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Marie-Anne Barbier

LA FORCE DES PREMIÈRES INCLINATIONS
histoire espagnole

dans Le Théâtre de l'amour et de la fortune, 1713 (pages 34 à 105)


 

[*34*] Rien n'est si facile que de s'opposer aux premières inclinations dans leur naissance : comme elles n'ont pas encore acquis assez de force, une absence de quelques mois suffit pour les détruire ; mais rien n'est plus difficile que de les surmonter quand elles sont fortifiées par une longue habitude. L'histoire que je vais conter prouvera ce que j'avance ; je l'ai prise dans un original Espagnol.

Dans la ville d'Avila, l'une des plus considérables de la vaste monarchie d'Espagne, naquit une aimable fille, appelée Laure. La nature, qui l'avait mieux partagée que la [*35*] fortune, ne lui laissait rien à souhaiter pour les avantages du corps ; et l'éducation, jointe aux dispositions qu'elle avait à devenir une des plus spirituelles personnes du monde, acheva de la dédommager de la perte d'un gros héritage qui aurait dû lui appartenir comme fille unique d'un des plus riches seigneurs de la Province, si son père avait pris soin de le conserver tel qu'il l'avait reçu de ses ancêtres. Don Henriques était le nom de ce père peu économe. Ce n'est pas qu'il fût réduit à la dernière pauvreté : les débris de sa fortune étaient suffisants pour le garantir du besoin ; mais il ne lui restait pas assez de biens pour soutenir sa noblesse, qui était des plus anciennes d'Espagne. Il était même devenu aussi avare dans sa vieillesse qu'il avait été prodigue dans sa jeunesse, et ce fut cette avarice qui pensa précipiter sa fille dans un abîme de malheurs dont elle ne fut sauvée que par un espèce de miracle que le Ciel fit en faveur de sa vertu.

Si Don Henriques, par un retour sur lui-même, quoiqu'un peu tardif, avait conservé quelques biens, [*36*] Don Carlos, son frère, n'avait été ni si heureux, ni si sage : il ne s'aperçut des mauvaises suites qu'il devait attendre de la dissipation de son patrimoine que lorsqu'il ne lui en restait plus rien. Mais ce qui lui en fit plus regretter la perte, ce fut l'état déplorable où il réduisait un fils unique, qu'il avait vu naître dans de plus brillantes espérances. Il ne s'aperçut qu'il était père et qu'il aimait son fils, que nous appellerons Valère, que lorsqu'il n'eut plus d'autres marques de tendresse à lui donner qu'un repentir inutile et des réflexions hors de saison. Il fut longtemps à se déterminer sur le parti qu'il devait prendre dans une si fâcheuse extrémité ; mais la fortune, qui méditait en lui un des plus prodigieux ouvrages de ses vicissitudes, lui fit naître une occasion, qu'il embrassa plutôt par désespoir que par une mûre déliberation.

Un de ses parents, qui était Grand d'Espagne et qui, selon toutes les apparences, n'avait pas été meilleur ménager que lui, venait d'obtenir la vice-royauté du Pérou. Don Carlos n'en eut pas [*37*] plus tôt appris la nouvelle qu'il courut à Madrid et le pria de lui permettre de le suivre. Ce Seigneur, à qui ses propres malheurs avaient appris à compatir à ceux des autres, et surtout quand ils lui appartenaient d'aussi près que l'infortuné Don Carlos, lui promit toute l'assistance dont il pourrait avoir besoin dans un voyage qu'il s'avisait de faire si tard, ayant déjà près de soixante ans. Don Carlos, ravi des promesses de son parent, retourne à Avila, remet son fils, âgé de dix ans, entre les mains de Don Henriques, son frère; et, après les avoir embrassés tendrement tous deux, il alla rejoindre son nouveau bienfaiteur à Cadix, d'où ils firent voile pour le Pérou.

Don Henriques, quoique devenu avare sur ses vieux ans, n'avait pas laissé de consentir à donner le secours que les larmes de son frère lui avaient demandé pour le jeune Valère. Il est vrai que les protestations qu'il lui avait faites en le quittant de partager avec lui sa fortune à venir n'y avaient pas peu contribué. Il éleva son neveu comme s'il eût été son propre fils; et, comme ce jeune [*38*] enfant était très aimable, il n'eut pas beaucoup de peine à se faire aimer de son oncle ; mais, s'il en était aimé, il n'était pas assez ingrat pour ne pas répondre aux marques de bonté qu'il en recevait. Il se souvenait tous les jours que son père, dans les derniers embrassements, lui avait ordonné de regarder ce nouveau père, entre les mains de qui il le laissait, comme celui qui lui avait donné le jour. Ces paroles, qu'un torrent de larmes avait accompagnées, s'étaient gravées si avant dans son cœur que rien n'était capable de les en effacer, et les obligations qu'il avait à Don Henriques s'augmentant avec l'âge lui faisaient une loi indispensable de redoubler la tendresse pour cet oncle si plein de bonté.

Il est temps de revenir à Laure, dont nous avons d'abord parlé. Elle n'avait que sept ans lorsque Valère, qui en avait dix, entra chez son père. La conformité d'âge et d'humeurs, jointe aux liens du sang, commença d'abord à former entr'eux une amitié qui s'accrut tous les jours par une mutuelle découverte des belles qualités dont ils étaient [*39*] doués. Cette amitié alla si loin qu'ils ne pouvaient presque plus vivre l'un sans l'autre ; et, pour en mieux serrer les nœuds, ils convinrent de ne s'appeller que des doux noms de frère et de sœur. Don Henriques ne s'opposa point aux marques de tendresse qu'ils se donnaient même à ses yeux  et, ayant appris par des lettres de son frère le commencement de sa fortune, il n'était pas fâché que le jeune Valère aimât assez sa fille pour l'épouser un jour, la proximité du sang ne lui paraissant pas un obstacle difficile à surmonter.

C'est ainsi que tout conspira d'abord à l'union de ces deux jeunes cœurs qui, déjà liés l'un à l'autre plus qu'ils ne pensaient, attribuaient à la seule amitié cette tendre complaisance que l'amour y avait fait naître sans les consulter. Il est vrai que Laure, ayant atteint l'âge de treize ans, commença à devenir plus réservée et retrancha à Valère certaines privautés que l'enfance avait autorisées et que la raison condamnait, raison sévère et importune dont Valère ne put s'empêcher [*40*] de murmurer ; mais il fallut obéir, et Laure lui expliqua ses intentions d'un ton si ferme qu'il n'eut pas la force d'y répondre.

Ce n'était pourtant là que les prémices des tourments que l'amour, qu'il ne connaissait pas encore, devait lui faire sentir quand il se serait déclaré. Ce temps n'était pas loin : Laure était à sa quinzième année et sa beauté déja formée faisait tant de bruit que les plus grands seigneurs d'Espagne soupiraient pour elle et se disputaient à l'envi l'honneur d'une conquête si glorieuse. Et le triste Valère se trouvait tous les jours fatigué des visites qu'ils rendaient à Laure qui, ne pouvant par bienséance les rebuter, était forcée de leur accorder des heures qu'elle aurait passées plus agréablement avec son aimable parent.

Mais ce qui acheva de désespérer Valère, ce fut la recherche d'un de ses rivaux, qui était fils unique d'un des plus riches seigneurs d'Avila. Ce nouvel amant de Laure s'appellait Octave. Il la voyait tous les jours et ne pouvait la quitter sans une mortelle douleur. Son père, qui l'aimait tendrement, [*41*] lui demanda cent fois la cause de sa tristesse, sans en pouvoir arracher l'aveu. Quoique la noblesse de Laure ne fût pas inférieure à la sienne, la disproportion qui se trouvait en leurs fortunes lui faisait craindre un refus de la part de son père ; mais, s'étant enfin enhardi par l'intérêt que ce tendre père prenait à la peine qu'il lui voyait souffrir, il lui avoua qu'il aimait la belle Laure, et que c'était dans sa possession qu'il mettait le bonheur de sa vie.

Le père d'Octave, qui avait d'autres vues pour son fils, voulut d'abord faire valoir l'autorité qu'un nom si sacré lui donnait sur lui ; mais, voyant que son mal ne faisait que s'irriter par la résistance, il promit enfin à son fils de demander Laure à Don Henriques, ce qu'il exécuta dès le lendemain.

La proposition qu'il en fit à cet avare et ambitieux vieillard fut reçue comme il pouvait le souhaiter. Un établissement aussi brillant que celui qu'on présentait à Don Henriques pour sa fille lui fit ouvrir les yeux; il crut que la fortune voulait se réconcilier avec lui, et lui rendre tout [*42*] ce qu'elle lui avait ôté. Les espérances que les dernières lettres de son frère lui faisaient entrevoir lui parurent alors dans un point de vue trop éloigné pour mériter son attention; la réalité fit place à la chimère et le bien présent l'emporta sur le bien à venir. Il remercia Don Alonse (c'était le nom du père d'Octave) du choix qu'il faisait de sa fille et de l'honneur qu'il lui faisait à lui-même de préférer son alliance à bien d'autres où la fortune aurait été d'intelligence avec la noblesse. Il lui promit de disposer sa fille à recevoir la main d'Octave, et lui répondit de son obéissance.

Quelle fut la douleur de Laure quand elle apprit de son père qu'il l'avait destinée à Octave! Elle ne répondit à la première déclaration de ses volontés que par des larmes, qu'elle n'attribua d'abord qu'au regret qu'elle aurait de quitter un père qu'elle aimait tendrement. Elle s'en expliqua ainsi avec Don Henriques, qui n'oublia rien pour la consoler d'une séparation dont un établissement si avantageux devait la dédommager. Il la laissa essuyer ses pleurs, et courut [*43*] chez Don Alonse pour lui faire part de l'heureuse disposition où il avait trouvé sa fille. Laure ne fut pas plutôt seule qu'elle s'abandonna toute entière à son affliction. Ce fut dans ce triste moment de liberté qu'elle réfléchit sur ce qui se passait dans son cœur : Valère se présenta à son imagination avec tout son mérite; elle se rappella ce tendre lien qu'une douce habitude avait formé entr'eux, et ne put soutenir la pensée de le rompre pour toujours sans murmurer contre les faveurs de la fortune qui, à force de bienfaits, allait la rendre la plus malheureuse personne du monde.

Elle était dans cette douloureuse situation lorsque Valère entra dans sa chambre. Ses larmes, et un soupir qu'elle ne put retenir à son approche, alarmèrent ce cher parent ; il lui demanda en tremblant d'où pouvait naître sa douleur.

« Il faut nous séparer, lui répondit Laure.

– Nous séparer ! interrompit Valère, avec un saisissement dont peut-être il ne pénétra pas d'abord la cause. Ah ! que m'annoncez-vous ?

– Ce que mon père vient de m'annoncer à moi-même, répliqua [*44*] Laure : il me marie à Octave.

– Quel coup de foudre ! s'écria Valère ; quoi, je perds pour jamais tout ce que la fortune impitoyable m'avait laissé qui me pût faire aimer la vie! »

À ces mots, ces deux tendres parents gardèrent un silence plus éloquent que tout ce que la plus forte passion aurait pu suggérer de plus vif, et leurs larmes et leurs soupirs furent les seuls interprètes de leurs véritables sentiments, qu'ils ne pouvaient ou qu'ils n'osaient démêler.

Laure interrompit enfin ce long silence.

« Il faut céder à notre destin, dit-elle à Valère. Je dépends d'un père : c'est à lui à disposer de moi. La fortune ne m'avait compté que quelques jours heureux : ils sont arrivés à leur terme ; tout le reste ne sera qu'amertume pour moi ; je serai la victime de l'ambition de Don Henriques. Mon cœur en gémit, mais il faut obéir.

– Que vous êtes heureuse, s'écria le désespéré Valère, de pouvoir si facilement prendre votre parti ! Je vois trop que je ne vous suis pas aussi cher que vous m'êtes chère. De deux cœurs qu'une douce habitude avait unis, l'un se détache sans peine [*45*] et l'autre est arraché. Ah ! trop indifférente Laure, vous ne m'avez jamais aimé !

– Que vous êtes injuste, répondit Laure, en poussant un profond soupir, si vous croyez ma douleur moins vive que la vôtre! J'ai besoin de toute ma vertu pour ne pas accuser mon père de cruauté ; mais, quelque loi que m'impose mon devoir, je sens bien que je ne puis lui obéir qu'à demi et que mon cœur se venge en secret de la violence qu'on lui fait. Non, Octave ne me fut jamais si odieux que depuis qu'on m'a ordonné de le recevoir comme devant être mon époux.

– C'est donc à moi, interrompit brusquement Valère, de vous épargner un sacrifice qui nous coûterait trop à tous deux : je ne souffrirai jamais qu'Octave possède un bien… »

Il s'arrêta à ces mots, et la jalousie commença à le faire apercevoir de l'amour, qui jusqu'alors s'était caché sous le nom d'amitié ou de douce habitude.

« Je ne sais, ajouta-t-il en baissant la voix, quels sont les mouvements confus dont je me sens agité ; je vous ai toujours aimée, belle Laure ; mais que j'étais loin de [*46*] connaître la nature de mon engagement ! J'ouvre les yeux pour la première fois. Je ne m'étais jamais enhardi jusqu'à souhaiter de vous posséder, mais je ne puis souffrir qu'un autre vous possède, et Octave ne saurait vous ôter à moi sans m'arracher la vie. Je cours le chercher, ce trop heureux rival, et ma fureur…

– Ô Ciel! qu'allez-vous faire ? lui dit la tremblante Laure, en l'arrêtant. Si vous n'êtes pas touché de la frayeur mortelle que je sens à vous voir exposer une vie d'où dépend la mienne, du moins soyez sensible au soin de ma gloire, et songez aux honteuses suites de l'éclat que vous allez faire. Car enfin, Valère, que ne dira-t-on pas si vous attaquez les jours d'Octave, que je n'ose encore appeler votre rival, dans le temps qu'il veut m'épouser ? On ne manquera pas de me faire un crime de la plus innocente union qui fut jamais. Mais que dis-je? innocente ! elle ne l'est plus depuis un moment. Votre secret vous est échapé : je dois vous fuir avec soin; je connais vos sentiments, et l'aveu que vous venez de m'en faire me livre [*47*] à des réflexions qui me font trembler.

– Ne les rejetez pas ces tendres réflexions, lui dit Valère en se jetant à ses pieds ; qu'ont-elles de si injurieux pour vous ? Pourquoi vouloir étouffer cette secrète voix qui vous parle en faveur du plus passionné de tous les amants? L'obstacle que le sang a mis entre nous n'est pas insurmontable, et notre amour, autorisé par les lois, n'en deviendra que plus tendre et plus constant. La fortune seule se déclare contre moi, elle est du parti de mon rival ; mais fiez-vous en à son inconstance naturelle : nous la verrons changer, et le Ciel ne nous a pas faits l'un pour l'autre pour détruire son ouvrage.

– Mais que voulez-vous que je fasse ? répondit la tendre Laure. Mon cœur n'a que trop de penchant à vous croire, et à se laisser séduire aux douces espérances qui vous flattent. Je sens qu'il est de votre parti ; mais enfin dois-je désobéir à mon père ? que dis-je désobéir ? Je viens de l'assurer de ma soumission à ses ordres ; je l'ai peut être trop engagé avec Don Alonse ; je l'expose à tout son ressentiment si je le réduis à lui [*48*] manquer de parole. C'est un père, vous le savez, qui m'a toujours tendrement aimée, et qui n'envisage que ma fortune dans ce sacrifice dont le penchant que j'ai pour vous me force à gémir.

– Ah! que les réflexions que vous faites sur ce que vous devez à Don Henriques me livrent à d'étranges remords, répondit le triste Valère; elles me rappellent toutes les obligations que je lui ai, et m'accusent envers lui de la plus noire ingratitude. Que je suis malheureux ! poursuivit-il. Faut-il me voir réduit à la cruelle nécessité de trahir mon honneur et mon amour? Mais enfin, charmante Laure, ajouta-t-il, ne pouvons-nous pas trouver quelque tempérament dans une conjoncture si délicate? Don Henriques vous aime; il ne sait pas tout ce que vous va coûter l'obéissance qu'il exige de vous.

– Et dois-je lui déclarer, interrompit Laure, une secrète inclination que je n'ose encore avouer ?

– Non, répondit Valère, je ne dois pas vous porter à faire un aveu si déraisonnable ; mais vous pouvez lui faire connaître l'aversion que vous avez pour Octave. [*49*] Vous pouvez ajouter que vous ne vous en êtes aperçue que depuis que ses ordres absolus vous l'ont fait regarder comme époux, et que vous avez fait tous vos efforts pour la combattre. Il ne vous refusera pas un délai de quelques mois pour achever de vous vaincre. C'est beaucoup, ma chère Laure, que de gagner du temps. La fortune de mon père peut changer, et du moins notre malheur sera différé.

– Je veux bien vous accorder ce que vous me demandez, lui dit Laure en lui ordonnant de se retirer. Mais, si mon père est inexorable, il faudra nous soumettre à la cruelle loi qu'il nous impose. »

Valère voulut se jeter à ses pieds, pour lui rendre grâces de la promesse qu'elle lui faisait de résister à son père autant que la bienséance le lui permettrait. Mais elle lui fit prévoir le danger où ils s'exposaient s'ils étaient surpris en cet état, et l'obligea de se retirer.

Les réflexions où s'abandonnèrent nos deux amants après cette conversation furent des plus tristes. L'amour qui, pour le mieux déguiser sous le nom d'amitié, ne leur [*50*] avait fait goûter que des plaisirs tranquilles dans ce doux rapport d'inclinations où ils s'étaient aveuglément abandonnés, sembla vouloir leur faire payer les douceurs dont il les avait comblés, et leur faire acheter celles qu'il leur destinait par des rigueurs non encore éprouvées. Ce ne fut pas sans beaucoup de combats que Laure se confirma dans la résolution de tenir parole à son amant, qu'elle ne pouvait plus s'empêcher de reconnaître sous ce nom. L'obéissance qu'elle devait à son père, et dont elle n'était jamais sortie, lui demandait un sacrifice de ses plus tendres inclinations.

Ce sacrifice lui paraissait au-dessus de ses forces, et elle se regardait comme la plus malheureuse personne du monde. Si Don Henriques s'obstinait à la vouloir traîner à l'autel, Valère, de son côté, n'était guère moins combattu. Tout ce que son oncle avait fait pour lui, l'ordre qu'il avait reçu de son père de lui rendre les mêmes devoirs qu'à l'auteur de ses jours, l'établissement qu'il faisait manquer à Laure, la crainte de ne pouvoir l'en [*51*] dédommager, toutes ces réflexions s'unissaient pour l'accabler ; mais elles se dissipaient à la seule vue du bonheur de son rival : Laure entre les bras d'un autre était pour lui le spectacle le plus désespérant, et il ne pouvait y penser sans fureur.

Laissons-les tous deux s'abandonner aux plus douloureuses réflexions, et revenons à Don Henriques. À peine eut-il vu les dispositions favorables où sa fille était de lui obéir qu'il courut porter cette heureuse nouvelle à Don Alonse, qui ne manqua pas d'en faire part à son fils. Ce jeune amant en fut si transporté de joie qu'il vola chez son aimable maîtresse pour lui faire des remerciements proportionnés au bonheur qui faisait ses plus douces espérances, et auquel il croyait déjà toucher. Mais quelle fut sa surprise quand il trouva Laure glacée à son abord ! Et quelle fut sa douleur quand elle le pria, les yeux en pleurs, de ne pas presser un hymen qui l'arrachait à tout ce qu'elle avait de plus cher !

« Vous n'ignorez pas, lui dit-elle, quel est l'attachement d'une fille pour un père qu'elle aime [*52*] tendrement, et dont elle est également chérie? Laissez-moi me préparer à cette cruelle séparation, je vous en conjure par la tendresse que vous sentez pour votre père ; et si ce n'est pas assez, j'ose vous en prier par celle que vous avez pour moi. Vous ne sauriez m'en donner de preuve plus sensible, et je prendrai vos refus pour des marques d'indifférence. »

Octave eut beau lui représenter que ce serait lui marquer peu d'amour que de consentir à voir différer son bonheur, elle voulut être obéie, et il fallut se soumettre à ce dur commandement.

Don Henriques ne comprenait rien au peu d'empressement de Don Alonse à faire les préparatifs d'un mariage qu'il avait d'abord paru souhaiter avec tant d'ardeur. Il tâcha d'en démêler les raisons, et ne put apprendre sans colère que sa fille seule était la cause d'un délai, qui pouvait dégénérer en refus de part ou d'autre.

« Quel est votre dessein ? dit-il à Laure : vous différez votre bonheur et le mien ! La fortune veut se réconcilier avec nous, et vous la rebutez ! Que deviendrons-nous si [*53*] Octave et Alonse, fatigués de votre résistance, viennent à changer de sentiment et portent ailleurs les avantages qu'ils sont prêts à vous faire ?

– Mon père, répondit Laure d'une voix entrecoupée de sanglots, l'obéissance que je vous ai toujours vouée ne m'a pas permis de balancer à satisfaire à vos volontés aussitôt que vous me les ayez fait entendre ; mais la douleur que j'ai sentie depuis ce triste moment m'ayant engagée à consulter mon cœur, j'y ai trouvé tant d'éloignement pour l'établissement que vous m'avez proposé que je n'ai pu m'empêcher de souhaiter qu'il fût au moins différé. Si jamais votre fille vous fut chère, continua-t-elle en redoublant ses soupirs, ne lui refusez pas la grâce qu'elle vous demande et qu'elle attend de votre tendresse.

– Je ne vous ai que trop aimée, répondit brusquement Don Henriques ; vous ne méritez pas les soins que je prends pour vous. Mais, puisque vous répondez si mal à mes bontés, il est temps que je fasse valoir l'autorité de père. Je veux bien vous accorder trois jours pour vaincre une répugnance [*54*] que vous devriez m'avoir sacrifiée ; mais, après ce temps, si vous persistez dans votre désobéissance, vous devez vous attendre aux plus éclatantes marques de mon indignation. »

L'irrité Don Henriques n'eut pas plutôt quitté sa fille qu'il songea aux moyens de faire réussir une entreprise dont la fortune dépendait ; et, craignant que Don Alonse ne se fût rebuté d'un retardement qui sentait un peu le refus, il alla chez lui pour l'assurer du consentement de sa fille qui n'avait, disait-il, demandé du temps que par un motif de tendresse paternelle. Après avoir mis l'esprit de Don Alonse et celui d'Octave dans la situation où il les voulait, il employa toute son adresse à démêler d'où pouvait naître l'obstacle que Laure opposait à un établissement qui semblait passer toutes ses espérances. Il ne prit pas le change sur cette prétendue tendresse filiale dont Laure avait prétexté sa répugnance; il se rappela tous les soins que Valère lui rendait, la sensibilité qu'elle y témoignait et ce rapport d'inclinations qui les liait si étroitement l'un à l'autre, et ne douta [*55*] plus que ce ne fût là ce grand obstacle qu'il avait à surmonter. O qu'il se repentit pour lors d'avoir permis, et même souhaité une union qui devenait si fatale à ses véritables intérêts ! La fortune chimérique de son frère, sur laquelle il avait compté, le mettait en danger d'en perdre une véritable qui s'offrait à lui d'elle-même et qui, selon toutes les apparences, ne reviendrait plus s'il la laissait une fois échapper. Ces craintes redoublaient sa colère contre Laure ; mais à quoi pouvait le conduire une colère stérile qu'à un vain éclat qui réduirait la fille à prendre le parti du couvent? Sa fortune n'en aurait pas moins été perdue; et, comme rien ne lui importait tant que de se la conserver, il se détermina à employer l'artifice au défaut de la force; et voici comment il s'y prit.

Il fit appeller Valère qui, se doutant à peu près de quoi il s'agissait, aurait bien voulu concerter avec Laure la réponse qu'il devait faire à Don Henriques ; mais, craignant de se rendre suspect par une démarche qui serait sans doute éclairée par les [*56*] ordres secrets du défiant vieillard, il se rendit auprès de lui.

« Venez, mon cher fils, car ma tendresse ne peut vous donner d'autre nom, lui dit Don Henriques dès qu'il le vit paraître; venez m'assister dans une conjoncture d'où dépend le bonheur ou le malheur du peu de jours qui me restent. Vous avez sans doute entendu parler du riche parti qui se présente pour ma fille : elle a trop de confiance en vous pour vous en avoir fait un mystère. Ce n'est pas cette confiance, poursuivit-il, que je condamne en elle : j'en ai trop besoin pour Laure. L'ingrate Laure, malgré toutes les marques de tendresse qu'elle a toujours reçues de moi, me désobéit pour la première fois ; mes caresses ni mes menaces ne sauraient lui faire changer de résolution, et je désespérais de la voir rentrer dans son devoir si la confiance qu'elle a en vous ne me rassurait. Je ne vous rappelle pas, mon cher Valère, les tendres soins que j'ai pris d'élever votre enfance : de si grandes obligations ne s'effacent jamais d'une âme bien née, et je ne doute point que vous ne mettiez en [*57*] usage tout le crédit qu'une douce et longue habitude vous a donné sur l'esprit de Laure, pour la porter à consentir, sans plus de remise, à recevoir la main d'Octave. »

Il faudrait n'avoir jamais aimé pour ne pas sentir le trouble que ces derniers mots excitèrent dans le cœur de Valère. À quelle plus dure nécessité pouvait-il être réduit ? On le chargeait du funeste soin de rendre son rival heureux. Il ne put s'empêcher de frémir, et le changement de son visage fut tel qu'il n'échappa point à la pénétration de Don Henriques, qui le soupçonnait trop pour ne pas l'examiner. Ce malheureux amant tâcha néanmoins de se remettre, et commença par représenter à son oncle que, le mariage étant un des plus importants états de la vie, il ne devait pas trouver étrange que sa fille ne s'y engageât pas légèrement, que le temps pourrait la vaincre et qu'il ne pouvait lui refuser le retardement qu'elle lui demandait sans trahir cette tendresse qu'elle lui avait toujours témoignée.

« Ce retardement, interrompit Don Henriques, est trop dangereux : Octave [*58*] peut porter ailleurs un amour qui doit faire tout mon bonheur et celui de ma fille; ainsi ne m'en parlez plus, et disposez-vous à me prêter le secours que je vous demande.

– Je vous ai dit, répartit Valère, ce que l'amitié que j'ai pour Laure et la justice même m'ont inspiré. Mais, puisque vous voulez être obéi, je vais faire tous mes efforts pour persuader Laure. Tout ce que je crains, ajouta-t-il, c'est de mal répondre à ce que vous attendez de moi, et de trouver plus de difficultés que vous n'en prévoyez dans l'entreprise dont vous me chargez, et que je n'accepte qu'à regret.

– Je vous entends, lui dit alors Don Henriques; vous êtes plus attaché aux intérêts de ma fille qu'aux miens, et le peu de disposition que je vous vois à me servir me fait mal augurer du succès.

– Ah! ne croyez pas, interrompit Valère, que je ne vous serve avec toute l'ardeur possible, et je voudrais que vous fussiez témoin vous-même…

– J'accepte la proposition que vous me faites, lui répondit le vieillard ; je serai présent à votre conversation. Qu'on appelle ma fille, continua-t-il en s'adressant [*59*] au même esclave qui avait porté ses ordres à son neveu.

– Quoi, vous voulez être présent à une si triste conversation? s'écria Valère, frappé comme d'un coup de foudre ; et comment voulez-vous que Laure me découvre les véritables motifs de sa répugnance ? Sera-t-elle en liberté devant vous ? Et, si elle a quelque faiblesse, croyez-vous qu'elle voulût l'exposer aux yeux d'un père?

– Je serai caché dans ce cabinet, répartit Don Henriques en lui montrant un endroit d'où l'on pouvait voir sans être vu. Il m'importe peu, ajouta-t-il, de savoir ses véritables sentiments, pour les contraindre à se cacher par ma présence. »

Valère allait répondre à Don Henriques pour le dissuader de suivre un dessein si cruel ; mais Laure arriva si subitement qu'à peine son père eut-il le temps d'entrer dans le cabinet. Valère ne s'était jamais trouvé si embarrassé qu'il le fut en cette occasion : il ne pouvait prendre aucun parti qui ne lui parût dangereux. Parler à Laure en faveur de son rival, c'était se rendre odieux à tout ce qu'il aimait; ne pas obéir à Don Henriques, c'était s'attirer tout [*60*] son ressentiment et s'exposer à se faire interdire la vue de Laure pour jamais. Il n'osait même hasarder un geste ou un coup d'œil, assuré qu'il était d'être encore plus observé que Laure. Il n'eut, pour faire toutes ces tumultueuses réflexions, que le temps de présenter un siège à sa charmante maîtresse, et se résolut à faire son devoir aux yeux de Don Henriques, se réservant à se justifier en son absence.

« Quel nouveau malheur, lui dit Laure en entrant, vous oblige à m'envoyer chercher ? Mon père s'obstine-t-il à me désespérer? Et ne lui reste-t-il rien de cette tendresse dont j'ai si longtemps fait mon bonheur ?

– Votre père, lui répondit. Valère, vous aime toujours, et vous n'êtes malheureuse que parce que vous voulez l'être. Non, Laure, continua-t-il, jamais son amour n'a mieux éclaté que dans le commandement qu'il vous fait d'épouser Octave.

– Qu'entends-je, répondit Laure avec un transport dont elle ne fut pas la maîtresse? Mon père me met un poignard dans le sein, et vous dites que c'est la plus sensible marque de sa [*61*] tendresse? C'est donc vous, Valère, qui me conseillez de consentir à un sacrifice où je croyais que vous auriez autant à souffrir que moi?

– II est vrai, interrompit Valère, que j'ai pris d'abord quelque part à ce prétendu sacrifice dont vous gémissez si injustement. Mon amitié m'a fait entrer trop aveuglément dans le parti de vos larmes ; mais les justes réflexions qui ont suivi ce premier mouvement ne m'ont pas permis de vous trahir jusqu'au bout et, pour peu que vous défériez à mes conseils, vous ne balancerez pas un moment à obéir à Don Henriques.

 – Vous me conseillez donc d'épouser Octave ? lui dit Laure, épouvantée de ce qu'elle venait d'entendre.

– Je vous en conjure, répondit Valère.

– C'en est trop, s'écria Laure en se levant brusquement. Vos conseils seront suivis, et dès ce jour même; je ne puis mieux me venger de votre ingratitude que par un prompt oubli de ma faiblesse.

– Que parlez-vous de faiblesse ? reprit Valère tout effrayé. Auriez-vous pris pour amour d'innocentes marques d'amitié ?

– Lâche, interrompit Laure, je ne veux plus rien [*62*] entendre. Je te regarde désormais comme un monstre ; ne te présente jamais devant moi, et crains que je n'instruise mon père de tout ce que tu as fait pour séduire un cœur qui sans toi… »

Elle n'eut pas la force d'achever, tant la colère l'avait saisie. Elle sortit, sans donner le temps à Valère de lui répondre. Il était d'ailleurs si accablé de ses reproches qu'il demeura immobile sur son siège ; et Don Henriques, qui sortit dans le même instant du lieu où il s'était caché, le trouva dans un état si douloureux qu'il ne douta plus que sa fille ne l'aimât éperdument et qu'il ne l'aimât de même. Il n'en témoigna rien à Valère, de peur de faire avorter, par un éclat imprudent, ce que la dissimulation avait si heureusement commencé. Il l'embrassa tendrement, en lui disant qu'il voyait bien que Laure avait pris les innocents témoignages de son amitié pour des marques d'amour, mais que, puisqu'elle était détrompée, il ne serait pas difficile de la faire consentir au bonheur d'Octave.

Don Henriques quitta Valère, après l'avoir assuré qu'il n'oublierait [*63*] jamais le service qu'il venait de lui rendre. Mais il n'en demeura pas là et, prévoyant bien qu'un éclaircissement romprait toutes ses mesures et rendrait ses précautions inutiles, il songea à en prendre de nouvelles, qui pussent lui garantir le succès des premières. Et voici les moyens dont il se servit.

Laure avait auprès d'elle une fille qui n'ignorait rien de ce qui se passait dans son cœur : elle lui avait fait part des sentiments qu'elle avait pour Valère, et de l'ardeur avec laquelle Valère y répondait. Cette fille s'appellait Ynès. Ce fut elle que Don Henriques entreprit de mettre dans ses intérêts; il ne lui fut pas difficile, elle avait l'âme mercenaire, comme l'ont ordinairement ces sortes de gens ; et, quoique le vieillard fût aussi avare qu'elle, il redevint aussi prodigue en cette occasion qu'il l'avait été dans la jeunesse, par un principe d'avarice. Une récompense proportionnée au service qu'il en attendait, jointe aux plus affreuses menaces s'il venait à être trahi de celle dont il achetait le secours, la disposa à faire aveuglément tout ce qu'il voudrait. [*64*]

Don Henriques lui donna ses instructions, et cette fille était dans les dispositions où il la souhaitait lorsque la malheureuse Laure vint lui montrer ses larmes. Ynès lui en demanda le sujet, et n'eut pas de peine à se faire ouvrir un cœur qui ne cherchait qu'à s'épancher. Elle affecta d'abord quelque surprise ; mais, feignant un moment après de se rappeller certaines circonstances qu'elle avait, disait-elle, négligées, tant elle était persuadée de la sincérité de Valère, mais qu'elle voyait bien, après ce qu'elle venait d'entendre, que ce qu'elle avait cru chimérique n'avait que trop de fondement, et que sans doute Valère aimait la sœur d'Octave, elle ajouta qu'elle avait été témoin de quelques regards de part et d'autre, qui marquaient leur intelligence, et qu'apparemment c'était ce nouvel amour qui avait engagé Valère à parler en faveur d'Octave, étant tout à fait impossible qu'il fût devenu si favorable à son rival, à moins que d'y être poussé par un motif aussi pressant.

Laure ne put apprendre l'infidélité de Valère sans ressentir tout ce [*65*] qu'on peut s'imaginer de plus accablant. Un frisson mortel courut dans ses veines et la fit tomber presque sans vie entre les bras de l'infidèle Ynès, qui se repentit de s'être engagée trop avant, par un reste de tendresse qu'elle avait pour cette jeune personne ; mais les menaces que Don Henriques lui avait faites de la perdre si elle manquait à ses engagements confirmèrent ce lâche cœur dans un dessein si injuste et si cruel. À peine Laure eut-elle repris ses esprits que la perfide Ynès, à qui les grimaces ne coûtaient rien quand il s'agissait de son intérêt, seconda ses larmes et ses soupirs : elle détesta tous les hommes et, l'irritant surtout contre Valère, qu'elle lui peignait d'autant plus coupable qu'il en avait été plus aimé ; elle lui dit que sa douleur l'honorait trop, qu'il fallait venger l'outrage par le mépris et se donner à Octave sans différer, pour montrer que son cœur n'avait été que légérement engagé.

« Je veux t'en croire, lui dit Laure; ma gloire me demande ce que tu me conseilles ; je suis prête à obéir à mon père : je l'ai promis à mon perfide [*66*] et je lui tiendrai parole. Je lui ai défendu de ne me voir jamais ; ne le laisse plus entrer chez moi, ma chère Ynès: le repentir pourrait l'amener à mes genoux ; et, si j'avais la faiblesse de me laisser attendrir par ses larmes, je me replongerais dans des malheurs qui ne finiraient qu'avec ma vie. Il suffit que son cœur ait été une fois inconstant pour me faire craindre qu'il ne le redevînt à la vue du premier objet qui lui paraîtrait plus aimable que moi. Je ne veux point d'un cœur si facile à recevoir de nouvelles impressions ; je connais le mien, il aurait trop à souffrir s'il se donnait à un volage. Non, encore une fois, je ne veux plus voir Valère, et je t'ordonne de lui interdire l'entrée de mon appartement.

– Je ne serai pas exposée à vous trahir, lui dit la malicieuse Ynès ; Valère a pris son parti ; il prendra autant de soin de vous fuir que vous en prenez vous-même à l'empêcher de vous voir, et vous ne devez pas douter que la nouvelle maîtresse ne lui ait fait entendre ses ordres là-dessus.

– Eh bien, s'écria Laure en poussant un profond soupir, [*67*] qu'il suive donc sa destinée, et qu'il m'abandonne à la mienne. »

À ces mots, elle pria Ynès de la laisser seule.

Laissons-là nous-mêmes se livrer à sa douleur, pour revoir le malheureux Valère.

Le courroux qu'il avait remarqué dans les yeux de Laure lui paraissait insupportable : il ne pouvait le condamner, mais il ne le trouvait pas moins cruel ; et, quoi qu'il fût sûr de l'apaiser dès qu'il pourrait lui parler, il ne laissait pas de sentir combien il est rude d'être haï de ce qu'on aime, ne fût-ce que pour un moment.

« Heureusement pour moi, disait-il, Don Henriques ne s'est point douté de mon amour, et je puis voir sa fille sans lui être suspect. Il m'aurait interdit sa présence s'il eût ajouté foi aux reproches dont elle m'a si justement et si injustement accablé : il croira même que je ne la vois que pour la confirmer dans le dessein que j'ai paru lui inspirer. Allons la désabuser ; ne laissons pas affermir une haine que j'ai si peu méritée et qui n'a point d'autre principe que l'amour même. » [*68*]

À peine eut-il formé ce dessein qu'il courut à l'appartement de Laure. Mais quelle fut sa surprise lorsqu'Ynès lui en défendit l'entrée de la part de sa maîtresse ! Il eut beau lui dire qu'il était absolument nécessaire qn'il lui parlât : rien ne put la fléchir. Et Valère se retira avec tout le désespoir dont un arrêt si cruel pouvait l'accabler. La dureté de Laure lui fit voir qu'il ne l'avait que trop bien persuadée; il craignit les suites d'une si funeste persuasion. Elle l'avait menacé de suivre ses conseils; et, comme on est ingénieux à se tourmenter dans les malheurs qu'on a à craindre, la facilité que Laure avait eue à croire son changement et à l'imiter lui fit penser qu'elle ne l'avait que faiblement aimé, et qu'elle avait été ravie de trouver un prétexte pour accepter un établissement qui flattait fon ambition.

Cette crainte, toute mal fondée qu'elle était, ne fut que trop confirmée par tout ce qui se passa bientôt après. Don Henriques avait voulu laisser passer les trois jours qu'il avait accordés à sa fille pour prendre [*69*] sa dernière résolution.

Des démarches plus précipitées auraient pu faire soupçonner à la crédule Laure une partie de la ruse dont il s'était servi pour l'amener à ses fins. Cependant cet intervalle qu'il lui laissait n'était pas inutilement employé : la perfide Ynès irritait de plus en plus la colère de Laure contre Valère, en lui apprenant de nouvelles découvertes qu'elle lui disait avoir faites sur ses nouvelles amours. Elle n'eut garde de lui dire que son amant avait demandé à la voir. Enfin la chose fut conduite avec tant d'artifice que la malheureuse Laure, ne doutant plus que Valère ne fût infidèle, crut qu'il y allait de sa gloire d'obéir à son père, de peur que son perfide amant ne triomphât en secret de sa faiblesse et n'attribuât ses refus à l'amour qu'elle lui conservait encore après son changement.

« J'ai vaincu la répugnance que j'avais pour Octave, dit-elle à Don Henriques dès qu'il lui demanda sa dernière résolution; ce sacrifice m'a coûté, mais je le devais aux bontés d'un père qui m'a toujours si tendrement chérie. Vous pouvez disposer [*70*] de ma main à votre gré.

– Que tu me charmes, ma fille, par un consentement que je n'osais t'arracher, lui répondit l'artificieux Don Henriques. Quelque dureté que j'eusse affectée dans le commandement que je t'avais fait d'épouser Octave, je sentais que je t'aimais trop pour en venir à la dernière violence, et je t'avouerai que j'avais fait entrevoir à Don Alonse qu'il ne fallait plus penser à ce mariage, et que ma tendresse ne me permettait pas de te contraindre. Don Alonse, loin de combattre mes raisons, a semblé les approuver, et m'a dit que, s'il ne pouvait unir nos deux Maisons par ton hymen avec Octave, il en avait un autre à me proposer, qui nous unirait presque d'aussi près.

– Et quel est cet autre mariage qu'il vous a proposé ? interrompit la jalouse Laure.

– C'est celui de sa fille avec Valère, répondit Don Henriques. Quel bonheur, continua-t-il, que cette double alliance! et que mon frère sera charmé d'en apprendre la nouvelle!

– Ah! n'y consentez pas, lui dit Laure avec un transport qui lui échappa : je ne saurais souffrir que Valère… » [*71*]

Elle s'arrêta à ces mots; et, comme Don Henriques affecta une surprise étudiée sur un discours auquel il feignait de ne rien comprendre, Laure se jeta à ses pieds, lui avoua tout l'amour dont elle avait brûlé pour Valère et auquel cet ingrat n'avait que trop paru répondre.

« Je ne dois plus douter, ajouta-t-elle, que ce ne soit en faveur de l'hymen dont on l'a flatté qu'il m'a parlé pour Octave. Mon dépit m'a d'abord disposée à suivre son conseil dont j'ignorais la véritable cause, et ma colère acheve de m'y déterminer. Mais ma vengeance serait imparfaite si ce perfide jouissait du fruit de son crime, et je ne donnerai ma main à Octave qu'à condition que Valère n'épousera jamais sa sœur.

– Garde-toi bien, lui dit Don Henriques, de faire une pareille proposition à Don Alonse ni à son fils : ton amour éclaterait dans ta vengeance, et tu dois leur laisser ignorer la faiblesse que tu as eue pour un ingrat qui ne méritait pas tes bontés. Je me charge du soin de te venger, continua-t-il : je dirai à Don Alonse qu'il ne m'est pas permis de disposer de la main de [*72*] Valère sans l'aveu de son père ; et, comme il faut du temps pour l'avoir, ce mariage que tu crains sera différé, et les raisons ne nous manqueront pas pour le rompre. »

Don Henriques accompagna ces dernières paroles de tant de caresses que la douleur de Laure en fut un peu apaisée. Il la quitta, pour aller presser un mariage dont le succès dépendait de la promptitude, car outre que Laure pouvait changer de sentiment, si on lui donnait le temps de réfléchir sur une vengeance dont elle devait être la première victime, Valère pouvait tromper la vigilance d'Ynès, et informer Laure du piège qu'on avait tendu à sa crédulité.

Don Alonse et son fils furent également charmés de la nouvelle que Don Henriques leur annonça. L'amoureux Octave courut chez Laure, dont il fut mieux reçu qu'il n'avait osé l'espérer. On signa les articles du mariage; les préparatifs s'en firent avec toute la diligence possible, et Valère apprit avec le dernier désespoir que la célébration devait s'en faire dans trois jours. Il en employa deux entiers à chercher les [*73*] moyens de voir Laure, pour se justifier ou pour mourir à ses pieds ; mais Don Henriques avait donné de si bons ordres qu'il lui fut impossible d'y parvenir. Sa dernière ressource était de se battre contre son rival et de lui donner la mort, ou de la recevoir de lui. Mais ce qu'il devait à Don Henriques et à Laure même, dont ce mariage relevait la fortune, et l'idée qu'il avait qu'elle consentait peut-être alors volontairement à un hymen qu'elle n'avait d'abord accepté que par nécessité, toutes ces réflexions calmèrent les premiers transports de sa fureur, et le firent résoudre à se sacrifier seul.

Ce fut dans cette résolution qu'il fut trouver un de ses meilleurs amis, qui s'appellait Anselme; il lui ouvrit son cœur et lui dit qu'il quittait Avila pour toujours. Anselme combattit longtemps un dessein si contraire aux intérêts de son ami, mais, ne pouvant le vaincre sur cette résolution, il lui dit d'un ton ferme qu'il ne l'abandonnerait pas et qu'il prétendait s'attacher à sa fortune. Valère voulut à son tour s'opposer à cette résolution ; mais, après bien [*74*] des contestations, il fallut céder, et ils convinrent que ce dernier irait attendre Anselme à Cordoue, où ce fidèle ami avait des parents, et que, dès le même jour, il rendrait une lettre de Valère à Laure.

Valère ne fut pas plutôt parti que le généreux Anselme alla chez Laure, sous prétexte de lui faire des compliments sur son mariage, qui devait être célébré le lendemain avec toute la magnificence qu'exigeait le rang que Don Alonse tenait dans Avila. Laure ne put voir Anselme sans se rappeler le souvenir de Valère, avec qui elle savait qu'il était étroitement lié. Après les premières civilités, dans lesquelles Anselme affecta de ne point parler de Valère, parce qu'il était observé, Laure s'avança vers quelques Dames qu'un même dessein amenait chez elle ; mais, voyant qu'Anselme ne se retirait pas, elle crut qu'il voulait lui parler en faveur de son ami et la prier de ne pas s'opposer à son mariage avec la fille de Don Alonse. Cette pensée la fit frémir ; elle évita avec soin de parler à Anselme qui, ne voulant pas la quitter sans lui [*75*] avoir donné la lettre de Valère, s'avança enfin vers elle. « Vous me fuyez, lui dit-il tout bas ; cependant j'ai des choses à vous dire dont dépend tout votre bonheur et celui du désespéré Valère. Les moments sont chers, continua-t-il, personne ne nous observe : prenez cette lettre et demain je reviendrai savoir l'effet qu'elle aura produit dans votre ceur. » À ces mots il lui donna la lettre et se retira.

Le premier sentiment de Laure avait été de refuser la lettre de Valère ; mais ce qu'Anselme lui dit en la lui donnant la détermina à la recevoir. Elle passa tout le reste d'une journée si fatigante dans un trouble qu'elle eut peine à cacher et, dès que cette importune assemblée se fut retirée, elle s'enferma dans son cabinet et donna ordre qu'on la laissât reposer. Elle ne fut pas plutôt seule qu'elle ouvrit avec précipitation la lettre de Valère, qui était conçue en ces termes :

Je pars, cruelle Laure, et c'est pour jamais que je vous délivre d'une objet odieux. Je vous aurais épargné [*76*] d'inutiles remords, si mon cœur avait pu consentir à vous rendre heureuse aux dépens de son innocence. C'est un assez grand supplice d'être haï sans y ajouter celui de laisser penser qu'on a mérité de l'être. Je sais que je ne puis imputer mon malheur qu'à moi-même et que c'est moi qui, par de funestes conseils que vous n'avez que trop suivis, vous ai livrée entre les bras de mon rival. Mais j'espère que vous me plaindrez quand vous saurez que votre père était présent à notre conversation, qu'il m'avait ordonné de vous parler en faveur d'Octave et qu'il observait jusqu'à mes regards. Je m'étais flatté de me justifier dès le même jour, mais vous m'avez refusé l'unique consolation qui me restait. Ynès a été inexorable ; j'ai attendu jusqu'au dernier moment et je ne me suis déterminé à partir que pour m'épargner l'horreur de vous voir entre les bras d'un autre. Je ne sais si je dois souhaiter que vous me plaigniez. Votre bonheur m'est plus cher que le mien; il me suffit que vous cessiez de me croire coupable et cette seule espérance me fera recevoir avec plaisir la mort, que je vais chercher loin de vous. [*77*] Trop heureux, si le Ciel, qui nous a toujours été si contraire, ne prend pour victime que le trop fidèle et trop malheureux Valère.

Laure ne put lire cette lettre qu'à différentes reprises : ses pleurs, qui coulaient en abondance, semblaient vouloir lui dérober une partie de la connaissance de son malheur en effaçant les endroits les plus touchants de la justification de son amant.

« Qu'ai-je fait ? dit-elle en continuant de verser des larmes. J'ai perdu Valère, je me suis perdue moi-même. Père cruel, infidèle Ynès, dans quel gouffre de malheurs m'avez-vous plongée ! Quoi c'est demain que je dois épouser Octave ! Non, ma mort préviendra ce funeste lien; ma douleur est trop violente pour me laisser vivre jusqu'à ce fatal moment. »

Elle proféra ces dernières paroles avec un frémissement qui fut suivi d'une défaillance dont elle ne revint de longtemps. Heureusement elle avait ordonné que personne n'entrât dans sa chambre, sans en excepter Ynès ; car, si cette perfide l'avait surprise dans cet état, elle aurait vu la [*78*] lettre de Valère, qu'elle avait laissé tomber dans son évanouissement. Elle ouvrit enfin les yeux, et ramassant cette lettre, elle la cacha avec soin, et fit appeller Ynès qui, la trouvant dans un accablement affreux, lui en demanda la cause. « Ce n'est rien, lui dit-elle ; je me trouve un peu fatiguée, mais j'espère que quelques heures de repos me remettront. » Elle n'en dit pas davantage, et ordonna qu'on la couchât et qu'on dît à son père qu'elle ne voulait voir personne. Ses ordres furent exécutés. Elle passa toute la nuit dans une tranquillité apparente ; mais l'agitation que l'excès de son malheur lui causa fut si violente qu'elle fut suivie d'une fièvre qui mit sa vie en danger.

Quelle fut la douleur de Don Henriques quand il vit sa fille dans un si déplorable état ! Il s'accusa en secret d'en avoir été l'auteur en l'arrachant à Valère, qu'il croyait qu'elle aimait encore malgré sa prétendue infidélité. Il ne pouvait retenir ses larmes à la vue des malheurs qu'il avait causés, et le respect de Laure pour son père ne pouvait l'empêcher de sentir à son [*79*] approche une répugnance dont elle n'était pas maîtresse. Elle la cacha néanmoins avec soin; et, s'étudiant à se rendre digne fille d'un père si artificieux, elle mit en usage, pour le tromper à son tour, cette même dissimulation dont il lui avait donné de si cruelles leçons. Elle la porta même jusqu'à ne jamais prononcer le nom de Valère, pour lui laisser croire qu'il était sorti de sa mémoire aussi bien que de son cœur. Don Henriques y fut si bien trompé qu'il crut n'avoir plus rien à craindre de ce côté, et commença à se persuader que la maladie de la fille procédait de toute autre cause que de celle qu'il avait d'abord soupçonnée. Laure ne se contenta pas d'ôter à son père toutes les idées qu'il pouvait avoir sur son indisposition; elle composa si bien son visage devant Octave qu'elle lui laissa entrevoir que sa maladie l'affligeait autant que lui, parce qu'elle différait leur mariage. Cependant elle prit son parti, et souhaita le retour de la santé pour exécuter avec Anselme un projet que l'amour lui avait inspiré. Son esprit ne fut pas plutôt remis dans [*80*] une situation plus tranquille que l'ardeur de sa fièvre diminua, et l'habileté des médecins, secondée par la bonté de son tempérament, la mit bientôt en état de se lever et de recevoir les visites de ceux qui prenaient intérêt à sa santé.

Anselme ne fut pas des derniers à la venir voir. Elle le regarda d'une manière à lui faire comprendre l'effet qu'avait produit la lettre de Valère. Après le départ de quelques Dames, qui s'étaient trouvées chez elle lorsqu'Anselme y était arrivé, elle le pria de lui donner la main pour faire quelques tours de jardin. « Anselme, lui dit-elle, je suis la plus infortunée personne du monde, mais je n'ai pas perdu toute espérance ; et si vous êtes aussi tendre ami que je suis fidèle amante, vous me seconderez dans le dessein que j'ai de n'être jamais à personne si je ne puis être à Valère. Vous voyez bien par là qu'il est justifié dans mon esprit et rétabli dans mon cœur. La mort est moins affreuse que le sacrifice qu'un père cruel exige de moi ; la tromperie qu'il m'a faite m'autorise à ma relâcher de l'obéissance que je [*81*] lui dois. Je payerais trop cher la vie que j'ai reçue de lui si je devais la traîner dans les peines qu'il me prépare. Le couvent est ma dernière ressource, et je m'y confinerai pour toujours si j'y suis réduite. Mais, généreux Anselme, votre secours m'est absolument nécessaire pour me tirer de la maison paternelle : je veux même sortir d'Avila, je veux aller à Cordoue; là je verrai Valère, fût-ce pour la dernière fois, et j'entrerai dans un monastère pour y attendre ce que le Ciel ordonnera de sa destinée et de la mienne C'est à vous, encore une fois, à m'ouvrir le chemin de la fuite. » Anselme fut ravi d'apprendre une résolution si favorable à son ami; et, après avoir rêvé quelque temps aux mesures qu'il avait à prendre, il le souvint que le concierge du jardin où ils se promenaient avait été domestique de son père et, voyant que les fenêtres de Laure donnaient sur un berceau par où il lui serait facile de descendre, il l'instruisit de l'ordre qu'il garderait pour l'enlever, et lui promit de lui donner de ses nouvelles par ce même concierge qu'il mettrait dans [*82*] ses intérêts.

Pendant qu'Anselme disposait toutes choses pour arracher la déplorable fille de Don Henriques au cruel destin qui la menaçait, il n'était pas le seul qui formait le dessein de l'enlever : l'amour faisait entreprendre à un autre ce que l'amitié inspirait à celui-ci. Un des rivaux de Valère et d'Octave, que nous appellerons Fernand, et dont nous n'avons pas encore parlé parce que le peu d'espérance qu'il avait de l'emporter sur Octave, qui était infiniment plus riche que lui, l'avait forcé de cacher un amour dont il attendait si peu de succès. Ce Fernand était naturellement emporté et entreprenant. Il avait déjà résolu d'enlever Laure le jour que la lettre de Valère l'avait réduite dans un si triste état ; il avait différé l'exécution de ce dessein jusqu'au retour de la santé, et le hasard fit qu'il choisit la même nuit qu'Anselme avait prise.

Le projet de ce dernier avait parfaitement réussi; le concierge était entré dans les intérêts du fils de son ancien maître. Laure avait été ponctuellement avertie ; elle avait pris soin d'éloigner Ynès, sur quelque [*83*] prétexte que l'amour lui suggéra ; et il n'y avait que deux heures qu'elle était sortie de la maison de son père, sous l'escorte du fidèle Anselme, lorsque Fernand, travesti en jardinier, suivi de trois hommes armés et masqués comme lui, frappèrent à la porte du concierge. Cet homme, qui ne se défiait de rien, et qu'on prit soin de tromper par le nom d'un de ses voisins qu'on lui dit avoir besoin de son secours, ouvrit la porte et fut faisi par quatre hommes masqués qui le menacèrent de le tuer s'il faisait le moindre bruit. Ils lui commandèrent de les conduire à l'appartement de Laure. Le concierge, les prenant pour des gens de la suite d'Anselme, leur dit que leur maître était déjà parti avec elle et qu'ils pourraient encore les joindre sur le chemin de Cordoue. Fernand crut que c'était une ruse de ce concierge pour l'empêcher d'exécuter son dessein : il le fit garder par deux de ses gens et monta avec le troisième par le berceau jusqu'au balcon de Laure. Ynès, qui couchait dans un cabinet du même appartement, et qui ne faisait que d'y rentrer, [*84*] après avoir fait dans une chambre plus éloignée quelques arrangements que sa maîtresse lui avait ordonnés, fit un grand cri dès qu'elle aperçut deux hommes sur le balcon. Tous les domestiques de Don Henriques s'éveillèrent à ce cri et suivirent leur maître pour faire main basse sur ces voleurs nocturnes. Mais Fernand, qui n'avait point trouvé Laure, jugeant qu'il n'était que trop vrai qu'Anselme l'avait prévenu, se sauva promptement avec ses gens, et piqua après le ravisseur de Laure sur le chemin de Cordoue, suivant l'avis qu'il en avait eu du concierge.

Quelle fut la fureur de Don Henriques quand il ne trouva plus sa fille dans son appartement ! Il ne douta point que ce ne fût Valère qui venait de l'enlever. Le concierge n'eut garde de lui nommer Anselme; il se contenta de lui dire que quatre hommes masqués étaient entrés chez lui à la faveur d'un mensonge et l'avaient forcé de se taire en le menaçant de lui donner la mort.

À peine fut-il jour que Don Henriques [*85*] courut chez Don Alonse pour lui apprendre son malheur. Le père d'Octave lui promit de ne rien négliger pour leur commune vengeance; et, comme il avait du crédit dans Avila, toute la garde du Corregidor fut commandée pour courir après le ravisseur. Don Henriques se mit à leur tête, malgré sa vieillesse; sa fureur lui prêtait des forces et l'amoureux Octave le suivit, guidé par son désespoir. Mais, quoiqu'on leur eût appris au sortir des portes de la ville le chemin que ces hommes avaient pris, comme ils avaient plus de dix heures d'avance sur eux, ils ne purent les joindre qu'à une demi-journée de Cordoue, comme nous le verrons.

Revenons à Valère, qui ignorait tout ce que l'amour faisait pour lui. Accablé de douleur à Cordoue, il attendait avec impatience l'arrivée d'Anselme; et, surpris de son retardement, il l'allait attendre tous les soirs sur le grand chemin de Cordoue à Avila. Un jour qu'il s'était avancé jusqu'à une demie-journée, il entendit un bruit d'épées dans un bois à côté du chemin. Sa générosité [*86*] naturelle ne lui permit pas de balancer un moment à aller offrir son secours à ceux qui pourraient en avoir besoin. Il s'avança vers l'endroit d'où le bruit partait ; mais quelle fut sa surprise lorsqu'il vit trois hommes masqués contre un seul qui ne l'était pas, et qu'il reconnut pour son cher Anselme ! « Lâches, s'écria-t-il en mettant l'épée à la main et en courant sur eux, recevez la peine de votre perfidie. » Les trois assassins, à qui Anselme avait vendu cher le sang qu'ils lui avaient tiré, ne résistèrent pas longtemps au furieux Valère : il en fit tomber deux à ses pieds et le troisième chercha son salut dans sa fuite. Anselme, qui n'était plus que spectateur du combat tant il était affaibli par le sang qu'il avait perdu, reçut son ami dans ses bras et, le regardant avec des yeux presque éteints : « Valère, lui dit-il d'une faible voix, courez au secours de Laure : son ravisseur n'est pas bien loin ; vous le trouverez encore dans ce bois, et je vous attendrai ici. » Valère, partagé entre l'amour et l'amitié, fut quelque temps à savoir s'il demeurerait auprès d'Anselme ou [*87*] s'il volerait au secours de Laure. Mais, son ami l'ayant assuré que ses blessures étaient légères et que la lassitude avait plus de part à la pâleur que le sang qu'il avait perdu, il poussa son cheval vers l'endroit du bois qu'Anselme lui indiqua. Il ne fut pas longtemps sans joindre le ravisseur. Ce lâche, ne doutant point que ces gens n'eussent bientôt donné la mort à Anselme, les attendait dans le bois, où la malheureuse Laure le chargeait d'imprécations. Les cris de cette amante désolée attirèrent son généreux défenseur. Fernand ne l'eut pas plutôt aperçu qu'il jugea bien que la victoire ne lui serait pas si facile qu'il se l'était imaginé : il n'eut que le temps de mettre l'épée à la main et s'avança vers Valère avec toute l'intrépidité d'un homme qui n'a plus rien à ménager et à qui la mort paraît moins affreuse que la perte de ce qu'il aime. Il se flatta même que ses gens, dont il ignorait le sort, viendraient à son secours. Le combat fut opiniâtre ; et Valère, déjà fatigué du premier et trouvant un ennemi tout frais, fít souvent trembler Laure [*88*] pour la vie de son amant ; mais le Ciel, protecteur de la bonne cause, fit enfin déclarer la victoire en sa faveur, et le furieux Fernand se précipita sur lui avec si peu de précaution qu'il courut au devant de la mort qu'il méritait. Valère, l'ayant vu tomber, fut assez généreux pour chercher à le secourir, s'il en était encore temps ; mais, l'ayant trouvé sans vie, il tourna tous ses soins du côté de son ami. Il apprit à Laure dans quel état il l'avait laissé et, la faisant monter en croupe sans lui donner le temps de le remercier, il reprit la route qui le conduisait vers Anselme. Mais quelle fut sa douleur quand il ne le trouva plus ! Il craignit que le troisième assassin, qui avait pris la fuite en voyant tomber les deux autres, ne fût revenu dès qu'il l'avait vu disparaître, et ne se fût prévalu de la faiblesse de son ami. Ô que la joie qu'il sentit à la vue de sa chère Laure fut modérée par ce funeste accident ! Il perçait les airs de gémissements que Laure secondait par les siens. Mais ce n'était pas encore là le terme de leurs disgrâces. Ils entendirent un grand bruit [*89*] de chevaux auprès d'eux : Valère monta brusquement sur le sien, pour ne se point laisser surprendre dans un lieu où tout devait lui être suspect. Mais de quel effroi fut-il saisi quand il vit Don Henriques à la tête d'une troupe de cavaliers, entre lesquels était le plus odieux de ses rivaux ! Le nombre de ses ennemis ne l'aurait pas empêché de défendre jurqu'au dernier soupir le trésor qu'on venait lui ravir ; mais le respect qu'il avait toujours conservé pour un oncle qui lui avait si longtemps tenu lieu de père lui fit rendre les armes. « Voilà votre fille, lui dit-il; ce n'est pas contre vous que le malheureux Valère doit la défendre. Je la disputerais à Octave comme je viens de la disputer à Fernand, qui vient d'éprouver ce que peut mon bras contre ceux qui font violence à des cœurs qui ne se donnent pas; et vous devez craindre vous-même que le Ciel ne vous punisse un jour de celle que vous faites à votre sang. » Don Henriques, irrité du juste reproche de Valère, le fit environner de toutes parts et, jetant des regards d'indignation sur la tremblante Laure, [*90*] il lui fit entendre ce qu'elle avait à craindre d'un père qui n'en avait plus que le nom.

Ces infortunés amants furent conduits à Cordoue, sans avoir eu le temps de se consoler de leurs disgrâces. On leur envia jusqu'à la triste douceur de se parler des yeux. On les mena séparément. Octave se chargea de la conduite de son rival avec une nombreuse escorte, et Don Henriques de celle de sa fille avec quelques-uns de ses domestiques qui l'avaient suivi. Il ne fut pas plutôt arrivé à Cordoue qu'il fit enfermer Valère dans une étroite prison et Laure dans un monastère, avec ordre de ne la laisser parler à personne sans sa permission.

Le dessein de Don Henriques n'était pas de perdre le fils de son frère ; mais il ne laissa pourtant pas de lui faire faire son procès, comme au ravisseur et au séducteur de sa fille, espérant par là obliger Laure à racheter la vie de son amant par un sacrifice moins cruel pour elle. Le procès fut bientôt instruit. On avait trouvé Laure entre les mains de Valère ; il eut beau alléguer pour sa [*91*] justification qu'il l'avait arrachée à Fernand, à qui il avait donné la mort pour prix de sa témérité, cela ne servit qu'à le charger de nouvelles accusations. Les parents de Fernand se joignirent au procès, et demandèrent vengeance de sa mort. Don Henriques, tout irrité qu'il était contre Valère, craignit de s'être engagé trop avant et de n'être plus le maître du sort de son neveu. L'arrêt de mort allait être prononcé; le bruit en était déja venu jusqu'à Laure, qui faisait des plaintes à percer les cœurs les plus barbares, quand tout changea de face par l'arrivée d'Anselme.

Ce généreux ami avait perdu le sentiment au moment que Valère le quitta pour courir après le ravisseur de Laure. Des pasteurs, l'ayant trouvé dans un état où il avait besoin d'un prompt secours, le portèrent dans leur hameau où, par une aventure assez bizarre, celui des trois assassins qui s'était sauvé de la fureur de Valère avait été obligé d'y demeurer quelques jours pour se faire panser des blessures qu'il avait recues dans le combat. Anselme, qui [*92*] était plus affaibli par le sang qu'il avait perdu qu'il n'était dangereusement blessé, ne fut que très peu de jours à se remettre ; mais, ayant appris de ces officieux pasteurs qu'ils avaient rendu les mêmes soins à un cavalier dont ils lui firent le portrait, il ne douta point que ce ne fût un de ceux qui l'avaient attaqué ; et, s'en étant éclairci par lui-même sans être aperçu du blessé, il alla chercher main-forte, le fit prendre et conduire à Courdoue pour le livrer entre les mains de la Justice.

Il ne pouvait arriver plus à propos pour son ami ; le meurtre de Fernand était son crime capital ; il ne pouvait prouver qu'il l'eût tué comme ravisseur de Laure, et ses parties disaient au contraire qu'il en était lui-même le ravisseur et que Fernand avait été tué en la voulant secourir. Le nouveau prisonnier changea toutes les procédures. Les amis d'Anselme demandèrent qu'il fût mis à la question ; ils étaient assez puissants à Cordoue pour balancer les sollicitations des parents de Fernand. Le criminel, pressé par la violence [*93*] des tourments, avoua tout ; Valère fut déclaré innocent. Mais, Anselme se trouvant le seul ravisseur, ce fut contre lui que Don Henriques et Octave tournèrent toute leur rage.

Quelque grand que fût le crédit d'Anselme, toutes les apparences étaient contre lui. Laure avait beau protester qu'elle n'avait fait que le suivre, il n'en était pas moins chargé d'avoir enlevé une fille de la maison de son père. Le crime était digne de mort. On avait obtenu un décret contre lui; ce décret avait été exécuté ; il se trouvait dans la même prison d'où il avait tiré son ami, et menacé, pour les intérêts de ce même ami, de porter sa tête sur un échafaud.

Que devint Valère à ce dernier coup de la vengeance de Don Henriques ! Le temps était trop cher pour se perdre en d'inutiles plaintes. Il courut se jeter aux pieds de cet oncle barbare et lui demanda la vie de son ami avec des larmes qui auraient attendri les cœurs les plus durs. Mais Don Henriques fut inexorable et, ne perdant point de vue la fin qu'il s'était proposée, il ne lui [*94*] promit la grâce d'Anselme qu'à condition que Laure épouserait Octave. Quelle extrémité pour un amant aussi tendre qu'il était généreux ami! Cependant, quelque dure que fût pour son amour la loi que son oncle lui imposait, il ne balança pas à la suivre. La plus grande difficulté était d'y résoudre son amante; et, comme personne ne le pouvait mieux que lui, Don Henriques lui permit de la voir, après avoir pris les mesures nécessaires contre un second enlèvement, qu'il n'avait pourtant pas à craindre avec un otage aussi cher à Valère et à Laure que l'était Anselme.

Laure n'était plus dans le couvent où Don Henriques l'avait d'abord mise : il avait appris que l'Abbesse était parente d'Anselme, ce qui l'obligea de lui faire changer de prison ; et, pour plus de sûreté, il avait loué une maison de campagne, où sa fille avait été transportée sous une bonne escorte, et où elle passait ses tristes jours sous la garde des domestiques de Don Henriques, et surtout de la trompeuse Ynès, avec qui elle vivait dans une profonde [*95*] dissimulation. Don Henriques avait défendu de la laisser voir à personne sans sa permission; le seul Octave était excepté de cette loi générale.

Ce fut dans cette maison, située assez près du grand chemin, que le triste Valère alla visiter son infortunée Laure. Cette aimable fille se livra toute entière à la joie quand on lui annonça que ce malheureux amant demandait à la voir ; mais ces doux transports s'évanouirent à la vue d'une tristesse mortelle qui était peinte sur son visage. « Je viens, lui dit-il, vous demander un sacrifice qui me coûtera aussi cher qu'à vous et vous conjurer d'épouser mon rival. Ne croyez pas, continua-t-il en voyant sa surprise, que votre père soit présent à cette conversation comme il le fut à celle qui nous a perdus. Nous sommes seuls, belle Laure ; ma bouche ne vous dit rien que mon cœur n'avoue; et, quoique l'hymen que je vous propose soit l'arrêt de ma mort, le consentement que vous y donnerez me tiendra lieu de grâce, puisqu'il sauvera les jours de mon ami. » À ces mots il lui raconta [*96*] tout ce qui s'était passé à Cordoue, et lui exposa le péril où Anselme était réduit si elle n'obéissait à son père. « Que je suis malheureuse ! s'écria Laure. Quoi ! je ne puis sortir des maux cruels dont on m'accable que par des remèdes encore plus cruels! Ah! c'en est trop : il faut que la mort m'en délivre. » Les sanglots lui coupèrent la parole, et ces deux amants gardèrent un funeste silence, tandis que leurs yeux se communiquaient, avec l'éloquence la plus vive, tous les sentiments de leurs cœurs. Cependant le temps pressait, Anselme était dans un péril où sa seule amitié venait de le jeter : c'était à Valère, c'était à Laure à l'en tirer ; et, quoique leur amour en gémît, il fallait sauver un ami qui n'était criminel que pour avoir été trop généreux. « Tout n'est pas encore désespéré, dit Laure; Octave n'est pas instruit de la violence que l'on me fait : je veux lui parler ; mes yeux ont déjà trouvé le chemin de son cœur et j'ai lieu d'espérer que ce même cœur ne sera pas inaccessible à mes larmes. Adieu, Valère; dites à Don Henriques que je n'ose plus [*97*] achever de me vaincre. Cependant j'aurai soin de faire avertir Octave du désir que j'ai de l'entretenir.

Ce fut avec cette faible espérance que ces deux amants se séparèrent. Valère ne fut pas plutôt parti que Laure écrivit à Octave ; mais elle se garda bien de lui faire porter sa lettre par la perfide Ynès. Octave ne sut à quoi attribuer le désir pressant que Laure lui témoignait de le voir et, comme on est naturellement porté à se flatter, et que d'ailleurs la lettre était conçue en des termes qui étaient susceptibles de plus d'un sens favorable, il s'abandonna à des transports qu'il n'avait pas encore sentis. Laure ne l'avait vu depuis sa prison que pour obéir à son père et le respect qu'elle avait pour l'auteur de ses jours lui avait fermé la bouche sur toutes les tromperies qu'il lui avait faites, ne voulant pas révéler sa honte, dont elle jugeait bien que ni Don Alonse ni Octave n'étaient pas instruits. Pour Valère, il ne fut pas si prompt à instruire Don Henriques des dispositions où il avait laissé sa fille; ce ne fut que le lendemain qu'il lui alla rendre réponse. L'artificieux vieillard [*98*] courut à l'appartement d'Octave, qui logeait avec lui, pour lui faire part de ces bonnes nouvelles en lui cachant néanmoins par quel stratagème il avait disposé Laure à lui obéir. Il ne trouva pas Octave chez lui, mais, ayant vu par hasard sur la table une lettre, qui était justement celle que sa fille lui avait écrite le jour d'auparavant, il ne put résister à sa curiosité. Quel fut son embarras à la lecture de cette lettre! Il sera facile d'en juger par ce qu'elle contenait.

Il m'importe trop, Octave, de recouvrer l'estime d'une personne à qui mon père me destine, pour ne pas souhaiter un éclaircissement avec vous sur les sujets que je puis vous avoir donnés de vous plaindre de moi. Venez donc m'entendre avant que de me condamner tout à fait. Je vous attends demain, et je me flatte de me justifier si bien dans votre esprit que vous me trouverez plus digne de votre pitié que de votre colère. Laure.

[*99*] Don Don Henriques comprit bien, par cette lettre, que sa fille était dans le dessein d'informer Octave de la tromperie qu'il lui avait faite. Il craignit avec raison un éclaircissement si honteux pour lui et si contraire à ses vues. Il n'y avait pas de temps à perdre pour parer un coup si fâcheux, et il ne le pouvait faire qu'en prévenant sa fille et en la menaçant des plus terribles effets de sa colère si elle découvrait ses artifices à Octave. Et, pour en être plus sûr, il se proposa de jouer dans cette occasion le même personnage qui lui avait si bien réussi contre Valère, c'est-à-dire de se tenir caché quand Laure parlerait à Octave. La lettre de sa fille n'était point datée; elle marquait à cet amant qu'elle l'attendait le lendemain, et Don Henriques ignorait qu'il eût reçu cette fatale lettre le jour d'auparavant. Il fut aussitôt à la maison où l'on gardait sa fille, et fut déconcerté quand on lui dit qu'Octave venait d'y entrer. En effet il l'aperçut qui menait Laure vers un cabinet de verdure, non loin du grand chemin ; et tout ce qu'il put faire fut de se [*100*] couler derrière une palissade, d'où il pouvait aisément entendre leur entretien.

« C'est pour vous ouvrir mon cœur, dit Laure en regardant Octave avec des yeux pleins de franchise, que je vous ai prié de me rendre cette visite et je répondrais mal à l'honneur de votre choix si je vous cachais la triste nécessité où je suis réduite de ne pouvoir accepter votre main sans me rendre la personne du monde la plus infortunée. Il y va de votre repos, aussi bien que du mien, de ne pas achever un mariage que le Ciel n'approuve pas : mes malheurs se répandraient sur vous. Nous ne sommes pas nés l'un pour l'autre ; je connais tout votre mérite, mais vous avez été prévenu, et les premières impressions que mon cœur a reçues l'ont rendu inaccessible à toutes les autres.

– Vous ne m'apprenez rien, répondit Octave, que je n'aie déja senti avec toute la douleur dont un cœur aussi tendre que le mien puisse être capable. Je sais qu'il n'est pas en notre pouvoir d'aimer ou de haïr comme il nous plaît. L'heureux Valère s'était déjà emparé de mes droits [*101*] lorsque je fis demander votre main. Mais, cruelle que vous êtes, pourquoi avez-vous consenti à me la donner? Je n'attendais que vos refus pour me guérir d'une passion inutile. Vous m'avez fait concevoir des espérances qui ont achevé de me perdre, et vous ne m'ouvrez votre cœur que lorsque je ne suis plus en état de reprendre le mien. Vous m'avez trompé…

– Suspendez vos reproches, Octave, interrompit Laure, et ne me condamnez pas sans m'entendre. On m'a trompée moi-même; et si vous saviez le cruel moyen dont mon père s'est servi pour m'arracher un aveu que je lui avais déjà refusé. Mais je vois bien que vous ne me croyez pas : il faut vous instruire de tout et vous révéler l'indigne artifice dont…

– Arrête, indigne fille, s'écria Don Henriques, entrant brusquement l'épée à la main. Il faut que ton secret périsse avec toi, et je dois ce sacrifice à ma gloire. »

Laure fut si éperdue à ce cruel spectacle qu'elle ne songeait pas à se dérober à la fureur de son père et, si Octave ne se fût mis entr'elle et Don Henriques, ce cruel, dans son [*102*] premier transport, l'aurait peut-être immolée à son ressentiment. Il mit l'épée à la main pour l'empêcher de poursuivre un dessein si barbare ; et il aurait eu de la peine à en venir à bout si le Ciel n'eut envoyé à la malheureuse Laure de nouveaux secours auxquels elle ne s'attendait pas.

Le cabinet de verdure où cette scène tragique se passait était, comme on a remarqué, fort près du grand chemin. Le bruit des épées et les cris de Laure y attirèrent des passants. Elle courut en ouvrir la porte, pour se sauver de la rage de son père ou pour y faire entrer ceux qui venaient à son secours. Don Henriques la suivit avec précipitation, et lui allait ôter la vie lorsqu'une main plus vigoureuse que la sienne suspendit le coup mortel. Il se tourna avec fureur vers celui qui lui arrachait sa victime ; mais de quel étonnement fut-il frappé quand il le reconnut pour ce même frère qui lui avait autrefois confié le jeune Valère! La surprise de Don Carlos ne fut pas moindre de trouver Don Henriques l'épée à la main contre une femme qu'il ne reconnut pas pour sa nièce, [*103*] ne l'ayant vue que dans une tendre enfance. « Qu'est ceci, mon frère ? lui dit Don Carlos en lui arrachant son épée. Quel crime a fait cette Dame qui vous fasse oublier le respect que vous devez à son sexe ?

– C'est votre fils, lui répondit Don Henriques, qui me réduit à immoler ma propre fille.

– Votre fille! s'écria Don Carlos, en le regardant avec une espèce d'horreur ! Et c'est mon fils qui vous porte à cette barbarie ! Quoi,  ce fils que je vous ai laissé si vertueux serait la funeste cause d'un parricide? Ah! s'il est criminel, je serai le premier à le punir malgré toute la tendresse que j'ai pour lui. Et vous, généreux inconnu, continua-t-il en se tournant vers Octave, vous qui avez pris la défense de cette malheureuse fille, si vous savez le crime de mon fils, daignez m'en instruire, afin que je ne diffère pas à lui faire porter la peine qui est due à son  ingratitude. »

Octave raconta à Don  Carlos tout ce qui s'était passé, hors les artifices de Don Henriques, dont  il n'était pas instruit. Mais ce cruel père, en proie à ses remords, levant enfin les yeux qu'il avait [*104*] toujours tenus baissés, et regardant son frère avec un reste de honte : « Je suis plus criminel que vous ne pensez, lui dit-il. Octave ne vous a pas tout dit : c'est moi qui, par un artifice dont je rougis, me suis préparé cette amertume qui va se répandre sur le peu de jours qui me restent. Mais, mon cher frère, si votre fortune n'a pas changé non plus que la mienne, vous me plaindrez, loin de m'accuser. C'est pour avoir trop aimé ma fille que je l'ai persécutée ; Octave lui offrait un établissement au-dessus de ses espérances, et mon indigence…

– Ne parlons point d'indigence, interrompit Don Carlos. Je vous avais promis de vous faire partager ma fortune : le Ciel m'a été favorable; et, si Octave n'avait encore plus de mérite que de richesses, Valère pourrait vous dédommager de sa perte. C'est à vous, continua-t-il en s'adressant à Octave, à nous rendre tous heureux : vous avez trop de générosité pour vouloir détruire ce que le sang et les premières inclinations ont rendu inséparable. Vous êtes né pour être heureux, et vous ne sauriez l'être avec une personne [*105*] qui vous regarderait comme son tyran. Que ne puis-je vous dédommager de cette perte par le don d'une fille que vous voyez devant vous. »

Octave jeta les yeux sur une jeune personne qui était auprès d'une vénérable Dame, et dont les traits avaient tant de rapport avec ceux de Laure qu'il ne la put voir sans émotion. Il dit à Don Carlos qu'il était très sensible à l'offre qu'il lui faisait, et qu'il se sentait très disposé à l'accepter. Don Henriques, charmé de tout ce qu'il entendait, ne pouvait assez admirer ce favorable changement de la fortune. Ils retournèrent tous à Cordoue. Et Valère, qu'on avait déjà fait avertir de l'arrivée de son père, vint au devant de lui, et pensa mourir de joie dans ses embrassements. Anselme fut mis hors de prison et, quelques jours après, on célébra le double mariage de Laure avec Valère et de l'aimable fille de Don Carlos avec Octave.

 


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