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Charles Barbara

LES FOUS


RÉSUMÉ :

Quatre brahmanes qui allaient ensemble à un repas croisèrent sur leur chemin un soldat qui, portant ses mains jointes à son front, les salua en disant: « Seigneurs, je vous salue! » À quoi ils répondirent selon l'usage: « Dieu vous bénisse! »

Peu après, ils ne tardèrent pas à se disputer, chacun prétendant que le salut du soldat n'avait été adressé qu'à lui seul particulièrement. Sentant alors que leur querelle allait dégénérer, l'un d'eux proposa de courir derrière le soldat pour lui demander lequel des quatre il avait voulu honorer. Et le soldat, s'amusant de l'ingénuité des brahmanes, répondit : « C'est le plus fou des quatre que j'ai prétendu saluer ». Cela souleva entre eux une nouvelle querelle, chacun prétendant être réellement plus fou que les trois autres. Pour trancher le débat, il se rendirent dans la salle de justice la plus proche et exposèrent l'objet de leur différend. Faisant mine de prendre l'affaire au sérieux, le chef des juges leur demanda à chacun de donner une preuve de leur folie.

Le premier raconta qu'un jour un chien était passé sous son vêtement, qu'il venait de laver de toute souillure et qu'il avait mit à sécher. Il s'était dit alors que, si les poils du chien avaient touché le vêtement, celui-ci était à nouveau souillé. Pour vérifier, il s'était mis à quatre pattes et avait constaté avec soulagement que le corps de l'animal avait pu passer facilement sous la toile. Mais il s'était souvenu aussitôt que le chien avait la queue en trompette. Il avait donc recommencé l'expérience après s'être attaché une faucille au bas des reins. Ayant constaté que la faucille avait touché légèrement la toile, par crainte que son vêtement eût été souillé par le chien, il l'avait en lambeaux. Et, pour mieux se faire comprendre, il se mit à quatre pattes devant les juges qui se pâmaient de rire.

Le deuxième brahmane donna à son tour une preuve de sa folie. Il avait épousé une jeune fille et il était allé la chercher chez ses parents afin de la conduire chez lui. Ce jour-là il faisait une chaleur torride et son épouse, les pieds brûlés par la sable, s'était laissée tomber sur le sol, incapable d'aller plus loin. Heureusement un troupeau de boeufs était passé, conduit par un marchand qui avait proposé d'acheter la femme, et ses bijoux, lui permettant ainsi d'échapper à une mort certaine. Convaincu, le brahmane avait accepté le marché et avait reçu vingt-cinq pistoles du marchand, qui avait emmené la femme installée un de ses boeufs. Les parents de la femme, furieux, avaient fait condamner le mari à une amende, avec interdiction de se marier à nouveau.

Le troisième brahmane raconta qu'un jour qu'il s'était fait raser la tête et le menton son épouse, par étourderie, avait donné au barbier deux sous au lieu d'un. Le barbier avait refusé de rendre le trop perçu mais, devant les protestations du mari, il lui avait proposé, pour un sou, de raser la tête de son épouse. Le brahmane avait accepté et la femme se trouva tondue. Des voisins, la voyant ainsi, crurent alors qu'elle s'était rendue coupable d'adultère et la promenèrent dans les rues montée sur un âne. D'autres brahmanes ayant exigé de connaître le nom de l'amant, le mari avait été contraint d'expliquer comment on en était venu là. Et tous en avaient conclu qu'il était vraiment le plus grand fou existant sur la terre.

Le quatrième intervint alors pour plaider sa cause. Son épouse ayant prétendu que les hommes étaient aussi babillards que les femmes, il lui avait proposé, un soir en se couchant, qu'il se tairaient l'un et l'autre et que le premier qui parlerait donnerait au perdant une feuille de bétel. Le lendemain, des voisins inquiets de les avoir appelés sans recevoir de réponse, enfoncèrent leur porte et s'étonnèrent de les trouver privés de l'usage de la parole. Un magicien proposa même, pour un prix exorbitant, de les désensorceler. Mais un vieillard prétendit pouvoir les guérir en leur appliquant un lingot d'or brûlant sur diverses parties du corps. L'homme avait supporté la torture sans dire un mot, mais la femme, brûlée sous la plante de spieds, s'était écriée « En voilà assez ! » et le mari, récupérant sa feuille de bétel, fut heureux d'avoir prouvé que les femmes étaient plus babillades que les hommes.

Le président du tribunal, après délibération, refusa de les départager. Et ils partirent chacun en criant: « J'ai gagné, j'ai gagné mon procès! »

 


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