obstinent à frissonner même quand la nuit sans vent est figée dans une froide lumière. Jamais sans doute amant n'avait fait à Sandrine les honneurs de nuits comme celle-là. Jamais corps ne l'avait enveloppée d'une plus fluide et d'une plus impérieuse étreinte que celui dont les fibres les plus secrètes semblaient accordées à tous les rythmes et que je cessais de discerner, fondu qu'il était et comme dissipé dans l'ombre complice alors que sa compagne, elle, restait encore visible longtemps.

Les nuits d'été sont brèves ; à peine a-t-on le temps d'arriver au bout de ses songes. Bientôt revint l'inquiétude que Cailloute croyait avoir bannie en emmenant avec lui Sandrine sur la rivière. Un jour, ils étaient attablés tous deux dans la salle commune de la péniche de Darnaux devant une canette de bière, lorsque des terrassiers du canal, entrés pour boire, prononcèrent devant eux le nom de Luigi Battistino.

– Tu l'as connu ? dit l'un d'eux à son compagnon. Paraît qu'il va bientôt revenir dans nos parages.

La femme eut un léger mouvement que Cailloute surprit. Les terrassiers à peine dehors, il l'interrogeait :

– Ça t'fait quéqu'chose, qu'i' revienne ?

Elle eut une moue, remua les épaules ; entre ses longs cils ses yeux chauds eurent l'air de couler.

– Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, voyons ? Mais tout de même, à l'entendre nommer, j'ai été surprise ; je le croyais loin. Qu'est-ce que tu vas t'imaginer, grand fou ?

Mais Cailloute, le front barré d'un gros pli et les yeux fixes, averti par son infaillible instinct que si sa maîtresse lui avait dit la vérité, elle ne la lui avait pas dite tout entière, demeurait silencieux. La Sandrine se leva.

– Ah, tu ne vas pas nous faire cette tête-là ! s'écria-t-elle avec impatience. Tu m'as assez à toi, je pense, dans ton île. Sache que je n'aime pas les jaloux ; si Luigi revient ici, c'est sans doute qu'il y a du travail pour lui. Sois bien sûr en tout cas que ce n'est pas moi qui l'ai fait revenir.

Et certes elle ne l'avait pas rappelé, mais en entendant son nom, elle n'avait pu réprimer ce tressaillement qui n'était pas uniquement de surprise, mais de plaisir à la pensée du retour de ce si joli gars, doucereux comme une fille, qu'elle sentait au fond bourgeois comme elle et avec qui elle était plus en sécurité qu'avec ce furieux de Cailloute qui l'étonnait et qui lui faisait peur. Maintenant montait à sa claire conscience le furtif désir de renouer avec l'Italien dont elle ne s'était pas rendu compte quand elle avait répondu à Cailloute sincèrement et sans souci de le trahir.

Mais à partir de ce moment, c'en fut fait du fragile bonheur de l'amoureux. À peine séparé de sa maîtresse, il ne songeait qu'à l'Italien, à la date possible de son retour. Et lorsque celui-ci fut enfin revenu, lorsqu'il se fut montré au haut de la digue, son chapeau de feutre noir incliné sur l'oreille et sa veste cavalièrement jetée sur les épaules, frisant d'un air avantageux ses petites moustaches qu'on aurait dit peintes sur sa peau, une dangereuse colère emplit Cailloute.

– ]'sais pas c'qui me retient, nous confia-t-il un jour chez Darnaux, de lui paumer la gueule encore une fois, et pour de bon !

– T'es pas louf, objecta tranquillement Darnaux. l' n't'a ren fait en tout, i' s'tient peinard avec ta bourgeoise. On l'voit seulement pas su' l'Port. Alors ? quoi qu' c'est que tu vas chercher ? Tire tes anguilles et fous-nous la paix !

– Si ça fait pas pitié, renchérit la mère Darnaux qui avait accepté parfois, par amitié pour Cailloute, des filles qu'il ramassait au hasard des rencontres, mais qui ne lui passait pas la Sandrine, si ça fait pas pitié d'voir un homme se ronger les sangs je m'demande pourquoi, et si tu veux chercher des raisons à l'autre, attends au moins qu'elle t'ait fait cocu, ta dame ! Ça s'ra pas nouveau, tu sais, c'est l'sort de tous ceux qui y sont passés avant toi. Quand tu m'regarderas comme un banaud, c'est-i' pas vrai c'que j'te dis ?

– Ah toi, ah toi, faisait le brave Darnaux, c' que tu peux être acrassine : tu vas fort, tu vas réellement fort.

Mais Cailloute, dont on aurait pu en temps normal redouter le déchaînement, entendait sans réagir ces cruels propos, tout à sa morne et furibonde obsession. Afin d'être plus rassuré, il avait d'abord tenté d'emmener sa maîtresse avec lui dans les tournées qu'il faisait pour vendre son poisson dans le voisinage. Mais la Sandrine ne se souciait guère d'aller tracer derrière la choucarde sur des chemins brûlés de soleil et de s'exposer en posture d'ambulante aux regards de gens qui la connaissaient ou qui avaient entendu parler d'elle. Elle préférait demeurer dans la cabane à somnoler au vent frais qui soufflait sur la Loire, et Cailloute, la mort dans l'âme, dut se contenter de moi comme escorte.

C'est au retour d'une de ses tournées qu'au débouché du chemin qui mène au Port, au sortir du petit bois d'acacias, nous surprîmes la Sandrine et Luigi en train de converser face à face d'un air de bonne amitié. Cailloute lâcha brusquement la petite voiture.

– Reste-là ! m'ordonna-t-il.

Je le vis courir vers le couple à grandes enjambées ; puis, au bruit des pas, Sandrine l'aperçut, cria, et l'Italien gagna le large. Maintenant, Cailloute avait rejoint la femme, l'avait prise aux poignets, agenouillée devant lui, et la giflait de face et de revers, aller-retour, régulièrement, de toute sa force, d'un mouvement qu'on aurait dit mécanique. J'eus vite fait de déserter la choucarde et d'accourir. Ma présence sembla dégriser mon compagnon d'une sanglante ivresse. Un instant, il me regarda, hébété.

– Te v'là, fit-il, j't'avais pas d'mandé.

Puis ses regards se portèrent sur la femme étendue dans une ornière, inerte et molle comme un paquet de chiffons.

– Ramasse ça et porte-moi ça à la cagna. Si j'y touchais, j'pourrais pas m'arrêter de lui coller des baffes.

J'emportai la Sandrine et il me suivit d'assez loin, attendant sans doute que tombât sa colère.

Malgré ses violences, Sandrine ne le quitta pas. Bien au contraire, durant les jours qui suivirent, ils semblèrent plus unis que jamais et reprirent le long du canal leurs promenades nocturnes. Vraiment, il avait raison ce Ladoué de la bouche avare duquel j'avais, un jour qu'il était plus loquace que d'ordinaire, recueilli cette sentence : « Les femmes, c'est comme les poulpes, c'est bon qu'battu. » Et quand je dus revenir à Orléans pour une quinzaine de jours, je partis à peu près rassuré sur le sort de Cailloute : il tenait pour quelque temps encore sa Sandrine. À mon sens, sa conversation avec l'Italien n'avait rien que de naturel ; tout ce qu'on pouvait lui reprocher, c'était d'avoir mis une certaine complaisance à parler de trop près à un homme que son amant haïssait. Si l'absurde brutalité de Cailloute lui avait été profitable, tant mieux pour lui ! Je bénissais dans le plus secret de moi-même le Seigneur qui a mis au cœur des faibles le voluptueux attrait de la souffrance. Néanmoins, j'avais hâte de rallier Chécy, poussé par une sorte de curiosité pathétique dont j'ai toujours eu du mal à me défendre.

Quand vint l'heure, je fus comblé. Darnaux prévenu de mon retour m'attendait sur le quai de la gare. Il ne me laissa pas ouvrir la bouche.

– Tu tombes bien ; d'puis c'matin, y'a du vilain su'la rivière.

– Pas possible ?

– La Sandrine s'est fait la paire c'te nuit avec l'Italien, pendant que Cailloute posait des cordées. Ça devait arriver, c'te tournée-là !

Tandis que nous marchions à bonnes enjambées vers la Loire, Darnaux me conta ce qui s'était passé durant mon absence. La réconciliation n'avait pas été de longue durée, les scènes avec Cailloute jaloux jusqu'à l'exaspération avaient été de plus en plus fréquentes. Sandrine avait revu l'Italien et Cailloute, pour noyer son chagrin, s'était mis à boire.

– Tu sais s'il est mauvais quand il est bu ; i' lui passait d'ces trempes à la laisser pour morte. A l'a dû avoir peur ; c'est pour ça qu'elle est partie ; mais aussi elle avait tort de jouer c'mauvais jeu avec un type pareil. Quand on est franc, y a pas meilleur que lui, mais quand on lui fait des vacheries et qu'la rage le tient, vaudrait mieux ravaler tout d'suite l'eau d'son baptême.

– Et où est-il à présent ?

– J'sais-t-i. Il a couru comme un fou après eux toute la matinée, il a même été faire du vacarme au pays devant la maison de la Sandrine ; mais, comme tu penses, i' se tiennent terrés. Bon Dieu de bon Dieu ! t'entends pas ? Des fois, il les aurait pas cueillis ?

Du côté de la rivière, des détonations claquaient. J'en comptai sept, coup sur coup. Pas de doute, Cailloute devait se servir pour sa vengeance d'un pistolet automatique que je lui avais jadis donné, à moins qu'il n'essuyât le feu d'un rival sur ses gardes.

– Au trot ! fis-je à Darnaux.

Mais quand, essoufflés, nous débouchâmes sur le perré du port et quand l'îlot nous apparut dans toute sa longueur, un spectacle insolite s'offrit à nos yeux. À la pointe de l'île, aux environs de la cabane, avec des pieux et de vieux vêtements abandonnés par Sandrine, Cailloute avait dressé un mannequin. À quelques pas de cet épouvantail qui devait représenter à ses yeux la fugitive, avec des gestes fous et d'atroces imprécations, il criblait de balles les hardes flottantes, ne s'interrompant que pour regarnir ses chargeurs. De l'endroit où nous étions, nous pouvions aisément l'entendre.

– Ah saleté ! tu m'jures de n'plus l'revoir et tu lui donnes rendez-vous derrière le perré, attrape toujours ! Tu profites d'une nuit oùsque j'étais à trimer pour toi et tu m'plaques comme si j'étais une bille ! Prends ça dans l'bide ! fumier ! roulure ! pute à chiens ! Tiens ! tiens ! tiens donc !

Les claquements secs du browning, ridiculement grêles dans l'étendue, ponctuaient chaque exclamation et Cailloute, échauffé d'alcool, éperdu de colère, semblait en face de son illusoire victime un sauvage acharné à des rites étranges d'envoûtement. Promptement descendus et débarqués sur l'île, nous n'en vînmes à bout qu'avec peine. Il nous traînait tous deux sur le sable accrochés à lui et, dans l'état où il se trouvait, je crois bien que nous ne dûmes notre salut qu'à l'épuisement de ses cartouches. J'encaissai pour ma part sur le crâne un furieux coup de crosse du pistolet dont je garde encore la marque, et Darnaux reçut au travers des jambes une ruade qui le fit hurler, tout dur qu'il était.

À demi persuadé, à demi maîtrisé, nous réussîmes à ramener le forcené dans la salle à manger de la péniche où nous l'affalâmes sur une chaise, haletant, hagard, débraillé, si terrible encore que la mère Darnaux accourue sur la porte de sa cuisine pour le haranguer à sa façon ravala son éloquence et battit en retraite à sa vue sans demander son reste. Nous-mêmes ne pûmes nous faire entendre que fort tard d'un homme pareil à une bête traquée, qui nous dévisageait longuement l'un après l'autre sans avoir l'air de nous reconnaître, et qui d'un geste douloureux passait de temps à autre sa main sur son front. À la nuit tombante, il se leva, et Darnaux ne put retenir un mouvement d'inquiétude. Cailloute le regarda avec une morne douceur.

– Aie pas peur, vieux, lui dit-il, j'veux pas r'commencer c'te bamboula, mais faut que j'm'en aille.

– Tu pourrais toujours coucher ici, y a ta place.

Et comme je joignais mes instances à celles de Darnaux, Cailloute secoua la tête.

– Non, faut que j'm'en retourne sur l'île. Soyez tranquilles, j'veux pas y moisir longtemps.

Il marcha vers la fenêtre qui donnait sur la Loire, se pencha, eut un soupir profond.

– J'en ai marr' de c'parmi, marr' de la rivière, marr' de tout. J'en ai même marr' de vous aut' qu'étiez là du temps qu'j'étais heureux. Y a pas, faut que j'parte et qu'je m'fasse terrien. Sans doute, c'est plaisant d'bourlinguer sur l'eau, de passer avec sa barque sur des reflets qui n'bougent pas et qui s'contentent de trembler sur place, mais aussi tu n' t'attaches à rien et rien non plus ne s'attache à toi. Et puis, au milieu d'ce large, tu t'ensauvagis ; tu finis par croire qu'y a qu'toi qui comptes, à n'viv' qu'avec ton ombre, le ciel et l'eau, et quand qu'tu rencontres un pays qu't'es pas le seul à peupler, te v'là perdu.

– Au moins, hasarda Darnaux, tu veux pas qu'on t' raccompagne ?

– Non, coupa-t-il rudement, maintenant me v'là tout seul, faut que j'me suffise.

Nous vîmes sa silhouette svelte se détacher dans le cadre de la porte ; il s'engagea sur la planche élastique au milieu de laquelle naguère il soutenait à pleins bras cette Sandrine qui n'avait pas, elle, le pied marin et que la vue de l'eau sous elle faisait crier. Ce souvenir dut lui déchirer le cœur car il s'arrêta à la place même où il s'arrêtait jadis pour dérober à ses terreurs une caresse, esquissa un geste désespéré, puis la nuit indulgente aux cœurs purs et aux instincts droits fut seule désormais à reconnaître sur les grèves l'effleurement furtif de son pas.

 

LE RENIEMENT

Je fus quelques jours sans voir Cailloute.

– Faut le laisser mariner, avait dit Darnaux, ça lui passera c'te fureur de la Sandrine et c'te lubie d' quitter la rivière. Non mais ! tu vois pas ça ?

Et pourtant, un matin on frappa à ma porte : c'était Cailloute. Il avait aux pieds ses souliers ferrés et portait sur l'épaule son sac de marin.

– J'suis venu te demander d'me faire la conduite jusqu'à Fay. Faut qu'je rejoign' la batterie au père Sorlet où j'me suis fait embaucher.

– Alors quoi, tu lâches la rivière ? lui demandai-je avec étonnement en le regardant dans les yeux.

Cailloute soutint mon regard.

– Faut me comprendre, mon p'tit gars, j'peux pas faire autrement : continuer à bricoler comme quand elle était là, parmi les mêmes environs, vois-tu, ça m'ronge le cœur. J'aurais pu plaquer ma cahute, aller chez Darnaux ; mais sa vieille me court, lui aussi du reste. Toi-même, j't'ai pas eu trop à la bonne ces derniers temps, du diable pourquoi, vu qu'tu m'as jamais manqué. Mais au moment d'partir, j'me suis dit qu'i' fallait pas que j'les mette sans avoir revu mon matelot.

Il posa la main sur mon épaule.

– On en a connu de vertes et de pas mûres, tous les deux, pas vrai ? Mais l'heure passe et j'bavarde ; dégrouille-toi et caltons !

Tout est rappel et surcroît de chagrin pour ceux qui souffrent d'un abandon. Ils auraient besoin, afin que leur douleur fût engourdie, d'un tapis magique qui les enlevât et les déposât à mille lieues du décor de leur vie ordinaire après les avoir arrachés à leur routine et à leurs habitudes. Et encore, la terre est-elle si variée, la vie si riche, que même à l'autre bout du monde elles ne proposent des armes identiques à des cœurs ardents à se meurtrir ? Il nous fallait suivre ce chemin que Sandrine et Cailloute avaient si souvent parcouru pendant les nuits chaudes. Les mêmes poissons sautaient dans le canal ; nous faisions fuir devant nous les mêmes rats et près de la petite prairie les peupliers s'obstinaient à frissonner sans raison. Mon compagnon marchait vite, impassible en apparence.

Cependant au pont de bois il s'arrêta, se retourna du côté de la Loire qu'il ne voyait plus, dont nous n'entendions même plus la rumeur. Du talon il frappa les planches mal jointes entre lesquelles on voyait l'eau verte du Cens.

– C'est ici qu'finit la marine, affirma-t-il, et par là - il désigna du doigt la direction dans laquelle nous marchions - y a pus qu'des péquants et des culs-terreux…

Puis il se tut ; son regard s'était posé sur un endroit de la prairie où les herbes étaient encore foulées du poids récent de deux corps. Ses narines se dilatèrent comme si parmi l'odeur fade du gazon froissé il avait cherché à discerner un autre parfum. Un tic nerveux fit trembler sa moustache.

– Foutons le camp, proféra-t-il enfin avec une sorte de rage, et il ravala sa salive avec un effort apparent des muscles du cou avant de s'engager sur un chemin sans joie, mais du moins sans souvenirs.

Le pont franchi, comme délivré, il devint un peu plus loquace. Cependant, quand nous arrivâmes à Pont-aux-Moines, il refusa le verre que je lui offrais.

– Pas maintenant, mon p'tit gars, j'ai comme qui dirait l'gourganet barré. À Donnery, si tu veux. P'têt que là-bas, i' f'ra soif.

Nous traversâmes donc la route et nous nous engageâmes sous les beaux platanes qui abritent l'écluse. On en ouvrait précisément les battants, et Thirlaud, l'éclusier, un retraité de la marine, tournait gaillardement la manivelle. Il reconnut Cailloute.

– Et alors, la coterie, quoi qu'tu viens chercher dans nos parages ?

– Et toi, vieux brigand, quel raffiot fais-tu passer ?

Du geste Thirlaud nous indiqua la péniche arrêtée environ à cent pas de l'écluse. Elle dressait sur une eau moirée, parsemée de précoces feuilles mortes, un avant majestueux et tricolore, sur le timbre blanc duquel on pouvait lire son nom Peine à vivre inscrit en lettres énormes. Non loin d'elle, sur le chemin, les deux mulets d'attelage, couverts de pompons et de grelots, fouettaient pacifiquement les taons de leur queue.

– Ha, fit Cailloute, connu, mon vieux ! Peine à vivre, c'est Desquieux. I' ramène les fûts vides de Dessaux, n'est-ce pas ?

L'autre acquiesçait en donnant le tour de manivelle suprême pour ranger contre le mur dans leur encastrement les lourdes portes. Desquieux était sans doute allé boire au pays, car nul ne répondit quand nous le hélâmes. Sur le pont de la péniche, au haut de l'escalier flanqué de pots de géraniums qui conduisait à la cabine, un sansonnet sautait dans une cage, un chat somnolait contre un vieux sac et une petite fille aux yeux tristes jouait avec gravité, assise sur un paquet de cordes. Cailloute s'arrêta et la considéra longuement. Je l'entendis murmurer :

– Ça l'aurait p'têt' davantage arrangée qu'ma fichue cagna de saltimbanque. Ces péniches, c'est plaisant.

Ainsi, tandis qu'elle n'était occupée qu'à le fuir, tout le ramenait à Sandrine. L'abandon, l'absence, le vide ne sont qu'autant d'autres raisons d'aimer. Il poursuivit à haute voix, s'adressant à moi :

– C'est sur un radeau comm' çà que j'suis né. Et sans doute, j'ai joué aussi dans l'temps comme v'là c'te méchante chose !

Il semblait ne pouvoir détacher ses yeux de la petite qui de son côté s'était mise à contempler ce passant coiffé d'une casquette marine et dont l'allure lui était familière avec de grands yeux purs et moirés comme l'eau sur laquelle elle avait coutume de se pencher. Mais Cailloute avait déjà honte de l'attendrissement auquel il s'était laissé aller.

– Jolie graine de saleté ! conclut-il avec amertume. Viens-t'en, mon p'tit gars.

Jusqu'à Donnery il ne parla plus, ramené sans doute à de lointains souvenirs. Ni les bancs de gardons qui dormaient à fleur d'eau au-dessus des talles d'herbes, ni les poules d'eau que nous faisions lever des joncs et qui semblaient avant de s'envoler courir sans enfoncer sur le canal, ne lui arrachèrent une parole. À la hauteur du Bois de la Prairie où le chemin court entre des bruyères, il en huma le parfum aromatique et prononça :

– À c't'heure, v'là qu'ça devient forestier. Ça m'changera d'air.

Puis il ne souffla mot jusqu'au pont de Donnery où il accepta de boire un litre dans l'auberge de Taillavant.

Elle était vide quand nous nous installâmes et frappâmes du poing sur la table. À cette heure indue - il n'était en effet que neuf heures et demie du matin - tout dans la salle, tables, chaises, zinc et distributeur automatique, avait l'air insolite et comme désaffecté. En face de moi, juste au-dessus de Cailloute, deux vieilles assiettes de Nevers qui se faisaient pendant éclataient sur la paroi enfumée. L'une représentait un lièvre au galop derrière une haie, sous lequel on pouvait lire dans une belle bâtarde : « J'aime le plein chant ». Sur l'autre était peint un gentilhomme fort coquet, avec épée et catogan, mais qui de ses épaules voûtées par le chagrin laissait avec découragement ses deux bras pendre vers la terre. « J'aime une ingratte » disait la légende qui n'en était pas à un t emphatique de plus, pour exprimer la profondeur de l'ingratitude. C'est sous cette image que mon compagnon de naguère, délié par le vin, me parla un peu longuement pour la dernière fois et c'est en face de la symbolique peinture que je l'écoutai et que je pus, comme avait dit jadis Nan-c'est-deux, « me rendre compte du ravage ».

– J'ai hésité jusqu'à avant-hier, me confiait Cailloute penché vers moi, oh ! pas à quitter la rivière, j'y étais décidé, mais à prendre de l'embauche chez les croquants. Jusque-là j'me suis demandé si j'allais pas r'joind' Sandrine et lui refroidir pour de bon son macaroni parce que, mon p'tit gars, c'est pas à moi qu'on la fait, j'sais où i' s'cachent. Et si la fantaisie m'en prenait, j'leur tomberais dessus les yeux fermés. Ça m'a démangé fort, je t'avoue, d'aller m'expliquer d'un peu près avec ce peigneux de dindes, c'miroir à putains, qui n'a pour lui qu'ses belles mirettes et un tas d'sales vices sous la peau, lâche à dégueuler, feignant comme une limace, geignard comme un salé. Qué qu' tu veux ? Qu'une femme comme v'là la Sandrine qui vaut pas cher, mais qu'est tout de même avenante et ben roulée, s'en r'ssente pour une fiotte comme v'là celui-là, ça m'fout enragé. Oh, j'sais qu'ni lui ni moi n'en avons eu l'étrenne, et que du vivant même de son mari, ça allait déjà pas mal fort. Mais les michetons qu'elle s'envoyait, i' étaient de son bord et i' devaient avoir quéqu'chose pour eux : bien bichonnés, bien emparlés, j'sais-t-i ? C'lui-là, comme j'y ai fait voir su' l'carreau de Chauffy quand j'l'ai allongé, i' n'est vraiment bath que su' l'dos. À part ça, pour crâner avec sa p'tit' veste de velours aux épaules, i' n'craint rien sauf qu'on lui détache une chiquenaude sous le nez et qu'on l'envoie dans les pommes.

– Laisse-les tranquilles, Cailloute, ça vaut mieux. Elle en aura vite assez de son Luigi, comme de toi, comme de tous les autres. Elle n'aime que son caprice et que son plaisir ...

– Pourquoi m'a-t-elle dit qu'elle resterait auprès d'moi tant que j'serais chipé pour elle ? J'y demandais ren. C'est elle qui m'a dit comme ça un jour : « Avec un gars comme toi, Cailloute, on n'est jamais sûre du lendemain. Je sais bien qu' t'en auras vite assez de Sandrine et que tu la laisseras tomber. » Non, que j'réponds, et note bien, mon p'tit gars, qu'elle m'aurait tenu ce propos deux jours avant, c'était pas pareil, et j'crois qu'j'aurais fait le sourd pour pas avoir à lui dire oui. « Alors, qu'a' fait, tant qu'tu m'aimeras, j'resterai. » Tu parles ! L'vent qui l'a emportée était encore chaud de sa voix. Mais y a une justice, t'entends, faut qu'y ait une justice, et une vraie. Pas celle, ben sûr, qui consiste à compenser tout par petits paquets dans des p'tites balances comme les potards : j't'enlève un poids d'un plateau, je te l'remets dans l'autre et je t'fronce le nez pour voir si c'est d'équilibre à un poil près…

– Bien sûr, Cailloute, il ne faudrait pas faire entrer dans la pesée les raclées que tu lui envoyais !

– C'est-i'qu' tu tournerais à la bille, 'spèce d'enflé ? J'y ai été franchement avec elle ; elle n'avait qu'à agir de même avec moi. Ceuss' qui barrent droit, y a qu'à gouverner dans leur sillage, sans plus. Arrive qui peut, c'est toujours de la belle navigation. Quant à me reprocher les torgnoles que j'lui détachais pour la redresser, j'te trouve un peu farce, tu sais ?

– Elle a tout de même, je pense, le droit d'aimer qui lui plaît.

Le sang afflua soudain aux pommettes de Cailloute et ses yeux clairs devinrent plus durs que je ne les avais jamais vus.

– Le droit ! le droit ! hurla-t-il, le droit d'se dédire ? Et pour quoi faire de mieux ? Y a que ceuss' qui se sentent vivre qui aient des droits, y a que ceuss' qui avalent à l'avant le vent vierge, t'entends ?

– Allons, fis-je en haussant les épaules, ça suffit puisque tu l'aimes encore.

Cailloute, les mains crispées au rebord de la table, approcha davantage encore son visage du mien.

– Toi, articula-t-il avec violence, va pas m'forcer à t'dire que je t'emmerde avant que nous nous quittions. T'as compris ?

J'avais si bien compris que je me hâtai de payer la tournée et que nous sortîmes. Je le reconduisis un peu au-delà de l'écluse de Donnery, jusqu'à l'endroit où le chemin de halage est bordé de pommiers. De là on pouvait entendre un ronflement sourd qui avait l'air d'emplir tout l'horizon.

– T'entends ? dit Cailloute, c'est ma nouvelle usine qui marche. I' sont en train d'battre à mi-chemin de Fay. C'est pas la peine d'aller plus loin. Si le cœur t'en dit et si tu veux me r'voir, tu sais qu'pour un temps j'suis à bourlinguer dans c'parmi avec les péquants. Adieu, mon matelot !

Je serrai sa main sèche et tannée qu'on sentait bien dans la sienne et qui était pareille à lui, sûre, forte et rude avec ses tendons et ses cals.

Ainsi, l'équipe de Sorlet connut une nouvelle recrue, et les gars qui la composaient, vagabonds racolés au hasard des rencontres, mauvais ouvriers toujours en quête de bricolage, monde louche et dangereux, virent sans trop d'étonnement se joindre à eux ce compagnon taciturne qu'ils devinaient leur égal en audace. Durant les heures encore longues de la journée, ils respectèrent son mutisme et ses allures distantes quand, au cul de la machine, dans la balle et la poussière que la sueur collait à ses joues comme un enduit, lui, l'homme habitué aux souffles purs de la rivière, il accomplissait son travail à côté d'eux.

Pourtant il les intriguait : sa casquette et son gilet marin qu'il n'avait pas quittés, ses espadrilles, son déhanchement quand il marchait, sa vigueur discrète qui ne se révélait que dans de certains mouvements et lors de certaines tâches, faisaient de Cailloute un étranger pour eux. Et parmi les gars surmenés que dès neuf heures le sommeil abattait sur la paille des granges, il était bien le seul qu'on entendît gémir en rêve, qui se relevât et qui marchât au clair de lune le long des routes. Car, maintenant, l'atroce nostalgie de la chair torturait Cailloute. Il avait cru qu'un travail plus pénible encore que le sien, plus régulier surtout, apaiserait sa brûlure ; mais l'absence et le temps ne faisaient que l'exaspérer.

À toute heure du jour et de la nuit l'obsédait cette Sandrine à la fois molle et ferme, dans laquelle il lui semblait fondre délicieusement, et parfois sa salive ramenait à ses lèvres la saveur connue des baisers. Elle avait été auprès de lui comme un sachet ; il en était encore tout imprégné et de tout son corps abandonné, de sa poitrine, de ses aisselles montait jusqu'à ses narines l'odeur de leurs corps mélangés que la sueur de sa fatigue avivait. Certains de ses mouvements déchaînaient en lui une sorte d'excitation lancinante ou de langueur torride. Parfois son regard fixe et comme hébété suivait les femmes au passage, les déshabillait comme pour retrouver sur leurs corps brusquement imaginés le souvenir du corps de Sandrine.

À la fin, il n'y put tenir. La fille du débit où il allait acheter son tabac lui avait fait des avances qu'il n'avait pas même remarquées. Elle en était venue à des agaceries plus manifestes, piquée au jeu par l'indifférence de ce garçon silencieux qui ressemblait si peu aux autres. Tout à coup, Cailloute eut l'air de se décider. Il lui donna rendez-vous pour le dimanche et revint à son travail soulagé, avec l'impression d'être délivré d'un mauvais charme. S'il reprenait sa vie d'auparavant, s'il ramassait comme autrefois des passantes pour s'en amuser un temps et les laisser choir, leur peau contre la sienne aurait vite effacé la marque cuisante de Sandrine. Mais le dimanche quand il eut auprès de lui sa conquête et qu'il dut marcher à ses côtés sur les bords du canal, il se trouva gauche et déconcerté. Elle n'avait pas la démarche de Sandrine, ni son pas qui épousait le sien. Par instants, il cherchait à regarder la fille à la dérobée : ses cheveux en copeaux sur sa nuque courte et grasse, son profil régulier, ses taches de rousseur sur sa peau blanche. Et il songeait à Sandrine qui avait les cheveux plats, la nuque mince, un profil chiffonné, et qui était mate de teint.

L'étrangère bavardait dans une langue dont il avait peine à comprendre les mots tant ils lui étaient indifférents, dépourvus même de leur valeur de signes, rien que des sons, rien que des gestes sans plus d'importance que ceux qui dans la vie vous échappent parfois. Mais la fille se frottait à lui, se faisait câline. La tête renversée, les lèvres tendues vers sa bouche, elle lui demanda :

– Tu m'aimes, mon grand ?

Cailloute frissonna comme un cheval flatté mal à propos. Les femmes, d'ordinaire, il les avait prises avant de leur laisser le temps de l'interroger. Il tuait à l'occasion ; il ne savait pas mentir. Il prononça mollement :

– Je s'rais t'i' là si j't'aimais pas ?

Et autant pour se convaincre lui-même que pour persuader sa compagne, il la baisa résolument sur la bouche. Ce n'était point la bouche à laquelle il pensait durant ses longues nuits, cette bouche profonde et chaude de Sandrine, élastique comme son corps et dont les lèvres d'un rouge un peu violet rappelaient la peau des pêches mûres, mais un court baiser, arrêté par la barrière des dents trop proches sous les lèvres minces. Déjà quand il l'avait attirée à lui pour l'étreindre, il avait senti sous sa main la forte charpente des os. Décidément, le corps de cette étrangère n'avait point de secret : il le connaissait avant de l'avoir possédé.

Pourtant il prit la fille dans une petite prairie ombragée qui ressemblait à la prairie du pont de bois, mais quand, détaché d'elle, il s'allongea les mains sous la nuque, au lieu de l'apaisement qu'il attendait, il sentit un affreux désespoir monter en lui. Loin d'effacer la hantise de Sandrine, cette passade, dans laquelle il n'avait fait que poursuivre éperdument le souvenir de la fugitive, n'avait que ravivé son ardeur. Il avait beau fermer les yeux, l'odeur si douce et si déchirante à la fois de leurs corps mélangés ne lui montait plus aux narines ; celle de l'étrangère, de la fille lasse qui, blottie contre lui, l'épiait entre ses paupières mi-closes, l'empêchait de retrouver le parfum plus léger chaque jour de Sandrine.

Étonnée du silence obstiné que gardait Cailloute et de son immobilité, sa nouvelle conquête l'interrogea :

– C'est tout c'que tu dis ? Vraiment t'es pas bavard ; t'as de drôles de façons pour un amoureux !

Cailloute tourna à demi la tête et la contempla sans bienveillance. Maintenant il la trouvait moche à pleurer avec ses cheveux défaits et le cerne mauve de ses yeux dans sa face trop blanche. Brutal, il gouailla :

– Quoi qu'i t'faut d'plus, Clair-de-lune, t'as pas ton compte ?

Elle le regarda d'abord sans comprendre, stupéfaite de la rudesse de l'accent, puis elle prit son parti de pleurer la tête sur son bras, à gros sanglots. Cailloute qui s'était levé d'un bond eut un geste d'impatience. Un moment il resta devant elle, ramena machinalement sur les jambes du bout de son espadrille la jupe qui était restée troussée trop haut, puis il s'éloigna, la bouche amère, les mains écartées de son corps comme s'il les avait eu poissées.

Il ne revit plus la fille. Deux jours après, la batterie partait pour Reuilly, et Cailloute, plus que jamais en proie à son obsession, suivait derrière la machine la route qui le rapprochait de la rivière sans entendre les propos de l'équipe, fort satisfaite d'aller battre chez un jeune fermier qui passait pour avoir le litre facile et de loger au milieu des bois, au centre d'une chasse gardée où pullulait un gibier bon à prendre. Il fallait bien que le patron eût de la gaieté à revendre et qu'on trouvât des compensations, car c'était vraiment un triste séjour que cette ferme sise au bout d'une vaste clairière cultivée qu'enserraient de tous côtés des bois de pins profonds et noirs ; un véritable canton de Sologne que le fleuve avait jeté par mégarde sur sa rive nord. Il en avait le caractère nostalgique et désespéré. Le soir, quand les bâtiments bas de la ferme se découpaient sur un ciel livide d'arrière-saison auprès d'une mare à l'eau rouillée, une tristesse anxieuse semblait rôder à l'affût des êtres et des choses, suivre les ornières des chemins dans lesquels miroitaient des flaques livides pour aller prendre au loin les hommes à la gorge. Mais le maître de céans n'en avait cure. À force de travail et d'entrain il faisait suer des épis à cette terre maigre que tous décriaient autour de lui.

La pipe aux dents, le fusil de chasse à l'épaule, il accueillit gaiement la batterie lorsqu'elle fit son entrée dans la cour, tandis qu'entre ses jambes un griffon tout bourru ouvrait sur le spectacle de grands yeux, jaunes comme une liqueur. À sa grande surprise, Cailloute retrouva là Bourdier de la Glazière, venu pour donner un coup de main, et le berger Roplane, le chanteur malheureux de chez Chauffy.

À Reuilly du reste, Cailloute n'était pas un étranger. Naguère, il avait poussé jusque-là sa choucarde et proposé son poisson.

– Alors, à c't'heure, ça n'va donc plus l' commerce ? lui demanda la maîtresse apparue sur le seuil et qui avait reconnu sa casquette.

– Il a cherché c' qu'i pourrait faire encore de plus criminel que son métier, et il s'est mis gars d'batterie, lança le patron d'un air jovial. Pas vrai, Sorlet ?

– Oh, maît' Verdon, si on peut dire, bredouillait le vieux scandalisé.

– Oui, oui, on peut dire, Sorlet ; tu m'as l'air d'avoir amené avec toi une jolie bande : rien que des gars qui ont fait leur congé sous les palmiers. Veille à ce qu'ils ne m'fichent pas le feu dans mes greniers. Maintenant, j'les avertis : les gardes du marquis sont sur l'œil. Avis à ceux qui voudront s'graisser les dents avec des faisans sans s'faire pincer ! Moi, vous savez, toujours le même, je n'vois rien, je n'sais rien et j'la boucle quand il faut. Sur ce, j'ai donné ordre qu'on monte de la cave de quoi vous aider à détremper la poussière de la balle quand elle aura commencé à voltiger et j'préviens pour leur gouverne ceux qui ne m'connaissent pas encore que j'ai coutume d'être sur le dos des gens quand i' m'attendent le moins. Bon courage !

Ils le regardèrent avec complaisance s'éloigner dans la direction des bois tandis qu'on commençait à dételer les chevaux et à pousser les feux sous la chaudière.

De la cour où la machine ronflait maintenant Cailloute regardait un paysage nouveau pour lui. Cette clairière, ces bois infinis, cette ferme perdue n'étaient pas absolument pour lui déplaire. Il y trouvait un décor conforme à ses sentiments. Durant les premiers jours qu'il passa à Reuilly, la vie qu'il mena sembla le distraire. Son travail était le même sans doute, mais trois fois par jour on mangeait à la cuisine avec les domestiques de la maison et, malgré sa peine toujours pareille, Cailloute promenait ses yeux vifs sur la longue table de bois, sur l'âtre immense dans lequel, couronné de flammes, bouillait la marmite de soupe, sur les andouilles suspendues aux solives déjà noires de crasse et de fumée.

Ainsi il existait des hommes dont l'unique raison était de jeter l'ancre au plus profond de la terre, de s'y amarrer solidement, de s'y attacher avec autant de soin qu'ils suspendaient au mur leurs ustensiles. Et quelle régularité déconcertante dans ces repas servis à l'heure juste par la fille de basse-cour, si juste qu'on était sûr de voir comme par miracle la soupière surgir de la table au moment précis où le maître-gars ouvrait son couteau d'un geste rituel !

Drôles de gens en vérité, enrayés dans les rames de leurs haricots, dans les sillons de leurs labours, et auxquels l'eau n'avait pas dès le berceau chanté sa chanson capricieuse, pour lesquels elle n'avait point dévidé les souples écheveaux de ses courants. Par la fenêtre, Cailloute jetait un coup d'œil sur la mare. Prisonnière dans sa coupe d'argile, elle était immobile, sans reflets, limitée, bonne tout au plus pour les canards et pour le bétail qui venait s'y tremper au retour des champs, méprisée des hommes.

Sous la table, les chiens posaient leurs museaux sur les genoux de Cailloute : le griffon du maître et le bas-rouge du vacher. Ils avaient eu vite fait de reconnaître pour un des leurs cette sorte d'homme qui parlait peu, dont les mouvements d'une justesse inattendue ne déplaçaient que du silence et dont les yeux s'allumaient parfois dans l'ombre ainsi que les leurs. Ils le sentaient guidé comme eux par des instincts sûrs ; c'était un être qu'il devait faire bon suivre jusqu'au bout de ses chemins. Pourtant, seul à peu près de toute l'équipe, Cailloute ne braconnait pas. Les faisans, les lapins, ce n'était point son affaire, non qu'il se sentît inférieur à ses compagnons dans l'art de piéger qui exige autant de flair que la pêche et qui est presque aussi subtil, mais parce que la nuit ramenait avec elle une tristesse si lourde, une si cruelle hantise qu'il préférait marcher droit devant lui, sur les routes, se parlant à lui-même et gesticulant.

Avec des lignes de fortune, il tira cependant de la mare où nul ne savait avant lui qu'elles existaient des tanches dont la taille fit ouvrir de grands yeux. Les jours passaient, semblaient le rejeter insensiblement dans la vie. Bien sûr, quand il quitterait Reuilly, il aurait oublié la rivière et Sandrine et, fini le temps des batteries, il deviendrait un de ces équivoques journaliers qui vont de ferme en ferme en quête d'embauche ou de mauvais coups.

Mais l'orage, qui couvait depuis de longs jours dans cette âme incapable d'oubli et dans laquelle la peine s'accumulait sans s'user par sa violence même, éclata soudain. Ce fut un incident futile qui le déchaîna. Un dimanche dans l'après-midi, Cailloute rêvassait douloureusement selon sa coutume, allongé dans le foin de la grange ; au-dessous de lui Bourdier et Roplane, qui ne le savaient point là, discutaient tous deux. Une bonne partie des gars était descendue à Pont-aux-Moines ; quelques autres, avant d'y partir, se lavaient à la pompe. La ferme était déserte et comme figée dans l'air qu'on dirait plus dense des après-midi de repos.

Entre Bourdier et Roplane la discussion s'envenimait, et le petit berger, rageur comme le sont les malingres, haussait le ton.

– Allons ! Bourdier, fais pas l'imbécile. C'est cent sous qu'j'ai avancés pour toi y a huit jours au bistro, et tu m'as promis qu'tu m'les rendrais dans la semaine, même que pas plus tard qu'avant-hier, ici même où nous sommes, tu m'as répété que tu m'les rendrais. À quoi que ça t'avance de faire le jean-jean et d'ouvrir des châsses comme si tu savais pas d' quoi qu'on parlait ? Raque-moi mes cent sous et allons boire une tournée.

Mais Bourdier, imperturbable dans sa mauvaise foi, s'obstinait à faire la sourde oreille.

– Parole ! mon Roplane, j'sais pas de quoi qu'tu veux parler. Faut qu't'aies eu des visions pour te figurer de m'avoir avancé cent sous et faut que t'en aies 'core davantage pour soutenir que j't'ai dit que j'te les rendrais. M' acrassine pas avec tes histoires à la noix, sans ça, mon ch'ti, ça s'gâterait vite.

Cailloute n'avait rien perdu du dialogue ; la voix aigrelette de Roplane soudain montée d'un ton l'avait tiré de sa rêverie, et justement l'avant-veille il avait entendu Bourdier reconnaître sa dette. Le temps de se laisser glisser du haut de son foin, de se recevoir en souplesse entre les disputeurs ébahis, il était en face de Bourdier et, sans préambule, avec une sorte de rage contenue :

– Rends-y ses cent sous, grande vache, j't'ai entendu quand tu y as promis de les lui rendre !

Bourdier haussa les épaules.

– Si c'est tout c'que t'as d'neuf à m'conter, et si t'es aussi berlaud que c'te fausse couche de Roplane, je n'ai qu'faire ici. Bonsoir la compagnie !

Déjà il avait pris la direction de la porte quand la main de Cailloute, abattue sur son épaule, le contraignit à se retourner.

– Rends-y ses cent sous, nom de Dieu, ou j'te crève ! grondait Cailloute, blême de fureur.

Bourdier, affectant de goguenarder, s'en prit à Roplane.

– Sacré petit bougre, t'as d'la malice quand même. V'là que tu prends un homme d'affaires pour t'appuyer dans tes mauvais coups. Ben, malgré ça, si jamais tu vois les cent sous qu'tu m'réclames à tort, j'aime mieux crever la bouche ouverte, tu m'entends ? Et si quéqu'autre…

Il n'acheva pas sa phrase. Cailloute qui l'avait empoigné aux deux épaules le secouait avec frénésie.

– Raque-z-y ses cent sous, et au trot, sinon…

– Ah toi, fit Bourdier, tu commences par m'emmerder. Mêle-toi donc de c'qui te regarde !

Et ayant réussi à dégager son épaule droite, il porta un coup de poing au beau milieu du visage de Cailloute. Le valet était lourd et fort, sous le choc Cailloute chancela et sa lèvre inférieure fendue se mit à saigner. Goguenard, campé en face de ses deux adversaires, Bourdier répéta :

– Bonsoir la compagnie !

Mais il poussa soudain un hurlement. Cailloute ressaisi venait de lui détacher à distance un coup de pied dans les côtes, et tandis qu'il pliait en deux, suffoquant, l'autre était sur lui, tapant en aveugle de tous ses muscles et de tous ses nerfs et criant :

– Ah, salaud ! ah, fumier ! v'là qu'tu t'renies, v'là que tu refuses ses cent sous à ce malheureux qui n'peut rien contre toi. Ah, tu crèverais plutôt la gueule ouverte que d'lui faire voir son argent ? Peut-être ben qu'i' ne l'verra pas, mais i' te verra toujours crever.

Sans souci des coups que Bourdier commençait à rendre et dont il dédaignait de se garder, Cailloute cognait, s'abandonnant à l'ivresse de châtier dans la personne de Bourdier la mauvaise foi dont il avait lui-même été victime. À détendre ses muscles contre cette chair, un âcre plaisir l'envahissait, plus vif bien sûr que celui qu'il pouvait tirer de femmes qui n'étaient pas Sandrine, un plaisir qu'il lui faudrait pour se sentir enfin soulagé pousser jusqu'au spasme, jusqu'au moment où sous lui Bourdier ne bougerait plus. C'était son abandon, ses insomnies, la persistante brûlure de son désir qu'il vengeait.

Les gars étaient accourus au bruit, ils faisaient cercle autour des combattants, les excitaient sans comprendre que ce n'était pas là une rixe ordinaire, un déchaînement de violence banale, mais l'explosion longtemps comprimée d'une froide et sauvage colère. Maintenant Cailloute avait terrassé Bourdier, il le tenait sous lui, il lui avait noué les mains au cou, il l'étranglait avec délices, répondant par des grondements aux râles saccadés de sa victime. Quelqu'un prit peur enfin.

– Faudrait tout de même les séparer !

Ils se précipitèrent sur Cailloute, s'accrochèrent à lui, essayèrent de le détacher de Bourdier ; mais ils n'arrivaient à rien qu'à soulever ensemble les deux hommes. Il fallut que maître Verdon qu'on avait été quérir eût fait écarter les gars et eût porté à la tempe de Cailloute un coup de crosse de son fusil pour qu'il roulât sans connaissance à côté de son ennemi.

Maintenant, revenu à lui sous les seaux d'eau dont l'avait inondé le petit Roplane, Cailloute ahuri regardait dans un coin de la grange les gars qui s'empressaient autour de Bourdier. Le souffle que celui-ci reprenait avec peine gonflait son cou sur lequel les doigts de son adversaire avaient imprimé des meurtrissures d'un bleu sombre. Malgré les horions qu'il avait reçus dans le combat et dont il avait le corps tout courbaturé, malgré sa tempe qui le faisait souffrir, Cailloute se sentait à l'aise et comme délivré. Pour un temps, cette violence l'avait apaisé et surtout il sentait qu'elle l'avait à tout jamais séparé des hommes qui n'étaient pas de son espèce et parmi lesquels son dépit seul l'avait conduit. Maintenant revenait en lui le désir de cette rivière qu'il avait reniée ainsi qu'on l'avait renié. Le père Sorlet s'avançait vers lui. Il se mit debout du mieux qu'il put et, la tête haute, bien que les hommes et les choses semblassent encore tournoyer devant ses yeux :

– Quoi qu'tu me veux, 'spèce de péqu'naud ?

– C'est pour te dire, bafouilla le vieux, qu'des gars comme toi qui cognent à mort quand i' sont pas  saouls, on n'en a qu'faire. J'vas t'régler ton compte et t'iras te faire pendre là oùsqu'i' t' plaira, mauvaise bête.

Cailloute tendit la main.

– Allonge le fric, et tâche de n'pas m'faire tort ; sans ça la mauvaise bête a' pourrait t'envoyer tenir compagnie au copain. Vise-moi un peu c'te gueule qu'il a à reprendre son vent : on dirait un barbillon tiré à sec.

L'argent reçu, soigneusement compté et recompté, Cailloute se tourna vers Roplane.

– Aide-moi à arranger mon butin et à l'porter jusqu'à Pont-aux-Moines : v'là les cent sous dont ce grand lâche voulait t'faire dommage.

Et quand il reparut, suivi de Roplane qui disparaissait à moitié sous le grand sac de matelot, il s'avança, chancelant encore, sans se soucier des gars ni du maître jusqu'en face de Bourdier auquel la patronne donnait à boire du vulnéraire.

– J'ai payé ta dette, failli chien, j'paie toujours mes dettes et quéqu' fois aussi celles des autres. Là-dessus, bonsoir la compagnie !

Il s'éloigna lentement, se retenant de gémir à chaque pas, et malgré les appels de maître Verdon, les chiens le suivirent. Ils ne l'accompagnaient pas comme ils accompagnaient d'ordinaire le maître, allant et venant avec pétulance autour de lui. Mais le nez dans les jambes de celui qui s'éloignait, on eût dit qu'ils se conformaient à son rythme, qu'ils s'imprégnaient de son odeur, qu'ils lui dédiaient comme une suprême caresse le frôlement furtif de leurs museaux sur ses jarrets. Au croisement de la traverse et de la route, ils s'arrêtèrent, tourmentés, indécis, humèrent le vent. Le chien de chasse fit quelques pas dans la direction de Cailloute, pleura doucement, puis il rejoignit son compagnon et tous deux reprirent le chemin de la ferme en trottinant, la queue raide et les oreilles basses, privés à jamais de celui qu'ils avaient flairé si proche.

Quand vers quatre heures Cailloute et Roplane sortirent un peu titubants du débit de Pont-aux-Moines où ils avaient copieusement arrosé leurs émotions, le son lointain d'une trompe emplissait l'étroite vallée. Cailloute tendit l'oreille.

– En v'là un qui d'mande l'écluse, dit-il à Roplane. On va l'voir arriver ?

Franchissant le pont du Cens, ils gagnèrent les platanes à l'ombre desquels l'eau du canal dort dans la pierre ou bouillonne sous les vannes. En face d'eux l'éclusier se hâtait vers ses manivelles.

– Tu sais-t-i' qui c'est qui corne ? interrogea Cailloute.

– J'ai idée, répondit le vieux, qu'ça pourrait bien êt' le Tombeau d'un Martyr. Y a pas huit jours que j'l'ai déjà éclusé quand i' montait sur Montargis.

– Le Tombeau d'un Martyr ? répéta Cailloute, j'crès ben que j'y connais quéqu'un.

Il prit la manivelle qui était à sa portée sur la rive où il se trouvait et donna un coup de main à l'éclusier. Le coup de crosse de maître Verdon et les bourrades de Bourdier se faisaient sentir encore et lui rendaient les mouvements pénibles, mais le plus fort de cette douleur avait été noyé dans le vin, et la vue de l'eau furieuse qui commençait à écumer à l'abée des vannes, de part et d'autre des lourdes portes, achevait de le rendre à son élément et à lui-même.

L'écluse pleine, on avait déjà commencé à tirer les portes quand, au détour du viaduc du chemin de fer, derrière son attelage, apparut le Tombeau d'un Martyr. À un ordre jeté du pont, le conducteur fit ralentir ses bêtes. Le grand câble mollit et la péniche continua à avancer sur son erre, écrasant de ses flancs goudronnés les rouches des bords, emplissant le paysage de sa masse insolite, changeant soudain les proportions et les rapports des choses. Comme elle revenait à vide, elle émergeait encore davantage, et quand elle fut tout près des portes, les basses branches des platanes fouettèrent assez rudement l'homme qui barrait. On l'entendit jurer.

– Chameaux d'arbres ! c'est bon qu'à vous égratigner.

Cailloute qui sous l'œil de Roplane achevait de tourner sa manivelle releva la tête.

– Eho, Chuchard !

– Eho, Cailloute, te v'là donc passé aide-éclusier ?

– Faut croire ; mais descends toujours de ton bateau, on pourra causer.

Les animaux arrêtés à l'ombre des arbres et la grande planche qui permettait d'aller à terre lancée du pont de la péniche sur le chemin de halage, Chuchard descendit avec difficulté la pente raide et lisse du bois. Quand il fut à terre, Cailloute remarqua qu'il boitait bas.

– Alors comme ça, Chuchard, quoi qu'tu prétends ? On dirait qu'te v'là attigé à c't'heure. Sans doute les traverses de la coursive de barre qui t'auront entré dans les pattes ?

Mais Chuchard secouait la tête : c'était bien pis que cette crampe passagère connue des barreurs, un mauvais mal qu'il avait gagné il ne savait où ni comment, un ulcère qui avait résisté au pétrole, au goudron, au rhum, à tous les remèdes, et qui lui rongeait le mollet juste au-dessus de la cheville. Il releva son pantalon, dérangea un bandage douteux, montra la plaie à Cailloute qui fit la grimace et hocha la tête. À Orléans, il serait toujours temps de voir un médecin. En attendant, le Tombeau d'un Martyr ne volait pas son nom, d'autant qu'il y était seul pour l'instant avec le conducteur de l'attelage, sa femme étant à l'hôpital et les petits trop jeunes pour l'aider ou pour le soigner.

– Sal' navigation, mon gars Cailloute, et des fois tu peux pas te figurer c'que j'endure, des élancements à en avoir le cœur sur les lèvres.

– Et oùsque tu vas r'charger pour l'heure ?

– Mais à Combleux, c'te question, les fûts de vinaigre y sont toujours, je pense.

– Alors, décida Cailloute, je vas t'piloter jusque-là, tu pourras toujours en écraser un p'tit bout d'temps si ta saleté veut t'laisser du répit.

– Tu f 'rais ça ?

– C'te blague ! Moi j'ai quitté la rivière depuis quéqu'temps et j'me languis d'elle. Avant d'la r'voir, ça me r'mettra mon métier dans la peau d'tenir la barre et d'gouverner dans le câble. C'est toi qui m'rends service en acceptant.

Il héla Roplane. Le petit berger accourut vers son défenseur.

– Va chercher mes frusques au bistro et rapporte aussi un kil' de rouge que nous sifflerons d'compagnie avant que j'mette les voiles avec monsieur.

Maintenant, le litre était bu ; Cailloute, du revers de sa manche, essuya ses moustaches humides, prit son sac, le lança à la volée sur le pont de la péniche, serra la main de Roplane et saisit Chuchard sous le bras pour l'aider à remonter la planche. Arrivés sur le pont, ils la tirèrent ; puis Cailloute enleva ses espadrilles, gagna l'arrière, engagea sous son épaule droite le lourd timon du gouvernail.

– Avant partout ! commanda-t-il d'une voix claire. Le conducteur fit claquer son fouet, les sonnailles des mulets retentirent et le Tombeau d'un Martyr en mouvement s'engagea dans l'écluse, écartant triomphalement de son étrave un lit de feuilles mortes. Interminable, la longue barque passa devant Roplane et quand elle eut achevé de défiler, elle ne lui montra plus que son arrière massif et carré comme une porte de prison, et juste au-dessus de l'arête du gouvernail, si haut qu'il dut se courber pour éviter le tablier de fer du pont de la route, Cailloute, les pieds nus crispés sur les traverses de la coursive pour envoyer à bâbord au sortir de l'écluse l'énorme pièce de bois.

Longtemps le petit berger regarda la péniche s'éloigner dans la direction du couchant, toute noire sur le ciel doré et sur l'eau dorée, emportant une silhouette noire comme elle, qui semblait faire corps avec elle et être découpée dans la même matière. Puis, quand il dut baisser ses yeux éblouis et qu'il ne vit plus devant lui qu'un remous du sillage expirant dans lequel dansaient encore quelques feuilles mortes, il soupira, rabattit son feutre sur son front et se détourna pour aller au bistro achever de noyer sa peine avec les cent sous que Cailloute lui avait rendus.

 

ADIEU, LA MARINE !

– Et alors, Darnaux, tu l'as retrouvé, ton associé ? Et tous les deux, ça va-t-il comme vous voulez ? Ça lui a passé, cette rage de la Sandrine ?

À ma question Darnaux répondit par un geste évasif.

– Oh pour ça, déclara-t-il, j'ai pas à m'plaind' de lui. D'puis qu'il est revenu, il a abattu un sacré boulot : les péniches en avaient un fier besoin d'être radoubées. Seulement, vois-tu, mon p'tit gars, c'est pas pareil que jadis. Il bricole en conscience afin d'm'obliger, c'est sûr, mais l'cœur n'y est pas. Ça s'voit même dans son ouvrage : pour du fini, c'est du fini, j'peux pas dire le contraire, mais il n'y met plus de raffinement. Tu sais si c'était coquet c' qu'i' bricolait dans le temps avec son adresse de singe ; c'était coquet, et c'était gai… Oui, c'était gai… y a pas d'aut' mot, parce que ça respirait la confiance, toute la confiance qu'il avait en lui qui passait dans son étoupe, dans ses filins et jusque dans les nœuds qu'il faisait. Maintenant c'n'est pus que d' l'ouvrage loyal comme j'en pourrais faire.

– S'entend-il du moins avec la patronne ?

– Pour ça, j'y ai mis le holà. V'là qu'al'était encore partie à l'acrassiner : grand berlaud par çi, grand banaud par là, et des allusions et des propos à double entente, tout c'que les femmes vont chercher quand a' s'mêlent de jouer au poison. Mais j'ai pas eu à l'ouvrir de trop pour la lui fermer. Elle a du cœur, tu sais, ma mariée. Quand elle a senti qu'elle ne l'chagrinait qu'davantage, elle a amarré sa fichue langue. À c't'heure, elle le soigne comme un coq en pâte et nous en profitons tous, naturellement.

– Et qu'est-ce qu'il goupille en ce moment ?

– Il est allé dans son île achever de démolir sa cabane. Ah ! tu sais, ça, y a pas eu de cesse. J'aurais voulu la garder pour y ranger du matériel ; j'y ai offert de la lui payer deux fois son prix. « Non mon vieux, qu'i' m'a dit comme ça, ni pour or ni pour argent je n'laisserai cette cagna d'bout ; ça m'bouche l'horizon, tu saisis ? » Et il a fallu voir c't'envahie qu'il a prise pour tout déromper. On aurait juré qu'i' s'bataillait contre les planches ; et quand il a eu tout rasé et qu'il est revenu à la soupe, ma parole ! il était presque content. D'ailleurs, tu vas pas tarder à le voir, il a été quérir quéqu' solives qui sont encore bonnes, et i' n'tarde que l'moment d'rentrer.

Bientôt en effet Cailloute apparut chargé de planches sur la passerelle qui dansait sous son poids. Et lorsque nous nous trouvâmes en présence l'un de l'autre, après un peu plus d'un mois que j'avais passé sans le voir, je ne pus retenir un mouvement de douloureuse surprise. Certes, c'était toujours Cailloute que j'avais devant moi, c'était toujours le même corps, la même souplesse en apparence languissante qui aboutissait à des gestes prompts, presque violents, et la même fierté ; mais déjà ce n'était plus Cailloute. Aucune salamandre ne hantait plus ses yeux pâlis, d'un gris lavé, qui n'étaient ni rieurs ni durs, qui n'avaient gardé d'autrefois que leur fixité gênante et semblaient toujours regarder plus loin que vous. Il parut heureux de me voir, et tandis que Darnaux avait été chercher une bouteille et des verres pour fêter notre réunion, il garda longuement ma main dans la sienne. Mais comme nous buvions et comme Darnaux parlait de la prochaine campagne d'hiver, j'observai qu'il était distrait et donnait parfois de légers signes d'impatience. La dernière rasade bue, il déclara :

– J'ai des nasses à r'lever su' la rive de Sologne ; tu viens quant et moi, mon matelot ?

Je compris alors qu'il souhaitait m'avoir avec lui seul à seul. Quand nous fûmes descendus dans la barque où si souvent nous avions connu ensemble de fortes émotions, il s'allongea à l'avant, le dos appuyé contre un tas de cordages, et commanda :

– À toi la manœuvre. Faut ben qu'les jeunes travaillent un peu.

Mais, chose étrange, il ne daigna pas relever les fautes que je commis au démarrage. C'était à n'y rien comprendre. Il se laissait transporter comme un bourgeois, comme une bille, insouciant des finesses que réclame la conduite d'un bachot. Il se borna à me lancer entre de longs silences de brèves indications concernant les fonds et les courants.

– Prends la bourde ferrée, t'es sur le jars… Gagne environ vingt longueurs de perche en amont, tu les perdras dans l'courant du cul-de-grève.

Ces phrases, il les proférait machinalement, comme si la rivière avait cessé d'être attachante pour lui comme un être vivant. Et je me demandais avec inquiétude quelle pouvait être l'âpreté d'un chagrin qui semblait l'avoir pour ainsi dire vidé de lui-même. J'étais trop jeune alors pour savoir que toute l'ardeur de vivre qu'il portait en lui à son insu, toute sa confiance en sa force qui était l'unique raison d'être et la seule consolation de sa sauvage existence, c'était dans l'amour de Sandrine qu'il en avait pris conscience tout à coup pour en jouir avec délices durant des jours trop chichement comptés. Maintenant elle s'en était allée, et il n'y avait plus de médiatrice entre le monde et cet homme détaché de tout ce qu'il avait aimé, rien qui, sauf elle, pût compenser la perte qu'il avait faite avant même d'avoir eu le temps de sentir l'importance de ce qu'il perdait.

Tandis que nous tirions les nasses, comme je lui vantais dans l'espoir de le ragaillardir la beauté du soir sur cette rivière où les bruyères ne s'arrêtent qu'à quelques pas de l'eau, il m'interrompit :

– Ben sûr ! mon p'tit gars, c'est joli, mais veux-tu que j'te dise, pour moi tout ça, dorénavant, c'est émietté.

– Émietté ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

– Mais oui, émietté ; ça n'fait plus partie d'un ensemble, ça n'existe que par morceaux que j'suis pas fichu de r'coller. Tu sais, des fois, dans les ordures tu trouves le tesson de c' qui a été un beau plat. I' reste peint d'ssus une ou deux fleurs ; tu l'manies, tu le r'luques et tu te dis : dommage que ça aye été cassé, ça devait faire une chouette pièce quand c'était neuf. Ben moi, vois-tu, le paysage, c'est la même chose ; ça flatte mon œil, j'dis pas, mais ça n'm'emplit pas comme avant.

Il soupira et, la tête levée, il considéra longuement les bruyères, les lointains du sud, et l'horizon du fleuve à la fois lilas et pourpre au couchant. Soudain, du bout de sa gaffe, il me désigna un petit triangle noir qui, au plus profond du ciel, traversait le fleuve en biais, sa pointe orientée vers la rive où nous nous trouvions.

– T'as vu, mon p'tit gars, les canards ? Ce soir, i' dormiront dans les joncs d'Sologne ; ils ont d'la veine, eux, de pouvoir dormir.

– Vas-tu perdre le sommeil pour la Sandrine ? La mère Darnaux avait raison de te chanter pouilles. Il faut que tu aies de la vie à revendre, Cailloute, si tu en trouves encore à dépenser pour une garce qui t'a trahi.

Cailloute hocha douloureusement la tête.

– Le malheur, mon p'tit gars, je vas t'dire et t'en tâteras peut-êt'un jour, c'est qu'une femme, quand on en tient pour elle, elle est partout où elle n'est pas. Quand tu les as en face de toi, c'est cent fois rien, c'est chti, ça tient seulement pas d'bout bien que ça s'guinde et que ça essaie d'faire impression. Si tu t'raisonnes, tu t'penses : Oh là là ! c'est ça mon tourment ! et tu t'trouves bête comme un jeune chien, mais qu'a s'en aillent, tu les r'trouves partout, dans l'eau, dans l'vent, dans c'te lumière et même dans ces coteaux là-bas qu'j'ai jamais touchés.

Le jour baissait, notre pêche avait été bonne ; de grosses anguilles sorties des nasses rampaient au fond du bateau. Sans mot dire, Cailloute prit sa bourde et la barque se mit à glisser doucement sur l'eau mauve. Où étaient les retours triomphants de Cailloute quand de l'arrière il gouvernait son bachot enfaîté de cailloux, engagé dans le fleuve au ras du bordage, avec cette souveraine aisance que j'admirais tant ? C'était maintenant un passeur comme beaucoup aux gestes sages et précis, un être pour qui traverser la rivière devenait une tâche comme les autres au lieu d'être comme jadis un émerveillement et une victoire.

Débarqués chez Darnaux, tandis que nous buvions la tournée d'adieu, je lui promis de revenir le samedi d'après et d'amener avec moi Ladoué et Nan-c'est-deux. Je comptais fort sur leur présence pour réconcilier Cailloute avec sa vie d'autrefois. Au nom de Ladoué, il avait en effet montré quelque émotion.

– Quoi qu'i peut bien foutre, c'te pauv' vieille bique, depuis que j'suis pas là ? Est-ce que ça l'nourrit, ses bricolages ?

Et quand je lui eus expliqué que Boutefeu, par charité, employait souvent le vieil homme à de menus ouvrages et que Nan-c'est-deux l'avait pour ainsi dire adopté, il eut un soupir de soulagement.

– T'as raison, mon p'tit gars, faudra l'amener ; ça l'dissipera un peu : i' n'doit pas rigoler tous les jours dans le wagon d'la rue Jousselin.

Nous nous quittâmes sur ces paroles, lui en apparence détendu, et moi heureux du plaisir qu'il avait paru prendre à revoir son ancien compagnon.

Jamais arrière-saison n'avait été plus belle : un mois de novembre radieux, presque chaud, prolongeait cette année-là jusqu'au seuil même de l'hiver un été de la Saint-Martin vivace et doré. Les arbres avaient gardé sur eux leurs feuilles rousses et les routes, jaunes de soleil, rejoignaient et épousaient au faîte des collines des horizons qui ne les fuyaient pas. Le perré sur lequel nous foulions les fleurettes desséchées et comme confites dans leurs propres parfums exhalait encore son odeur balsamique de juillet et aux détours la rivière que nous longions lançait des éclairs ainsi qu'une arme. Malgré ses ans, Ladoué marchait bon train vers Cailloute, plus silencieux et plus fermé que jamais. Mais Nan-c'est-deux, que le soleil ravivait comme il réveille les lézards, faisait du vacarme pour trois et faute d'obtenir des réponses à ses propos, il avait pris le parti de chanter à tue-tête.

Chez Darnaux, nous trouvâmes Cailloute et un cousin de Darnaux, présentement au service militaire, qui y était en permission depuis la veille. La rencontre de Cailloute et de Ladoué fut simple, presque sèche.

– Te v'là donc, mon vieux brigand, et c'te santé ? dit sans plus de façons Cailloute au vieillard.

Ladoué lui mit les mains aux épaules, le regarda longuement.

– Ma santé, répliqua-t-il, meilleure que la tienne. Et il s'assit auprès du verre qu'on lui remplissait déjà.

Tandis que nous buvions, Nan-c'est-deux à lui seul fit les frais de la conversation et son entrain parut pour un temps tirer Cailloute de lui-même. Le cousin de Darnaux, qui était aux pontonniers, se vit sur la sellette et dut fournir sur ses chefs et sur la façon dont l'armée comprenait le lancement des ponts une foule d'éclaircissements.

Lorsque nous fûmes rafraîchis, Nan-c'est-deux qui avait son idée proposa une promenade ; il avait l'intention de relever entre le Port et Jargeau des endroits favorables pour un coup de tramail à donner.

– Si Ladoué est fatigué, il n'a qu'à rester dans la péniche où il tiendra compagnie à la mère Darnaux.

Mais en guise de réponse, le vieux se leva, signifiant qu'il prétendait sortir avec les hommes.

Aussi partîmes-nous tous les six , Cailloute et Ladoué, Darnaux et son cousin, Nan-c'est-deux et moi. Nous pouvions encore compter sur deux heures de jour et tout en marchant sur le perré d'un pas dont Ladoué soutenait l'allure, nous jouissions du soleil encore haut au-dessus de l'horizon et de la paix que versent sur les bords de la Loire des après-midi pareilles. Parfois, Nan-c'est-deux s'arrêtait, la main sur les yeux, pour se garantir du miroitement ; il cherchait à deviner les fonds sous l'eau qu'une première crue rendait un peu louche et interrogeait Cailloute.

– Toi qu'as l'habitude de bourlinguer dans les parages, c't'endroit que v'là au dret de nous, c'est-i' ben pêchant ?

Cailloute, redevenu absent, répondait par monosyllabes. Il avait cueilli sur le versant de la digue une longue herbe qu'il mâchonnait nerveusement, agacé du verbiage de Nan-c'est-deux.

– Faudrait tout d'même pas, articula-t-il enfin avec impatience, qu'tu t'amuses à marcher su' les pieds de Darnaux. À partir de Latingy on aura l'temps d'voir ; mais jusque-là, c'est son lot d'pêche. T'as p'têt pas la prétention d'lui faucher sa poiscaille ?

Darnaux intervint :

– Laisse donc, Cailloute. Je loue la pêche, c'est vrai, mais si l'copain trouve un bon endroit, l'dommage n'est pas grand, et i' me revaudra ça un jour ou l'autre, on est d'revue.

Ladoué qui, selon sa coutume, marchait à nos côtés sans souffler mot, battit des paupières. J'avais déjà remarqué que le désintéressement, la générosité, la noblesse avaient toujours l'air de le surprendre. Mais je n'avais jamais su s'il s'en méfiait comme de sentiments dangereux ou hostiles ou s'il saluait au passage avec une passion désespérée des vertus rares au cœur des hommes.

Le cousin de Darnaux renchérit :

– T'en fais pas, Nan-c'est-deux. La Loire est grande ; y a qu'les bourgeois pour défendre leur bien jalousement. Darnaux a jadis bricolé comme toi et c'est pas lui qui t'cherchera des misères ; t'auras guère qu'les gendarmes et qu'les gardes-pêche à redouter.

Nan-c'est-deux eut un large sourire.

– Les gardes-pêche, oh là là, c'te rigolade ! s'exclama-t-il joyeusement, surtout ceux d'ce lotissement ! En v'là qui n'ont rien cassé : y a Mouillette, oh ça, y a pas à dire, il est courageux, Mouillette. I' s'amène en douce la nuit jusque sur les équipes et alors i' faut entendre c'rébéqua : « Vous m'connaissez, bande de salauds, vous m'connaissez, j'vous possède c'coup-ci, j'vous possède, et j'm'en vas verbaliser, j'm'en vas verbaliser, et vous m'en direz des nouvelles… » et patati et patata. On l'laisse parler ; faut ben rire, puis, quand on en a marre, on l'fout à la flotte. C'est la raison pourquoi on l'appelle Mouillette ; y a été si souvent qu'à c't'heure i' doit être détrempé. Dommage qu'i' n'fasse pas pus d'impression et qu'i' n'soye pas plus costaud. Avec le cœur qu'il a, ça f 'rait un garde.

– Et l'garde au petit chien ? interrompit Darnaux.

Quand on voulait mettre Nan-c'est-deux hors de lui, on n'avait qu'à évoquer le garde au petit chien. Sous l'apparence débonnaire d'un bourgeois, il se promenait en bicyclette sur les levées de la rivière, portant devant son guidon un panier dans lequel reposait un roquet noir. Il était venu s'asseoir auprès de Nan-c'est-deux qui ne le connaissait pas encore un jour où ce dernier pêchait avec des lignes de fond dans un cantonnement de la société. Il avait engagé la conversation fort courtoisement, avait parlé avec émotion du petit compagnon qu'il emmenait avec lui dans ses promenades ; il avait même fini par demander à Nan-c'est-deux du feu pour sa cigarette. Et comme celui-ci se fouillait : « Montrez-moi donc, par la même occasion, avait-il ajouté, votre carte de sociétaire. Voici ma plaque. »

– J'ai été fait, concluait Nan-c'est-deux, fait comme un rat ; et i' m'a bel et bien fichu procès-verbal, ce fumier, malgré sa cibiche qu'j'y avais allumée.

Nous attendions le récit bien connu de cette aventure quand Darnaux poussa soudain un juron étouffé. À quelques mètres à peine de nous, débouchant du chemin de Latingy qui rejoint la levée en cet endroit, un couple de promeneurs venait d'apparaître : Sandrine et Luigi. Il y avait longtemps qu'ils ne se cachaient plus et qu'on pouvait les voir ensemble ; cependant, par une naturelle prudence, l'Italien évitait d'ordinaire les abords de la rivière. Un caprice de Sandrine avait engagé ce jour-là le couple sur la pente raide du sentier qui, à travers un petit bois, rattrape la digue auprès d'une cabane où les cantonniers des Ponts et Chaussées ont coutume de ranger leurs outils. Maintenant nous nous trouvions presque face à face. D'instinct, je me rapprochai de Cailloute ; il avait vu les promeneurs et sa fureur se décelait à son nez devenu soudain mince et cireux, à sa bouche dont un tic tiraillait les commissures et faisait trembler ses longues moustaches fauves. Il continua à avancer pourtant, tandis que nous nous serrions pour livrer passage aux amants sur l'étroite levée. Mais au moment où nous nous croisions et comme Luigi touchait son feutre à l'adresse de Darnaux qu'il connaissait, Cailloute s'arrêta, tira de sa bouche l'herbe qu'il mâchonnait et cracha comme lui seul savait cracher dans la direction de l'Italien et de sa compagne ; puis il reprit sa route à nos côtés.

Nous en étions quittes à bon compte. Déjà j'échangeais un regard d'intelligence avec Darnaux quand un double cri retentit, un cri de femme d'abord : « Non, non, Luigi, laisse-le… Laisse… Prends garde, Cailloute ! » auquel répondit une sorte de râle de Cailloute, qui tomba soudain en avant sur les genoux et sur les mains, si près de moi qu'il faillit m'entraîner dans sa chute.

Vivement retourné je vis Ladoué se baisser, ramasser et brandir avec une promptitude et une vigueur surprenantes une traverse oubliée, la lancer à la volée dans les jambes d'un homme en fuite et courir si prestement qu'il fut sur lui au moment même où il s'abattait. Cailloute, relevé d'un immense effort, arrachait de ses reins le couteau que l'autre lui avait lancé. C'était son destin d'être frappé par des lâches et par-derrière.

Ce qui suivit fut si rapide que je n'en ai gardé que le souvenir d'une tragique gesticulation : je vis Cailloute marcher vers la cabane du cantonnier en laissant sur l'herbe une traînée de sang et s'y saisir d'une pioche, tandis que devant un Ladoué terrible, aux yeux inhumains, au poing armé du couteau de Raffart, l'Italien fou de terreur revenait à reculons vers nous. Sans doute il dut faire mine de feinter pour prendre le large, car le vieux le piqua férocement. Hurlant de douleur, affolé d'effroi, il se rejeta dans les bras du cousin de Damaux qui, de toute sa force, le relança sans pitié sous la pioche levée de Cailloute. Le fer s'abattit, puis les deux hommes sur le sol de la digue qui sonna de leur chute, et ils demeurèrent allongés en croix, Luigi dessous et Cailloute sur la face en travers de son rival mort.

Quand, à peine revenus de notre surprise, Nan-c'est-deux, Darnaux et moi nous nous précipitâmes pour le relever, les faibles battements de son cœur nous apprirent qu'il vivait encore. Nous l'avions d'abord transporté dans la cabane du cantonnier, mais quand il revint à lui il nous fit signe de l'allonger à mi-pente du perré, face à la rivière, et c'est sur ce talus que nous le couchâmes. Puis le cousin de Darnaux courut à Chécy chercher un médecin et tous les cinq nous restâmes auprès du blessé.

Il avait mauvais visage : les yeux trop brillants, les pommettes trop rouges, et il se plaignait d'avoir soif et d'avoir froid. Nous le couvrîmes de nos vêtements, mais comme je voulais empêcher qu'on lui donnât à boire avant la venue du docteur, Ladoué haussa les épaules et descendit au fleuve remplir sa casquette d'eau.

– Il est tombé su' l'nez, me confia-t-il à son retour, fichu pour fichu autant qu'i n'souffre pas trop.

Lorsque Cailloute fut désaltéré, il parut renaître et, promenant ses regards sur nous :

– Je l'ai eu tout de même, hein ? l'macaroni ! prononça-t-il avec satisfaction. I' doit être rudement chouette su' l'dos ; y a qu' comme ça qu'il est vraiment à son avantage.

Mais ce mieux fut de courte durée. Nous le vîmes pâlir progressivement ; ses traits se tirèrent et un hoquet incoercible se mit à le secouer. Le soir commençait à s'annoncer par le vent frais qui souffle à cette heure dans la vallée. Non loin de nous, nous entendions sangloter quelqu'un. Nan-c'est-deux se retourna.

– C'est la Sandrine, fit-il à voix basse. Elle a lâché l'aut' pour venir ici ; faut croire que ça l'a dégoûtée, c'te traîtrise !

Mais soudain la voix de Ladoué, une voix inaccoutumée, nette et mordante, riposta :

– Penses-tu qu'ça sache seulement c'que c'est qu'une traîtrise !

Et, ramassant une pierre, il la lança de toute sa force dans la direction de la femme. Atteinte en plein front, elle ne cria ni ne bougea, et sans étancher le sang qui coulait sur son visage, elle continuait à pleurer à gros sanglots comme une petite fille. Ladoué ramassait déjà une autre pierre, mais Cailloute qui devait avoir entendu eut un mouvement, fit un effort pour étendre le bras.

– Laisse-la, Ladoué, articula-t-il péniblement, tu me fais mal.

Aussi la Sandrine ne quitta-t-elle pas le haut du perré. Les cheveux au vent, la tête dans ses mains, frissonnant d'horreur et de froid, nous l'entendions répéter avec obstination au milieu de ses larmes : « Ce n'est pas de ma faute, Cailloute, pas de ma faute. »

– C'est jamais d'leur faute, dit Darnaux, que cette plainte exaspérait, c'est avantageux ; ça dispense de bien des choses.

Mais Cailloute s'était mis à délirer ; il revivait la campagne qu'il avait faite dix ans auparavant avec Darnaux quand devant la crue menaçante il avait dû ranger les péniches dans l'embouchure du Rollin.

Malgré les efforts que nous faisions pour le maintenir et pour l'apaiser, il s'agitait, criait des ordres, invectivait des compagnons trop mous.

– Quand un blessé se met comme ça à repasser sa vie, c'est mauvais signe, prononça Nan-c'est-deux.

Ce fut aussi l'avis du médecin qu'on ramenait. Aux dernières lueurs du jour, il examina Cailloute.

– Rien à faire, déclara-t-il, le rein et l'intestin sont touchés et je parierais bien que vous lui avez donné à boire. Maintenant on pourrait toujours le faire transporter à l'hôpital ; il y serait mieux qu'ici pour mourir.

Déjà je le priais de téléphoner dès son retour pour réclamer une voiture d'ambulance, mais Ladoué s'interposa :

– Pas besoin d' tout' ces manigances, dit-il impérieusement, i' n'peut pas êt' mieux qu'icite pour mourir.

J'eus honte alors de n'avoir pas senti, moi son matelot, comme l'avait fait son vieux compagnon, que la pente sauvage d'un perré était le seul lit sur lequel Cailloute dût mourir. Il y mit longtemps, car si depuis bien des jours déjà son âme s'était détachée d'une vie sans joie, la robuste chair à laquelle il avait dû en partie son désir et son plaisir de vivre orgueilleux luttait encore, lente à renoncer et à s'avouer morte.

Transi de froid, claquant des dents, me collant d'instinct à lui pour me réchauffer à sa fièvre, je passai la nuit entière auprès de celui qui avait ouvert à mon enfance le monde merveilleux de la rivière et de son cœur et qui mourait sottement, comme mon père le lui avait jadis prédit, mais du moins vengé.

Dans son délire il avait pris ma main, l'avait lâchée, l'avait serrée de nouveau ainsi qu'au départ de notre maison le jour où nous étions sortis ensemble pour la première fois. À plusieurs reprises il me sembla l'entendre murmurer :

– Mon p'tit gars… Mon matelot… I' s'dégonfle pas… I' n'a pas craillé.

Et à la pensée qu'allaient s'éteindre l'affection et l'estime que ce cœur rude avait eues pour moi, je me sentais creusé d'une vertigineuse détresse. Le chagrin et le froid m'énervaient ; j'épiais à l'est la montée de l'aube, comme si la lumière eût dû mettre un terme à mon angoisse. Elle se leva enfin, plus froide encore que la nuit ; elle fit couler entre les piles du pont de Jargeau qu'elle rendit visible au lointain une clarté blême plus hostile encore que l'ombre. Mais tandis qu'elle montait et qu'elle commençait à blanchir, de tous les points de l'étendue les cloches du dimanche se mirent à tinter subitement : celles de Sandillon, celles de Saint-Jean-de-Braye, celles de Jargeau, et d'autres encore plus lointaines venues des profondeurs du val et que semblaient étouffer en chemin les arbres et la distance. Au fur et à mesure qu'entrait en branle un clocher nouveau, la lumière semblait croître avec les sons. Maintenant elle colorait l'eau du fleuve d'un rose acide ; elle nous révélait les rides légères que le vent du matin faisait courir à sa surface et qui, semblant prolonger les vibrations des cloches pour les porter jusqu'à nous, donnaient l'illusion que leur tintement montait du fleuve même et comme d'un palais englouti.

– Le pauv' vieux, remarqua Darnaux d'une voix tremblante, du moins i' n'aura pas manqué d'glas.

Cailloute râlait, ramenait machinalement sur sa gorge une couverture de berger qu'on avait été quérir et qu'on avait jetée sur lui. Quand le son des cloches s'éteignit, quand le tintement de la dernière d'entre elles fut venu mourir et déferler au-dessous de nous, nous l'entendîmes soudain crier :

– Une péniche ! Une péniche sur le canal, ç'aurait été plus plaisant et j'l'aurais gardée !

Puis, comme les vaisseaux chavirant semblent dresser un instant au-dessus des flots leurs œuvres vives et, plus haut que jamais, au moment de s'engloutir, les feux qui les illuminent encore :

– La rivière ! fit d'une voix que la mort noyait Cailloute, enfin ramené à son plus grand amour.

Deux larmes, rondes et vives comme du mercure, roulèrent sur les joues de Ladoué qu'elles ne mouillèrent point.

Pont-aux-Moines, Rabat, 1926-1928.


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