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TACITE ET LE THÉÂTRE OU LA MORT EN SCÈNE



Résumé

Die Stelle, die das Theater in den Historiae und den Annales einnimmt, ist an sich wenig bedeutend, aber sie ist eigentümlich. Für Tacitus ist in der Tat der einzige wahre Schauspieler Nero selbst, und das Theater aIs Ort reduziert sich auf den Zuschauerraum, in dem das anfangs zum Demonstrie ren bereite Volk schlieBlich unter strenge Aufsicht gestellt werden soUte.
Das Theater beeinfluBt auBerdem selbst die Geschichtsschreibung. Man entdeckt seine Prasenz besonders in der Dynamik der Prologe, in der Gestaltung dramatisierter Abschnitte, die den cantica der Tragodie ahneln, in der sehr oft verstellten und gespielten Haltung der Hauptpersonen und in einer ganzen Serie groBer Szenen, deren Pathetik nach Schemata des antiken Dramas gestaltet ist.
In diesem Zusammenhang ist schlieBlich der Tod der bedeutendsten Ak teure, der wie ein klassisches Bild in Szene gesetzt wird, zweimal wie ein Tod auf offener Bühne geschildert. Der historische und symbolische Wert dieser Darstellungsweise ist offensichtlich.
Der haufige Rückgriff aufTechniken des Theaters ist daher bei Tacitus kein bloB literarischer Kunstgriff, sondern gehort unmittelbar in den Rahmen einer universellen Reflexion über Geschichte und menschliches Schicksal.

 

On sait que Tacite, admirateur de Thucydide et de Salluste, subit aussi l’influence d’une tendance tragique et pathétique issue de l’hellénisme. L’écriture qu’il pratique est, de ce fait, dramatique ou dramatisée, ce que la plupart des commentateurs [1] s’accordent à reconnaître ; avec plus ou moins de force, et sans ja mais le démontrer vraiment, on exprime ainsi l’idée que l’historien cherche à émouvoir son lecteur par des moyens théâtraux, c’est-à-dire en recourant à des procédés qui sont, par leur nature, plus proches de la scène que d’une écriture objective ou purement narrative. Or le théâtre en tant que tel est peu présent dans l’œuvre de Tacite. Il y a donc une contradiction frappante entre le contenu de l’œuvre et la mise en forme qu’on y découvre ordinairement ; jointe au caractère imprécis des commentaires, cette contradiction nous invite à y regarder de plus près.

Deux approches sont alors possibles ; la première, assez rapide, consiste à voir à l’intérieur de quelles limites le théâtre est chez Tacite un sujet pour l’histoire ; la seconde, beaucoup plus complexe, tentera de révéler une présence du théâtre dans l’écriture de l’œuvre et dans sa conception morale et politique [2].

Rarement présent, le théâtre n’est pourtant pas totalement absent des Histoires et des Annales. C’est ainsi que Tacite mentionne la restauration du théâtre de Pompée par Tibère [3] et rapporte certaines attributions de statues [4] ou de places honorifiques [5] ; il relate l’agitation du peuple pendant les représentations [6], insiste sur les problèmes que posent fréquemment les histrions et leurs claques [7] et résume, dans une belle controversia [8], l’histoire de la scène à Rome des origines à la création des Jeux Quinquennaux ; quelques figures d’histrions [9], l’image d’un théâtre plein [10] et même celle d’un théâtre désert hanté de bruits prodigieux [11] peuvent seuls compléter cet ensemble qui reste fort modeste et dont les man ques sont évidents.

Si Tacite a été sensible aujeu des pantomimes, aux recitationes ou même à la simple lecture des Tragiques, il ne le laisse donc aucunement paraître et la place faite au théâtre se réduit dans son œuvre historique [12] aux proportions qu’il occupe dans les incidents de la vie sociale et politique romaine.

Les décors, les scènes et les représentations ne sont de ce fait jamais décrits, le théâtre de Pompée n’est cité, à l’occasion des réfections qu’il subit, que pour mieux définir le comportement de Tibère [13] et les auteurs ne sont nommés qu’au moment des dangers que leurs écrits leur font courir [14] ; quant aux histrions, manifestement placés sur le même plan que les astrologues, ils ne sont signalés que pour leurs débauches ou les scandales qu’ils provoquent [15] et n’apparaissent en personne que dans l’exercice de talents, généralement pervers, qui ne sont jamais ceux de leur art [16].

Deux faits peuvent malgré tout retenir ici notre attention. Tout d’abord, le seul histrion que Tacite présente est en fait Néron, que nous voyons en répétition, en concert et même en tournée [17], et cette description s’inscrit nettement dans un ensemble qui va de l’histrion-meneur, sorti du rang pour briser la discipline militaire [18], à l’histrion-conseiller politique [19], puis à l’histrion-tyran dont les gardes surveillent et punissent les spectateurs [20]. Le fait que Tacite ait placé dans les livres néroniens une controversia sur le théâtre qu’il aurait aussi bien pu mettre ailleurs [21] est aussi caractéristique d’une démarche réfléchie sur laquelle nous reviendrons.

Il faut remarquer d’autre part que, s’agissant du théâtre proprement dit, Tacite n’évoque en fait que les gradins, sur lesquels devrait s’ordonner et s’aligner l’immensité d’un peuple calme et discipliné [22]. Le lieu théâtral se réduit ainsi à sa cavea, dont les dimensions vastes, mais raisonnables, permettent à ceux qui le désirent [23] de se faire entendre avec plus de facilité qu’au cirque ou qu’à l’amphithéâtre. Les seuls spectacles que mentionne Tacite sont donc ceux que le peu ple se donne à lui même, quand la foule excitée s’agite et manifeste en levant parfois les yeux vers les statues silencieuses et figées qui la dominent.

La scène ainsi demeure vide ; elle n’a pas de rôle et encore moins ce qui s’y joue, car ce n’est jamais à la représentation proprement dite que réagit le public, mais aux meneurs, aux cabales et aux interventions pathétiques, c’est-à-dire à l’extérieur et à l’occasionnel. Du coup, pour violente qu’elle soit [24] l’agitation n’y est jamais que futile et par là même superficielle ; presque toujours réprimée, voire interdite, elle renaît aussitôt, comme les histrions eux-mêmes ou comme l’engeance des astrologues. Le temps n’est plus où une réplique bien ajustée déclenchait l’enthousiasme et provoquait le retour de Cicéron ; avec Tacite, le peuple est sans références et le spectacle est sans texte.

De ce rapide tour d’horizon, deux images se détachent donc nettement et nous les retiendrons pour la suite ; celle d’un empereur en scène devant son peu ple qu’on surveille [25] et celle d’une foule animée par des passions futiles. Dès lors, le sens est clair : dans la société du Ier siècle, le théâtre en tant que tel n’est plus qu’un lieu de rassemblement commode, où s’expriment, autour de gens dégradés, les mouvements d’humeur d’une plèbe soumise et avilie ; exorbitante et folle, l’entreprise néronienne met l’empereur lui-même en scène et fait du peuple romain le spectateur obligé de sa propre déchéance.

La place tenue par le théâtre dans l’histoire n’est donc pas considérable, mais elle est spécifique ; ce qui s’y passe est en effet caractéristique de l’évolution du peuple de Rome dans ses rapports avec un pouvoir qui finit par exiger à la fois la présence et l’approbation passive.

Mais l’art dramatique est aussi présent dans l’écriture de l’œuvre, c’est-à-dire dans une certaine manière de mettre en scène les événements de l’histoire en introduisant dans le récit un pathétique dont les moyens sont théâtraux.

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Il faut ici distinguer entre des procédés de détail, qui ne sont pas toujours spécifiques, et des procédés d’ensemble, qui paraissent beaucoup plus caractéristiques.

Au nombre de ce que nous appelons procédés de détail figurent d’abord les prologues, qui ne sont pas seulement conçus pour définir, dans la tradition sallustéenne, les méthodes, les intentions et les idées morales de l’historien, mais répondent en outre à une dynamique semblable à celle des prologues traditionnels du théâtre.

C’est ainsi que le prologue des Histoires lance l’action dans un style pathétique et tendu, qui fait penser à Racine ou à Shakespeare [26]. Tacite décrit en effet brièvement ce qui s’est passé, puis plus longuement ce qui va se produire ; avant de commencer son récit, il le résume et semble en détruire à dessein tout l’intérêt et le suspense. En fait, racontant des événements connus de tous, il place son lecteur dans la situation du spectateur qui assiste à la représentation d’une grande tragédie fondamentale et en connaît déjà toutes les péripéties par cœur ; il le met par là dans le cas de s’intéresser moins au détail des faits qu’à la manière de les dire et au sens à leur donner, ce qui est tout l’art de la tragédie antique.

Sans être aussi pathétique, le prologue des Annales présente au fond des caractéristiques un peu semblables, mais procède d’une manière plus classique. Il résume ce qui précède (1) et situe le sujet (1, 3-3) ; il exprime ensuite, comme au théâtre, les angoisses qu’on peut éprouver à l’approche d’un événement redoutable (4), puis conduit l’action jusqu’à son point de départ exact (5).

Une autre caractéristique assez nette est l’insertion dans le récit de passages dont le texte pourrait être celui d’un canticum. Il en est ainsi, par exemple, du passage dans lequel Tacite évoque Vitellius sur le champ de bataille de Bédriac [27] ou de celui, très différent de ton, mais semblable dans la méthode, où il décrit l’emplacement du désastre de Varus [28]. Dans les deux cas, et surtout dans le second, l’action est un instant suspendue ; à la narration continue se substitue une parole descriptive, personnalisée, mais anonyme, dans laquelle apparaissent à tour de rôle, et chacun pour son compte, différents personnages, ayant tous à dire quelque chose de précis ; en même temps se constitue un décor, dont les détails, plus nets qu’à l’ordinaire, sont en quelque sorte ordonnés sous les yeux du lecteur. Il ne s’agit donc pas d’un véritable tableau, qui supposerait que l’auteur ne laisse parler personne d’autre que lui ; la narration se fait ici multiple et dialoguée, pour désigner, d’une manière gestuelle et pathétique, les emplacements de la lutte et les lieux de la mort [29].

Citons enfin, pour conclure cette rapide enquête, l’épisode très caractéristique du meurtre d’un père par son fils pendant la seconde bataille de Bédriac [30], où l’on voit l’historien abandonner en quelque sorte un instant son récit au pro fit du théâtre. Ce bref passage nous paraît en effet théâtral, autant par sa rédaction que par la manière dont il s’insère dans la narration d’ensemble ; d’une part, c’est comme une seconde voix qui se glisse dans le récit, à la manière d’un monologue ou même d’un chant du chœur, d’autre part, deux acteurs semblent se détacher soudainement des autres pour venir à l’avant du pulpitum et commenter, par leur mimique et par leur pose, un texte qu’un autre pourrait dire, avant que l’action, un instant suspendue de manière historiquement peu vraisemblable, ne reprenne son véritable cours.

Ces détails, isolés dans l’œuvre, ont un point commun : ils marquent l’existence d’une sensibilité au théâtre dans l’écriture de Tacite et soulignent le fait que l’historien cherche à provoquer l’émotion du lecteur par des procédés qui font très souvent penser aux cantica dramatiques [31].

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Le fait que ces procédés s’apparentent à une rhétorique générale, qui concerne autant le théâtre que le récit, les rend toutefois moins démonstratifs. Si l’on veut montrer que l’œuvre est vraiment dramatisée par des techniques proches du théâtre, c’est sa structure fondamentale qu’il faut regarder, et spécialement ce qui touche au traitement des personnages et au rythme de la composition.

Le rythme de la composition tacitéenne est, on le sait [32], caractérisé par la mise en place de vastes ensembles clos, qui se juxtaposent en s’enchaînant et sont autant de drames particuliers. Or, certains de ces ensembles sont composés comme des tragédies, non pas qu’ils répondent, comme on le dit trop fréquemment, à une anachronique division en actes, mais parce qu’ils font voir une al ternance de monologues, de dialogues et de parties narratives, qui les rapproche beaucoup des schémas théâtraux [33] et les rend aptes en outre à la lecture publique à plusieurs voix [34].

Pour ne prendre qu’un exemple, et le plus connu, celui du meurtre d’Agrippine [35], on peut voir que l’ensemble du récit comporte trois monologues, celui de Néron avant la décision du crime (3), celui d’Agrippine après l’échec de la première tentative (6) et celui de Néron, quand il apprend cet échec (7), à celà s’ajou tent trois dialogues, dont les deux premiers (Poppée-Néron en 1 et Anicetus-Néron en 3) sont plutôt des monologues, puisque l’un des partenaires, Néron, ne réplique rien, alors que le troisième (Sénèque, Burrus, puis Anicetus en 7) est très résumé ; le reste est occupé par un récit (4-5) qui présente en quelque sorte l’essentiel de l’action et correspond exactement à la narration du crime, qui, dans les tragédies, revient ordinairement à un messager quelconque.

L’essentiel du récit est ainsi constitué d’épisodes parlés, qui se trouvent totalement intégrés à l’ensemble narratif et y sont en partie dissimulés par l’usage du discours indirect ; l’historien, qui doit se garder de l’excès, se place en effet, par rapport au théâtre, dans la même situation que l’orateur par rapport à l’histrion : il ne veut être ni le danseur, ni le chanteur de l’histoire [36]. Il n’en reste pas moins que ces parties parlées correspondent, silences compris (celui de Néron en 1 et 3, celui de Sénèque en 7), à l’esprit de la tragédie ; furor, dolor, dialogues fictifs avec des confidents, scènes de projets, scènes de décision, épisodes narratifs à caractère pathétique, nous sommes bien, sinon dans le schéma exact d’une tragédie, du moins dans une conception qui s’en rapproche, qui la rappelle, qui ne peut, et certainement ne veut, qu’y faire continuellement penser ; exactement adaptée au sujet qu’elle développe, cette ambiance dramatique est évidemment propre à accroître encore le pathétique et l’émotion que ressent le lecteur.

Tous les épisodes du récit tacitéen ne touchent évidemment pas de si près à la tragédie, mais beaucoup [37] en évoquent, sinon des synopsis complets, au moins des moments caractéristiques. Que le procédé soit volontaire ou non, on peut quand même en conclure que, lorsqu’il s’agit d’écrire une scène intense et forte, c’est fréquemment au schéma tragique que Tacite se réfère. L’organisation d’ensemble du récit par épisodes enchaînés est évidemment très proche aussi du déroulement ordinaire de la tragédie et c’est, on l’a vu, ce que le prologue des Histoires nous laissait déjà pressentir au tout début de l’œuvre.

Cette référence tragique ne confère pourtant pas seulement au texte de Tacite une apparence, species, littéraire, ou culturelle ; elle souligne également une réalité, vis, qui est celle du drame que vivent des héros, dont on pourrait montrer [38] qu’ils sont continuellement en représentation et jouent sans cesse leur propre rôle. Et il est vrai que la dissimulation, la feinte, la ruse et, pour tout dire, l’hypocrisie au sens théâtral du mot, les caractérisent presque tous, qu’il s’agisse, Claude excepté peut-être, des empereurs, de la plupart des sénateurs, à l’exception de Thrasea, et de tous ceux qui les entourent, sauf évidemment Germanicus.

Voici, par exemple, la maître en dissimulation, Tibère, jugeant "ambigüe" (non simplices) la sollicitude d’Agrippine à l’égard des armées de son époux Germanicus [39], jouant à Libo la comédie de l’ignorance [40], gardant des traits impassibles [41] ou les forçant à exprimer la tristesse [42], présidant un procès de théâ tre [43], étudiant ses paroles [44], enseignant sans le savoir tout son art à Caligula [45] et luttant même avec la mort pour garder son masque jusqu’au bout [46]. Voici Néron, cachant sous des caresses trompeuses sa haine pour Sénèque [47], renonçant à prendre l’aspect d’un juge [48] et feignant l’anxiété sur la scène même [49] ; voi ci Ennia Thrasylla, femme de Macron, jouant l’amour [50] ; voici Corbulon, le ver be haut et tout en vaines apparences [51] ; voici P. Egnatius, avec son air de stoïcien et son entraînement de professionnel à donner par l’allure et le visage l’image d’une trompeuse probité [52] ; voici les sénateurs et même le peuple, prenant malgré leur joie, l’attitude et les accents de la douleur [53].

L’ensemble du récit tacitéen est ainsi animé de personnages aux sentiments perpétuellement masqués, qui, tel Othon cachant son goût pour les plaisirs sous sa tenue d’empereur, composent leurs corps et leurs traits pour assumer l’em ploi qu’ils ont à tenir dans la société romaine ; presque tous savent en outre adopter à l’occasion des poses et des attitudes théâtrales, comme L. Vitellius prenant dans ses bras son neveu pour mieux jouer son rôle de délateur [54], comme Germanicus menaçant de se percer le cœur devant ses soldats révoltés [55] ou comme Néron embrassant sa mère au moment de la tuer [56].

Peuplées d’acteurs-nés, ou très entraînés dès leur enfance [57], qui se donnent tous la réplique en sachant bien qu’ils se la donnent [58], les Histoires et les Annales ont ainsi l’allure d’une sombre tragi-comédie, dans laquelle les rôles, savam ment répartis, ont tous été strictement distribués : les sénateurs jouent l’admira tion pour l’empereur [59], l’empereur feint de les prendre en compte et le peuple applaudit dans tous les cas.

Tout peut cependant se dérégler ; et le fait que les Histoires entrent moins dans ce schéma que les Annales est à cet égard déjà tout à fait caractéristique. Othon, par exemple, a changé de registre en devenant empereur et le dialogue des acteurs devient presque impossible [60] ; dans les Annales, à l’inverse, les personnages semblent emprisonnés par leur rôle et ne peuvent l’interpréter qu’en le poussant au paroxysme ; l’exemple de Thrasea, que son attitude au Sénat conduit à une sorte d’impasse, est ici très symbolique [61]. Dans les deux cas toutefois, la comédie vire au drame.

C’est que les personnages donnent le texte que leur attribuent leur position dans le monde et la puissance dont ils y disposent. Cette recherche, presque systématique, du masque et de l’apparence sous les héros de l’histoire est donc une réflexion sur la nature du pouvoir, qui oblige les hommes à se mettre en scène, à paraître d’abord, à devenir ensuite autre chose que ce qu’ils sont peut-être ; ils vivent alors dans un univers, où les notions fondamentales, telles que la liberté, l’amour ou la vérité font figure de décor en carton-pâte et se réduisent à des simulacra [62.

L’insistance de l’auteur contribue ainsi, dans une large mesure, à mettre en place et en valeur l’entreprise de celui qui devint véritablement un histrion et le sort de ceux qui lui succédèrent en l’imitant plus ou moins ; il ne s’agit donc pas seulement d’un effet littéraire, ou même moral, mais aussi d’une méditation fondamentale sur le destin des hommes et sur l’histoire, qui rejoint, comme A. Michel notamment l’a déjà bien montré [63], le sens profond des grandes tragé dies.

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L’appel fréquent aux techniques du théâtre, dont nous venons de souligner quelques aspects, n’est donc ni gratuit, ni superficiel; il s’inscrit en fait dans une conception globale de l’histoire et contribue, par son decorum, à en souligner, voire à en préciser, le sens. Une confirmation de ce fait, et de ce que nous disions tout à l’heure à propos de l’agitation du peuple dans la cavea, nous sera sans doute apportée, pour conclure, par une rapide étude des différentes scènes de trépas chez Tacite.

Que Tacite, et le trait est évidemment romain, attache un grand intérêt à la manière de mourir, il nous le dit dès le prologue des Histoires [64] ; la réussite ou l’échec dans la mort sont ici indiqués d’emblée comme un sujet d’histoire et le moment de la mort ennoblit les vies ou les déshonore à jamais.

Cet intérêt porté à l’exitus s’exprime, dans le texte de Tacite, par une véritable mise en scène de la mort qui peut prendre divers aspects. Il y a, par exemple, dans les passages relatifs à Bédriac [65] ou à Varus [66] que nous avons cités tout à l’heure, une mise en scène pathétique de la mort collective ; il y a, dans le récit de quelques morts illustres [67], une mise en scène de la mort individuelle, qui est pour ainsi dire classique et se réfère, avec des variantes, à des schémas traditionnels, dont le plus fréquent est celui de la mort de Socrate [68] ; dans ce dernier cas, et quelle que soit la cause du trépas, l’homme meurt dans sa demeure [69], entouré d’un petit nombre d’amis, et prononce avant de s’éteindre des paroles composées qui donnent une image sublime et pathétique de son âme et de sa vie.

L’analyse de ces différents trépas a déjà été faite, elle a même inspiré de nom- breux peintres, et nous n’y reviendrons pas davantage. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que, à l’exception d’Othon, les empereurs n’entrent pas dans ce schéma : Tibère et Claude disparaissent sans un mot par les soins de ceux qui les entourent, Galba et Vitellius meurent en public et sous les yeux des citoyens romains. Pour ces deux derniers, qui se trouvent au début de l’œuvre écrite et à la fin de la série chronologique, la mort est donc mise en scène d’une manière très différente : elle est dépeinte comme une mort en scène.

La différence est évidemment considérable ; la mise en scène de la mort est en effet purement littéraire, mais la mort en scène est un spectacle, dont la mort est l’acteur essentiel ; dans le premier cas, il s’agit d’un arrangement des faits et des circonstances qui tend à l’idéal et s’adresse aux invisibles et silencieux spectateurs que seront les lecteurs ; dans le second cas, on assiste à une scène qui contient toutes les données d’un spectacle ; certains acteurs y sont acteurs, d’autres y sont spectateurs ; un espace évoquant la scène est reconstitué ; les acteurs- spectateurs ont pris place dans des lieux commodes pour voir, et sont décrits comme tels par l’auteur.

Galba meurt ainsi [70], dans l’espace clos du Forum, sous les yeux du peuple romain massé dans les portiques et Vitellius offre de même un foedum spectaculum [71], dont les détails, pour être moins précis, n’en sont pas moins caractéristiques. Acte classique, la mort mise en scène est un spectacle traditionnel, qui entre dans la catégorie des ludi ; acte atroce et baroque, la mort en scène de Galba et de Vitellius est un jeu mortel à classer dans les munera.

On voit ainsi dans les Annales et les Histoires l’empire basculer des ludi aux munera en même temps que les mises en scène littéraires de la mort deviennent des morts en scène, et l’on comprend que les empereurs ont eux-mêmes dressé les tréteaux sur lesquels ils viendront finalement mourir.

Si Tacite n’a pas voulu organiser vraiment l’ensemble de son œuvre comme une gigantesque tragédie purement théâtrale [72], il a certainement tenu à faire sentir la mise en place progressive d’un système dans lequel, des simulations ti bériennes aux infamies néroniennes, la politique et le pouvoir n’ont en fait cessé de se théâtraliser. Le théâtre sans texte et sans référence que se joue le peuple à lui-même dans les gradins et le jeu théâtral des plus grands personnages ont progressivement pris la place de la vie réelle ; ne produisant plus, d’un côté, des racines et des références, ne dressant plus, de l’autre, une façade imposante et presque exemplaire, ils ont vidé l’empire de sa substance et de sa chair. Néron n’a fait qu’achever une évolution à laquelle tout conduisait : histrion volontaire des ludi auxquels participe toute l’aristocratie, ou histrion involontaire des munera auxquels assiste le peuple, l’empereur n’est plus désormais qu’un simulacrum, qu’une image privée de signification réelle.

Quand, au milieu de la seconde bataille de Bédriac [73], le fils parricide se porte à l’avant-scène et parle, tous s’arrêtent, l’écoutent et subissent un instant l’émotion du spectacle ; mais l’exemple et le texte demeurent sans effet : factum esse scelus loquuntur jaciuntque. Dans les années 69, pour un peuple définitivement avili par la théâtralisation de son empire, tout est devenu simulacrum et les mêmes, déguisés pour les Bacchanales, regarderont comme des gladiateurs les troupes flaviennes et vitelliennes s’entretuer pour la possession des rues de Rome [74].

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Devenu spectateur passif des tragédies de l’empire le peuple de Rome, qu’on voyait tout à l’heure manifester violemment dans sa cavea pour des claques et des histrions, a donc assisté, du fond des portiques, au spectacle nouveau de la mort d’un empereur et de son héritier désigné ; ce faisant, il a sans doute laissé passer la seule chance qui lui était offerte d’échapper aux tragédies que l’empire héréditaire rendait inévitables ; de Tibère à Néron, il est devenu le spectateur de sa propre mort.

Cette idée, pourtant conclusive, s’exprime, on le sait, dès le début de l’œuvre historique de Tacite. La place que Tacite accorde au théâtre dans son histoire et les moyens théâtraux qu’il met en œuvre pour la rendre pathétique, sont ainsi la marque d’une intention démonstrative et récurrente qui s’inscrit dans une réflexion morale et politique et s’est donné les moyens littéraires de son expres sion [75].


NOTES

1. Cousin 1952, p. 229-230 ; Borzsak 1973, p. 57 et 58 ; Walker 1976, p.114-115 ; Betensky 1978, p.431-435 ; Aubrion 1985, p.705-707.

2. A la différence de Borzsak, op. cit., nous entendons ici théâtre au sens strict, et non spectaculum en général.

3. Ann., 3,72,2, reconstruction après un incendie ; 6,45,1, réfection de la scène.

4. Par exemple, Ann., 4,2,3 et 7,2.

5. Par exemple, Ann., 2,83,1 et 4 ; 4,16,4 ; 16,12,1.

6. Ann., 3,23,1 ; 6,13,1 ; 11,13,1 ; 13,24,1.

7. Ann., 1,54,2 ; 1,77 ; 4,14,3 ; 13,25,4 ; 13,28,1.

8. Ann., 14,20-21.

9. Par exemple, Ann., 1,16,3 ; 1,73,3 ; 11,4 ; 11,28 ; 11,36.

10. Ann., 13,54,3.

11. Ann., 14,32,1.

12. Le Dialogue des Orateurs peut en effet donner une vue quelque peu différente.

13. Spécialement en Ann., 6,45,1.

14. Ann., 6,29,3, Mamercus Scaurus ; 11,13,1, P. Pomponius Secundus ; 14,52,3, Sénèque. Il en va de même (Ann., 3,49 ; 6, 39 ; 14,48-49 ; 14, 50 ; 16, 29) pour les poètes, qui peuvent être aussi des auteurs dramatiques, ainsi que pour Curiatius Maternus (Dial., 2,1).

15. Par exemple, Ann., 1,54,2 ; 4,14,3.

16. Ann., 1,16,3 : Percennius ; 1,73,2 : Cassius ; 11,4,1 et sqq. : Mnester ; 13,19,4 et sqq. : Paris. A contrario peut-être, Ann., 1,54,2, Bathylle.

17. Ann., 14,15,4 ; 15,33 ; 16,4.

18. Ann., 1,16,3 : Percennius.

19. Ann., 11,4,1 et sqq. : Mnester ; 13,19,4 et sqq. : Paris.

20. Ann., 16,5,2-3.

21. Par exemple en Ann., 1,54.

22. Ann., 13,54,3.

23. Par exemple, Hist., 2,80,4 ; 2,91,2 : Vespasien ; Ann., 3,23,1 : Lepida.

24. Ann., 1,77,1.

25. Ann., 16,5.

26. Michel 1966, p.12.

27. Hist., 2,70.

28. Ann., 1,61,2-4.

29. De façon générale, le décor tacitéen des batailles reste aussi conventionnel qu’un décor de théâtre et c’est seulement lorsque l’action se tend sous l’effet du drame qu’il se fait plus riche et plus précis ; qu’on pense, par exemple, au récit de la prise de Rome par les soldats de Vespasien (Hist., 3,82).

30. Hist., 3,25,6-11.

31. Sur l’aspect théâtral des dialogues et des monologues de Tacite, voir Courbaud 1918, p. 219- 222 et Andrieu 1954, p. 328. Il Y a aussi un art de la citation dramatique et de l’allusion aux grandes tragédies (Monteleone 1975, p.303-305).

32. Borzsak 1973, p.66, n.51.

33. Sur le schéma des tragédies, voir Dupont 1985, p.190-199.

34. L’influence de cette éventualité sur l’écriture de Tacite n’est certainement pas négligeable ; l’apprécier avec exactitude n’entre cependant pas dans notre propos.

35. Ann., 14,1-11.

36. Dupont 1985, p.32-33.

37. Par exemple, la préparation du meurtre de Galba (Hist., 1,14-26), la décision de Vespasien (Hist., 2,74-78), celle de Flavius Sabinus (Hist., 3, 64-65), Drusus et la révolte des légions de Pannonie (Ann., 1,16-30), Germanicus et la révolte des légions de Germanie (Ann., 1,34- 45), l’assassinat de Britannicus (Ann., 13,12-17), la mort de Sénèque (Ann., 15,60,2-64) et Ann.,16,21-35).

38. Betensky 1978, p.428-430.

39. Ann., 1,69,3.

40. Ann., 2,28,2.

41. Ann., 2,29,2.

42. Ann., 3,16,2.

43. Ann., 4,19,2-3.

44. Ann., 4,31,2.

45. Ann., 6,45,3.

46. Ann., 6,50,1.

47. Ann., 14,56,3.

48. Ann., 15,69,1.

49. Ann., 16,4,4.

50. Ann., 6,45,3.

51. Ann., 13,8,3.

52. Ann., 16,32,3.

53. Ann., 4,12,1.

54. Hist., 3,38,6.

55. Ann., 1,35,4.

56. Ann., 14,4,4. Il y a aussi dans les Annales, et surtout dans les Histoires, toute une fonction du costume, considéré comme révélateur de la personnalité. On pense à la cuirasse d’Othon (Hist., 2, 11, 8), à la casaque rayée de Caecina (Hist., 2, 20, 2), à Germanicus en tenue grecque (Ann., 2,59,1), à Néron en citharède (Ann., 16,4,3-4) etc.

57. On pense, par exemple à Caligula (Ann., 6,45,3) et, bien sûr, à Néron.

58. Ann., 6,45,3 : Ennia Thrasylla imite l’amour pour Caligula, qui le sait et feint de ne pas le savoir.

59. Par exemple, Ann., 1,11,3.

60. Hist., 1,85,4-5.

61. Spécialement en Ann., 13,49.

62. Ann., 1,77,3 : simulacra libertatis ; 1,81,2 : libertatis imagine ; 6, 1, 1 : speciem venturi simulans ;

63. Michel 1966, p. 164-168.

64. Hist., 1,3,2 : supremae clarorum virorum necessitates fortiter toleratae et laudatis antiquorum mortibus pares exitus ; en corollaire, Hist., 1,72,4 : infamem vitam foedavit etiam exitu sero et inhonesto.

65. Hist., 2,70.

66. Ann., 1,61,2-4.

67. Hist., 2,46-49 : Othon ; Ann., 2, 69-72 : Germanicus ; Ann., 15,60,2-64 : Sénèque ; Ann., 16, 19 : Pétrone ; Ann., 16,34-35 : Thrasea.

68. Chez Tacite (Ann., 15,64,4 et 16,35,1, par exemple) ces schémas peuvent d’ailleurs s’imiter eux-mêmes.

69. Othon et Germanicus dans leur résidence du moment.

70. Hist., 1,40.

71. Hist., 3,84,10-11.

72. Borzsak 1973, p.67.

73. Hist., 3,25,8-11.

74. Hist., 3,83.

75. A contrario, Paratore 1960, p.68.


BIBLIOGRAPHIE

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– Paratore, Ettore : "Tacitea", Rivista di Cultura Classica e Medioevale 2, 1960, p.62-92.

– Walker, Bessie : "A study in incoherence. The first book of Tacitus’ Histories", Classical Philology 71, 1976, p.113-1l8.


Theater und Gesellschaft im Imperium Romanum, édité par Jürgen Blänsdorf,
en collaboration avec J-M. André et Nicole Fick, Tübingen 1990, pp. 213-222.
(communication au 1er colloque international des Universités de l’Est, Mayence, 4-7 novembre 1987).


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