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Charles Barbara

HÉLOÏSE

paru dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 février 1852
paru dans Histoires émouvantes, 1867


 

Ceux qui restent font l'histoire de ceux qui s'en vont : c'est dans l'ordre. Ils ont la mémoire pour perpétuer les souvenirs funèbres, des yeux pour traduire en larmes les douleurs des existences éteintes. Vainement ils essayent d'éloigner d'eux la tristesse de cette tâche : la pensée les y ramène par un chemin que jalonnent des tombes. La part des absents n'est-elle pas préférable ? Est-il donc si doux de voir agoniser ceux qu'on aime et le vide se faire autour de soi ?…

Je trouve sur un cahier de notes, tout jaune à force d'être vieux, cette pensée que j'ai recueillie, à cause de l'approbation que j'y donnais il y a déjà bien du temps : « Pour moi, j'en fais le serment, Dieu me donnerait le pouvoir de retourner dans le sein de ma mère et de revenir sur cette terre pour y jouir de ce qu'on appelle un sort heureux, que je ne le voudrais pas. »

L'épitaphe de Yorick me conviendrait assez ; vous vous en souvenez : Hélas I pauvre Yorick !

J'ai été souvent taxé de dureté faute d'un peu d'hypocrisie. Je n'ai jamais su m'apitoyer sur des douleurs imaginaires ou factices. En tout, mais notamment en fait de sentiment, le conventionnel et le faux m'ont toujours été odieux. Qu'un homme gesticule, jette les hauts cris, se proclame le plus malheureux d'entre ceux qui souffrent, s'il arrive que la blanchisseuse oublie de lui apporter un faux col ou que le fer trop chaud imprime un mauvais pli à son gilet, j'avoue que cela ne m'émeut guère, sinon de pitié. Je sais que cet homme me trouvera sans entrailles…

En butte aux caprices du hasard, contre lequel échouent si fréquemment même les efforts d'une volonté puissante, j'avais dû quitter Paris pour séjourner provisoirement ailleurs. L'incident est vulgaire. Je n'en parlerais pas, à peine m'en souviendrais-je, sans un épisode touchant dont l'impression a laissé en moi un durable souvenir.

De mon logement, à travers les géraniums et les longs cinéraires qui masquaient en partie ma fenêtre, j'apercevais, se développant sur un plan oblique, les façades pauvres et irrégulières de tout un côté de rue. J'avais un épicier pour vis-à-vis, à l'angle d'une rue latérale. On voit d'ici la décoration de sa devanture couleur chocolat. Ce n'était que girandoles d'éponges, de bottes de ficelles, que grappes de plumeaux, de brosses en chiendent, de raquettes, de volants, que faisceaux de balais en jonc, que paniers pleins de liège, que barils comblés de pruneaux ou de colle de pâte, véritables water closets des chiens du quartier. Derrière les vitres, sur des rayons en verre, étaient entassées des marchandises dont les enveloppes aux couleurs crues semblaient découpées dans un habit d'arlequin. Dès le matin, devant la porte, un garçon, mal éveillé encore, brûlait la graine de café dans le cylindre noirci qu'il faisait tourner indolemment sur la flamme des copeaux. Les environs s'emplissaient d'une fumée odorante dont personne ne songeait à se plaindre.

À côté, il y avait une mercière. Le colombage zébrait la facade étroite de la maison. Au rez-de-chaussée, à la montre de la boutique verte, se voyaient de la menue mercerie et des bonnets en tulle, dont les rubans roses ou bleus attiraient l'œil des jeunes filles en passant.

Venait ensuite un doreur avec son attirail de chandeliers et d'encensoirs en cuivre suant le vert-de-gris ; puis un serrurier, dont l'intérieur, le soir, retentissait des bruits rhythmiques de l'enclume et resplendissait des éclairs de la forge ; puis un boucher, puis un chocolatier, puis un brocanteur, marchand de vieux meubles. J'avouerai combien l'étal du boucher m'était agréable à voir. Les files de gigots, de quartiers de moutons suspendus et alignés à la façon des soldats, les veaux éventrés avec leur tablier de graisse, les culottes et autres pièces de bœufs parées comme pour un sacrifice, toutes ces nuances de rose et de rouge si fraîches et si vives ne réjouissaient pas moins mon œil que les grosses joues de la bouchère, qui à peine trouvait de la place dans son comptoir pour ses formes exubérantes, et semblait, avec l'odeur des viandes, respirer la santé.

De l'endroit où j'étais accoutumé de m'asseoir, je n'en voyais pas plus.

Il y avait un marché au bout de la rue, et, par suite, dans la matinée, il s'y faisait une procession de ménagères qui passaient à vide et s'en revenaient le corps plié en deux pour faire équilibre à leurs paniers pleins jusque par-dessus les bords de légumes, de fruits, de beurre, de fromage, d'œufs, de viande ou de poisson.

Aux nombreuses fenêtres du pan de rue qui faisait ma perspective, je voyais en outre bien souvent des têtes de femmes et de jeunes filles.

Tout cela était très vivant et très gai.

Un dimanche de février, en ouvrant ma fenêtre pour me chauffer au soleil, j'aperçus, au second de la maison occupée par la mercière, une jeune fille, ou plutôt une jeune femme, car j'ignorais alors si elle était mariée ou non, et de ma place je jugeais seulement qu'elle avait une jolie expression de tête. Je vis des cheveux bruns, un œil très-doux, un visage pâle et un peu allongé, un ensemble mélancolique. Elle me parut assez grande et bien faite. Elle regardait à droite et à gauche, et semblait se reposer des fatigues de la semaine.

Je m'y intéressai tout de suite. Si je ne sais pas précisément pourquoi, je sais au moins que ce n'était par aucun sentiment de convoitise. Tous les cœurs ne prennent pas feu comme la poudre sous le simple regard d'une femme. Mon isolement, après cela, entrait peut-être pour beaucoup dans l'intérêt que me causait cette jeune fille. Je présumai qu'elle tenait le magasin du bas. J'aurais bien voulu savoir si elle était mariée…

Je voyais souvent aller et venir une vieille petite femme, toute contrefaite, dans laquelle je reconnus bientôt la mère. Ses façons d'agir, une vague ressemblance, ce qu'on appelle l'air de famille, ne me laissèrent aucun doute là-dessus. Des observations analogues me firent deviner le père dans un homme en blouse bleue d'une cinquantaine d'années. Il fumait sa pipe avec un grand flegme et avait l'air d'un homme qui s'ennuie de ne rien faire et qui cependant n'a pas hâte de se procurer du travail. Des jeunes gens, qui, je pense, étaient ouvriers, fréquentaient dans la maison. Il y en avait un parmi eux qui venait plus régulièrement et qui passait des heures entières à la fenêtre où j'avais vu la jeune femme pour la première fois. Je ne doutai pas d'abord que ce ne fût son mari.

Après des observations moins superficielles, je n'en fus rien moins que certain. Les manières du jeune homme étaient réservées, même un peu froides. J'expliquai cela en supposant qu'ils n'étaient pas mariés, mais qu'ils le seraient un jour, quoiqu'ils ne s'aimassent que modérément. Je laissai bientôt cette opinion pour revenir à la première, puis celle-ci pour revenir à la seconde, et passai ainsi quelque temps de l'une à l'autre sans réussir à garder vingt-quatre heures la même. Il est malaisé de comprendre comment je souffris d'être balloté des semaines entière entre ces deux alternatives, quand il m'eût été si facile de sortir d'incertitude.

J'avais pour hôtelière la plus excellente femme du monde, pas trop intéressée, ce qui est rare, et qui avait pour moi des attentions maternelles. Elle avait toujours un prétexte pour venir dans ma chambre quand j'y étais. Elle ne demandait qu'à causer. Par malheur, je n'osais l'interroger sur le sujet en question, et je manquais du talent de l'amener à en parler d'elle-même. C'est ici qu'il faudrait m'analyser, si je n'étais pour moi-même une énigme. Je lisais l'autre jour dans un écrivain très sérieux : « Qu'une personne soit bien connue pour être timide, on peut dire qu'elle a une inclination naturelle à l'avarice, à la mesquinerie ; qu'elle est artificieuse, dissimulée ; que la crainte la fait parler avec douceur et soumission ; qu'elle est soupçonneuse, défiante, incrédule, mauvaise amie, etc., parce que tous ces vices (1) sont des effets de la timidité, qui est elle-même un effet de la faiblesse. » Il y a bien un peu de mon fait là-dedans. Je dis un peu, car ceux qui ont rajeuni cette opinion, aussi vieille que la première observation physiognomonique, ne se sont pas aperçus qu'il y a deux sortes de timidités, l'une innée, invincible, d'où résulte bien ce qui est précité plus haut, l'autre accidentelle, qui tient uniquement à l'éducation et qui n'occasionne qu'une profonde défiance de soi-même. Ayez le malheur d'avoir un père despote et brutal, qui ne souffre pas que vous ouvriez la bouche devant lui, qui ne cesse de vous traiter en idiot et vous incruste dans l'esprit, par l'autorité, ses opinions, vraies ou fausses, et vous finirez par avoir peur du son de votre voix, par vous faire une idée prodigieuse des autres hommes, et vous serez humble et timide devant eux, et vous aurez du bonheur si, plus tard, l'expérience et l'observation vous aidant à les apprécier ce qu'ils valent, vous parvenez à vaincre cette infirmité d'esprit et à retrouver votre aplomb. J'avoue que de ce côté, quoi que j'aie pu faire, je n'ai jamais obtenu une guérison radicale. J'ajouterai qu'en ce qui concerne les femmes et les sentiments qu'elles causent, j'étais, par le fait de mon humeur, d'une réserve qui, bien sûr, eût fait sourire la plus gauche pensionnaire. C'eût été une chose bien simple de questionner ma maîtresse d'hôtel : « Quelle est cette jeune femme ? est-elle mariée ? » Ou bien : « Le jeune homme que je vois entrer dans la maison doit-il être son mari ? etc. » Mais, bon Dieu, comment eût-elle traduit ma curiosité ? « Ah ! il s'y intéresse donc. Ah ! elle lui plaît sans doute. Il en veut peut-être faire sa maîtresse. Vraiment, ce monsieur n'est pas gêné… » Et l'idée seule de ces hypothèses effarouchait mon esprit et y étouffait toute velléité d'épanchement. Qu'elle eût seulement soupçonné mes préoccupations, et je n'eusse plus osé la regarder en face.

Je n'étais pas dans ma nouvelle position depuis trois semaines que je m'en plaignais déjà vivement. Mon histoire est celle de bien d'autres. Une moitié du jour et une partie des nuits, j'était rivé à un travail qui ne me convenait point. Toutes mes pensées tournaient à l'amertume ; l'hypocondrie m'envahissait comme une gangrène. Je ne savais plus ce qu'était une nuit calme, sans cauchemar. Je me réveillais en sursaut, le cœur gonflé, les pleurs aux yeux, étouffant. Mon esprit avait, dans ces moments, une lucidité merveilleuse. Je n'entrevoyais dans l'avenir que des choses navrantes. Le matin, quand j'ouvrais les yeux, il était bien rare que cette boutade, moitié comique, moitié funèbre, ne me vînt pas à l'esprit : « Lève-toi, misérable, et rabote une planche de ton cercueil… »

Dans cette situation d'esprit, il n'était pas étonnant que je m'occupasse tant de ma voisine. L'épier, l'apercevoir, étudier son entourage et, au moyen de cela, savoir sa vie et surprendre des détails que je n'osais demander, était toute ma joie. Sans le secours de personne, j'étais devenu certain que le jeune homme qui m'avait tant inquiété était son frère. Cette certitude m'avait causé un grand bonheur, bien que je n'aimasse pas cette jeune fille, et que je n'eusse aucun projet sur elle. À dater de ce jour, l'intérêt que je lui portais avait gagné sensiblement en vivacité et en profondeur. La vie qu'elle menait, dans l'ensemble, ressemblait beaucoup à la mienne. Elle ne bougeait pas de son comptoir du jour entier, et y passait en outre très-souvent une partie des nuits. Je ne rentrais jamais avant trois ou quatre heures du matin, et il était bien rare que je n'aperçusse pas de la lumière au travers des croissants découpés dans les volets du magasin. Elle ne se reposait guère que le dimanche, dans l'après-midi. Si elle se promenait, c'était un hasard : elle le devait à un sacrifice de son frère. La plupart du temps, elle s'accoudait sur sa fenêtre ou causait sur le pas-de-porte avec les gens du voisinage qui semblaient l'aimer beaucoup et avoir pour elle une considération particulière.

Ce que j'aurais souhaité, c'eût été chez elle moins d'indifférence ; à mon gré, elle ne regardait dans ma direction que d'une manière trop vague et trop distraite. On ne désire pas toujours d'être aimé d'une femme, mais ce qu'on ne supporte pas volontiers, ce qui chagrine toujours, c'est son indifférence. À vrai dire, l'indifférence a des degrés. Entre regarder une personne même machinalement et n'en tenir pas plus compte que si elle n'existait pas il y a des nuances à l'infini. J'en étais réduit à peser ces délicatesses. Ses yeux me mesuraient la joie ou la peine selon qu'ils étaient ou non chargés d'un peu de sympathie.

Le bonheur se manifeste en moi par des envies étranges. J'aspire à me plonger dans la musique et les couleurs, c'est-à-dire à rassasier de leur nourriture passionnément aimée mes oreilles et mes yeux. Soit abus de ces deux organes, soit organisation vicieuse, une chose bizarre, c'est que mon oreille perçoit des couleurs et que mon œil entend des sons. Telles symphonies sont pour moi des peintures éblouissantes et tels tableaux d'admirables symphonies. Jusque dans les lignes d'une statue et d'une église je vois de la musique, et je me suis persuadé parfois que certaine cathédrale est l'hymne figée d'un grand orgue souterrain. Je ne peux pas m'en guérir. Tout chante pour moi, et le bleu de l'air, et le vert des arbres, et les reflets changeants de l'eau, et les fleurs, et les contours d'une femme…

En revanche, quelles pensées sépulcrales, quel goût pour le cercueil, quand je ne surprenais dans ses yeux que le vague du désœuvrement sans la plus légère teinte d'intérêt !

J'eus un beau jour. Il existe, non loin de la ville, une petite rivière, d'un cours très limité, qui donne son nom au département. Les bords, sans être pittoresques, sont jolis et gais. Dans les eaux profondes, bleues comme le ciel, se reflètent les grands arbres, les sepées, les massifs, les jardins et les constructions de toutes sortes, plus ou moins bourgeoises, qui sont sur la pente des rives. En été, le dimanche surtout, l'eau est labourée par une multitude de barques qui vont, viennent et se croisent, jasant, riant ou chantant.

Un dimanche matin, on vint me chercher pour aller me promener en cet endroit. Le ciel était d'une pureté parfaite ; l'air très vif était adouci par le soleil déjà chaud ; tout présageait une belle journée, rare surtout dans le mois où l'on était. Cette invitation contre-carrait mes arrangements. Je fus quelques instants indécis. Je craignais d'échanger le plaisir de voir ma voisine contre une promenade ennuyeuse. Toutefois, l'idée d'échapper à l'étreinte énervante des murs d'une ville, de respirer le grand air, de voir des horizons, et puis je ne sais quelle annihilation de ma volonté devant l'insistance sincère de mon ami, me décidèrent à accepter.

Contre mes prévisions, je trouvai à la campagne le bonheur que j'eusse vainement attendu en restant chez moi. Je fus à peine dans les champs que je ressentis un bien-être inexprimable. Quand je glissai sur l'eau, ce bien-être ne fit que s'accroître. Le paysage avait un charme tout particulier. Les arbres, bien que sans feuilles encore, n'étaient déjà plus tristes comme en hiver ; les troncs noirs prenaient par endroit des teintes vertes. Une multitude de bourgeons, dégouttants de sève, déjà énormes, prêts à crever sous le développement des nouvelles feuilles, brillaient au soleil. Les haies d'épines verdissaient à certaines places à cause des arbustes précoces qui y étaient mêlés. Les prés, d'un vert pâle, trempés par un brouillard que le soleil avait bu en se levant, développaient à droite et à gauche des perspectives éblouissantes de fraîcheur et de lumière. La végétation était déjà à ce point active qu'on pouvait, pour ainsi parler, suivre des yeux le travail qui s'y fait au printemps. Par-dessus cela, un ciel tout bleu, un air à la fois vif et doux, un calme pénétrant, ce calme qui est des choses qu'on sent, mais qu'on n'exprime pas. Enfin, j'avais pour guide un homme silencieux, qui ramait doucement et semblait sous l'influence des mêmes impressions.

Une partie de notre journée se passa sur la rivière. Nous allions au hasard, ramant à tour de rôle, parlant peu, mais en revanche rêvant tout notre saoul. Nous nous étions éloignés le plus possible, afin d'éviter les barques bruyantes qui affluaient toujours quand il faisait soleil. En effet, à notre retour, au fur et à mesure que nous approchions du point de départ, nous étions croisés par des barques dont le nombre augmentait à chaque coup de rames. Presque toutes prenaient pied à un cabaret qu'un pêcheur tient sur le bord. La terrasse de cette guinguette, qui baigne d'un côté dans la rivière et s'appuie de l'autre sur la colline, était couverte de promeneurs, les uns assis et buvant, les autres debout et regardant le mouvement qui se faisait sur l'eau. Nous passions au pied de cette terrasse sans prendre garde aux gens qui s'y pressaient, quand je m'entendis appeler.

J'aperçus dans la foule mon hôtelière, en société de son mari, de son petit enfant et de sa voisine.

Ma stupéfaction occasionna une assez longue pause.

« Je ne m'attendais pas, dis-je, à vous rencontrer ici, madame.

– Ma foi, ce matin, me répondit l'excellente femme, nous ne pensions guère non plus à venir.

– Le soleil vous aura sans doute décidée.

– Et puis, il y a longtemps que nous ne sommes sortis !

– Cette promenade vous fera du bien. Quant à moi, je ne me sens pas d'aise.

– Vous vivez si renfermé… »

Nous ne pouvions causer plus longtemps. Bien que le mouvement de la barque eût été ralenti, les rames n'avaient cependant pas cessé de marcher. Nous étions déjà assez loin de la terrasse. J'envoyai à mon hôtelière un adieu qui s'adressait également à la jeune fille. Mon contentement était profond. Il faudrait soi-même avoir de ces mélancolies funèbres qui coulent dans la chair comme le sang, et enveloppent les idées d'un crêpe, pour apprécier mon bonheur. Persuadé que je ne verrais pas ma jeune voisine, je l'avais aperçue au moment même où j'étais le plus attristé par cette certitude. J'en tirai le meilleur augure. Pour comble de joie, j'avais cru lire dans ses yeux moins d'indifférence que je ne lui en supposais. Elle m'avait regardé aussi curieusement que moi-même je l'avais examinée. J'avais eu le temps nécessaire pour bien étudier son extérieur. Elle était jolie ; ses traits gagnaient à être vus de près. Je doute qu'un visage régulier ait jamais eu plus de physionomie. Ses yeux noirs, voilés à demi par de longs cils, ses joues pâles, ses lèvres qui souriaient tristement, n'indiquaient pas seulement de la fatigue, mais encore une habitude souffrante.

Elle était bien faite, quoique légèrement courbée. Elle était vêtue d'une robe de mérinos brun, d'un châle vert, et coiffée d'un bonnet à rubans violets. Ces couleurs lui allaient à merveille. On ne voyait pas en elle la trace d'une recherche. Ce qu'on appelle coquetterie chez les femmes ne doit pas plus s'apercevoir que l'art dans un livre bien fait.

Sa pensée, à dater de cette rencontre, devait me laisser moins tranquille que jamais.

Je souhaitais vivement de connaître la cause de ses douleurs, et cependant, toujours le même avec ma maîtresse d'hôtel, je me contentais d'interroger mes seules observations. Dans les dehors de la mère, je finis par démêler l'absence de cœur et l'avarice ; dans les traits ennuyés du père, une apathie incurable ; dans les habitudes du frère, cette amitié banale qui s'arrête juste en deçà du sacrifice. Je fus certain que la pauvre fille, qui versait des flots de tendresse par les yeux, étouffait entre cette trinité d'égoïstes, et se laissait gagner par cette tristesse maladive que cause le manque d'affection. Et je me disais : « Qu'a-t-elle fait pour être cloîtrée dans ce milieu mortel ? A quoi bon lui avoir donné une sensihilité qui, faute d'avoir sur quoi se répandre, se concentre en elle et la tue ? » Et je sentais chaque jour ma sympathie s'accroître pour elle ; et je lui reconnaissais insensiblement tant de charmes, tant de qualités, que j'estimais fort heureux celui qui l'aurait pour femme. Je me faisais d'ailleurs à part moi une théorie particulière sur le mariage. Je pensais qu'il n'était pas mal que la passion en fût exclue ; que la soumission d'un côté, la justice de l'autre, une certaine conformité dans les goûts, suffisaient à faire un ménage heureux. C'est ainsi que, sans ressentir d'amour pour ma voisine, je venais à rêver complaisamment au mariage, quand jusqu'alors je n'y avais jamais songé qu'avec répugnance. Mais je me bornais à la spéculation. Mon peu d'audace, ma défiance de moi-même, m'interdisaient de faire un pas, ou de prononcer une parole pour amener un dénouement qui, dans ma conviction, eût fait mon bonheur.

J'étais fort satisfait de ne lui voir, dans son infortune, ni chien ni moineau. Je ne vois rien que de naturel dans l'attachement qu'on peut avoir pour un chat ou un perroquet. Mais que cet attachement prenne les proportions d'une passion véritable, mais qu'on y trouve des consolations à une grande douleur, c'est ce que je ne m'explique plus.

Le sentiment est une chose trop précieuse pour l'éparpiller sur des êtres incapables d'en sentir le prix.

Mes heures de liberté étaient tout entières à ma voisine, et cela, je le répète, sans que j'eusse ce qu'on appelle de l'amour. Je saisissais de sa vie ce qu'il m'était possible d'en saisir. Depuis quelque temps, je la voyais beaucoup moins. Il se faisait chaque jour quelque changement dans ses habitudes. Elle ne veillait plus guère qu'une nuit par semaine, celle du samedi au dimanche. Une veilleuse ne discontinuait pas de brûler la nuit, derrière le rideau de la fenêtre du second. Puis une autre jeune fille, que je n'avais pas encore vue, venait dès le matin dans la maison et ne s'en allait que le soir fort tard. La jeune mercière me sembla ne plus quitter sa chambre que rarement. Je la surpris deux ou trois fois, vers le milieu de la journée, accoudée sur la margelle de sa fenêtre. Elle était entortillée dans un grand châle. Ses joues me parurent avoir beaucoup pâli et ses yeux être devenus plus brillants. Je notais ces détails avec un soin scrupuleux. Un autre s'en fût alarmé. Malgré ma défiance, je recueillais tranquillement ces symtômes. Je pensais : « Elle est momentanément indisposée. Le travail des nuits l'épuise. L'ennui y est peut-être aussi pour quelque chose. Il n'est pas rare non plus d'être malade au printemps. Il est probable qu'avant peu elle sera rétablie. » Et l'idée d'un mariage me trottait de nouveau, mais plus sérieusement, dans la cervelle. J'étais convaincu de ne pouvoir trouver une meilleurefemme. Je m'inquiétais des voies à suivre ; j'allais jusqu'à préciser l'époque. Ma timidité habituelle faisait place à une hardiesse peu ordinaire ; je ne me reconnaissais plus. Mais, hélas ! ce n'était toujours qu'une pure fiction que je laissais se développer dans mon esprit et dont je me faisais volontiers la dupe, parce que j'y trouvais un vif plaisir.

Ce n'était rien encore. Je ne vis plus ma voisine. Les médecins ne cessèrent plus d'aller et de venir dans la maison. Il se fit dans cette maison un mouvement inusité de voisines qui entraient et sortaient d'un air soucieux. Il était impossible aux faits de parler un langage plus clair. Cependant, je ne m'alarmais pas ; j'étais persuadé que je reverrais prochainement la jeune mercière, mieux portante et plus belle que jamais. J'attendais ce jour avec impatience, mais sans inquiétude. Je m'étais si bellement épris de mon rêve, je l'avais si bien logé dans tous les coins de mon esprit, je me voyais si complètement privé d'autre joie, que je ne doutais pas même un instant que la réalité, pour ainsi dire, ne se moulât exactement dessus.

Et vraiment j'eusse eu tort de me désespérer. Un jour ma voisine, que je n'avais pas vue depuis trois semaines au moins, reparut dans le cadre de sa fenêtre. La résurrection d'un absent adoré ne m'eût pas causé un saisissement de joie aussi énergique. «Je savais bien qu'elle reviendrait à la santé ! Une fille chaste, qui a cet œil limpide, ces épaules larges, cette apparence de force, ne languit pas dans les maladies longues. La jeunesse, remplie de sève, a aisément raison, même d'un mal cruel. Les souffrances sans doute avaient dû être vives, car elles avaient laissé des traces profondes sur le visage et le corps de cette belle enfant, que j'avais peine à reconnaître tant elle avait pâli encore et était devenue maigre. Mais enfin elle allait mieux, puisqu'elle se levait : elle entrait évidemment en convalescence. Les beaux jours aideraient encore à sa guérison. Comme il arrive à cet âge, où les maladies ne sont souvent que des transformations, elle allait revivre plus jolie, plus séduisante qu'elle ne l'avait jamais t été. »

Ce procès-verbal de mon âme, exact comme un calque, je l'écris sous l'influence des plus vivants souvenirs. À cette heure, je me demande comment j'ai pu à ce point manquer de sagacité. J'avais donc bien besoin de me mentir à moi-même ! Il a fallu que le fait brutal s'en vienne me lever la paupière et se fourrer de force dans ma tête. Mes observations contenaient des avertissements qui ne réussissaient même pas à entamer ma confiance. On ne voyait plus la jeune fille qui semblait à jamais clouée dans son lit, et je me disais qu'une convalescence a besoin de ménagements excessifs, et qu'une rechute est plus dangereuse qu'une maladie. Mon hôtelière passait les nuits auprès d'elle, et c'était, à mes yeux, uniquement pour lui faire paraître le rétablissement moins long. Si le médecin ne revenait plus qu'à de rares intervalles, je ne voyais rien là que de rassurant : sa présence devenait de moins en moins nécessaire. Et, chose étrange, cette idée de mariage que je caressais chaque jour avec plus de passion ! Je cherchais déjà des yeux l'ami qui recevrait mes confidences et m'épargnerait l'ennui des préliminaires. Mon cœur se serrait aussi parfois, car je songeais à la possibilité d'un refus. Je me demandais ce que je ferais une fois marié. Je laisserais là tout le clinquant des rêves de jeunesse pour vivre enfin de la vie positive. À l'existence en quelque sorte arithmétique que je m'arrangeais, je ne pouvais m'empêcher de dire : « On prétend que le mariage met du plomb dans la tête. Il me semble que, plus vraiment, il en met dans les pieds. »

Sous l'influence de ces idées, qui, malgré la précision avec laquelle je les ajustais, n'étaient que de pures rêveries, je lisais les Lieds de Volfgang Goethe, le colosse allemand, qui toujours conservait un œil libre pour s'observer jusque dans les accès frénétiques de la passion. Je me rappelle – et c'est ce qui prouve combien mon positivisme était peu solide – jusqu'à quel point j'étais choqué de ce passage : « Je ne puis l'oublier, et pourtant je puis puis dîner tranquillement. » En revanche, je n'en admirais que plus la chute de la dernière strophe : » Libre de toute crainte, trop grand pour être jaloux, je l'aime et je l'aime éternellement. »

Il résulte de la sympathie un fluide dont les effets miraculeux ont été bien des fois constatés. Deux personnes s'aimant, qui habitent à cent lieues ou plus l'une de l'autre, seront affectées, au même moment, de la même douleur ou de la même joie.

Un étranger atteint de nostalgie me contait :

« J'ai un frère loin duquel je suis contraint de vivre. Notre amitié mutuelle ne s'est jamais démentie. Des étouffements me tirèrent une fois brusquement du sommeil. J'étais en larmes. Je m'aperçus avec stupeur que ce qui les faisait couler était précisément le souvenir de ce frère. Inquiet, je lui écrivis sur-le-champ ce qui m'était arrivé. Je lui marquai la nuit, l'heure et les autres détails. Il me répondit : « Dans la même nuit, à la même heure, dans les mêmes circonstances, j'ai éprouvé exactement les mêmes impressions. »

Or, la nuit du jour où je lisais les Lieds de Goethe, mon sommeil fut troublé par de douloureux pressentiments. Je me réveillai plusieurs fuis en pleurs. Dès que j'ouvrais les yeux, le souvenir de ce qui m'avait effrayé s'en allait, mais non pas l'effroi. Je me rappelle confusément que j'entendis des cris, des déchirements, des sanglots. Au jour, je me rendormis de lassitude, et je ne me réveillai plus qu'à dix heures du matin.

De retour vers quatre heures du soir, je vis entrer chez la mercière le médecin commis par la municipalité au soin de constater le décès des pauvres. Ne semble-t-il pas que l'odeur répandue autour de ce personnage mortuaire eût dû dissoudre l'écaille de mes yeux et la réalité m'étreindre de ses tenailles cruelles ? Il n'en fut rien. Un conte ridicule me poussa dans l'esprit avec la rapidité de l'étincelle électrique. Sans éléments probables, je me persuadai qu'une vieille femme – je ne l'avais jamais vue – qui habitait le premier – ce premier paraissait vacant – s'était éteinte la nuit dernière, et que le médecin qui s'en allait était venu constater sa mort. Je n'avancerais pas un fait pareil si d'ailleurs il n'avait sa source dans un sentiment très commun. Bien des hommes se ressemblent quant à ceci. Ils s'accrochent à des rêves avec un désespoir de noyé et arrivent si bien à se convaincre de leur réalisation prochaine que leurs facultés et leurs sens en sont troublés accidentellement, et qu'ils n'ont pas dans l'imagination d'hypothèses assez folles pour arrondir cette conviction qu'ils poussent parfois bien au delà de l'absurde, et qu'ils jouent le rôle que je joue ici bien plus souvent qu'ils ne le pensent.

Le lendemain, je commençai à m'émouvoir. Il se passait, à la fenêtre de la jeune mercière, une chose très simple et aussi très sinistre. A cette fenêtre, une femme, dont je ne voyais que les bras nus, étendait au soleil des matelas, des draps, des couvertures, enfin tout un lit. Je regardai cela avec stupéfaction. Cette fois, je me prêtai aux hypothèses les plus cruelles. « Serait-ce possible ? J'aurais été dupe au point… Non, non ! Cependant… Ah ! j'y suis… on profite de son absence pour mettre ses matelas à l'air. » Je cherchais encore à me mentir ! Mais je ne parvins pas à me rassurer ; un levain d'inquiétude gonflait, gonflait dans mon esprit. J'eus un sommeil pénible, durant lequel je fus poursuivi de craintes analogues à celles qui me tourmentaient éveillé. Je me levai bien avant l'heure habituelle, tant j'étais impatient…

Je n'y pouvais plus tenir. Des pressentiments funèbres rongeaient en moi les espérances au fur et à mesure que ma volonté les y faisait naître. Je commençais à entrevoir comme possible ce que, jusqu'à présent, j'avais relégué dans les conjectures les plus invraisemblables et les plus ridicules. Mon imagination, épuisée de mensonges, me livrait pieds et poings liés à d'atroces inquiétudes. Il me fallait sortir de cette anxiété et connaître la vérité entière. Je savais l'heure à laquelle ma maîtresse d'hôtel montait dans ma chambre. Je l'attendis. Dès qu'elle parut :

« Madame, disje en m'efforçant d'être calme, et je lui désignais la boutique de la mercière, pourriez-vous me dire ce qui se passe là ? Cette jeune fille ?

– Ah ! monsieur, fit la bonne femme en levant les yeux au ciel, elle est morte !…

 – Morte ! ! ! » et je baissai la tête, et j'ouvris les yeux démesurément, et je cherchai ce que ce mot voulait dire.

Une personne, même une personne qui nous est indifférente, ne passe pas subitement de vie à trépas sans que nous soyons remués au moins par un étonnement profond. Pour que la mort ne surprenne pas, il faut en quelque sorte suivre les progrès du mal, assister au dépérissement du malade et à son agonie.

« Morte ! ! ! ». dis-je encore, et je sentis comme une main qui se faufilait vers mon cœur et le broyait dans une crispation toute puissante, et ce qui centupla ma torture, ce fut l'effort que je fis pour ne pas la laisser voir. Une pudeur farouche empêchait les larmes de me monter aux yeux.

« Oui, monsieur, morte, » dit mon hôtelière, qui essuya une larme.

Il y eut une pause assez longue. Elle ajouta :

« On l'a enterrée hier matin. Il est probable que vous dormiez encore.

 – Mais, repris-je, après une nouvelle pause, il n'y a pas trois jours que je l'ai vue.

– Ah ! monsieur, elle s'est débattue assez longtemps ; ce n'est pas faute d'avoir eu envie de vivre.

– Morte ! ! ! disais-je toujours, tant il m'était difficile de me faire à cette idée. Mais comment ? de quoi ?

– Est-ce qu'on sait, monsieur ?

– On ne meurt pourtant pas de rien…

– Oh fit, la bonne femme en secouant la tête, on ne m'ôterapas de l'esprit qu'avec des soins et de l'affection on l'aurait sauvée.

– Et sa mère ?

– Peuh ! je ne connais pas de femme plus avaricieuse. Il fallait que sa fille lui rapportât.

– Son père ?

– Il ne lui disait jamais un mot. Il fume sa pipe toute la sainte journée.

– Mais son frère, enfin…

– Dame ! c'est un bon garçon. Mais vous savez, un frère, ça aime mieux être avec ses amis qu'avec sa sœur.

– Ainsi, elle était malheureuse…

– Oh ! c'est comme je vous le dis, monsieur. Cette fille-là se faisait un tel chagrin qu'il l'a tuée. Si ç'avait été ma fille, je vous jure qu'elle ne serait pas morte »

Nous gardâmes quelque temps le silence. Mon hôtelière, supposant que cette conversation m'intéressait peu, se disposa à faire mon lit.

« Pauvre enfant ! » fis-je à mi-voix.

L'excellente femme s'arrêta.

« Oui, monsieur, vous avez raison, dit-elle, pauvre enfant ! » Elle écarta les rideaux, embrassa les matelas ; puis, tournant la tête de mon côté : « Eh bien ! je vous assure, dit-elle, que je ne sais pas s'il ne vaut pas mieux qu'elle soit morte »

Je regardai la bonne femme d'un œil qui lui demandait l'explication de sa pensée. Elle se redressa et s'accouda sur le bois de lit. De mon côté, je m'appuyai les reins contre un meuble. Elle parla je ne sais plus combien de temps. Si je ne me rappelle pas exactement toutes ses expressions, au moins ai-je conservé la mémoire du sentiment qu'elle y mettait. Il me semble encore assister à sa douleur sincère et entendre sa voix pleine de larmes.

« Elle abattait, disait-elle, de l'ouvrage comme deux ouvrières. À la voir, vous auriez dit que ses minutes lui étaient comptées ; çà l'abîmait ; elle changeait à vue d'œil, et sa mère, qui le voyait bien, n'avait pas le cœur d'empêcher qu'elle ne passât les nuits. « Vous avez tort, madame, lui ai-je dit vingt fois, de laisser votre fille travailler autant ; vous verrez qu'il lui arrivera malheur. » Ah bien ! oui ; elle grognait et me tournait le dos d'un air qui voulait dire que ça ne me regardait pas. Nous allons voir maintenant ce qu'elle va faire sans sa fille ; elle n'y pense seulement pas à cette heure… »

Mon hôtelière consulta mon visage pour voir si je l'écoutais ; elle rencontra mes yeux qui la suppliaient de continuer.

« Moi je faisais ce que je pouvais pour distraire cette chère enfant ; mais je ne pouvais pas être toujours là ; j'ai ma maison… L'été, nous l'emmenions le dimanche à la campagne. Oh ! monsieur, quelle bonne fille ! comme elle était gaie ! et aimante donc ! Je puis vous dire ça, moi, qui l'ai connue toute petite, et qui ne l'ai pas perdue des yeux seulement une heure. Il est vrai aussi qu'elle m'aimait plus que sa mère… Jamais une plainte. Que de peine pour lui faire avouer les chagrins qui la minaient ! Voyez-vous, ce qui la tracassait le plus, c'était de gagner de l'âge et de ne pas se marier. J'avais beau lui dire : « Mais, ma chère fille, vous n'y pensez pas : vous n'avez pas encore vingt ans. Quand on a votre âge et votre tournure, on n'a que l'embarras du choix. » Rien n'y faisait ; elle était persuadée qu'un homme ne voudrait pas d'elle parce qu'elle n'avait rien. Ah ! monsieur, c'est celle-là qui aurait rendu un homme heureux ! Dieu ! que les hommes sont bêtes ! sans vous compter, monsieur. En place de prendre des, des… »

Je fis un hélas ! qui interrompit quelques instants la bonne femme.

« Ce qu'il y a de sûr, continua-t-elle, c'est que c'est cette maladie-là qui l'a emportée. Ç'a la préoccupait toujours, quoiqu'elle n'en parlât jamais. Et je m'en suis encore aperçue le jour où vous nous avez rencontrés. La joie des autres, en lui rappelant sa triste vie, ajoutait à son mal. Et puis, comme je vous le disais, elle passait trop de nuits. Une fille même plus forte n'y aurait pas résisté. Croyez-vous qu'il n'y a pas encore quinze jours, bien qu'elle ne pût déjà presque plus se soutenir, elle a voulu passer la nuit du samedi pour que ses pratiques ne crient pas après elle ? Et dire que sa mère ne s'y est pas opposée ! Oh !… Mais qu'est-ce que c'est que le courage, quand il n'y a plus de forces ? Elle dépérissait à vue d'œil et devenait maigre à faire peur. Quand je la changeais, elle me montrait ses côtes qui allaient percer la peau. Ses reins n'étaient plus qu'une plaie à force de rester couchée. Je ne savais que lui dire. J'avais bien de la peine à ne pas pleurer… Dans ces derniers temps, je n'ai pas cessé de veiller près d'elle, car je savais que ça lui faisait plaisir. Elle n'a pas perdu un instant la tête. Nous causions, ou plutôt je parlais et elle m'écoutait. Comme elle ne pensait pas du tout à la mort, et qu'elle avait toujours le mariage en tête, je faisais mon possible pour la bercer dans ces idées-là et lui éviter de se voir mourir. Je lui disais : « Un peu de patience, ma chère Héloïse, les beaux jours viennent, vous allez reprendre vos forces et nous irons à la campagne. Et puis, je ne sais ce qui me dit que vous trouverez un brave ouvrier qui vous épousera et vous aimera bien. Allez, croyez-moi, ne vous désespérez pas. » Elle hochait la tête. « Ça n'est pas bien sûr, allez » répondait-elle. « Vous savez, je n'ai rien. Ah ! tout de même, comme  je l'aimerai !… Il y avait tant de passion dans sa voix que ça me faisait un mal horrible. Mais elle s'endormait là-dessus et mourait sans trop souffrir. Je pleurais pendant ce temps-là… Mercredi dernier, le médecin m'a prise à part et m'a dit qu'il n'était pas nécessaire qu'il revînt, attendu qu'elle ne passerait pas la nuit. Ah ! monsieur, je savais bien qu'elle n'en reviendrait pas, et pourtant !… J'ai voulu la veiller jusqu'au bout. Un prêtre est venu le soir. Elle ne savait déjà plus où elle était. Elle n'a rien vu ni rien entendu. Elle se remuait à faire croire que l'agonie commençait déjà. Au matin, elle redevint tout à fait calme. Elle m 'appela pour m'embrasser. Elle parut ensuite vouloir dormir. Moi, de mon côté, je tombais de fatigue et de sommeil. Je m'assis dans un fauteuil. Au même instant, j'entendis un glou-glou-glou, je tournai la tête, je m'approchai : elle était morte »

La bonne femme suffoquait. Elle se reposa un moment, après quoi elle termina ainsi l'histoire de la jeune fille :

« Ah ! monsieur, il faut bien qu'il y ait un paradis. Où donc cette chère enfant serait-elle payée de ses peines ? »

Cette croyance naïve qui ne permet pas de concevoir un crime sans châtiment et une douleur imméritée sans rémunération n'était pas pour moi, comme elle semblait l'être pour la bonne femme, une source de consolations efficaces.

Je sanglotais en dedans. Tout mon corps pleurait. Mon sang devenu goutte d'eau, ainsi me semblait-il, s'acheminait vers mon cœur trop petit pour contenir tant de larmes. Ce que je souffrais, je ne puis le dire. Eh bien, je me reprochais encore de n'avoir pas une assez large capacité pour la souffrance, et j'aurais voulu agrandir mon individu pour souffrir davantage. Je ne pensais pas pouvoir jamais expier assez cruellement le crime d'avoir joué avee cette jeune fille et d'en avoir fait l'héroïne d'une fantaisie que je n'eusse sans doute jamais osé réaliser. J'aurais dû percer ces murs, deviner le drame qui se passait dans cette chambre et sauver cette enfant de la mort. Ne le venais-je pas d'entendre ? « Avec des soins et de l'affection, on l'aurait sauvée. » J'avais préféré m'endormir dans une nonchalance égoïste, me perdre dans les détours d'un rêve où je cherchais bien plus mon bonheur que le sien. Et peut-être, à cette heure, pleuré-je plutôt ma jouissance évanouie que sa mort, et trouvé-je en outre un amer plaisir à raconter mes tortures. Oh ! que du moins je ne profane pas sa tombe de mes déclamations. Je l'ai à peine entrevue. Je ne l'ai jamais aimée d'amour. J'ignore même jusqu'à quel point j'ai jamais éveillé sa sympathie. Cependant, que cette enfant abîmée sous le poids de douleurs dont le sens échappe, prenne place dans mon souvenir à côté de ceux que j'aime et respecte le plus. Jusqu'à l'heure où je ne respirerai plus à mon tour, mes regrets les plus tendres ne cesseront pas de faire cortège autour de son ombre.

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(1) C'est bien mal s'exprimer. Je ne sais jusqu'à quel point la défiance, l'incrédulité sont des vices. Bemtham a dit déjà que l'envie et la jalousie ne sont pas des vices, mais des peines.


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