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L'IMAGE DU "BARBARE" À ROME - GRAECUS, ROMANUS, BARBARUS

Si, pour les écrivains romains, les Grecs ne sont pas des barbares, ils sont cependant sentis comme différents (1) et entrent de ce fait dans une catégorie particulière que les réflexions qui précèdent permettent sans doute de préciser. L'étude sémique du mot barbarus met en effet deux traits fondamentaux en évidence : la feritas et la uanitas (2) ; ces deux traits peuvent être habilement dissociés en fonction des besoins de la rhétorique ou de la démonstration, mais c'est l'union des deux qui fait le barbare (3).

Dans le cas des Grecs, on peut se demander s'il n'y a pas, dans l'esprit romain, une exclusion de la feritas et un maintien, sous une forme spécifique et atténuée, de la uanitas. Dans les textes latins, les Grecs ne sont en effet généralement pas présentés comme cruels, violents et vraiment dangereux ; ils portent cependant en eux un certain nombre de défauts qui relèvent manifestement de la uanitas.

De ce fait, ils reçoivent, entre Romains et barbares, une sorte de statut qui leur est propre, et la rapide comparaison de deux approches, à peu près contemporaines, celle de Juvénal et celle de Tacite, permet peut-être d'en apporter au moins un début de preuve.

Chez Juvénal (4), le ton est clairement donné : les Grecs, si nombreux dans la Ville qu'ils en font presque une "Rome grecque" (5), ne sont pas des barbares (6). Pauvres gens arrivés faméliques et cherchant en fait à survivre, aptes à mille métiers, ne connaissant rien de sacré, prêts à tout pour réussir et capables d'évincer tous ceux qui ont plus de scrupules qu'eux, ils sont cependant dangereux pour le "Romain de souche" dont ils cherchent à prendre la place : ce sont des ennemis, mais sans feritas. Petits Grecs flagorneurs, flatteurs, menteurs et séducteurs, audacieux et intelligents, sans culture autre que pratique ou empirique (7), ils portent en eux pourtant tous les traits d'une uanitas qui les rejette hors du monde latin d'Umbricius (8) et en fait, sinon des barbares, en tout cas des êtres à part.

Songeant sans doute au prestige intellectuel de la Grèce classique, Juvénal prend cependant soin de noter qu'il ne s'agit pas d'Achéens, c'est-à-dire de vrais Grecs. Ceux qu'il place ainsi aux marges de la barbarie viennent parfois du Péloponnèse ou de la Macédoine, mais la plupart sont apportés par l'Oronte (9). Ils arrivent de Syrie et des régions qui en sont voisines; ce sont en fait des Orientaux, dont les traits caractéristiques et les défauts se prêtent parfaitement au grossissement nécessaire à la caricature. Ce sont en outre des gens du petit peuple, essentiellement occupés de leur vie de tous les jours et très éloignés des soubresauts de la politique ou des spéculations de la philosophie ; des personnages de la satire, en fait, plutôt que des acteurs de l'histoire.

Chez Tacite, mis à part les grands affranchis, pour lesquels l'étude de caractère l'emporte toujours sur les traits proprement hellènes, les Grecs ne sont pas mis en scène en tant que personnages individualisés. C'est toujours sur un ensemble, exceptionnellement sur un groupe déterminé (10), que l'historien porte un jugement le plus souvent méprisant et généralement exprimé sous la forme de brèves remarques incisives : la race des Grecs (11), les Grecs (12), les annales des Grecs (13), les villes grecques (14), l'esprit des Grecs (15), l'adulation grecque (16)... Comme chez Juvénal, la feritas est totalement absente, même chez les militaires admis dans les armées romaines (17). La uanitas en revanche est continuellement présente et revêt tous les aspects possibles : la race des Grecs s'enorgueillit continuellement de son antiquité (18), les Athéniens pratiquent une adulation dissimulée (19), les villes grecques favorisent la licence en accueillant des criminels (20), l'esprit des Grecs est attiré par de vaines nouveautés (21). Dans le récit de Tacite, les Grecs, toujours pris collectivement, apparaissent ainsi mous, sans discipline (22) et crédules, affabulateurs et portés vers les excès de la liberté; vainement prétentieux, ils sont, jusque dans leurs annales, uniquement préoccupés de leur propre histoire et de leur lointain passé, mais toujours fortement enclins à l'adulation la plus lâche, et leurs cités, sous couvert d'une fausse piété, ne s'organisent que pour favoriser les hors-la-loi.

Chez Juvénal comme chez Tacite, le Grec apparaît ainsi comme un être essentiellement hybride. D'un côté, il ne peut être considéré comme un barbare, l'absence de feritas et la richesse de son passé s'y opposent ; de l'autre, il ne peut être mis au rang des Romains, sa uanitas l'interdit. Pas assez violent dans un cas, trop inconstant dans l'autre, il est aussi incapable de barbarie que de romanité (23).

Pourtant, s'ils n'ont pas cette constantia qui pourrait leur donner accès aux vertus proprement romaines (24), les Grecs ne manquent pas d'humanitas (25), et le fait que Juvénal choisisse plutôt des Orientaux, Tacite plutôt des cas généraux, marque bien chez ces auteurs comme une hésitation et comme le désir d'attribuer aux Grecs une place à part. Sans doute n'est-elle pas à rechercher dans l'espace réel qui sépare le Romain du barbare (26), mais plutôt dans l'espace historique et culturel qui précède l'apparition de Rome; elle ne se trouve pas à côté des Romains, mais avant eux. En se reportant au passé, en rappelant, comme le fait si bien Pline (27), les apports fondamentaux de la Grèce d'autrefois, on ne peut évidemment considérer les Grecs que comme des initiateurs dont les Romains doivent entretenir soigneusement l'héritage, puisque les Grecs de leur temps ne sont plus en état de l'assumer. L'oublier serait précisément être "barbare" (28).

L'étude sémique du mot nous montre ainsi qu'au barbare, plein d'une feritas éternelle s'oppose un Grec, jadis destructeur de monstres et porteur de lumière, dont l'énergie s'est éteinte ou perdue dans la uanitas et dont les Romains doivent assurer la postérité.


NOTES

1. 2. 3. Ces notes renvoient à l'article précédent : Émilia Ndiaye, "Analyse sémique de Barbarus (Tacite, Annales)".

4. JUVÉNAL, Satires, 3, 58-125.

5. 60-61 : Non possum ferre, Quirites, / graecam urbem...

6. 79-80 : ln summa non Maurus erat neque Sarmata nec Thrax / qui sumpsit pinnas, mediis sed natus Athenis. "Pour tout dire, il n'était point Maure, ni Sarmate, ni Thrace, celui qui s'attacha des ailes : c'est en pleine Athènes qu'il était né." (traduction Labriolle et Villeneuve)

7. 73-78: lngenium uelox, audacia perdita, sermo / promptus et Isaeo torrentior. Ede quid illum / esse putes. Quemuis hominem secum attulit ad nos : / grammaticus, rhetor, geometres, pictor, aliptes, / augur, schoenobates, medicus, magus, omnia nouit / Graeculus esuriens ... "Intelligence vive, audace éhontée, propos volubiles, plus torrentueux que ceux d'Isée, - savez-vous, dites-moi, ce que cest qu'un Grec? Il nous apporte avec soi un homme à tout faire ; grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, masseur, augure, funambule, médecin, magicien, un Grec famélique sait tous les métiers..."

8. Dans la satire 3, ce n'est pas JUVÉNAL qui parle en personne, mais son vieil ami Umbricius, qui, dégoûté, a décidé de quitter Rome.

9. 61-65: ...quamuis quota portio faecis Achaei? / jam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orantes / et linguam et mores et cum tibicine chordas / obliquas nec non gentilia tympana secum / uexit et ad circum jussas prostare puellas. "Qu'est-ce que représente l'élément proprement achéen, dans cette lie? Il y a beau temps que le fleuve de Syrie, l'Oronte, se dégorge dans le Tibre, charriant la langue, les mœurs de cette contrée, la harpe aux cordes obliques, les joueuses de flûte, les tambourins exotiques, les filles dont la consigne est de guetter le client près du cirque."

10. TACITE, Histoires, 3,47,5.

11. Histoires, 2,4,1 : Graecorum genus.

12. Annales, 2,53,3 : Graeci.

13. Id., 2,88,3 : Graecorum annalibus.

14. Id., 3,60,1 : Graecas per urbes. 4,14,1 : legationes Graecarum civitatium.

15. Id., 5,10,1 : Graecorum animis.

16. Id., 6,18,2: graeca adulatio.

17. Histoires, 3,47,5

18. Id., 2,4,1 : laetum antiquitatibus Graecorum genus. Annales, 2,88,3 : Graecorum annalibus..., qui sua tantum mirantur ("les annales des Grecs, qui ont pour leur histoire une admiration exclusive").

19. Annales, 2,53,3 : Excerpere Graeci quaesitissimis honoribus, uetera suorum facta dictaque praeferentes, quo plus dignationis adulatio haberet. "Il [Germanicus] fut accueilli avec les honneurs les plus raffinés par les Grecs, qui mettaient en avant les exploits et les paroles mémorables de leurs héros, pour donner plus de dignité à l'adulation." (trad.Wuilleumier).

20. Id., 3,60, 1 : Crebrescebat enim Graecas per urbes licentia atque impunitas asyla statuendi ; complebantur templa pessimis seruitiorum. "Dans les villes grecques se répandaient la licence et l'impunité d'instituer des lieux d'asile; les temples se remplissaient des pires esclaves."

21. Id., 5,10,1 : ...adliciebantur ignari fama nominis et promptis Graecorum animis ad noua et mira. "Les gens qui ne savaient pas étaient attirés par la gloire du nom et par le goût des nouveautés et du merveilleux, auquel est porté l'esprit des Grecs."

22. Histoires, 3,47,5 : Caesa ibi cohors, regium auxilium olim; mox donati ciuitate Romana signa armaque in nostrum modum, desidiam licentiamque Graecorum retinebant. "Une cohorte y fut massacrée; c'étaient autrefois des auxiliaires fournis par le roi; depuis, gratifiés de la citoyenneté romaine, ils avaient adopté nos enseignes et nos armes, tout en conservant la mollesse et l'indiscipline des Grecs."

23. Le massacre de la cohorte mentionné en Hist., 3,47,5 (supra note 22) est à cet égard très caractéristique : aux yeux de TACITE, les Grecs, s'ils peuvent prendre l'apparence légale et réglementaire des Romains, ne changent en fait qu'en surface; ils gardent au fond d'eux-mêmes leur mollesse naturelle et la tendance à l'indiscipline qui en est la conséquence.

24. Cf supra, p. 86.

25. Antinomique de la feritas, elle se trouve évidemment dans l'apport culturel des Grecs, c'est-à-dire dans un passé dont ils paraissent souvent trop imbus, mais que les Romains cultivés ne peuvent qu'admirer. C'est l'existence de cette humanitas que Cicéron, par la bouche de Lélius, reconnaît implicitement dans le De Republica (1,37) quand il répond à la question de savoir si Romulus a régné sur des barbares : Si, ut Graeci dicunt, omnes aut Graios esse, aut barbaros, vereor ne barbarorum rex fuerit; sin id nomen moribus dandum est, non linguis, non Graecos minus barbaros quam Romanos puto. "Si, comme disent les Grecs, il n'y a que des Grecs ou des barbares, il a régné, je le crains, sur des barbares ; mais si c'est par les mœurs et non par la langue qu'on doit donner ce titre, je pense que les Grecs ne sont pas moins barbares que les Romains."

26. Là se situent certainement le graeculus esuriens de JUVÉNAL (3,78) et la graecula ancilla, à laquelle, selon Messala (Dialogue des orateurs, 29, 1 ), on ne devrait pas confier les enfants, car elle ne peut leur apprendre que des contes et de vaines superstitions.

27. PLINE LE JEUNE, Lettres, 50,8.

28. Id. : quibus [Graecis] reliquam umbram et residuum nomen libertatis eripere durum, ferum, barbarum est.


Article publié dans L'image du "barbare" à Rome. Analyse sémique de barbarus dans les Annales de Tacite. Graecus, Romanus, Barbarus, en collaboration avec E. Ndiaye, in R. Bedon & M. Polfer (éd.), Être romain à Rome, Hommages in memoriam Charles-Marie Ternes, Remshalden (Allemagne), BAG -Verlag, 2007, p. 83-99.


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