<== Retour


Charles Barbara

UNE CHANTEUSE DES RUES

paru dans le Journal pour tous, 29 septembre et 6 octobre 1855
paru dans Histoires émouvantes, 1867


 

I

Je me trouvais avec deux de mes amis, commença Philippe, à la fête de Vincennes…

Philippe, peut-être importe-t-il ici de connaître celui qui parle, était un étudiant en médecine de troisième année, ce qui indique à peu près son âge. Il se promenait dans les environs, par un temps magnifique, avec un de ses amis, lequel s'appelait Jean, peut-être, et exerçait apparemment le métier de conteur. Philippe prétendait avoir vingt sujets de romans dans la tête, et Jean était tout oreilles. Philippe disait donc :

Je me trouvais avec deux de mes amis à la fête de Vincennes. C'était l'année dernière, précisément à pareille époque. Nous étions entrés dans vingt endroits sans obtenir qu'on nous servît à manger, tant l'affluence des consommateurs était grande. En revanche, nous nous étions désaltérés plus que de raison. Tout mauvais qu'il fût, le vin m'inspirait de la gaieté, de l'audace et cette brutale conviction qu'il me suffisait d'adresser Ia parole à une femme pour en faire sur-le-champ une victime. Aussi regardais-je les jeunes ûlles avec lesquelles nous nous croisions d'un air passablement insolent. J'avais failli plusieurs fois déjà me prendre de querelle avec des maraîchers du pays, que mes airs de don Juan taquinaient et irritaient au plus haut point.

Dans ces dispositions, je rencontrai, suspendue amoureusement au bras d'un ouvrier endimanché, une jeune femme que j'avals jadis connue, je vous dirai tout à l'heure en quelles circonstances. Ma fatuité ne sut pas se taire à la vue de cette femme qui nepouvait cependant me rappeler que de doux et honnêtes souvenirs. Je me comportai vis-à-vis d'elle en conquérant mal-appris, et la traitai avec une familiarité hautaine qui ne me seyait nullement.

« Tiens, te voilà, ma petite Louise ! m'écriai-je sans faire attention à l'homme dont elle tenait le bras. Qu'est-ce que tu deviens ? Où demeures-tu ? Es-tu toujours à Paris ? »

Je pris la rougeur qui lui monta au visage pour l'effet de l'impression profonde que je faisais sur elle.

– Oui, balbutia-t-elle d'un air interdit. Je vous présente mon mari, monsieur Philippe.

Je me crus décidément un personnage.

– Ah ! ah !, fis-je en toisant dédaigneusement l'ouvrier. C'est vrai, je ne me souvenais plus… Vous avez là, mon brave, continuai-je en m'adressant au mari dont les yeux sortaient de la tête à force de colère, une bien gentille petite femme.

Puis, me tournant vers Louise :

– Es-tu heureuse, au moins ? lui demandai-je d'un ton protecteur.

– Oh ! oui, répliqua la pauvre enfant en se serrant contre son mari avec tendresse.

– Allons, tant mieux, tant mieux, dis-je toujours du même ton. Au surplus, ajoutai-je, si jamais tu avais besoin de moi, tu connais mon adresse…

Et, lui faisant un petit signe de la main, je m'éloignai tout fier de mon importance.

En manières et en paroles, j'avais été d'une telle indiscrétion que mes deux amis ne doutèrent pas un moment que cette jeune femme n'eût été ma maîtresse ; et, bien que cela ne fût pas, j'eus la lâcheté de le leur laisser croire. Je dormis paisiblement sur l'un et l'autre oreille, sans même soupçonner que j'avais terni ma journée par une faute énorme, comme je devais l'apprendre bien des mois après, d'une façon vraiment surprenante…

Vous savez que mon père, avant de venir ici, était marchand de vin en gros à Auxerre. Nous habitions hors de la ville, dans un faubourg. La mère de cette Louise, qu'on appelait communément mère Leclère, demeurait dans le voisinage. Elle venait journellement à la maison, où une seule bonne ne suffisait pas toujours à la besogne. Son souvenir me réjouit encore, tant elle était propre, avenante, joyeuse ; il n'est pas possible que j'oublie jamais sa cotte bleue, rayée de noir, son corsage rouge, dont les manches courtes laissaient à nu de robustes bras, hâlés par le soleil, son fichu blanc à fleurs en quiconce, son petit bonnet blanc de paysanne, sous lequel s'épanouissait son honnête face rougeaude. Elle était notamment chargée de veiller sur moi et de me mener à la promenade. Louise avait mon âge ; ne quittant jamais sa mère, elle était naturellement la compagne inséparable de tous mes amusements. Nous ne nous quittions guère que pour dormir. Je ne suis pas romanesque, il s'en faut de beaucoup, et la réalité a eu peu à faire pour étouffer le grain de poésie qui a pu s'égarer dans mon cerveau. Cependant, je ne puis pas vous dire combien profondément cette époque de ma vie est gravée en moi, et avec quel bonheur je m'en rappelle chaque incident. Je pourrais vous décrire jusqu'au plus petit des sentiers où nous avons couru, et compter le nombre des arbres à l'ombre desquels nous nous sommes reposés. Je vois d'ici l'endroit favori de nos récréations, un chemin à ornières profondes, qu'on appelait la rue Verte, à cause d'un peu de gazon épargné par le pied des chevaux et les roues des voitures. Elle était bordée de fossés, où coassaient des grenouilles et d'exubérantes haies d'églantiers, de prunelliers et de mûriers sauvages où les oiseaux, au printemps, faisaient leurs nids, Tout entier au plaisir de nous remuer, nous ne songions guère à nous plaindre de la chaleur du soleil qui rayonnait sur nos têtes, et encore moins à jouir du silence délicieux dans lequel se fondait si harmonieusement le bourdonnement des mouches ou le petit cri d'un insecte sous l'herbe. Fouillant les haies avec une implacable curiosité, sans crainte d'égratigner nos doigts ou de déchirer nos vêtements aux épines, si nous trouvions un nid, ou pensions seulement en avoir découvert un, quelle joie ! J'en suffoquais. « Maman Leclère, un nid ! venez vite ! » avais-je coutume de crier d'une voix étouffée par l'émotion. Hélas ! la plupart dutemps, ce n'était qu'une motte de terre arrêtée par la bifurcation de deux ou trois branches. D'autres fois, las de ne rien dénicher, je me bornais à cueillir des mûres ou des prunelles, dont j'offrais une part à ma petite amie, pour, un moment après, mauvais enfant que j'étais, la taquiner et la faire pleurer. « Maman, s'écriait-elle alors, Philippe me fait  endêver ! » Et la bonne femme, s'efforçant de se faire la voix rude sans y réussir, ne tardait pas à répliquer : « Attends, attends, Philippe, je vas à toi ! » J'ajouterai qu'à tout cela se mêlent parfois, je ne sais comment, dans ma pensée, le son des cloches, la vue des reposoirs de la Fête-Dieu, des maisons pavoisées de tapisseries, de rideaux ou de loques multicolores, des rues jonchées de verdure, de coquelicots, de bluets, et par-dessus cela, les odeurs-enivrantes des feuilles et de la terre après une légère pluie.

C'est encore dans cette rue Verte que, plus tard, je devais faire clandestinement mon apprentissage de fumeur. La tête me tourne rien que d'y penser. Ah ! soit dit en passant, qu'on affronte de supplices, et qu'on dépense de courage pour contracter une habitude funeste qui doit causer un jour, aux gens sensés, de si cuisants repentirs !

Tandis qu'on m'envoyait au collège, on plaçait Louise dans un atelier. Pendant des années, je ne la vis plus qu'à de rares intervalles. Sa mère mourut. J'y pris à peine garde, non, je crois, par insensibilité, mais faute de comprendre la mort. En souvenir de la défunte, et aussi par inclination, ma mère se chargea volontiers de Louise. L'orpheline ne tarda pas à faire partie intégrante de la maison, où son intelligence, son activité, sa perpétuelle bonne humeur la rendirent bientôt indispensable. Elle pouvait avoir quinze ans ; si elle était laide ou jolie, je ne l'avais pas encore remarqué. La vie de collège avait déjà singulièrement entamé mon bon naturel ; un petit monstre d'orgueil gonflait mon habit de collégien. Je savais parfaitement mesurer la distance qui me séparait de la jeune fille, et je commençais à trouver ses tutoiements à mon endroit d'une intolérable impertinence. Je m'appliquai à le lui faire sentir. Je m'efforçai de me donner en sa présence un air froid et hautain, j'affectai de lui dire vous et de l'appeler mademoiselle. Elle n'eut pas l'air de s'en apercevoir. Loin de là, plus le tu me blessait, plus la maudite particule semblait sortir aisément de ses lèvres, J'en fus longtemps désolé et presque malade. Condamné à me rencontrer avec elle chaque dimanche, j'allai jusqu'à me faire priver de sortie pour la voir moins souvent. Je me flattais de l'intimider à la longue, et de l'amener insensiblement à me respecter davantage. À mon grand chagrin, je fus trompé dans mon espoir. La patience m'échappa, je me fâchai. « Pourquoi me tutoyez-vous ? » lui dis-je un jour brutalement. Elle me regarda avec stupeur. « Oh ! monsieur I'orgueilleux ! » fit-elle. Et elle me tutoya plus que jamais. Chose à peine croyable, je me creusais la tête, je me mettais l'esprit à l'envers, je ne cessais de combiner des stratagèmes, uniquement en vuede me soustraire à cette insolente familiarité. Rien n'y fit. L'orgueil l'emporta à la fin sur tout autre sentiment, même sur une vague crainte d'être ridicule. J'allai trouver ma mère et lui dis tout d'une haleine : « Je ne sais pas pourquoi mademoiselle Louise se permet de me tutoyer. Je ne suis plus un enfant. Si on savait cela au collège, qu'est-ce qu'on dirait ? »

Ma mère partit d'un grand éclat de rire, et je fus la fable de toute la maison. J'eusse voulu être un géant à mille bras pour anéantir le monde entier et moi avec. Les vacances arrivèrent.

J'avais pour camarade et confident un mien cousin dont on avait changé le nom de baptême de Jacques en celui de Jacquot. Précisément, à l'instar des perroquets, il avait quelque mémoire et manquait entièrement de jugement. Sa tête, d'ailleurs, n'était pas sans analogie avec celle de cet oiseau désagréable. Au fond, il avait le génie de Ia patience : c'était unhomme à scier les grilles avec un ressort de montre, et à percer un mur de vingt pieds d'épaisseur avec un cure-dents. II était envieux comme tout parent pauvre. Quand je voyais les fraîches couleurs de ce garçon joufflu, et son gros œil d'émail, je ne me doutais guère qu'il fût sournois et perfide plus que le traître Sinon. Insinuant, flatteur, doué, en outre, d'un air excessivement bête, il était beaucoup aimé de ma mère, et possédait toute ma confiance. On le destinait au commerce.

Jacques, ou Jacquot, comme je l'appelais de préférence, applaudissait à mon orgueil et trouvait que j'avais admirablement raison de ne pas vouloir être tutoyé, moi, collégien, par une petite fille qui, somme toute, selon lui, n'était que notre domestique.

« À ta place, me disait-il une fois entre autres, je sais bien ce que je ferais.

– Que ferais-tu ? m'écriai-je.

– D'abord, je n'y ferais pas plus attention que si elle n'existait pas et, quand elle me parlerait, je lui tournerais le dos.

– Hélas ! mon ami, j'ai usé de ce moyen et de bien d'autres, et j'ai échoué.

– Eh bien, je m'enfermerais dans ma chambre, et je mourrais de faim plutôt que de descendre m'asseoir à table à côté d'elle.»

Le conseil, dans l'espèce de désespoir où j'étais, ne me déplut pas. J'y réfléchis mûrement, et, le croira-t-on ? je me résolus à le suivre. Une découverte inopinée occasionna une totale révolution dans mes sentiments.

J'errais de chambre en chambre, à la recherche de mon cousin, lequel me croyait à la ville. Au droit d'une porte derrière laquelle travaillait Louise, des éclats de rire me firent dresser l'oreille. Retenant mon souffle, je m'approchai. Ce que j'entendis figea le sang dans mes veines. Jacquot était là. Il faisait l'aimable auprès de Louise et, en ricanant, lui racontait, d'une voix de clarinette fausse, mes tourments, mon désespoir, sans oublier ma résolution de ne plus manger pour échapper à la honte de m'asseoir à côté d'elle. Imaginez-vous ma stupéfaction ! Quel coup de massue que cette brusque certitude d'être le jouet et la dupe d'un coquin que je tenais pour un franc imbécile ! En un clin d'œil, je fus plus vieux d'une année au moins. J'eus la force de me contenir et de résister à l'envie de faire un éclat. Je me retirai à pas de loup, comme je m'étais approché. La conduite du cousin me donna beaucoup à réfléchir. Évidemment, il avait des vues sur Louise, et projetait de me tenir incessamment à l'écart, par peur sans doute de trouver en moi un rival. Il en résulta que pour Ia première fois, depuis bien des années, je songeai à regarder Louise. Que ne suis-je peintre ou poète ! De ma vie, je n'avais vu une fille si fraîche, si jolie, si bien faite, si gracieuse, si coquettement habillée, en un mot, si essentiellement attrayante. Où avais-je donc les yeux ? Quelle folie était la mienne ? D' orgueil, comme vous Ie pensez bien, il n'en fut plus question. Au contraire, je fus tout à coup assailli par la crainte de ne pas être préféré à Jacquot. Il me semblait actuellement que j'eusse un droit antérieur à celui de tout autre à l'affection de la jeune fille, et qu'on me volât mon bien en touchant à ce droit. Je ne fis pas néanmoins amende honorable sur-le-champ. En cela, je pensais bien moins à ménager mon amour-propre qu'à donner Ie change au cousin, que maintenant j'avais en grande aversion. Je persistai à bouder Louise ostensiblement, pendant que, dans le particulier, tout en faisant parade d'un peu de mauvaise humeur, je lui montrai graduellement un meilleur visage. Je réussis en effet à tromper tout le monde, excepté elle.

Mon premier aveu m'échappa en quelque sorte par inadvertance. Un dimanche soir, mon père et ma mère jouaient aux cartes ; j'étais assis à côté de mon père ; Louise me faisait vis-à-vis ; Jacquot feuilletait un volume tout près de nous. D'aventure, le petit pied de Louise heurta le mien sous la table. Je ressentis une commotion qui me causa tant d'aise que je voulus la renouveler à l'instant même. Affectant de m'intéresser vivement au jeu de mon père, et respirant à peine, je marchai, dans l'ombre, avec une lenteur de tortue, à la rencontre du plus mignon pied qui fût au monde. À mon contact, il se replia sur lui-même comme l'escargot, au toucher, fait ses cornes. Je ne me décourageai pas. Après quelques minutes de ce colin-maillard, je saisis enfin la sensitive pantoufle et la tins longtemps embrassée avec passion. Une sorte de magnétisme envahit tout mon être et me combla d'un bonheur indicible. Durant ce temps, la jeune fille et moi évitions avec grand soin de nous regarder et paraissions totalement étrangers l'un à l'autre. Que cette soirée, où je fus loué de ma sagesse, me parut courte, et que j'eus de mal à m'endormir ! Toute la nuit je rêvai de Louise et, en m'éveillant, ma première pensée fut pour elle. Actuellement, le tu dans sa bouche produisait sur moi l'effet d'une ineffable caresse, J'eus bientôt, de mon côté, ressaisi le privilége d'user, en lui parlant, de la magique syllabe. Je ne sais pas ce que je n'eusse pas fait pour étouffer en elle le souvenir de ma ridlcule fierté. Je ne pouvais plus me rassasier de la voir et de l'entendre ; j'épiais, avec une ruse de sauvage, les occasions de me trouver seul avec elle.

Mais je dois me hâter de dire que sa conduite fut précisément l'inverse de la mienne. À mon cruel désappointement, elle devint chaque jour plus réservée et discontinua peu à peu de me dire tu. J'en fus horriblement affligé. En fait de badinage entre nous, elle était d'une intolérance outrée. À peine faisais-je mine de la provoquer et de la lutiner qu'elle me signifiait, d'un petit air fâché, d'aller jouer avec mes égaux. Je ne puis pas vous dire combien je souffrais. Mon imagination, en grossissant mes torts, ajoutait à mon supplice. J'eusse donné la moitié de ma vie pour reconquérir ses bonnes grâces. Cependant sa froideur augmentait ; elle usait maintenant du vous respectueux avec une impitoyable fermeté. Les assiduités mieux accueillies de mon cousin achevaient de m'exaspérer. On eût dit qu'elle prît plaisir à irriter ma jalousie, et voulût m'infliger la peine du talion. Elle causait volontiers avec Jacques, et affectait au contraire de m'éviter comme je faisais jadis avec elle. Je ne pouvais plus vivre ainsi.

Je réussis à la surprendre seule, un matin, à la cuisine. Elle avait les cheveux en désordre, le bonnet et le fichu de travers, la jupe retroussée par un coin ; ses pieds se perdaient dans des sabots grands à la contenir tout entière ; les cordons d'un tablier bleu ceignaient sa taille ; ses bras étaient nus jusqu'aux coudes. Accoutrée ainsi, elle se tenait près de l'évier et savonnait des dentelles. Je m'approchai sur la pointe du pied ; je passai doucement la tête par-dessus son épaule ; puis je balbutiai d'une voix à peine intelligible, tant le cœur me battait fort :

« Louise ! »

Sans étonnement, comme si elle m'eût senti venir, mais aussi sans me regarder :

« Qu'est-ce que vous me voulez ? me dit-elle d'une voix non moins mal assurée.

– Pourquoi ne me tutoies-tu plus ? continuai-je.

– Parce que ça vous fait de la peine, répliqua-t-elle.

– À cette heure, repris-je, je veux que tu me tutoies.

– Et moi, je ne veux pas, dit-elle.

– Pourquoi ?

–  Parce que…

–  Tu ne m'aimes donc pas ?

– Non. »

Quel non ! Je m'enhardis jusqu'à poser mes lèvres sur son cou ; puis, je me sauvai.

À ne point mentir, je ne sais pas si mon inclination eût longtemps encore conservé ce caractère d'innocence. Vu à travers cette aventure, l'avenir n'offrait d'ailleurs que des perspectives fâcheuses. Quoi qu'il arrivât, je ne pouvais que troubler profondément l'existence de Louise, en supposant même que, chez la pauvre fille, la raison restât maîtresse du sentiment. Mais mon honorée mère était une femme d'une perspicacité notable. Je crois bien, au reste, que Jacquot lui avait déjà donné l'éveil. Toujours est-il qu'elle s'aperçut du danger que courait sa pupille et qu'elle y mit ordre sur-le-champ. Avant que j'eusse eu le temps de me reconnaître, dans les quarante-huit heures, j'étais interné dans un collège de Paris…

 

II

Philippe et son ami marchaient depuis une heure sans songer à la fatigue. En ce moment le soleil les éclairait d'aplomb et chauffait l'atmosphère au degré de l'étuve. À un détour du chemin, une jolie guinguette offrit tout à coup à leurs yeux l'abri de ses tonnelles en houblon. Ils s'assirent sous la plus ombreuse devant un pot et des verres. Philippe bourra sa pipe en bois et en approcha la flamme.

Cinq ou six ans plus tard, reprit-il après s'être désaltéré, mon père se retira du commerce et vint, avec ma mère, s'établir ici près de moi. Louise fit naturellement partie de l'émigration. N'ayons garde d'omettre que mon cousin les y avait devancés pour entrer chez un droguiste. Il en résultait que fréquemment nous nous retrouvions tous autour d'une même table, comme autrefois en province. Mais combien, les uns et les autres, le temps nous avait déjà modifiés ! Les grâces, chez Louise, lesquelles n'étaient jadis pour ainsi dire qu'en bourgeons, s'épanouissaient actuellement en belles fleurs qui l'enveloppaient de charmes irrésistibles. Pendant que Jacques, devenu un grand et robuste garçon, aspirait, du consentement maternel, ouvertement à l'épouser, je sentais renaître en moi mes vieilles prétentions sur elle, avec l'émotion juvénile en moins. Je l'avoue à ma honte, une pensée de séduction vulgaire m'animait ; je ne méditais rien moins que de l'emmener vivre avec moi au quartier latin. À l'exemple de beaucoup d'hommes, plus vicieux par fanfaronnade que foncièrement vicieux, j'eusse été heureux de faire pièce à mon cousin en lui enlevant une femme qui pouvait devenir sienne, et fier de montrer à mes amis une maîtresse si belle et si décente. En attendant, parce que je craignais que la perspective d'un mariage ne fît pencher, dans l'âme de Louise, la balance en faveur de Jacques, je ne me faisais pas faute de le mortifler et de le ridiculiser devant elle, toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Dans le nombre des plaisanteries que je renouvelais sans cesse, il en était une qui manquait rarement son effet. Du ton le plus sérieux : « Bonjour, Jacquot, lui disais-je chaque dimanche matin en I'apercevant, as-tu déjeuné ? ». Dans leur argot, les rapins appellent cela une scie. Jacques ne pouvait pas s'y habituer. Il se tenait à quatre pour ne pas se fâcher ; sur son visage assez pâle, le sang se portait de préférence à son nez en bec d'oiseau comme à la crête d'un dindon en colère, et lui donnait un air vingt fois plus grotesque. Avec un peu plus de pénétration, je me serais épargné le souci d'en avoir peur. Louise ne l'avait jamais aimé ; mais depuis qu'il l'entretenait de mariage, qu'il lui parlait de ses travaux, qu'il lui confiait ses espérances, elle en était venue presque à le haïr.

Au reste, je n'en étais guère plus avancé. L'intelligence et le caractère de Louise s'étaient singulièrement développés depuis nos premières et innocentes amours. La pauvre fille, qui était I'honnêteté même et qui savait parfaitement que je ne voulais pas être son mari, ne parvenait qu'à force d'indulgence à ne pas voir dans mes propositions autant d'injures. Elle se bornait à prendre des précautions pour ne pas se trouver seule avec moi. Si le hasard me ménageait, quoi qu'elle en eût, un tête-à-tête avec elle, je me trouvais en face d'un petit dragon qui me tenait tête et me raisonnait au point de me dérouter et de me réduire au silence. J'étais froissé, irrité, exaspéré, je n'oserais dire malheureux, car, en toute cette aventure, j'étais le jouet bien moins de la passion que de ma vanité.

Entre ma mère, d'une part, qui, de plus en plus sensible à l'hypocrisie de Jacques, avait décidé qu'il épouserait Louise, de l'autre, entre mon cousin et moi qui la courtisions dans des vues essentiellement différentes, la position de la jeune fille était intolérable. Parce qu'il ne Iui convenait ni d'épouser Jacques ni d'être ma maîtresse, la maison devenait pour elle une sorte de purgatoire où elle expiait les prétentions et les sottises d'autrui. En dessous, et c'était son droit, elle songeait à s'en échapper au moyen d'un coup de tête qui s'accordait avec Ies élans de sa nature aimante. Tandis que nous nous disputions ses faveurs, mon cousin et moi, un troisième amoureux, dans la coulisse, nous faisait jouer, sans le savoir, le rôle ridicule des deux voleurs de la fable. Vous devez présumer quelle fut notre stupéfaction à nous tous le jour où Louise, prenant ma mère en particulier, lui avoua en rougissant qu'elle aimait quelqu'un et qu'elle désirait avoir son consentement pour se marier.

Je renonce à vous peindre l'état de ma mère à cette nouvelle. Ce fut plus que du désappointement, presque du désespoir. Louise, à la longue, lui était devenue nécessaire ; à moins de sa pupille, elle se sentait tout aussi gênée qu'un premier rôle de tragédie sans confident. Outre cela, la jeune fille, qui était gaie, qui avait une mémoire heureuse, une voix juste et d'un timbre agréable, chantait, tout en travaillant, ou des noëls ou de vieilles chansons, et rendait par là l'intérieur de la maison moins monotone et moins triste. Une considération personnelle, mais, je crois, purement instinctive, plaidait chez ma mère en faveur de Jacques, bien plus que celle des perfections de ce Jacques. Le mariage de ce dernier était naturellement subordonné à sa position ; or sa position était loin d'être assez solide pour le poids d'un ménage ; il y avait donc tout lieu de croire que Louise resterait encore de longues années à la maison. Au total, ma mère, excellente femme du reste, comme vous le verrez plus tard, avait néanmoins ses petits défauts : elle était d'un caractère entier et opiniâtre. Sans parler des droits qu'elle se croyait à la reconnaissance de Louise, elle Ia considérait un peu comme sa fille et, à ce titre, comme un fief, une propriété, un nègre en servage dont elle se flattait de pouvoir disposer à sa fantaisie. À part mon cousin et le reste, rien ne pouvait la froisser plus cruellement que de voir la jeune fille se choisir un mari sans la consulter.

Dans la maison dont nous occupions un étage, rue des Marais, habitait, depuis près de six ans, un jeune  ouvrier facteur de pianos, Allemand de Vienne, qui s'appelait Georges Moser. Représentez-vous un garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, de moyenne taille, avec des cheveux blonds, des yeux bleus, un nez aquilin, un teint blanc et rose, et une petite touffe de favoris laineux d'une nuance excessivement claire de chaque côté des joues. Tout en son visage, plus qu'en celui d'aucun autre, respirait I'honnêteté, la candeur, la sérénité. Il travaillait dans les ateliers d'Érard, cour de Bretagne, au faubourg du Temple. Chose à noter, peut-être, sans ma mère n'eût-il jamais même soupçonné l'existence de Louise. Ma mère s'ennuyait et voulait se remettre au piano. Son instrument, pour n'avoir pas été accordé depuis quinze ans au moins, avait besoin d'une réparation considérable. Il était naturel qu'elle pensât à Moser, dont on lui avait parlé comme d'un très-habile ouvrier. Le jeune Allemand s'éprit de Louise à première vue, et Louise devina sur-le-champ sans déplaisir le sentiment qu'elle lui inspirait. Il était jeune, doué d'une figure charmante, gagnait bien sa vie, passait pour un garçon rangé, avait, en un mot, tout ce qu'il fallait pour plaire à une fille raisonnable. Louise l'encouragea d'abord des yeux. Ils se rencontrèrent dès lors fréquemment dans les escaliers ou à la promenade. Ils avaient eu insensiblement des entretiens furtifs ; finalement ils étaient convenus de se marier.

Ma mère se flatta tout d'abord de découvrir dans une enquête sur la viede Moser des prétextes de s'opposer raisonnablement au mariage ; mais, à la suite de renseignements puisés à des sources authentiques, elle fut contrainte de s'avouer à elle-même que la choix de la jeune fille était excellent. Ses objections contre ce mariage ne pouvaient donc plus être prises que dans le sentiment. Voici à peu près ce qu'elle dit à sa pupille : « Je n'ai pas cessé d'avoir pour toi la tendresse d'une mère et, à ce titre, j'ai bien quelques droits à ton obéissance. Je me suis flattée que tu ne sortirais pas de la famille et que tu épouserais Jacques. C'est un brave garçon qui t'aime et qui te rendra heureuse. Tu me blesserais mortellement en trompant mon espoir. Réfléchis. » Quelle impression cela pouvait-il faire sur le cœur d'une fille amoureuse ? Louise se borna à répliquer qu'elle aimait Moser et qu'elle n'aimerait jamais mon cousin, ce qui était décisif. Ma mère n'en persista pas moins opiniâtrement à vouloir la faire changer d'avis. Notre maison se partagea en deux camps. Si mon père et moi nous déclarâmes en faveur de la jeune fille, il n'est pas besoin de dire à quel parti Jacquot se rangea. D'ailleurs, la fermeté virile que Louise puisait dans l'amour la rendait capable de tenir tête. à toute la maison. Sa résistance inflexible occasionna chez ma mère une irritation profonde. Quelques jours avant le mariage, dans une dernière scène, sous l'empire du ressentiment, elle lui dit :

«  Je te déclare, Louise, que, si tu passes le seuil de cette maison pour te marier avec Moser, je ne te reverrai jamais, que tu seras pour moi absolument comme si tu étais morte.

– Vous me mettez au désespoir, madame, répondit la pauvre fille, les larmes aux yeux. Si je vous obéis, je suis malheureuse ; si je vous résiste, vous me retirez votre tendresse. Vous ne pouvez pas douter de mon respect et de mon dévouement. Mais je vous redirai avec douleur que j'ai engagé ma parole et que je ne puis pas y manquer. J'espère encore, madame, que vous finirez par me rendre justice et que votre colère contre moi ne durera pas toujours. »

Elle se maria, et je ne la revis plus.

Notre intimité, je l'affirme, ne dépassa point les bornes que j'ai indiquées. Peut-être trouverez-vous que je me suis trop appesanti sur ces détails ; toutefois, je ne l'aurai pas fait inutilement, si vous êtes actuellement convaincu qu'il n'exista jamais de fille plus honnête et plus imperturbable dans sa droiture. Après cela, il vous est permis d'apprécier si j'avais le droit de la traiter comme je le fis à Vincennes et jusqu'à quel point, en cette rencontre, ma conduite fut gratuitement brutale. J'appartenais alors à la catégorie de ces jeunes gens qui s'imaginent que l'argent supplée toutes choses. Je fus littéralement un autre homme du jour que je pus mesurer l'étendue du mal qui était résulté de ma sotte outrecuidance…

 

III

À ce point du récit, Philippe, qui se sentait les paupières lourdes, s'avisa que Jean faisait des efforts héroïques pour ne pas dormir. Sous I'influence de la fraîcheur du berceau, les deux amis se livrèrent insensiblement au sommeil. Après une heure environ de cette méridienne, ils se réveillèrent pour se regarder en riant. Puis, tout à fait reposés et rafraîchis, ils quittèrent la guinguette et poursuivirent leur promenade. Le soleil s'inclinait déjà sensiblement vers l'ouest ; les ormes de la route projetaient de grandes ombres obliques ; un vent léger se levait du nord et caressait agréablement le visage. À la prière de Jean, Philippe reprit :

Pour renouer la fête de Vincennes au jour où je revis Louise, il faut faire ici une enjambée de sept à huit mois au moins. J'allais chaque matin à la Charité, comme j'y vais encore aujourd'hui, où j'ai, sous le docteur liaison, un service actif dans deux salles : l'une de femmes, la salle Sainte-Anne, à titre d'aide clinique, l'autre d'hommes, la salle Saint-Charles, à titre d'externe des hôpitaux.

Avec cette indifférence stoïque que donne bientôt le spectacle des souffrances les plus aiguës, j'entrai un jour de meilleure heure que de coutume dans la salle Sainte-Anne, où j'avais divers pansements à faire. C'était un peu avant la visite du chef de clinique et la leçon du professeur. Tout en accrochant mon chapeau à un lit et en liant un tablier autour de moi, je dis à la fille de service :

« Eh bien, madame Élisabeth, qu'y a-t-il de nouveau ce matin ?

– Il y a quelqu'un au n° 22, me répondit-elle.

– Qu'est-ce que c'est ? ajoutai-je

– Je ne sais pas, repartit madame Élisabeth ; elle me fait l'effet d'être bien mal. Depuis hier soir qu'elle est ici, le délire ne l'a pas quittée. Les numéros d'à côté se plaignent de n'avoir pas pu dormir à cause du tapage qu'elle a fait cette nuit. »

Ces détails étaient pour moi d'une banalité peu capable de frapper mon attention. Je n'en préparais pas mes emplâtres avec moins de flegme.

Toutefois, au droit du n° 22, dominé par une curiosité purement machinale, je tournai la tête vers la nouvelle malade. Quelle secousse ! Je ne sache pas qu'on puisse être, à l'improviste, remué par une commotion plus forte et plus douloureuse. Appréciez-en la cause. Dans le visage pâle et bouleversé de la malade, je retrouvais tous les traits de Louise !… Après cela, peut-être me trompais-je. Je m'approchai. Pour mon supplice, il n'était pas d'erreur possible. La physionomie que j'avais sous les yeux, bien que ravagée par la maladie, était gravée dans mon souvenir en caractères si nets et si profonds que je ne pouvais pas me méprendre, Louise !… La stupeur me clouait sur place, tandis que des angoisses déchiraient ma poitrine. Que d'imaginations douloureuses affluèrent en même temps à mon esprit ! Elle, que j'avais quittée si heureuse, quelle série de malheurs l'avait donc jetée sur un lit d'hôpital ! Sa présence ici pouvait-elle recouvrir moins qu'un drame horrible ! Quel était ce drame ? Je lui pris la main, je la questionnai, je l'appelai par son nom. Elle ne me vit ni ne m'entendit. Sa peau était moite et brûlante ; sa respiration embarrassée, pénible ; ses yeux hagards roulaient follement dans les orbites.

Si je fis ma besogne à la hâte, si les malades eurent à se plaindre de ma brusquerie et de mon inattention, c'est ce dont je ne me préoccupai guère. J'étais aux prises avec les plus vives anxiétés, j'attendais dans une mortelle impatience l'arrivée du chef de clinique. À peine, dans sa tournée, approcha-t-il du n°22, que j'accourus. La situation morale de Louise rendait extrêmement difficile, sinon impossible, l'appréciation exacte de son état physique ; il fallait, au préalable, s'efforcer d'éteindre Ia fièvre intense à laquelle elle était en proie. Le chef de clinique qui, à ma prière, se livra à un long examen, ne suen définitive que prescrire une potion calmante. Je la fis prendre moi-même à la pauvre femme. Je ne m'éloignai de son lit qu'à regret ; j'étais pitoyablement affecté. Avant de partir, je la recommandai chaudement à madame Élisabeth ; non content de cela, je vins demander de ses nouvelles dans la soirée. J'eusse de bon cœur veillé toute la nuit auprès d'elle. Pour la première fois, depuis bien longtemps, mon sommeil fut plein de trouble. Toute cette agitation, peu en harmonie avec l'insouciance que vous me connaissez, pourra vous surprendre et, de fait, j'ai assisté à bien d'autres misères sans m'émouvoir. Mais, vous le concevrez aussi sans beaucoup de peine, Louise était pour moi un être à part ; elle me rappelait mille doux souvenirs : mon pays, mon enfance, mes promenades, la mère Leclère qui tant de fois m'avait porté dans ses bras, enfin les premières et indicibles sensations de l'amour, et, ma foi, j'avais beau me tenir à quatre, tout cela échauffait mon sang et élevait la froide température de mon âme…

Le lendemain, à mon entrée dans la salle Sainte-Anne, je fus accueilli avec les paroles les plus rassurantes. Louise avait passé une nuit calme, et la raison lui était entièrement revenue. Dans la crainte que ma présence inopinée ne lui causât une trop vive émotion, je n'allai pas tout de suite à elle, quelque envie que j'en eusse ; je chargeai madame Élisabeth d'aller Ia prévenir qu'il y avait là une personne qui demandait à la voir, un ami, Philippe, étudiant en médecine, de service dans la salle même. Madame Élisabeth vint bientôt me dire que la malade m'attendait.

Dès qu'elle m'aperçut, Louise essaya de se lever ; je lui fis signe de n'en rien faire. J'avais des battements de cœur à étouffer, et je me rappelle même que mes jambes n'étaient point trop solides. D'une voix éteinte par l'émotion :

« Toi ici, ma pauvre Louise ! dis-je en lui prenant la main, qu'est-ce que ça veut dire ? que t'est-il arrivé ?»

Elle attacha sur moi des regards pleins de mélancolie où je lus à la fois que je méritais des reproches et qu'elle me pardonnait.

– Ah ! sans le vouloir, dit-elle, vous m'avez fait bien du mal, monsieur Philippe.

Je reculai d'un pas et la regardai avec stupeur.

– Moi ! fis-je.

– J'ai dit sans le vouloir, reprit-elle ; car je vous sais incapable d'avoir eu jamais l'intention de me rendre malheureuse. »

Mon intérêt était excité au plus haut point. Je me rapprochai.

– Je ne te comprends pas, ma bonne Louise, dis-je à mi-voix ; à part une pensée mauvaise que j'ai nourrie contre ton honnêteté, pensée que tu as déjouée par ta conduite, je ne sache pas que j'aie d'autre faute à me reprocher dans mes relations avec toi.

 – Avez-vous donc oublié notre rencontre de Vincennes ? me demanda-t-elle.

– Non, certes, répondis-je ; je me souviens même de m'y être conduit assez grossièrement. Mais je dois dire, pour ma défense, que je n'avais pas la tête bien libre.

– Je ne vous en veux pas, me dit Louise. Cependant, apprenez que de cette rencontre ont découlé tous les maux qui font que vous me voyez ici. »

J'étais confondu.

En effet, j'avoue que, pour moi, jamais plus impénétrable problème n'avait été proposé à la sagacité d'une intelligence humaine. Je renonçai sur-le-champ à l'honneur d'en découvrir la solution, et suppliai Louise de m'épargner, par une explication rapide, la peine de la chercher. Fragment par fragment, en partie avant la visite, en partie après, elle m'apprit tant bien que mal ce que j'avais hâte de savoir. Avec votre imagination, vous comblerez à loisir les lacunes d'un récit nécessairement fort incomplet. Je suis certain, en outre, que les ressources d'une psychologie ingénieuse ne vous manqueront pas pour expliquer et souder des faits dont je ne puis que vous garantir la parfaite exactitude…

 

IV

Philippe se reposa un moment et poursuivit :

Vous connaissez Louise, et j'ai peu de chose à modifier dans le portrait que je vous ai fait de Moser. Il eût été difficile de rencontrer deux natures mieux assorties, c'est le mot ; car, sans se ressembler, elles se complétaient l'une l'autre. Au rebours de ce qui devrait toujours être dans les ménages, la femme, en celui dont je parle, y représentait la raison, et l'homme le sentiment. Moser n'avait pas tardé à reconnaître la supériorité de sa femme en matière d'intérêt, et s'en était bientôt exclusivement reposé sur elle pour tout ce qui est relatif à l'économie domestique. Il se bornait à tâcher d'atteindre chaque jour le maximum d'un salaire dont il apportait, tous les samedis, Ia somme intégrale. Il avait, en échange, un intérieur propre et joyeux, une nourriture variée et solide, du Iinge toujours blanc, des vêtements toujours  en état et bien brossés. Leur vie, si elle était privée de grandes joies, était exempte aussi de grandes peines. De temps à autre, le soleil et la solitude de leur quartier les attiraient dehors : iIs passaient la barrière, erraient à travers la campagne et dînaient à l'ombre des arbres, au bruit des quadrilles d'un cabaret. Et, quand l'uniformité de cette vie menaçait de la leur rendre à charge, il leur naissait un enfant, lequel, en réalisant leurs plus chères espérances, rajeunissait en quelque sorte les charmes de leur association. Tout, en un mot, leur souriait. Les couches de Louise s'accomplissaient sans l'apparence même d'un accident ; elle se trouvait bientôt sur pied, aussi fraîche, aussi gaie, plus belle qu'auparavant. Six mois après environ, ils inauguraient la reprise de leurs tranquilles promenades. Confiant le sommeil de leur gros garçon aux soins d'une vieille voisine, ils mettaient un beau jour à profit et partaient pour Vincennes, où ma mauvaise étoile, comme je vous l'ai conté, me jetait sur leur passage.

Ne prévoyez-vous pas déjà les conséquences de cette funeste rencontre ? Était-il possible que ce qui parut clair jusqu'à l'évidence à mes indifférents amis ne parût point tel à un mari d'un caractère ombrageux et du jugement le plus borné ? Ajoutez que Moser, depuis son mariage, n'avait pas discontinué de vivre comme un coq en pâte, c'est-à-dire dans l'aisance, sans trouble, sans chagrins, et qu'il avait en quelque sorte à expier cette longue sérénité dont il était encore à connaître le prix. À l'avidité, on peut dire, avec laquelle il se saisit du soupçon et l'implanta en lui, on eût juré qu'il fût las des bienfaits d'une paix profonde et aspirât à subir des épreuves. Louise épuisa en vain des trésors de persuasion et de tendresse : elle lui expliqua qui j'étais et entra dans tous les détails capables de justifier, jusqu'à un certain point, la familiarité de mes manières et de mon langage. Il n'eut pas même l'air de l'entendre. Il l'entendit toutefois, mais pour trouver dans chacune de ses paroles autant de témoignages d'une liaison qui devait prendre, à ses yeux, des caractères de plus en plus criminels. Un soupçon inique le gagna de proche en proche et l'envahit comme une gangrène. Son sommeil, d'ordinaire si paisible, fit place à des insomnies douIoureuses. Il eut le front perpétuellement chargé de nuages, il ne parla plus que par monosyllabes, il repoussa avec rudesse les caresses de sa femme et affecta même de n'avoir plus aucusouci de son enfant. Son intérieur lui devint odieux, il se déshabitua peu à peu de prendre ses repas chez lui, se leva le matin de plus en plus tôt et rentra chaque soir toujours plus tard. Louise ne pouvait lui adresser la parole sans qu'il s'irritât plus encore ; elle se taisait donc et contenait ses larmes dans I'espérance que le temps, mieux qu'elle, aurait raison d'un désespoir fondé sur des chimères. Mais loin de là, le temps, au lieu d'atténuer l'énergie du poison que j'avais versé à ce malheureux, semblait en accroître la violence. Il en vint à souffrir au point qu'il chercha dans la débauche un allégement à son supplice.

Pour comble de malheur, il n'échappa point à ce besoin de communication que nous éprouvons tous, dans la tristesse comme dans la joie. Je dis pour comble de malheur, puisque aussi bien il choisit, d'après l'extérieur, celui de ses camarades qui était le moins apte à ce rôle, un Parisien joyeux et sceptique, lequel, sous des airs de franchise et de bonhomie, cachait un railleur à outrance. Il n'appelait Moser que Choucroute-mann et ne l'aimait point, d'abord parce qu'il n'était point de Paris, ensuite parce qu'il était marié, laborieux, économe. Si, après les avoir provoquées, il écouta volontiers ses confidences et parut prendre la plus vive part à son chagrin, ce fut pour l'encourager dans sa jalousie, s'en faire un jouet et le tourner en ridicule. Parmi les ouvriers de l'atelier, tous bientôt instruits comme d'une chose avérée de la mésaventure de Moser et au fait de ses tortures, quelques-uns trouvèrent plaisant de lui serrer la main à tour de rôle et de lui apporter leurs condoléances railleuses. Sans parler de cela, il n'était pas de jour où le Parisien ne l'entraînât à la barrière et ne lui fît faire nombre de stations chez les marchands de vins. Entre deux bouteilles, remarquant sa mélancolie incurable, il lui disait : « Tu es encore pas mal bête de t'affliger pour si peu. S'il n'arrivait jamais de plus grand malheur ! Sache donc, mon vieux Choucroute-mann, pour ta gouverne, que nous le sommes tous, avant ou après. Allons, vide ton verre, nous irons boire un litre plus loin. » Moser buvait mais, au milieu même de son ivresse, le souvenir de Louise, traversant tout à coup son esprit, remplissait ses Jeux de larmes et sa gorge de sanglots.

Ce n'est pas tout. Si le pauvre diable n'était pas l'objet d'une vive sympathie, sa femme était détestée de trois ou quatre commères qui n'admettaient pas qu'on s'occupât exclusivement de son ménage et qu'on refusât de frayer avec elles. Il ne faut pas demander si elles saisirent cette occasion d'assouvir leur rancune. D'accord avec des maris trop complaisants, elles attirèrent Moser dans leur société et s'appliquèrent à envenimer ses blessures sous le prétexte de les panser. L'une lui disait : « Toutes ces pimbêches se ressemblent. Avec leurs airs de sainte nitouche, elles sont pires que les autres. Ça serait à n'y pas croire, si on ne savait pas où mène l'hypocrisie. » Une autre reprenait : «Dieu, que vous êtes bon ! Ah ! moi, à votre place, je ne m'amuserais pas à fondre en eau. Je ferais comme elle, nous serions quitte à quitte. » Il ne pouvait se retourner qu'il ne sentît la pointe acérée de quelque propos semblable. On eût dit d'un malheureux couvert de plaies qu'onplongerait dans un bain d'acide. À force de ne plus voir que des gens si bien convaincus de son malheur, il finissait par en avoir la certitude. En proie à des douleurs dont le sujet était perpétuellement remis sous ses yeux, il n'allait plus qu'avec dégoût à son atelier et ne rentrait plus chez lui qu'avec une sorte d'horreur. Aussi acceptait-il de plus en plus fréquemment la moitié du lit que lui offrait le Parisien. Sous la conduite de ce digne ami, il ne travailla bientôt plus qu'à de rares intervalles et prit tout doucement racine dans les guinguettes et les estaminets. Pour suffire aux exigences de ces désordres, il retira peu à peu ses économies de la caisse d'épargne. Depuis longtemps déjà, il ne remettait plus à sa femme le salaire de la semaine. Il lui Imposa graduellement de plus dures privations, et ainsi jusqu'au jour où il dut se faire violence pour lui apporter à peine le nécessaire.

Je m'étonne pourtant moins que vous ne pourriez le croire de l'imbécillité de ce Moser. Tout d'abord, sans doute, en admettant même que sa conviction fût fondée, il ne peut manquer de paraître inexcusable. Il devait tant de bonheur à Louise qu'une amnistie du passé eût été moins de la générosité que de la justice et de la prudence. Mais Moser ne participait ni de notre éducation ni de nos idées. L'occasion, depuis, m'a été souvent donnée de le voir et de l'étudier. Je me suis trouvé vis-à-vis d'un homme tendre, passionné, de l'esprit le plus étroit, complètement soumis aux contractions de son diaphragme, et aussi bien capable d'une confiance absolue que d'une méfiance outrée. A la faveur des brouillards qui troublaient sa tête allemande, il s'était forgé un idéal qu'il avait cru trouver dans sa femme. J'avais tout à coup ruiné son illusion. Louise n'avait bientôt plus été que la réalisation souillée du rêve de sa vie. Il s'était imaginé que cette femme, dont il était fier et pour laquelle il avait un amour mêlé de vénération, loin de mériter ce culte, n'était plus digne que de mépris. Sous le voile de l'aversion, une atroce jalousie rétrospective l'avait envahi et avait étouffé en lui jusqu'aux apparences du libre arbitre. De bonnes paroles, de sages conseils l'eussent infailliblement ramené à des sentiments plus humains. Ses brutalités n'étaient que Ia conséquence du mal d'amour qui le dévorait, et il ne devait pas être malaisé d'inspirer au moins le pardon à une âme si faible et si fortement éprise. Mais ses prétendus médecins n'étaient que des bourreaux qui retournaient le poignard dans ses blessures et y versaient du vinaigre au lieu de baume. Ses souffrances ne lui laissaient pas un instant de relâche et le maintenaient perpétuellement dans un égarement tout proche de la frénésie.

Cependant la situation de Louise devenait de jour en jour plus précaire. À cause des soins que réclamait son enfant, il lui était interdit d'entreprendre un travail suivi. Sans compter les besoins auxquels elle se trouvait en proie, elle était encore journellement harcelée par des créanciers à bout de patience. Jusqu'alors elle avait tout enduré sans se plaindre. Après avoir essayé de la persuasion et de Ia tendresse, elle avait embrassé l'unique parti qui lui restait, celui de se taire et d'attendre ; mais son dénuement était parvenu à un degré qui ne souffrait plus de délai. Elle s'arma de résolution et attendit son mari. Des larmes dans la voix, elle lui exposa énergiquement l'extrémité à laquelle elle était réduite, et I'impossibillté où elle se trouvait de vivre plus longtemps   ainsi. Le pauvre insensé était ivre : il l'écouta d'un air méprisant. Dès qu'elle eut fini, il éclata en injures ignobles et s'oublia jusqu'à porter la main sur elle. Toutefois, il s'arrêta brusquement et s'enfuit, comme honteux de sa propre fureur…

Comptant les heures, les minutes, les secondes, Louise attendit un jour, deux jours, une semaine ; son mari ne reparut pas. Ceux à qui elle en demanda des nouvelles lui répondirent qu'il ne travaillait plus cour de Bretagne, et qu'il avait changé de quartier. Présentement, elle ne devait donc plus rien espérer de lui. Pour lutter contre une misère incommensurable, ses forces seules lui restaient, Elle se replia sur elle-même et mesura hardiment les profondeurs de l'abîme. Sans crédit, avec des dettes de la pire espèce, elle avait encore engagé ou vendu tout ce qui chez elle avait une valeur quelconque. Elle sentait positivement les premières atteintes de la faim. Il n'était pas au monde une famille,  un parent, un ami à qui elle pût légitimement s'adresser. Les dernières paroles de ma mère retentissaient encore à ses oreilles comme une malédiction : « Que je ne te revoie jamais ! À dater de ce jour, tu es morte pour moi. » Ce n'est pas qu'elle manquât du courage d'implorer sa pitié ou qu'elle désespérât de l'attendrir : elle eût de grand cœur, pour son enfant, foulé l'orgueil à ses pieds ; mais il fallait laisser entrevoir aussi l'inqualifiable conduite de Moser, avouer au moins tacitement qu'elle avait eu tort de l'épouser, et toutes ses forces s'évanouissaient à Ia seule idée d'accuser son mari. Si elle songea à moi, ce fut pour renoncer sur-le-champ à une démarche qui pourrait donner une apparence de justice aux soupçons injurieux dont elle était victime. Elle n'échappait à aucun des affronts de la misère. Dans sa détresse, deux fantômes ne cessaient de passer et de repasser devant elle : la mort et la mendicité. Défaillant de terreur, elle serrait convulsivement son enfant dans ses bras et suppliait le ciel de lui envoyer une inspration.

En ce moment sa porte était entr'ouverte. Quelqu'un descendait l'escalier. L'apparition d'une petite fille qui, dans la maison, occupait un des coins du grenier, fit jaillir en l'âme de Louise l'éclair qu'elle attendait. Cette petite fille n'était rien moins qu'une de ces fauvettes souffreteuses qui, pour vivre, raclent Ies cordes d'une guitare et arrachent de leur gosier quelques notes aigres et fausses. À cause de sa peau bistrée, des flammes de son grand œil noir, de son air sauvage, vous l'eussiez prise pour une autre Mignon regrettant le pays où mûrissent les pommes d'or.

Louise appela l'enfant et l'accabla de questions. Les renseignements qu'elle en obtint la déterminèrent à une résolution qu'on peut qualifier hautement d'admirable, voire d'héroïque. À force de prières et de larmes, elle parvint à émouvoir deux de ses plus féroces créanciers et à s'en faire des protecteurs bienveillants. Ils consentirent à l'accompagner chez le commissaire de police, où ils attestèrent volontiers la vérité de l'histoire qu'elle y raconta. Le visage coloré par la honte de mentir, et d'une voix qu'elle essayait vainement de rendre ferme, elle dit que Moser, son mari, était allé en Autriche pour voir ses parents, et que, depuis son départ qui remontait à plus de trois mois, elle n'avait pas eu de ses nouvelles. Elle ajouta qu'elle ne pouvait attribuer son silence qu'à une maladie, et que certainement, un jour ou l'autre, s'il n'arrivait pas, il écrirait. En attendant, elle avait épuisé ses ressources et se trouvait sans moyens d'existence. Résolue à profiter des chansons qu'elle savait pour vivre, elle venait prier M. le commissaire de lui donner les certificats nécessaires. Sur le témoignage des témoins patentés, l'officier public délivra à Louise le papier dont elle avait besoin. En possession de ce papier, sur lequel il était déclaré « qu'on ne voyait pas d'inconvénient à ce que la permission de chanter fût accordée à ladite femme Moser », Louise courut à la préfecture.de police, où elle conquit, sans de grands efforts, le droit d'exercer sa nouvelle profession dans les estaminets et les cours de certains quartiers…

 

V

A mesure que Philippe entrait dans ces détails, Jean redoublait d'attention, ce qu'il manifestait en ouvrant de grands yeux et en élargissant pour ainsi dire les oreilles. Il rappelait, par son attitude et son air, l'homme chez lequel se réveillent des souvenirs endormis, ou encore celui que deux ou trois notes mettent sur la trace d'une réminiscence musicale.

Quand Philippe lui peignit la nouvelle existence de Louise et lui représenta celle-ci errant, ou plutôt se traînant avec son enfant de cour en cour, de café en café, incessamment aux prises avec la crainte d'encourir le mépris et, ce qui était mille fois plus douloureux, avec celle d'être reconnue par quelqu'une de ses anciennes connaissances, il ne put retenir un cri de surprise.

En même temps, il tournait brusquement la tête vers son ami et le regardait avec une sorte de stupeur.

« Qu'avez-vous ? demanda Philippe. 

– Vous le demandez ! s'écria Jean. Mais je crois connaître votre histoire.

– J'en serais surpris.

– Quand je dis votre histoire, je veux dire un épisode qui certainement s'y rapporte.

– Vous me rendez curieux. »

Jean se recueillit et parut rappeler ses souvenirs.

« Je persiste, fit-il tout à coup avec des gestes multipliés ; il ne peut s'agir évidemment ·que de votre Louise.

– Allez, je vous écoute », répliqua Philippe.

À la suite d'une pause :

C'est rue Saint-Antoine, si j'ai bonne mémoire, continua Jean d'une voix d'abord lente, bientôt de plus en plus rapide, dans un estaminet quelconque, une après-midi, que la scène a dû se passer. Attendez. Je n'ai encore souvenir que de l'impression, mais les détails vont me revenir… J'y suis… Une jeune femme, qui tient dans ses bras un enfant endormi, se glisse jusqu'au comptoir de l'établissement et sollicite de la demoiselle qui y est assise l'autorisation de chanter. Son joli visage et son air d'honnêteté disposent tout de suite en sa faveur, en même temps que ses yeux rouges de larmes et ses traits amaigris attestent de vifs chagrins et de grandes privations. Sa mise, bien que fort propre, est misérable.

Je tâche de ne rien oublier d'essentiel.

Debout au milieu des tables, les paupières obstinément baissées, elle essaye de faire entendre les accents d'une voix que l'émotion étouffe dans sa gorge. On comprend malaisément ce qu'elle chante : vous diriez d'un piano usé dont la moitié des touches ne parlent plus. L'attention bienveillante qu'on lui prête décuple son embarras, et sa voix faiblit en raison du silence qui se fait autour d'elle, quand tout à coup une exclamation déchirante fait tourner toutes les têtes vers l'angle le plus obscur de l'estaminet.

Un tableau étrange flottait, pour ainsi parler, dans la pénombre.

Trois jeunes gens, attablés devant des bouteilles et des verres, y jouaient bruyamment aux cartes. Au milieu du silence croissant, la voix de la chanteuse parvenait bientôt jusqu'à leurs oreilles. À cette voix, l'un d'eux tressaillait comme si une balle l'eût touché au cœur. Presque simultanément, il levait la tête, poussait un cri, lâchait ses cartes, se dressait d'un bond, renversant verres et bouteilles, portait la main à ses yeux, donnait enfin des marques du plus violent désespoir.

Cependant, de ce jeune homme, dont la pantomime excite la surprise, les yeux des spectateurs sont bientôt ramenés vers la chanteuse qui, de son côté, se taisant et examinant avec stupéfaction celui que tout le monde regarde, jette un cri sourd et tombe en faiblesse. On se lève, on fait cercle autour d'elle, on s'empresse de lui porter secours. Elle ne sort de son évanouissement que pour chercher l'inconnu des yeux.

Mais celui-ci avait profité du désordre pour s'échapper de l'estaminet. Ses traits, assurait-on, étaient bouleversés, ses yeux hagards ; il semblait dans un état voisin de l'égarement. Ses deux amis, stupéfaits, cloués à leurs places, n'avaient pas même essayé de le retenir.

Comprenez-vous actuellement ma stupéfaction ? demanda Jean à son ami.

Et sans attendre il ajouta :

Serait-il possible que ce jeune homme ne fût pas Moser ? Et cette jeune femme qui, pressée de questions, ne fait que des réponses évasives et ne songe qu'à se soustraire à la sollicitude dont elle est l'objet, se pourrait-il qu'elle ne fît pas une seule et même personne avec votre Louise ? »

Philippe n'avait pas cessé de balancer la tête en signe d'approbation.

Il est hors de doute, fit-il, que vos personnages sont les miens. J'ajouterai que la scène s'est passée effectivement ainsi. De qui tenez-vous cela ? Peut-être l'aurez-vous lu dans les Faits divers d'un journal. Après tout, il n'y a pas de quoi crier au miracle. Quelque coureur de nouvelles pouvait bien se trouver parmi les témoins oculaires de cette scène… Mais ce que votre nouvelliste n'a pas seulement pressenti, ce que nul ne pouvait savoir, à l'exception de Louise, est ce que la pauvre femme avait souffert dans son nouvel état, avant et jusqu'à cette dernière crise. J'étais ému à pleurer comme une femme, moi, quand elle me contait les luttes cruelles qu'elle avait soutenues avant de se décider à implorer la pitié des hommes et à leur tendre la main. Durant les quelques jours qu'elle exerça cet horrible métier, le supplice atroce qui la martyrisait fut de toutes les heures. Elle passait et repassait vingt fois devant un lieu public avant d'y entrer. À peine y était-elle qu'elle avait besoin d'efforts surhumains pour ouvrir la bouche. Son front rougissait de honte, ses jambes tremblaient sous elle et son cœur battait à lui rompre la poitrine. La plupart du temps, à bout de courage, elle s'en allait sans même oser faire de collecte. Déjà affaiblie par des mois d'anxiété, d'insomnies, de privations, ses forces l'abandonnèrent absolument le jour où, étant entrée dans un estaminet, elle reconnut son propre mari parmi ceux dont elle venait solliciter la compassion et l'aumône. À la suite de son évanouissement elle grelottait de fièvre. Elle sortit de l'établissement aux prises avec une douleur incommensurable et fléchissant sous le poids de son enfant. Toujours plus incapable de se soutenir, marchant devant elle au hasard, elle se trouva sans savoir comment au cœur d'un quartier qui lui était inconnu. Il pouvait être quatre heures du soir. Sa démarche incertaine commençait à éveiller la curiosité des passants. Elle sentait sa raison se troubler et voyait les objets danser autour d'elle. Le cœur lui manqua enfin. Sans cesser de serrer son enfant dans ses bras, elle s'affaissa le long d'un mur et perdit connaissance. À partir de ce moment, elle n'avait plus de souvenirs. Il lui était impossible de se rappeler ce qui avait eu lieu depuis sa chute jusqu'à l'heure où elle s'était éveillée dans la salle de l'hospice…

 

VI

La promenade des deux amis approchait de son terme. Outre qu'ils avaient fait de nombreuses stations, ils n'avaient que lentement mesuré le chemin, et n'avaient pas songé à compter les heures. La journée, pour eux, avait filé avec la rapidité d'une flèche. Philippe, bien que fatigué par un si long récit, se donna à peine le temps de reprendre haleine.

En me contant ses infortunes, dit-il, Louise, s'oubliant elle-même, s'était interrompue vingt fois pour me demander ce qu'était devenu son enfant, s'il serait bien soigné, puis pour s'inquiéter de son Moser et s'attendrir sur lui. Quant au premier, j'étais en mesure de la rassurer sur-le-champ. Selon ce qui a lieu en pareil cas, tandis qu'on transportait la mère à l'hospice, l'enfant était envoyé au dépôt des hôpitaux. Il serait rendu aux caresses de Louise dès qu'elle serait rétablie. Pour Moser, je ne pouvais que promettre de m'en occuper sans retard, avec ardeur. Il s'agissait avant tout de savoir positivement à quoi s'en tenir sur la maladie de Louise. Ne me fiant pas à mes seules connaissances, je priai notre professeur de vouloir bien, par exception, examiner une malade à laquelle je portais un intérêt tout particulier. Le docteur Maison, homme excellent, accéda volontiers à ma prière. Il fut d'un avis diamétralement opposé à celui de son chef de clinique et désapprouva toutes ses prescriptions. Au fond, il conclut de même. Les douleurs morales plus encore que les privations avaient déterminé chez Louise un commencement de pneumophémie, pardon du mot ; les suites n'en étaient déjà plus à craindre ; tous les symptômes permettaient même d'assurer qu'elle ne tarderait pas à entrer en convalescence.

Tranquille de ce côté, je résolus sérieusement de me mettre à la recherche de Moser. J'eus bientôt dressé mon plan. J'allai directement à l'atelier du faubourg du Temple. Moser n'y avait pas été vu depuis environ trois mois, et aucun de ses camarades ne savait ce qu'il était devenu, Je pris alors un almanach du commerce et notai scrupuleusement l'adresse de tous les facteurs de Paris. Consacrant chaque jour quelques heures à des démarches, en moins d'une semaine j'eus visité la plupart de ces ateliers. À mon grand chagrin, je perdis mon temps et mes pas. La pauvre Louise, qui était au fait de mes courses, m'attendait, le matin, dans la plus vive anxiété et, dès que j'apparaissais, me dévorait des yeux. Elle devinait promptement à mon air que je n'avais rien d'heureux à lui apprendre. Malgré les torts de son mari, elle l'aimait toujours aussi profondément ; elle savait bien qu'il n'était coupable que par excès de sensibilité et d'amour. Ses inquiétudes croissaient d'heure en heure, et, en Ia privant du calme dont elle  avait besoin, ralentissaient d'autant les progrès de sa guérison. Je m'efforçais de lui donner de l'espoir, quand, au fond, j'étais découragé. Une dernière ressource me restait, celle d'aller à la préfecture de police, au bureau des garnis. Pourvu toutefois que Moser n'eût pas quitté Paris, je réussirais peut-être là, sous un prétexte honnête, à obtenir l'indication de son domicile. J'avoue, par exemple, que cette démarche me causait la plus profonde répugnance. Je reculais devant la nécessité de la faire, et la renvoyais tous les jours au lendemain.

L'ennui dans lequel je vivais ne peut pas se mesurer. Mes malades ne laissèrent pas que de s'en ressentir. Il est certain que Ie moment eût été mal choisi pour mettre ma patience à l'épreuve. Cependant, toutes les fois que je pénétrais dans la salle Saint-Charles, la salle des hommes, je crois vous l'avoir dit, un fait singulier ne manquait pas de se. produire. Un malade, lequel était entré à I'hospice offrant les symptômes d'une espèce de gastro-entérite, autre gros mot qu'il faut me pardonner, se livrait, dès que je passais au droit de son lit, à une pantomime qui commençait à m'intriguer et à m'irriter. Ce malade était jeune. Des cheveux blonds frisés, une barbe claire, plus blonde encore, et aussi un teint d'une blancheur de lait, donnaient un peu à sa tête les apparences de celle d'un mouton. Il se mettait sur son séant à mon approche, et me dévisageait avec des yeux bJeus qui éclataient de fureur. Au fond de mon souvenir gisait une image analogue à cette figure, mais une image si confuse et si effacée que j'étais impuissant à m'en rappeler l'origine.

Je ne remarquai pas tout de suite le manège du malade. Quand je m'en aperçus, je ne m'en inquiétai pas d'abord. J'y pris insensiblement attention et je jugeai Ia chose de plus en plus étrange. Enfin, le malade me parut impertinent, et occasionna en moi des impatiences fébriles que j'eus toujours plus de peine à réprimer. Il en résulta qu'un jour où j'étais dans une disposition d'esprit plus fâcheuse encore que de coutume, je me sentis vivement blessé des regards du jeune homme. Je m'approchai brusquement de lui.

« Est-ce à moi que vous en avez ? lui demandai-je d'un ton de colère.

Les narines ouvertes, les dents serrées, il plongea ses yeux dans les miens avec une expression de haine effrayante.

– Est-ce que vous me connaissez ? ajoutai-je, de plus en plus surpris.

II agita la tête affirmativement, et continua de fixer sur moi ses yeux d'où jaillissaient des flammes.

– Vous vous trompez sans doute, dis-je après un instant de réflexion ; moi, je ne vous connais pas. »

Il essaya de parler, mais l'émotion étouffa la voix dans sa gorge.

J'étais confondu.

Aujourd'hui, je ne puis assez m'étonner de n'avoir pas deviné sur-le-champ à qui j'avais affaire. Cette rencontre, à dire vrai, était si loin de ma pensée !

« Comment vous appelez-vous ? où m'avez-vous vu ? » dis-je encore.

La fureur paralysait sa langue ; les muscles de son visage s'agitaient sous la peau comme des reptiles sous un Iinge ; ses poings se crispaient de rage.

Les menaces de ce chétif garçon étaient à mes yeux plus ridicules que redoutables. D'ailleurs, je n'y comprenais rien. L'idée que j'étais peut-être l'objet d'une méprise, ou que je me trouvais en présence d'un fou, traversa mon esprit et me rappela à moi-même. Je tournai le dos et passai outre, prenant à part moi la résolution de ne plus m'occuper de ce pauvre diable.

L'instinct fut plus fort que ma volonté : mon trouble persista. Une curiosité ardente m'envahit graduellement et m'arrêta au moment où j'allais sortir de la salle. Peut-être, après tout, s'agissait-il d'une aventure sortie de ma mémoire. À tout hasard, je voulus connaître le nom de cet homme. Rien ne m'était plus facile. Je revins sur mes pas avec une certaine précipitation.

Aidé des images les plus énergiques, je ne parviendrais pas à vous peindre l'épouvante dont je fus frappé, quand je lus sur la pancarte accrochée au pied de son lit : GEORGES MOSER, facteur de pianos.

Quelle rencontre ! en pouvais-je faire une plus stupéfiante ?

Le mari de Louise, que j'avais inutilement cherché dans tout Paris, étai. devant moi, sur un lit de l'hospice, dans une salle située précisément au-dessous de celle où gisait sa femme. Je reçus une telle secousse que j'en fus hébété, ou mieux, pétrifié. Longtemps je ne pus détourner mes yeux de Moser. Outre la stupeur que me causait cette rencontre, je sentais en moi des mouvements comparables à ceux du désespoir. Voilà donc quel était mon ouvrage ! Pour avoir obéi en esclave à un accès de vanité, j'avais désuni deux êtres excellents et fait leur malheur. Comment serais-je resté indifférent en présence même des conséquences de ma faute ? Comment n'aurais-je pas été remué jusqu'au fond des entrailles ? Je ne manquais pas de cœur à ce point ! Lestourments de ma conscience me poussèrent jusqu'aux dernières limites du repentir. Je jurai mentalement de ne prendre aucun repos que je n'eusse rétabli en son premier état un ménage où j'avais si maladroitement semé la discorde et le chagrin…

Jean semblait ravi. Il profita d'une pause de son ami pour s'empresser de dire son opinion sur ce nouvel incident.

J'en suis émerveillé, fit-il. Pourtant, je m'y attendais. Je dois même avouer une pensée coupable qui m'est venue. À l'instant même, tout en vous écoutant, je me disais in petto que si Moser ne se trouvait pas à l'hospice, je me permettrais de l'y mettre. L'événement me donne raison et j'en suis bien aise. Une fois de plus j'acquiers la preuve que la réalité peut quelquefois être d'accord avec les désirs de l'imagination. Quant au dénoûment, il m'en coûte de Ie pressentir. Je le voudrais heureux ; mais, en vérité, je ne vois pas comment il vous sera possible d'agir efficacement sur l'esprit de ce malheureux et d'entamer une conviction qui y paraît si fortement enracinée.

Je partageais vos craintes tout d'abord, repartit Philippe. En songeant au caractère ombrageux de l'homme, à la nature de ses préventions, à la ténacité de sa rancune, je m'attendais, en effet, à assiéger une place imprenable. Eh bien, il en fut tout autrement. En dépit de la haine que je lui inspirais, je sus prendre assez d'empire sur lui pour m'en faire 'écouter. Si je me heurtai au début contre une sorte de rocher, on eût dit vraiment que ce rocher fût de µeige, tant finalement il fondit vite sous la chaleur de mes protestations. Ce garçon était las de haïr, il était à bout de forces et de douleurs : sa passion, d'ailleurs, décuplée par une séparation d'environ cinq mois, le possédait avec plus de violence que jamais. Et n'allez pas croire que j'usai de ménagements envers lui. Au contraire, intentionnellement, je lui parlai avec une hauteur dédaigneuse ; j'abusai sans réserve de tous les avantages que me donnaient sur lui l'éducation et la fortune.

Je lui rappelai que sa femme était une orpheline recueillie par ma mère, et qu'elle n'avait jamais été chez nous que dans une condition tout à fait subalterne. Sans compter que j'étais trop fier pour me lier avec une fille qui, tout honnête qu'elle fût, n'en devait pas moins être rangée dans la classe des domestiques, on faisait injure à ma mère, en supposant, même un instant, que, dans sa maison, sous ses yeux, il ait pu exister entre Louise et moi des relations coupables. J'avais eu tort, sans doute, de la traiter comme une servante, alors qu'elle était mariée et au bras de son mari ; toujours est-il qu'il n'était pas moins ridicule de lui faire un crime de ma familiarité que de la rendre responsable de mon orgueil et de ma suffisance. J'ajoutai que, pour ma part, je ne savais pas au monde de femme plus pure que ne l'était Louise, et que si jamais elle avait commis une faute, c'était celle d'épouser, contre l'avis de ma mère, un homme qui ne la valait pas.

Insensiblement le pauvre garçon ouvrit les yeux à la lumière. Je ne saurais vous exprimer l'énergie de ses regrets et de son chagrin. C'était un spectacle navrant que celui de le voir se noyer dans les larmes et s'agiter dans son lit sous l'effort d'intolérables douleurs. D'autres fois, il restait plongé dans une prostration profonde dont rien ne pouvait le tirer. II essaya d'atténuer à mes yeux la brutalité de sa conduite en m'avouant qu'un moment il avait cessé d'être maître de lui. La jalousie lui avait infligé des tortures atroces, un supplice incessant, sous l'empire duquel, frappé d'une sorte de démence, il avait abandonné sa femme et son enfant. De perfides conseils avaient achevé de le désespérer et de le perdre. Incapable bientôt de lutter contre ses souffrances, il avait cherché l'oubli dans des désordres qui graduellement avaient altéré sa santé et l'avaient conduit demi-mort sur le Iit d'un hôpital.

Je fus bien des jours impuissant à le consoler. Il ne pensait pas pouvoir jamais expier un passé dont il avait horreur, et ne parvenait qu'imparfaitement, malgré mon langage affirmatif, à croire au pardon de Louise et à espérer des jours plus heureux. Il me donna beaucoup plus de tracas que sa femme, qui, dans mes assertions réitérées puisant une confiance de plus en plus ferme, était actuellement en pleine convalescence.

 

VII

Philippe et son ami n'avaient plus que très peu d'instants à rester ensemble. Il se faisait tard. À l'est, I'ombre envahissait graduellement le ciel, tandis qu'à l'horizon opposé de gros nuages se teignaient des couleurs éclatantes du couchant. C'était quelque chose de merveilleux à voir que ces longues zones horizontales qui, du bleu pâle, passaient au vert tendre, puis au violet, puis au rouge sanglant, puis à l'or en fusion. Vous eussiez dit une splendide écharpe indienne bordée d'une frange d'or. C'était l'heure où le pierrot paresseux, sur le bord de son trou, piaille comme un enfant qui a sommeil ; où la chauve-souris entr'ouvre son œil clignotant et étire ses bras palmés ; où les hirondelles, jalouses de présager, par leur vol à perte de vue, un beau lendemain, se croisent dans l'air et y dessinent de grandes courbes analogues à celles d'un patineur sur la glace. En même temps que l'allumeur de candélabres, armé de sa lampe, plus longue que la lance d'un Cosaque, enflammait successivement le gaz des lanternes, quelques étoiles, comparables, sur le crépuscule, à des pointes de fer rougies à blanc, émergeaient çà et là dans l'espace.

Jean, qui ne voulait pas attendre jusqu'au lendemain la fin de l'histoire, pressa son ami de lui en dire rapidement le dénoûment.

Je n'ai plus, au reste, que deux ou trois faits à mentionner, ajouta Philippe. Comme vous le devinez sans doute, je me gardai bien d'instruire le mari et la femme de leur sort respectif. J'éprouvais la plus profonde répugnance à les voir se réunir et se réconcilier dans la salle même de l'hospice. Je me bornai à leur affirmer que tout irait bien et à exiger d'eux un peu de patience. Intérieurement, je méditais les moyens de faire couler de leurs yeux autant de larmes de joie que j'en avais fait couler de chagrin, et à acquitter avec usure ce que je considérais comme une dette envers eux.

Je choisis un jour où précisément mon cousin dînait à la maison. Mon silence et ma tristesse, depuis quelque temps, ne Iaissaient pas que de surprendre mon père et ma mère. Jusqu'alors, dans ma famille, on ne m'avait pas fait l'honneur de m'attribuer des sentiments sérieux, et j'y passais, avec assez de raison, pour plus enclin au plaisir qu'au travail. J'avais même bien des fois essuyé à ce sujet des reproches mérités. Un accident m'avait tout à coup mûri et fait homme. Je ne pensais plus qu'il fût honteux d'avoir de la sensibilité et de la laisser voir.

Le soir venu, contrairement à mon habitude, je ne sortis pas. Interrogé des yeux par ma mère et verbalement par mon père, je les terrassai brusquement l'un et l'autre par cet aveu énigmatique :

« En effet, dis-je d'un ton d'humeur, tel que vous me voyez, je suis très malheureux. Sans y penser, sottement, avec une légèreté inexcusable, j'ai causé le malheur des deux meilleurs êtres du monde. Je ne vous cacherai pas que je prétends à n'importe quel prix réparer ma sottise et que j'ai besoin pour cela de votre concours. »

À cette déclaration, mon père, ma mère, mon cousin s'entre-regardèrent avec la plus profonde surprise. Je présume qu'ils craignirent un instant que je ne fusse devenu fou. Je les tirai au reste bien vite d'erreur.

Reprenant aussitôt la parole, je racontai ma rencontre à Vincennes avec Louise et toutes les misères qui en étaient résultées pour elle. Si je glissai assez volontiers sur le mobile déplorable qui m'avait inspiré en cette occasion, je m'appesantis du moins sur les conséquences qu'avait eues ma faute. Je fis minutieusement l'historique des infortunes de Louise et les présentai sous le jour le plus touchant. J'eus vraiment de I'éloquenoe. Mon récit n'arracha d'abord que des syllabes de stupéfaction. À la scène du café, je vis les yeux de ma mère se remplir de larmes. Elle ne put décidément retenir ses sanglots quand je lui peignis Louise, à la suite de cette scène, errant comme une folle à travers les rues, succornbant sous le poids de son enfant, et enfin s'évanouissant pour être ramassée et transportée à l'hospice . Mon père, lui aussi, était ému jusqu'aux larmes ; il ne cessait de répéter : « Oh ! la pauvre enfant ! la pauvre enfant ! » Le cousin seul, dans le coin de son œil, ne trouvait pas une larme, au fond de son eœur, pas un mot de compassion. Sous son air contrit, je reconnus même les indices d'une joie maligne. La rancune prospérait au fond de sa mauvaise nature ; le souvenir des dédains de Louise y était aussi vif qu'au premier jour ; je ne pouvais pas douter qu'il ne se réjouît de la voir malheureuse. Aussi sentis-je au dedans de moi s'amasser et gronder une sourde colère contre lui.

Ma mère, dans son émotion, ne puisait pas encore les sentiments que j'attendais d'elle. En son âme, le malheur de Louise n'étouffait qu'à demi un vieux levain de ressentiment. À peine eus-je laissé entrevoir ce que je comptais faire qu'elle gâta son attendrissement par cette réflexion cruelle : « Elle est à plaindre, beaucoup à plaindre sans doute ; mais c'est bien aussi un peu sa faute : pourquoi m'a-t-elle quittée ? »

Cela me parut barbare. Jacques, qui n'avait pas encore soufflé mot, s'enhardit jusqu'à ajouter : « Ma tante a raison. »

Je ne fus plus maître de moi. Les sourcils froncés, l'œil étincelant, les narines ouvertes, respirant à peine, je me tournai vers lui d'un bond et lui lançai cette apostrophe comme une flèche empoisonnée : « De quoi se mêle monsieur Jacques ? Qui est-ce qui lui demande son avis ? Les gens de cœur et lui n'ont rien à démêler ensemble ! »

À la suite de cette sortie qui le rendit muet comme un poisson et le fit en quelque sorte rentrer sous terre, je fis face à ma mère et m'adressai à elle.

Sans me départir du respect qne je lui devais, je lui fis remarquer avec force qu'elle ne pouvait, à moins de la plus criante injustice, blâmer la conduite de Louise et l'accuser d'ingratitude.

« Je soutiens, continuai-je, que par son travail, ses soins, sa patience, son dévouement, elle vous a rendu, et au delà, les bienfaits dont vous prétendez l'avoir comblée, et qu'au contraire, vis-à-vis d'elle, vous pouvez bien avoir un instant oublié d'être bonne et généreuse.

– Elle a bravé mon autorité, dit ma mère ; elle a méconnu tous ses devoirs envers moi.

– En quoi ? répliquai-je. Pour avoir refusé de lier son sort à un homme ridicule qui ne lui inspirait que de l'aversion, et avoir obéi à son penchant, elle n'est pas après tout si criminelle.

– D'ailleurs, reprit ma mère, nous ne lui devons rien.

– Mais moi, m'écriai-je, je lui ai causé un préjudice presque irréparable. Sous peine d'être un malhonnête homme, sous peine de commettre une lâcheté qui empoisonnera ma vie entière, il m'est interdit de m'envelopper dans mon égoïsme et d'assister les bras croisés à un malheur dont je suis I'unique source. »

Ma mère, par son hochement de tête et par son air, m'indiquait qu'elle trouvait mon opinion exagérée.

– Oui, poursuivis-je avec une chaleur croissante, dans ma conviction, pour que mon honneur soit sauf, pour que ma conscience soit tranquille, pour que tout mon avenir ne soit pas entaché, il faut une réparation, une réparation éclatante qui dépasse, si c'est possible, l'importance de mon tort. »

Je suivais sur le visage de ma mère les oscillations de sa volonté ébranlée. Je touchais au but. Je m'empressai d'ajouter :

– Avez-vous donc perdu la mémoire ? Mais cette enfant, vous l'avez vue naître, elle s'est développée sous vos yeux, elle a été la compagne de mon enfance : son gracieux visage, sa jolie voix, son attachement tout filial pour vous n'ont cessé de charmer vos yeux, vos oreilles, votre cœur. Faut-il que je vous rappelle encore sa mère, cette brave femmequia été la providence de mes jeunes années, dont les soins et les veilles m'ont sauvé la vie ? Et vous hésitez ! Et votre cœur ne se fend pas  en songeant que cette Louise, presque votre fille, en a été réduite à errer par les rues comme une mendiante, à chanter dans les cafés, à tendre la main ! Et vous n'avez que des larmes stériles, quand vous savez qu'elle gît sur le lit d'un hospice, qu'elle est à la veille d'être mise dehors, sans ressources, avec son enfant, et tout cela par ma faute, par Ia faute de votre fils ! »

Ma mère sanglotait de nouveau et semblait me demander grâce. J'étais dur sans doute, mais il le fallait. À moins de cela, je n'eusse peut-être pas réussi à vaincre son ressentiment. Je terminai en regardant mon père. Je le savais le meilleur homme du monde, mais en même temps un peu trop économe, sinon parcimonieux.

– Finalement, dis-je avec une fermeté qui dut le faire frémir, je vous préviens que je suis prêt à sacrifiér une partie de la dot que vous me destinez, à engager ma signature, à grever mon héritage, à me ruiner pour avoir l'argent dont j'ai besoin. »

Je veux bien croire que ma mère ne fut point fâchée de m'entendre parler avec cette chaleur. Le fait est que je réussis à lui faire partager toutes mes intentions. En réalité, sa tendresse pour Louise n'était qu'endormie ; elle se réveilla, en son cœur, avec une nouvelle intensité. Mon père, de son côté, aida à cette heureuse révolution en convenant qu'il fallait s'occuper de Louise et la rétablir dans la situation où elle était avant l'accident. Je vis ma bonne mère aussi ardente bientôt que d'abord elle avait été tiède, et l'entendis avec bonheur déclarer qu'elle prétendait se charger de tout. Je lui donnai de grand cœur carte blanche, sachant qu'elle était libérale et plus capable que personne de bien faire les choses. Quant à Jacques, il ne savait plus décidément quelle contenance garder. Dans la petite guerre qui venait d'avoir lieu, il avait embrassé maladroitement le parti de l'injustice. Il se trouvait vis-à-vis de nous tous dans la position la plus fausse. C'est ce qu'il comprit parfaitement. Son nez s'en allongea et devint rouge, selon ce qui arrivait toujours dès qu'il était en proie à une émotion quelconque.

 

VIII

Philippe qui, sans y songer, avait continué de se complaire en son récit, parut décidément jaloux d'être bref. Il reprit avec précipitation :

Le jour arriva enfin où fut signé l'exeat de Louise. Je lui avais prodigué les espérances, mais je ne lui avais fait aucune promesse formelle. Le matin, au moment de s'habiller, elle trouva près d'elle, sur une chaise, l'une des robes que la misère l'avait obligée de mettre en gage. Vers onze heures, je vins la chercher et la conduisis moi-même  au parloir. Ma mère en personne l'y attendait ; elle tenait le petit Moser sur ses genoux. À cette vue, Louise fut saisie d'une émotion qui faillit l'étouffer. Je sentis tout son corps trembler et vis l'heure où elle allait perdre connaissance, ce qui me fit regretter un instant de ne pas l'avoir prévenue. Mais le bonheur de voir et d'embrasser son enfant lui donna la force de surmonter cette faiblesse. Elle me quitta brusquement et courut d'une haleine à son petit garçon qu'elle souleva dans ses bras et dévora de caresses. Elle prit ensuite l'une des mains de ma mère et l'inonda de larmes. Ma bonne mère, elle aussi, pleurait, et embrassait sa pupille avec effusion. J'étais troublé dans la satisfaction que me causait cette scène pathétique par la présence de deux ou trois témoins étrangers. Le plaisir que je ressentais ne m'absorbait pas, comme Louise, au point de me rendre indifférent à ce qui se passait autour de moi. Je pressai ma mère de partir. Nous montâmes en voiture et prîmes le chemin de la rue des Marais. En route, Louise, incapable de tenir en place, se remuait comme une folle ; elle ne pouvait se rassasier de contempler son enfant, de le baiser, de le serrer contre elle ; sa reconnaissance pour nous éclatait dans ses yeux et dans des exclamations de joie. Elle s'interrompit tout à coup au milieu de ces élans pour m'interroger du regard avec tristesse. Je  n'eus pas de mal à la comprendre.

La tournure de mon esprit est loin d'être romanesque et, au rebours de ma mère, je n'aime que médiocrement les surprises. Je jugeai donc à propos de préparer Louise au surcroît de bonheur qui l'attendait. Je lui dis que j'avais enfin des nouvelles de Moser.

«L'avez-vous vu, s'écria-t-elle.

– Oui.

Elle m'envisagea avec anxiété.

– Eh bien ? fit-elle.

– Il a été malade aussi, répondis-je laconiquement ; je suis parvenu à lui faire entendre raison : vous le verrez sans doute bientôt, pénétré de repentir et plus épris de vous que jamais. »

En signe de remerciement, Louise s'empara de ma main et la pressa sur son cœur ; de nouvelles Iarmes affluèrent à ses yeux et mouillèrent ses joues pâles. Nous arrivâmes.

Mon père accueillit la pauvre fille avec une bonté toute paternelle et lui dit obligeamment qu'elle avait passé le temps des épreuves, qu'elle n'avait plus que d'heureux jours à espérer. Elle fut fêtée, choyée, caressée autant qu'un malade chéri qui, contre toute espérance, reparaît plein de santé. Des personnes qui l'avaient jadis connue voulurent la voir, l'embrasser, la complimenter. Bien que profondément touchée de ces marques d'affection, un souvenir pénible allait et venait dans son cœur et y modérait le ravissement. L'exeat de Moser avait été signé en même temps que celui de sa femme. Je lui avais donné rendez-vous à la maison, et je m'impatientais déjà de ne pas le voir arriver. Sur ces entrefaites, ma mère dit à Louise : « Maintenant, ma fille, montons chez toi. »

Louise, et moi tout le premier, la regardâmes d'un air profondément surpris. Tout en m'arrachant mes intentions à l'égard du mari et de la femme, ma mère avait constamment refusé de me dire les siennes. Parvenus au troisième, nous nous arrêtâmes enface d'une porte dont la clef était à la serrure. Ma mère, pour ménager les forces de Louise, avait pris le petit Moser dans ses bras.

« Sonne, ma fille », lui dit-elle.

Des pas se firent entendre : Louise les reconnut ; sans plus attendre, elle tourna la clef, poussa la porte et tomba évanouie dans les bras de Moser.

Je renonce, faute de temps, à décrire cette scène : je vous abandonne volontiers ce soin. Avec mon secours, Moser transporta sa femme dans un fauteuil et s'agenouilla devant elle. Il pleurait, embrassait ses mains et la surveillait avec tendresse en attendant qu'elle revînt à elle. À peine rouvrit-elle les yeux qu'elle se pencha passionnément sur Iui et mêla ses larmes aux siennes. Longtemps les sanglots étouffèrent les paroles dans leur gorge. Ma mère et moi regardions  ce spectacle en silence, transportés ,l'un et l'autre d'un contentement sans bornes. Pour ma part, je crois bien avoir éprouvé, dans cette occasion, la plus pure et la plus vive jouissance que j'aie ressentie et ressentirai sans doute en toute ma vie. Je ne saurais vous dire combien j'étais heureux d'avoir contribué. à une scène qui, dans l'espèce, comme dirait un homme de loi, est bien l'une des plus touchantes qu'on puisse imaginer.

Toutefois, les transports de Ieur ravissement se calmèrent par degrés, un peu d'ordre s'introduisit dans le chaos de leurs sensations, ils retrouvèrent enfin la voix et la parole pour s'accabler de questions réciproques. Au milieu de leurs récits entre-croisés, ils ne cessaient de s'interrompre pour caresser leur enfant et tourner vers nous leurs yeux pleins de larmes. On eût dit qu'ils se réveillaient d'un long rêve et jouissaient d'une nouvelle union dans un monde meilleur que le nôtre.

La pièce où nous nous trouvions était la principale d'un petit logement d'une propreté exquise et de l'apparence la plus gaie. Sans me prévenir, ma mère l'avait arrêté et l'avait fait meubler d'une manière tout à fait confortable. Des rideaux en perse joyeuse garnissaient les fenêtres ; une glace et une pendule en albâtre ornaient la cheminée ; les tiroirs d'une commode et les rayons d'une grande armoire avaient été comblés de linge et d'objets de toilette ; une étincelante gamme de casseroles en cuivre, une collection de plats et de pots en faïence illustraient les murs et le dressoir d'une petite cuisine bien propre et bien claire. Dans sa prévoyance généreuse, ma mère avait été jusqu'à égayer le logement d'une série de jolies estampes coloriées, et la margelle des fenêtres des plus belles fleurs de la saison. C'était bien plutôt l'intérieur d'une petite rentière que celui d'ouvriers pauvres.

Ma mère le parcourut avec le mari et la femme et leur en fit apprécier tous les agréments. Bien que l'esprit de prévoyance d'une ménagère fût visible jusque dans les moindres détails, ma mère dit à Louise : « Vois si tu as ce qu'il te faut : je pourrais avoir oublié bien des choses. Au surplus, je crois avoir mis dans le tiroir du milieu de ta commode un peu d'argent pour pourvoir au plus pressé. D'ailleurs, d'ici à ce que ton mari ait trouvé de l'ouvrage, il y a en bas un petit fonds de réserve à votre disposition. »

Tant de Iibéralités, tant d'attentions délicates remplissaient Louise et son mari de reconnaissance ; ils cherchaient au fond de leur cœur, pour l'exprimer, des mots qui ne venaient point à leurs lèvres. J'avoue que je n'étais pas moins content qu'eux.

Que vous dirai-je de plus ? Moser est redevenu, comme devant, le plus laborieux et le plus économe des ouvriers, en même temps que le plus tendre des maris et le meilleur des pères. Il a rendu à sa femme une confiance exclusive que les apparences même les plus compromettantes ne seraient pas capables d'altérer. Son amitié pour moi rend Louise presque jalouse. Je les vois au moins une fois chaque semaine à la maison, où ils dînent avec nous en famille. Ils ont, à l'heure où je vous parle, deux enfants qu'ils élèvent fort bien et au sujet desquels ils font les plus beaux rêves. Vous ne serez peut-être pas fâché non plus d'apprendre que leur présence a décidément mis en fuite mon cousin Jacques. On ne le voit plus. Je suis privé du plaisir de contempler sa face sournoise et de l'entendre me rappeler le canard de Vaucanson. Voilà mon histoire, faites-en ce que vous voudrez. C'est au moins un canevas facile à étendre, à broder, à embellir.

Dieu m'en garde ! s'écria Jean en serrant la main de son ami Philippe. La chose est complète ainsi. J'ajouterai même que, sans vous en douter, vous m'avez conté une histoire qui est l'image des trois phases ordinaires de la vie : au début, l'amour ; au milieu, la lutte ; au déclin, le repos. Je me bornerai à reproduire votre récit aussi fidèlement que possible, et je m'estimerai heureux si je parviens à causer à autrui le plaisir que j'ai éprouvé en vous écoutant.


<== Retour