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LA COLONNE TRAJANE, UN GRAND FILM HISTORIQUE



UN PEU D’HISTOIRE

Les Daces

Proches des Thraces et des Gètes, les Daces étaient un peuple valeureux, qui vivait sur le territoire approximatif de l’actuelle Roumanie. Dès 76 avant J.-C., ils s’étaient heurtés à Rome, mais le consul C. Scribonius Curio, effrayé par la profondeur des forêts, s’était arrêté à leur frontière. Au temps de César, Boerebistas avait uni les diverses tribus en un seul peuple, auquel il avait appris la discipline et la sobriété; avec ses soldats, il avait ravagé les rives de la Mer Noire et César s’apprêtait, en 44, à lutter avec lui, quand il fut assassiné. Les heurts entre Daces et Romains furent alors de plus en plus fréquents et les Daces inspirèrent à Rome une terreur dont Virgile, par exemple, s’est fait l’écho, quand il loue celui qui n’a pas peur « du Dace qui descend de l’Ister conjuré ». (Georgiques, Il, v. 497).

Le péril dace devint plus grand encore avec Décébale (Ph. 13), prince énergique et doté d’un génie militaire que même ses ennemis reconnaissaient ; Domitien entreprit alors une campagne hâtive, dans laquelle Décébale écrasa les légions de Cornélius Fuscus qui périt avec ses troupes; après la victoire de Calpurnius Julianus, un traité hypocrite permit à Domitien de célébrer un faux triomphe et de prendre le surnom de « Dacicus », mais le vrai vainqueur était le Dace, car rien n’était vraiment réglé.

Les guerres de Trajan

Les guerres victorieuses que Trajan, le véritable « Dacicus » mena contre les Daces en 101-102, puis en 105-107, aboutirent à la création d’une nouvelle province romaine, la Dacie; l’Empire connut alors son maximum d’extension, mais la Dacie, dernier territoire annexé, fut aussi le premier perdu, puisqu’il fut progressivement abandonné à partir de 258.

Le but de l’Empereur était d’abord de réaliser le rêve de César et d’étendre définitivement les frontières de l’Empire au-delà du Danube ; c’était aussi de réduire les effets d’une grave crise économique en « injectant », comme on dit aujourd’hui, l’or des Daces dans le trésor de Rome; la Dacie possédait, en effet, d’importantes ressour ces en métal jaune.

Si les desseins de Trajan sont clairs, le détail des opérations militaires l’est beaucoup moins ; nous ne le connaissons, en effet, que par l’œuvre, en partie résumée, de l’historien grec Dion Cassius (fin du IIe siècle ap. J.-C.) ; les « Commentaires » que Trajan avait écrits, ou fait écrire, ne nous sont pas parvenus, ni le livre 23 des Histoires d’Appien, qui traitait du même sujet. Il nous reste heureusement la Colonne Trajane, dont le récit est cependant très général.

Les opérations militaires

Nous savons seulement qu’une première bataille eut lieu près de Tapae dans l’année 101 et qu’elle fut interrompue par un violent orage, ce qui ne permit pas aux Romains d’obtenir une victoire décisive, Pendant l’hiver, les Daces et leurs alliés, les Sarmates, franchirent le Danube, afin d’isoler les armées romaines; mais Trajan se rendit vite au devant d’eux et les défit complètement à Nicopolis ad Istrum (Ph. 1). Avec l’aide de la cavalerie maure de Lusius Quietus (Ph. 2), arrivée dès 102 en Dacie, il refoula les Barbares dans les montagnes; bientôt, Sarmizegethusa, la capitale dace, fut investie et prise. Décébale signa des traités, aux termes desquels il renonçait à « l’aide financière » que les Romains lui consentaient depuis l’échec de Domitien et rendait les armes que Rome lui avait prêtées à la même époque; il abandonnait aussi les territoires occupés par les légions et livrait à Trajan tous les transfuges romains, qui avaient combattu près de lui.

Mais le roi rompit la paix en 106 ; une deuxième guerre commença donc et fut essentiellement consacrée, en 107, au siège long et diffi cile de la capitale dace ; Sarmizegethusa reprise, les Romains pour chassèrent sans répit Décébale, qui se suicida, lorsqu’il fut surpris par un escadron de cavalerie (Ph. 3) ; l’homme qui apporta la tête de Décébale à Trajan s’appelait T. Claudius Maximus ; sa tombe a été récemment découverte près de Philippes, en Grèce, et l’épitaphe rappelle cet exploit. Leur chef disparu, beaucoup de Daces se donnèrent la mort (Ph. 4) et les autres renoncèrent progressivement à se battre; la Dacie devint romaine pour plus d’un siècle ; cette occupation, relativement brève, suffit cependant à faire des Roumains un peuple latin sur les rives du Danube.

La victoire

Lorsque Trajan revint à Rome, il fit ériger, entre 110 et 113 ap. J.-C., une colonne triomphale, entièrement sculptée, qui devait célébrer sa victoire en racontant, suivant la tradition romaine, les guerres victorieuses qu’il avait menées contre les Daces.

Cet ouvrage extraordinaire et nouveau, qui fut imité par les Anciens eux-mêmes (colonnes de Marc Aurèle à Rome, de Théodore et d’Arca dius à Constantinople) et par... Napoléon Ier (Colonne Vendôme), nous donne de nombreux renseignements sur la conquête de la Dacie et nous étonne encore à plus d’un égard.

LA COLONNE TRAJANE ET LES GUERRES DACES

La Colonne Trajane est, en effet, l’un des monuments les plus originaux de l’art romain; elle se dresse encore à Rome au centre du « Largo dei Foro Traiano » et servit à partir de l’année 117, de tombeau à l’Empereur ; à cette époque, en effet, les cendres de Trajan furent déposées dans la base de la colonne, ornée de trophées, qui rappelaient l’étendue de ses victoires; en même temps, la statue du Prince fut placée au sommet, où elle demeura jusqu’en 1587, date à laquelle on la remplaça, sur l’ordre du Pape Sixte V, par la statue de saint Pierre.

Au moment de son érection, la Colonne Trajane se trouvait sur le Forum que Trajan avait fait construire entre le Capitole et le Quirinal, dans le prolongement des « Forums » d’Auguste et de César. Elle se dressait derrière la Basilique Ulpienne, entre les bibliothèques latine et grecque, face à l’emplacement du temple qu’Hadrien devait consacrer en 119 à son prédécesseur divinisé. Exaltant la victoire sur les Daces, elle rappelait aussi l’immensité du trésor que Trajan avait tiré de ses conquêtes et faisait partie d’un ensemble de constructions urbaines qui symbolisaient, entre autres choses, le retour à la prospé rité économique et financière. L’auteur de toutes ces réalisations fut sans doute l’architecte Apollodore de Damas, qui construisit aussi le grand Pont de Trajan sur le Danube (Ph. 5).

Œuvre raffinée, et d’une conception très nouvelle pour l’époque, la Colonne Trajane s’élève à une hauteur de 40 m environ; haut à lui seul de 27 m, le fût en est constitué par 17 tambours en marbre de Paros qui sont posés les uns sur les autres ; chacun d’eux a 3,83 m de diamètre et 1,56 m d’épaisseur. La précision des mesures est telle qu’afin de corriger les erreurs d’optique, dues à la hauteur, les figures du haut sont plus grandes que les figures du bas d’environ 20 cm. L’ensemble constitue donc une œuvre d’art exceptionnelle.

Le récit sculpté sur la Colonne Trajane se présente sous la forme d’une frise continue qui se déroule en 23 tours sur près de 200m de long. L’origine de ce procédé, qui apparaît ici pour la première fois à Rome, est sans doute orientale, même si Apollodore de Damas n’en est pas vraiment l’auteur. On a pu reconnaître, dans l’argument de la frise, un certain nombre de thèmes traditionnels, tels que les marches, les sacrifices, les discours aux troupes, etc., mais beau coup d’événements sont caractéristiques de la guerre et prennent place dans une chronologie précise, comme, par exemple, la capture et la mort de Décébale, dont l’inscription récemment découverte en Grèce confirme bien l’authenticité.

La frise est une mine exceptionnelle de renseignements sur le monde ancien, grâce à l’extrême précision des détails relatifs, par exemple, aux costumes, aux armements, aux ouvrages civils et militaires des Romains et des Daces. Elle nous offre une image du fonctionnement de l’armée romaine en guerre, en faisant revivre sous nos yeux la construction des camps (Ph. 6), des routes et des ponts, les sièges, les combats, les pillages, ou la vie des garnisons. Elle nous plonge ainsi dans une guerre dont nous voyons tous les détours et qui ne repose pas uniquement sur les batailles, comme celles de Tapae ou de Nicopolis, mais aussi sur les travaux du génie et sur les négociations officielles. Elle nous propose donc une image exacte et humaine de la conquête romaine; on découvre les peines et les souffrances des soldats romains, l’acharnement des peuples daces à défendre leur liberté, leur guérilla désespérée dans les montagnes, leur suicide collectif (Ph. 4) au moment de la chute de leur capitale, le long exode des populations qui fuient l’occupation romaine. L’adversaire de Trajan, qu’il soit noble ou issu du peuple, n’est jamais diminué, ni méprisé, et la frise apparaît comme un irremplaçable document humain tout inspiré des philosophies de l’époque et tout imprégné du respect de l’homme et de l’humanité.

COLONNE TRAJANE ET SCÉNARIO

Mais la frise continue présente aussi un aspect cinématographique étonnant pour le spectateur moderne qui ne s’attendait pas à trouver, il y a 19 siècles, des procédés narratifs et descriptifs semblables à ceux qu’utilisent de nos jours la bande dessinée et, par là même, le cinéma.

La conception de la frise est déjà très proche des méthodes du cinéma. On sait, en effet, que les sculptures ont été dessinées d’abord sur des panneaux correspondant chacun à la longueur d’une spirale; à l’occasion, telle ou telle scène prévue dans un ensemble pouvait être réutilisée dans un autre avec quelques variantes. Les dessins étaient ensuite sculptés sur les tambours qu’on montait successive ment à J’aide de ces machines perfectionnées que les Romains utili- saient couramment pour leurs grandes constructions. Mais il fallait bien que le sculpteur sût, avant de commencer, quel plan il allait suivre et ce qu’il allait raconter; l’improvisation lui étant absolument interdite par l’impossibilité pratique où il se trouvait de modifier la surface à décorer, il connaissait dès le début les scènes qu’il sculpterait à la fin et devait, à chaque tableau, se souvenir de tous les autres. Sans doute avait-il fait le découpage d’un texte historique racontant les guerres daces (celui de Trajan certainement) ; le dé coupage préalable était, en effet, nécessaire pour que les scènes sculptées occupent une longueur exacte de 200 mètres, déterminée à l’avance par la hauteur du fût et la largeur de la bande.

Or, partir d’un texte initial pour aboutir à une suite continue d’images, c’est très exactement la définition que l’on pourrait donner du tournage d’un film et la Colonne Trajane peut être considérée comme l’adaptation d’un récit historique par l’intermédiaire d’un scénario.

Le sculpteur s’est ainsi trouvé dans la même situation qu’un cinéaste moderne, puisqu’il partait d’un texte précis qu’il voulait adapter en images et disposait d’un cadre fixe limité en hauteur (format) en en longueur (durée), sur lequel ses tableaux devaient, seule différence, non pas défiler, mais se juxtaposer. Du début des travaux, jusqu’à leur achèvement, la Colonne Trajane, qui est aussi un remarquable travail d’équipe, a donc été construite comme un film: choix du texte initial, découpage, établissement du scénario, réalisation, montage. La colon ne elle-même se dressait, au-dessus des bibliothèques et du Forum, telle une superproduction coûteuse, exaltant, par le rythme et la couleur – car toutes les figures étaient peintes –, l’armée, l’Empereur et l’esprit romain, vainqueurs enfin d’un peuple guerrier que ni la République, ni Domitien n’avait su réduire à leur merci.

LA COLONNE TRAJANE, FILM PÉTRIFIÉ

Ainsi, la frise continue apparaît, aux yeux du spectateur moderne, comme un grand film miraculeusement immobilisé; la communauté d’esprit, qui se manifeste par-dessus les siècles entre le sculpteur antique et le metteur en scène moderne, permet de retrouver, même dans les détails, des méthodes et des points de vue absolument semblables, ce qui jette souvent un jour nouveau sur l’interprétation des événements.

L’évocation du mouvement

Dans la plupart des scènes de la Colonne Trajane, les personnages se déplacent, soit à l’intérieur d’un espace déterminé, soit d’un endroit vers un autre. Pour rendre ce mouvement visible, le sculpteur utilise deux procédés: la décomposition et la suggestion du mouvement.

Dans le premier cas, le déplacement ou le geste s’exprime par la présence de personnages semblables (ou peut-être du même personnage) représentés dans des postures ou des emplacements différents. Dans le second, la position du corps et la direction des regards font comprendre qu’une personne ou un groupe de personnes se dirige vers un lieu déterminé ; si le mouvement était filmé on verrait les acteurs apparaître, par exemple, à gauche de l’écran, puis disparaître à droite, pendant que d’autres leur succèderaient.

Ces deux procédés sont évidemment fondamentaux. Le premier re prend le principe même du cinéma, puisque, on le sait, la caméra divise d’abord chaque seconde en 18 ou 24 images, qui s’animent ensuite au moment de la projection. Le deuxième représente une prise de possession de l’espace et du temps. Toutefois, il nous paraît peu utile d’insister; ces évocations de mouvements se trouvent en effet sur beaucoup d’autres monuments anciens et ne sont pas propres à la Colonne Trajane.

Les plans

Les plans, en revanche, sont un élément beaucoup plus caractéris tique. L’étude des sculptures révèlera que les plans extrêmes (gros plan et plan de grand ensemble) sont très rares; au contraire, les plans intermédiaires (plan moyen et plan de petit ensemble) sont beaucoup plus fréquents. Les personnages sont donc presque tou jours situés dans leur entourage immédiat; on aperçoit derrière eux des maisons, des arbres, des ponts, d’autres hommes, etc.

Ce choix ne répond à aucune obligation technique ; rien n’empêchait le sculpteur, qui l’a fait une fois au moins, de consacrer toute la largeur d’une spirale, soit à un seul visage (Ph. 7), soit à une grande ville assiégée (Ph. 8). L’artiste a manifestement voulu situer l’histoire au niveau de l’homme et du groupe; c’est pourquoi l’individu n’est jamais, ni diminué dans un énorme paysage, ni distingué de ses compagnons, même quand il s’agit de l’Empereur. La frise n’est pas en effet une épopée militaire à la gloire de Trajan, mais le récit d’une guerre longue et difficile, dont l’armée sort victorieuse grâce au chef et à la discipline.

Les angles

Cette utilisation « idéologique » de la nature des images se retrouve très nettement dans les différents angles que le sculpteur a choisis pour présenter ses personnages; l’existence d’une plongée (personnages vus d’en haut) ou d’une contre-plongée (personnages vus d’en bas) répond toujours à une intention psychologique ou visuelle déterminée.

Les contre-plongées, en particulier, qui accentuent l’angle sous lequel on peut voir la Colonne, sont très fréquentes. En général, elles ten dent à magnifier ce qui est en haut (Ph. 9) ; elles peuvent aussi grossir et amplifier ce qui est en bas; l’auteur les utilise fréquemment pour montrer les soldats romains à l’assaut d’une place-forte; il fait ainsi des légionnaires un énorme appareil dont la force devient beaucoup plus sensible; les Daces, au contraire, même quand ils assiègent leurs ennemis, ne sont presque jamais figurés sous cet angle; l’artiste est donc bien conscient des procédés qu’il utilise et des effets qu’ils veut produire.

Les plongées sont plus rares; elles permettent cependant de représenter les hommes à l’intérieur des constructions qui les entourent, comme si le regard passait par-dessus les murailles, et peuvent éventuellement souligner l’infériorité de l’adversaire.

La profondeur de champ

Le désir de « prendre parti » et de souligner le sens des événements par la nature même de l’image apparaît très nettement encore dans l’utilisation, généralement très habile et très « photographique », de la profondeur de champ.

Dans certains plans, l’espace est occupé, pour ainsi dire, en profondeur et joue par sa présence un rôle dramatique, ou logique, essen tiel. Quand l’Empereur apparaît, par exemple, face aux remparts de Sarmizegethusa (Ph. 8), il importe peu de saisir à quel endroit précis il se trouve, ce qui compte, c’est qu’il est en amorce devant la ville à prendre et qu’un rapport évident s’établit entre l’énormité des rem- parts à l’horizon et la puissance du personnage placé juste devant nos yeux. Une disposition légèrement différente joue un rôle encore plus dramatique lorsque l’on voit les Daces fuir un village que les Romains (Ph. 10) incendient, pendant que Trajan regarde au loin des fortifications ennemies. Dans les deux cas, un rapport psychologique s’instaure entre l’acteur principal et le décor éloigné; l’intention du sculpteur est donc volontaire et nous n’avons pas affaire à de simples toiles de fond.

Le personnage peut apparaître aussi, comme au cinéma, sur un fond neutre, lisse ou flou suivant les cas; il est alors isolé du contexte et tout l’intérêt se concentre évidemment sur lui; cette technique est en général réservée aux discours de l’Empereur, qui commandent souvent toute la suite du récit, puisque ses ordres sont toujours exécutés sans retard.

La surimpression

Dans un domaine assez proche, le sculpteur utilise à l’occasion un procédé filmique particulier, celui des surimpressions, qui permettent de montrer deux images l’une sur l’autre, et par conséquent deux ac tions qui se passent en même temps; il va de soi que cette technique ne peut être qu’exceptionnelle et qu’elle est assez rare.

Sur la frise, le désir de placer deux images l’une sur l’autre est indiqué par l’apparition (autour d’un fond lisse ou flou) d’une bande torsadée qu’on aperçoit toujours très nettement et dont le rôle est d’isoler un sujet particulier au milieu d’un autre plus vaste. C’est elle, par exemple, qui entoure le gros plan du dieu Danuvius (Ph. 7), c’est elle également que le sculpteur utilise quand il veut montrer à la fois la vie d’un camp romain et les combats qui se livrent à l’entour (Ph. 11).

Cette méthode à caractère cinématographique présente un intérêt esthétique évident; elle permet aussi, comme dans un film, d’accélérer le rythme narratif et correspond souvent à une ellipse ou à un bref montage parallèle.

Travellings et panoramiques

Les divers procédés que nous venons de signaler ont la particularité d’appartenir à la fois au domaine de la photographie et à celui du cinéma, mais il en existe d’autres qui ne se trouvent que dans le film et dont le sculpteur avait déjà découvert l’équivalent.

Le cas le plus net est celui des « panoramiques », véritable description en longueur, qui apparaît sur la sculpture comme une habile solution aux problèmes de perspective; la frise est, si l’on peut dire, pulsée de gauche à droite, les décors s’étendent le plus souvent dans cette direction, car les choses placées les unes à côté des autres sont plus faciles à montrer que les choses placées les unes derrière les autres. La profondeur de champ, dont nous avons parlé déjà, n’en devient, par contraste, que plus intéressante. Le cinéma, art sans vraie perspective, ne procède pas autrement: les panoramiques, ini tiaux ou non, sont chez lui plus fréquents que les plans en profondeur. Les travellings, procédé semblable au précédent, nous donnent souvent des indications sur l’importance et la durée d’une scène. Lorsque les cavaliers défilent devant la tribune où l’Empereur tient conseil et vont s’arrêter devant le sacrifice, le premier tableau paraît moins important que le second et n’est signalé, pour ainsi dire, qu’en passant.

Un bel exemple de panoramique nous est offert au début du récit, lorsque les rives du Danube semblent se déplacer lentement sous nos yeux et que les fortins qui gardent le fleuve apparaissent les uns après les autres, en même temps que le champ de vision s’élargit. De même, lorsque les Daces se rendent à Trajan à la fin de la première guerre, notre regard parcourt la longue file des vaincus suppliants et agenouillés, derrière lesquels apparaît la ville qu’ils n’ont pas su défendre; au début de l’image, l’Empereur assis reçoit leur soumission (Ph. 12), à la fin, Décébale debout semble déjà penser aux guerres à venir (Ph. 13) et la présence des deux chefs répond parfaitement aux règles du cinéma qui veulent qu’un bon panoramique commence et finisse toujours par une image fixe et importante.

L’évocation du son

Il y a plus encore cependant: la frise continue ne se contente pas d’évoquer des images mobiles; elle décrit aussi les sons et les paroles auxquels elle donne parfois un rôle dans l’action. Les soldats romains, les messagers daces ne sont pas muets et les mots qu’ils prononcent ont des répercussions sur les images qui suivent.

Parfois même, les images évoquent des bruits qui viennent seulement renforcer l’intensité de l’action; au début du récit, dans le panoramique dont nous parlions plus haut, le silence règne; avec les images de ports et les hommes au travail, apparaissent les premiers bruits, les premières paroles indistinctes, puis ce sera le piétinement des légions en marche, la rumeur des hommes parlant entre eux, les ordres que l’on crie, le hennissement des chevaux, le choc des armes et, pour finir, la parole claire de l’Empereur, facteur d’ordre au seuil de la guerre.

L’évocation du son renforce le déroulement des événements et s’accompagne d’une modification sensible de l’éclairage; les premières images sont dans la nuit et le silence; seules brillent les torches; mais le discours de Trajan sera prononcé dans la lumière crue d’un jour qui s’est levé en même temps que les bruits augmentaient, pour souligner que tout commence et que nous sommes à l’ouverture d’une grande histoire.

Liaisons et montages

Entre les images elles-mêmes, dont la nature est déjà si proche des plans d’un film, prennent place un certain nombre de liaisons que le cinéma nous permet de mieux comprendre. Un arbre, dressé du haut en bas de la frise, est presque toujours l’équivalent d’un "fondu au noir" et signifie généralement qu’un certain temps s’écoule entre les deux actions qu’il sépare (Ph. 14). De même, deux tableaux fortement opposés par leur contenu, comme ceux qui représentent, d’un côté la clémence des Romains, de l’autre, le massacre des prisonniers par les femmes daces, correspondent parfaitement au « cut », c’est-à-dire à une liaison brutale et vive par forte opposition. Il existe aussi quelques plans où les répétitions d’images et le tracé des lignes de force font penser aux "fondus enchaînés", dans lesquels le passage d’une série à une autre se fait par superposition progressive (Ph. 15).

Entre ces diverses liaisons, les images s’organisent en ensembles narratifs cohérents; on y retrouve toutes les particularités des séquences du cinéma, puisque, par exemple, le temps s’écoule plus vite, par ellipse, entre deux séquences qu’à l’intérieur d’une même séquence. L’action est ainsi décrite par "tranches" successives, choisies pour leur intérêt logique et dramatique et certains événe- ments se trouvent exclus, parce qu’ils auraient alourdi le rythme général ou provoqué des répétitions inutiles. Un tel choix évidemment nécessaire laisse planer un doute sur l’objectivité historique de la frise; mais n’est-ce pas le cas de la plupart des adaptations cinéma tographiques, toujours infidèles à l’œuvre dont elles se sont inspirées?

Enfin, les séquences sont bâties suivant des procédés qui correspondent aux trois types les plus courants de montages; tantôt, les faits sont présentés dans l’ordre chronologique simple (montage linéaire), tantôt ils sont organisés suivant une cadence particulière qui met souvent un événement dramatique en relief (montage rythmique), tantôt enfin ils apparaissent les uns derrière les autres, mais se passent en fait en même temps à des endroits différents (montage parallèle) ; ce dernier type de mise en place, très fréquent dans les grands westerns et qui permet de décrire à la fois les deux camps en présence, a causé bien des difficultés aux commentateurs plus anciens, qui ne pouvaient, il y a plus de 80 ans, s’appuyer sur un mode de récit encore inconnu.

CONCLUSION

On voit que la Colonne Trajane est un monument exceptionnel à tous égards et qu’il peut étonner le spectateur moderne, comme il a surpris les Anciens. Son originalité était si grande, par rapport aux œuvres antérieures, plus "photographiques" et plus figées, qu’elle n’a manifestement pas été comprise par les artistes qui ont tenté de l’imiter; c’est ainsi que la colonne de Marc Aurèle (ou Colonne Antonine), que l’on peut voir encore à Rome au centre de la belle Piazza Colonna, reprend toutes les techniques de la frise continue, mais d’une manière si maladroite qu’on sent bien qu’il manque au nouvel artiste une compréhension réelle des procédés qu’il utilise; l’art s’oriente déjà dans une autre voie, moins classique et plus tourmentée, mais le récit s’immobilise dans des schémas souvent malhabiles.

Jamais, en effet, le mouvement n’a si profondément pénétré la sculp ture que dans la frise de la Colonne Trajane ; jamais non plus, sans doute, l’intention de faire un récit continu n’a été si nettement affirmée. La Colonne Trajane est ainsi, de tous les monuments anciens, celui dans lequel le mouvement joue le plus grand rôle à tous les niveaux, puisqu’il intéresse à la fois les acteurs et les spectateurs. Il suffirait, pour s’en convaincre "a contrario", de regarder les monuments augustéens par exemple ou seulement la célèbre frise de l’Ara Pacis. Sur la Colonne Trajane le relief se met en mouvement; les homme se lèvent, se baissent, avancent et reculent; les foules immobiles même, les villes et les paysages glissent doucement devant nous; les images de la frise continue n’ont pas un instant d’immobilité, comme elles n’ont pas un moment de silence. C’est la vie même, immobile certes, mais toute frémissante d’espace, qui nous est ici proposée comme une grande histoire populaire qu’on ne se lasserait pas de revivre.

Et cette vie a un sens; on y devine le courage moral et physique, la fermeté, l’intelligence et le respect de l’ennemi, presque le triomphe de la raison, malgré les combats et la guerre. Les vastes panoramiques du début et de la fin, les grands travaux accomplis par les uns et les autres dans une espèce de fraternité du travail, et plus nombreux que les combats, sont là pour nous en persuader, de même que la personnalité calme et puissante de l’Empereur. Plus tard, à l’époque d’Hadrien, les reliefs de ce type garderont la vie, certes, mais les excès baroques leur enlèveront de l’humanité et de la véracité.
Grand film de pierre, plein d’enseignement et de vie, la Colonne Tra jane reste une œuvre unique en ce domaine.

 


Cet article, illustré de 15 photographies, a été publié dans Forum, 1976, p. 40-51.


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