<== Retour


Marie-Anne Barbier

ARRIE ET PAETUS

tragédie


 

À SON ALTESSE MADAME LA DUCHESSE DE BOUILLON [*a]

.
Quel destin est le mien ? Sous quels heureux auspices
Ma Muse sur la scène étale ses prémices !
Une illustre Héroïne à qui j'ose l'offrir
Écoute ses accents, et s'y laisse attendrir.
De ses timides vœux elle accepte l'hommage
Et, pour comble d'honneurs, lui donne son suffrage.
Ah ! c'en est trop, Princesse. Après tant de bonté
Je ne mets plus de borne à ma témérité.
Oui, j'ose sans frayeur défier la censure.
Qu'elle arme tous ses traits : votre nom me rassure.
Vous avez sur les cœurs un empire absolu :
Je ne saurais déplaire après vous avoir plu.
Et puisque vos bontés aident mon impuissance,
Je vais donner l'essor à ma reconnaissance.
Que dis-je ? Votre nom a beau flatter mon cœur,
Dès qu'il faut vous chanter, je reprends ma frayeur.
En vain dans ce projet vous soutenez mon zèle ;
Avec tout votre appui je sens que je chancelle.
Je redoute un emploi pour moi si plein d'appas
Et la peur de tomber m'arrête au premier pas.
Quand je vois de quels dons vous orna la nature,
Je n'en ose qu'à peine ébaucher la peinture.
Je ne puis, sans trembler, tracer à nos Neveux
Cet esprit si brillant, ce cœur si généreux,
Cette âme qui s'élève au-dessus d'elle-même
Pour s'ouvrir un chemin à la gloire suprême.
Non, de tant de vertus le riche assortiment
Ne laisse agir en moi qu'un juste étonnement.
Vous voyez quels efforts un tel sujet exige,
Je trouve à chaque pas prodige sur prodige,
Princesse. Et, ne pouvant en soutenir l'aspect,
Je me tais par prudence autant que par respect.

 


PRÉFACE

Il y a peu de sujets dans l'histoire romaine plus connus que celui d'Arrie et Petus (voyez Martial, liv. 1, ép. 14) [b*], que j'ai accommodé au Théâtre avec plus de succès que je n'en espérais. L'action principale, à laquelle toutes les autres se rapportent, est des plus simples, et je l'ai choisie ainsi pour éviter l'inconvénient où tombent la plupart des auteurs qui, chargeant leurs pièces de trop d'incidents, ne s'attachent pas beaucoup à y faire régner les sentiments, parce que le soin de débrouiller leur intrigue les occupe entièrement. Quoique le public se soit déclaré pour ce coup d'essai, je ne laisserai pas de répondre à quelques objections qui m'ont été faites, quand ce ne serait que pour justifier les applaudissements qu'on a prodigués en ma faveur.
Feu Monsieur Boursault [*c], qui était de mes amis, ayant vu quelques Élégies de ma façon, qu'il disait être remplies de pensées et de sentiments, me persuada que je pourrais venir à bout d'un poème dramatique, si je l'entreprenais. Il savait d'ailleurs que j'avais du goût pour le théâtre, et que j'avais lu avec application tous les auteurs qui en ont traité. Dans cette pensée, il me proposa le sujet d'Arrie et Petus. C'était me prendre par mon faible. L'action de cette incomparable Romaine est si glorieuse à notre sexe que je me sentis portée d'inclination à la mettre dans le plus beau jour qu'il me serait possible. J'acceptai sans balancer ce sujet ; mais, avant que de commencer, j'en fis un projet que je soumis à son jugement. Il le trouva bon, à une chose près. J'y faisais Arrie et Petus amants ; il les voulait époux, comme ils sont dans l'Histoire. J'eus beau lui dire que l'amour conjugal languirait sur la scène et ne serait pas du goût de bien des gens, il ne revint point de son sentiment ; et moi-même , après y avoir pensé, je sentis bien qu'il avait raison et que l'histoire serait trop défigurée. Ainsi je pris le parti de les faire amants aux trois premiers actes , et époux aux deux derniers.
Un autre ami que je consultai dans le même temps ne voulait point de Narcisse. Il disait que cet affranchi de Claudius avait été tout à fait contraire à Agrippine ; mais je lui représentai que, selon mon plan, Arrie étant fille de Silanus, marié en secondes noces avec la mère de Messaline, Narcisse, qui avait porté Claudius à le faire mourir, devait prendre les intérêts d'Agrippine contre Arrie, d'autant plus que, si cette dernière eût été élevée à l'Empire, elle n'aurait pas manqué de le perdre pour venger la mort de son père.
Quelque temps après, on m'objecta que Claudius n'était point caractérisé, et que je le faisais parler avec trop d'esprit pour un homme que l'histoire représentait comme un imbécile. À cela je répondis que son imbécillité venait plus de sa mauvaise santé que d'un défaut d'esprit. Ce qui paraît surtout par le témoignage de Suétone, qui rapporte que ce Prince s'était fort appliqué aux Lettres dans sa jeunesse, et avait composé plusieurs histoires. Le même auteur, aussi bien que Tacite, le fait, outre cela, inventeur de quelques lettres de l'alphabet, qui furent en usage pendant son règne. A quoi j'ajoutai que je croyais qu'il était du devoir d'un auteur de tragédies de corriger les mœurs de ses héros, et de s'attacher davantage à peindre leur cœur que leur esprit. Outre que si j'avais fait parler Claudius en stupide, tout ce qu'il aurait dit de mauvais serait retombé sur moi, et que d'ailleurs il est assez bien peint par toutes ses actions, puisqu'il est la dupe d'Agrippine, d'Arrie, de Petus et même de Narcisse.
Pour les autres caractères, je ne crois pas qu'ils aient besoin de justification. Ils me paraissent assez vrais,  hors celui de Petus, que j'ai rectifié, ne voulant point faire un lâche de mon héros ; et c'est ce qui m'a portée à attribuer à un effet de son amour la peur qu'il eut véritablement de la mort dont sa femme lui montra l'exemple. Voilà, si je ne me trompe, les principales difficultés qu'on m'a faites, et auxquelles j'ai cru devoir répondre.
À l'égard du reste, on l'a trouvé assez bon, et peut-être meilleur que je n'aurais dû le souhaiter, puisque certaines gens en ont pris occasion de dire qu'une femme n'était pas capable de si bien réussir. En vérité je ne me serais jamais imaginé que ce qui a plu dans mon ouvrage eût dû me nuire, ni qu'on refusât aux personnes de notre sexe le mérite de produire de bonnes choses. Je sais bien qu'on ne pouvait mieux louer ma pièce qu'en la trouvant au-dessus de la portée d'une femme, et que cela doit flatter ma vanité. Cependant j'avoue que je n'ai pas été insensible à cette injustice, et que je n'ai pu voir sans un peu de dépit qu'on ait voulu me ravir le fruit le plus précieux de mon travail. À la vérité, je ne doute point que le peu de capacité que les hommes accordent aux femmes avait donné lieu au bruit que quelques-uns ont affecté de répandre. Cependant, sans chercher des exemples dans l'Antiquité, notre siècle a fourni assez de dames savantes pour détruire cette prévention, et je pourrais en citer une infinité pour autoriser ce que j'avance. Mais je me contente de parler ici des excellents ouvrages en prose et en vers de l'illustre Mademoiselle de Scudéry, des belles Poésies de Madame la Comtesse de la Suze, de Madame des Houlieres, et de sa spirituelle fille qui marche si bien sur ses traces. Les prix d'Académie – qui sont, pour ainsi dire, devenus l'apanage des dames depuis que deux de celles que je viens de nommer leur en ont ouvert la carrière – sont des preuves incontestables du mérite de notre sexe ; et, s'il faut y ajouter quelque chose au sujet du poème dramatique, les Tragédies de Mademoiselle Bernard sont trop récentes pour être effacées de la mémoire des envieux de notre gloire. Ils diront sans doute que nous ne faisons que prêter notre nom à tous les ouvrages qu'on nous attribue. Mais comment les hommes nous céderaient-ils une gloire qui n'est pas à nous, puisqu'ils nous disputent même celle qui nous appartient ?

—————

[*a] Marie-Anne Mancini.

[*b] Martial : Casta suo gladium cum traderet Arria Paeto / quem de uisceribus strinxerat ipsa suis / Si qua fides, uulnus quod feci non dolet, inquit, / sed tu quod facies, hoc mihi, Paete, dolet. [Alors que la chaste Arria remettait à son cher Paetus l'épée qu'elle venait de s'arracher elle-même de son ventre, elle dit : « Crois-moi, la blessure que je me suis infligée ne me fait pas mal ; mais celle que tu vas t'infliger, celle-là, Paetus, me fait mal ».]

[*c] Edme Boursault (1638-1701), qui fut receveur des tailles à Montluçon entre 1672 et 1688, s'en était pris à Molière et Boileau, ce qui le rendit célèbre. Il était l'auteur de plusieurs comédies, de romans et de deux tragédies, dont un Germanicus (en 1673) dont Corneille a fait grand éloge.


ACTEURS

.
CLAUDIUS, Empereur
AGRIPPINE, veuve de Domitius
PETUS, Consul romain
ARRIE, fille de Silanus
NARCISSE, affranchi de Claudius
ALBIN, confident de Petus
JULIE, confidente d'Agrippine
FLAVIE, confidente d'Arrie
PROCULUS, second Capitaine des Gardes
GARDES

La scène est à Rome, dans le palais de Claudius.




ACTE I

 

Sont en scène AGRIPPINE, veuve de Domitius, et JULIE, sa confidente – I,1.

JULIE
Quelle sombre tristesse obscurcit votre front !
D'où peut venir, Madame, un changement si prompt ?
Hier de votre sort vous étiez satisfaite ;
Aujourd'hui je vous vois interdite, inquiète.
Aujourd'hui cependant, en vous donnant la main,
Claudius à vos pieds met l'Empire Romain.
Il vous aime et, sans peine oubliant Messaline,
Ses vœux les plus ardents sont tous pour Agrippine.

AGRIPPINE
Il est vrai. De mes jours j'ai cru voir le plus beau :
Claudius à mes pieds, Messaline au tombeau. [10]
Tout semblait me flatter d'une douce espérance.
Mais d'un sort trop heureux ô trop vaine apparence !
Mon bonheur va changer, et ce grand changement
Devient, l'aurais-tu cru ? l'ouvrage d'un moment.
En vain j'entends les vœux d'un peuple qui m'adore.
Au trône des Césars je ne suis pas encore
Et le sort qui m'appelle à ce rang plein d'appas
Pour me précipiter m'attend au dernier pas.

JULIE
Ciel ! que m'apprenez-vous ?

AGRIPPINE
                                                                      Ce n'est qu'à toi, Julie,
Que je veux découvrir que l'Empereur m'oublie, [20]
Qu'une fière rivale ose me disputer
Ce trône où Claudius m'allait faire monter.

JULIE
Madame, à son amour rendez plus de justice.

AGRIPPINE
Non, je n'en puis douter : j'ai tout su de Narcisse.

JULIE
Quoi ! Narcisse…

AGRIPPINE
                                   Il est moins à l'Empereur qu'à moi
Et, pour m'être fidèle, il lui manque de foi.
Mais pourquoi plus longtemps te cacher ma rivale ?
Je sens à la nommer une horreur sans égale.
C'est Arrie. À ce nom ton esprit est confus :
Fille, tu le sais bien, du proscrit Silanus [30]
Dont le sang fut versé par Claudius lui-même.
Elle doit le haïr encor plus qu'il ne l'aime.
Mais l'amour, de nos cœurs disposant à son gré,
Rejoint ce que la haine a le plus séparé.

JULIE
Claudius aime en vain. Ne craignez pas, Madame,
Que la superbe Arrie approuve cette flamme
Et que, loin de combattre un odieux vainqueur,
Aux dépens de son sang elle donne son cœur.

AGRIPPINE
Ah ! que tu connais peu de quel prix est l'Empire
Quand il nous est offert par un cœur qui soupire ! [40]
La nature, pour lors, nous parle vainement :
La fière ambition parle bien autrement :
Du rang qu'elle promet on ne peut se défendre
Et c'est la seule voix qu'un grand cœur doit entendre.
Mais si jusqu'à ce rang Arrie ose monter
Qu'elle sache à quel prix elle doit l'acheter.
Je la perdrai, Julie, et l'Empereur lui-même
Ne l'arrachera pas à ma fureur extrême.
Je veux bien cependant suspendre mon courroux
Et lui cacher le bras dont partiront les coups. [50]
Ma puissance en ces lieux est encore incertaine
Et je dois y montrer plus d'amour que de haine.

Mais je vois l'Empereur : cachons nos sentiments.

 

Entrent l'Empereur CLAUDIUS et son affranchi NARCISSE – I,2 – En scène : CLAUDIUS, AGRIPPINE, JULIE, NARCISSE

AGRIPPINE
Je ne puis vous marquer, par trop d'empressements,
Combien, en ce grand jour où votre amour éclate,
La gloire d'être à vous et m'occupe et me flatte.
Oui, Seigneur, Rome entière, au comble de ses vœux,
Met déjà notre hymen dans ses fastes heureux
Et, voyant réunir, dans la même puissance,
Un sang qui fut toujours sa plus chère espérance, [60]
Elle demande aux Dieux, témoins de notre foi,
Mille prospérités et pour vous et pour moi.
Hâtez-vous de répondre à l'ardeur de son zèle,
Achevez de former une chaîne si belle.
On n'attend plus que vous. Le Peuple, le Sénat
Soupire après un nœud qui raffermit l'État.
Mille cris redoublés préviennent cette fête
Et déjà l'encens fume, et la victime est prête ;

CLAUDIUS
Le peuple et le Sénat, d'une commune voix,
Vous ont rendu justice en approuvant mon choix, [70]
Madame, et les honneur qu'ici on vous destine
Sont dignes de ma flamme et dignes d'Agrippine.
Pour mon prochain bonheur tout semble conspirer.
Je vois avec le mien mille cœurs soupirer,
Et Rome offre à mes yeux un hommage sincère
Lorsqu'elle adore en vous Germanicus mon frère.
Mais d'un destin si beau quelques mutins jaloux
Éloignent le moment qui doit m'unir à vous.
Deux d'entre eux arrêtés, par les soins de Narcisse,
Découvriront leur chef à l'aspect du supplice. [80]
Vous voyez qu'à ce soin je me dois tout entier.

AGRIPPINE
Le soin de votre amour n'est-il pas le premier,
Seigneur ? Quelques mutins suscités par l'envie
Doivent-ils décider du bonheur de ma vie ?
N'avez-vous plus pour moi ces tendres sentiments
Qui répondaient si bien à mes empressements ?
Quoi ! le moindre péril vous alarme, vous glace,
Et m'écarte du trône où votre amour me place ?
Ce n'est pas toutefois que ce rang glorieux
De l'éclat qui le suit éblouisse mes yeux. [90]
La grandeur n'est souvent qu'un pompeux esclavage ;
Régner sur un cœur tendre est un plus doux partage.
C'est le seul où j'aspire ; et vous savez, Seigneur,
Que j'aime Claudius et  non pas l'Empereur.

CLAUDIUS
J'aime ces sentiments. Mais permettez, Madame,
Que je puisse à mon tour répondre à votre flamme.
Un amour si parfait joint à tant de vertus
Mérite l'Empereur et non pas Claudius.
À des traits ennemis ma puissance est en butte.
Dois-je vous élever lorsque je crains ma chute ? [100]
Et de mes tendres soins n'aurai-je d'autre fruit
Que de voir mon ouvrage en un seul jour détruit ?
Pour vous mettre à l'abri d'un si triste naufrage
Il faut que des mutins je dissipe l'orage
et qu'apaisant les flots que l'on vient d'exciter
J'affermisse le trône où je vous fais monter.

AGRIPPINE
C'est donc à tort, Seigneur, que je viens de me plaindre.
Mais quand on aime bien on trouve tout à craindre.
C'est est fait : je me rends enfin ; et votre amour
Dans mes tendres frayeurs me rassure en ce jour. [110]
Allez et, par les soins du fidèle Narcisse
De tous mes ennemis confondez l'injustice.
Jaloux de mon bonheur, ils n'en veulent qu'à moi :
On cherche à m'arracher le don de votre foi.
Ne perdez point de temps. Je cours, à votre exemple,
Par des vœux redoublés demander dans le Temple
Que le Ciel, détournant un coup dont je frémis,
Vous sauve à votre tour de tous vos ennemis.

 

AGRIPPINE sort – I,3 – En scène : CLAUDIUS, NARCISSE

CLAUDIUS
De tous mes ennemis je ne crains qu'elle-même,
Narcisse. Et je m'attends à sa fureur extrême [120]
Sitôt qu'elle apprendra qu'une nouvelle ardeur
Lui fait perdre à la fois et l'Empire et mon cœur.
Je ne me flatte point. Je connais Agrippine :
Elle n'en veut qu'au rang que ma main lui destine.
Et, quand je lui ravit ce qui flatte ses vœux,
Je prévois pour Arrie un éclat dangereux.

NARCISSE
Seigneur, je vous l'avoue, Agrippine est à craindre
Et son cœur irrité ne pourra se contraindre.
Germanicus son père était cher aux Romains ;
Et le pouvoir suprême eût passé dans ses mains [130]
Si de ses ennemis les fureurs obstinées
N'eussent, par le poison, trahi ses destinées.
On ne saurait, Seigneur, si près du premier rang,
Étouffer un désir qu'autorise le sang.
Pour la seule grandeur Agrippine soupire :
Vous-même vous alliez l'élever à l'Empire ;
Cet Empire promis est devenu son bien :
Pour se le conserver elle n'oubliera rien.
D'ailleurs, quand votre cœur pour Arrie est sensible,
Croyez-vous que le sien ne soit pas inflexible ! [140]
Vos ordres à son père ont fait perdre le jour,
Et son ressentiment s'oppose à votre amour.

CLAUDIUS
Narcisse, je sais trop que la sévère Arrie
Croira par mon hymen voir sa gloire flétrie,
Et que le sang d'un père immolé par mes lois
Est contre mon amour une trop forte voix.
Il me faut surmonter un invincible obstacle.
Mais un Empire offert peut faire ce miracle
Et j'espère en ce jour assurer mon repos.
Toi, va des conjurés découvrir les complots : [150]
Pour connaître leurs chefs et punir leur audace,
Emploie en même temps et promesse et menace.
D'Agrippine surtout observe tous les pas.
Je vais trouver Arrie, et je ne doute pas
Que son âme…

NARCISSE
                                   Seigneur, je la vois qui s'avance.

CLAUDIUS
Va, cours, fais éclater ton zèle, et ta prudence.

 

NARCISSE sort. Entre ARRIE. – I,4 – En scène : CLAUDIUS, ARRIE

CLAUDIUS, voyant qu'Arrie veut se retirer.
D'où vient qu'en me voyant vous fuyez de ces lieux ?
Quoi ! voulez-vous toujours vous cacher à nos yeux,
Madame, et, toute entière à votre inquiétude,
Au milieu de ma cour chercher la solitude ? [160]

ARRIE
Seigneur, dans les malheurs où mes jours sont réduits,
C'est à la solitude à cacher mes ennuis.
Et surtout, dans un jour où votre hymen s'apprête,
Ma douleur importune en troublerait la fête.

CLAUDIUS
Cette fête, sans vous, serait triste pour moi :
Je ne puis être heureux qu'autant que je vous vois.
Ce discours vous surprend ; et je sais bien, Madame,
Que, si sur votre cœur il faut régler mon âme,
Le voyant tous les jours dans sa haine affermi,
Je dois n'avoir pour vous que des yeux d'ennemi. [170]
Mais, malgré cette loi que votre cœur m'impose,
Un destin plus puissant autrement en dispose.
Et, lorsqu'à vous haïr il prétend m'animer,
Je sens trop que le mien ne peut que vous aimer.

ARRIE
Moi !

CLAUDIUS
                  Ne m'opposez point mes feux pour Agrippine.
Je retire une main que l'Amour vous destine,
Et j'ignorais encor le pouvoir de vos yeux
Lorsque je lui promis un trône glorieux.
C'est à vous d'y monter. Régnez, régnez, Madame ;
Régnez sur les Romains ainsi que sur mon âme. [180]
S'il était ici-bas un rang plus élevé,
Les Dieux et mon amour vous l'auraient réservé.
Mais enfin à vos pieds je mets la terre et l'onde.
L'époux que je vous offre est le maître du monde.
Et, quelque grand qu'il soit, vous voyez toutefois
Que ce Maître du monde est soumis à vos lois.

ARRIE
Seigneur, de quelque éclat que votre amour me flatte,
L'excès de vos bontés ne ferait qu'une ingrate.
Retenez vos présents pour exempter mon cœur
D'être si peu sensible au choix d'un Empereur. [190]
Dans l'état où je suis, à moi-même contraire,
Je hais tout, je fuis tout, jusqu'au jour qui m'éclaire.
Agrippine à vos vœux répondra mieux que moi :
Rendez-lui votre cœur, gardez-lui votre foi.
Je vous l'ai déjà dit, j'aime la solitude :
J'en ai fait, dans mes maux, une douce habitude.
Hélas ! ne m'ôtez pas, à force de m'aimer,
Le seul bien qui me reste, et qui peut me charmer.

CLAUDIUS
Et vous, par un refus à mon espoir funeste,
Ne m'ôtez pas aussi le seul bien qui me reste. [200]
Non, je ne mets le prix de l'Empire Romain
Qu'à la seule douceur de vous donner la main.
Consentez-y, Madame, et d'un cœur qui vous aime
Songez que le destin dépend tout de vous-même.

ARRIE
Quoi ! vous m'aimez, Seigneur, et voulez cependant
Attirer sur ma tête un orage éclatant.
Faut-il, si je péris, que votre amour l'ordonne,
Et que, pour m'immoler, votre main me couronne ?
Car je ne sais que trop qu'un cœur ambitieux
S'approche de la foudre en s'approchant des Dieux. [210]
Des coups de la fortune à mes dépens instruite,
Je sais tous les malheurs qu'elle traîne à sa suite.
Et, pour me dispenser d'un inutile soin,
L'exemple en est chez moi, sans le chercher plus loin.

CLAUDIUS
Oubliez des malheurs dont la fin est si belle
Et ne songez qu'au trône où mon choix vous appelle.

ARRIE
Heureux ! qui fuit l'orage et se tient dans le port.
De Silanus mon père envisageant le sort,
Je le vois s'allier au sang de Messaline :
En s'approchant du trône il court à sa ruine, [220]
Il se creuse lui-même un précipice affreux :
Un rang moins élevé l'eût rendu plus heureux.
Le même sort m'attend : votre amour me l'apprête.
Souffrez qu'à ce péril je dérobe ma tête.
Je connais Agrippine et toute sa fureur ;
J'en prévois des effets qui me glacent d'horreur.
Et, lorsque vous m'offrez la puissance suprême,
Je ne dois pas me perdre et vous perdre vous-même.

CLAUDIUS
Je crains peu ce péril et, seul maître en ces lieux,
Au-dessus de mon sort je ne vois que les Dieux. [230]
Mais en vain je m'attache à rassurer votre âme.
Un obstacle plus fort désespère ma flamme.
Et quand vous rejetez et l'Empire et ma foi,
Je lis dans vos refus votre haine pour moi.
Je vois de mon ardeur quel prix je dois attendre.
Vous ne me répondez que pour vous en défendre
Et vous chérissez trop un triste souvenir.

ARRIE
Je fais ce que je puis, Seigneur, pour le bannir.

CLAUDIUS
Vous oublieriez sans peine une pareille offense,
Si vous laissiez agir votre reconnaissance. [240]

ARRIE
Ce grand effort, Seigneur, n'est pas en mon pouvoir
Et, dans mon triste cœur, tout cède à mon devoir.

CLAUDIUS
Quel que soit ce devoir, il y prend trop d'empire.

ARRIE
Quel que soit ce devoir, la vertu me l'inspire.

CLAUDIUS
J'entrevois tous les soins qui vous sont inspirés :
Vous en cachez encor plus que vous n'en montrez.

ARRIE
Hé bien ! puisqu'il le faut, je vais ne vous rien taire.
Sous un fer meurtrier j'ai vu tomber mon père.
Vous le savez, Seigneur, et ce coup inhumain
Par un injuste arrêt partit de votre main. [250]
Quoi ! je pourrais encor, peu sensible à ma gloire,
Flétrir mes tristes jours d'une tache si noire
Et souffrir que la main qui l'a mis au tombeau
D'un hymen si coupable allumât le flambeau !
J'irais dans les enfers faire rougir son ombre
Et de ses assassins j'augmenterais le nombre !
Ha ! Seigneur, voulez-vous qu'après son triste sort
Une seconde fois je lui donne la mort ?
Quelle funeste image à mes yeux se présente !
Souffrez dans mes malheurs que je sois innocente [260]
Et qu'au moins par les Dieux mon cœur persécuté
Éprouve leur courroux sans l'avoir mérité.

CLAUDIUS
Si l'on sacrifia Silanus votre père,
Pour assurer mes jours sa mort fut nécessaire.
On doit tout redouter d'un sujet trop puissant,
Et, dès qu'il est suspect, il n'est plus innocent.
Le poids de ses grandeurs l'entraîne au précipice.
Mais je veux qu'un arrêt dicté par l'injustice
Ait frappé Silanus d'un coup trop inhumain :
Puis-je mieux le venger qu'en vous donnant la main ? [270]
Quel triomphe pour vous ! Une éternelle chaîne
Vous fera sur mon cœur régner en souveraine.
Cette main, dont le coup vous force à soupirer,
A causé vos malheurs, et veut les réparer.
Cette main, d'un proscrit relevant la famille,
Mit le père au tombeau, place au trône la fille ;
Et cette main enfin vous élève en un rang
Qu'on a cent fois payé du plus pur de son sang.
Mais je vous montre en vain l'éclat qui l'environne :
Ce rang vous fait horreur, lorsque je vous le donne. [280]
Je ne dis plus qu'un mot. Vous savez mon amour,
Et je ne vois que trop votre haine à mon tour.
Je vous parle en amant ; mais vous pourriez peut-être
Me contraindre à la fin à vous parler en maître.
Du maître ou de l'amant, c'est à vous de choisir.
Je vous laisse, Madame, y rêver à loisir.

CLAUDIUS sort. ARRIE reste seule. – I,5 – En scène : ARRIE

ARRIE
Mon choix est déjà fait. Le plus triste esclavage
Est moins affreux pour moi qu'un hymen qui m'outrage.
Cruel, règne en tyran, appesantit mes fers,
Mais crains les justes Dieux, vengeurs de l'Univers, [290]
Avant la fin du jour j'attends de leur justice
Aux mânes de mon père un sanglant sacrifice.
Chère ombre qui m'entends du séjour ténébreux,
Soutiens, par ton courroux, ce dessein généreux.
Et, lorsque tant de bras s'arment pour ta vengeance,
Avec eux, s'il se peut, frappe d'intelligence.
Dans l'état où je suis, je n'ai plus d'autre espoir.
Ton sang, je m'en souviens, me traça mon devoir.
Contre ton assassin j'entends ta voix qui crie.
Hâte-toi d'y répondre, infortunée Arrie. [300]
Allons, cherchons Petus ; qu'il nous prête sa main
et qu'il venge en consul tout l'Empire Romain.
Allons lui découvrir un projet qu'il ignore.
J'ai su le lui cacher, je le ferais encore.
Mais, dans ce triste jour, je dois mieux le servir :
Il s'agit de son bien qu'on cherche à lui ravir ;
Et nous devons tous deux dissiper cet orage
Ou périr, s'il le faut, par un même naufrage.


 

ACTE II

 

ARRIE et FLAVIE sont en scène – II,1

ARRIE
Enfin voici le jour, si longtemps attendu,
Où le calme à mon cœur devrait être rendu. [310]
Cependant tout m'alarme et, tu le vois, Flavie,
Ce jour doit décider du reste de ma vie.
Il rend mon triste cœur toujours plus agité,
Et je le crains autant que je l'ai souhaité.

FLAVIE
Rejetez loin de vous ces injustes alarmes.
On va répandre un sang qui doit tarir vos larmes.
En de trop sûres mains votre sort est remis :
Le tyran périra : Petus vous l'a promis.
Et, pour combler vos vœux, ce jour qui nous éclaire
Doit venger à la fois et Rome et votre père. [320]

ARRIE
Il est vrai ; j'ai remis en de fidèles mains
La vengeance d'un père et celle des Romains.
Petus pour me venger mettra tout en usage.
Oui, j'en ai pour garants sa flamme et son courage.
Mais que j'achète cher son funeste secours
Quand je songe au péril où j'expose ses jours !
Père, Rome, tendresse, honneur, haine vengeance,
Qui, pour me déchirer, êtes d'intelligence,
Pourquoi partagez-vous ce cœur infortuné ?
À des maux trop légers était-il condamné ? [330]
Le sang de Silanus, versé par un perfide,
N'arme-t-il pas assez la fureur qui me guide ?
Ai-je besoin qu'on m'aide ? Et faut-il en ce jour
Dans un projet de haine intéresser l'amour ?
Car enfin si Petus sert ma juste colère,
Tu vois à quoi j'expose une tête si chère.
J'aime autant que je hais, et ne puis en ce jour
Suivre mon fier devoir sans trahir mon amour.
Le sang qui va couler, s'il doit tarir mes larmes,
Doit aussi me causer de mortelles alarmes ; [340]
Et j'ai lieu de trembler quand je touche au moment
Qui doit venger mon père, ou perdre mon amant.

FLAVIE
Espérez mieux, Madame, éloignez une image
Qui couvre un jour si beau d'un si sombre nuage.
Et puisque votre cause est la cause des Dieux,
Songez que vos soupçons leur sont injurieux.
Ils n'ont que trop longtemps souffert la tyrannie,
Toujours plus insolente, et toujours impunie :
S'ils sont justes, surtout ils doivent leur secours
À qui venge la mort de l'auteur dc ses jours. [350]

ARRIE
Des crimes des tyrans le Ciel semble complice :
Il oublie ou du moins il suspend sa justice.
Mille autres avant moi, qu'il n'osa protéger,
Avaient et leur patrie et leur père à venger.
Mais j'aurais moins recours à sa bonté suprême
Si je n'avais à craindre ici que pour moi-même.
Qu'ai-je fait ? si mon sang me demande un vengeur,
Pourquoi le satisfaire aux dépens de mon cœur ?
Et, suivant en aveugle un désespoir funeste,
Payer ce que je perds de tout ce qui me reste ? [360]
Non je ne puis, Flavie, y songer sans effroi.
Révoquons au plus tôt cette barbare loi :
Va, cours, dis à Petus que je suis satisfaite,
Que je veux bien laisser ma vengeance imparfaite,
Que j'épargne un tyran, et qu'en ce triste jour
Je surmonte la haine en faveur de l'amour.

FLAVIE
Cette pitié tardive est un peu dangereuse.
Ah ! Madame, est-il temps d'être si généreuse ?
Et, si Petus recule après le premier pas,
Au lieu de le sauver, ne le perdez-vous pas ? [370]
D'ailleurs de Claudius oubliez-vous la flamme ?
Vous savez quelles lois il prescrit à votre âme :
S'il ne meurt aujourd'hui, vous le voyez demain
Vous contraindre, en tyran, à lui donner la main.

ARRIE
Qui ? moi ! j'épouserais l'assassin de mon père !
Ma main serait Ie prix… Non en vain il l'espère.
Je la lui donnerais pour lui percer le flanc
Et pour la retirer fumante de son sang.
N'en délibérons plus, mon cœur se détermine :
Qu'il tombe sur Ie fer que ma main lui destine. [380]
Silence, mon amour, laisse agir ma fureur.
Ma coupable pitié me fait frémir d'horreur.
D'un père massacré j'entends le sang qui crie,
Et ne l'écouter pas c'est trop de barbarie.
Oui, Mânes gémissants, vous serez satisfaits.
Je ne vois plus qui j'aime en voyant qui je hais.
Poursuivons. C'est en vain que mon coeur en murmure :
L'amour doit respecter la voix de la nature.

Mais j'aperçois Petus. Laisse-nous un moment,
Et que personne n'entre en cet appartement. [390]

 

FLAVIE sort. Entre PETUS. – II,2 – En scène : PETUS, ARRIE

ARRIE
Hé bien ! Petus, le Ciel nous sera-t-il propice ?
Est-il temps, à la fin, que le tyran périsse ?

PETUS
N'en doutez point, Madame, il ne peut échapper :
J'ai laissé nos amis qui brûlent de frapper ;
Et demain au plus tard l'ardeur qui les anime
Fait tomber à vos pieds cette grande victime.
Avec Vinicien mille autres sont tous prêts ;
Scribonien lui-même est dans nos intérêts ;
Suivi de son armée, il vient de Dalmatie ;
Il voit à chaque pas sa puissance grossie, [400]
Et, pour perdre un tyran et pour venger l'État,
II va voir dans son camp entrer tout le Sénat.
II n'est pas loin de Rome. Un affranchi fidèle
Vient de nous annoncer cette heureuse nouvelle.
Son approche imprévue a troublé l'Empereur
Et jusques dans sa garde a porté la terreur.
Enfin la foudre est prête à tomber sur sa tête.
II n'ose dans ces lieux attendre la tempête.
Demain il doit partir, conduisant sur ses pas
De nouveaux ennemis qu'il ne soupçonne pas. [410]
Nous le suivons, Madame, et le Ciel, qui nous aime,
Permet qu'entre nos mains il se livre lui-même.

ARRIE
Les Dieux jusqu'à la fin puissent-ils nous aimer !

PETUS
Quand tout flatte nos vœux, qui peut vous alarmer ?

ARRIE
Ces Dieux, ces mêmes Dieux dont la faveur nous flatte,
Ces Dieux, dont l'injustice à tout moment éclate,
Qui cent fois ont trahi nos amis, nos parents,
Et qui sont devenus protecteurs des tyrans.
Pardonnez, cher Petus, cette frayeur secrète
À l'aspect du péril où mon amour vous jette. [420]
Je verrais éclater l'orage sans effroi
S'il épargnait vos jours et n'accablait que moi.
Mais je ne puis le voir sans une horreur extrême
S'il faut, en périssant, voir périr ce que j'aime.

PETUS
Ah ! Madame, c'est trop de bontés en un jour.
Puis-je par tout mon sang répondre à tant d'amour ?
Après un sort si beau c'est trop peu si j'expire.
Je vous vois pour moi seul renoncer à l'Empire.
Et, pour me conserver vos fidèles ardeurs,
Mon amour vous tient lieu de toutes les grandeurs. [430]
Vous me donnez moyen, dans ma noble colère,
D'affranchir mon pays en vengeant votre père.
Vous m'ouvrez à la gloire un chemin où je cours,
Et, pour dire encor plus, vous tremblez pour mes jours.
De mon bonheur suprême ô marques trop certaines !
Hé ! que ne dois-je pas à vos lois souveraines ?
Rien ne doit m'arrêter, et mon sort est trop doux
Quand j'expose ma vie et pour Rome et pour vous.

ARRIE
Je n'attendais pas moins de ce cœur magnanime,
Que tant d'amour enflamme et tant de gloire anime. [440]
Mais, lorsque vous bravez un sort plein de rigueur,
Si je tremble pour vous, est-ce trop pour mon cœur ?
Hélas ! que ne me suis-je épargné ces alarmes !
Je sais que pour Petus le péril a des charmes
Et que, lorsqu'à la gloire on lui fraie un chemin,
La mort n'étonne pas ce cœur vraiment Romain.
Mais, quand mon intérêt vous arme et vous expose,
Vous ne sauriez périr que je n'en sois la cause.
Je vous dirai pourtant, et vous l'avez pu voir,
Que mon amour m'y porte autant que mon devoir. [450]
D'un illustre complot j'ai du faire un mystère,
Tant qu'il ne s'est agi que de venger mon père ;
Mais est-il temps enfin de vous déguiser rien
Quand je vois qu'un barbare en veut à votre bien,
Et qu'il ose employer son injuste puissance
Contre un nœud que forma l'auteur de ma naissance ?
Oui je suis votre bien ; mon devoir est pour vous :
Silanus expirant vous nomma mon époux ;
Il remit à vos soins sa déplorable fille ;
Il vous fit, en tombant, l'appui de sa famille, [460]
Et sa mort, me livrant à d'éternels malheurs,
Me laissa votre main pour essuyer mes pleurs.
Cependant un tyran, un cruel que j'abhore,
Du seul de tous mes biens veut me priver encore,
Et, d'un hymen si saint éteignant le flambeau,
II poursuit Silanus jusques dans le tombeau.
Vengeons-nous, prévenons son attentat barbare ;
Petus, ne souffrons pas enfin qu'il nous sépare.
Mais, au plus triste sort lorsque vous m'arrachez,
Songez bien qu'à vos jours les miens sont attachés [470]
Et qu'en ce grand péril, si vous cessez de vivre,
Le devoir et l'amour m'ordonnent de vous suivre.

PETUS
Oui, je cours vous venger. Je cours vous faire voir
Ce que peuvent sur moi l'amour et le devoir.
Et, puisque les destins à la mort d'un seul homme
Attachent mon bonheur et le bonheur de Rome,
Je brûle de répondre à leur suprême loi
Par des coups dignes d'elle et de vous et de moi.
Mais, si le Ciel enfin trahit notre querelle,
Vivez pour conserver une flamme si belle ; [480]
Vivez pour ma vengeance, et que mon fier vainqueur
Me trouve tous les jours au fond de votre cœur.

 

Entre FLAVIE – II,3 – En scène : PETUS, ARRIE, FLAVIE

FLAVIE
Madame, l'Empereur vient ici vous surprendre.

ARRIE
Ô Ciel ! Adieu, Petus ; allez, sans plus attendre
Et pour rendre le calme à mes sens alarmés,
Songez que je vous aime autant que vous m'aimez.

 

PETUS sort. Entre CLAUDIUS. – II,4 – En scène : CLAUDIUS, ARRIE, FLAVIE

CLAUDIUS
Vous triomphez, Madame, et je ne puis vous taire
Que du Ciel contre moi vous armez la colère.
Oui, le Ciel, favorable à vos vœux empressés,
Veut payer de mon sang les pleurs que vous versez. [490]
Scribonien conspire, et ce sujet rebelle
Ne trahit son devoir que pour votre querelle.
Ses coupables secrets jusqu'à moi sont venus :
S'il vient, c'est pour venger la mort de Silanus.
Mais, lorsque contre moi ce perfide conspire,
Quand il veut m'arracher et la vie et l'Empire,
Armerez-vous encor toute votre rigueur ?
Vous verrai-je en ce jour, pour me percer le cœur,
Avec mes ennemis agir d'intelligence ?

ARRIE
Seigneur, je ne veux point de sanglante vengeance [500]
Et vous me craignez peu dans l'état où je fuis.
Je pleure Silanus : c'est tout ce que je puis.

CLAUDIUS
Et c'est là ce qui fait mes mortelles alarmes :
Je n'ai point d'ennemis plus puissants que vos larmes :
N'en versez plus, Madame, et je ne crains plus rien,
Et je vois à mes pieds tomber Scribonien.
C'est en vain qu'il m'apprêre un funeste naufrage :
Un mot de votre bouche apaisera l'orage ;
Et sur le trône enfin vous n'avez qu'à monter
Pour ôter tout prétexte à m'en précipiter. [510]
À mes justes désirs rendez-vous, belle Arrie :
Si c'est trop peu de moi, tout l'État vous en prie.

ARRIE
Périsse mille fois tout l'Empire Romain,
S'il ne faut le sauver qu'en vous donnant la main.
Je déteste un remède où tant d'horreur préside.
Ma pitié pour l'État serait un parricide ;
Et j'aime mieux la mort que le suprême rang
S'il faut, pour y monter, trahir mon propre sang.

CLAUDIUS
Ah ! c'en est trop, Madame, et ma juste colère
Doit succéder aux soins que je prends pour vous plaire. [520]
Quoi ! Rome à vos genoux avec votre Empereur,
Loin de vous attendrir, redouble votre horreur.
Hé bien ! en suppliant puisqu'en vain je demande,
Je vois trop qu'il est temps enfin que je commande.
C'est à moi de sauver tout l'Empire Romain :
Madame, à m'épouser soyez prête demain.

ARRIE
Quoi ! jusque sur mon cœur porter la tyrannie ?

CLAUDIUS
J'ai laissé trop longtemps votre haine impunie.

Mais que nous veut Narcisse ?

 

Entre NARCISSE. – II,5 – En scène : CLAUDIUS, ARRIE, NARCISSE

CLAUDIUS
                                                     As-tu fait ton devoir ?

NARCISSE
Je viens de découvrir l'attentat le plus noir. [530]
Seigneur, nos prisonniers ont rompu le silence ;
Ils n'ont pu des tourments braver la violence.
Tous deux ils ont pour chef un nommé Vinicien :
C'est lui qui contre vous arme Scribonien.

CLAUDIUS
Le traître ! il sentira le poids de ma vengeance.

NARCISSE.
Déjà sa propre main a puni son offense.

CLAUDIUS
Qui sont les conjurés ?

NARCISSE
                                                     Dans cet assassinat,
Seigneur, on voit tremper presque tout le Sénat.
Mais Arrie un peu mieux en doit être informée.

CLAUDIUS
Dieux ! qu'est-ce que j'entends ? Arrie !

NARCISSE.
                                                                      On l'a nommée. [540]

ARRIE, à part
Je suis trahie, ô Ciel !

CLAUDIUS
                                                     Je ne m'étonne plus
Si je n'ai su former que des vœux superflus,
Si mon Empire offert n'a pu vous satisfaire :
Vous l'attendiez sans doute, et d'une main plus chère.

ARRIE.
Quoi ! Seigneur.

CLAUDIUS.
                                   II suffit ; mais je me trompe bien
Ou vous verrez couler son sang au lieu du mien.
Pour venger Silanus Scribonien conspire,
Le traître vous destine et ma tête et l'Empire
Et je ne doute plus, enfin, que votre main
Ne soit le digne prix de ce coup inhumain. [550]
Ingrate, je rendais ce présent légitime
Mais vous n'en voulez point s'il ne vous coûte un crime.
Et ce barbare cœur, de mon sang altéré,
Veut qu'au trône ma mort lui serve de degré.
Ah ! je me vengerai d'un complot si perfide.

ARRIE
Et penses-tu, Tyran, que la mort m'intimide ?
Crois-tu que ta menace ait droit de m'arracher
Des plaintes qu'à mon coeur on puisse reprocher ?
Si je me plains ici des Dieux qui m'ont trahie,
C'est de voir que ma mort doive assurer ta vie. [560]
Mais que dis-je ? assurer ; non, ne t'en flatte pas :
Mon sang contre ta tête armera mille bras ;
Ainsi tu ne saurais assez tôt le répandre.
Ordonne mon trépas. Adieu, je vais l'attendre.

CLAUDIUS
Gardes, qu'on m'en réponde. Ô Ciel ! quelle fureur !

Les gardes entraînent Arrie.

NARCISSE
Voyez la désormais comme un objet d'horreur.

CLAUDIUS
Ah ! Narcisse, crois-tu que l'on puisse sans peine
Passer dans un moment de l'amour à la haine ?

NARCISSE
Elle vous hait, Seigneur ?

CLAUDIUS
                                                     Et je l'aime toujours.

NARCISSE
Qu'un généreux dépit vienne à votre secours. [570]

CLAUDIUS
Oui, je dois me venger, et j'y suis prêt, Narcisse.
Mais, pour la mieux punir, prolongeons son supplice.
Qu'elle vive, et qu'elle ait toujours devant les yeux
Un amour importun, un amant odieux :
C'est le seul châtiment que mon cœur lui destine.

NARCISSE
Modérez vos transports : j'aperçois Agrippine.

 

Entrent AGRIPPINE et FLAVIE – II,6 – En scène : CLAUDIUS, AGRIPPINE, NARCISSE, FLAVIE

CLAUDIUS
Madame, savez-vous quelle main me trahit ?

AGRIPPINE
Oui, Seigneur, je sais tout : on me l'a déjà dit.
Cependant l'attentat ne saurait me surprendre :
Fille de Silanus, qu'en deviez-vous attendre ? [580]
La haine de son père a passé dans son cœur
Et lui fait partager son crime, et sa fureur.
Perdez cette coupable, et que votre justice
À de mêmes forfaits donne même supplice.

CLAUDIUS
Suspendons les effets d'un si juste transport.
Arrie est criminelle, elle est digne de mort ;
Mais je dois, puisqu'ici tout conspire à ma perte,
Employer l'artifíce, et non la force ouverte :
Si j'éclatais, Madame, on pourrait m'accabler.

AGRIPPINE
Ainsi donc les mutins vous font déjà trembler ? [590]
Mais, lorsqu'il faut punir, songer à faire grâce
C'est, loin de l'apaiser, ranimer leur audace.
Puisqu'un sang malheureux vous arme contre lui,
Montrez qu'il fut coupable, et qu'il l'est aujourd'hui.
La révolte, Seigneur, est en droit de tout faire
Si vous n'osez livrer la fille après le père.

CLAUDIUS
Hé bien ! puisque son crime est un crime d'État,
II faut, pour en juger, assembler le Sénat.

AGRIPPINE.
C'est mettre la coupable à couvert du supplice
Que lui faire trouver son juge en son complice. [600]
Ignorez-vous, Seigneur, quels sont vos ennemis ?

CLAUDIUS
Je sais qu'en certains temps on se croit tout permis,
Et qu'en ce grand péril il m'importe de feindre,
Pour forcer à m'aimer qui cesse de me craindre.

AGRIPPINE
Est-ce là le chemin que vos aïeux ont pris ?
L'amour hors de saison dégénère en mépris.
Envers ses Empereurs Rome toujours ingrate
N'a jamais plus d'orgueil qu'au moment qu'on la flatte.

CLAUDIUS
On la fait encor moins rentrer dans son devoir
Lorsque trop de rigueur la met au désespoir. [610]

AGRIPPINE
Mais lorsque vos bontés éclatent pour Arrie,
Cessera-t-elle enfin d'être votre ennemie !

CLAUDIUS
Le temps, qui détruit tout, peut vaincre sa fierté.

AGRIPPINE
Le temps lui donnera plus de témérité.

CLAUDIUS
Nous verrons si son cœur sera toujours rebelle.
Et je vais, sur ce point, m'éclaircir avec elle.

CLAUDIUS sort. – II,7 – En scène : AGRIPPINE

AGRIPPINE, seule
Va lui faire valoir ce triomphe odieux,
Va, ne lui cache point le pouvoir de ses yeux ;
Montre lui, s'il le faut, la honte d'Agrippine.
Mais, en la protégeant, tremble pour sa ruine, [620]
Et sache que ma main que, guide ma fureur,
Trouvera mieux que toi le chemin de son cœur.



ACTE III

 

PETUS et ALBIN sont en scène – III, 1

ALBIN
Où courez-vous, Seigneur ? Quoi ! seul et sans défense,
Vous osez de César défier la puissance ?
Que venez-vous chercher dans ces lieux ennemis ?
De grâce, sauvez vous, quand il vous est permis.

PETUS
Non, ne crois pas, Albin, que je coure à ma perte.
La conjuration en vain est découverte,
Je ne suis point nommé. Mais quand même en ces lieux
Le plus cruel trépas s'offrirait à mes yeux, [630]
Je sacrifierais tout pour sauver ce que j'aime,
Et j'y veux employer Agrippine elle-même.

ALBIN
Agrippine ! Seigneur.

PETUS.
                                                     Son cœur ambitieux
N'aspire qu'à monter au rang de ses aïeux
Et je t'ai déjà dit qu'Arrie est sa rivale.
Il lui faut éloigner cette beauté fatale :
Son intérêt le veut, et c'est sa propre main
Qui nous doit de la fuite aplanir le chemin.

ALBIN
Vous exigez beaucoup de cette humeur altière :
Pour descendre si bas Agrippine est trop fière. [640]
Éloigner sa rivale, en ce pressant danger,
C'est montrer qu'on la craint et non la protéger.
Mais vous-même craignez d'attirer sa vengeance,
Quand vous osez d'Arrie embrasser la défense.

PETUS
Quoi qu'il m'en coûte, Albin, je dois la secourir
Et je viens en ces lieux la sauver, ou périr,
Heureux de partager le sort qu'on lui destine !
Ne me réplique plus.

                                                     Mais je vois Agrippine.

 

Entrent AGRIPPINE et JULIE – III,2 – En scène : AGRIPPINE, PETUS, ALBIN, JULIE

AGRIPPINE
Je rends grâces au Ciel qui vous conduit vers moi.
Petus, pour l'Empereur je connais votre foi. [650]
Vous voyez quel péril a menacé sa tête.
Les Dieux ont détourné l'éclat de la tempête,
Et le soin que leur main prend de le protéger
Montre avec quelle ardeur Rome le doit venger.
Vous connaissez le crime : ordonnez des supplices.
Punissez les auteurs, poursuivez les complices.
Mais songez bien qu'Arrie est dans ce premier rang
Et qu'il faut commencer par répandre son sang.
Je sais que l'Empereur vous doit parler pour elle :
Il veut, n'en doutez point, éprouver votre zèle. [660]
Scribonien, dit-on, et son lâche attentat
Trouvent des partisans jusques dans le Sénat :
Étouffez ce faux bruit, purgez-vous de ce crime.
Consul, tout dépendra du choix de la victime.
Sacrifiez Arrie, et montrez à nos yeux
Que vous savez confondre un bruit injurieux.

PETUS
Madame, notre foi, jusqu'ici reconnue,
Du plus profond respect fut toujours soutenue.
Faut-il qu'à l'Empereur Rome montre aujourd'hui
Qu'elle prétend absoudre ou punir malgré lui ? [670]
Elle doit obéir dès que son Maître ordonne :
C'est un sacré devoir qui n'excepte personne ;
Et c'est mal signaler notre zèle à ses yeux
Qu'usurper un pouvoir qu'il a reçu des Dieux.
Qu'il jouisse à son gré d'un droit si légitime.
Le crime est reconnu : qu'il nomme la victime.

AGRIPPINE
Dans cet adroit discours, j'admire vos respects ;
Mais, plus ils sont profonds, plus ils me sont suspects.
Et, s'il faut, entre nous, dire ce que j'en pense,
Je vois vos trahisons par votre obéissance. [680]
Oui, l'ouvre enfin les yeux ; j'ai trop longtemps douté
Du bruit qu'on fait courir, et que j'ai rejeté.
Du crime le plus noir le Sénat est complice,
Et j'en connais l'auteur, malgré son artifice.
Tremblez pour lui, Consul, mais songez que nos coups,
Avant de l'accabler, éclateront sur vous.

PETUS
Puissiez-vous sur moi seul faire tomber la foudre.
Qu'elle éclate, Madame, et me réduise en poudre.
Je ne me plaindrai pas de la rigueur des Dieux,
Pourvu qu'ils prennent soin d'un sang plus précieux. [690]
Mais pourquoi plus longtemps dissimuler ma crainte ?
Un grand cœur fut toujours ennemi de la feinte.
J'aime Arrie. À ces mots vous comprenez assez
Que, voyant de quel sort ses jours sont menacés,
Ce n'est pas à Petus à s'opposer lui-même
Aux souveraines lois qui sauvent ce qu'il aime.

AGRIPPINE
Quoi ! vous aimez Arrie, et l'osez avouer !
Conte un pareil écueil vous pourriez échouer.
Mais je veux bien répondre à votre confidence.
Vous aimez : de vos feux quelle est la récompense ? [700]
Quand vous aimez Arrie, en êtes-vous aimé ?
Des mêmes yeux que vous l'Empereur est charmé.
Et pouvez-vous encor douter qu'on ne réponde
À des vœux présentés par le Maître du monde ?
Dans ma juste vengeance, unissez-vous à moi.
On nous trahit tous deux, on nous manque de foi :
Immolons une ingrate au gré de notre envie.

PETUS
Hé ! je pourrais, Madame, attenter sur sa vie,
Moi qui, pour la sauver, voudrais cent fois périr ?
Non, vous même plutôt daignez la secourir. [710]
Souffrez à vos genoux que je vous en conjure.
Elle me garde encore une foi toute pure,
Et ses derniers efforts pour perdre l'Empereur
Font trop voir si ses yeux vous disputent son cœur.
Non, de ce nouveau crime elle n'est point capable ;
Mais ne la forcez pas à devenir coupable.
Si son cœur jusqu'ici n'a jamais chancelé,
À l'aspect du péril il peut être ébranlé.
Voir d'un côté la mort et de l'autre l'Empire,
Contre plus de constance un seul pourrait suffire. [720]
Oui, Madame, à régner elle peut consentir,
Et d'un choix nécessaire il la faut garantir.
Pour l'en mettre à couvert je ne vois que la fuite.
Reposez-vous sur moi du soin de sa conduite ;
Ouvrez-m'en le chemin et, sans plus hésiter,
Assurez-vous un rang qu'on peut vous disputer.

AGRIPPINE
Je puis me l'assurer sans perdre ma vengeance.
Mais je veux pour vos feux montrer de l'indulgence
Et n'entreprendre rien, quand je puis tout oser.
Allez, à son exil je vais la disposer. [730]
C'est par moi que Maxime en ce palais commande.
Holà, Gardes, qu'Arrie auprès de moi se rende.
Je vais entre ses mains remettre tout son sort,
Mais le moindre refus est l'arrêt de sa mort.

 

PETUS sort. Entre ARRIE. – III,3 – En scène : AGRIPPINE, ARRIE, JULIE, FLAVIE

ARRIE
Madame, quand votre ordre auprès de vous m'appelle,
Est-ce pour triompher de ma douleur mortelle ?
Et ne goûtez-vous pas un plaisir assez doux
De voir que votre amant échappe à mon courroux ?
Faut-il à ce bonheur joindre mon infortune
Et m'accabler encor d'une joie importune ? [740]
Mais plutôt en ces lieux ne m'appellez-yous pas
Pour me faire sentir l'horreur de mon trépas ?
Prononcez-en l'arrêt : je souscris à ma perte.

AGRIPPINE
Non, la grâce aujourd'hui par moi vous est offerte.
C'est à vous de répondre à mon empressement
Et, pour vous consuter, vous n'avez qu'un moment.
Prenez votre parti. Pour punir votre crime,
Il n'est point de rigueur qui ne soit légitime
Et je n'ai pas besoin, pour vous faire trembler,
De perdre des discours à vous le rappeller. [750]
Imposez-vous, Madame, un exil volontaire ;
Mais la plus prompte fuite est la plus nécessaire.
Petus vous conduira ; je connais son amour.
Fuyez et loin de Rome et loin de cette cour.
Jouissez d'un bonheur où vous n'osiez prétendre.

ARRIE
Madame, à vos bontés j'ai des grâces à rendre.
Mais le Ciel ennemi m'a réduite à ce point
Que ma gloire consiste à n'en profiter point.
Les Dieux contre ma tête ont suscité l'orage :
Ne les empêchons point d'achever leur ouvrage ; [760]
Qu'ils tonnent à leur gré, je l'attends sans effroi.
Je les ferais rougir de s'armer contre moi.
Que le Tyran accable une triste famille,
Qu'aussi bien que le père il égorge la fille.
Je verrai dans sa rage éclater sa bonté :
Ma mort de ses présents est le plus souhaité.

AGRIPPINE
Ou je suis fort trompée ou j'entrevois, Madame,
Que par d'autres présents il sait flatter votre âme.
Je sais qu'il vous adore, et l'Empire à vos yeux
A des attraits plus doux qu'un exil ennuyeux. [770]
Cet espoir vous séduit et, par votre ruine,
On pourrait vous apprendre à connaître Agrippine.
Si vous osiez prétendre au rang qui m'est promis
Dans ma juste fureur tout me serait permis.
Songez que trop d'éclat vous serait plus funeste
Que cet obscur exil que votre âme déteste ;
Que malgré l'Empereur tout doit vous alarmer
Et que je sais haïr mieux qu'il ne sait aimer.

ARRIE
Ainsi donc, démentant votre bonté première,
Vous montrez à mes yeux votre âme toute entière. [780]
Et, malgré votre orgueil, mon exemple vous sert
À savoir une fois parler à cœur ouvert.
À cet aveu sincère il faut que je réponde :
Madame, Claudius commande à tout le monde ;
Il veut me faire part des honneurs qu'on lui rend :
Ils sont grands, mais mon cœur est encore plus grand.
Non, en vain l'Empereur dans son amour s'obstine.
Il m'a vendu trop cher l'honneur qu'il me destine ;
Et mon père, à ses pieds frappé d'un coup mortel,
A mis entre nous deux un divorce éternel. [790]
Irai-je, fille ingrate, oubliant ma colère,
Au désir de régner sacrifier un père ?
Ce crime outragerait la nature et les Dieux,
Madame ; et vos soupçons me sont injurieux.
Claudius à l'aimer ne saurait me contraindre :
N'espérez pas aussi qu'il me force à le craindre.
Non, l'on ne verra pas que mon cœur, abattu,
Dans ses derniers soupirs démente ma vertu
Et que, pour dérober ma tête à sa poursuite,
J'appelle à mon secours une honteuse fuite. [800]

AGRIPPINE
Je vois dans vos discours de l'intrépidité.
Mais vous m'aviez promis de la sincérité,
Madame, et mieux que moi vous savez l'art de feindre.
Il sied bien de braver à qui n'a rien à craindre.
D'un amant qu'on outrage, on craint peu le courroux,
Lorsqu'au fond de son cœur l'amour parle pour nous.
Mais cette sûreté peut vous être fatale.
Vous bravez un amant : craignez une rivale.
Le coup que je vous garde est le plus dangereux
Et vous ne respirez qu'autant que je le veux. [810]

ARRIE
S'il me restait encor de l'amour pour la vie,
Je saurais prévenir cette barbare envie.
Et si par mon trépas vos vœux sont satisfaits,
Vous le devrez, Madame, au mépris que j'en fais.
Vous avez sur mes jours un souverain empire ;
Mais pour le renverser je n'ai qu'un mot à dire ;
Et, malgré vos desseins, ce coup si dangereux
Ne peut tomber sur moi qu'autant que je le veux.

AGRIPPINE
Goûtez en liberté ce bonheur chimérique.
Et, tandis qu'à vous perdre Agrippine s'applique, [820]
Étalez le pouvoir d'un mot, d'un seul regard.
Mais, Madame, craignez de l'employer trop tard,

ARRIE
Je vous entends : ma mort est déja résolue.
Déjà vous usurpez la puissance absolue
Et déjà l'Empereur a mis entre vos mains
Et le sort de l'Empire et le sang des Romains.
Mais ou le juste Ciel m'inspire un vain présage,
Ou Claudius lui-même, éprouvant votre rage,
Trouvera le destin qu'il évite aujourd'hui,
Et votre audace, un jour, ira bien jusqu'à lui. [830]

AGRIPPINE
Du soin de l'avenir ne chargez point votre âme :
Le présent plus que tout vous importe, Madame.
Et puisqu'entre mes mains le Ciel met votre sort,
Il ne vous reste plus que l'exil, ou la mort.
Choisissez, il est temps enfin.

ARRIE
                                                                      Qu'on me remène.

AGRIPPINE
Quoi ! vous nc craignez pas votre perte certaine ?
Qu'on appelle Petus.  Ménagez des moments
Que ma pitié dérobe à mes ressentiments.

 

Entre PETUS – III, 4 – En scène : AGRIPPINE, PETUS, ARRIE

AGRIPPINE, à Petus
Venez, et, s'il se peut, sauvez une victime
Qui ne veut que la mort pour le prix de son crime. [840]
Mais, si vous la voyez s'obstiner dans son choix,
Recevez ses adieux pour la dernière fois.

AGRIPPINE sort - III, 5 – En scène : ARRIE, PETUS

PETUS
Pour la dernière fois je verrais ce que j'aime !
Ai-je bien entendu ? Mais, Madame, vous-même
À ces cruels adieux pourriez-vous consentir ?
Quoi ! lorsque du trépas je viens vous garantir,
Insensible aux frayeurs d'un cœur qui vous adore,
Entre la mort et moi vous balancez encore ?
Vous ne répondez point ! De grâce, expliquez-vous :
Que veut dire Agrippine, et d'où vient son courroux ? [850]

ARRIE
Est-ce vous que j'entends ? Ô Ciel ! le puis-je croire ?
Quoi ! vous-même, Petus, vous attaquez ma gloire ?
Du moins mes ennemis n'en veulent qu'à mes jours.
Mais, si de vos conseils j'accepte le secours,
J'imprime sur ma vie une tache éternelle.
Oui, Petus, mon exil me rendrait criminelle :
La vengeance d'un père et celle de l'État
Passeraient désormais pour un lâche attentat.
Qu'à son gré le Tyran immole ses victimes :
Bravons tous son courroux, laissons la fuite aux crimes. [860]
Mais non, laissez-moi seule affronter le trépas :
Jc suis seule accusée ; on ne vous nomme pas.
Et le Ciel ennemi ne m'est plus si contraire
Puisqu'en mourant je laisse un vengeur à mon père.

PETUS
Non, ne vous flattez pas de cet injuste espoir.
Jc sais bien sur mon cœur quel est votre pouvoir,
Mais je n'en connais point qui me force de vivre
Sitôt que votre mort m'ordonne de vous suivre.
Dussiez-vous vous armer d'un injuste courroux,
C'est mon destin de vivre ou de mourir pour vous. [870]
Ne croyez pas aussi que j'espère, Madame,
Par mon propre péril faire changer votre âme :
Je ne le vois que trop, vous n'aimâtes jamais.
J'ai perdu jusqu'ici tous les vœux que j'ai faits.
Les vôtres n'aspiraient qu'à venger votre père :
Cessant de le pouvoir, je cesse de vous plaire.
Ce n'est pas vous servir que vous servir en vain
Et vous me punissez des fautes du destin.
J'oublierai, s'il le faut, cette injustice extrême ;
Mais punissez-moi seul, sans vous punir vous-même. [880]
Que je laisse en mourant vos jours en sûreté,
Et je suis trop payé de ma fidélité.
Dérobez votre tête au coup qu'on lui destine ;
Acceptez cet exil que vous offre Agrippine.
Je ne veux que l'honneur d'y conduire vos pas
Et je reviens ici chercher un beau trépas.
Pour venger Silanus Scribonien s'avance.
Je vous dois mieux que lui cette grande vengeance
Et je veux, par ma mort ou par d'illustres coups,
Vous montrer que Petus était digne de vous. [890]

ARRIE
Non, Petus, je sais trop jusqu'où va votre zèle,
Sans en vouloir encor cette preuve cruelle.
Vivez, et permettez que nos braves amis
Nous tiennent jusqu'au bout ce qu'il nous ont promis.
Si je fuis de ces lieux, vous voyez que ma fuite
Peut contre Claudius ralentir leur poursuite.
Mon exemple est pour eux d'un trop puissant secours :
Je dois le leur donner aux dépens de mes jours.
Cependant mon péril n'est pas inévitable :
Claudius m'aime encore, innocente ou coupable ; [900]
Du coup qui me perdrait, il mourrait plus que moi.

PETUS
Et cet espoir, Madame, augmente mon effroi.
Vous avez sur son coeur un empire suprême ;
Peut-être avec plaisir vous voyez qu'il vous aime.
On ne résiste guère aux vœux d'un Empereur
Et je crains son amour autant que sa fureur.

ARRIE
Arrêtez, c'est me faire un trop cruel outrage.
Et depuis quand, ingrat, tenez-vous ce langage ?
Quoi ! vous me soupçonnez de trahir mon devoir ?

PETUS
Ah ! plaignez un amour réduit au désespoir, [910]
Belle Arrie. Ô malheur, nécessité cruelle !
Faut-il la voir périr ou la voir infidèle ?
Non, je dois m'affranchir d'un si barbare sort :
Vous détestez la vie, et je cours à la mort.
Je vais à l'Empereur découvrir tous mes crimes.
Puisque vous le voulez, il prendra deux victimes.
Et je dois de l'autel vous montrer le chemin.

ARRIE
Ah ! Petus, demeurez. Quel projet inhumain !
Je me rends, et mon coeur cesse d'être inflexible :
Vous en avez frappé l'endroit le plus sensible. [920]
L'approche de ma mort n'avait pu me troubler,
Mais la vôtre suffit pour me faire trembler.
Mon devoir parle en vain. Ma tendresse est plus forte :
Sur tous mes intérêts le vôtre seul l'emporte.
Fuyons, puisqu'il le faut, abandonnons ces lieux.
Partons, mais choisissons un exil glorieux.
Scribonien approche, allons dans son armée
Partager son péril avec sa renommée.
Que mon père à la fois range sous ses drapeaux
Une fille, un consul, mes pleurs et vos faisceaux. [930]
Cherchons dans ce grand jour la mort ou la victoire.
Mais, faisant mon devoir, prenons soin de ma gloire.
Et, puisque désormais le sort m'attache à vous,
Montrons qu'en vous suivant j'ai suivi mon époux :
Qu'aux pieds des saints autels une foi mutuelle
Nous unisse en partant d'une chaîne éternelle.

PETUS
Ah ! Madame, souffrez qu'à vos pieds…

ARRIE.
                                                                                        Non, Petus,
Ne perdons pas le temps en respects superflus.
Courez chez Agrippine et, comblant son attente,
Acceptez le secours que sa main nous présente. [940]


 

Acte IV

 

Sont en scène CLAUDIUS et NARCISSE - IV,1

CLAUDIUS
Je ne puis te cacher et ma crainte et ma peine,
Narcisse. Mes soupirs, ma démarche incertaine,
Mon trouble, tout enfin me trahit malgré moi.
Je prends pour ennemi chaque objet que je vois ;
J'entends de tous côtés, j'entends gronder la foudre :
Elle part, cependant je ne sais que résoudre.

NARCISSE
Rassurez vous, Seigneur ; vous voyez que les Dieux
Ont prodigué pour vous leurs soins officieux
Et leur puissant secours vous fait assez connaître
Que Rome doit fléchir sous les lois de son maître. [950]
Lorsqu'elle vous trahit, ils sont vos protecteurs ;
Mais ne les forcez pas, par d'indignes frayeurs,
À retirer la main que leur bonté vous prête :
Vengez-vous, il le faut, que rien ne vous arrête.
Accablez des ingrats qui vous osent braver :
Les Dieux ont commencé, c'est à vous d'achever.

CLAUDIUS
A ce pressant discours je reconnais ton zèle,
Je vois dans mes malheurs combien tu m'es fidèle.
Je sais même, je sais que, lorsqu'il faut régner,
Il n'est guère de sang que l'on doive épargner. [960]
Arrie a mérité la mort qu'elle demande.
Mais, Narcisse, quel sang veux-tu que je répande ?
Un sang pour qui le mien coulerait mille fois !
Il n'a pour m'arrêter qu'une trop forte voix.
Je veux punir l'ingrate, et je sens que je l'aime,
Et mes coups suspendus retombent sur moi-même.

NARCISSE
Dans un fatal amour pourquoi vous obstiner ?
Voyez dans quel abîme il va vous entraîner,
Seigneur. Pour vos bontés Arrie est insensible :
Plus vous flattez son coeur, plus il est inflexible. [970]
À venger Silanus elle aspire toujours.
Vous-même, contre vous lui prêtant du secours,
Prétendez-vous armer cette fière ennemie
Et remettre en ses mains le sort de votre vie ?
Vous vous repentirez d'être si généreux :
Un coupable impuni n'est que plus dangereux.

CLAUDIUS
Ah ! sa haine est pour moi le plus grand de ses crimes :
Contre un autre attentat vainement tu m'animes.
J'oublierais tout, Narcisse ; un regard de ses yeux
Détruirait dans mon cœur son projet furieux. [980]
Et, s'il te faut ici faire un aveu sincère,
Son bras ne s'est armé que pour venger son père.
Soit faiblesse ou raison, je sens bien que mon cœur
Lui garde pour ce crime un juge sans rigueur.
Mais, loin de la traiter en sujette rebelle,
Lorsqu'au suprême rang moi-même je l'appelle,
Et contre sa rivale osant la protéger,
À force de bienfaits je cherche à me venger.
Que, voyant tant d'amour, l'ingrate me haïsse,
C'est un crime nouveau qu'il faut que je punisse. [990]
Oui, j'ai trop balancé, je le puis, je le dois,
Narcisse, voyons-la pour la dernière fois.
Et si dans ses refus l'orgueilleuse s'obstine,
Abandonnons sa tête aux fureurs d'Agrippine.

Mais que veut Proculus, et d'où vient sa frayeur ?
Quel coup me gardez-vous, Dieux cruels ?

 

Entre PROCULUS – IV,2  – En scène : CLAUDIUS, NARCISSE, PROCULUS

PROCULUS
                                                                                        Ha ! Seigneur,
Arrie a pris la fuite.

CLAUDIUS
                                                     Ô Ciel !

PROCULUS
                                                                      Et c'est Maxime,
Qui, malgré tous nos soins, a commis un tel crime.

CLAUDIUS.
Quoi ! le Chef de ma garde ? Ha ! qu'on coure après lui
Proculus, votre tête en répond aujourd'hui. [1000]

 

PROCULUS sort – IV,3 – En scène : CLAUDIUS, NARCISSE

CLAUDIUS
Au milieu de ma Cour m'enlever ce que j'aime !
Qui dois-je soupçonner de cette audace extrême ?
Qui peut frapper mon cœur d'un si terrible trait ?
Mais ne serait-ce point quelque rival secret.
N'as-tu rien découvert, Narcisse ?

NARCISSE
                                                                      Plus j'y pense
Moins je trouve l'auteur d'une telle insolence.
De mon étonnement j'ai peine à revenir,
Seigneur.

CLAUDIUS
                  Ha ! justes Dieux, que vais-je devenir ?
À me désespérer je vois que tout conspire.
C'est peu de me ravir et la vie et l'empire : [1010]
Ce dernier coup, Narcisse, a bien plus de rigueur ;
Aussi bien qu'à mon trône on en veut à mon cœur.
Que ne puis-je savoir au moins quel est le traître ?
Mais ne négligeons rien, cherchons à le connaître ;
Et qu'un dernier effort lui portant mille coups,
Il tombe sous le poids de mon juste courroux.

NARCISSE
Agrippine paraît, Seigneur.

 

Entre AGRIPPINE – IV,4 – En scène : CLAUDIUS, AGRIPPINE, NARCISSE, JULIE

CLAUDIUS
                                                     Venez, Madame,
Triomphez des ennuis qui déchirent mon âme.
On me ravit Arrie et, pour comble d'horreur,
On me cache la main qui me perce le coeur. [1020]

AGRIPPINE.
Et qui doit mieux que vous triompher de sa fuite,
Seigneur ? Si du Sénat vous craignez la poursuite,
De la rigueur des lois on la met à couvert
Et, loin de vous trahir, son ravisseur vous sert.

C LAUDIUS
Le perfide, il me sert !

AGRIPPINE
                                                     Quel trouble vous agite ?

CLAUDIUS
Dans quel abîme affreux ce coup me précipite ?

AGRIPPINE
Expliquez-vous, Seigneur.

CLAUDIUS.
                                   Madame, au nom des Dieux,
Laissez-moi dérober ma faiblesse à vos yeux.

A GRIPPINE
Ha ! je ne lis que trop dans le fond de votre âme.
En vain vous me cachez votre nouvelle flamme. [1030]
Arrie est ma rivale et l'emporte sur moi.
Elle seule a causé le trouble où je vous vois.
Non, ne vous flattez pas de me tromper encore :
Je sais que vous l'aimez.

CLAUDIUS
                                                     II est vrai, je l'adore.
Elle a beau mépriser l'hommage de mes vœux,
A moins de l'obtenir je ne puis être heureux
Et mon cœur, qui pour elle en esclave soupire,
Attache à ce seul bien tout le prix de l'Empire.

AGRIPPINE
Quoi ! vous aimez Arrie, et de ce nouveau feu,
Perfide, c'est à moi que vous faites l'aveu ? [1040]
Ha ! rougissez du moins d'un si lâche langage.
Et, ne pouvant sortir d'un indigne esclavage,
Cessez de préférer la honte de vos fers
À l'hommage éclatant que vous rend l'Univers.
Je ne vous parle plus de celui d'Agrippine.
Je baise avec respect la main qui m'assassine
Et, voyant à quel point vous osez m'outrager,
Je laisse à vos remords le soin de me venger.

CLAUDIUS
Vos voeux sont accomplis et, pour votre vengeance,
Mon cœur n'est avec vous que trop d'intelligence. [1050]
J'aime sans être aimé, sans espoir d'être heureux :
Pourriez-vous faire choix d'un tourment plus affreux ?
Je sais que je vous fais une cruelle injure,
Que je suis un ingrat, un perfide, un parjure ;
Oui, je sais que mon cœur n'a pas dû vous trahir,
Mais dépend-il de nous d'aimer ou de haïr ?
Prenez-vous-en aux Dieux, dont la loi souveraine
Verse dans tous les cœurs et l'amour et la haine.
Accusez ces auteurs du trouble où je me vois
Et, loin de m'accabler, Madame, plaignez-moi. [1060]

AGRIPPINE
Oui, dans votre destin la pitié m'intéresse.
Mais, plus que vos malheurs, je plains votre faiblesse.
Vous seul vous vous portez les plus funestes coups.
Quoi ! lorsque votre sort ne dépend que de vous,
La fille d'un proscrit tyrannise votre âme
Et vous n'osez éteindre une si lâche flamme !
Du moins si votre amour avait pu la toucher,
Je plaindrais votre choix sans vous le reprocher.
Mais sa haine, Seigneur, en est-elle moins forte ?
Vous venez d'éprouver quels coups elle vous porte : [1070]
C'est peu de vous haïr, elle en veut à vos jours.
Les Dieux, les justes Dieux vous prêtent leurs secours
Et vous vous en prenez à leur loi souveraine
Qui verse dans les coeurs et l'amour et la haine !
Ha ! reconnaissez mieux leur céleste bonté :
Pourrait-elle pour vous avoir mieux éclaté ?
Qu'avez-vous obtenu de votre ingrate Arrie ?
Les feux dont vous brûlez rallument sa furie.
Le Ciel, en opposant sa haine à votre amour,
Vient de se déclarer, et versant tour à tour [1080]
La haine dans son cœur et l'amour dans le vôtre,
Il veut, n'en doutez point, détruire l'un par l'autre.
Je ne veux pas ici rappeller vos serments
Si souvent confirmés par tant d'empressements.
Et, puisque votre cœur dans son crime s'obstine,
Je supprime une plainte indigne d'Agrippine.
Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous, sans remords,
Faire cette injustice aux Héros dont je sors ?
Vous n'avez, pour éteindre une ardeur trop fatale,
Qu'à voir ce que je suis et quelle est ma rivale. [1090]
Pour la lui présenter vous m'ôtiez votre main !
Et qu'eût pensé de vous tout le peuple Romain ?
Ah ! loin de condamner l'attentat de Maxime,
Songez que vous devez votre gloire à son crime :
Sa main, vous arrachant à de honteux liens,
A vengé d'un seul coup vos aïeux et les miens ;
Son zèle pour l'État l'a rendu téméraire ;
En un mot il a fait ce que j'aurais dû faire.

CLAUDIUS
Quoi ! son lâche attentat trouve en vous un appui ;
Il me perce le cœur et vous parlez pour lui ! [1100]
Mais j'ouvre enfin les yeux et, plus je vois le crime,
Plus je vois l'intérêt qui fait agir Maxime.
De votre propre main ce traître fut le choix ;
Il n'a pû me trahir que pour suivre vos lois.
Non, je n'en doute plus, le coup vient de vous-même.
C'est vous dont la fureur m'enlève ce que j'aime.
Mais, s'il ne m'est rendu, songez que mon courroux,
Dans le trouble où je suis, peut aller jusqu'à vous.

 

CLAUDIUS sort – IV,5 – En scène : AGRIPPINE, JULIE

JULIE
Vous l'entendez, Madame, et vous devez tout craindre :
Son cœur désespéré cesse de se contraindre ; [1110]
Cet amant si soumis vous parle en Empereur
Et ses premiers respects font place à sa fureur.

AGRIPPINE
Je connais mieux que toi cet ingrat qui m'outrage,
Et j'ai fait de son cœur un assez long usage
Pour savoir, quand je veux, le ramener à moi.
Ma rivale en ces lieux causait tout mon effroi :
Elle est partie enfin, et c'est ce qui me flatte.
Il est temps qu'à ses yeux toute ma joie éclate.
Je triomphe, Julie, et je puis à mon gré
Me placer fur un trône à mes voeux assuré. [1120]
J'ai vu le jour fatal qui m'en faisait descendre.
Et, quoique ma fureur osât tout entreprendre,
Peut-être elle n'eût fait qu'un impuissant effort.
Mais je viens d'éloigner l'obstacle le plus fort.
Ciel ! avec quel plaisir j'ai vu mon ennemie,
Dans ses premiers transports toujours plus affermie,
À la face des Dieux, de Maxime et de moi,
Jurer à son amant une éternelle foi.

JULIE
Ah ! cachez ce secret dans la nuit du silence :
D'un amant irrité craignez la violence ; [1130]
Si l'Empereur le sait, Madame, il vous perdra
Et dans son désespoir rien ne l'arrêtera.

AGRIPPINE
Et crois-tu, quelque sort que le Ciel me destine,
Que l'effroi puisse entrer dans le cœur d'Agrippine ?
Crois-tu que ma fierté se démente aujourd'hui ?
Que l'Empereur éclate, et les Dieux avec lui,
Rien ne peut m'ébranler, dussé-je voir leur foudre
Prête à tomber sur moi pour me réduire en poudre.
Dussent-ils oublier tout ce qu'ils m'ont promis,
Je remplirai sans eux les destins de mon fils : [1140]
Oui, Néron doit un jour être Maître du monde ;
Le Ciel me l'a prédit, il faut que j'y réponde.
Cet important secret n'est connu que de toi,
Julie, et tu sais bien que j'appris sans effroi
Que ce fils, dont ici la grandeur m'est si chère,
Plongerait un poignard dans le sein de fa mère.
Que dis-je ! sans effroi : quels furent mes transports ?
On les vit tout à coup se répandre au dehors.
"Non, m'écriai-je alors, il n'est rien que je craigne :
Si mon fils doit régner, qu'il me tue et qu'il règne." [1150]
Et tu pourrais encor présumer que mon cœur
S'oubliât jusqu'au point de craindre l'Empereur ?
Qu'il cherche à se venger, qu'il menace, qu'il tonne,
Qu'enfin de toutes parts le péril m'environne :
Je te l'ai déjà dit, rien ne peut m'ébranler ;
Tu me verras tomber plutôt que chanceler.
Cependant Claudius n'est pas si redoutable :
Des efforts que tu crains je le crois peu capable.
Je puis autant que lui. Tous deux d'un même sang,
Il n'a par-dessus moi que l'éclat de son rang. [1160]
Et, s'il osait enfin former quelque tempête,
Peut-être il la verrait éclater sur sa tête :
Je le ferais trembler au milieu de sa Cour.

 

Entre NARCISSE – IV,6 – En scène : AGRIPPINE, JULIE, NARCISSE

NARCISSE
Madame, Proculus, en ces lieux de retour,
Vient d'y conduire Arrie, et Petus avec elle :
Mes yeux en sont témoins.

AGRIPPINE
                                                     Ô funeste nouvelle !

NARCISSE
On dit que ces amants, au comble de leurs vœux,
A peine s'éloignaient de ces lieux dangereux,
Quand Proculus, suivi d'une escorte puissante,
Sur le chemin d'Ostie à leurs yeux se présente. [1170]
Maxime, à son aspect réduit au désespoir,
Et se voyant perdu s'il tombe en son pouvoir,
S'abandonne lui-même à sa propre furie :
II expire. Petus se range auprès d'Arrie,
Pour se la conserver redouble ses efforts
Et lui fait un rempart de mourants et de morts.
Les plus audacieux immolés à sa rage,
On n'ose jusqu'à lui se frayer un passage ;
II surpasse en valeur nos plus braves Romains ;
Mais son épée, enfin rompue entre ses mains, [1180]
Au tremblant Proculus le livre sans défense.

AGRIPPINE
Dis plutôt que le Ciel les livre à ma vengeance.
Grands Dieux, vous l'ordonnez : ils périront tous deux ;
Votre juste courroux se déclare contre eux.
Oui, sans doute du Ciel la colère s'explique :
Il attache à leur mort la sûreté publique.
En vain j'ai dérobé leur tête au coup mortel ;
Le sort qui les poursuit les ramène à l'autel.
Ne perdons point de temps. Viens, suis moi, cher Narcisse.
Allons tout préparer pour ce grand sacrifice. [1190]
Du trouble qui m'agite ils me feront raison ;
Employons, s'il le faut, le fer ou le poison.

NARCISSE
Ô Ciel ! où courez-vous ? Qu'allez-vous entreprendre ?
Vous verrez l'Empereur s'armer pour les défendre :
Vous avez tout à craindre.

AGRIPPINE.
                                                     Et rien à ménager.

NARCISSE.
Et que prétendez-vous, Madame ?

AGRIPPINE
                                                                      Me venger.
Quoi ! je pourrais souffrir que ma fière rivale
Se couvrît d'une gloire à la mienne fatale ?
Vil rebut d'un ingrat qui m'ose dédaigner
Je recevrais des lois où je devrais régner ! [1200]
Non, non, opposons-nous au triomphe d'Arrie :
II y va de ma gloire, il y va de ta vie,
Narcisse, arrachons-nous au plus funeste sort.
La chute d'Agrippine est l'arrêt de ta mort :
Tu dois livrer ton âme à de mortelles craintes ;
Du sang de Silanus tes mains sont encor teintes ;
Et, si sa fille monte au suprême pouvoir,
La vengeance d'un père est son premier devoir ;
Et peut-être sa main, à ce seul prix donnée,
Signera de ton sang cet affreux hyménée. [1210]

NARCISSE
Je vois quelle tempête est prête à se former,
Madame, et plus que vous elle doit m'alarmer.
Des crimes de son Maître un sujet responsable,
Pour le rendre innocent doit seul être coupable.
Mais il est des périls qu'on ne doit point braver :
Nous nous perdrons, Madame, en croyant nous sauver.
Prenons, pour nous venger, des temps plus favorables.
Le peuple, qui ne court qu'après un faux éclat,
Toujours par le succès juge de l'attentat :
Sitôt qu'il est heureux, on l'appelle justice ; [1220]
Mais un crime sans fruit est digne du supplice.
D'un projet, quel qu'il soit, la prudence est l'appui.
Quel est votre dessein ? Voulez-vous aujourd'hui
Qu'une ardeur de vengeance, à vous seule fatale,
Vous immole vous-même aux pieds d'une rivale ?
Je vous l'ai déjà dit : choisissons d'autres temps ;
Nos coups seront plus sûrs s'ils sont moins éclatants.
Du peuple et du Sénat vous voyez la furie :
Tout sera contre nous, tout sera pour Arrie.
Scribonien lui-même, ardent à la venger, [1230]
Soutiendra Claudius, s'il veut la protéger.
Irons-nous diviser nos tremblantes cohortes ?
Quand l'ennemi commun, déjà presqu'à nos portes,
Peut sans nous désunir nous faire tous trembler.
L'orage est assez fort : pourquoi le redoubler ?
Contre votre rivale employons l'artifice,
Madame.

AGRIPPINE
                  Mais enfin s'il l'épouse, Narcisse.

NARCISSE
L'hymen n'est pas encor si prêt que vous pensez :
L'horreur qu'elle a pour lui vous en répond assez.
Mais, pour mieux éloigner cette fatale chaîne, [1240]
Par un crime nouveau fortifions sa haine :
Allons contre Petus animer l'Empereur.
Qu'il l'immole lui-même à sa juste fureur,
Que le sang d'un époux joint à celui d'un père
Rende toujours Arrie à ses vœux plus contraire.
J'ose encor sur ce coup prendre un espoir nouveau :
Elle aime assez Petus pour le suivre au tombeau.
Et, de sa propre main frappant notre victime,
Nous jouirons en paix du fruit de notre crime.

AGRIPPINE
Tu l'emportes, Narcisse, et tu règles mon choix. [1250]
De tes sages conseils je reconnais le poids.
Allons voir Claudius : tous deux d'intelligence,
Contre un rival heureux animons sa vengeance.
Mais si cet artifice a trop peu de pouvoir,
Je ne prends plus conseil que de mon désespoir.



Acte V

 

CLAUDIUS et AGRIPPINE sont en scène – V,1

CLAUDIUS
Ce que vous m'apprenez, Madame, est-il possible ?
Ah ! s'il est mon rival sa perte est infaillible.

AGRIPPINE
Vous en serez bientôt par lui-même informé :
II est votre rival, mais un rival aimé,
Seigneur. Vous en saurez peut-être davantage. [1260]
Cependant contre Arrie armez votre courage :
Ses pleurs pour son amant pourraient vous attendrir,
Et, si vous l'épargnez, il vous fera périr.
Je sais combien un coeur est faible quand il aime
Et, dans ce grand combat, je ne crains que vous-même.

CLAUDIUS
Moi ! que, d'un faux espoir si longtemps abusé,
J'écoute encor la voix d'un amour méprisé !
Non, non, trop de fureur de mon âme s'empare.
La cruel m'apprend à devenir barbare ;
Et je ne réponds pas que mon juste courroux [1270]
Ne l'immole elle-même à mes transports jaloux.

AGRIPPINE
Elle a beau mériter toute votre colère,
Elle trouvera bien le secret de vous plaire :
Un mot, un seul regard sauront vous désarmer,
Seigneur, et votre coeur n'est fait que pour l'aimer.
Je ne m'oppose plus à ce penchant funeste ;
Je vous aime toujours, le temps fera le reste.
Ma rivale a vaincu : peut-être que les Dieux
Et sur elle et sur moi vous ouvriront les yeux.
C'est tout ce que j'attends de leur bonté suprême. [1280]
Je l'implore pour vous bien plus que pour moi-même.
Et vous voyez Seigneur, que tous mes vœux sont prêts
À vous sacrifier mes plus chers intérêts.
Contre un rival heureux lorsque je vous anime,
Je deviens de vos coups la première victime.
Petus précipité dans la nuit du tombeau
D'un hymen qui me tue allume le flambeau.
Arrie en le perdant peut l'oublier sans peine.
Éteignant son amour, elle éteindra sa haine.
Je travaille pour vous, pour elle, et contre moi. [1290]
Mais il faut vous sauver, c'est tous ce que je vois.
Assurez donc vos jours en perdant un coupable,
Et prévenez le coup avant qu'il vous accable.

Il vient. Je me retire et vous laisse achever.
Seigneur, encore un coup songez à vous sauver.

 

AGRIPPINE sort. Entre PETUS. – V,2 – En scène : CLAUDIUS, PETUS

CLAUDIUS
Approche et, s'il se peut, sans rougir de ton crime,
Dis-moi contre mes jours quel intérêt t'anime
(Car je ne doute point qu'avec Scribonien
Tu ne trahisses Rome en lâche Citoyen).
Et le soin que tu prends de protéger Arrie [1300]
Montre assez que ton cœur partage sa furie.
Au moins le sang d'un père autorise son bras ;
Ce sang la peut laver du crime des ingrats.
Sa main est généreuse et la tienne est perfide :
L'une venge son père et l'autre est parricide.
Réponds. Si tu le peux, dis-moi quelle fureur
Te porte à conspirer contre ton Empereur.

PETUS
Peignez cet attentat des couleurs les plus noires.
Je n'ai qu'à rappeller mille affreuses histoires,
Pour oser, sans rougir, l'avouer à vos yeux. [1310]
Quoi ! le peuple Romain, sous un joug odieux,
N'aura vu jusqu'ici qu'un tyran dans son Maître,
Et son libérateur passera pour un traître !
Je verrai Rome en proie aux plus cruels malheurs,
Au sang de ses enfants n'osant mêler ses pleurs,
D'une tremblante voix flatter la tyrannie,
Ne gémir qu'en secret de la voir impunie,
J'entendrais ses soupirs, et, lâche citoyen,
Pour venger mon pays je n'entreprendrais rien !
Mais vous même, Seigneur, qui m'appellez perfide, [1320]
Qui du plus saint devoir faites un parricide,
Pouvez-vous, sans rougir de nos indignes fers,
Parcourir tous les maux que nous avons soufferts ?
Quoi ! vos ordres sanglants ont proscrit mille têtes
Sur qui Rome fondait ses plus nobles conquêtes,
Et, du sang le plus pur toujours plus altéré,
Vous demandez encor pourquoi j'ai conspiré ?

CLAUDIUS
Toujours le désespoir aux grands crimes succède.
Tu redoubles le mal, le voyant sans remède.
Mais l'arrêt de ta mort bientôt me vengera : [1330]
Je vais le prononcer, et Rome y souscrira.

PETUS
Esclave d'un tyran qui la force au silence,
Rome peut l'avouer de cette violence,
Et verra d'un œil sec tomber sous vos arrêts
Un Consul qui périt pour ses seuls intérêts.
Mais vous sauriez quel sang elle aspire à répandre
Si ses vœux jusqu'à vous osaient se faire entendre.

CLAUDIUS
Je veux que Rome aspire à répandre mon sang.
Mais ton crime et le sien sont-ils en même rang ?
Et ce coup inhumain dont je viens de me plaindre [1340]
Était-ce de Petus que j'avais à le craindre ?
Après tant de bienfaits l'ai-je pu soupçonner ?
Ne t'ai-je fait Consul que pour m'assassiner ?
Ingrat, vois de quel prix ma faveur est suivie :
Je t'ai comblé d'honneur, tu veux m'ôter la vie !

PETUS
II est vrai, j'ai reçu la pourpre de vos mains.
Mais, puisqu'il faut parler en Consul des Romains,
Apprenez qu'aussitôt qu'un Empereur le nomme
Un Consul ne voit plus que l'intérêt de Rome.
Cette esclave, autrefois reine de l'univers, [1350]
Se réserva ce droit en tombant dans les fers ;
Et, de sa liberté n'ayant que l'apparence,
D'un vain nom qui lui reste attend sa délivrance.
La mort de Caligule avait comblé ses vœux.
Vous seul, reste fatal d'un sang si malheureux,
Dans sa captivité vous l'avez replongée :
Elle en soupire encore et veut être vengée.
C'est là, Seigneur, c'est là ce qui me fait agir :
Voyez quel est mon crime, et si j'en dois rougir.
Je veux bien vous cacher une plus noire image [1360]
Des maux que je déplore et qui sont votre ouvrage :
La mort de Cheréas, celle de Sabinus…

CLAUDIUS
Pousuis : ajoute encor celle de Silanus.
Tu pâlis à ce nom ! Je sais ton dernier crime :
Ton amour pour sa fille à le venger t'anime.
Réponds, heureux rival, et sois moins interdit.

PETUS
Agrippine, Seigneur, ne vous a pas tout dit.
Mon sort est plus heureux que mon rival ne pense.
Mais ce n'est pas à moi de rompre le silence
Et j'en ai dit assez pour mériter la mort : [1370]
Je vous laisse à loisir disposer de mon sort.

 

PETUS sort – V,3 – En scène : CLAUDIUS

CLAUDIUS, seul
Tes vœux seront comblés. Oui, tu mourras, perfide.
Suivons aveuglément la fureur qui me guide ;
Immolons un rival à mon jaloux transport :
Il n'en a que trop fait pour mériter la mort
Holà, gardes, à moi ! Faites venir Arrie.
Qu'elle éprouve à son tour jusqu'où va ma furie ;
Que cet amant si cher, à ses yeux expirant,
Me venge d'elle-même et la tue en mourant.
Cruel ! que vas-tu faire et quel transport t'anime ? [1380]
Pour mériter sa haine est-ce trop peu d'un crime ?
Quoi ! tantôt ennemi, tantôt amant jaloux,
Ce qu'elle a de plus cher tombera sous tes coups !
Tu vas sacrifier l'amant après le père !
Te reste-t-il encor d'autres maux à lui faire ?
Et, toujours la traitant avec plus de rigueur,
Penses-tu l'attendrir en lui perçant le cœur ?
Non, non, n'achevons cet affreux sacrifice,
Dérobons ce que j'aime à ce nouveau supplice.
Mais quel est mon dessein ? Quoi ! j'irais en ce jour [1390]
Aux dépens de mon coeur lui prouver mon amour ?
Non, non, c'est trop longtemps suspendre ma colère.
Périsse mon rival puisqu'il me désespère.

Son amante s'approche : armons-nous de fureur
Et ne la voyons plus que pour lui faire horreur.

 

Entrent ARRIE et FLAVIE – V,4 – En scène : CLAUDIUS, ARRIE, FLAVIE

ARRIE
Pourquoi m'appelles-ru ? Crois-tu que ma disgrâce
Jusques à te prier abaisse mon audace ?
Et faut-il plus longtemps que ton cruel pouvoir,
Pour surcroît de malheurs, me condamne à te voir ?

CLAUDIUS
Vos malheurs finiront : n'en doutez point, Madame. [1400]
Mon amour pour jamais est sorti de mon âme ;
La fureur lui succède, et je rends grâce aux Dieux
Dont le juste courroux vous ramène en ces lieux.
Ces Dieux, vous le voyez, ont trahi votre fuite ;
Leur équitable main vous livre à ma poursuite :
Ils ne peuvent souffrir qu'après votre attentat
Vous osiez insulter aux arrêts du Sénat.

ARRIE
Tu crois donc que la mort qui m'était destinée
Ait pu glacer d'effroi mon âme infortunée ;
Et, donnant à ma fuite une indigne couleur, [1410]
Tu la fais, à ton gré, l'ouvrage de ma peur ?
Détrompe-toi, commence à me rendre justice :
Je fuyais le tyran et non pas le supplice.
Et de ces lieux affreux si j'ai su me bannir,
Pour te donner la mort j'allais y revenir.
Mais puisqu'enfin les Dieux ont trahi tna colère,
Je borne tous mes vœux à rejoindre mon père.
Et je me plaindrai moins de la rigueur du sort
Si tu m'aimes assez pour me donner la mort.

CLAUDIUS
Oui je vous aime assez, implacable ennemie, [1420]
Pour aller bien plus loin encor que votre envie :
Votre amant à mes coups ne saurait échapper,
Ingrate, et c'est par lui que je vais vous frapper.
Ce mot vous fait trembler ! Je trouve enfin, Madame,
Le secret de porter la frayeur dans votre âme :
Petus, près d'expirer, vous cause un juste effroi.
Je sais tout. Votre amour est venu jusqu'à moi.
Pour cet heureux rival il redouble ma haine
Et, puisque vous l'aimez, sa mort est trop certaine.

ARRIE
Ha cruel ! jusqu'à quand votre fatal courroux [1430]
Me fera-t-il sentir ses plus terribles coups ?
Ne vous suffit-il pas que je vole au supplice ?
Faut-il pour vous venger que mon coeur en gémisse ?
Et, le fer à la main pour me sacrifier,
Pour comble de fureur, venez-vous m'envier,
Au pied de cet autel où je suis appelée,
La funeste douceur d'être seule immolée ?
Je ne veux pas ici justifier Petus :
Je vois trop que mes soins seraient tous superflus.
Agrippine l'accuse, et c'est moi qui l'accable. [1440]
C'est moi, Seigneur, c'est moi qui l'ai rendu coupable ;
S'il a su vous trahir, c'est en m'obéissant ;
Et, s'il ne m'aimait pas, il serait innocent.
Ha ! faut-il qu'aujourd'hui moi-même je le tue.
Épargnez ce regret à mon âme éperdue.
Au couteau qui m'attend cessez de le livrer ;
J'en recevrai le coup même sans murmurer :
Et mon cœur, renonçant à toute sa colère,
Vous pardonne ma mort, et celle de mon père.

CLAUDIUS
Ô rival trop heureux ! s'il fait couler vos pleurs, [1450]
Que ne suis-je à ce prix accablé de malheurs !
Mais, croyant le sauver, vous le perdez, Madame ;
Et je vais dans son sang éteindre votre flamme.

ARRIE
Hé bien ! il mourra donc, ce malheureux amant,
Et c'est moi qui l'immole à ton ressentiment.
Je n'en saurais douter, la colère céleste
Attache le malheur à mon amour funeste,
Ha ! puisqu'il est ainsi, pour combler mes souhaits,
Que ne puis-je t'aimer autant que je te hais ?

CLAUDIUS
Cessez de m'irriter quand je veux faire grâce, [1460]
Et prévenez le coup entendant la menace.
Je sens que ma pitié succède à ma fureur,
Et que j'accorde mal l'amant et le vengeur.
Mon rival doit périr, mais enfin je vous aime.
Et, puisque le frapper c'est vous fraper vous-même
Je ne puis sans horreur regarder son trépas ;
Et je veux le sauver pour ne vous perdre pas.

ARRIE
Quoi ! Seigneur, vos bontés…

CLAUDIUS
                                                                      J'implore ici la vôtre :
Je fais un sacrifice, et j'en demande un autre :
Daignez-y consentir, Madame, et dès demain [1470]
Bannissez votre amant et me donnez la main.

ARRIE
Ô Ciel !

CLAUDIUS
                  Vous balancez !

ARRIE
                                                     Seigneur, les Dieux… mon père…
Mais ne déguisons rien. C'est trop longtemps me taire.
Je vois bien qu'Agrippine, à vos regards jaloux,
Pour mieux perdre l'amant, a dérobé l'époux.
Vous demandez ma main : je l'ai déjà donnée.
Oui, je suis à Petus par un saint hyménée,
Et si vous récusez la foi de deux amants,
Agrippine est témoin de nos sacrés serments.

CLAUDIUS
Qu'ai-je entendu, grands Dieux ? Ha ! c'en est trop, Madame. [1480]
Ce dernier crime enfin détermine mon âme.
Quoi ! malgré mon pouvoir vous disposez de vous ?
Quoi ! malgré mon amour vous prenez un époux ?
II en mourra, Madame, et ma juste colère…
Il m'ose encor braver, ce rival téméraire !
Et tantôt à mes yeux… Je l'ai mal entendu…
Mais je lui vendrai cher ce bonheur prétendu.

ARRIE
Ha ! faites sur vous-même un effort magnanime.
Quoi ! de votre vengeance éternelle victime,
Dois-je toujours gémir, et faut-il, par vos coups, [1490]
Perdre tantôt un père et tantôt un époux ?

CLAUDIUS
Et que prétendez-vous ? Pensez-vous que moi-même
Témoin infortuné de son bonheur suprême,
Aux dépens de mon coeur répondant à ses vœux,
D'un hymen qui me perd je serre encor les noeuds ?
Non, ne l'espérez pas. S'il vous est cher, Madame,
Pour lui sauver le jour, récompensez ma flamme
Et, me donnant la main à la face des Dieux,
Faites que pour jamais il parte de ces lieux :
Sa grâce est à ce prix.

ARRIE
                                                     Quelle rage t'anime ? [1500]
Tu veux prendre les Dieux à témoin de ton crime.
Leurs lois…

ClAUDIVS.
                  Un Empereur n'en prend que de son choix :
Des mortels comme nous sont au dessus des lois.
Venez. Pour cet hymen suivez-moi dans le temple :
Auguste mon aïeul m'en a montré l'exemple.

ARRIE
Cherche dans tes aïeux des exemples plus beaux.
Imite leurs vertus et non pas leurs défauts.
Mais, Tyran, c'est en vain que je viens te l'apprendre.
Je te donne un conseil que tu ne saurais prendre,
Ton cœur ne connaît plus ni vertus, ni remords. [1510]
Pour sauver mon époux je fais de vains efforts.
Je ne le vois que trop : il est temps qu'il périsse.
Ne diffère donc plus cet affreux sacrifice.
Puisqu'il faut l'immoler, frappe ; ton bas vengeur
Ne saurait le manquer dans le fond de mon cœur.

CLAUDIUS
Justes Dieux !

ARRIE
                                   Tu frémis de ta propre furie.
Crois-tu frapper Petus sans immoler Arrie ?
Non, ne refuse rien à tes funestes coups :
Joins au père la fille, et l'épouse à l'époux ;
Tu ne l'oses, cruel ! En vain l'amour t'arrête. [1520]
Au refus de ta main, la mienne est toute prête.

CLAUDIUS
Je n'écoute plus rien. Ordonnez de son sort,
Madame, et choisissez du trône, ou de sa mort.

ARRIE
Je ne balance point dans un choix si funeste.
Et, voyant ce que j'aime et ce que je déteste,
J'aime mieux pour jamais m'affranchir de ta loi
Et mourir avec lui que régner avec toi.

CLAUDIUS
Madame, c'est donc là toute votre réponse ?
Si je prononce un mot, il est perdu…

ARRIE
                                                                      Prononcez.

CLAUDIUS
Hé bien, Gardes.

ARRIE
                                   Hélas ! qu'allez-vous prononcer ? [1530]
Seigneur, quel est le sang que vous allez verser ?
A part
À quelle épreuve, ô Ciel, réduis-tu ma constance ?
Vous l'emportez, Seigneur, malgré ma résistance.
Ordonnez que Petus se présente à mes yeux
Et que personne ici ne trouble nos adieux.

CLAUDIUS
Gardes, obéissez.

 

CLAUDIUS sort. – V,5 – En scène : ARRIE, FLAVIE

FLAVIE
                                   Enfin le Ciel propice
Vous place sur le trône et l'arrache au supplice.
Vous vous sauvez, Madame, en sauvant votre époux.
Que j'ai tremblé pour lui, que j'ai tremblé pour vous !

ARRIE
Tremble plus que jamais. Quoi ! je pourrais, Flavie, [1540]
Ternir dans un moment tout l'éclat de ma vie ?
Mais nos discours ici pourraient être entendus.
Tu me connaîtras mieux quand j'aurai vu Petus.
Il vient, retire-toi.

 

FLAVIE sort. V,6 – En scène : PETUS, ARRIE

PETUS
                                   Quel destin favorable
Me permet de vous voir dans l'ennui qui m'accable ?
Pour vos jours précieux je suis saisi d'horreur.
Que devient notre amour, et que dit l'Empereur ?
Madame, pour jamais vous aurais-je perdue ?

ARRIE
Ha ! de grâce, cessez un discours qui me tue.
Affermissez mon cœur au lieu de l'attendrir. [1550]
L'arrêt est prononcé, Petus : il faut mourir.
On veut, et sans frémir je ne puis le redire,
Aux dépens de ma foi que j'accepte l'Empire
Et qu'avec vos bourreaux votre épouse d'accord
Vous conserve la vie en vous donnant la mort.
Quoi ! je pourrais vous perdre et vivre pour un autre !
Non, je dois mieux défendre et ma gloire et la vôtre.
Vous me voyez, Petus, pour la dernière fois.
Mais, puisqu'il faut mourir, mourez à votre choix
Et de votre destin soyez le seul arbitre. [1560]
Disputez au tyran un si superbe titre.
Quelle honte pour vous s'il vous traîne à l'autel
Pour y faire à son gré tomber le coup mortel.
Sauvez-vous, cher Petus, de cette ignominie,
Et, même en expirant, bravez la tyrannie.
De vos jours malheureux tranchez le triste cours.
Je vous prête à regret un funeste secours :
J'ai de nos ennemis trompé la prévoyance ;
Et, des revers du sort toujours en défiance,
J'ai su porter sur moi de quoi braver ses coups [1570]
Et je ne croyais pas l'employer contre vous.
Mais, quoi ! vous pâlissez ?

PETUS
                                                     Si je pâlis, Madame,
L'amour seul est l'auteur du trouble de mon âme.
L'approche de la mort, et vous le savez bien,
N'a jamais fait trembler un cœur comme le mien.
Mais, près de vous livrer aux fureurs d'Agrippine,
Je frémis à l'aspect du sort qu'on vous destine.

ARRIE
Et penses-tu, Petus, que mon plus grand effort
Se borne seulement à te donner la mort ?
Á t'ouvrír un chemin où je n'ose te suivre ? [1580]
Non, non, d'un seul moment je ne puis te survivre :
Pour moi, quand tu la perds, la vie est sans attraits.
Nos liens sont trop beaux pour les rompre jamais.
Bannis donc, cher époux, la frayeur de ton âme,
Et ne refuse pas l'exemple d'une femme.

Elle tire un poignard et se frappe

PETUS
Que faites-vous, Madame ? Ô désespoir fatal !
Ô malheur !

ARRIE, retirant le poignard et lui présentant
                  Tiens, Petus, il ne fait point de mal.

PETUS, prenant le poignard
II ne m'en fait que trop quand je vous vois mourante
Et je ne puis trop tôt répondre à votre attente.

 

Entrent CLAUDIUS et NARCISSE – V,7 – En scène : CLAUDIUS, PETUS, ARRIE, NARCISSE

CLAUDIUS
Oui, Narcisse, à mes vœux elle va consentir : [1590]
Mon rival de ces lieux pour jamais doit partir,
Et je touche au moment… Mais quel objet funeste !

ARRIE
N'approche pas de moi, monstre que je déteste.
Épargne au moins ta vue à mes ressentiments
Et me laisse jouir de mes derniers moments.
Mon époux est mourant. Cruel, vois ton ouvrage,
Assouvis-toi : le sang coule au gré de ta rage.
Mais le sien et le mien semblent se réunir
Pour accuser les Dieux, trop lents à te punir.
Nos cris sont entendus, n'en doute point, barbare ! [1600]
Je vois déjà le sort que le Ciel te prépare.
II destine une main à cet illustre emploi,
Trop indigne de nous, mais trop digne de toi.
Tu ne méritais pas une mort éclatante.
Agrippine… à ce nom, Tyran, je meurs contente.

CLAUDIUS
Elle expire. Ha ! cruel, quel fruit de ton amour ?
C'est toi qui lui ravis la lumière du jour.
Meurs, barbare, préviens l'effet de sa menace
Et, cruel envers tous, ne te fais point de grâce.

 


<== Retour