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INCENDIUM ET RUINAE
A PROPOS DES VILLES ET DES MONUMENTS
DANS LES HISTOIRES ET LES ANNALES DE TACITE



Les indications relatives à l’urbanisme et à l’architecture sont relativement nombreuses dans l’œuvre de Tacite. L’action se déroule assez fréquemment en effet dans des décors urbains que l’auteur prend soin de préciser ; on découvre ainsi des rues, des maisons, des théâtres, des temples, des places, des portiques, etc. [1] ; certaines images, comme celle de Curtius Rufus à Hadrumète [2], peuvent même être assez évocatrices. Plus d’une fois, par ailleurs, les villes participent directement à l’histoire : on a pu, par exemple [3], montrer tout ce qu’apporte à l’archéologie le récit du sac de Crémone [4], et la topographie de Rome joue, à plusieurs reprises, un rôle important dans les Histoires [5] ou dans les Annales [6].

On trouve même chez Tacite des détails plus précis : il est question parfois de bains [7], de conduites d’eau [8], de plafonds [9], d’étage [10] ou de portes [11] ; sans être nombreuses, ces indications contribuent à situer les faits dans un monde concret qui n’est pas uniquement celui des passions et des fureurs.

D’autre part, Tacite, qui range [12] l’embellissement de Rome parmi les éléments positifs du règne d’Auguste, ne néglige pas l’urbanisme et l’architecture comme matière de l’histoire : il signale le goût qu’ont les Romains de construire [13] et mentionne toujours les dédicaces et les constructions effectuées par les empereurs [14] ; après le récit de l’incendie de Rome, il n’omet pas non plus d’indiquer [15] les grandes lignes des travaux entrepris par Néron pour rebâtir la ville.

C’est que l’attention de Tacite peut être attirée par des réalisations purement techniques ; il sait présenter un pont de bateaux [16], résumer un débat sur le détournement des affluents du Tibre [17], décrire une flotte [18] ou une machine de guerre [19]; de même il évoquera le site de Crémone [20], détaillera celui de Jérusalem [21] ou expliquera l’aménagement provisoire du lac Fucin pour les fêtes données par Claude [22].

Ce ne sont là cependant que de rares exceptions. D’une manière générale, en effet, Tacite ne décrit rien ; la présentation de Jérusalem est unique en son genre et, pour quelques villes très brièvement qualifiées [23], la plupart sont simplement citées sans aucun commen taire ; qu’il s’agisse, par exemple, de Lyon, d’Athènes, de Thèbes en en Egypte, d’Autun ou de Pompéi [24], Tacite se contente de nommer sans décrire et les renseignements qu’on peut tirer de son œuvre sont à cet égard extrêmement réduits. Même la reconstruction de Rome après le grand incendie n’est présentée que d’une manière très restreinte : l’auteur ne s’intéresse, en fait, qu’aux moyens mis en œuvre pour éviter le retour d’une catastrophe semblable [25].

L’action des Histoires et des Annales, qui se situe pourtant dans toutes les régions du monde, se déroule ainsi dans des décors totalement flous. Si les rues, les places, les monuments sont présents, aucune indication n’est, en général, donnée sur les dimensions, les emplacements, les styles ou les formes ; l’étendue des villes, l’importance des édifices, la largeur des rues [26] sont toujours négligées ; seuls subsistent à l’occasion quelques renseignements sur certains monuments, dont le rôle ou la destinée paraissent exceptionnels [27].

Tout se passe en fait comme si les monuments et les villes étaient supposés connus ; il suffit alors de les qualifier brièvement, ou plus simplement de les nommer, pour qu’une image, en quelque sorte idéale et personnelle, se dresse dans l’esprit du lecteur et dispense l’auteur de toute précision complémentaire. Pour un Romain cultivé, dire, par exemple, que le nouveau Capitole, inauguré le 20 juin 70, fut rebâti suivant les anciens plans, mais que la hauteur des murs du temple fut augmentée [28], pouvait en effet suffire [29] ; il faut cependant reconnaître que cette conception, qui prive les modernes de précieux renseignements, manque totalement de perspective historique [30].

C’est pourtant vers l’histoire que Tacite se tourne fréquemment, lorsqu’il arrête un instant son récit pour s’intéresser davantage à un endroit particulier ; le temple de la Vénus de Paphos à Chypre [31], le temple de Séparis [32], Canope et le temple de Thèbes [33], ceux de Diane Limnatis et de la Vénus du Mont Erix [34] ou la ville de Byzance [35] ne sont ainsi évoqués que par leur passé ; dans tous ces cas, aucune ima ge ne nous est vraiment livrée.

Il est impossible de savoir si cette image intéressait ou non Tacite ; ce qui est, en revanche, certain, c’est qu’elle n’entrait pas dans le registre de l’historia ; ni César, ni Salluste, ni Tite-Live ne sont en effet beaucoup plus riches de renseignements et Suétone, s’il énumère volontiers des monuments [36], ne s’attarde guère à les décrire. C’est que, comme Tacite même l’indique [37], les réalisations urbaines sont à noter, non pas dans les Annales, mais dans le journal de la ville ; elles ne font pas partie des grandes actions glorieuses du peuple romain [38] ; même si la matière, en ces temps odieux, lui fait parfois défaut [39], celui qui écrit des Annales ne peut y mentionner que ce qui en est digne ; l’urbanisme et l’architecture en sont donc exclus : se trouvant réduits à des noms [40] qui servent, soit de jalons pour l’action historique [41], soit de prétexte à des « biographies » spéciales [42], ils n’ont plus d’existence particulière.

Pourtant, si les monuments et les villes ne sont pas sujets d’histoire quand ils apparaissent, ils peuvent le devenir quand ils disparaissent. On ne raconte la naissance des hommes que lorsqu’elle est divine et l’on s’intéresse davantage à leur mort ; la naissance en effet est commune et la mort est propre à chacun ; la naissance n’engage rien, mais la mort arrête tout ; la naissance peut placer dans l’histoire, la mort seule est historique. De même, l’érection d’un monument n’est qu’un incident de la vie quotidienne, mais sa destruction s’associe fréquemment aux grands événements ; les hommes qui bâtissent font partie du rythme de chaque jour, mais ce qui brûle et ce qui ruine est toujours exceptionnel [43].

Extraordinaire en soi, la cérémonie d’inauguration du nouveau Capitole [44] est certainement moins historique que l’assaut qui le plonge dans les flammes et dont elle n’est que la conséquence ; classés dans le journal quand on les construit, les monuments et les villes entrent dans les Annales quand on les détruit. C’est à cet instant que Tacite peut, et préfère, les saisir.

La plupart des villes dont il ne rappelle que le nom sont ainsi victimes de catastrophes, dont l’origine est attribuée parfois à la colère divine ; les tremblements de terre, la foudre, les incendies et les inondations [45] viennent régulièrement abattre les constructions humaines ; mais, souvent aussi, les hommes détruisent eux-mêmes ce qu’ils ont mis si longtemps à construire [46]. Tacite dresse, pour ainsi dire sous nos yeux, un urbanisme et une architecture plongés dans les flammes et la ruine ; nommer, dans ce cas, ne suffit pas toujours, il faut aussi décrire ; les monuments et les villes cessent en effet d’être de simples objets qui s’écroulent : ils servent d’illustration privilégiée à l’histoire.

* *

L’univers urbain de Tacite est ainsi fondamentalement pathétique. Les décors, dont nous avons signalé plus haut la présence, n’existent, si flous soient-ils, que derrière des personnages animés de cris et de fureur. Les rues et les places, les toits et les maisons des villes, les temples même et les portiques n’apparaissent le plus souvent qu’à l’occasion des émeutes, des rassemblements, des grands deuils ou des grandes peurs que font naître les tyrans [47]. Quand ils ne servent pas eux-mêmes de scène à l’action, ils sont les endroits aussi dans lesquels on s’assemble pour assister, comme au spectacle, au déroulement des catastrophes [48]. Les villes ne se découvrent ainsi, d’une manière un peu précise, qu’à l’instant des plus fortes crises : l’image du Forum, par exemple, n’est jamais si nette qu’à l’occasion du meurtre de Galba, celle de Rome tout entière qu’au moment où les troupes flaviennes y pénètrent [49].

Mais la plus grande crise est celle qui touche les constructions mêmes ; semblables à la ville d’Atarxate dont les Dieux demandent la ruine en la couvrant à la fois de feux et de ténèbres [50], les monuments et les villes semblent soudain s’éterniser, à l’instant de dispa raître, dans la fulgurance même de l’éclair qui va les détruire. Le drame alors crée son propre espace : Crémone [51] se dresse enfin devant ceux qui la désirent et ses rues, ses temples, ses maisons se dévoilent avec le pillage [52] ; le Capitole [53] prend forme au pas de ceux qui l’attaquent ; Rome [54] se révèle dans les eaux qui la dévastent et se déploie, quartier par quartier, sous l’incendie qui la ravage [55] ; Jérusalem, si clairement présente aux yeux de Titus [56], ne sera bientôt plus qu’un amas de ruines semblables à celles de l’amphithéâtre de Fidènes [57].

L’urbanisme et l’architecture n’existent ainsi chez Tacite que dans l’espace clos du pathétique, au moment où leur ruine les donne en spectacle à l’histoire et les rend dignes enfin d’entrer dans les Annales.

 

Le respect d’un genre historique n’est cependant pas la seule raison qui conduit Tacite à ne décrire ainsi que ce qui va disparaître. Les villes et les monuments, nés du désir de l’homme, sont en fait des créations qui lui ressemblent ; négligeables et vains en eux-mêmes, ils peuvent cependant exprimer, à travers les crises de l’histoire, tout le poids des passions humaines. Devenant comme le reflet de ceux qui les abattent, ils prennent en quelque sorte une valeur symbolique et morale [58].

L’urbanisme et l’architecture semblent être en effet pour Tacite la marque d’un état particulier de civilisation que Tacfarinas, par exemple, n’a pas atteint [59], mais que les Germains connaissent déjà bien [60]. Utiles pour se défendre [61] et protectrices de la vie privée, les constructions sont nécessaires à la dignité de l’homme, mais restent toujours vulnérables : elles peuvent se refermer comme un piège sur ceux qui les habitent, quand on y met le feu [62], ou s’ouvrir sous l’effet des pressions insupportables que leur fait subir du dehors un Tibère [63]. Surtout, les cités qu’elles tendent à constituer deviennent rapidement nocives et dangereuses : ceux qui s’abandonnent à leurs agréments s’y perdent [64] et les Germains, habitués à des vies plus rudes et plus saines, ne peuvent y survivre [65].

C’est que, avec leurs villes et leurs monuments, les Romains vont au-delà de la nécessité ; ils se sont construit un monde qui répond plus à leurs passions qu’à leurs besoins ; c’est ce monde, fait de luxe et de désir, que Tacite décrit souvent à travers tout ce qui touche à l’urbanisme et à l’architecture.

Si, par exemple, il n’indique peut-être pas toutes les dédicaces effectuées par les empereurs ou toutes leurs constructions [66], il ne manque jamais, en revanche, de rappeler toutes les propositions faites par le Sénat [67], sans toujours distinguer celles qu’on a rejetées de celles qui furent effectivement mises en œuvre, soulignant ainsi que ce sont fréquemment des crimes [68] ou des mensonges [69] qu’exaltent dans le ciel de Rome des monuments inutiles : chefs-d’œuvre d’adulation, ils n’expriment en fait que la lâcheté des magistrats et la tyrannie de celui qui leur fait peur.

De même le goût des Romains pour les constructions dénonce presque toujours la dégénérescence, le goût effréné du luxe et la cupidité des gens de l’empire [70] : on peut sans doute pardonner à Drusus sa frénésie de bâtir [71], mais un achat immobilier sert de prétexte valable à Othon pour quitter un sacrifice officiel [72] et rejoindre les conjurés, la domus aurea de Néron épuise la ville déjà ruinée par l’incendie [73], Sénèque peut être accusé pour le nombre et l’importance de ses villas [74] et les soldats, quand la discipline se relâche, ne rêvent qu’à prendre des villes pour bénéficier du pillage et du butin [75].

Il est remarquable enfin que les détails d’architecture mentionnés par Tacite servent fréquemment de cachette : Saturninus [76] se terre dans l’appareil de chauffage de ses bains pour échapper à ses soldats en rebellion, les trois sénateurs [77] qui veulent perdre Sabinus n’hésitent pas à se dissimuler entre le toit et le plafond pour l’espionner sans vergogne, Tibère [78] reçoit en secret des astrologues à l’étage supérieur de sa villa, Agrippine [79] se cache derrière une porte que masque une tenture, afin d’assister sans être vue aux délibérations du Sénat.

Les constructions humaines sont donc l’expression des pires dé fauts de l’époque : l’adulatio, la cupiditas, l’avaritia, ceux qui préci sément conduisent toujours les Romains à leur propre ruine. Les villes et les monuments sont chez Tacite comme un décor que l’homme se construit pour jouer son propre drame et subir sa propre passion ; exprimant ses instincts et ses désirs, ils ne peuvent être que dérisoires et, par nature, éphémères ; l’homme un jour les détruira dans un élan semblable à celui qui le poussait à les construire, sinon les Dieux s’en chargeront. L’urbanisme et l’architecture ne sont ainsi présents dans l’œuvre qu’à titre de symbole paradoxal : loin d’exprimer la grandeur, la durée, la beauté, ils figurent toutes les laideurs, toutes les illusions, toutes les fragilités de l’homme et, sans doute, toutes les angoisses de l’auteur.

* *

Insérées dans le grand thème de la condamnation du luxe, ces images de ruine et d’effondrement n’expriment apparemment pas un refus des arts et des techniques ; Tacite, en fait, ne s’est jamais explicitement prononcé sur ce point [80]. Elles reviennent plutôt dans l’œuvre comme une hantise et y trouvent d’autant mieux leur place qu’elles s’inscrivent dans une esthétique et dans un style qui préfère le déséquilibre à l’équilibre, le mobile à l’immobile, l’éclat à la lumière et qui se plaît à dire plutôt les grands bouleversements que les instants de paix [81]. Les lignes pures d’un temple, l’équilibre d’une façade ou l’ordonnance d’un amphithéâtre ne se trouvent pas chez Tacite ; il préfère décrire la fissure, le craquement et la chute [82] ; la flamme, comme l’eau et la boue [83], fait partie d’un univers dans lequel tout tend toujours à disparaître et à s’engloutir. Le bon empereur de même se perd peu à peu dans ses vices et dérive avec le monde vers la tyrannie, le désordre et la mort. Tout est toujours consternatio.

Cette vision essentiellement négative des choses exprime l’angoisse profonde que Tacite éprouve à la pensée des menaces qui planent sans cesse au-dessus du monde et rendent dérisoires les plus grands efforts de l’homme. Il a vu en effet le sort traiter de pareille manière les cités les mieux bâties et les amphithéâtres édifiés au rabais ; les villes les plus prospères peuvent disparaître sous les coups de la guerre et les beaux rivages de la Campanie se couvrir en quelques instants de flammes et de cendres [84] ; ce qui paraissait le plus ferme et le plus solide est toujours vulnérable ; même la pierre et le roc n’ont pas d’éternité.

Pathétique plutôt que désespérée, l’angoisse de Tacite est donc moins l’expression d’un pessimisme réel que celle d’une sensibilité très vive au temps. Mais le temps, comme l’espace, est variable [85] et dépend des hommes, de leurs actions, de leur conduite ; les pires catastrophes offrent souvent des occasions de bien-faire et de s’entraider ; elles peuvent même rendre meilleurs les mauvais empereurs, souvent généreux pour les victimes [86], et constituent comme une épreuve salutaire, capable de redonner aux hommes un élan et une pitié qui leur faisaient défaut. Seul subsiste à Crémone le temple funeste de Méfitis [87], mais la conscience italienne réagit contre les destruc teurs [88] et Vespasien, plus tard, encouragera le rétablissement des places et des temples [89] ; signe des époques sombres, les catastrophes et les crimes n’excluent jamais le retour des temps heureux.

 

C’est ainsi parce qu’il a confiance en l’homme que Tacite n’accor de pas grande valeur à ses monuments. Comme le Phénix [90] en effet, comme le figuier ruminal [91], la création humaine, un instant défaite, peut toujours revivre. La véritable éternité n’est pas dans l’édifice, mais dans l’acte de l’homme qui le redresse après son effondrement ; elle n’est pas dans l’objet que l’on crée, mais dans l’acte de création [92] ; elle n’est pas dans le Capitole même, elle est dans le symbole qu’il constitue et dans l’image de Rome qu’il offre au monde [93] : ce n’est donc pas lui qu’il faut décrire, mais la majesté de l’acte officiel par lequel il va pouvoir renaître et que les Dieux autorisent [94].

C’est pourquoi [95] la description tourne souvent à l’histoire ; elle peut aussi, comme dans le cas de Séleucie [96], tourner à la présentation du système et des lois qui régissent une ville. Car la pensée, spécialement celle qui organise et légifère, l’emporte encore sur l’acte ; elle lui donne son droit et son éternité. Le fait qu’Helvidius Priscus sous Vespasien, après Catulus sous Sylla [97], inaugure le nouveau Capi- tole en respectant les décisions du Sénat et les prescriptions des haruspices est en soi plus important que la forme et la hauteur, toujours vulnérables, des bâtiments qu’on va reconstruire. Il y a l’édifice de matière et l’esprit qui organise ; le temps est dans l’un, l’éternité dans l’autre.

Trois textes à cet égard sont caractéristiques. Tibère, d’abord, dans un discours où s’exprime par le style, autant que par la pensée, une noblesse qu’on oublie parfois [98], définit ce qu’est pour lui un monument qui dure : « Je suis mortel », dit-il, en refusant le sanctuaire que l’Espagne Ultérieure veut ériger pour lui et pour sa mère, et il ajoute : « Elle (la postérité) rendra à ma mémoire un hommage plus que suffisant si elle pense que j’ai été digne de mes ancêtres, attentif au soin de vos affaires, ferme dans les périls, sans peur des ressen timents pour l’intérêt public. Tels sont mes temples placés dans vos cœurs, telles sont mes plus belles statues, celles qui dureront ; car les ouvrages en pierre, si le jugement de la postérité tourne à la haine, sont méprisables à l’égal des tombeaux » [99]. Ainsi, les véritables monuments sont ceux qui se dressent dans les âmes et dans les souvenirs, et les ouvrages en pierre peuvent être méprisés, quand ils ne sont pas la récompense de ce qui donne vraiment l’éternité, une vertu fondée sur « la paix de l’âme et l’intelligence des lois humaines et divines » [100]. Jugeant les êtres à l’aune des actes, plutôt qu’à celle des temples qu’on leur consacre, Tacite aussi méprise les monuments qui expriment moins la reconnaissance des hommes que leur bassesse ou leurs ambitions. Il les voit s’écrouler sans regret, semble-t-il, et devenir parfois le tombeau de ceux qui les ont élevés trop haut.

Cette vanité, Othon la met aussi en avant, quand, adressant à ses soldats intempestifs un discours magnifique, il leur explique la grandeur du Sénat de Rome : « Quoi!, leur dit-il, pensez-vous que notre ville si belle consiste dans des maisons et des toits, dans un amas de pierres? Que ces objets muets et inanimés s’écroulent et se réparent, cela arrive tous les jours : l’éternité de l’empire, la paix du monde, mon salut et le vôtre ont pour garantie la conservation du Sénat » [101]. Pour le juriste qu’est Tacite, pour le provincial élevé d’abord dans le système, plutôt que dans le cœur, de Rome, la permanence des choses ne se trouve pas dans les pierres instables de la ville, mais dans l’assemblée qui la régit et se renouvelle sans cesse en restant toujours pareille à elle-même ; Rome n’est pas dans ses monuments, mais dans ses lois.

Quand, au début de l’année 70, les troupes de choc flaviennes s’éloignent enfin, Rome justement se retrouve, et Tacite écrit : « Ainsi vidée de tout ce qu’il y avait de turbulent, la ville reprend sa forme habituelle, ses lois, ses magistrats avec leurs charges » [102]. La vraie ville est bien pour lui, non pas celle de l’architecture et de l’urbanisme, mais une cité que régissent des lois et des magistrats ; si les lois étaient justes et les magistrats raisonnables sans doute serait-il possible d’ériger des monuments qui n’auraient pas d’histoire.

En attendant, c’est l’histoire qui rend les choses éternelles au moment même où elles s’effondrent : lorsqu’il s’attache à citer des hommes obscurs, qu’illustre une seule action remarquable [103], Tacite sait bien qu’il donne à leurs noms une éternité qu’ils n’auraient pas si on les gravait une fois dans la pierre.


NOTES

1. Par ex., H., 1, 27, 3. H., 2, 89, 91, 2, 93, 1-3. H., 3, 84, 7-9. Ann., 3, 1, 3, 4, 1.
Ann., 4, 70, 2. Ann., 11, 35, 1. Ann., 14, 61, 1, etc.
2. Ann., 11, 21, 1.

3. Tozzi, Tacito e la geografia della valle del Po, Athenaeum, 48, 1970, 104- 131.

4. H., 3, 26-33.

5. Par ex., H., 1, 40-43. H., 3, 79-85.

6. Par ex., Ann., 15, 38-41.

7. H., 3, 11, 5.

8. Ann., 1, 75, 2.

9. Ann., 4, 69, 1.

10. Ann., 6, 21, 1.

11. Ann., 4, 69, 1. Ann., 13, 5, 1.

12. Ann., 1, 9, S. Tacite approuve aussi ceux qui consacrent « le superflu de leur fortune à l’embellissement de Rome » (Ann., 3, 72, 1).

13. Par ex., H., 1, 27, 2-3. Ann., 3, 37, 2 et 54, 4. Ann., 14, 52, 2.

14. Par ex., Ann., 1, 10, 8 et 78, 1. Ann., 2, 41, 1, 49 et 64, 1. Ann., 3, 64, 2.

Ann., 4, 2, 1, 15, 2-3 et 57, 1. Ann., 6, 45, 1. Ann., 14, 47, 2. Ann. 15, 18, 1 et 42, etc.

15. Ann., 15, 43.

16. H., 2, 34, 3-4.

17. Ann., 1, 79.

18. Ann., 2, 6, 2.

19. Par ex., H., 4, 23, 5-7 et 30, 3.

20. H., 3, 26 et 30.

21. H., 5, 11, 6-12.

22. Ann., 12, 56.

23. Par ex., H., 1, 67, 4. H., 4, 71, 6. Ann., 11, 8, 3. Ann., 12, 16, 2, etc.

24. H., 1, 64·66. Ann. 2, 53, 3, 54 et 60, 2-4. Ann., 3, 43, 1. Ann., 15, 22, 2.

25. Ann., 15, 43.

26. Par ex., Ann., 15, 43, 1 et S.

27. C’est ainsi, par ex., que Tacite parle plus de l’amphithéâtre de Plaisance (H., 2, 21, 2) que de celui de Crémone (H., 3, 32, 3), ville sur laquelle il donne cependant plus de détails (par ex., H., 3, 30, 2-3 et 33, 7).

28. H., 4, 53, 1 et 6. Voir aussi notes 44 et 94.

29. C’est de la même manière que Tacite ne reproduit pas les derniers propos de Sénèque, parce qu’ils ont été publiés (Ann., 15, 63, 3). Voir aussi, à propos des limites du pomerium, Ann., 12, 24, 2.

30. On trouve la même attitude chez Pablo Neruda qui, arrivant en 1950 chez Nehru, écrit : « Sa maison a été si souvent photographiée qu’il me semble inutile de la décrire » (J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975, p. 267). Mais l’autobiographie de Neruda ne se présente nullement comme un ouvrage his torique.

31. H., 2, 2, 5-3.

32. H., 4, 82-84.

33. Ann., 2, 60.

34. Ann., 4, 43, 1 et 4.

35. Ann., 12, 63, 1-2.

36. Voir, par ex., Aug., 28, 3-30. Tib., 47, 1. Claud., 20. Ner., 31.

37. ...pauca memoria digna evenere, nisi cui libeat laudandis fundamentis et trabibus quis molem amphitheatri apud campum Martis Caesar exstruxerat, volumina implere, cum ex dignitate populi Romani repertum sit res inlustres annalibus, talia diurnis Urbis actis mandare (Ann., 13, 31, 1).

38. Les descriptions techniques ou pittoresques se trouvaient certainement dans des ouvrages spécialisés, semblables, en gros, à ceux de Pline.

39. Voir, par ex., Ann., 4, 32.

40. Si les villes sont peu décrites, c’est aussi que l’espace est, chez Tacite, incertain, variable et flou ; le problème de « l’urbanism » se rattache en fait à une question plus vaste, dont nous traiterons par ailleurs.

41. Par ex., lorsqu’Othon rejoint les conjurés (H., 1, 27, 3) ou lorsque Vitellius entre dans Rome (H., 2, 89).

42. Par ex., dans le cas du temple de Serapis (H., 4, 82-84) ou de la ville de Byzance (Ann., 12, 63, 1-2).

43. On sait qu’en incendiant le temple d’Artémis à Ephèse (Strabon, 14, 1, 22), Erostrate parvint à se rendre célèbre ; malgré l’anathème que les Ephésiens jetèrent sur son nom, il est resté dans les mémoires.

44. H., 4, 53. Voir aussi notes 28 et 94.

45. Par ex., Ann., 2, 47, 1. Ann., 4, 13, 1. Ann., 12, 43, 1. Ann., 14, 27, 1. Ann., 15, 22, 2, etc. (tremblements de terre) – Ann., 13, 24, 2. Ann., 15, 22, 2, etc. (foudre) – H., 2, 66, 6. Ann., 3, 72, 2. Ann., 4, 64, 1. Ann., 6, 45, 1. Ann., 12, 58, 2. Ann., 13, 57, 3, etc. (incendies) – H., 1, 86, 2-5. Ann., 1, 76, 1, etc. (inondations).

46. Par ex., H., 2, 12, 3-4 et 21, 2. H. 4, 22, 2 et 61, 8. Ann., 1, 51, 1. Ann., 12, 17, 2. Ann., 13, 41, 2. Ann., 14, 32, 3, etc.

47. Par ex., H., 4, 1. Ann., 3, 1. Ann., 4, 70, 2. Ann., 11, 32. Ann., 14, 61, 1.

Ann., 15, 71, 1. Ann., 16, 13, 1-2, etc.

48. H., 1, 40, 1. H., 3, 83, 1-2.

49. H., 3, 79-85. H., 1, 40-43 et H., 3, 79-85.

50. Ann., 13, 41, 3.

51. H., 3, 30, 1.

52. H., 3, 33.

53. H., 3, 71.

54. H., 1, 86, 2-5.

55. Ann., 15, 38-41.

56. H., 5, 11, 6-12

57. Ann., 4, 62-63.

58. Comme on nous l’a fait remarquer, cette valeur symbolique est égale ment très sensible, lorsque Séjan sauve la vie de Tibère à Spelunca (Ann., 4, 59, 1-2) ; il faut en effet noter que Suétone, qui relate aussi l’effondrement de la voûte (Tib., 39, 2), ne mentionne pas la présence de Séjan.

59. Ann., 2, 52, 2.

60. Ann., 13, 54, 2. A contrario, Germ., 16, 1-3.

61. H., 4, 58, 7. Voir aussi, a contrario : H. 4, 64, 3.

62. H., 4, 60, 8 et 79, 3.

63. Ann., 6, 24, 3 et 39, 2.

64. Par ex., H., 2, 87, 1. H., 3, 2, 1-3. Ann., 4, 41, 3, etc. Voir aussi, Agr., 21, 3.

65. H., 2, 93, 2.

66. Il ne semble pas parler des travaux entrepris par Claude à Ostie. Cf. Ann., 11, 29, 3 et Suet., Claud., 20, 5.

67. Par ex., Ann., 2, 83. Ann., 3, 57, 1. Ann., 15, 23, 2, etc.

68. Ann., 14, 12, 1.

69. Par ex., Ann., 4, 23, 1. Ann., 15, 18, 1.

70. Voir, par ex., après le meurtre de Britannicus, le « butin » de maisons et de villas que rassemblent les amis de Néron (Ann., 13. 18, 1). – Il existe cependant des bâtisseurs désintéressés, mais ils sont comme d’une autre époque : erat etiam tum in more publica munificentia (Ann., 3, n, 1). Voir aussi note 12.

71. Ann., 3, 37, 2. n. H., 1, 27, 2-3.

73. Ann., 15, 42, 1 et 43, 1.

74. Ann., 14, 52, 2.

75. Par ex., H., 3, 19, 3-6. H., 4, n, 1-6. Ann., 1, 36, 1, etc.

76. H., 3, 11, 5 : obscuritas latebrarum.

77. Ann., 4, 69, 1 : turpi latebra.

78. Ann., 6, 21 1 : liberti unius conscientia.

79. Ann., 13, 5, 1 : (velum) quod visum arceret.

80. Il est, par ex., difficile de savoir s’il approuve ou non les grands travaux utilitaires ; on peut seulement, avec A. Michel (Tacite et le destin de l’empire, Paris, 1966, p. 194-195 et 213-215) penser que oui ; remarquons toutefois que l’exemple de Barea Soranus (Ann., 16, 23, 1) n’est pas vraiment clair et signa lons aussi, à propos des routes, le jugement ambigu de Tacite sur les mesures prises par Domitius Corbulon (Ann., 3, 31, 5).

81. Cf. Ann., 4, 32.

82. Par ex., Ann., 4, 62, 2. Ann., 15, 34, 1.

83. Par ex., H., 5, 15, 1-4. Ann., 1, 30, 2, 64, 2 et 70, 2-3. Ann., 2, 23. Et aussi H., 1, 86, 2-5. Ann., 1, 76, 1.

84. H., 1, 2, 2.

85. A ce propos : E. Cizek, La structure du temps et de l’espace dans l’Agricola de Tacite, Helikon, 8, 1968, 238-249, Structure du temps et de l’espace dans la Germanie et dans le Dialogue des Orateurs de Tacite, Analele Univ. Bucaresti, 20, 1971, 15-26.

86. Par ex., Ann., 2, 47, 2. Ann., 4, 13, 1 et 64, 1. Ann., 6, 45, 1. Ann., 14, 27, 1,

etc. Voir aussi H., 1, 3.

87. H., 3, 33, 7.

88. H., 3, 34, S.

89. H., 3, 34, 6.

90. Ann., 6, 28.

91. Ann., 13, 58.

92. Cf. A. Michel, op. cit., p. 214.

93. Par ex., H., 4, 54, 3-4.

94. H., 4, 53. Cf. notes 28 et 44.

95. Cf. supra et notes 31 à 35.

96. Ann., 6, 42, 1-2.

97. Cf. A. Michel, op. cit., p. 206-207 et n. 254.

98. Cf. Koestermann, Tacitus Annalen, 2, 130-132.

99. Ann., 4, 38. 1-2 : qui satis superque memoriae meae tribuent, ut majori bus meis dignum, rerum vestrarum providum, constantem in periculis, offensionum pro utilitate publica non pavidum credant. Haec mihi in animis vestris templa, hae pulcherrimae effigies et mansurae. Nam quae saxo struuntur, si judicium posterorum in odium vertit, pro sepulchris spernuntur (tr. P. Wuil leumier). Cf. Germ., 27, 3.

100. Ann., 4, 38, 3 : quietam et intellegentem humani divinique juris mentem.

101. H., 1, 34, 8-10 : Quid? vos pulcherrimam hanc urbem domibus et tectis et congestu lapidum stare creditis ? Muta ista et inanima intercidere ac reparari promisca sunt : aeternitas rerum et pax gentium et mea cum vestra salus incolumitate senatus firmatur (tr. H. Goelzer).

102. H., 4, 39, 9 : Sic egesto quidquid turbidum redit urbi sua forma legesque et munia magistratuum (tr. H. Goelzer).

103. Par ex., H. 1, 43, 1. Ann., 1, 39, 4. Ann., 3, 20, 2. Ann., 15, 57, etc. Dans le même esprit, Agr., 46, 3-4.


Article publié dans Présence de l'architecture et de l’urbanisme romains,
Caesarodunum
, XVIII bis, 1983, pp. 45-55.


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