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LA COLONNE TRAJANE A-T-ELLE INSPIRÉ DANTE ?



Reprenant une tradition venue de saint Augustin et d'Orose, Dante estimait que Rome avait été prédestinée par la divine Providence pour mettre le monde en ordre et favoriser l'exten sion du Christianisme; les bourreaux du Christ devaient être Romains, pour que la Foi pût se propager dans l'Em pire universel que le « Bon Auguste » avait mis en place,

Un grand nombre de Romains passent donc leur éternité dans la paix relative des Limbes et trois d'entre eux sont même sauvés malgré leur paganisme: Caton d'Utique, promu gardien du Purgatoire bien qu'il se soit suicidé, le poète Stace, qui entre au Paradis lorsque Dante y arrive, et Trajan, qui séjourne au Ciel des Justes.

Mais avec Trajan, Dante a peut-être sauvé encore, sinon l'image, du moins l'idée de la Colonne Trajane.

La légende de Trajan

Suivant une légende médiévale dont l'origine se trouve dans une anecdote que Dion Cassius (LXIX, 6, 3) rapporte à propos... d'Hadrien, Trajan aurait été sauvé pour sa justice et particulièrement pour la grâce qu'il avait accordée, partant en guerre, à une vieille femme qui faisait appel à lui. L'écho de cette légende apparaît nettement au chant X du Purgatoire (v. 73 à 93).

Beaucoup plus tard, le Saint Pape Grégoire fut profondément ému à l'idée qu'un prince aussi vertueux se trouvait en Enfer; il fit déterrer le corps que l'on trouva réduit en pous sière à l'exception de la langue restée parfaitement intacte (on dira au XVIIIe siècle encore que l'âme de l'empereur s'y était réfugiée); bouleversé par ce prodige, saint Grégoire pria le Ciel avec tant de ferveur que Dieu l'entendit et lui accorda le salut de Trajan, à condition toutefois que le bon Pape ne s'avisât pas de recommencer pour d'autres païens. Ressuscité, Trajan connut la foi et put entrer au Paradis; païen et persécuteur, modéré toutefois, des Chrétiens, il fut donc sauvé pour un trait de pitié qui revenait à Hadrien!

Dante place Trajan à la meilleure place du Ciel des Justes, dans l'œil de l'aigle impériale, près de David et de Constantin; à travers cet exemple, il exalte évidemment l'Empire Universel que Trajan avait agrandi et rénové, alors que Constantin, pourtant chré tien, l'avait diminué en le morcelant pour s'installer à Constantinople.

Les sculptures du chant X

Si Trajan est l'empereur auquel Dante accorde le plus d'attention, la manière dont est rappelée l'anecdote de la vieille femme au chant X du Purgatoire est également très frappante. L'histoire est en effet rapportée sur un bas-relief en marbre, fait d'autant plus remarquable que Dante, en général, s'attache peu à la sculpture et encore moins à l'architecture des Anciens.

Lorsque le poète et son guide Virgile accèdent à la première corniche du Purgatoire, celle des Orgueilleux, ils découvrent d'abord que l'essentiel de l'espace est occupé par « une muraille circulaire ... de marbre blanc, orné de sculptures... » (Purgatoire, V, v. 31-33).

Ces sculptures sont au nombre de trois; la première représente l'Annon ciation, la seconde David dansant devant l'Arche, la troisième Trajan et la veuve. Elles se suivent immédiate ment et sont placées très bas, de manière que les orgueilleux, qui marchent pliés sous de lourds fardeaux, puissent les voir en passant.

« Là était figurée la gloire sublime du prince romain dont la vertu valut à Grégoire sa grande victoire. / Je parle de l'empereur Trajan : une pauvre veuve se tenait au frein de son cheval, dans une attitude de douleur et de larmes. / Autour de lui, le sol était foulé et plein de cavaliers; et au-dessus de lui les aigles sur champ d'or au vent semblaient se mouvoir. / Parmi tous ces gens, la pauvrette paraissait dire : « Seigneur, venge-moi de la mort de mon fils, qui me désespère! ». Et il paraissait lui répondre: « Attends que je sois de retour ». Mais elle, comme une personne que la dou leur rend impatiente : « Mon Seigneur, et si tu ne reviens pas? ». Et lui : « Celui qui sera à ma place te vengera ». Mais elle : « Le bien fait par un autre, à quoi te servira-t-il si tu négliges celui qui t'incombe? ». / Et lui alors : « Or, sois satisfaite, car il faut que je remplisse mon devoir avant de partir, la justice le veut, la pitié me retient ici. » (Purgatoire, X, vers 73-93, trad. A. Masseron).

Même si la scène ainsi décrite dépasse l'Art et la Nature et paraît s'animer d'une vie presque surnaturelle, parce que sans doute elle est l'œuvre d'un créateur supérieur à tout, son aspect merveilleux ne parvient pas à faire oublier qu'il s'agit d'un bas-relief, et Dante apparemment n'y tient pas. Il voit, il sent, il entend, mais sa raison combat ses sens et ses sens eux-mêmes se contredisent ; la nature réelle, c'est-à-dire sculpturale, des tableaux nous est plusieurs fois rappelée et le poète signale toujours que les êtres ne sont pas « vrais », qu'il est victime d'une illusion artistique parfaite.

Il s'agit donc bien de sculptures, merveilleuses certes, mais de sculptures quand même. D'autre part, quoique les tableaux ne traitent pas de sujets semblables, ils sont disposés les uns à côté des autres et présentent une continuité de sens évidente; enfin ces « métopes » sont sculptées dans une paroi de marbre blanc et montrent à la fin Trajan dans sa splendeur chrétienne,

Dès l'entrée du Purgatoire, nous est ainsi proposée une image, qui fait penser, par sa nature et sa disposition, à la frise de la Colonne Trajane.

La structure matérielle du Purgatoire

Tel qu'il a été conçu par Dante, le Purgatoire ressemble en effet dans sa structure d'ensemble à une colonne triomphale, comme l'Enfer évoque le système moral d'Aristote et comme le Paradis reprend le schéma du ciel ptoléméen.

Sur l'île, au centre de laquelle il se dresse, apparaît d'abord la masse épaisse et large de l'Antipurgatoire, dont les parois sont si raides et si abruptes que Dante ne peut les gravir qu'avec le secours de sainte Lucie venue le chercher pendant la nuit; toute cette partie qui sert d'assise aux sept corniches évoque évidemment la base, plus large et plus massive, d'une colonne triomphale.

Au-dessus de l'Antipurgatoire s'élè vent les sept terrasses concentriques du Purgatoire proprement dit, qui sont plus étroites et plus fines que la roche sur laquelle elles reposent. Abruptes et raides, leurs parois sont en marbre blanc; de forme ronde, elles sont très élevées et forment au-dessus de la tête des voyageurs une espèce d'escarpement gigantesque; en bas, elles sont, nous l'avons vu, sculptées de bas-reliefs, plus haut, d'images hori zontales, mais ce motif disparaît dès la seconde terrasse. On tourne autour de chaque niveau en suivant une route étroite et vertigineuse, qui constitue la corniche proprement dite et se trouve être le seul endroit accessible; quand on passe d'une corniche à l'autre, en gravissant un escalier souvent très raide, il faut toujours prendre à main droite, et, par conséquent, toujours se déplacer en tournant autour des parois de la gauche vers la droite. A tous les étages enfin apparaissent des personnages occupés à mille actions diverses; tout est animé, de haut en bas, d'un mouvement et d'une "vie" qui ne cessent pas, mais le but de chaque ombre est d'aller vers le sommet, de monter un jour vers la terrasse finale, qui est celle du Paradis terrestre.

Toute cette description suggère évidemment le fût sculpté d'une immense colonne, au sommet de laquelle se dresse l'Arbre de la Connaissance, pareil à la statue qu'on voit en haut des colonnes romaines. Tout y est en effet : le marbre blanc des parois, la forme ronde des terrasses posées les unes sur les autres comme des tambours, les sculptures, l'escarpement vertigineux, le chemin courbe sur lequel s'animent les personnages et jusqu'au sens du déplacement, orienté, comme celui des frises sculptées, de gauche à droite et de bas en haut. En suivant Dante et Virgile sur l'étroit sentier qui longe la muraille, on a parfois l'impression de n'être plus qu'un minuscule personnage obstinément accroché aux parois formidables d'une colonne gigantesque.

Pourtant, le Purgatoire paraît plus court et plus trapu qu'une colonne triomphale; c'est que l'image initiale, qui n'a servi sans doute que de schéma d'inspiration, a été, volontairement et nécessairement, déformée par le poète, ce qui la rend moins sensible, sans empêcher de la reconnaître.

De la Colonne au Purgatoire

L'ordonnance morale du Purgatoire ne permettait, tout d'abord, d'utiliser que sept corniches, correspondant cha cune, on le sait, à un péché capital. Le "fût" se trouve ainsi réduit, mais l'impression d'écrasement est compen sée par le fait que les terrasses concentriques sont de plus en plus élevées.

D'autre part, les personnages ne peuvent évidemment apparaître que dans un espace à l'intérieur duquel ils doivent se déplacer; ils ne peuvent pas se trouver, comme dans le cas d'une colonne, sur la paroi elle-même. Limitées d'un côté par le vide et de l'autre par la paroi de marbre devant laquelle vont évoluer les pénitents, les terrasses, toujours très étroites, constituent en fait une véritable frise qui court tout autour de l'axe circulaire central, comme la bande sculptée s'enroule autour du fût d'une colonne. Mais la largeur que ce chemin devait nécessairement avoir, pour que de "vrais" personnages puissent y évoluer, contraignait le poète à restreindre à chaque fois la dimension de la partie supérieure, afin d'éviter que toutes les corniches ne se trouvent engagées les unes sous les autres, comme des galeries couvertes n'ouvrant que sur le vide. Pensant à une colonne, Dante ne pouvait donc la reproduire que sous une forme relativement conique. Il ne s'agissait pas d'ailleurs, pour le poète, de reproduire exactement son modèle, mais seulement de s'en inspirer.

Enfin, la nécessité de distinguer les uns des autres les différents vices que les défunts expient au Purgatoire interdisait de maintenir une continuité régulière entre les étages. Il n'aurait pas été logique de passer insensiblement, comme dans le cas d'une frise sculptée, d'un châtiment à un autre; il fallait que chaque pénitent vécût dans son propre univers, enfermé sur lui-même, prisonnier du sentiment de ses propres erreurs, sans avoir d'autre spectacle possible que celui de sa propre image reflétée dans l'ombre de ses compagnons. Chaque étage est donc clos et l'on ne peut accéder au suivant que par un escalier vertigineux, que Dante et ses compagnons mettent parfois beaucoup de temps à gravir, si l'on en juge par la longueur des conversations qu'ils y tiennent. Il n'en reste pas moins que le dessein d'ensemble rappelle, dans sa structure interne, le schéma des grandes colonnes sculptées, même si la "frise" vivante ne s'enroule pas avec la même régularité autour de l'axe vertical.

Malgré les déformations, finalement plus logiques qu'esthétiques, auxquelles elle s'est nécessairement trouvée soumise, la forme du Purgatoire s'inspire bien, nous semble-t-il, de la colonne romaine et le rôle joué par Trajan dans la Divine Comédie nous pousse à croire que Dante a plus par ticulièrement pensé à la Colonne Trajane, quand il imaginait la configuration matérielle de son Purgatoire.

Les raisons du choix

Dante connaissait évidemment la Colonne Trajane, puisqu'il avait séjourné dans Rome en 1301 et que ce monument était spécialement protégé par les Papes. Mais pourquoi l'a-t-il choisi?

Il aurait pu trouver, en effet, d'autres modèles à la forme du Purgatoire; il aurait pu penser, en particulier à la Tour de Babel, qui a manifestement servi de guide à Botticelli pour les illustrations qu'il a données du Purgatoire.

Mais le thème de la Tour de Babel, moins incorporé que les autres dans l'ensemble des sujets que l'interprétation des Ecritures avait rendus familiers au Moyen-Age, apparaît tardivement dans l'iconographie biblique et semble plus difficilement accessible à Dante. Surtout, la Tour de Babel est une image de l'orgueil et du mal; elle illustre une tentative démesurée de l'homme pour s'égaler à Dieu; sa valeur sym bolique est donc contraire à celle du Purgatoire, où les âmes souffrent et gémissent dans l'humilité et la conscience de leurs péchés.

L'image de la Tour de Babel nous paraît donc moins bien convenir au sujet que celle de la Colonne Trajane, surtout si l'on pense aux sculptures du chant X, à la personnalité de Trajan et au fait que Dante parle peu de l'Ancien Testament. Il y a aussi d'autres raisons.

Tout d'abord, la Colonne Trajane en tant qu'œuvre artistique trouvait tout naturellement sa place dans la partie de la Divine Comédie qui fait la plus grande part aux créateurs et aux artistes.

D'autre part, entre l'Enfer, dessiné à partir du système moral d'Aristote et le Paradis, calqué sur le schéma pto léméen du monde, le Purgatoire pouvait s'inspirer de l'art monumental romain, qui s'inscrivait ainsi entre la science et la philosophie grecques. Du coup, et d'une manière très symbo lique, Rome apparaissait au cœur d'un système dont elle avait été le support privilégié et les deux mondes anciens se fondaient idéalement dans l'unité d'un univers purement chrétien.

Mais l'évocation de la colonne triomphale revêt aussi une valeur esthé tique. La colonne romaine, c'est le triomphe de Rome sur l'anarchie du monde barbare, c'est le triomphe de la justice et de la pitié divines; c'est le fût qui s'élance vers le ciel, le trait droit qui sépare les cercles de l'Enfer et les sphères du Paradis; au-dessus du gouffre, c'est l'image d'un essor et d'une ascension continuelle, mais dif ficile, vers la victoire suprême et définitive.

Hommage à l'empereur païen que Dieu avait admis au Ciel pour ses vertus, illustration de l'Art de Rome, image de l'élan entre le gouffre et l'Empyrée, symbole de la victoire difficile de la clarté sur l'ombre, la colonne triomphale, et spécialement la Colonne Trajane, pouvait donc inspirer la forme du Purgatoire, où les âmes souffrent et gémissent, mais où triomphent aussi l'Espérance humaine et la Pitié divine.


On pourra lire :
– Gaston Paris, La Légende de Trajan, Bibliothèque de l'École des Hautes Études, XXXV, 1878, p. 261-298
– R. Renucci, Dante, disciple et juge du monde gréco-latin, Paris, 1954.


Purgatoire

 


Article publié dans Les Dossiers de l'Archéologie, n° 17, 1976, p. 122-123


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