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HOMÈRE, VIRGILE ET LE LANGAGE CINÉMATOGRAPHIQUE



S’il est possible d’étudier un texte ancien du point de vue de la grammaire, de la poésie, du style ou de l’histoire, il n’est sans doute pas interdit de l’étudier aussi du point de vue de la technique cinématographique moderne. Ce point de vue très particulier, fondé en fait sur la comparaison de deux langages, permettra peut-être d’éclairer certains aspects de l’oeuvre ancienne, ou même d’en révéler de nouveaux. Le cinéma est en effet un oeil ouvert sur le monde, un regard; c’est donc la façon dont l’auteur voit les choses qui nous sera d’abord révélée, puis en conséquence, les moyens qu’il utilise pour exprimer, par des mots, l’univers qui l’entoure ou l’habite.

Nous nous proposons, à titre d’exemple, d’étudier ici, en parallèle, deux textes proches l’un de l’autre par le sujet: le combat d’Achille et d’Hector (Iliade - chant XXII - vers 131 à 364) et le combat d’Enée contre Turnus (Enéide - livre XII - vers 697 à 952).


l - L’expression de l’espace et du temps.

Avant d’entrer dans les détails, il nous faut d’abord étudier comment les deux auteurs situent leurs actions respectives dans le cadre général de l’espace et du temps, qui sont, pour obtenir par l’image un récit cohérent, les deux données fondamentales.

A) Espace et temps au cinéma.

Une fois connues certaines techniques simples, ayant essentiellement rapport avec la gauche et la droite du spectateur, la localisation et le déplacement dans l’espace ne présentent pas, pour le cinéma, de grosses difficultés. On utilisera, pour situer l’action, des points de repère précis (maisons, monuments, objets, etc.) qui permettront de comprendre où est le personnage, où il va, d’où il vient; s’agissant d’un long déplacement, on pourra utiliser des panneaux routiers, des changements de langue ou de costume, des emblèmes ou des sites bien connus. L’espace étant essentiellement mouvement et vue, le cinéma s’y trouvera toujours à l’aise.

En revanche, il sera plus difficile de suggérer le temps qu’il faudra rendre visible en le ramenant à l’espace et au mouvement. L’heure s’indiquera par la photographie d’une montre ou d’une pendule, mais comment faire sentir la durée d’un événement? Comment faire comprendre aussi que deux actions se déroulent en même temps ? Le cinéma y parvient en utilisant deux procédés différents, que nous appellerons, pour éviter l’abus des termes techniques, les images choisies et les images intercalées.

Quand une action s’étend sur un certain laps de temps, le cinéma la raconte en sautant les étapes du récit, qui, filmées, seraient inutilement monotones et en ne choisissant que quelques scènes déterminées. Le héros, par exemple, se rend en avion de New-York à Paris; nous verrons l’embarquement des passagers, le décollage, l’hôtesse peut-être, puis le débarquement à Orly. Il nous a suffi de quelques images pour comprendre et l’action, qui dure 7 heures, a été ramenée à deux ou trois minutes à peine.

Si, pendant le même temps, une amie se prépare à rejoindre notre voyageur, la concomitance des actions s’exprimera par quelques images, insérées dans le parcours elliptique, de New-York à Paris; nous verrons cette femme s’attarder à sa toilette, acheter un cadeau, préparer un dîner, garer sa voiture sur un parc de stationnement d’Orly et nous comprendrons parfaitement que le déplacement de l’homme et les gestes de la femme, quoi que présentés successivement, sont en fait simultanés. Pour parler un langage littéraire, auquel nous allons maintenant revenir, nous pourrions dire que le cinéma ne s’exprime qu’en parataxe; les subordonnées en tout genre lui sont interdites; il correspond donc bien à un certain état de langue que nous trouvons chez Homère et que Virgile a dépassé.

B) Espace et temps chez Homère et Virgile

Considérons maintenant, de ce point de vue cinématographique, la structure des deux textes qui nous intéressent; nous allons voir que le récit d’Homère se déroule comme un film bien monté; celui de Virgile, au contraire, se place, à la limite, hors du temps et de l’espace humains.

Si nous regardons d’abord le chant XXII de l’Iliade au moment où Hector prend la fuite (v.136), nous verrons apparaître plusieurs grandes séquences : la fuite (v.136 à 166 - v.188 à 208), l’intervention des Dieux (v.167 à 187 - v.209 à 246), le combat (v.247 à 259), la mort d’ Hector (v.259 à 364).

Du point de vue de l’espace, nous sommes tantôt près de Troie, tantôt au sommet de l’Olympe (v.167 à 187). Le paysage humain est nettement balisé et le spectateur éventuel pourrait s’y retrouver sans peine; les murs de Troie (144), la guette (145), le figuier (145), la route (146), les deux fontaines surtout (148) constituent autant de points de repère fixes qui permettent au spectateur de comprendre et de suivre le parcours des deux guerriers.

Du point de vue de la durée, le récit homérique présente une séquence parallèle, celle de la discussion entre Zeus et Athéna (v.167 à 187) qui se déroule pendant la fuite d’Hector. Regardons ici le texte de plus près. Au vers 165, Homère nous indique que les héros achèvent leur troisième tour, puis il les abandonne et fait parler les Dieux; Zeus et Athéna échangent trois répliques, puis Homère revient aux hommes (v.188), les reprend au milieu de leur course, décrit leur allure en deux grandes comparaisons, et signale aussitôt leur quatrième passage aux fontaines (v.208).

Ainsi, la technique cinématographique a été utilisée ; on a repéré le 3ème passage, montré les Dieux, puis repris l’action un peu avant le 4ème passage devant les fontaines, sur lesquelles l’attention avait été soigneusement attirée (v.147 à 156); les Dieux parlent pendant que les héros courent, mais les actions se présentent successivement et le récit de la fuite est coupé en deux, sa partie centrale étant remplacée, une fois le mouvement bien situé, par un dialogue qui se déroule ailleurs et en même temps.
Considérons maintenant le livre XII de l’Enéide à partir du moment où Enée se rue contre Turnus (v.697). Les séquences, apparemment, sont les mêmes: le combat (v.710 à 733 - v.887 à 929), la fuite (v.733 à 765), l’intervention des Dieux (v.766 à 886), la mort de Turnus (v.930 à 952), mais leur disposition, dans l’espace et le temps, est toute différente et ne correspond plus du tout au récit filmé.

Le lieu de l’action d’abord, humain et divin comme dans l’Iliade, n’est dépeint dans l’Enéide que d’une manière impressionniste) et n’est pas autre chose qu’une toile de fond destinée à créer une ambiance, plutôt qu’à situer un mouvement: une tour qui brûle (v.673), des remparts (v.698 et 705), des travaux de siège (v.699 et 706), une plaine où les soldats ont laissé un espace libre, de forme et de grandeur indéterminées (v.696 et 710), un marais (v.745), un arbre abattu (v.766) .Toutes ces indications ne sont jamais liées les unes aux autres de manière cohérente et ne fournissent à l’action qu’un cadre indéterminé, dont les éléments reflètent plus un état d’âme qu’un ensemble visuel. Qu’est-ce, par exemple, que ce marais, surgi au vers 745, et dont il ne sera plus question, sinon dans la comparaison qui suit immédiatement ?

Si le cadre visuel de l’action n’est pas défini, la structure chronologique ne le sera pas davantage, puisque les repères visuels indispensables vont manquer. Examinons, par exemple, le moment où les Dieux latins se décident eux aussi à intervenir (v.791 à 886). Avant de nous rapporter le dialogue entre Jupiter et Junon, Virgile nous montre ses héros au combat (789) ; mais, pendant la discussion des Dieux, beaucoup plus longue que celle d’Homère (50 vers au lieu de 18), il va laisser ses guerriers sur place et ne plus s’occuper d’eux; aucune indication de lieu, ni de mouvement, ni de situation, aucun détail, même minime, ne nous permettent de savoir, quand nous retrouvons les adversaires au vers 887, ce qu’ils ont vécu pendant ce très long moment. Il ne fait aucun doute que le combat s’est continué, comme dans l’Iliade se continuait la poursuite, mais Homère, nous l’avons vu, signalait le déplacement des héros (et même leur fatigue); chez Virgile, au contraire, rien n’a changé : pour Turnus et Enée, semble- t-il, le temps ne s’est pas écoulé; ils sont déjà dans une immobile éternité.

Ainsi, au niveau des cadres essentiels à l’action cinématographique, la conclusion est nette. Homère maintient les événements dans une durée réelle et prend soin de souligner, dans l’espace visuel, le déroulement du temps ; Virgile, au contraire, semble inventer un espace abstrait en fonction de ses besoins; sur ce fond sans contours, tout peut alors se dérouler avec une lenteur proche de l’éternité, à moins que tout ne se passe avec une vitesse qui est sans doute celle de la pensée divine. Les deux univers, semblables en apparence, sont déjà très différents : Homère est dans le temps et le lieu des hommes, Virgile est dans l’espace et dans l’éternité, immuable ou instantanée, des Dieux.


II - Mise en image et "plan par plan"

Si nous étudions maintenant nos deux textes sous l’angle des images cinématographiques, et même si nous essayons de tirer de chacun des deux récits un véritable « plan par plan », nous allons voir qu’Homère nous propose une série de plans visuels très précis, tandis que Virgile ne nous présente que des indications abstraites, le plus souvent irréductibles au langage du cinéma.

Nous comparerons ici deux passages à peu près parallèles : la fuite d’Hector (v.136 à 166 - v.188 à 208), l’apparition d’Enée (v.697 à 709) et la fuite de Turnus (v.733 à 765).

A) La fuite d’Hector (v.136 à 166 - v.188 à 208).

1) Essai de plan par plan (les héros tournent dans le sens des aiguilles d’une montre – droite et gauche par rapport au spectateur).

Le cinéma nous présenterait, pour la longue et belle méditation qui précède l’arrivée d’Achille, le visage d’Hector en gros plan; puis son regard en très gros plan, souligné d’un clignement de paupières, indiquerait, en face d’Achille, l’éblouissante et lumineuse apparition du Péléide. On aurait alors la succession des plans suivants, tous très exactement conformes au texte.

Plan l (v.131) - Très gros plan - Caméra fixe - Regard d’Hector - Cadrage au ras de la visière en haut, au milieu du nez en bas - lumière de face - un clignement de paupières, une certaine crispation des yeux indiquent l’éblouissement, puis l’inquiétude.

Plan II (v.132 à 135) - Plan moyen - Contrechamp - Caméra fixe - Arrivée d’Achille (vu de face) - image à contre-jour - reflets de lumière sur la lance et l’armure - soleil caché par la tête du guerrier avec rayons divergeant dans l’aigrette et la crinière du casque.

Plan III (v.136 à 138) - Plan d’ensemble - Contre-champ - caméra fixe Hector (de face) hésite ; on aperçoit à droite les remparts et les portes de Troie - Hector se retourne et prend la fuite dans l’angle de prise de vue, mais en tirant légèrement à gauche - Achille entre dans le champ (de dos) et se lance à sa poursuite..

Plan IV (v.139 à 144) - Plan d’ensemble - Travelling arrière - Hector fuit (de face), Achille (de face) le poursuit en criant - La caméra recule devant eux, les murs de Troie défilent à droite.

Plan V (v.145 et 146) - Plan moyen - Travelling latéral - Hector et Achille sont vus de profil, la caméra les suivant latéralement - Hector est donc à gauche, Achille à droite - Les murs de Troie sortent du champ par la droite, la guette et le figuier défilent, de gauche à droite, devant les guerriers qui atteignent enfin la route.

Plan VI (v.147 à 164) - Plan d’ensemble - Travelling latéral - Continuation du plan précédent avec élargissement progressif du champ - Les fontaines apparaissent à gauche (vapeur et brume) - Les héros passent derrière ces fontaines qui les dissimulent un instant - On voit des arbres, de l’eau, des lavoirs abandonnés - La caméra arrête son mouvement, quand l’extrémité des fontaines est cachée à droite, et laisse les guerriers s’éloigner dans une vapeur légère (v. 150).

Plan VII (v.165) - Plan d’ensemble - Caméra fixe. La caméra est placée à droite des fontaines, vues de Troie, entre ces fontaines et Troie. Les fontaines sont donc cadrées à droite et dans leur longueur. On voit les lavoirs, les vêtements qui sèchent encore; il se dégage une impression de paix - Tout à coup, les guerriers arrivent de face et passent très vite dans le champ comme des chevaux de course; ils disparaissent l’un et l’autre en gros plan (visages tendus).

Plan VIII (v.165) - Plan d’ensemble. Caméra fixe, puis mobile vers le haut - La caméra est placée à gauche des fontaines vues de Troie, entre ces fontaines et Troie. Les fontaines sont donc cachées maintenant à gauche et toujours dans leur longueur - Même impression qu’au plan IX, mais plus fugitive - Les guerriers entrent brutalement de dos en gros plan et s’éloignent vers l’horizon - Quand ils sont presque invisibles, la caméra s’élève lentement vers un ciel chargé de nuages clairs et lumineux.

Plans IX, X, XI (v.166 à 186), Gros plans - Champ et contre-champ - Caméra fixe - Dialogue de Zeus et Athéna.

Plan XII (v. 187) - Plan d’ensemble - Caméra fixe. Même plan qu’à la fin du plan VIII; la caméra s’attarde un instant sur le ciel, puis redescend lentement vers la terre (effets de lumière dans les nuages).

Plan XIII (v.188 à 198) - Plan d’ensemble - Plongée verticale - Travelling - Vue aérienne à basse altitude. On voit les remparts et une partie de Troie sur la droite - Les fontaines ne sont pas visibles (autre côté de la ville) - Pendant la course, Hector cherche à s’approcher des remparts; Achille lui coupe la route en prenant la diagonale - Plan assez long - A la fin du mouvement, l’armée achéenne apparaît à gauche de l’écran - Hector est nettement rejeté vers elle.

Plans XIV et XV (v.199 à 201) - Gros plans - Téléobjectif - Visages d’Hector et d’Achille - impression de fatigue et de ralentissement - Séries de plans alternés - Achille le plus souvent à contre-jour.

Plans XVI (v.202 à 208) - Plan d’ensemble - Caméra fixe - Fontaines assez loin dans le fond à droite - geste d’Achille aux Achéens maintenant assez proches - nouvel élan d’Hector qui prend un peu d’avance (les deux guerriers vus de dos).

A la suite de ce plan, on pourrait situer la scène de la pesée, puis introduire Athéna près d’Achille en voix-off et montrer, près des fontaines, la présence encore lointaine de Deiphobe. Le combat pourrait avoir lieu à proximité des fontaines, visibles dans le fond à droite, les Achéens, étant à gauche.

2) Remarques et commentaires.

• La vue aérienne (Plan XIII).

Nous avons signalé plus haut que chacun des plans qui viennent d’être proposés correspond très exactement au texte d’Homère dont l’ordonnance n’a jamais besoin d’être modifiée et se transpose, presque d’elle-même, en images. Nous trouverons un bon exemple de cette facilité d’adaptation en revenant un instant au moment où Homère passe des hommes aux Dieux, puis des Dieux aux hommes.

Au vers 16 (Plan VIII), il est naturel de détacher en ombre les guerriers sur l’horizon, et de faire monter lentement la caméra vers le ciel et ses nuages. La redescente nous est indiquée nettement au vers 187 (Plan XII) et nous sommes ramenés aux combattants dans un mouvement logique du haut vers le bas. Or, que nous décrit la comparaison suivante (v.189 à 193) et le texte qui la reprend (v.194 à 198) ? Elle nous explique une tactique : Hector cherche à se rapprocher des remparts, Achille l’en empêche et le rabat vers les Achéens; quand Hector, en effet, incurve sa course vers la droite, Achille prend, si l’on peut dire, une diagonale, et entame un mouvement qui, lui faisant parcourir moins de chemin, l’amènera inévitablement à couper la route d’Hector; celui-ci doit alors regagner le terrain perdu en se déportant à gauche, vers ses ennemis. Filmé en travelling, de face, de dos, ou de côté, ce mouvement ne pourrait être compris au cinéma; la caméra devrait en effet prendre un tel recul que les personnages ne seraient plus assez nettement visibles; il vaut mieux les montrer d’en haut: on verra ainsi, très clairement, le premier tirer à droite et le second s’élancer à la traverse (Plan XIII).

Le texte nous a donc amenés à une image nécessaire ; tout se passe comme si Homère avait vu lui-même d’en haut le déroulement de la scène. Une confirmation de ce détail se trouve d’ailleurs dans le fait qu’Homère signale la présence des guerriers haut-placés sur les remparts de Troie (v.196); on pourrait facilement les montrer dans le même plan.

• Rôle des comparaisons.

Si, dans l’établissement du plan par plan, nous n’avons pas laissé de côté les comparaisons, bien qu’elles ne soient pas immédiatement transposables en langage cinématographique, c’ est qu’elles jouent, malgré les apparences, un rôle fondamental sur lequel nous allons maintenant nous expliquer.

Dans l’ensemble de la poursuite, nous trouvons quatre comparaisons. Remarquons d’abord qu’elles s’établissent, le long du texte, à intervalles à peu près réguliers et qu’elles ont à peu près la même longueur (4 à 6 vers) .

La première de ces comparaisons (v.138 à 144, Plan IV) est consacrée à Achille; l’image du milan qui poursuit une palombe, nous précise d’emblée l’allure du guerrier grec: sa course est rapide, aisée, dominante, presque aérienne; il pousse des cris aigus, qui le stimulent et ajoutent à l’effroi de son adversaire; indications précieuses pour un éventuel acteur !

La seconde (v.162 à 166 - Plan VI) est consacrée aux deux guerriers vus ensemble; elle insiste sur la force et la valeur des deux héros sur la rapidité, la tension, la gravité d’une course dont l’enjeu est la vie d’un homme ; elle précise donc l’effort et la vitesse du mouvement pendant le premier tour de la ville.

La troisième (v.188 à 193 - Plan XIII) élargit considérablement le décor, fait maintenant de vallées et de combes, à l’instant où l’image va devenir aérienne; portant d’abord sur Achille, elle ne néglige pourtant pas Hector; elle devient aussi un peu plus abstraite; chez l’un, elle souligne l’acharnement, la hargne; chez l’autre, l’effroi, le désir de trouver un abri, même précaire; en même temps, elle annonce la tactique à venir (Plan XIII. v.194 à 198), puisqu’elle ne décrit plus une course en ligne droite, mais, tout au contraire, une série de feintes, d’écarts, de mouvements divers qui soulignent le recours d’Hector à une nouvelle méthode.

Enfin, la quatrième comparaison (v.199 à 201 - Plans XIV et XV) ralentit progressivement l’allure de la poursuite. Après le milan, au vol criard et saccadé, après les chevaux qui, le col tendu par l’effort, passent l’un après l’autre, dans un grand bruit de sabots, après le chien obstiné, qui flaire la piste et déjoue les feintes du lièvre, voici de nouveau les hommes; l’essoufflement, la fatigue maintenant les ralentissent; leur conscience se trouble dans l’effort physique; ils éprouvent le sentiment confus, né de l’épuisement, qu’ils sont condamnés à courir ainsi éternellement, à moins que les Dieux n’interviennent.

Cette dernière image conduit naturellement la poursuite à son terme; elle ramène les héros au face à face. La caméra prendra donc des gros plans qui feront redécouvrir le visage des deux adversaires avant le combat final et les rendront plus proches du spectateur en les "intériorisant".

On voit ainsi que la comparaison homérique, loin de nous éloigner du cinéma, nous en rapproche encore; elle permet, en effet, de fixer le jeu d’un acteur éventuel, en précisant, par l’allure extérieure, les sentiments du personnage à interpréter et en définissant ainsi une véritable "mimesis". Achille manifestera l’âpreté du milan, l’obstination du chien; Hector, tendu comme Achille dans un effort de vitesse, courra d’une manière plus nerveuse et plus effrayée; les deux, sur la fin, s’alourdiront de fatigue. La comparaison n’est donc pas du tout un ornement littéraire; son rôle est finalement d’apporter aux images ce qui leur manquerait dans une description purement visuelle : un rythme psychologique.

B) L’apparition d’Enée (v.697 à 709) et la fuite de Turnus (v.733 à 765).

1) Essai de plan par plan.

Nous allons voir maintenant qu’au contraire du texte homérique le récit virgilien résiste à la mise en images fidèles. Certes, n’importe quel texte peut être finalement adapté par le cinéma, mais nous voulons montrer ici que, pour Virgile, le metteur en scène devrait inventer les images, alors que, chez Homère, elles lui étaient données.

• L’apparition d’Enée (v.697 à 709).

Il est possible ici de trouver encore une certaine structure cinématographique. On pourrait en effet tirer du début (v.697 à 703) un plan d’ensemble qui situerait le décor et montrerait la ruée du Troyen; les vers 704 à 707 peuvent fournir deux plans moyens, le premier consacré aux remparts (v. 705), le second au bas des murailles (v.706); on y verrait les soldats s’arrêter, pleins de stupeur, et leur expression pourrait être reprise, en gros plan, sur le visage de Latinus (v.707 à 709). Cependant, il faudrait, pour être clair, mêler sans cesse aux trois derniers plans des rappels du premier et monter, ensemble, les soldats et le chef troyen, de sorte que l’ordre du texte serait presque détruit. Ainsi, dans ce passage facile, le texte est déjà assez loin du langage filmé.

• La fuite de Turnus (v.733 à 765).

Cette première impression va nous être radicalement confirmée par l’épisode de la poursuite. Les indications données par le texte sont, en effet, extrêmement vagues; nous avons vu plus haut que le temps et l’espace n’étaient pas nettement précisés; regardons maintenant de quel matériel descriptif nous disposons exactement dans ces 32 vers consacrés à une poursuite où se jouent, Homère et Virgile le disent l’un après l’autre, la vie et le sang d’un homme.

Il nous faudra d’abord renoncer à tirer parti du retour en arrière (v.735 à 741) qui explique longuement pourquoi l’épée de Turnus s’est brisée; dans une action de ce type, en effet, il est impossible au cinéma de s’arrêter pour donner une explication, sans rompre le rythme du récit. Il nous faudra aussi abandonner la comparaison (v.749 à 757) qui, précisant un peu l’allure d’Enée, ne nous enrichit pas pour cela d’images. Nous ne tirerons rien enfin des vers 758 à 762, parce qu’ils ne décrivent que des cris ou des paroles, dont nous ne saurons que faire si nous ne voyons pas comment l’action se déroule.

Ainsi, que nous restera-t-il? Un fragment du vers 733, les vers 742 à 748 et 763 à 765, soit un total de 10 à peine, alors que nous avions, chez Homère, tiré parti de tout le texte. Signalons, pour nous consoler, la belle image de l’épée brisée (v.741), d’ailleurs plus proche de la photo que du cinéma: « fulva resplendent fragmina harena ».

Nous avons bien besoin de consolation, car il faut maintenant renoncer complètement à tirer un plan par plan fidèle du texte de Virgile; en suivant pas à pas les quelques vers qui restent, le cinéma rendrait en effet l’action ridicule et ne parviendrait jamais, à moins de le remanier complètement, à évoquer la grandeur du poème latin. Si, quand nous sommes soutenus par le vers de Virgile, par ses sonorités, son rythme, son élan, qui traduisent, mais de façon très littéraire, le dynamisme de la course, nous pouvons la concevoir et l’imaginer en nous-mêmes, ne trouverons-nous pas absurde, au cinéma, de voir les deux héros tourner en rond l’un derrière l’autre, comme des chevaux de cirque (v.748 et 763), le poursuivi hurlant qu’on lui rende son arme (v.758 et 759), pendant que le poursuivant, boitant peut-être (v.747 et 762), menace des pires châtiments celui qui la lui rendrait (v.760 à 762) ?

Mais Virgile semble dire par ailleurs (v.753, v.742 et 743) – et cette contradiction sur la nature même du mouvement est bien caractéristique d’une vision floue des choses – qu’Enée se décide parfois à couper la route de Turnus en prenant la sécante du cercle dans lequel ils sont enfermés; dans ce cas, Turnus doit revenir en arrière et la course éclate en tous sens, comme l’exprime bien la comparaison du cerf et du chien (v.749 à 757); cette seconde méthode cependant, quoique plus logique, risquerait bien d’être tout aussi ridicule en images; n’y verrait-on pas, en effet, les deux guerriers se transformer en paisibles joueurs de basket-ball occupés à se démarquer l’un l’autre ?Dans les deux cas, il faudrait, pour être fidèle, rendre les cris poussés (v.758 à 762) à l’adresse d’assistants dont Virgile ne nous dit jamais ni la situation précise (sauf vaguement au vers 744), ni surtout les réactions; au cinéma, il faudrait donc les recréer entièrement.

Ainsi le texte ne décrit pas, il évoque ; il fait naître des images morales ou intellectuelles, que nous ne pouvons pas transposer en images réelles. L’idée du courage et de la volonté s’exprime bien, quand Enée poursuit Turnus malgré sa blessure (v. 746 à 748) :

Nec minus Aeneas, quanquam tardata sagitta
lnterdum genua impediunt cursumque recusant,
Insequitur trepidique pedem pede fervidus urget.

mais le cinéma est incapable de faire voir cette ardeur et cette supériorité de l’homme blessé qui court sans tenir compte de sa douleur; nous sommes dans un autre langage: il n’en faut donc plus douter, Virgile est irréductible au cinéma.

2) Les raisons de l’échec.

Il nous faut maintenant analyser les diverses causes de cette irréductibilité. Nous les chercherons dans le vocabulaire, dans la structure du récit et dans le rôle des comparaisons..

• Le vocabulaire.

Homère nous avait proposé une abondance de termes précis et variés, créateurs d’images et de mouvements, dont nous pouvons citer quelques exemples (1). Achille arrive (v.131); le verbe utilisé est simple, mais le casque frémit, la lance vibre, le bronze scintille d’une étrange lumière pareille à celle du soleil qui se lève (v.131 à 135); tout est agitation, action, déplacement et les images surgissent, nombreuses et nettes à l’esprit. Hector part en fuyant (v.137). Achille s’élance (v.138) comme le milan qui fond sur sa victime (v.140) et la serre de près (v.142); Hector joue des jarrets (v.144), Achille vole (v.143), tous les deux foncent sur la route (v.146) ; ils dépassent en courant les fontaines (v.157), l’un fuyant devant, l’autre poursuivant derrière (v.157). Nous pourrions ainsi, en reprenant tout le texte homérique, montrer que le même verbe n’est presque jamais répété et que le verbe fuir n’est employé que deux fois (au vers 157, avec reprise expressive en 158 et au vers 199 avec reprise logique au vers 200). La course est ainsi évoquée sous ses divers aspects et toujours décrite dans un mouvement naturel que chacun se représente aisément, parce qu’il correspond à du vécu, à de l’humain.

Les verbes qu’emploie Virgile n’offrent pas, au contraire, la même diversité. Relevons-les tous dans le passage qui nous intéresse: fugit (v. 733), diversa fuga petit aequora (v. 742), incertos implicat orbes (v.743), insequitur (v.748), pedem pede urget (v.748), fugit refugitque (v.753), fugiens (v.758), instat (v.751 et 762), orbes explent cursu (v.763). Profitons-en pour rappeler la pauvreté des termes précisant le trajet de la course et leur contradiction déjà signalée plus haut : diversa fuga (v.742), mille vias (v. 753), mais incertos orbes (v.743) et quinque orbes (v.763); n’oublions pas non plus les vagues nunc huc... inde huc (v. 743), hinc... hinc (v. 745), huc illuc (v. 764). Il est clair que les termes employés restent généraux (fuga) ou indécis (huc illuc) et que, dans l’ensemble, les verbes sont à la fois peu évocateurs et peu nombreux, surtout si l’on fait référence à Homère.

Même dans le passage, pourtant plus riche en images, de l’apparition d’Enée (v.697 à 709), le vocabulaire n’est jamais ni très précis, ni très concret dans l’action qu’il exprime; deserit, praecipitat moras, opera rumpit sont encore des termes généraux, presque abstraits, qui insistent plus, finalement, sur la joie, la rage d’Enée que sur son déplacement. A cet égard, les deux sens possibles de "praecipitat moras" (renverser les obstacles et, simplement, se hâter) sont bien caractéristiques.

Cette pauvreté du vocabulaire descriptif de mouvements ou d’images range déjà Virgile parmi les auteurs que le cinéma ne peut pas adapter en leur restant fidèle. Ces auteurs, en effet, choisissent toujours leur vocable dans le registre le plus général (fuga); le lecteur peut alors glisser dans ce concept d’ensemble l’expression imagée qui lui convient le mieux et se faire de l’action qu’il suit une idée personnelle, mais les sentiments qu’il éprouvera resteront toujours, même aux instants d’émotion, d’ordre plutôt intellectuel ou esthétique. Avec deux ou trois mots, l’auteur peut créer un monde qu’il n’impose pas vraiment et qui, de ce fait, n’existe pas sans l’intervention du lecteur; nous l’avons bien vu avec l’épisode de la blessure d’Enée. Le cinéma devra, lui, tantôt boucher les trous, inventer ce qui manque, tantôt atténuer ce qu’une image rendrait trop excessif, sinon le film sera manqué. C’est ce qui est arrivé, par exemple, au metteur en scène, pourtant prestigieux qu’est Lucchino Visconti, quand il a voulu être trop fidèle à Camus (L’Etranger - 1966); c’est, en revanche, un obstacle que n’a pas eu à vaincre Federico Fellini dans son adaptation libre du Satyricon de Pétrone (1969).

• La structure du récit.

Cet aspect "intellectuel", déjà très sensible dans le choix d’un vocabulaire pauvre ou moral, apparaît plus nettement encore dans la construction en syntaxe du récit virgilien. Nous pouvons appeler "en syntaxe" un récit qui procède par étapes successives, dont les unes sont principales, les autres subordonnées et qui calque son ordonnance sur le schéma d’une phrase complexe.

Si nous reprenons, de ce point de vue, la fuite de Turnus et sa fin (v.733 à 775), nous trouverons une causale (v.735 à 741), une comparative (v.749 à 757), une autre causale (v.766 à 773); la principale, c’est-à-dire l’action proprement dite, n’apparaît que dans les intervalles restants et elle correspond seule à ce que le cinéma pourrait à la rigueur utiliser.

Chez Homère, au contraire, nous n’avions qu’une succession de principales, autant dire d’indépendantes, suivant l’ordre chronologique et refusant l’introduction dans le "présent du récit" d’un passé explicatif; l’unité de mouvement n’était ainsi jamais rompue et pouvait s’ exprimer sans heurts dans une continuité sensible et vraie qui nous rendait l’action plus immédiatement perceptible, donc moins intellectuelle et plus vivante; c’était exactement le récit en parataxe, auquel le cinéma est presque toujours contraint de se soumettre, sauf dans quelques cas exceptionnels (flash back) toujours difficiles à présenter d’une manière compréhensible.

Ainsi s’explique que nous n’ayons pu trouver chez Virgile un moyen de suivre le texte; l’action était présentée d’une manière indécise et floue au niveau même du vocabulaire: nous manquions donc d’images; elle était aussi agencée de telle sorte que le cinéma ne pouvait la rendre sans la bouleverser complètement : nous manquions aussi d’armature.

• Les comparaisons.

Nous avons donc affaire sans doute à deux conceptions très différentes de la littérature et, dans notre texte, une étude des comparaisons nous permettra peut-être de mieux définir notre propos. Chez Homère, nous l’avons vu, les comparaisons apportaient au récit, par le biais d’une évocation rapide et extérieure, en apparence, à l’action, une espèce de réflexion (à tous les sens du mot); chez Virgile, il en va tout autrement et les centres d’intérêt du poète latin apparaissent radicalement différents.

Il faut d’abord noter que, si les comparaisons virgiliennes ne tiennent pas plus de place dans le récit que les comparaisons homériques, elles se présentent d’une manière beaucoup plus compacte et sont généralement plus longues (28 vers pour 4 comparaisons chez Virgile, chez Homère 27 vers pour 6 comparaisons). Elles tendent ainsi, par leur ampleur, à prendre une place privilégiée et font presque figure de morceaux à part, dont le caractère est nettement ornemental. La description y retrouve sa richesse, les images y deviennent plus évocatrices, l’action plus pittoresque et plus précise : la définition du cadre est aussi nettement améliorée et le poète se plaît souvent à y retrouver l’ambiance heureuse des Géorgiques (v.700 à 703 - v.715 à 724 – v.750 à 757). Ainsi, les comparaisons se dressent comme un beau chapiteau sur la colonne du récit.

Ce qui ramène cependant la comparaison à la narration proprement dite, c’est l’intention psychologique, le désir d’exprimer, dans un beau morceau de style, l’état d’esprit des héros et même leurs sentiments profonds. Le poète va faire sentir la fougue d’Enée, l’élan qui le soulève, en le comparant à une montagne comme exaltée de neige (v.700 à 703); il va dire aussi le sauvage acharnement des guerriers, d’où ces coups enfoncés dans la chair, ce sang qui coule et s’étale, cette assistance effrayée de violence (v.715 à 724); il va faire comprendre enfin la rage d’Enée, d’où ces jappements brefs, ces morsures qui se répètent, ces tentatives sans cesse renouvelées avec obstination et vivacité (v.750 à 757). Ainsi la comparaison, qui, chez Homère, précisait toujours un rythme extérieur du corps, une mimesis, pour exprimer par là un état d’ âme, ne porte plus, chez Virgile, que sur cet état d’âme; elle le précise et l’approfondit, sans tenir nécessairement compte du mouvement corporel exact; Enée en mouvement peut donc être comparé à une montagne immense et, bien sûr, immobile (v.700 à 703).

Une dernière preuve nous sera fournie par l’image du sommeil qu’on trouve chez Homère (v.199 à 201) et chez Virgile (v.908 à 914); en grec, la comparaison insistait sur le ralentissement du mouvement et sur le découragement des héros, poussés à l’abandon par le sentiment confus que la course n’aurait pas de fin; en latin, elle exprime un désarroi intérieur: c’est ainsi qu’elle parle de course (v.909), alors que les guerriers sont arrêtés depuis longtemps, et qu’elle développe ensuite, sans rapport logique évident, l’impuissance à parler et le trouble du corps (v.911 et 912). Cet équilibre des forces, dans un mouvement devenu comme éternel, qu’exprimait Homère, convenait au cinéma; cette confusion de la pensée, ce trouble uniquement intérieur qu’exprime maintenant Virgile, le cinéma ne peut guère le faire comprendre.

Ainsi, à tous les niveaux, celui des mots, celui du texte, celui du style, Virgile se refuse au langage cinématographique, tandis qu’Homère s’y prête. Avant cependant de tirer une conclusion d’ensemble sur ces deux conceptions du récit, regardons un instant la bande sonore (I) de nos deux auteurs.


III - La bande sonore

La bande sonore d’un film comprend trois éléments: les bruits, les paroles et la musique. Etudier la partition musicale convenant à ces deux textes serait déjà en préparer l’adaptation, ce qui n’est pas notre propos. Nous nous bornerons donc à une étude des bruits et des dialogues.

• Les dialogues.

Ils se répartissent, dans nos deux textes, comme les comparaisons. Occupant plus de place chez Homère, ils sont plus nombreux et plus courts (110 vers sur 223 pour 16 tirades, soit 6 environ par réplique et 47% au total); chez Virgile, ils sont moins nombreux et plus compacts (80 vers sur 254 pour 8 tirades, soit 7 vers par réplique et 30% du total). Les héros grecs parlent donc plus souvent, et moins à chaque fois que les héros latins. Cette différence est déjà bien caractéristique; d’une part, le nombre des dialogues est accru chez Homère par la présence humaine d’Athéna, déesse capable de converser avec les mortels; d’ autre part, le volume des tirades est augmenté, chez Virgile, par la longue conversation entre Jupiter et Junon, qui répond au besoin historique, ignoré par l’Iliade, de régler le destin romain par la réconciliation des deux peuples.

Il faut aussi remarquer que les dialogues courts et plus fréquents d’Homère conviennent bien au cinéma; quand Hector est tombé, notamment, les belles répliques échangées du vers 331 au vers 366 appellent à l’écran une succession de plongées et de contre-plongées en gros plan – Hector perdant sa vie dans la poussière, pendant qu’Achille lui parle sur un fond de ciel. Au contraire, chez Virgile, si les deux répliques très sobres de la mort de Turnus (v.931 à 938 – v.947 à 949) invitent aussi aux gros plans (plongées et contre-plongée), le discours de Jupiter, ceux de Junon et de Juturne appelleraient nécessairement des coupures ou des variations d’angles qu’il faudrait inventer.

• Les bruits.

Plus intéressante sera sans doute l’étude des bruits et des sons, car elle révèle un saisissant contraste avec certaines de nos remarques précédentes, bien que la conclusion reste finalement la même.

Chez Homère, seuls nous sont indiqués, en plus des dialogues, les cris poussés par les hommes (v.141 – v.294), et l’ensemble de l’action se déroule dans un silence presque total; au vers 205, Achille invite par un signe ses amis à ne pas tirer; au vers 290, la lance d’Hector frappe sans bruit le lourd bouclier d’Achille. Ce silence étonnant ne tient pas seulement aux lances de bois dur et aux boucliers en triple peau, peu faits pour résonner; on sent plutôt que le monde extérieur se tait devant l’action des hommes en fureur; tout s’exprime, de préférence, par la lumière et le mouvement (v.134 et 135 – vers 317 à 319).

Chez Virgile, au contraire, les bruits jouent un rôle très important dans l’évocation du combat. Les armes d’Énée font un horrible bruit de tonnerre (v.700), les boucliers sont sonores (v.712), la terre gémit (v.713), un fracas immense emplit le ciel (v.724), les assistants hurlent (v.730), Turnus réclame à grands cris son épée (v.758 et 759), Enée, derrière lui, se répand en menaces verbales (v.760); plus bas, le trait lancé par Enée sonne comme une machine de guerre, éclate comme la foudre et traverse en sifflant la cuisse de Turnus (v.921,923,926) ; quand Turnus tombe, les Rutules poussent un long cri de déception que se renvoient montagnes et forêts (v.928 et 929). Tous ces bruits évocateurs résonnent encore longuement dans les comparaisons qui sont, à cet égard, concertantes: la forêt retentit du beuglement des taureaux (v.722), le chien jappe autour du cerf (v.751), ses mâchoires claquent dans le vide (v.755), les rives, les lacs, le ciel entier grondent et reprennent le cri des bêtes (v. 756 et 757). Ici le vocabulaire de Virgile retrouve la variété qui lui avait manqué pour peindre le mouvement : gemitus, fragor, crepitus, vox, latratus, tumultus, sonorus, intonare, exclamare, increpare, vocare, fremere, stridere, remugire, tonare; si le poète latin ne voit pas bien, il sait entendre et notre passage, intransmissible au cinéma, serait facile à recréer pour la radio par exemple. La vie ne lui fait pas défaut.

Aux mouvements précis et silencieux d’Homère, Virgile oppose donc des images floues, mais frémissantes de bruits et les deux auteurs confirment ainsi leur différence par rapport au cinéma. L’absence de notations sonores ne sera pas, en effet, une gêne pour l’éventuel adaptateur de l’Iliade: il laissera faire les images et enregistrera les bruits réels (pas, souffle des hommes, son des armes, etc.) sans rien ajouter d’autre. En revanche, certaines des indications de Virgile, précises dans le texte, seront bien difficiles à mettre sur une image, notamment quand il s’agit d’échos amplifiés ou de cris que la terre et le ciel poussent d’eux-mêmes (v.713 – v.756 et 757).

Là encore, les conceptions du récit se révèlent totalement différentes. Homère trace des hommes une image nette et les isole dans un monde silencieux qu’ils semblent, être seuls à peupler; ils sont donc plus proches de nous, plus accessibles pour ainsi dire. Chez Virgile, en revanche, si les cris et les bruits des hommes contribuent à leur donner plus de vie, ils servent aussi à les situer dans un monde infini, qui s’ intéresse à eux, les écoute, leur répond, mais que les Dieux dominent; l’homme n’est finalement presque rien, s’il n’a pour accroître son cri, l’écho divin du monde. Les hommes ainsi s’agitent, à grand fracas, mais les Dieux invisibles et silencieux, les observent et règlent finalement leur destin en fonction d’un monde à venir qui est celui de Rome.

*

Nous n’avons pas voulu faire, dans cette étude, une comparaison d’Homère à Virgile, mais une comparaison d’Homère et de Virgile au langage du cinéma. Nous avons pu ainsi démontrer qu’à tous les niveaux – architecture du temps et de l’espace, expression du mouvement, nature du vocabulaire, structure du récit, emploi des comparaisons, évocation des Bruits – l’écriture homérique était en rapport étroit avec celle du cinéma, alors que cette correspondance n’apparaissait pas chez Virgile. Nous avons donc été conduits à dégager progressivement deux conceptions différentes du récit épique, sur lesquelles nous pouvons, pour conclure, revenir une dernière fois.

En premier lieu, l’épopée homérique nous apparaît comme une tragédie de la chose vue, c’est-à-dire du réel et de l’humain; l’épopée virgilienne, au contraire, est une tragédie de la chose inventée, c’est-à-dire de l’imaginaire et du divin. L’une se rapporte à des événements presque historiques encore et racontés, décrits à haute-voix; l’autre à des faits légendaires, écrits dans le silence d’une pièce tranquille. Chez Virgile, les actions humaines, les cadres humains de l’espace et du temps sont flous; les hommes se poursuivent, dramatiquement enfermés à l’intérieur d’un cercle abstrait qui les tient prisonniers; la nature, qui les entoure et se fait l’écho puissant de leur rage, leur donne une grandeur qui ne dépend que d’elle; les Dieux enfin, n’apparaissant jamais, se manifestent à tout instant et règlent tous les destins; symboles de l’avenir de Rome, ils sont en fait les principaux personnages. Chez Homère, en revanche, les contours humains sont nets; ils évoquent une image vivante, dont nous voyons, immédiatement, la mimesis possible dans un cadre spatio-temporel exact; ils tournent à l’extérieur d’un cercle concret de murailles, qui ne les enferme pas, comme s’ils pouvaient encore décider de leur avenir. Il n’est pas nécessaire de les grandir; ils sont grands en eux-mêmes, en tant qu’hommes de chair et de sang, pleins de vertus et de faiblesse et les Dieux, pour les conduire, doivent se rendre visibles et pareils à eux. Le grossissement dans l’Enéide, au contraire,le plus souvent fondé sur le tumulte et le bruit d’un instant, resterait dérisoire sans l’écho d’un univers immense et plein de Dieux, où l’homme cherche à confirmer sa place. Avec Homère, c’est l’épopée de l’être tel qu’il est, de l’être accepté aux détours malheureux d’une vie dont il est responsable; avec Virgile, c’est l’épopée de l’être qui cherche à devenir autre chose que lui-même, à s’échapper, comme si la confiance en l’homme était déjà moins assurée.

En même temps qu’elles diffèrent par leur conception du rôle de l’homme, les deux épopées s’opposent par leur mode d’expression. Homère dit le monde, Virgile en parle ; Homère fait confiance au "verbe", et le "verbe" lui rend sa confiance; il nomme et la chose est; il dit la course, il dit l’homme qui court et nous les voyons; il nous donne un monde à regarder et nous recevons des images nettes et claires. Virgile, au contraire, semble déjà se méfier des mots et de ce qu’ils pourraient évoquer; nous ne voyons plus des corps, mais des formes bruissantes; « la langue est sans doute plus stérile, et n’a pas des mots qui expriment si heureusement les choses que la langue grecque » [Jean Racine, Commentaire de l’Odyssée, Uzès.; elle est comme frappée d’une pudeur paralysante. Ainsi Virgile ne dit plus exactement, il s’exprime à côté, par des comparaisons pleines de taureaux, de cerfs, de chiens, de montagnes, de lacs et de bois, tous ces éléments de la nature, avec lesquelles l’auteur des Géorgiques se sent toujours pleinement accordé et qui font, au milieu des récits, figure d’admirables ornements; du coup, c’est avec une oeuvre d’art que nous sommes mis en contact, c’est la beauté du style qu’on nous invite à admirer, non plus la chaleur et le rythme de la vie même.

D’une oeuvre à l’autre, l’homme et sa langue ont donc bien changé; de la parataxe d’Homère, que le cinéma retrouve, et qui exprime les événements comme ils se passent, nous sommes arrivés à la syntaxe de Virgile, à une expression plus abstraite où l’homme physique disparaît progressivement devant l’homme intellectuel, inventeur de causes, doué de logique et de mémoire et chez qui l’expression tend déjà à se créer pour elle-même, au détriment de la représentation qu’elle prétendait donner du monde. La même évolution apparaîtrait bien dans la statuaire; la technique, classique, grecque ou romaine, est plus parfaite, mais elle se pose elle-même comme objet de sa propre création; la technique archaïque est bien plus sommaire, mais se rapproche davantage de la vie dans le rendu, par exemple, des visages et des sourires. De la parataxe des belles images à la syntaxe des belles formes, apparaît ainsi une conception totalement différente du monde et de la représentation qu’on en peut donner.

Il ne nous appartient pas ici de porter un jugement de valeur sur ces deux méthodes. Loin de nous, en tout cas, l’idée qu’une oeuvre intransmissible directement au cinéma est une oeuvre sans intérêt! On peut y voir, au contraire, la marque même de sa spécificité. Nous n’avons voulu qu’utiliser le cinéma comme instrument d’une recherche qui n’aura peut-être pas semblé trop aventureuse; du même coup, nous espérons avoir oeuvré pour le 7è art et démontré, en passant, qu’il n’a jamais été, ni un passe-temps d’illettrés, ni un divertissement d’ilotes.

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Termes techniques utilisés

Bande sonore : Ensemble des sons enregistrés sur le film à côté de l’image et reproduits par lecture optique ou magnétique au moment de la projection.
Cadrage : Définit la composition d’un plan dans sa permanence ou à un point de son évolution - Dépend de la position des objets dans l’image ou de la position de la caméra (et du spectateur) par rapport à ces objets.
Champ : Espace filmé par la caméra. Entrer dans le champ = entrer dans le plan, devenir visible au spectateur.
Champ et contrechamp : Présentation en alternance de deux personnages (ou deux groupes) qui s’opposent ou non (cf. en gros le dialogue).
Contre-jour : Photographie dans laquelle le soleil se trouve face à l’ objectif; détache le sujet en foncé, éblouit un peu le spectateur.
Contre-plongée : la caméra étant placée bas, le sujet est vu de bas en haut; il apparaît alors grandi et dominateur – Voir aussi plus haut: plongée verticale.
Flash back ou retour en arrière : procédé par lequel on revient, sur des événements passés pour expliquer un fait ou le rectifier.
Gros plan : Seul un détail (mains, visages, armes, etc.) apparaît: l’attention étant attirée sur lui, il prend plus d’importance - Le gros plan de visage insiste sur le sentiment intérieur du personnage.
Plan : Structure audio-visuelle d’ensemble résultant d’une prise de vue ininterrompue; il peut être esthétiquement défini par sa fixité ou sa mobilité. son éclairage, son cadrage, la durée, le son, etc.
Plan d’ensemble : Plan qui présente, en plus des personnages, le lieu géographique dans lequel l’action se déroule. Cf. : plan moyen, gros plan, très gros plan.
Plan moyen : Le plan présente un ou plusieurs personnages photographiés en pied dans un décor en général assez restreint.
Plan par plan : Description de l’action telle qu’elle sera filmée; on dit aussi découpage. Le plan par plan est établi à partir du scénario ou du synopsis.
Plongée : la caméra étant placée haut, le sujet est vu de haut en bas: il paraît écrasé et diminué.
Plongée verticale : la caméra est placée juste au-dessus des personnages et le plan est photographié à la perpendiculaire.
Séquence : Ensemble constitué d’éléments plus restreints, eux-mêmes composés d’un nombre variable de plans, et présentant une certaine unité et un sens complet (cf., en gros, le paragraphe d’un texte écrit).
Téléobjectif : Objectif de 30 à 150 mm (ou plus) qui permet de rapprocher des sujets éloignés; l’utilisation du téléobjectif efface les perspectives et provoque un effet de ralentissement.
Travelling : déplacement de la caméra à l’intérieur du décor et du plan - le travelling latéral, est un déplacement parallèle à l’objet filmé. Le travelling arrière est un déplacement vers l’arrière; si les personnages se déplacent, le travelling permet de les garder dans le même plan.
Très gros plan : La caméra étant encore plus proche de l’objet, le très gros plan transforme en "signe" l’expression du visage ou la présence de l’objet.
Voix-off : Utilisation spéciale de la bande sonore qui permet de faire parler un personnage sans le montrer dans aucun plan.


Cet article a été publié dans Caesarodunum, 5, 1970, pp. 155-169.


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