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LA REPRÉSENTATION DE L’ESPACE ROMAIN
DANS LES HISTOIRES ET LES ANNALES DE TACITE

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Introduction

Première partie :
L’ESPACE ET SA DESCRIPTION
(Du décor à la scène dramatique)

I- Forma et natura loci
• L’exemple de César
• Tacite
– Pauvreté et imprécision des éléments descriptifs
– Inutilité relative des descriptions

II- L’espace du récit
• Un espace variable
• L’intention démonstrative
– Recherche de l’expressivité
– Présence de la psychologie
– Un art du symbole

III- L’espace du pathétique et du drame
• L’espace du pathétique
– Les batailles de Bédriac
– Vitellius à Bédriac
– Le bois de Teutbourg
• L’espace du drame
– Les combats des Saturnales
– Le forum de Galba
– La chambre d’Agrippine
– La mort de Vitellius
• L’espace de la destruction
– Crémone
– L’incendie de Rome
– Le Capitole

 

Deuxième partie :
ORBIS ROMANUS
(L’espace romain et l’histoire)

I- Les descriptions de l’orbis romanus
• L’empire d’Auguste
• L’empire de Tibère
• Les provinces en 69
• L’Orient de Vespasien
– Les soldats
– Vespasien
• L’espace rhétorique d’Antonius Primus

II- L’itinéraire de Germanicus
• Germanicus en Germanie
• Germanicus en Orient
• Les deux espaces
• Le début des Annales
• Pison

III- Les itinéraires de 69-710
• Valens et Caecina
• Vitellius ; Othon, Titus
– Vitellius
– Othon
– Titus

 

Troisième partie :
ROME ET L’ESPACE ROMAIN
(L’espace et la vertu)

I- Le nuage d’Atarxate
• La marche des Flaviens
• Le nuage d’Atarxate
• Rome et les Césars
– Les Césars

II- Confins et provinces rebelles
• La Germanie
• L’Afrique et la Bretagne
– L’Afrique
– La Bretagne

III- Les confins parthes
• Avant Corbulon
• Une autre conception
• Corbulon
• Corbulon et Néron

Conclusion

Bibliographie

 


Deuxième partie : ORBIS ROMANUS – L'ESPACE ROMAIN ET L'HISTOIRE

 

Il apparaît donc maintenant nécessaire d'élargir la notion d'espace, telle que nous l'avons jusqu'à présent envisagée, en ne la limitant plus au cadre topographique des événements que présente l'auteur, mais en l'étendant à l'ensemble de l'espace romain, tel que Tacite se le figure intellectuellement et tel qu'il le représente dans les Histoires et les Annales.

Lecteur de Tite-Live, de Virgile, de Strabon et de Pline, Tacite est en effet très conscient de l'universalité du pouvoir de Rome, du statut prééminent de la ville qu'il habite et de sa situation de tête, non seulement de l'empire, mais du monde habité [124]. D'origine gauloise et sans doute plus attaché encore que les Romains de souche aux valeurs nationales, il conçoit donc l'univers comme un tout dont Rome est le centre ; au-delà s'étend encore un monde dont les expéditions militaires ou commerciales permettent parfois de percevoir la différence et la variété [125]. Entre ces deux espaces, l'un connu, dominé et organisé, l'autre inconnu et pratiquement inaccessible, s'étire une frontière aux contours variables que prolonge [126] du côté barbare un glacis intermédiaire où se font les échanges. Maintenir cette limite est la moindre des choses, l'étendre serait peut-être préférable.

Conséquence de la supériorité romaine, l'immensité de l'espace à gouverner, à administrer et à gérer justifie l'existence d'un pouvoir unique qui devient en fait responsable de l'ensemble de l'oikoumène et dont la charge est écrasante [127]. La question fondamentale est donc de savoir s'il pourra garder les conquêtes dont il est l'héritier et si ce pouvoir saura maintenir l'unité et la cohérence des étendues immenses dont il a la charge.

Or, dans la période qui intéresse Tacite, c'est-à-dire celle qui s'étend de la mort d'Auguste à la mort de Domitien, l'espace de Rome, celui du monde, a été profondément menacé, et c'est au moment où l'historien écrit [128] que cet espace se restaure vraiment. L'Histoire de Tacite peut alors se concevoir comme celle d'un espace qui a failli se démanteler et ne paraît se retrouver vraiment qu'au moment où Trajan reprend les conquêtes et assure ainsi pleinement la mission qui justifie l'existence de Rome et son propre pouvoir.

On peut donc tenter sans doute une lecture géographique de Tacite [129]. Elle nous permettra peut-être de montrer que la notion d'espace, entendue maintenant non plus comme topographie ou même comme chorographie, mais au sens le plus large, joue dans l'œuvre un rôle fondamental, tant du point de vue de la pensée politique que du point de vue de la réflexion narrative, et qu'il y a chez Tacite une conception particulière, on pourrait dire fantasmatique, de l'univers.


1- LES DESCRIPTIONS DE L'ORBIS ROMANUS.

Du début des Annales à la fin des Histoires, les références à la totalité géographique de l'espace romain jalonnent en effet, d'une manière à la fois progressive et persuasive, un récit que l'auteur a pourtant commencé par la fin. C'est dire que les menaces qui ont pesé de 14 à 70 [130] sur l'intégrité de l'orbis subjectus sont une des préoccupations importantes de Tacite. Le passage d'un mode de description purement géographique à une approche de plus en plus subjective est par ailleurs tout à fait révélateur d'une démarche manifestement consciente, qu'il est possible d'étudier dans l'ordre chronologique des événements [131].

L'empire d'Auguste.

La première mention de l'état de l'empire se trouve au tout début des Annales. Elle est brève et figure dans le bilan positif du règne d'Auguste que Tacite présente, comme à son habitude, sous couvert d'une vox populi de caractère général (Ann., 1,9-10) [132]. Cependant ni la royauté ni la dictature, mais le seul nom de prince avait donné un fondement à l'Etat; la mer océane ou des fleuves lointains servaient de barrières à l'empire; légions, provinces, flottes, tout était étroitement uni; le droit régissait les citoyens, la modération les alliés ; la Ville elle-même était magnifiquement embellie; un très petit nombre de mesures rigoureuses avaient permis d'assurer le repos de tous.

Bien que succincte et de caractère très général, cette première mention comporte cependant toutes les indications essentielles pour saisir la situation de Rome en 14 ap. J-C. Elle signale d'abord le caractère original du nouveau régime, qui n'est ni royal, ni républicain, mais reprend sous une autre appellation l'autorité centralisatrice des rois et celle des dictateurs (Id., 9,5) [133] ; elle définit ensuite la totalité de l'espace romain par l'évocation de ses frontières (Ibid.) [134] ; elle exprime encore l'unité de l'empire tant du point de vue militaire que du point de vue civil (Ibid.) [135] et se termine par l'image d'une Rome embellie et d'un monde pacifié [136].

Dans sa structure même, la phrase, qui réunit les mots princeps, res publica, imperium, jus et urbs, insiste sur la cohésion d'un ensemble dont les éléments paraissent alors, notamment du point de vue militaire, très solidement unis. L'immensité de la zone dépendant du prince est d'autre part soulignée par l'emploi du groupe mari oceano, qui semble joindre la mer et l'océan et par l'effet d'élargissement que produit l'adjectif longinquis ; appliqué aux fleuves, il les désigne à la fois comme longs et comme lointains.

Telle qu'elle se présente, cette description est manifestement inspirée du contenu des Res Gestae [137] qui furent publiés à la mort d'Auguste et dont le sommaire géographique et administratif est donné de manière également très résumée dans le cadre dramatisé des premières rencontres de Tibère et du Sénat (Ann.,1,11,4).

Ainsi se trouvent précisées, au début des Annales et en guise d'introduction, les données fondamentales d'une situation dont les Annales et les Histoires vont ensuite montrer l'évolution. A la fin du règne d'Auguste, l'espace romain, tel qu'il est présenté par le prince lui-même, est immense et cohérent ; il est enclos dans de lointaines et vastes frontières naturelles et protégé par des armées unies entre elles; jouissant de la paix, il est régi par le droit et placé sous l'autorité d'un chef qui siège en son centre, au cœur d'une ville embellie, et connaît si parfaitement son empire qu'il a pu, avant sa mort, en dresser de sa propre main l'inventaire détaillé [138].

Deux détails complémentaires figurent cependant dans l'ensemble du passage. D'une part, dans la partie négative de la controversia qui s'établit à propos du règne d'Auguste (Id., 10,4) figure la mention des désastres subis en Germanie par Lollius et par Varus [139]. D'autre part, le sommaire du Breviarium d'Auguste est suivi de l'indication que l'empereur avait donné le conseil de ne pas reculer les bornes de l'empire (ld.,11,4) [140]. Entre ces deux faits, présentés à quelque distance l'un de l'autre et dans des contextes différents, Tacite n'établit apparemment aucun lien de cause à effet. On sait pourtant, et l'historien ne l'ignorait pas, que c'est à la suite du désastre de Varus qu'Auguste avait pris la décision de fixer définitivement les frontières et de ne plus engager de nouvelles conquêtes [141].

Définition de l'espace romain, désastre de Varus, refus d'élargir les frontières, la séparation de l'information en trois éléments dans le récit tacitéen [142] est donc certainement volontaire: en fournissant malgré tout les indications indispensables à la vérité historique, elle tend à donner, dès le début du récit, l'idée que l'empire formait, à la fin du règne d'Auguste, un ensemble solide. Conforme à l'idéologie largement répandue par la propagande augustéenne [143], elle permet en fait à Tacite d'assurer un point de départ [144] à une histoire qui est, pour une large part, celle de la détérioration progressive de l'ensemble qu'il présente à cet instant.

On peut dès lors peut-être mieux comprendre pourquoi l'historien n'a pas raconté l'ensemble du règne d'Auguste. Le raconter dans le détail, c'était en effet faire inévitablement mention du coup d'arrêt brutal aux conquêtes qui suivit la défaite de Varus et justifier en quelque sorte une politique de prudence qui fut celle, non seulement des Césars, mais aussi, après la mort de Trajan et au moment où Tacite écrit les Annales, celle d'Hadrien [145]. Il lui fallait au contraire disposer au départ d'une définition précise et stable de l'empire, et cette définition ne pouvait se trouver que dans un résumé, rapide et non commenté, du testament d'Auguste, ce qui n'était évidement possible qu'à condition de ne commencer son récit qu'au moment des funérailles du premier empereur. La suite pourrait alors montrer le danger qu'allait faire peser sur l'intégrité de l'orbis romanus l'incapacité des successeurs [146]. Quant à la défaite de Varus, elle pourrait n'être mentionnée, d'une manière en quelque sorte positive, qu'à travers les réparations qu'en obtiendrait symboliquement Germanicus.

L'empire de Tibère.

C'est d'ailleurs seulement une fois ces réparations obtenues et l'aristie de Germanicus tragiquement terminée, c'est-à-dire au début des Annales [147], que se place la première description complète de l'ensemble de l'espace romain.

Rattaché au voyage que Tibère s'apprêtait à faire en 23 et auquel, une fois de plus, il renoncera (Ann.,4,4,2), l'inventaire des forces romaines se présente ici sur le ton impersonnel des recensements administratifs et suit un ordre rigoureusement géographique. Il s'agit en effet de procéder à un bref dénombrement des légions et des provinces qu'elles avaient à défendre (Ann.,4,4,3) [148], c'est-à-dire de faire systématiquement le tour de l'empire, tel qu'il se présente au début du règne de Tibère et au vrai commencement de l'histoire des Césars.

La description (Id., 5) commence donc par l'Italie. Viennent ensuite, et dans l'ordre, la Gaule et le Rhin, les Espagnes, la Maurétanie, l'Afrique, l'Egypte, la Syrie et les peuples voisins, Hibériens et Albaniens, puis la Thrace, la Pannonie et la Mésie ; l'inventaire s'achève en Dalmatie et traverse l'Adriatique pour revenir finalement à Rome et à l'intérieur même de l'Italie.

A l'exception de la Pannonie, curieusement citée avant la Mésie, l'organisation géographique est ici tout à fait évidente [149] et nulle intervention dramatique ou personnelle ne vient perturber cette énumération qui suit exactement l'ordre proposé par la carte et pourrait être calquée sur un itinéraire maritime [1450]. Progressant en gros d'ouest en est, la description part, comme un bateau de guerre, des ports militaires de l'Italie et semble caboter le long des côtes méditerranéennes, avant de remonter le Danube; parti de Misène ou de Ravenne pour revenir finalement à Rome, à l'Etrurie, à l'Ombrie et au vieux Latium, le mouvement est, si l'on peut dire, à la fois circulaire et centripète.

On remarquera d'abord que la description reprend, en les développant d'une manière significative, l'essentiel des éléments que contenait la brève évocation du livre I. Si l'Océan n'est pas nommé, les trois fleuves à la fois longs et lointains, le Rhin, l'Euphrate et le Danube, sont maintenant nommément désignés ; si leur accord n'est pas souligné, les légions, les provinces et les flottes sont bien présentes, et les lois qui régissent les citoyens seront précisément décrites dans le paragraphe suivant. Il s'agit donc bien là d'une analyse plus détaillée des données fournies par le testament d'Auguste, et Tacite revient, d'une manière insistante et délibérée, au début du livre IV, sur ce qu'il avait sommairement signalé au début du livre I. On remarquera aussi que ces indications plus précises sont maintenant prises en compte par l'auteur lui-même, alors qu'elles n'étaient précédemment présentées qu'au titre impersonnel de la vox populi.

Bien qu'extraite d'un inventaire à la fois administratif et géographique, la description n'est cependant pas neutre. L'espace de Rome est en effet décrit ici comme une forteresse en situation défensive, aussi bien contre l'intérieur que contre l'extérieur, et ne paraît conçu que pour protéger la capitale, qui en est le centre, l'origine et la fin [151]. Il semble donc figé, immobile et comme prisonnier de ses propres limites. Le centre qu'il protège justifie à lui seul l'existence de tout le reste et ne vit en même temps que de ce qui l'entoure.

Or, en annonçant, avec une lourdeur assez inhabituelle chez lui, le développement qu'il va entreprendre [152], Tacite insiste sur le fait que l'empire était à l'époque dont il parle beaucoup moins étendu qu'à celle où il écrit [153]. Cette remarque, qui fait par ailleurs écho à la célèbre phrase dans laquelle la mer Rouge est indiquée comme frontière de l'empire (Ann.,2,61,2), rappelle au lecteur que le conseil par lequel Auguste avait probablement complété son inventaire n'a finalement pas été suivi : l'espace, pourtant fortifié, sur lequel règne Tibère, n'est donc pas immuable et des changements peuvent inévitablement s'y produire.

Le détail mérite d'autant plus d'être souligné que la description prend précisément place juste avant l'entrée en scène de Séjan, c'est-à-dire au moment même où va survenir dans le principat de Tibère un funeste changement [154]. En agissant sur les lois encore stables [155] qui régissent le fonctionnement de l'empire, les réformes de Tibère conduiront en effet à une évolution du pouvoir qui aura, entre autres conséquences lointaines, l'anarchie de 69 et l'élévation à l'empire des généraux responsables des troupes stationnées aux frontières [156]. Le testament d'Auguste donne donc en héritage un espace qui sera mal géré: au cours du demi-siècle qui va suivre la situation des forces militaires restera en gros la même, mais leur état d'esprit connaîtra d'irréversibles changements.

Les provinces en 69.

C'est justement au terme d'une longue et fatale évolution et au moment même où l'espace romain va se trouver le plus menacé que Tacite en fait la seconde grande description, celle qui ouvre les Histoires, comme la précédente avait en quelque sorte ouvert les Annales.

La méthode est cependant ici très différente. Après avoir évoqué l'apocalypse dont il entreprend le récit (Hist.,1,2-3), Tacite désire en effet reprendre les choses dans l'ordre, pour faire connaître non seulement les péripéties et l'issue des événements, qui sont le plus souvent fortuites, mais aussi leur enchaînement rationnel et leurs causes [157]. Il montrera donc d'abord quels étaient la situation de Rome, l'esprit des armées, l'attitude des provinces, ce qu'il y avait de sain, ce qu'il y avait de malade dans le monde entier [158]. L'orbis terrarum est ainsi présenté, non plus en fonction de la carte, mais en fonction du statut administratif des régions qui le composent.

On voit donc successivement apparaître l'Espagne, les Gaules, la Germanie, la Bretagne et l'lllyricum, la Syrie, puis la Judée (Id., 9-10), qui sont commandées par des legati consulares Augusti pro praetore, puis l'Egypte, placée sous l'autorité des chevaliers romains (Id.,11,l), l'Afrique et ses légions [159], les Maurétanies, la Rétie, le Noricum, la Thrace et les autres régions soumises à un procurateur (Id., 11,2), enfin les provinces sénatoriales et l'Italie elle-même où ne stationnaient pas de troupes permanentes (Id., 11,3).

Tacite ne prend donc plus ici comme guide l'inventaire d'Auguste, qui reste pourtant valable pour l'essentiel [160], mais organise l'énumération en suivant le rapport légal que les provinces entretiennent avec le pouvoir central. L'inventaire commence de ce fait par les provinces dans lesquelles l'empereur délègue pour ainsi dire directement son pouvoir (legati consulares Augusti) et se termine par celles qui dépendent de l'autorité sénatoriale. Comme dans les Annales, l'Italie ne se trouve mentionnée qu'à la fin ; ce n'est plus cependant en tant que point d'aboutissement d'un itinéraire circulaire, mais parce que, n'étant pas encore considérée comme une province, elle se rattache directement à Rome.

Le changement de méthode s'explique évidemment par le désir de prendre en compte les éléments indispensables à la compréhension des événements qui vont suivre, mais il témoigne aussi du fait que l'espace romain ne peut plus être désormais décrit avec l'impartialité, voire l'immobilité, que supposent les cartes. Les lieux géographiques, considérés en tant que tels, restent en effet toujours semblables à ce qu'ils sont et ne peuvent être éventuellement ébranlés qu'en surface par des catastrophes naturelles ; leur situation administrative en revanche, c'est-à-dire leur organisation sociale, humaine et politique, est toujours sujette à des changements, à des bouleversements et à des drames semblables à ceux qu'a connus la fin de la République et qui sont finalement le sujet même des Histoires.

Or ce sont précisément ces mouvements profonds que Tacite va mettre en scène, et l'abandon d'un mode de description géographiquement organisé [161] souligne bien le fait que la cohérence territoriale de l'empire va bientôt se trouver remise en question. Le système administratif, qui remplace à cet instant l'itinéraire ou la carte, n'est cependant lui-même qu'un simple support et, pour tout dire, un moyen commode. Théoriquement maintenu par les liens plus ou moins serrés qui l'unissent à Rome, l'espace romain ne dépend en réalité, en janvier 69, que de l'état d'esprit des légions et de leurs chefs, c'est-à-dire du jugement qu'ils portent sur les événements qui se produisent dans ce qui va bientôt provisoirement cesser d'être la tête de l'empire. L'utilisation d'un vocabulaire psychologique, où domine, pour les Gaules et la Germanie, l'expression de la peur, du mécontentement et du ressentiment exprime bien les frémissements qui ébranlent cet espace, et les portraits des chefs se dressent au milieu de l'inventaire comme autant d'unités autonomes, déjà détachées du pouvoir d'un empereur au destin incertain [162]. Travaillé de forces contradictoires, l'espace romain se fissure et devient l'objet de multiples convoitises.

L'Orient de Vespasien.

Les soldats.

C'est pourquoi cette description des provinces ne peut être séparée de celle, semblable dans la méthode, mais totalement différente dans l'esprit, qui nous est proposée lorsque les soldats de Vespasien regardent autour d'eux l'Orient dont ils sont maîtres: [ils] se mirent à faire le compte de leurs forces: sept légions disponibles et, avec un énorme contingent d'auxiliaires, la Syrie et la Judée; d'un côté l'Egypte limitrophe avec deux légions, de l'autre la Cappadoce, le Pont et toutes les garnisons en bordure des deux Arménies ; l'Asie et les autres provinces, où les hommes ne manquaient pas et où l'argent abondait. (Hist., 2,6,2) [163].

Adaptant d'abord exactement l'ordre administratif que l'historien avait précédemment suivi, les soldats pensent en premier lieu à la Syrie, à la Judée, puis à l'Egypte qui les complète, et dont ils marquent ainsi le statut particulier ; ils passent cependant ensuite, et volontairement, à l'autre extrémité de l'Orient et songent d'abord à la Cappadoce et au Pont, ensuite aux confins arméniens, enfin à l'Asie et aux provinces qui se trouvent au centre de l'espace dont ils peuvent avoir le contrôle.

La description ne se fonde donc plus ici ni sur l'organisation administrative, ni sur la situation géographique, mais sur l'évaluation d'une force. Précisant d'abord les limites d'un univers particulier, dont les extrémités sont fortifiées et le centre riche en ressources diverses et bien protégé, elle se termine par un élargissement évocateur et spectaculaire, dans lequel apparaissent d'abord toutes les îles, puis la mer elle-même, immense étendue favorable et protectrice comme un glacis [16].

Une partie de l'espace romain, celle que précisément les eaux séparent de Rome et du centre, apparaît donc dès cet instant comme autonome et comme individualisée. Sa perception ne résulte pas du compte rendu d'un historien, elle n'est pas davantage celle d'un géographe ou d'un administrateur, elle est celle d'un propriétaire qui estime l'étendue de ses terres et la puissance qu'elle lui donne. Elle est aussi le signe d'une menace et la première manifestation d'une prise de conscience qui va conduire à la destruction du Capitole et modifier finalement l'espace du monde et son organisation.

Vespasien

La menace se précise en effet, avec toutes les incertitudes qu'elle comporte, lorsque Vespasien jette à son tour les yeux sur les forces dont il dispose (Hist., 2,74,1) [165]. Prenant comme point de départ l'endroit où il se trouve, c'est-à-dire la Judée, le futur empereur regarde d'abord ce qui l'entoure immédiatement, la Syrie d'un côté, l'Egypte de l'autre. Repartant ensuite de la Syrie, il se transporte en Mésie, puis en lllyricum.

Il ne s'agit donc plus désormais, comme c'était le cas pour ses soldats, de la délimitation d'un territoire fortifié dans lequel on peut se sentir en sûreté, mais à proprement parler de la définition d'un itinéraire; ayant assuré ses bases de départ, Vespasien constate que la route vers Rome lui est ouverte.

L'espace administratif et complet que l'historien présentait au début du premier livre est devenu, au début du second, l'espace encore statique, mais déjà fortement individualisé, des légions d'Orient ; il devient maintenant l'espace dynamique du chef prêt à s'engager dans l'action. L'Italie, qui terminait la première description, est désormais le but inavoué de la troisième ; entre elle et lui, Vespasien ne voit plus l'immensité réconfortante de la mer, mais la voie terrestre sur laquelle ses soldats semblent déjà s'être engagés [166].

La description apparaît ainsi comme toujours plus personnelle [167]. L'historien ne se fondait que sur les données du système administratif romain; dans ces espaces presque abstraits, il insistait cependant déjà sur la présence des hommes: Hordeonius Flaccus, Mucien, Vespasien, Titus, qui allaient à des titres divers jouer des rôles importants, s'y trouvaient présents. Les soldats, en proie à l'inquiétude (Hist., 2,6,2), se représentent l'espace qui les entoure en fonction de leur avenir, de leurs préoccupations personnelles et des garanties dont ils peuvent disposer. Dans la réflexion de Vespasien les noms de lieux disparaissent au profit des noms de personnes et sont remplacés par ceux qui les commandent, Mucien pour la Syrie, Tiberius Alexander pour l'Egypte, et le passage de la Syrie à la Mésie se fait tout naturellement dans les pas de la troisième légion, qui, étant sienne, transmet au général la possession de l’espace où elle se trouve (Id.,2,74,l)168. Quant à l'lllyricum, territoire plus lointain, il n'est présent que sous la forme d'un adjectif [169], qui le confond totalement à des légions déjà dressées contre les Vitelliens alors en train de s'y installer.

Salué du titre d'empereur (Id., 2,79-80), Vespasien verra bientôt la Syrie, plusieurs rois, et la reine Bérénice se rassembler autour de lui: toutes les provinces baignées par la mer jusqu'à l'Asie et l'Achaïe, et tout le territoire qui s'étend à l'intérieur jusqu'au Pont et aux Arméniens, prêtèrent serment (Id., 2,81) [170] : alors commencera à se constituer autour de lui l'espace vaste et cohérent qui lui servira effectivement de point de départ.

L'espace rhétorique d'Antonius Primus.

Ce qui n'est encore dans l'esprit de Vespasien qu'une méditation sur l'avenir devient cependant un projet immédiatement réalisable dans le discours enflammé qu'Antonius Primus prononce pendant le second conseil de guerre des Flaviens (Hist., 3,2-3). La scission de l'espace entre un Orient et un Occident, qu'évoquait déjà indirectement le préambule des Histoires, est alors pratiquement consommée.

Les troupes flaviennes se trouvent en effet à Pettau, en Pannonie, et le sujet du conseil de guerre est le choix d'une stratégie qui suppose l'existence de trois zones: l'une se trouve au-delà des Alpes pannoniennes et est tenue par les Vitelliens ; l'autre s'étend des confins de l'Orient jusqu'à la Pannonie et est contrôlée par les Flaviens; entre les deux la troisième comprend la mer d'lllyrie, l'Italie elle-même et Rome, dont la possession est l'enjeu du conflit Les généraux de Vespasien doivent donc à l'automne 69 choisir entre deux solutions : soit dresser entre les deux zones essentielles une véritable barrière en fermant les passages des Alpes pannoniennes, soit attaquer sans plus attendre en direction de l'Italie au nord (Id., 3,1,1) [171].

C'est ce choix plus expéditif que propose évidemment le bouillant Antonius Primus. Evocation d'un espace désormais scindé, dont le centre, maintenant comme isolé, devient un objet de conquête, son discours enflammé trace, pour des auditeurs à convaincre, une véritable géographie rhétorique.

Toujours dernières citées jusqu'à présent, Rome et l'Italie figurent maintenant en tête et l'espace contrôlé par les Vitelliens subit une espèce de contraction qui le fait paraître à la fois plus compact et plus uni. Sur la carte oratoire d'Antonius Primus, la Germanie se trouve proche de Rome et de l'Italie, la Bretagne se rapproche d'elle et ce qui était naguère mer ou Océan [172] devient simple bras de mer; la Gaule et les Espagnes enfin forment un bloc unique qui touche à tout l'ensemble à la fois: la Germanie, d'où ils tiraient leurs forces, n'était pas loin, la Bretagne était séparée d'eux par un simple bras de mer ; les Gaules et les Espagnes étaient toutes proches (Hist., 3,2,2)173. Solidaire et concentré, comme rassemblé sur lui-même avant de bondir au combat, l'occident vitellien se prolonge en outre, et presque démesurément, d'une Italie pleine de ressources et d'une mer ouverte où ses vaisseaux peuvent avancer librement : ils avaient de plus l'Italie elle-même et les ressources de Rome ; enfin, s'ils voulaient prendre l'offensive, ils disposaient de deux flottes et la mer d'Illyrie n'était pas défendue (Ibid.) [174]. En face ne se dressent apparemment que les légions venues de Mésie et de Pannonie, provinces placées comme à la pointe extrême d'un autre territoire dont l'existence n'est alors que sous-entendue. Dans le discours d'Antonius Primus, l'image que proposerait une carte s'est non seulement brisée, mais aussi totalement déformée.

L'espace est cependant alors l'objet de tant de tiraillements qu'au même instant, ou presque, Caecina, qui veut passer à l'ennemi, présente à ses troupes la zone tenue par Vitellius d'une manière exactement inverse (Id., 3,13,1) : la défection de la flotte fait passer de l'autre côté la mer d'lllyrie, Rome hésite, les Gaules et les Espagnes ont changé de camp [175]. La cohérence qu'Antonius Primus montrait pour faire peur se dissout ici en unités distinctes qui tendent à se séparer les unes des autres, et les régions, devenues comme indépendantes et mobiles, se détachent de Vitellius pour passer à Vespasien.

Ces paroles, destinées dans les deux cas à convaincre, seront cependant bientôt suivies d'effet Les Flaviens écoutent Antonius Primus et l'Italie du nord est aussitôt le théâtre d'une bataille où disparaît Crémone. Caecina fait défection et l'Italie entière se trouve partagée entre Vespasien et Vitellius par la chaîne de l'Apennin (Hist., 3,42,1) [176]. Bientôt les Alpes Maritimes (Id., 42,2), l'Espagne, les Gaules, puis la Bretagne (Id., 44) se détachent en effet de Vitellius. En même temps les Bretons (Id., 45) et les Germains se révoltent (Id., 46,1), les Daces tentent d'occuper les rives du Danube (Id., 46,2-3), le Pont connaît de graves troubles (Id., 47-48,2). En Germanie, la puissance romaine est en danger (Id., 46,1)177 ; sur le Danube, elle n'est sauvée que par la Fortune du peuple romain (Id., 46,3)178. Au moment où Vespasien se prépare à attaquer l'Afrique (Id., 48,3) et à prendre le pouvoir au Palatin, c'est le monde entier qui est en fait ébranlé par le conflit des généraux [179] ; l'espace, figé mais stable, qu'Auguste avait délimité et dont Tibère avait hérité, se trouve ainsi totalement remis en question, avant que Rome elle-même ne soit atteinte à son tour avec toute l'Italie.

Géographiques dans les Annales, purement administratives dans les Histoires, puis psychologiques ou rhétoriques, les descriptions de l'orbis romanus jalonnent donc, d'Auguste à Vespasien, un récit toujours plus dramatique. Exprimant l'une des préoccupations majeures de l'auteur, elles apparaissent à chaque fois comme un rappel habile et insistant des menaces que font peser sur l'intégrité de l'espace romain l'incapacité des empereurs ou les rivalités des chefs, et constituent de ce fait l'une des armatures essentielles de l'œuvre.


II- L'ITINERAIRE DE GERMANICUS.

L'espace de Rome n'est cependant pas seulement perceptible à travers les descriptions variées qui en sont faites, il est également sensible dans son étendue et, si l'on peut dire, dans une profondeur symbolique que font sentir les itinéraires de ceux dont l'auteur a plus ou moins longuement décrit les déplacements.

Germanicus en Germanie.

C'est quelque part dans les Gaules (Ann., 1,31,2 ; 33,1), où il est occupé à recevoir le cens, que Germanicus entre en scène. Il détient alors le pouvoir suprême sur les légions de Germanie qu'il rejoint en 14 (Id., 34,1) près de Cologne, dès qu'il apprend leur révolte. La première sédition réprimée, il gagne Vetera Castra pour mater la seconde (Id., 45,1) et décide ensuite, pour assouvir le besoin de violence des soldats, de franchir une première fois le Rhin.

C'est l'année suivante que commencent les deux grandes campagnes que Germanicus va conduire, en 15 et en 16, contre les Germains. Emaillées de batailles victorieuses et terminées toutes les deux par de spectaculaires catastrophes naturelles, elles vaudront au général des honneurs multiples et un triomphe qui sera célébré en 17 (Ann., 2,41).

Il ne s'agit pas ici d'entrer dans le détail des déplacements stratégiques nécessairement complexes qu'effectue Germanicus pendant ces deux années [180] Qu'il suffise de rappeler d'abord qu'en 15 et en 16 tous ces déplacements se situent de l'autre côté du Rhin [181] dans une zone en gros comprise entre les Monts Taunus, l'Océan et l'Elbe. L'Elbe ne sera qu'approchée, mais la Weser est franchie dès la fin de la seconde campagne et c'est entre la Weser et l'Elbe que Germanicus obtient alors une victoire qui pourrait être décisive, puisque certains Germains paraissent à cet instant prêts à quitter leurs demeures et à se retirer au-delà de l'Elbe (Id., 2,19,1) [182].

Toute cette région est évoquée par Tacite avec une certaine précision. Les noms des principaux fleuves qui la parcourent sont cités, certains lieux caractéristiques sont mentionnés [183] et les cheminements de l'armée par voie de terre ou de mer assez clairement définis ; les mœurs des Germains, le climat et la nature de la région sont dépeints par touches précises et successives [184] et les problèmes que posent les combats en Germanie clairement exposés (Id., 2,5,3) ; l'embouchure du Rhin et l'île des Bataves sont en outre l'objet d'une rapide description géographique (Id., 2,6,3-4). Tous ces détails, qui montrent une connaissance du pays bien naturelle chez l'auteur de La Germanie, sont révélateurs du désir d'insister sur les particularités de la région, sur les dangers qu'elle recèle et sur son importance stratégique.

Malgré les difficultés qu'il rencontre et le fait qu'il ne puisse conduire au-delà du Rhin que des campagnes d'été qui ne constituent pas une véritable mainmise sur l'ensemble du territoire, Germanicus apparaît bien cependant comme le maître en puissance d'un espace plus vaste que celui que les Romains avaient parcouru avant lui. En touchant pratiquement l'Elbe (Ann., 2,14,4 et 22,1) [185], il atteint les bords extrêmes du monde connu, et ses expéditions prennent à la fois l'aspect d'une conquête et celui d'une reconquête.

La reconquête inscrit ses campagnes dans une continuité qui est d'abord familiale et le place dans le sillon tracé par son propre père Drusus. Dans le Taunus, il retrouve les restes d'un poste établi par son père (Ann.,1,56,l)[186] ; sur la Lippe, il relève un autel qui lui était consacré et défile devant à la tête de ses troupes (Id., 2,7,3) [187] ; pour gagner l'embouchure de l'Ems, il emprunte avec sa flotte le chemin que son père avait pris avant lui en compagnie de Tibère et s'engage dans la fossa Drusiana en priant son père Drusus de se montrer bienveillant et favorable à un fils qui osait l'imiter et de l'aider par le souvenir de ses plans et de ses travaux (Id., 8,1) [188]. Toute marquée de piété filiale, cette reconquête est cependant aussi politique et impériale, quand Germanicus récupère les enseignes prises à Varus, élève un tombeau aux soldats tués lors du désastre et venge définitivement la défaite subie au temps d'Auguste [189].

La conquête est évidemment plus incertaine, mais elle affirme la présence de Rome au-delà du Rhin en renforçant les retranchements (Ann., 2,7,3), en déployant d'importantes forces navales et terrestres (Id., 1,56,1 ; 60,2; 2,6,1-2), en divisant les ennemis (Id., 1,55,1), en assurant des alliances garanties par des otages (Id., 1,57,4-5 ; 58,5 ; 71,1). Progressant pendant deux ans d'exploits militaires en exploits militaires, dans une aristie qui le rapproche manifestement d'Alexandre [190], Germanicus dresse des trophées d'armes aux limites du monde connu au nord (Id., 2,18,2 et 22,1) et assure, au moins pendant la saison des combats, une maîtrise totale de Rome sur les terres septentrionales. On a le sentiment qu'à de telles extrémités du monde, il n'est guère possible de faire mieux, et même Arminius doit un instant le reconnaître: jamais les Germains ne pourront assez se justifier d'avoir vu entre l'Elbe et le Rhin les verges, les haches et la toge [191].

Deux points cependant méritent d'être ici spécialement soulignés. Tout d'abord, même s'ils abandonnent aussitôt l'idée d'un reflux au-delà de l'Elbe, ce ne sont pas les Germains eux-mêmes, toujours finalement vaincus et toujours à vaincre, qui arrêtent Germanicus, mais la nature géographique et climatique du pays dans lequel ils vivent. De façon très caractéristique en effet ce sont des catastrophes naturelles ou la difficulté du terrain qui transforment chaque année en échec relatif ce qui passait d'abord pour victoire affirmée. En 15, le retour de Caecina vers le Rhin est rendu dramatique par la traversée des Longs-Ponts (Ann., 1,63,4-68), une étroite chaussée entre de vastes marais [192], et les soldats se perdent dans les marécages et la boue de la Germanie ; au même moment, ce sont les grandes marées d'équinoxe, particulièrement dangereuses sur les rives plates de la mer du Nord, qui balaient littéralement les légions de Vitellius (Id., 1,70,2-5). En 16, c'est une terrible tempête qui démantèle la flotte, pourtant victorieuse, de Germanicus et jette navires et soldats sur les rives de pays fabuleux et inconnus.

La tonalité fortement poétique de ce dernier récit (Ann., 2,23-24) est ici soutenue de fréquentes notations qui insistent sur le caractère exceptionnel et excessif de la Germanie. La violence de l'Auster est accrue par les vallonnements de la terre germanique et par la profondeur des fleuves; elle est avivée par l'immense traînée des nuages et le voisinage des frimas nordiques (Id., 2, 23,3) [193], et l'Océan surpasse autant la mer en violence que la Germanie se distingue par la rigueur du climat (Id., 2 24,1) [194]. Surtout, cet exotisme géographique situe avec insistance la Germanie aux confins du monde et comme à l'entrée d'un univers fabuleux dans lequel les hommes eux-mêmes n'ont plus de place: la mer est si vaste et profonde qu'elle passe pour la dernière, sans terres au-delà (ibid.) [195] ; les soldats qui s'échouent sur des îles ne trouvent aucune trace de civilisation humaine (Id., 2, 24,2)196 et ceux qui ont la chance de pouvoir revenir racontent toutes sortes de prodiges: violents tourbillons, oiseaux inconnus, monstres marins aux formes ambiguës entre l'homme et la bête (Id., 2, 24,4) [197].

Après cette seconde catastrophe, Germanicus pleure sur ses soldats disparus en errant jour et nuit sur les rochers et les promontoires (Id., 2,24,2) ; jetées à l'Océan mystérieux et déchaîné, les lamentations du jeune général rappellent, en plus pathétique encore et assurément en plus romantique, le cri du vieil Auguste en deuil : « Quintilius Varus, rends-moi mes légions! » (Suétone, Aug., 23). Varus cependant ne s'était, si l'on peut dire, heurté qu'aux guerriers germains, Germanicus pour sa part a touché les bords extrêmes du monde et ce sont les dieux eux-mêmes qui semblent interdire qu'on aille désormais plus loin.

Personne, après Germanicus, ne pourrait donc s'avancer davantage et c'est bien sur les rives de l'Elbe que devaient naturellement s'établir les limites de l'orbis romanus [198] ; elles seraient alors très proches de celles de l'orbis terrae, défini comme un espace sur lequel peuvent vivre des êtres humains [199] et rejetteraient au-delà tout ce qui est mystère et barbarie.

 

Installer solidement ces frontières était une tâche difficile. L'entreprise n'était cependant pas impossible et une quatrième campagne aurait peut être suffi pour fixer dans les traces encore visibles de son père et de son onde les pas de Germanicus (Ann.,2,26,l). Elle fut projetée, mais n'eut pas lieu. Germanicus dut en effet quitter la Germanie vers la fin de l'année 16 et célébrer dès l'année suivante le triomphe qui lui avait été décerné en 16 (Id., 1,55,1).

Sous le consulat de C. Caelius et de L. Pomponius, le septième jour avant les calendes de juin, Germanicus célébra son triomphe sur les Chérusques, les Chattes et les Angrivariens, ainsi que sur toutes les nations établies jusqu'à l'Elbe. On y transporta les dépouilles, les prisonniers et les maquettes des montagnes, des fleuves et des batailles (Id., 2,41,2) [200].

On remarquera tout d'abord que les termes employés pour définir le sujet du triomphe rappellent évidemment ceux de l'inscription grandiose qui figurait sur le trophée que Germanicus avait érigé l'année précédente, au lendemain même de sa dernière victoire en Germanie (Id., 2,22,1) [201]. L'Elbe est de ce fait citée dans les deux cas, mais la présentation est différente; le trophée indiquait une victoire sur les nations entre le Rhin et l'Elbe et traçait une zone précise et limitée; le triomphe ne mentionne plus le Rhin et porte sur toutes les nations établies jusqu'à l'Elbe. La phrase évoque donc une étendue beaucoup plus vaste et suggère l'existence, entre Rome et l'Elbe, d'un espace absolument continu [202].

D'autre part, les maquettes, que la brève description du cortège triomphal fait apparaître après les dépouilles et les prisonniers, rappellent évidemment les faits d'armes de Germanicus et la vaillance de ses troupes, ainsi que l'importance des victoires obtenues, mais, à travers les paysages qu'elles évoquent et les fleuves dont elles indiquent probablement le cours, elles montrent aussi l'objet même de la conquête et en transportent l'image au cœur de Rome.

Enfin, la date de l'événement est, fait assez rare chez Tacite, très exactement indiquée: c'est le 26 mai 17 que les citoyens de Rome ont pu voir ce triomphe et croire que, l'empire s'étendant désormais jusqu'aux limites du monde, l'orbis subjectus se confondait à ce jour avec l'orbis terrarum.

Ce n'était malheureusement sans doute qu'une illusion trompeuse et sans durée. Les assistants qui admirent la prestance de Germanicus et la beauté de ses cinq enfants ne peuvent en effet s'empêcher de craindre pour leur avenir et redoutent déjà de les voir disparaître aussi tôt que Drusus et que Marcellus (Id., 2,41,3) [203]. Surtout le triomphe n'est pas vraiment complet; la dernière et nécessaire campagne n'a pas été faite et la guerre ne passe pour terminée que parce que Tibère a empêché Germanicus de la mener vraiment jusqu'à son terme [204]. Les menaces qui semblent planer sur le chef planent donc aussi sur l'espace qu'il vient d'agrandir.

L'insistance de Tacite est ici manifeste, et elle l'est d'autant plus que ce triomphe est le seul qui figure dans la partie conservée de son œuvre; après Germanicus en effet les généraux vainqueurs n'obtiendront plus que les insignes du triomphe et les circonstances dans lesquelles ils les gagneront ne seront pas toujours glorieuses [205]. Le triomphe de Germanicus est à la fois le premier des Annales et le dernier [206]. L'espace héroïque qu'il ouvre un instant dans Rome sera bientôt remplacé par celui des vices et des crimes.

Tibère en effet, et c'est le second point important, n'appréciait pas l’esprit conquérant de Germanicus; ayant réussi en 16 ce qu'il n'avait pu faire en 15 (Ann., 2,5,l-2), il ne célébrait en fait ces conquêtes que pour mieux les arrêter. Sans doute se méfiait-il de la popularité de ce jeune homme qui pouvait prétendre au trône et se trouvait à la tête de légions puissantes et bien entraînées [207], mais les temps n'étaient pas encore venus où les soldats de Germanie proclameraient et soutiendraient des empereurs. Sans doute était-il aussi déjà travaillé par les conseils et les menées de Séjan (Ann., 1,69,5).

Au-delà cependant de ces raisons logiques et sans doute partiellement véridiques, que Tacite souligne cependant avec trop d'insistance [208], on peut aussi penser que Tibère, qui avait une bonne expérience de la Germanie [209], tenait avant toute chose à suivre les conseils qu'avait donnés Auguste: la limite de l'empire devait être fixée sur le Rhin et la présence de Rome entre ce fleuve et l'Elbe devait se ramener à des actions diplomatiques et à des opérations militaires très réduites (Ann., 2,26,2-3) ; en fait ce qu'imaginait peut-être l'empereur, c'était l'existence au-delà du limes d'une sorte de glacis intermédiaire, suffisant pour écarter les menaces sans accroître la conquête proprement dite. Ainsi se trouve posée, à propos de l'espace romain, et dès le début des Annales, une opposition fondamentale entre Rome, où siège un pouvoir véritablement central, et ce qu'on pourrait appeler les confins, où évoluent des généraux dynamiques et conquérants. Nous aurons évidemment à y revenir [210].

Germanicus en Orient.

L'insatisfaisant triomphe célébré, Germanicus devait presque aussitôt partir pour l'Orient où Tibère prétendait, non sans arrière-pensée sans doute (Ann., 2,5,1), que seule sa sagesse pouvait venir à bout des troubles survenus en Arménie (Id., 43,1). Tacite ne le présente ainsi, notons-le, jamais dans Rome [211] et l'image éclatante de son triomphe n'y est suivie que par celle, pathétique, de ses funérailles (Ann., 3,4-5), comme si la Ville avilie déjà n'était plus faite pour les hommes de sa trempe et ne pouvait plus les accueillir durablement qu'après leur mort en leur rendant de vains hommages.

C'est en effet à Nicopolis en Achaïe que Germanicus prend officiellement ses fonctions de consul [212]. Entre mai 17 et janvier 18, il a donc quitté Rome et navigué vers la Grèce en s'arrêtant d'abord en Dalmatie pour rencontrer Drusus (Ann., 2,53,1) ; de Nicopolis, où il s'attarde quelques jours, il va se recueillir à Actium, puis gagne Athènes (Id., 53,2-3). Par l'Eubée, la suite de son voyage le conduit ensuite à l'île de Lesbos, où il doit nécessairement rester plus longtemps, puisque Agrippine y donne naissance à son dernier enfant, Julia Livilla. De Lesbos, il remontera vers la Thrace, passera à Périnthe, à Byzance et traversera le détroit de la Propontide pour atteindre l'entrée du Pont-Euxin (Id., 54,1). Revenu sur ses pas, il ne peut jeter l'ancre à Samothrace, mais fait escale à Troie avant d'atteindre près d'Ephèse le sanctuaire de Colophon (Id., 54,2- 3).

On retrouvera plus tard Germanicus à Rhodes (Ann., 2,55,3), où il rencontre Pison, puis, après une nouvelle et très forte ellipse, à Artaxate en Arménie (Id., 56,3) et à Cyrrhe, non loin d'Antioche (Id., 57,2). Ce sera ensuite [213], mais l'année suivante, le voyage en Egypte (Id., 59-60), la descente aux cataractes du Nil (Id., 61) et le retour à Antioche où doit s'accomplir un tragique destin (Id., 69,1).

Pris dans leur en semble, les déplacements de Germanicus en Orient comportent donc deux phases. Dans la première, qui occupe une grande partie de l'année 17 et sans doute l'essentiel de l'année 18 [214], Germanicus se rend de Rome à Antioche en prenant apparemment le chemin des écoliers ; dans la seconde, qui se place probablement au printemps et dans l'été 19, il visite l'Egypte; entre les deux se trouve le voyage en Arménie.

Ce qui était la raison essentielle du départ de Germanicus en 17 (Ann., 2,43,1) ne tient de ce fait qu'une place relativement restreinte. Il est cependant bien difficile de croire que, pendant les deux dernières années de sa vie, Germanicus n'ait occupé son temps qu'à des voyages culturels ou touristiques en Orient.

Certes il est plusieurs fois poussé par une curiosité naturelle, et finalement de bon aloi pour un jeune prince, qui le porte vers ce qui, de son temps déjà, passait pour antique: il s'approche du Pont-Euxin, parce qu'il est désireux de connaître ces lieux antiques et renommés (Id., 54,1) [215], visite Troie et part en Egypte afin d'en connaître les antiquités (ld., 59,1)216. Il prend cependant aussi des décisions, tantôt heureuses (Id., 54,1; 57,1), tantôt plus contestables (Id., 59,1), qui donnent une autre signification à sa présence. Triomphateur, consul en titre et muni par le Sénat d'un imperium majus qui le rend supérieur à tous les autres magistrats, Germanicus semble effectuer en fait une sorte de voyage officiel ; trois ans après la mort d'Auguste, accompagné de sa femme et de ses enfants, il vient montrer aux provinces orientales et aux alliés que l'empire continue et que la succession en est pour longtemps assurée. Aux yeux de tous il apparaît comme le délégué de l'empereur au plus haut niveau, et c'est à ce titre qu'il pose la couronne sur la tête de Zénon (Id., 56,3), réduit la Cappadoce à l'état de province, place la Commagéne sous l'autorité d'un préteur (Id., 56,4), reçoit d'Artaxate un hommage qu'il accepte en faisant placer Vononèse en résidence surveillée (Id., 58) et va jusqu'à entrer dans Alexandrie et faire ouvrir les greniers à blé d'Egypte (Id., 59,1-2) [217].

Cet aspect officiel de l'itinéraire oriental de Germanicus, qui rend évidemment particulièrement ambiguës les intentions exactes de Tibère, se double cependant dans le récit qu'en donne Tacite d'un sens plus symbolique. On a abondamment dit [218] qu'en Orient, comme d'une autre manière en Germanie, Germanicus marchait en fait dans les pas d'Alexandre et qu'on pouvait trouver dans ses comportements et sa personnalité les traces d'une imitatio Alexandri. Il est évident aussi que les étapes d'Actium ou de Troie, le déplacement en Egypte, et notamment la remontée du Nil, le plaçaient dans le droit fil de sa double origine, césarienne par son père Drusus et antonienne par sa mère Antonia [219]. On a moins remarqué cependant que le symbolisme des déplacements de Germanicus était aussi géographique et que, touchant aux confins orientaux après avoir, au moins théoriquement, fixé les confins septentrionaux, Germanicus traçait en quelque sorte les limites, géographiques et politiques, d'un espace idéal [220], auquel le caractère officiel du voyage donne encore plus de sens.

Dans la première phase du voyage en effet, l'Achaïe, les Cyclades, la Thrace et le Pont-Euxin, puis l'Asie et Rhodes suggèrent évidemment un itinéraire chargé de souvenirs et d'histoire, mais ils évoquent aussi tout l'espace oriental de Rome, dans sa partie centrale et dans ses régions les plus septentrionales, puisque Germanicus atteint à Byzance les extrémités de l'Asie (Ann., 2,54,l) [221]. Dans la deuxième phase, l'Egypte et la remontée du Nil en marquent les limites les plus méridionales au moment où le prince, après avoir vu les cataractes du Nil, arrive à Eléphantine et à Syène, à cette époque barrières de l'empire romain (Id., 61,2) [222]. Entre ces deux phases, le séjour de Germanicus à Artaxate étend cet espace jusqu'à ses confins les plus orientaux, tandis que les mentions de la Cappadoce, de la Commagène, de l'Euphrate et même celle du roi des Nabatéens en Arabie Pétrée (Id., 57,4) en marquent l'unité et la continuité. De l'Adriatique aux abords de la Caspienne [223], du Pont-Euxin jusqu'aux cataractes du Nil s'étend donc un espace romain sur lequel Germanicus peut exercer partout son imperium majus, comme il avait précédemment exercé son commandement militaire de l'Océan jusqu'à l'Adriatique.

A cette immense étendue s'en ajoute cependant une autre, historique et idéale, qui est celle du grand empire de l'Egypte ancienne, telle qu'elle est présentée à Germanicus sur le site même de Thèbes et à travers la traduction des caractères égyptiens qui semblaient jusqu'à présent en dissimuler l'existence: invité à traduire la langue de ses pères, un des vieux prêtres expliquait que la ville avait eu jadis sept cent mille hommes en âge de faire la guerre et qu'avec cette armée Rhamsès avait conquis la Libye et l'Ethiopie, les Mèdes et les Perses, la Bactriane et la Scythie, et que toutes les terres habitées par les Syriens, les Arméniens et les Cappadociens, leurs voisins d'un côté jusqu'à la mer de Bithynie, de l'autre jusqu'à celle de Lycie, avaient appartenu à son empire (Ann., 2,60,3) [224].

L'évocation est ici particulièrement claire. L'itinéraire de Germanicus vient en effet de montrer que, du Pont-Euxin à l'Ethiopie, Rome possède déjà, outre l'Egypte elle-même, toutes les terres habitées par les Syriens, les Arméniens et les Cappadociens; pour prétendre, dans ce qui n'est que la partie orientale de son empire, à la succession de Rhamsès, il ne lui manque que les Mèdes, les Perses et la lointaine Bactriane. Certes la force des Parthes équilibre encore la puissance romaine [225], mais Artaban s'avance déjà jusqu'à l'Euphrate pour rendre hommage aux princes et la durée de son pouvoir ne dépend que de leur aide. En ces régions, l'espace romain s'étend donc déjà au-delà de ses propres limites et la sagesse doit suffire à le maintenir. Le cas échéant toutefois il ne serait pas impossible à Rome de s'engager totalement sur les pas de Rhamsès et d'Alexandre [226] ; c'est en tout cas le sens de la phrase qui clôt le développement: de là, il se rendit à Eléphantine et à Syène, anciennes barrières de l'empire romain, qui s'étend aujourd'hui jusqu'à la mer Rouge [227].

Derrière cette probable évocation des entreprises de Trajan se glisse donc aussi l'idée que l'espace de Rome ne peut se maintenir qu'en songeant sans cesse à s'étendre. Ce n'est que plus tard cependant qu'il s'élargira jusqu'aux Parthes et jusqu'à la mer Rouge (Ann., 2,61,2 et 4,4,3) ; en 19, les temps ne sont pas encore venus; l'heure est à l'inertie plutôt qu'à la conquête, et Germanicus va bientôt mourir.

Les deux espaces.

Aux frontières de l'occident et de l'orient, c'est-à-dire aux limites extrêmes du monde romain, Germanicus trace ainsi le contour d'un espace qui doit être conservé sous l'autorité et la juridiction du peuple romain. Ses déplacements au long des plus lointaines barrières que Rome ait dressées entre elle-même et d'autres nations [228] illustrent en quelque sorte le testament d'Auguste en le rendant pour ainsi dire concret: ils donnent à voir les frontières du nouvel empire en l'imageant comme étaient imagées les tabula picta figurant les itinéraires de voyageurs [229].

Essentiellement symboliques, les déplacements de Germanicus n'ont donc pas à être vraisemblables. Ce qu'il réalise en effet au cours de ses étonnants et rapides périples, c'est un mouvement du centre vers la périphérie; sa personne est la représentation même du pouvoir de Rome, tel qu'il doit s'exercer dans les confins, c'est-à-dire dans les zones dangereuses où l'empire s'affronte à des peuples qui ne sont pas encore vraiment romanisés.

Au nord et à l'ouest, en Germanie, et plus tard en Bretagne où ce sera la tâche d'Agricola, le combat est nécessaire et peut même revêtir des formes très violentes [230], car il s'agit de contenir les barbares et même de progresser jusqu'aux points où la nature seule interdit d'aller plus loin. A l'est, au contraire, il convient d'imposer le respect qui permet d'éviter les troubles ou de négocier des alliances. Arminius d'un côté, Artaban de l'autre viennent ainsi chacun à leur manière, l'un par la violence de ses discours (Ann.,1,59,6), l'autre par la déférence de ses messages (Id., 2,58,1), et chacun en fonction du lieu qu'il représente, entourer en quelque sorte le héros qu'est devenu Germanicus et signifier par leur présence qu'il a conduit, dans chacun des cas, la seule politique possible. D'un côté la violence des armes suscite des adversaires de qualité, qui méritent honneur et respect [231] et offrent aux généraux l'occasion de se placer dans le droit fil de la tradition militaire romaine; de l'autre, jointe au courage militaire, la modération, le sens des valeurs humaines, l'hommage à la culture et au passé, vertus propres à un grand peuple civilisé que Germanicus incarne en Grèce et en Egypte (Id., 2,53,3 et 59,1), font respecter la majestas et de ce fait l'auctoritas du peuple romain. L'espace géographique de Rome ne sera ainsi défendu, du côté de la Germanie que par des combats qui susciteront des Arminius et renforceront la gloire de Rome, du côté de l'Euphrate et du Nil par de sages et fermes mesures en rapport avec le haut et très ancien degré de civilisation auquel sont parvenues ces régions ; les Artabans pourront alors se soumettre sans se battre.

Aux deux extrémités du monde Germanicus symbolise donc les deux visages de Rome, militaire et diplomatique, brutale et conciliante, et la suite de ses déplacements définit en même temps l'unité romaine d'un espace que son étendue et sa diversité rendaient nécessairement disparate.

Le début des Annales.

L'aristie de Germanicus apparaît ainsi comme un préambule non seulement aux Annales, mais même à l'ensemble du récit tacitéen et l'on comprend pourquoi on ne trouve qu'au livre IV des Annales la description de l'empire qu'on attendait au livre l, juste après la divulgation du testament d'Auguste: c'est dans les trois premiers livres en effet que sont fournis les éléments qui seront ensuite repris directement ou recevront une résonance purement sym bolique.

Deux points peuvent être cependant soulignés dès maintenant : le sens de l'éloge funèbre de Germanicus et l'importance du rôle que Tacite donne à Pison (Id., 55; 57; 69; 76-81 et 3,7-19).

Par sa tonalité particulière et son contenu, l'éloge funèbre (Ann., 2,73,1-3) signifie clairement qu'avec Germanicus disparaît définitivement ce qui était la vraie vertu et la vraie tradition de Rome, telles qu'elles avaient pu être héritées aussi bien d'Antoine l'Oriental que d'Auguste l'Occidental et même de César, qui triompha autant en occident qu'en orient. Le vrai début des Annales se place donc au livre IV [232] avec une évocation de la prospérité de Tibère, un rappel de la disparition de Germanicus et l'annonce des troubles qui vont désormais survenir (Ann.,4,1,1).

La décadence qui se poursuivra crescendo jusqu'à la fin commence en effet avec l'apparition de Séjan en 4,1, et le livre III clôt le préambule en s'ouvrant sur un dernier voyage, à la fois funèbre et triomphal, celui des cendres de Germanicus rejoignant enfin l'Italie et Rome (3,1-2). La mort d'Arminius, présentée en conclusion du livre II [233] au prix d'une violation des dates, et volontairement mise en parallèle avec celle de Germanicus, celle de Junie, décrite pour terminer le livre III, confirment bien, par leur valeur hautement symbolique, l'impression de fin d'un monde que veut donner cette longue ouverture. Mais cette fin du monde est un commencement, celui de la dégénérescence progressive du pouvoir central et des guerres intestines qui vont mettre en péril tous les acquis du passé.

Pison.

Ce dernier aspect est particulièrement mis en relief par le rôle de Pison et la nature de ses déplacements. Il est en effet facile de montrer d'abord que le personnage de Pison a été décrit de manière à s'opposer totalement à celui de Germanicus. Si Germanicus est, en Occident et face à des ennemis extérieurs, un chef de guerre exemplaire que n'arrêtent que les tempêtes, Pison est, en Orient, face à des soldats romains, un chef de guerre gesticulateur et incapable (Ann., 2,80-81) que Germanicus a d'abord sauvé de la tempête (Id., 55,3) ; si Germanicus est, en Orient, un représentant de la puissance romaine tout naturellement imprégné de modération, de culture et de respect pour la Grèce ou l'Egypte (Id., 53,3 ; 59,1), Pison méprise les Athéniens, fait étalage d'arrogance et de mesquinerie ( Id., 55,1-2) et bafoue, même aux armées (Id., 3 ), l'honneur du nom romain qu'il prétendait défendre. A cette opposition des deux hommes s'ajoute encore l'opposition des deux femmes : Plancine est à Agrippine ce que Pison est à Germanicus.

Son trajet est en outre tout à fait caractéristique. Certes Pison n'a pas à faire un voyage officiel et sa mission est tout au contraire de gagner directement la Syrie (Ann., 43,2), mais Tacite multiplie les détails qui expriment sa hâte et sa violence: entrée en scène fracassante à Athènes (Id., 55,1), navigation au plus court et même dangereuse dans les Cyclades (Id., 55,3), départ précipité de Rhodes (Id., 55,4). Sa trajectoire tendue, hâtive et méprisante s'oppose au déplacement circulaire et coupé d'étapes de Germanicus: Pison parcourt l'espace romain comme une flèche rapide qu'on aurait tirée du centre vers la périphérie contre le héros symbolique; elle brise l'espace qu'elle traverse et est caractéristique de l'autre Rome, celle qui va s'exprimer dès la mort de Germanicus et de ceux qui l'aimaient [234].

L'opposition volontaire des deux personnages et le rôle symbolique de leurs déplacements dans l'espace est sensible encore lors du retour des cendres en Italie. Agrippine remonte cette fois vers Rome par les voies les plus directes et son retour est à la fois funèbre et triomphal; elle longe la Lycie et la Pamphylie (Ann., 2,79,1), puis passe directement à Corfou (Id., 3,1,1), où elle s'arrête quelques jours avant de gagner Brindes (Id., 3,1,1-2); de Brindes à Rome, elle traverse la Calabre, l'Apulie, la Campanie dans un long cortège, et c'est à Terracine que l'attendent Drusus et Claude, accompagnés des enfants que Germanicus n'avait pas emmenés en Orient (Id., 3,2,2 ).

La trajectoire de Pison est en revanche cette fois si indirecte et si lente que l'empoisonneuse Martina, partie de Syrie dès la mort de Germanicus (Ann., 2,74,2), arrivera à Brindes avant qu'il ait seulement touché les côtes d'lllyrie (Id., 3,7,2). Se trouvant dans l'île de Cos et sur le chemin de Rome à la mort du prince (Id., 2,75,2), il revient d'abord vers la Cilicie; chassé de Celenderis (Id., 81,3), il s'arrête en Illyrie pour rencontrer Drusus (Id., 3,8), traverse l'Adriatique et débarque au port d'Ancône (Id., 9,1) ; c'est ensuite la traversée du Picenum et, à partir de Narnia (Id., 9,2), l'utilisation des voies d'eau qui lui permettra d'aborder, symboliquement et sans vergogne, au mausolée d'Auguste où l'on vient de déposer les cendres de Germanicus (Id., 9,2).

Sur la fin de son itinéraire au moins, Pison suit ainsi dans l'autre sens le chemin que sa victime probable avait naguère choisi d'emprunter pour partir; arrivant, joyeux et vivant, avec Plancine, au tombeau des Césars, il reste jusqu'au bout l'antithèse même de Germanicus. Mais son dernier déplacement par voie de terre se confond avec celui des légions qui font mouvement de la Pannonie vers l'Afrique en passant par Rome et traversent aussi l'empire en diagonale (Id., 9,1).

Ainsi s'annonce, dès le début du livre III, le thème qui sera sans cesse repris dans les Annales et les Histoires : Rome et l'Italie deviennent des terres funestes où seuls se déplacent avec plaisir ceux que le pouvoir central a pervertis. Violent et sans scrupules, Pison est déjà semblable à ce que Rome et les empereurs vont devenir, et, cinquante ans plus tard, au terme d'une fatale évolution, les troupes romaines seront pareilles à des barbares: elles ravageront et détruiront l'espace qu'elles ont encore, au temps de Germanicus, mission de protéger.


III- LES ITINERAIRES DE 69-70.

La présence à Rome d'un empereur, Galba d'abord, puis Othon, et la proclamation aux frontières de deux autres empereurs provoquent alors dans l'empire de nouveaux déplacements auxquels Tacite, par l'importance qu'il leur accorde, attribue manifestement une grande valeur symbolique.

Valens et Caecina.

Proclamé en Germanie, Vitellius envoie, en direction de la capitale et contre l'empereur en place, deux corps de troupes qui feront route chacun suivant un itinéraire différent (Hist., 1,61,1) : l'un, commandé par Fabius Valens, doit traverser les Gaules en assurant leur raIliement et pénétrer en Italie par les Alpes cottiennes, c'est-à-dire par le mont Genèvre ; l'autre, sous la conduite de Caecina, doit passer au plus court par la vallée supérieure du Rhône et le col du Grand-Saint-Bernard.

S'agissant de Valens, l'itinéraire des légions en marche est décrit par Tacite d'une manière géographiquement claire, et l'on a même pu en retrouver les étapes et le calendrier avec une certaine précision [235]. Parties de Cologne aux environs du quinze janvier (Hist., 1,62,3), les troupes arrivent à Turin le trente mars après être passées par Trèves (Id., 63,1), Metz (Ibid.), Toul (Id., 64,1), Langres (Id., 64,2), Châlons sur Saône (Id., 64,3), Lyon (Ibid.), Vienne (Id., 65-66,1), Luc-en-Diois (Id., 66,3) et avoir ensuite franchi les Alpes puis gagné la plaine du Pô dans une progression dont Tacite ne fait pas le récit [236]. Une formule lapidaire, que le contexte rend sarcastique, clôt l'épisode sans en donner le détail et sert aussi de transition avec la suite: sic ad Alpes perventum (Id., 66,3).

Comme la fin de l'itinéraire de Valens, la marche de Caecina est présentée d'une manière très elliptique. En fait seul est indiqué son passage chez les Helvètes (Hist., 1,67-69) et seules sont mentionnées les villes ou les places fortes dans lesquelles il est conduit à combattre [237] : saisi dans cette région, Caecina y est en quelque sorte laissé (Id., 70,1) et ne réapparaît qu'en ltalie [238], après avoir franchi les Alpes Pennines sur la fin de l'hiver. Si son itinéraire n'est ainsi que suggéré, il se termine en revanche par une énumération des villes d'Italie que le ralliement de l'aile Siliana livre sans combattre aux Vitelliens, et c'est au terme du passage consacré à Caecina, mais avant même qu'il ait franchi les Alpes, que les places les plus fortes de la région transpadane, Milan, Novare, Ivrée et Verceil [239], se trouvent soudainement et précisément mentionnées.

La belle variatio qui distinguait les deux marches, l'une géographiquement détaillée, l'autre volontairement abrégée, se double ainsi d'une habile construction narrative, puisque la fin du second itinéraire sert aussi de conclusion au premier et que l'ensemble des deux récits, que l'auteur va laisser maintenant en suspens, se termine sur le territoire italien.

II faut cependant remarquer que cette évocation d'un espace ouvert, et pour ainsi dire conquis avant que les conquérants y parviennent, est renforcée par la description que Tacite place plus tard, au moment même où les troupes de Caecina entrent à nouveau en scène : la région la plus florissante de l'Italie, tout ce que le Pô et les Alpes embrassent de plaines et de villes, était occupée par les forces de Vitellius – car les cohortes envoyées en avant par Caecina étaient déjà arrivées [240]. C'est donc par l'espace plutôt que par le temps que se fait la transition, et l'intention est ici manifeste: certainement forcée du point de vue strictement historique [241], cette seconde présentation souligne avec beauté l'étendue des terres conquises et marque le terme véritable d'une progression qui avait commencé à Cologne. Il ne s'agit cependant pas, loin de là, de rendre la descente de Caecina plus triomphante [242], mais au contraire de bien marquer qu'une partie essentielle de l'espace romain échappe désormais à l'empereur de Rome, et que c'est précisément la région la plus florissante de l'Italie qui va maintenant connaître les ravages de la guerre.

Tant à Caecina qu'à Valens toute idée de triomphe doit être en effet refusée et la marche qu'ils effectuent se charge tout au contraire de connotations fortement négatives. Dans l'espace de la Gaule et sur le territoire des Helvètes se déplacent en fait, avec Valens la corruption, avec Caecina la violence. Les étapes de leur itinéraire ne sont pas celles d'un mouvement militaire, mais celles d'une progression criminelle et barbare: rangés et résolus [243] quand ils réclament le signal du départ, les soldats de Valens massacrent des populations innocentes à Metz (Hist., 1,63,1), sombrent dans l'indiscipline à Langres (Id., 64,2) et se laissent corrompre à Vienne (Id., 66,1) ; partout ils se comportent comme des ennemis [244] qui répandent la terreur, pendant que leur chef trafique de leur violence en se laissant acheter et s'abandonne de plus en plus à la duplicité (Id., 64,4) et aux plaisirs divers que procure la corruption (Id., 66,2-3). Durant son séjour dévastateur sur le territoire des Helvètes, Caecina, tête brûlée (Id., 67,1), fait presque mieux, si l'on peut dire, et se gorge plus encore de butin et de sang: c'est sur ses ordres, et non par indiscipline, que ses troupes, par ailleurs versatiles (Id., 69), massacrent des milliers d'Helvètes et en vendent des milliers d'autres comme esclaves [245]. Malgré de brefs et éphémères redressements [246], les deux chefs vitelliens, qui s'apprécient mutuellement en fonction de leurs mérites (Hist., 2,30,3), connaîtront une fin digne de leur parcours: Valens le corrompu finira seul dans une prison (Hist., 3,62,1), Caecina le violent se livrera à l'ennemi après avoir trahi son maître (Hist., 2,100-101 ; 3,13-14 et 31,2-4).

Déjà caractéristiques en eux-mêmes, ces traits sont encore accentués par deux détails révélateurs. Tacite signale d'abord qu'à Cologne, au tout début de l'expédition vers l'Italie, Vitellius reçut le surnom de Germanicus (Hist., 1,62,2) et qu'un aigle vint planer, le jour même du départ au-dessus des légions de Valens qui se mettaient en marche (Id., 62,3). Vitellius évidemment ne méritait d'être nommé Germanicus que parce qu'il se trouvait alors en Germanie et l'aigle de Valens ne donnait aux soldats que les illusions qu'ils méritaient, mais, comme Tacite indique au même endroit que Vitellius défendit qu'on l'appelât César, un lecteur attentif ne peut pas ne pas penser à César Germanicus que huit aigles avaient conduit pendant la bataille d'ldistavise [247]

Au terme de la sanglante progression de chacun des deux généraux d'autre part, une phrase, toujours parfaitement travaillée, sert à chaque fois de conclusion. Au sic ad Alpes perventum (Hist.,l,66,3) qui ferme la marche de Valens et dans lequel l'adverbe est cruellement évocateur d'une corruption toujours plus voyante, répond, à la fin du passage consacré à Caecina, une phrase ample et belle qui donne comme à voir les sommets des Alpes et les légions qui les escaladent: il passa par la route des Alpes Pennines et fit franchir aux légionnaires et à leurs colonnes pesantes ces sommets encore glacés [248]. L'exploit qui s'accomplit alors fut certainement tout à fait remarquable, mais Tacite ne désire évidemment pas mettre en valeur les actions de ceux qui ne méritent pas la gloire et n'ajoute de ce fait aucun commentaire au franchissement du Grand-Saint-Bernard par les troupes de Caecine [249].

Le contraste et la méthode sautent alors aux yeux. Valens ne connaîtra pas de vraie victoire et Caecina n'est Hannibal que dans la mesure où il se comporte en ennemi et dévale dans les plaines italiennes pour y porter le pillage et la désolation [250]. Ouverts par une allusion à Germanicus, fermés par une allusion à Hannibal, toutes deux porteuses de gloire et d'exploits désormais disparus, les itinéraires de Valens et de Caecina sont encadrés par deux images qui évoquent, l'une la cohésion perdue de l'espace romain, l'autre la pire des menaces qui ait jamais pesé sur lui, celle de la disparition au profit d'un conquérant.

Ainsi clairement exprimée, la valeur symbolique de ces deux déplacements est encore renforcée par le rapport antithétique qu'ils entretiennent avec les itinéraires de Germanicus. Après avoir en effet incarné la vertu militaire en Germanie, Germanicus exprimait à chaque étape de son périple en Orient une vertu différente ; la piété filiale en Dalmatie et près d'Actium (Ann., 2,53,1-2), le respect des peuples à Athènes (Id., 53,3), la curiosité intellectuelle et la bonté près du Pont-Euxin et en Egypte (Id., 54,1 ; 59,1 ; 60,3-61), la piété à Colophon (Id., 54,2-3), la mansuétude à Rhodes (Id., 55,3), la responsabilité politique à Artaxate (Id., 56,3). A chacune de leurs étapes au contraire, et même en Italie, Valens et Caecina n'incarnent que la dissimulation, la corruption, la violence et la cruauté, défauts essentiellement impériaux, que Pison, accompagné de Plancine comme Caecina de Salonina (Hist., 2,20,1), préfigurait déjà. Germanicus refusait en outre le pouvoir qu'on songeait parfois à lui tendre (Ann., 1,31,1 ; 33,2 ; 34,1) et ses déplacements l'éloignaient sans cesse de Rome; comme Pison encore, Valens et Caecina marchent en direction de la ville et désirent y tenir leur place. Porteur des grandes vertus impériales, Germanicus symbolisait enfin la pérennité de l'empire et son unité, c'est-à- dire sa cohésion dans l'espace et dans le temps; Valens et Caecina sont les agents de sa destruction. Au début des Annales, Germanicus symbolisait le pouvoir impérial dans ce qu'il avait de meilleur et de plus conforme à une longue tradition romaine ; au début des Histoires, Valens, Caecina, Vitellius représentent les vices impériaux dans ce qu'ils ont de pire. D'un Germanicus à l'autre, cinquante ans de présence julio-claudienne à Rome ont fait qu'un espace tenu par la vertu s'effrite maintenant sous l'effet d'une fatale décadence.

Dans un cas comme dans l'autre, le déplacement dans l'espace correspond ainsi, sinon à une évolution, du moins à une démonstration morale, dont l'antithèse vient indiquer ici le sens: on n'est bon que loin de Rome, plus on s'en approche et plus l'on devient mauvais; le pire est au centre, foyer de corruption d'où proviennent pratiquement tous les maux.

Vitellius, Othon, Titus.

De ce rapport particulier que la tête de l'empire entretient avec l'espace qui l'entoure, les déplacements des personnalités impériales nous offrent dans les Histoires un exemple privilégié.

Vitellius.

C'est ainsi que la marche de Vitellius vers Rome, dont Tacite n'entreprend à dessein le récit qu'après la défaite d'Othon à Bédriac, est décrite non pas comme la progression d'un vainqueur, mais comme une sûre et lente descente vers la pire déchéance.

En Germanie, tout d'abord, dès qu'il apprend son succès, Vitellius se contente de marquer son inconséquence et sa bassesse en gratifiant un affranchi du titre de chevalier (Hist., 2,57,2). Presque aussitôt indifférent aux événements qui se produisent autour de lui (Id., 59,1), il laisse ensuite son armée continuer seule par voie de terre, s'embarque sur la Saône et ne se montre princier que par le luxe de parvenu qu'il étale (Id., 59,2).

A partir de Lyon, il s'abandonne totalement à ses excès de table et soumet à ses besoins de bouche l'ensemble de l'espace dont il est provisoirement le maître: de Rome et de l'Italie on faisait venir ce qui peut réveiller un palais blasé, et les routes venant de l'une et de l'autre mer retentissaient du bruit des charrois [251]. Aussitôt ses soldats, affaiblis comme les contrées qu'ils traversent, dégénèrent et perdent le goût du travail et le courage (Ibid.), en même temps qu'il devient lui-même plus orgueilleux et plus cruel (Id., 63.1).

Sur le sol italien, dégénérescence et cruauté ne font que s'accélérer. A Crémone et à Bologne, on n'organise que des jeux de gladiateurs [252], les chefs dissipent leur temps et leur autorité dans des banquets sans fin, les soldats se plongent dans le désordre et dans l'indiscipline, les nuits de tous se passent en fêtes et en Bacchanales (Id., 68,1), la cruauté et l'irresponsabilité de Vitellius s'étalent scandaleusement quand il visite le champ de bataille de Bédriac. Plus Vitellius s’en approchait [de Rome], plus sa marche étalait de corruption : pêle-mêle avec les soldats, des histrions, des troupeaux d'eunuques et toutes les autres créatures de la cour de Néron [253].

C'est finalement ainsi l'image de Néron, le pire des Julio- Claudiens [254], qui s'avance maintenant au devant de Vitellius, comme pour mieux l'accompagner dans sa dernière étape et le conduire, de jour en jour plus méprisable et plus apathique (Id., 87,1) vers la Ville où il se perdra. L'escorte des Vitelliens devient alors une pesante colonne que suivent soixante mille soldats corrompus par l'indiscipline, un immense cortège de légats et d'amis, incapables d'obéir, même si la discipline eût été la plus stricte, et cette énorme troupe est encore alourdie par tout ce que produit Rome maintenant toute proche, les sénateurs et les chevaliers, bien sûr, mais aussi des gens de la plèbe, connus de Vitellius par des complaisances scandaleuses, des bouffons, des histrions, des cochers, dont l'amitié déshonorante avait pour lui un étonnant attrait [255].

Une sorte de vague respect pour ce qu'est encore la Ville elle-même conduira cette horde bariolée à se donner, à partir du Pont Mulvius (Id., 89), des allures d'armée triomphante et ordonnée, mais cette restauration ne pourra durer que le temps d'un défilé d'apparat et le Trastevere, le Tibre et les portiques engloutiront les Vitelliens dans leur corruption, leur pestilence et leurs plaisirs (Id., 93).

Présentée avec un art dont on a plusieurs fois souligné la richesse et l'efficacité [256], les différentes étapes de la progression de Vitellius ne sont cependant pas décrites de façon linéaire. Organisées comme autant de tableaux successifs et saisissants, elles prennent place dans un ensemble narratif plus complexe et sont construites en montage parallèle avec d'autres événements qui se passent ailleurs.

Le récit de la marche de Vitellius ne commence en effet, au prix d'un bref retour en arrière (Id., 57,1), qu'après la défaite d'Othon à Bédriac. Conduisant alors l'empereur jusqu'à Bologne, Tacite l'abandonne au profit de Vespasien et transporte l'action en Orient dans un mouvement dont la transition joue avec une féroce ironie sur le temps que les informations mettent à traverser l'étendue de l'empire [257]. Il reprend ensuite Vitellius dans sa marche même (Id., 87) et très près de Rome pour présenter enfin son entrée dans la Ville.

En même temps que Vitellius, de plus en plus méprisable, se rapproche de Rome, l'espace qu'il traverse est, soit mutilé, soit dépouillé, soit ruiné par son passage [258], alors que le reste de l'empire se détache de celui qui s'en croit encore le maître et se regroupe autour d'un autre. L'ensemble du récit s'établit ainsi entre deux espaces, l'Italie et secondairement les Gaules d'un côté, l'Orient de l'autre, en même temps que sont évoquées, en fonction des bouleversements qu'elles subissent ou des déplacements de troupes, les autres régions de l'orbis romanus : les Maurétanies (Hist., 2,58), l'Espagne (Id., 5 et 67), la Germanie (Id., 69), la Pannonie et la Mésie (Id., 85-86). Un contraste saisissant s'établit alors entre ce qui reste le centre vital de l'empire, soumis aux déplacements d'une armée dont les hommes, comme l'avaient déjà fait ceux de Valens et de Caecina (Id., 56 et 66,3) se comportent partout en étrangers, en barbares et en ennemis [259], et le reste des provinces, dissociées et morcelées, mais déjà prêtes à se rassembler sous la conduite de Vespasien [260]. Dans ce moment précis où se croisent la marche de Vitellius et les projets de Vespasien, Rome et l'Italie ne sont évidemment plus le centre du monde et ne pourront le redevenir qu'au prix de nouvelles souffrances. S'en approcher davantage, c'est en quelque sorte aller vers le néant.

Pison au début des Annales, Valens et Caecina au début des Histoires, Vitellius ensuite nous donnent ainsi la preuve que les itinéraires ont en quelque sorte un sens et que Rome à cette époque ne peut attirer que le vice et la corruption dont elIe est elIe-même entachée. Deux exemples, également tirés des Histoires, viendront a contrario renforcer cette idée.

Othon.

Othon est tout d'abord présenté comme un être corrompu par ses fréquentations néroniennes (Hist., 1,13,3-4 et 22 ; Ann.,13,45,4-46) et le récit de son accession criminelle au pouvoir ne donne pas de lui une image plus favorable. Certes, il apporte, une fois empereur, à travers quelques mesures hâtivement prises, les preuves d'une dignité nouvelle, mais il se plie aussi, avec moins d'honneur, aux exigences du moment (Hist., 1,77,1). Dans la harangue politico-philosophique qu'il adresse à ses soldats (Id., 83,2-84), le sens de la discipline, le sentiment de l'éternité des institutions de Rome et l'éloge du Sénat, garant de la légitimité des princes et de l'unité de l'empire, sont cependant révélateurs d'une évolution qui va se poursuivre.

Ce discours est toutefois celui d'un homme qui s'apprête à quitter Rome [261] et c'est en s'en éloignant pour se porter au devant des troupes vitelliennes qu'Othon atteindra la grandeur véritable, comme il avait autrefois, dans son exil espagnol, c'est-à-dire loin de Rome, administré sa province avec humanité (Hist., 1,13,4) et mené une vie pure et irréprochable en renonçant à ses scandales passés (Ann.,13,46,3). Tacite peut alors, dans cette marche vers le nord, le représenter sous l'aspect traditionnel du bon général à la tête de ses troupes et souligner le changement positif qui s'est opéré en lui depuis son départ [262] ; il peut aussi, après sa défaite, mettre dans sa bouche un discours plein de générosité et de stoïcisme dans lequel apparaît en effet une élévation qu'on aurait pu difficilement imaginer au tout début de sa brève aventure.

L'évolution d'Othon peut être évidemment le fait d'une prise de conscience provoquée par le pouvoir et le sentiment des responsabilités qu'il entraîne, et la fin prématurée du prince ne permet pas de savoir si elle se fût confirmée après un retour victorieux à Rome; il n'en reste pas moins qu'elle n'est vraiment sensible qu'au moment où il se trouve éloigné du centre.

Titus.

Le cas de Titus, qui s'approche d'abord de Rome, puis fait soudainement demi-tour est donc certainement plus caractéristique et plus probant

Il faut d'abord remarquer que son déplacement est présenté par Tacite en ouverture du livre II des Histoires, c'est à dire à un emplacement sur le choix duquel on a déjà beaucoup discuté [263]. Nous noterons donc seulement pour notre part qu'ainsi situé le voyage de Titus succède au départ d'Othon et précède la marche de Vitellius. Les quatre déplacements majeurs présentés dans les Histoires se trouvent de la sorte opposés comme en chiasme: aux deux extrémités, ceux de Valens et Caecina et celui de Vitellius, qui marchent vers Rome, au centre, ceux d'Othon et de Titus, qui sous une forme ou sous une autre s'en éloignent Le voyage de Titus s'oppose en outre directement à celui de Vitellius qui occupe la première partie du livre II et se charge ainsi d'une plus forte valeur symbolique.

On notera ensuite que, si le point de départ est clairement indiqué [264], le début du voyage, et précisément celui qui rapproche Titus de Rome, n'est pas décrit. Comme dans tous les cas précédents, le récit commence en effet à une étape qui n'est pas sans signification. S'agissant de Valens ou de Caecina, le point de départ retenu correspondait au début d'exactions qui se multipliaient ensuite; dans le cas de Titus, comme dans celui de Germanicus, il prend une valeur manifestement symbolique. Nicopolis en Achaïe était proche d'Actium; Corinthe, également en Achaïe, se trouve pratiquement à la jonction de l'Orient et de l'Occident, et à peu près à mi-chemin entre Rome et la Judée. C'est donc au milieu même de son déplacement que Titus s'arrête, et ce qui était pour tous les autres un véritable point de départ devient ici un point d'aboutissement.

Il apparaît donc que Tacite, en fait, ne raconte pas le déplacement du futur empereur vers Rome, mais son voyage de retour: Titus ne va pas de la périphérie vers le centre, mais en sens contraire. Son trajet n'est pas celui d'un Pison ou d'un Valens, c'est celui d'un Germanicus. La mission dont il est investi, sa prestance et ses dons (Hist., 2,1,1-2), ne le rangent pas en effet parmi ceux que leur itinéraire doit conduire à Rome, mais parmi ceux qui doivent s'en éloigner. Placée entre Othon qui se grandit et Vitellius qui ne cesse de décliner, l'image est particulièrement mise en valeur.

C'est donc, à partir de Corinthe et vers l'Orient, la seconde partie du voyage qui sera décrite en termes plus géographiques, afin de faire apparaître un itinéraire qui ressemble, pour la forme à celui de Pison gagnant la Syrie, et pour la structure à celui de Germanicus. Comme Pison en effet, Titus prend au plus court [265] en direction de Rhodes ; comme Germanicus à Colophon cependant, il s'arrête en cours de route à Paphos pour consulter un oracle qui lui fournit des indications fiables pour l'avenir, et dont Tacite présente la nature et l'histoire [266]. En rebroussant chemin, Titus, plus heureux que Germanicus, revient, chargé d'heureux présages et plein d'une ardeur nouvelle [267] à l'autre bout du monde, endroit où la fortune édifie les fondements et les bases d'un pouvoir [268] qui lui sera favorable. La mort de Germanicus en Orient avait ouvert un cycle fatal dont le retour de Titus auprès de son père semble indiquer la fin prochaine.

Un dernier point essentiel doit cependant retenir encore notre attention. C'est que cet itinéraire très particulier contient en fait tous les éléments d'un portrait de Titus. Son âge, ses dons personnels, la beauté de son visage et son air de majesté sont d'abord indiqués en même temps que le but de son voyage et que la faveur dont jouit son père Vespasien (Hist., 2,1,1-2). Viennent ensuite à travers le débat qu'il engage avec ses amis (Id., 1,3), l'évocation de ses qualités de réflexion et sans doute celle de son ambition: Titus est pris entre l'espoir et la crainte (Id., 2,1), mais c'est, au terme d'une hésitation que ne signalent ni Suétone, ni Flavius Joséphe [269], l'espoir qui l'emporte, et cette formulation abstraite [270] montre qu'il a perçu quelle chance pouvait offrir à son père, et plus tard sans doute à lui-même, l'événement qui l'arrête à Corinthe. Les qualités dont il fera preuve, une fois satisfaite cette espérance, sont mentionnées, au milieu du développement, avec son goût pour les plaisirs (Ibid.), mais si l'inquiétude peut-être avait conduit Germanicus à Colophon, c'est manifestement l'espérance, encore tenue secrète cependant [271], qui le pousse à solliciter à Paphos les réponses de l'oracle.

Le portrait que contient l'itinéraire de Titus se divise ainsi en deux termes, dont l'un touche au présent et l'autre à l'avenir. En faisant demi-tour, c'est vers un avenir positif que se dirige le futur empereur, à l'opposé de tous ceux qui, en s'approchant de Rome, ne favorisaient qu'un funeste destin.

 

S'il est moins marqué que les autres par une symbolique du bien et du mal, le voyage de Titus est cependant tout à fait révélateur du rôle que Tacite attribue aux déplacements des personnages historiques : d'une manière ou d'une autre, ils sont tous, non seulement des démonstrations, voire des évolutions morales, mais aussi des portraits.

Sur la colonne Trajane, l'empereur et ceux qui l'accompagnent se dressent fréquemment devant des décors évocateurs qui les situent dans les étapes et les lieux de leur conquête. Dans les Annales et les Histoires, les images de Germanicus, de Pison, de Valens, de Caecina, de Vitellius ou de Titus nous apparaissent aussi sur un fond qui est celui de l'espace romain, dans lequel ils se déplacent et avec lequel ils entretiennent toujours des relations particulières. C'est au fil de leurs trajets dans cet espace que se dessinent en effet, avec les grandes lignes de leur caractère, celles de leurs actions, et c'est tout autant que leur psychologie, leur poids dans l'histoire qui est ainsi souligné.

C'est la raison pour laquelle le temps n'est jamais présent dans la narration au titre des rapports qu'il entretient légitimement avec l'espace : les dates ne sont par exemple que rarement fournies, et les durées ne peuvent être connues ou estimées qu'au prix de calculs complexes [272]. Détaché de l'espace à parcourir, le temps est en revanche présent dans les rapports qu'il entretient avec les personnages : en se déplaçant, Germanicus, Vitellius ou Titus marchent vers leur avenir et c'est l'avenir qui, pour Germanicus à Colophon, pour Titus à Paphos, prolonge en fait l'itinéraire. En ce sens, les personnages qui s'éloignent du centre et se tournent vers les extrémités connues du monde romain se dirigent en toute connaissance de cause vers un futur qu'ils ont pu apercevoir et dont ils sont conscients ; ceux en revanche qui marchent vers Rome ou l'Italie ne connaissent pas leur destin ou s'en font une idée fausse: ce qui les attire ne se produira pas ou ne sera pas durable.

Pour précises qu'elles soient en général [273], les données proprement géographiques se trouvent ainsi toujours détournées de leur finalité première. Dans le cas de Germanicus, par exemple, elles sont essentiellement symboliques; dans celui de Valens ou de Vitellius, elles ne sont que des étapes qui soulignent les dommages que le passage des troupes fait subir au territoire romain [274]. L'espace, à la rigueur, pourrait être aussi imaginaire que celui d'une épopée ou d'un roman, et la carte, évidemment précise, qui se trouve dans la culture de Tacite est plus utilisée à des fins idéologiques que pour fournir des indications documentaires et proprement géographiques [275].

Plus que le détail en effet, c'est, ici encore, l'ensemble qui compte. Le détail peut fournir au besoin l'occasion d'un développement pittoresque ou n'être qu'un nom parlant [276] ; l'ensemble de l'iter en revanche, son tracé global, son but, et si l'on peut dire, son orientation, jouent un rôle fondamental, Traversé aux moments essentiels de longs itinéraires, l'espace de Tacite entre ainsi dans une organisation globale dont la valeur morale est le reflet d'une pensée politique opposant Rome et les confins, l'empereur et ceux qui, depuis Germanicus, veulent agrandir l'empire.


NOTES

124. Sur cette théorie, apparue dès la République, reprise dans les Res Gestae d'Auguste, scientifiquement justifiée par Strabon et confirmée par Pline, voir Nicolet, L'inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l'Empire romain, Paris, 1988, pp. 41-68. Comme la plupart des intellectuels de son époque, Tacite fait certainement sienne l'opinion de Denys d'Halicarnasse: La cité des Romains, en revanche, règne sur toute la terre, partout où elle n'est pas inaccessible mais au contraire habitée par les hommes ; elle est maîtresse de toute la mer, non seulement de celle qui s'étend en deçà des colonnes d'Hercule, mais aussi de la mer océane, partout où il n'est pas impossible d'y naviguer ; elle est la première et la seule de toutes les cités dont le souvenir s'est conservé depuis l'origine des temps à avoir fait du levant et du couchant les limites de sa puissance. (Les antiquités de Rome, 1, préf., 3, trad. V. Fromentin et J. Schnäbele, (Les origines de Rome), Paris, 1990).

125. C. Nicolet, op. cit., pp. 98-101.

126. Id., p. 55. Voir aussi Ph. Leveau, Occupation du sol, géosystèmes et systèmes sociaux. Rome et ses ennemis des montagnes et du désert dans le Maghreb antique, Annales, ESC, 6, 1986, pp. 1345-1358.

127. L'ensemble des terres conquises est énuméré dans les Res Gestae, 25-33 (Jean Gagé, Res Gestae Div. Augusti, 1935). Voir Nicolet, op. cit., pp. 31-40. Sur la nécessité d'un pouvoir centralisé, Ann.,4,33,2.

128. Les Histoires ont paru vers 109, sous le règne de Trajan, les Annales vers 118 au début du règne d'Hadrien.

129. Cf Nicolet, op. cit., pp. 19-20. Géographique est cependant un terme relativement impropre, puisqu'il ne s'agit pas ici d'étudier les connaissances géographiques de Tacite, telles qu'elles peuvent apparaître dans la Germanie ou l'Agricola, mais aussi dans de nombreux passages des Histoires et des Annales. Si l'adjectif n'avait pris un autre sens, "spatial" serait certainement préférable. La géographie n'est en effet entendue ici qu'au sens général de description de l'espace.

130. Puisque c'est en 70 que s'achève la partie conservée des Histoires.

131. C'est-à-dire en commençant par les Annales.

132. L'ensemble prend évidemment la forme rhétorique d'une controversia et c'est dans la partie négative (Ann., 1,10,5) que se trouve la première allusion à la perversion de Rome et du Palatin : "On n'épargnait pas non plus sa vie privée, une épouse enlevée à Nero et les pontifes consultés par dérision pour savoir si, entre la conception et la naissance d'un enfant, elle pouvait se marier selon les rites..." (Nec domesticis abstinebatur : abducta Neroni uxor et consulti per ludibrium pontifices an concepto necdum edito partu rite nuberet...).

133. non regno tamen neque dictatura, sed principis nomine constitutam rem publicam.

134. mari Oceano aut amnibus longinquis saeptum imperium.

135. legiones, provincias, classes, cuncta inter se conexa ; jus apud cives, modestiam apud socios.

136. Urbem ipsam magnifico ornatu ; pauca admodum vi tractata quo ceteris quies esset.

137. Cf. C. Nicolet, op. cit., p. 33 sqq.

138. Ann., 1,11,4 : « Auguste avait écrit tous ces détails de sa main » (quae cuncta sua manu perscripserat Augustus).

139. En 16 av. J.C. pour Lollius, en 9 après pour Varus.

140. ...addideratque consilium coercendi intra terminos imperii...

141. Sur les traces de remaniement des Res Gestae après le désastre de Varus, C. Nicolet, op. cit., p. 33 et notes.

142. Ann.,1,9,5 ; 10,4; 11,4.

143. Non seulement dans les Res Gestae, mais aussi dans le contexte urbain du forum d'Auguste et de la Rome rénovée. Cf. C. Nicolet, op. cit., pp. 29-30 et 59-66.

144. Evidemment donné a posteriori, puisque les Annales ont été écrites après les Histoires.

145. A partir de 110-111. Cf. A. Michel, op. cit., pp. 91-100 avec bibliographie. On voit, par exemple, une allusion à Hadrien en Ann.,1,7,7 : « Il sacrifiait aussi à la renommée, en donnant l'impression d'avoir été appelé et choisi par la république plutôt que de s'être glissé subrepticement grâce à l'intrigue d'une épouse et par l'adoption d'un vieillard » (Dabat et famae, ut vocatus electusque potius a re publica videretur quam per uxorium ambitum et senili adoptione inrepsisse).

146. Infra, p. 105 et sqq.

147. Sur ce "début" au livre 4, infra, p. 78.

148. « Il fit alors un bref dénombrement des légions et des provinces qu'elles avaient à défendre. Je crois devoir, moi aussi, exposer la question en indiquant quelles étaient alors les forces militaires de Rome, quels rois étaient ses alliés et combien l'empire était plus resserré qu'aujourd'hui » (percensuitque cursim numerum legionum et quas provincias tutarentur. Quod mihi quoque exsequendum reor, quae tunc Romana copia in armis, qui socii reges, quanto sit angustius imperitatum).

149. Le Rhin, cité après la Gaule, y est évidemment rattaché: du Rhin à l'Espagne, on passe en fait d'une frontière à l'autre.

150. Sur ces itinéraires, C. Nicolet, op. cit., pp. 89-90 et R. Chevallier, Voyages et déplacements dans l'empire romain, Paris, 1988, pp. 48-52.

151. « L'Italie, sur l'une et l'autre mer, était protégée par deux flottes, basées à Misène et Ravenne, et le littoral de la Gaule le plus proche, par les navires à éperon... [deux légions] étaient placées en Dalmatie, où la situation du pays les mettait en arrière des précédentes et assez proches de l'Italie, au cas où un péril soudain y requerrait la venue d'un secours, bien que Rome eût sa propre garnison... » (Italiam utroque mari duae classes, Misenum apud et Ravennam, proximumque Galliae Iitus rostratae naves praesidebant... [duabus] apud Dalmatiam locatis, quae positu regionis a tergo iIIis, ac, haud procul accirentur, si repentinum auxilium ltalia posceret, quanquam insideret Urbem propius miles).

152. « Je crois devoir moi ausi exposer la question... » (Quod mihi quoque exsequendum reor...).

153. «...combien l'empire était plus resserré qu'aujourd'hui » (...quanto sit angustius imperitatum). Sur les extensions ultérieures, E. Koestermann, Annalen, 2, Heidelberg, 1965, p. 46.

154. Id., 4,6,1 : « ...puisque cette année-là marqua pour Tibère le début d'un funeste changement dans son principat » (...quoniam Tiberio mutati in deterius principatus initium ille annus attulit).

155. Elles sont décrites en Ann., 4,6,2-4.

156. Même si l'action de Tibère ne modifie que le système administratif exposé en Ann., 4,6,2-4, Tacite a cependant raison de placer, juste avant, le tableau des forces romaines, immuables dans leur situation, mais non pas dans leur comportement. Cf Koestermann, 2, p. 19 et, a contrario, Fabia-Wuilleumier, Tacite. L'homme et l'œuvre, Paris, 1949, p. 142.

157. Hist.,1 4,1 : ...ut non modo casus eventusque rerum, qui plerumque fortuiti sunt, sed ratio eliam causaeque noscantur.

158. Ibid., ...qualis status urbis, quae mens exercituum, quis habitus provinciarum, quid in toto urbe validum, quid aegrum fuerit. En exposant la situation de Rome au 1er janvier 69, Tacite procède en fait à un retour en arrière (4,2 : finis Neronis) que rendait nécessaire le système annalistique. Ce rapide et brillant parcours des six derniers mois de l'année 68 lui permet aussi de passer de la présentation du status urbis (4,2-7) à l'explication de l'habitus animorum (8-11). D'autre part, le mens exercituum et l'habitus provinciarum annoncés en 4,1 sont confondus à partir de 8. La notion d'habitus, nettement plus psychologique, l'emporte donc sur la notion, théoriquement plus objective, de status. Sur ce remarquable passage, voir E. Courbaud, op. cit., pp. 44-53. et R. Syme, op. cit., pp. 146-147.

159. Cf. Heubner, l, p.40.

160. Toutes les provinces citées en Hist.,1,8-11 se retrouvent en Ann.,4,4, à l'exception de la Bretagne et de la Judée. On trouve par ailleurs, dans les Histoires, Illyricum, Rétie, Norique, et dans les Annales, Pannonie, Mésie, Dalmatie. La description des Histoires reflète donc bien dans le détail, mais sans y insister, les changements administratifs survenus entre 23 et 69.

161. G. Wille, Der Aufbau der Werke des Tacitus, Amsterdam, 1983, p. 230 et M.M. Sage, op. cit., p. 881 indiquent, l'un que la description s'oriente vers l'est à partir de l'Espagne, l'autre qu'elle va d'est en ouest. C'est négliger totalement la « perspective purement militaire » que signale bien J. Gascou, Tacite et les provinces, A.N.R.W.,33, 5, p. 3455 et ne pas tenir compte du fait que l'Illyricum est cité avant la Syrie, l'Egypte avant l'Afrique, la Rétie et le Noricum entre les Maurétanies et la Thrace.

162. Cluvius Rufus (Hist., 1,8,1), Hordeonius Flaccus (9,1), Licinius Mucianus (10,1-2).

163. ...et [miles] vires suas circumspicere : septem legiones statim et cum ingentibus auxiliis Syria Judaeaque ; inde continua Aegyptus duaeque legiones, hinc Cappadocia Pontusque et quidquid castrorum Armeniis praetenditur ; Asia et ceterae provinciae nec virorum inopes et pecuniae opulentae.

164. « Tout ce que la mer renferme d'îles, et la mer elle-même qui favorisait les préparatifs de la guerre, sans offrir aucun danger » (Quantum insularum mari cingitur, et parando interim bello secundum tutumque ipsum mare).

165. L'emploi de deux verbes semblables est ici très significatif: vires suas circumspicere (Hist., 2,6,2), procul vel juxta sitas vires circumspectabat (ld., 2, 74,1).

166. Le dynamisme de l'évocation et les hésitations à venir de Vespasien sont rendus sensibles par l'emploi de verbes qui expriment le mouvement au sens premier, mais sont utilisés au sens second : transisset (quod e Syria in Moesiam transisset), qui désigne un transfert militaire et prend ici un sens technique, secuturae qui prend le sens de « se rallier », « suivre le mouvement » (ceterae Illyrici legiones secuturae sperabantur). Plus bas cependant le participe présent venientium (adrogantia venientium a Vitellio militum) souligne bien le fait que des troupes favorables à Vitellius sont en train d'arriver dans l'Illyricum et qu'un conflit latent s'y est déjà engagé.

167. M. Fuhnnann, Das Vierkaiserjahr bei Tacitus. Uber den Aufbau der Historien Buch I-III, Philologus,104, 1960, p. 259, a déjà bien noté que, s'agissant de l'Orient, Tacite ne parle plus de collectivités, mais d'individualités.

168. « La troisième légion ayant servi en Syrie avant de passer en Mésie, Vespasien la comptait parmi les siennes » (Tertiam legionem, quod e Syria in Moesiam transisset, suam numerabat). Comme les verbes de mouvement suam est pris à la fois au sens premier (possession) et au sens second (fidélité et ralliement).

169. Illyrici legiones.

170. Quidquid provinciarum adluitur mari Asia atque Achaia tenus, quantumque introrsus in Pontum et Armenios patescit, juravere.

171. « Ils y [à Pettau] délibérèrent s'ils décideraient de barrer le passage des Alpes de Pannonie, en attendant que toutes leurs forces fussent levées derrière eux, ou si marcher droit à l'ennemi et lui disputer l'Italie ne témoignerait pas d'une plus grande fermeté » (Illic agitavere placeretne obstrui Pannoniae Alpes, donec a tergo vires universae consurgerent, an ire comminus et certare pro Italia constantius foret). Et aussi en 2,2 : claustra montium (les barrières des montagnes).

172. Cf. Hist., 1,9,2 : « Dans l'armée de Bretagne, pas le moindre mécontentement; soit à cause de l'éloignement et de l'Océan qui les isolait... » (In Britannico exercitu nihil irarum seu quia procul et Oceano divisae) et Hist., 2,32,1 : « L'ennemi et la mer tenaient à l'écart les soldats de Bretagne » (Britannicum militem hoste et mari distineri).

173. Nec procul Germaniam, unde vires ; Britanniam freto dirimi, juxta Gallias Hispaniasque.

174. ...ipsamque ltaliam et opes urbis ; ac si inferre arma ultro velint, duas classes vacuumque lllyricum mare.

175. « La flotte a fait défection, le ravitaillement est réduit, les Gaules et les Espagnes sont hostiles, Rome n'est rien moins que sûre » (transfugisse classem, in arto commeatum, adversas Gallias Hispaniasque, nihil in urbe fidum).

176. Omnisque ltalia inter Vespasianum ac Vitellium Appennini jugis dividebatur.

177. Prope adflicta Romana res.

178. « Ce qui nous vint en aide, comme souvent en d'autres occasions, ce fut la Fortune du peuple romain » (Adfuit, ut saepe alias, Fortuna populi Romani).

179. Hist., 3,49,1 : « cet ébranlement universel » (hac totius urbis nutatione).

180. A cet égard voir St. Borzsak, Das Germanicusbild des Tacitus, Latomus, 28, 1969, pp. 588- 600 et C. Rambaux, Germanicus ou la conception tacitéenne de l'histoire, AC., 41, 1972, pp. 174-199 avec bibliographie.

181. En 14, le franchissement du limes est nettement mentionné (Ann.,1,49,4), mais Tacite n'indique pas précisément l'objectif initial ; il ne s'agit apparemment que d'attaquer et de tuer des Germains. En 15 et en 16 en revanche, les grandes campagnes commencent toutes les deux par une incursion contre les Chattes (Id.,1,55,1 et 2,7,1) et se dirigent donc, au-delà du Rhin, vers la Weser.

182. Qui modo abire sedibus, trans Albim concedere parabant...

183. Lippe: Ann.,1,60,3 ; 2,7,1. Eder : 1,56,3. Ems : 1,60,3 et 63,3 ; 2,8,2-3 et 23,1. Weser: 2,9,1 et sqq. Elbe: 1,59,4,2,14,4, 19,1, 22,1. Forêt Cesia : Id., 1,50, 1. Mont Taunus: 56,1. Forêt de Teutbourg : 60,3 et sqq. Longs-Ponts: 63,4-68.

184. Voir M. A. Giua, op. cit., p. 2888-2889 et 2891.

185. Ann., 2,14,4 : « ils étaient plus près de l'Elbe que du Rhin... » (propiorem jam Albim quam Rhenum...).

186. ...positoque castello super vestigia paterni praesidii in monte Tauno...

187. « II releva l'autel et, en l'honneur de son père, il défila devant à la tête de ses légion... » (Restituit aram honorique patris princeps ipse cum legionibus decucurrit).

188. ...fossam, cui Drusianae nomen, ingressus precatusque Drusum patrem ut se eadem ausum Iibens placatusque exemplo ac memoria consiliorum atque operum juvaret...

189. Ann., 1,57,5, 60,3, 61-62, 2,25,1-2. Ces faits vaudront le triomphe à Germanicus. Voir, F. Bérard, Tacite et les inscriptions, A.N.R.W.,33,4, pp. 3017-3021 et 3039-3041.

190. Sur ce thème complexe, A. Malissard, Germanicus, Alexandre et le début des "Annales" de Tacite. A propos de Tacite, Annales, 2,73, Neronia, IV, Latomus, 209, 1990, p. 332, n. 18 et G. Bonamente, M.P. Segoloni, (ed), Germanico. La persona, la personalita, il personaggio nel bimillenario dalla nascita, Rome, 1987.

191. Ann., 1,59,4 : Germanos numquam satis excusaturos quod inter Albim et Rhenum virgas et secures et togam viderint. On remarquera qu'Arminius voit l'espace germain, à l'intérieur duquel il vit, de l'Elbe au Rhin, alors que les Romains le voient toujours, en conquérants, du Rhin à l'Elbe. Cf Ann., 2,22,1 et 41,2.

192. Supra, p. 16 et 18.

193. Omne dehinc caelum et mare omne in austrum cessit, qui tumidis Germaniae terris, profundis amnibus, immenso nubium tractu validus et rigore vicini septentrionis horridior rapuit disjecitque que naves...

194. Quanto violentior cetero mari Oceanus et truculentia caeli praestat Germania...

195. ...ita vasto et profundo ut credatur novissimum ac sine terris mare.

196. ...nullo illic hominum cultu...

197. Ut quis ex longinquo revenerat, miracula narrabant, vim turbinum et inauditas volucres, monstra maris, ambiguas hominum et beluarum formas. Tacite ajoute cependant, par scrupule d'homme de science: visa sive ex metu credita. L'évocation d'un espace fabuleux n'en demeure pas moins une caractéristique épique (cf. P. Zumthor, op. cit., p. 383). Voir à ce propos les vers extraits d'un poème d'Albinovanus Pedo que rapporte Sénéque le Père (Suasoriae, 1,15), et L. Duret, Dans l'ombre des plus grands : 1. Poètes et prosateurs mal connus de l'époque augustéenne, A.N.R.W.,30, 3,1983, pp. 1496-1501.

198. Les limites en Germanie sont donc établies, selon la formule des Res Gestae, ad ostium Albis fluminis, et non plus à l'Océan comme l'indiquait peut-être la première rédaction du testament d'Auguste (voir C. Nicolet, op. cit., p. 33 et notes). Ainsi se trouve à la fois entériné et expliqué par Tacite l'échec de l'extension romaine en Germanie. Suivant la formule d'Y. Roman (Auguste, l'océan Atlantique et l'impérialisme romain, Ktema, 8, 1983, p. 267) « L'Océan avait refusé la domination de Rome et l'empire de celle-ci n'était pas universel ». La faute est cependant largement rejetée sur le pouvoir central : si Tibère n'avait pas arrêté Germanicus comme Claude arrêtera plus tard Corbulon, la conquête eût été possible. L'empire n'aurait pourtant pas pu devenir universel, puisqu'il restait limité à l'est par les Parthes. Sur ces questions, voir R. Chevallier, Rome et la Germanie au Ier siècle de notre ère, Latomus,53,1961.

199. Cette conception est évidemment celle d'une géographie politique semblable à celle qui a été définie par Strabon (1,1,16) : au-delà des zones atteintes par les Romains, il ne peut y avoir de vie authentiquement humaine. Sur cette importante question, voir R. Dion, Aspects politiques de la géographie antique, Paris, 1977, pp. 247-275.

200. C. Caelio L. Pomponio consulibus, Germanicus Caesar a. d. VII Kal. Iunias, triumphavit de Cheruscis Chattisque et Angrivariis quaeque aliae nationes usque ad Albim colunt. Vecta spolia, captivi, simulacra montium, fluminum, proeliorum.

201. Laudatis pro contione victoribus, Caesar congeriem armorum struxit, superbo cum titulo : debellatis inter Rhenum Albimque nationibus, exercitum Tiberii Caesaris ea monimenta Marti et Jovi et Augusto sacravisse. Peut-être cette inscription figurait-elle, pendant le triomphe, sur un de ces titulus que l'on portait dans les grandes occasions. Voir M. Corbier, L'écriture dans l'espace public romain, L'Urbs. Espace urbain et histoire (Ier siècle av. J.-C. - IIIe ap. J. C.), Ecole Française de Rome, 98,1987.

202. Cf F. Bérard, op. cit., pp. 3025 et 3041. Seules, en effet, intéressent Tacite « la puissance et la gloire du vainqueur », et l'absence de détails est sans doute plus évocatrice qu'une longue suite de peuples plus ou moins connus.

203. Ce passage est évidemment à rapprocher de Ann., 3,4,2 où la foule prie les dieux pour Agrippine et ses enfants.

204. Id., 41,2 : « Et la guerre, du fait qu'il avait été empêché de la terminer, passait pour terminée » (bellumque, quia conficere prohibitus erat, pro confecto accipiebatur). Il s'agit en fait, selon l'expression de Jean Gagé (La théologie de la victoire impériale, R.H.,171,1933, p. 10) d'un « pseudo-triomphe ».

205. Par exemple Ann.,2,52,5 : Furius Camillus; 3,72,4 : Junius Blaesus ; 11,20,2 : Cornulon ; 11,20,3 : Curtius Rufus ; 12,28,2 : P. Pomponius ; 12,38,2 : Ostorius ; 13,45,1 : Poppaeus Sabinus. Ces honneurs finissent même par être dédaignés (13,53,1).

206. Le cortège qui suit immédiatement le triomphe de Germanicus est celui de ses funérailles (Ann., 3,4-5) qui n'est cependant pas décrit.

207. L'inquiétude de Tibère se manifeste dès le moment où Germanicus vient à bout de la révolte des légions (Ann., 1,52,1) et à plus forte raison lorsque Agrippine prend à Vetera Castra des initiatives à caractère militaire (Id., 69,3-4). Cette inquiétude, qui était déjà devenue une réprobation plus ou moins justifiée quand Germanicus avait retrouvé les restes des légions de Varus (Id., 62,2), se transforme en animosité au début de la troisième campagne (Id., 2,5,2). Germanicus est évidemment conscient de l'hostilité de Tibère (Id., 26,5). Sur ce point, P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'empire, Paris, 1978, p. 86 sqq.

208. Au début de la troisième campagne (Ann., 2,5,1), Tacite prête par exemple à Tibère des projets à long terme et semble indiquer, d'une manière assez forcée, qu'il fomente déjà la fin de Germanicus.

209. Cf. Ann., 2,26,3. Il y avait fait neuf campagnes.

210. Infra, p. 114.

211. La présence de Germanicus à Rome avant son départ n'est mentionnée que deux fois, et brièvement: pour la dédicace du temple de Spes en 2,49,2 et, en 2,51,1, pour les discussions que soulève la succession du préteur Vipstanius Gallus. On remarquera que la mention de l'Espérance et le soutien apporté, conjointement avec Drusus, à la candidature d'Haterius Agrippa, parent de Germanicus par sa mère Antonia, ne sont certainement pas, vues les circonstances, dénués de signification.

212. Au livre I il entrait de même en scène, alors qu'il se trouvait en Gaule. On notera aussi que Germanicus devait exercer son consulat en demeurant à Rome (Ann., 2,26,4: alterum consulatum offerendo cujus munia praesens obiret).

213. Le contact entre Germanicus et Artaban ne se fait que par l'intermédiaire de délégués (2,58,1 : legati venere) et par un échange de lettres (2,58,2 : respondit). Artaban vient donc seul jusqu'à l'Euphrate et Germanicus ne s'y rend pas.

214. Au temps nécessaire à la navigation proprement dite, il faut en effet ajouter la visite à Drusus en Dalmatie, les « quelques jours » d'escale à Nicopolis et Actium après la tempête, l'accouchement d'Agrippine à Lesbos, les arrêts en Thrace, à Troie et à Colophon, l'escale à Rhodes.

215. ...cupidine veteres locos et fama celebratos noscendi...

216. Germanicus Aegyptum projiciscitur cognoscendae antiquitatis.

217. Ce en quoi, on le sait, il outrepasse ses pouvoirs (contra instituta Augusti).

218. Voir supra, note 190.

219. Voir A. Malissard, Germanicus, Alexandre..., pp. 336-337.

220. Sur cette structure imaginaire qui prend appui sur une représentation réelle, voir A. Rouveret, op. cit., pp. 3078-3081.

221. Extrema Asiae.

222. Claustra olim Romani imperii.

223. L'Araxe qui coule à Artaxate se jette dans la Caspienne.

224. Jussusque e senioribus sacerdotum patrium sermonem interpretari, referebat habitasse quondam septingenta milia aetate militari atque eo cum exercitu regem Rhamsem Libya, Aethiopia. Medisque et Persis et Bactriano ac Scytha potitum quasque terras Suri Armeniique et contigui Cappadoces colunt, inde Bithynum, hinc Lycium ad mare imperio tenuisse.

225. Cf. 60,4 : vi Parthorum aut potenlia Romana.

226. Sur ce point, F. Bérard, op. cit., pp. 3026-3027 et note 49, p. 3027 : « Les hiéroglyphes de Thèbes ... témoignent moins de la réalité du voyage de Germanicus que de la grandeur du héros ... Et ce n'est pas un hasard si la comparaison <avec Alexandre>, implicite dans tout le passage, devient explicite dans les derniers mots du chapitre 60 et si, à la fin du chapitre 61, le récit du voyage se conclut sur une fière allusion aux conquêtes de Trajan » (p. 3027).

227. Ann., 2,61,2: Exim ventum Elephantinen ac Syenen, claustra olim Romani imperii, quod nunc Rubrum ad mare patescit.

228. Sur l'Elbe, au Pont-Euxin (Ann., 2,54,1), près d'Artaxate (Id., 56,2), à Syène (Id., 61,2). Dans les régions que Germanicus ne parcourt pas, les barrières sont en quelque sorte naturelles et ne mettent pas Rome en contact avec d'autres peuples : en Afrique des déserts, partout ailleurs l'Océan. La Bretagne est une exception notable, mais Agricola s'y illustrera d'une manière proche de celle de Germanicus.

229. A ce sujet, voir A. Rouveret, op. cit., pp. 3078 et 3081, n. 110 ; C. Nicolet, op. cit., pp. 89-92 ; R. Chevallier, op. cit., p. 47.

230. Par exemple, Ann., 2,17,6.

231. C'est le sens du médaillon d'Arminius. Cf. I. Borzsak, Zum Verständnis der Darstellungskunst des Tacitus. Die Veränderungen des Germanicus-Bildes, AAntHung. 178, 1970, p. 269 sqq.

232. Dans l'article que nous avons consacré à l'éloge funèbre de Germanicus, nous situons ce début en III (Germanicus, Alexandre..., op. cit., pp. 337-338), mais la correction nous apparaît maintenant comme nécessaire, dans la mesure où le livre III règle les problèmes posés par la mort de Germanicus (1 à 19), puis traite d'affaires diverses dans lesquelles l'Afrique et la Gaule jouent un grand rôle. A cet instant, l'attitude de plus en plus pernicieuse de Rome à l'égard de l'espace qu'elle doit régir n'est encore indiquée que par allusions, par exemple lorsque Tibère refuse de partir pour la guerre (Ann., 3,47,1) ou lorsqu'il met prématurément fin aux campagnes contre Tacfarinas (Id., 3,74,4).

233. Cf. A. Malissard, op. cit., p. 337-338 et n. 50.

234. A cet égard est encore caractéristique le rôle de Plancine issue aussi de la part noire que représente également Livie. Cf., par exemple, Ann., 2,43,4 et 55,6.

235. Cf. Histoires, CUF, 1987, n. 2, p. 203.

236. On ne retrouvera en effet Valens qu'en Hist., 2,27,1, au moment où il vient d'arriver à Ticinum.

237. 67,2: Baden; 68,1 : le mont Vocetius; 68,2: Aventicum.

238. Hist., 2,20,1. Mais il a été précédé par les détachements envoyés en avant (2,17,1).

239. Hist., 1,70,1 : ...firmissima Transpadanae regionis municipia, Mediolanum ac Novariam et Eporediam et Vercellas, adjunxere.

240. Hist., 2,17,1 : Florentissimum Italiae latus, quantum inter Padum Alpesque camporum et urbium, armis Vitellii – namque et praemissae a Caecina cohortes advenerant – tenebatur.

241. Cf. E. Courbaud, op. cit., p. 86.

242. Ibid.

243. Hist., 1,62-2 : instructi intentique.

244. Id., 63,2 : hostilis irae.

245. Id., 69. Sur ces troupes, R. Syme, op. cit., p. 169-171.

246. Pour Caecina, Hist., 2,20,1 ; pour Valens, Id., 2,27,1 ; 3,41,5. Mais Caecina garde son vêtement de barbare et Valens s'arrache péniblement et sans vrai succès à ses vices (Id., 3,40,1 ; 41,3).

247. Ann., 2,17,2. Cf. Histoires, CUF, n.6, p. 208 (chapitre 62) : nous donnerions plutôt raison à Goelzer contre Momigliano, mais, indépendamment de tout programme politique, il s'agit plutôt d'un symbole que Tacite utilise ici à des fins littéraires et à titre dépréciatif. Cf aussi la réflexion de Sextilia, mère de Vitellius : (Hist., 2,64,2 : dixisse ... non Germanicum a se sed Vitellium genitum).

248. Id., 70,3 : Poenino itinere subsignanum militem et grave legionum agmen hibernis adhuc Alpibus transduxit.

249. II n'y donc pas lieu de s'étonner comme le fait G. Walser (Das Strafgericht über die Helvetier im Jahre 69 n. Chr, Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, 4, 1954, p. 261), de son silence. Même si Tacite se préoccupe, dans ce cas, des déplacements de troupes (a contrario, R. Syme, op. cit., p. 170), l'exploit lui semble indigne de Caecina. Le jugement de l'auteur sur ses personnages l'emporte sur l'intérêt historique. L'ombre d'Hannibal est cependant ici présente comme était présente au début celle du grand Germanicus.

250. Cf. Hist., 2,56 où l'on voit les Vitelliens à l'œuvre et, de nouveau, le tempérament des deux chefs.

251. Id., 2,62,1 : ex urbe atque Italia inritamenta gulae gestabantur strepentibus ab utroque mari itineribus.

252. Id., 67,2 ; 70,1 ; 71,1. Sur la dégénérescence des soldats en gladiateurs, A. Rouveret, op. cit., p.3083.

253. Id., 71,1 : quantoque magis propinquabat, tanto corruptius iter immixtis histrionibus et spadonibus gregibus et cetero Neronianae aulae ingenio.

254. On a justement souligné le caractère proflavien de tout le passage consacré à Vitellius. Cf G.E.F. Chilver, The war between Otho and Vitellius and the North Italian towns, Centro studi e documentazione sull'Italia romana, 3,1970-1971, p. 231.

255. Hist., 2, 87 : ...Vitellius contemptior in dies segniorque, ...gravi urbem agmine petebat. Sexaginta milia armatorum sequebantur, licentia corrupta ; ... tot legatorum amicorumque comitatus, inhabilis ad parendum, etiam si summa modestia regeretur. Onerabant multitudinem obvii ex urbe senatores equitesque ... Adgregabantur e plebe flagitiosa per obsequia Vitellio cogniti, scurrae, histriones, aurigae, quibus ille amiciliarum dehonestamentis mire gaudebat.

256. Cf. E. Combaud, op. cit., pp. 283-284.

257. Vitellius apprend, par « des courriers venus de Syrie et de Judée », que l'Orient lui a prêté serment. « On a peine à croire à quel point s'accrurent l'arrogance et la stupidité de Vitellius », écrit Tacite (Hist., 2,73 : Vix credibile memoratu est quantum superbiae socordiaeque Vitellio adoleverit, postquam speculatores e Syria Judaeaque adactum in verba ejus Orientem nuntiavere) et il passe aussitôt au récit de la proclamation de Vespasien: « cependant Vespasien songeait à la guerre et aux armes, et il passait en revue ses forces proches ou lointaines » (at Vespasianus bellum armaque et procul vel juxta sitas vires circumspiciebat) (Id., 74,1).

258. Id., 62,1 : « les cités elles-mêmes s'épuisaient » (vastabantur ipsae civitates) ; 66,3 : « une partie de la colonie de Turin fut brûlée » (pars Taurinae coloniae ambusta) ; 87,2 : « et ce n'étaient pas seulement les colonies ou les municipes qu'on pillait pour amasser des approvisionnements, mais les cultivateurs eux-mêmes, et les campagnes couvertes de moissons déjà mûres étaient ravagées comme une terre ennemie » (Nec coloniae modo aut municipia congestu copiarum, sed ipsi cultores arvaque maturis jam frugibus ut hostile solum vastabantur).

259. En 2,70,2, Vitellius est traité comme un roi au sens latin et péjoratif du mot (regium morem). En 73, lui-même et son armée se jettent « en fait de cruauté, de débauche, de brigandage, dans les excès des mœurs étrangères » (Tum ipse exercitusque, ut nullo aemulo, saevitia, Iibidine, raptu in externos mores proruperant).

260. Après la Mésie et la Parmonie, la Bretagne, l'Espagne, les Gaules, l'Illyrie semblent entraînées dans un mouvement accéléré vers l'Orient qui fait défection tout entier (Hist., 2,86,4). L'exagération est probablement réelle, mais l'intention littéraire est nette, puisque ces lignes précèdent immédiatement l'évocation d'un Vitellius « de jour en jour plus méprisable et plus apathique » (Id, 87,1 : contemptior in dies segniorque).

261. Hist., 1,83,3 : imus ad bellum.

262. Id., 2,11,3 : « Et sa marche n'était ni nonchalante ni gâtée par les excès: il avait revêtu une cuirasse de fer, marchait à pied devant les enseignes, hirsute, négligé et faisant mentir sa réputation » (Nec illi segne aut corruptum luxu iter, sed lorica ferrea usus est et ante signa pedes ire, horridus, incomptus famaeque dissimilis). On remarquera que cette description élogieuse insiste particulièrement sur le changement qui vient de se produire : ouverte par des négations qui rejettent le passé, elle se termine par l'adjectif dissimilis. Elle est en ce sens très différente de celle de Vespasien (Hist., 2,5,1) : « Vespasien, guerrier infatigable, marchait en tête de la colonne » (Vespasianus acer mililiae anteire agmen).

263. Voir la synthèse des discussions dans H. Heubner, op. cit., 2, p. 12-25 et dans Histoires, 2, C.U.F., pp. 147-149. Voir aussi Hist., 1,10,3 ; Suétone, Titus, 5,1 ; Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, 4, 498-502.

264. Hist., 2,1,1 : « Titus Vespasianus avait quitté la Judée, sur l'ordre de son père, du vivant même de Galba » (Titus Vespasianus, e Judaea incolumi adhuc Galba, missus a patre).

265. Id., 2,2: « Longeant donc les côtes de l'Achaïe et de l'Asie et laissant à gauche la mer qui les baigne, il cinglait par des routes plus aventureuses vers les îles de Rhodes et de Chypre, puis vers la Syrie » (Igitur oram Achaiae et Asiae ac laeva maris praevectus, Rhodum et Cyprum insulas, inde Syriam audentioribus spatiis petebat). Cf. Ann., 2,55,3.

266. Hist., 2,2,2-4 : Paphos; Ann., 2,54,2-4 : Colophon.

267. Id., 2,4,2 : aucto animo.

268. Hist., 2,1,1 : Struebat jam fortuna in diversa parte terrarum inilia causasque imperio...

269. Cf. supra, n. 263.

270. Hist., 2,2,1 : spes vicit.

271. Id., 4,1. Titus interroge d'abord l'oracle sur sa navigation, mais ce n'est manifestement qu'un prétexte puisque, rendu à Chypre, il a fait le plus difficile. Il pose ensuite « sur lui-même des questions détournée » (de se per ambages interrogat).

272. D'un point de vue littéraire d'ailleurs, il est sans doute aussi vain de chercher les dates exactes des étapes de Valens que d'affirmer que le déplacement de Germanicus est invraisemblable, parce qu'il ne peut tenir dans le temps théoriquement nécessaire pour l'accomplir. La réalité compte ici moins que le symbole.

273. Cf. M.M. Sage, op. cit., p. 929 sqq.

274. Cf. A. Rouveret, op. cit., p. 3081 : Si Germanicus donne l'exemple positif d'un iter victorieux, interrompu par une mort pleine de traîtrise, le récit de la guerre civile dans les Histoires offre au contraire une image négative du procédé : l'iter suivi par les troupes de Vitellius, par celles d'Othon puis de Vespasien, défait le chemin même de la conquête. Remarquons cependant qu'à notre sens le cas des troupes d'Othon n'entre pas dans ce schéma.

275. Cette intention apparaît cependant parfois, mais elle est alors liée à une intention esthétique dont elle dépend. C'est le cas des descriptions de paysages, voire de tempêtes, et celui des digressions géographiques.

276. A. Rouveret, op. cit., p. 3081.


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