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UN EXEMPLE DE CRÉATION URBAINE EN MILIEU HUMIDE: ROME


 

Résumé

La Rome de Romulus n'était sans doute qu'une plaine marécageuse que dominaient sept collines au bord d'un fleuve. Pour urbaniser le site, il fallut d'abord l'assainir et le drainer; ce fut l'œuvre des Tarquins qui firent creuser des canaux à ciel ouvert et construisirent, en les couvrant, ce qui devait devenir la cloaca maxima. La République alimenta la Ville en eau en construisant des aqueducs et se contenta d'entretenir le grand égout qu'Agrippa dut rénover après l'avoir purgé. L'assainissement du sol à peu près maîtrisé, l'Empire s'occupa de contenir le Tibre dont les débordements trop fréquents causaient les pires dommages: on créa des administrations spécialisées dans l'entretien des rives et du lit du fleuve (cura alvei Tiberis et riparum en 15 ap. J.-C., étendue aux égouts sous Trajan), tâche délicate puisqu'il fallait en même temps maintenir l'activité de l'emporium qui ne diminua qu'après les grands travaux que Claude fit entreprendre à Ostie. Pour des raisons plus sociales ou politiques que techniques, les grandes entreprises, qui auraient pu fournir une solution durable (détournement du fleuve ou de ses aflluents ), ne purent cependant jamais aboutir. Les Romains qui couvrirent leur empire d'un dense réseau d'aqueducs furent les maîtres incontestés de l'eau, mais l'histoire de la ville de Rome est aussi celle d'une lutte technique, administrative, sociale et politique contre les eaux de la terre et du fleuve qui ne prit fin qu'en 1870.


 

Largement ouvert sur la mer Tyrrhénienne, le Latium, peut, d'un point de vue géographique, apparaître comme un ensemble composite, limité à l'est par les Abruzzes et cerné au nord et au sud par d'anciens massifs volcaniques dont les cratères éteints abritent des lacs bordés de sable noir (1). L'humidité venue de la mer est arrêtée par la haute masse des Apennins (2) et, s'infiltrant dans les karsts, ruisselle en abondance vers des plaines côtières basses, alluviales et sablonneuses. De nos jours encore, le voyageur qui se déplace de Rome vers Pérouse en suivant la vallée du Tibre est surpris, même en plein été, par l'abondance du fleuve, le caractère verdoyant des hauteurs qui le dominent et la fréquence des marécages et des étangs.

Dans le bassin latin, et plus spécifiquement dans la région du Tibre inférieur et de la campagne romaine, des éruptions volcaniques anciennes ont installé un fort remblaiement dans lequel le fleuve s'est encaissé ; à ce soubassement, le plus souvent constitué de tufs, se sont tantôt superposées, tantôt juxtaposées d'importantes coulées alluviales (3). À quelques kilomètres du delta, les eaux qui descendaient des Apennins vers le Tibre ont creusé des vallées assez larges (4) et isolé sur la rive gauche du fleuve un ensemble de collines ; découpées dans les coulées volcaniques des monts Albains, elles sont constituées de tufs sous lesquels peuvent apparaître, au monte Mario par exemple, les dépôts argileux du pliocène.

À cet endroit, le site qui allait être occupé dès l'époque protohistorique et devenir beaucoup plus tard celui de Rome comprenait ainsi trois éléments essentiels. Le Tibre d'abord, qu'un gué permettait de franchir ; les collines ensuite, de faible hauteur, mais abruptes au-dessus du fleuve et faciles à défendre; les vallées enfin, rendues marécageuses et malsaines par la stagnation des eaux. Dans un tel contexte hydrologique et géographique, l'emplacement présentait peu d'intérêt; ce n'était, au bord d'un fleuve au cours incertain, que quelques collines au-dessus d'une plaine aux allures de marigot.

Ce sont évidemment les collines et le fleuve qui ont attiré les premiers peuplements pour lesquels ils présentaient beaucoup d'avantages, et l'écho s'en retrouve encore dans le discours que Tite-Live prête à Camille au moment où les sénateurs ont le projet de quitter Rome en ruine après l'invasion gauloise et de la reconstruire à Véies (5) ; porté par son désir de sauver sa ville et de convaincre son auditoire, le dictateur se garde cependant bien de mentionner les zones insalubres et inondables dont Cicéron, faisant parler Scipion l'Emilien dans le De Republica (6), rappelle brièvement l'existence.

Outre leur relative salubrité les sept collines avaient surtout l'avantage d'être placées dans une position géographique extrêmement favorable. Elles se trouvaient d'abord assez proches du fleuve pour qu'on pût installer près d'elles un port et bénéficier ainsi des avantages de la mer, qui n'était qu'à 26 km, sans en avoir les inconvénients (7). Se trouvant en outre au-dessus du fleuve et faciles à défendre, elles permettaient de contrôler deux voies essentielles : celle qui, par le gué situé en aval de l'île Tiberine au pied du Palatin, reliait la Sabine et l'Étrurie au sud Latium et à la Campanie, et celle qui conduisait vers la Sabine, et au-delà, le sel produit dans la région des marais d'Ostie (8).

La mieux placée de ces collines et la plus adaptée pour des peuplements humains était certainement le Palatin; d'une hauteur de 51 m au sommet principal, il dominait abruptement le Tibre du côté du Germal, mais était, de l'autre côté, relié à l'Esquilin par une dépression et une seconde hauteur de moindre importance, la Velia. Le premier village s'y installa sans doute entre l'âge du bronze et le début de l'âge du fer, et, près de lui, le Capitole fut probablement occupé dès le XIVe siècle. Selon la tradition, la Ville allait naître du syncrétisme entre les villages et par la soumission de tous au plus fort et au plus ancien, qui était celui de Palatin.

De l'Aventin jusqu'au-delà du Quirinal cependant, la pente était faible en direction du Tibre et l'écoulement des eaux toujours difficile et incertain ; les seuls exutoires étaient, du côté du futur Champ-de-Mars, l'amnis Petronia (9) et, pour le futur Forum, le Vélabre (10) qui coulait entre Capitole et Palatin (11). Tantôt sèche et vaguement herbeuse, tantôt couverte de joncs, d'eau stagnante et de roseaux, toujours plus ou moins fétide et pestilentielle, la dépression qui s'étendait au pied des collines ne reçut donc, durant de longs siècles, aucun aménagement particulier : à peine pouvait-on y faire paître quelques troupeaux. Situé hors des murs et des zones d'habitation, ce qui allait devenir le Forum ne servit ainsi, et pendant longtemps (12), qu'à enterrer les morts; mais les fouilles archéologiques montrent que les nécropoles furent, à partir du IXe siècle, progressivement repoussées d'est en ouest (13), au fur et à mesure en fait que le peuplement s'étalait du sommet vers les pentes et s'étendait, par exemple, du Palatin vers l'Esquilin en gagnant la Velia.

Une véritable agglomération ne pouvait cependant se développer à partir d'habitats séparés les uns des autres par une plaine insalubre et toujours marécageuse, et c'est au VIIe siècle que commença l'aménagement du lieu central qui marqua la véritable naissance de la ville. À cette époque en effet les Étrusques, attirés par l'Italie du sud et la Campanie, venaient de franchir le Tibre et s'étaient installés sur la rive gauche et dans le sud du Latium. Vers le milieu du siècle, un notable changement de mentalité s'était en outre nettement dessiné dans les groupes familiaux les plus riches : ils se mirent à délaisser progressivement l'aménagement ostentatoire et somptueux des tombes, tel qu'on peut, par exemple, encore le voir à Cerveteri, au profit d'une restructuration plus politique et plus rationnelle de la cité (14). Le site des sept collines se prêtait particulièrement à cette évolution qu'il rendait même absolument nécessaire : les parties basses en effet devaient d'autant plus devenir un lieu d'échange, de rencontres et de commerce qu'elles ouvraient aussi, par le Vélabre et au pied des collines les plus proches du fleuve, sur une belle zone portuaire.

Les travaux d'assainissement du Forum commencèrent probablement dans la seconde moitié du VIIe siècle. Ils furent à la fois favorisés par les connaissances techniques des ingénieurs étrusques et par la nature même d'un terrain fait de dépôts alluviaux reposant sur une épaisse couche de tufs volcaniques. Ce qui était la cause de la stagnation des eaux devint en fait un moyen de s'en défaire ; pour conduire par gravité les eaux excédentaires vers le collecteur principal que devenait alors le Tibre, il suffit en effet d'abord de creuser des canaux à ciel ouvert et l'on appliqua la technique des drains, que les Étrusques utilisaient depuis longtemps déjà (15). Très semblables en effet aux fossés que l'on rencontrait dans la campagne étrusque ou aux étiers que l'on voit toujours dans le marais breton, ce premier réseau d'égouts, qui traversait l'Argilète, le Forum et le Vélabre, ne fut sans doute que très tardivement couvert; vers 190 avant J.-C. Plaute y fait encore allusion dans le Curculio (16), et vers 168 le grammairien Crates de Mallos y fit une chute malencontreuse (17).

Quoique partiel, l'assèchement de la zone centrale permit pourtant d'installer un premier pavement; d'excellente qualité, il était fait de terre battue mêlée de cailloux et de petites pierres et fut toujours régulièrement entretenu comme le montrent les réfections et les extensions qu'il connut vers 625 et encore au début du VIe siècle (18). Dès cette époque en effet le pavement fut étendu jusqu'au comitium au pied du Capitole, et le peuple put symboliquement se réunir sur un sol que la cité venait de conquérir sur la nature et sur l'eau.

C'est aussi vers la fin du VIIe siècle (19) que furent effectués les grands travaux spectaculaires qui devaient intégrer totalement les parties humides et basses à l'ensemble des noyaux urbains qui les dominaient. Pour assainir totalement le fond de la vallée, on entreprit en effet le creusement dans le tuf d'un complexe réseau de drains souterrains sur lesquels la ville se trouva plus tard comme suspendue (20). Le grand égout central ne fut cependant d'abord que la canalisation du cours du Vélabre par lequel le Forum communiquait directement avec le Tibre et le Tibre avec le Forum; relié aux canaux à ciel ouvert qui furent alors partiellement recouverts et profondément recreusés, il devint la cloaca Maxima (21), le grand collecteur auquel aboutissait tous les cuniculi (22) et qui débouchait dans le Tibre non loin du forum Boarium.

La bonification des zones humides et la disparition progressive des drains à ciel ouvert firent rapidement de Rome une cité cohérente et ordonnée, celle des quatre, puis des sept collines: entre Capitole et Palatin le Forum devint une grande et vraie place publique, entre Aventin et Palatin le grand cirque put s'étendre dans la vallée Murcia. Dès la seconde moitié du VIIe siècle, Rome devint de la sorte une cité à part entière avec des maisons de pierre à couverture de tuiles, des lieux de culte, de commerce ou d'activité politique et une ouverture sur l'extérieur (23); mais le port, la place publique et finalement tous les lieux de contact, d'échange et de vie urbaine avaient été gagnés sur la stagnation des eaux.

Ce qui allait devenir, beaucoup plus tard et pour un temps, la capitale du monde occidental s'établissait en fait, avec la lenteur et la ténacité des hommes qui creusent et travaillent la terre, sur un site a priori défavorable et par endroits pratiquement inhabitable.

Cette première conquête du sol, qui était déjà comme une domestication de la nature, fut si fondamentale qu'elle laissa dans l'esprit romain des traces multiples et profondes. Historiques d'abord, puisque la tradition, évidemment mêlée de légendaire, que rapportent les auteurs anciens reconnaît toujours aux Tarquins, c'est à dire aux Étrusques, le mérite des grands travaux qui permirent l'extension de la cité dans des zones humides et pestilentielles (24). Topographiques aussi, comme le marque la présence durable du lacus Curtius (25) au cœur du Forum, ou, sur le Champ-de-Mars (26), celles plus lointaines et presque oubliées, du palus Caprae (27) et de l'amnis Petronia (28), dont le tracé au sud du Champ-de-Mars demeure incertain. Poétiques encore, et comme signe d'une mémoire collective qui se plaisait à dire le passé pour mieux célébrer la splendeur du présent. Properce ainsi, quand il évoque le mythique passage d'Hercule à Rome, ne manque pas de rappeler d'abord que les Vélabres n'étaient alors qu'un marais qui stagnait dans son propre cours et qu'on y venait en naviguant à la voile sur des eaux qui habitaient la ville (29) ; Ovide, un peu plus tard, fait un instant ressurgir, au travers d'une belle anecdote et sous les lieux qu'il fréquente, l'image lointaine de la Rome des origines (30); la terre est sèche au temps de Properce et d'Ovide et le sol est de marbre, mais le souvenir persiste du temps des marécages et la conscience d'une évolution qui commença par une victoire sur les eaux.

En évoquant les joncs, les roseaux et les marais qui séparaient autrefois les collines, la mémoire de Rome enregistre en effet un progrès et une prospérité qui furent ici l'effet de la technique avant d'être celui des armes. "La Rome fangeuse de Romulus" dont parle Cicéron (31) n'a pu s'étendre et se développer qu'en imposant à la nature ses règles et ses lois. La Ville s'est d'abord construite à partir des collines sûres et salubres, au-dessus du Tibre et contre lui ; sa puissance est venue des égouts et des drains. Pour naître, elle a dû inventer l'aménagement du territoire et les grands travaux, mais les architectes et les ingénieurs ne sont venus qu'après les paysans, qui ont travaillé, puis soumis le sol et obtenu que les eaux se retirent ; c'est ce qu'exprime, au commencement de l'aventure et d'une manière presque naïvement symbolique, le tout début de la légende fondatrice : les eaux qui devaient perdre Romulus et Remus les ont sauvés en se retirant (32).

Beaucoup plus tard, et la tâche accomplie, c'est encore près d'un marais (33) que Romulus, sauvé des eaux du Tibre, disparut aux yeux des mortels; mais la ville qu'il avait fondée ne devait jamais cesser de combattre avec le fleuve près duquel il l'avait installée.

Né dans les Apennins (34), le Tibre est le cours d'eau le plus puissant et le plus long de la péninsule italienne qu'il parcourt sur 396 km en traversant la Toscane, l'Ombrie et le Latium avant de se jeter par une bouche ensablée dans la mer tyrrhénienne. Outre sa longueur, deux traits spécifiques font encore son originalité: sa largeur, toujours inférieure à 100 mètres (35), ce qui rend relativement aisée la construction de ponts et, paradoxalement en apparence, la grande régularité de son cours ; par lui-même en effet, et par certains de ses affluents comme la Nera, le Tibre bénéficie d'une alimentation de type karstique (36), qui fait en grande partie disparaître l'étiage important que connaissent naturellement les autres fleuves méditerranéens (37).

Pour les villes installées sur ses rives, ces deux traits sont évidemment tout à fait favorables. Facile à franchir, le Tibre est également très fiable, tant pour l'alimentation quotidienne en eau que pour la navigation. Dans le cas particulier de Rome, située à 26 km de l'embouchure, il faut encore ajouter que le fleuve est jusqu'à cette distance assez profond (38) pour que les gros bateaux remontent, une fois franchis les hauts-fonds sableux d'Ostie, jusqu'au pied du Palatin (39). Rome dispose donc bien des avantages d'une ville portuaire sans connaître les inconvénients des cités totalement maritimes; terrienne, elle n'est pas pour autant privée d'un accès à la mer et Cicéron en fait, on le sait, l'un des avantages principaux du site. Dans les premiers temps de la République, le fleuve put ainsi servir à la fois de frontière terrestre et d'ouverture sur le monde extérieur.

Pour vivre et se ravitailler la ville disposa donc rapidement de deux ports. Au pied de l 'Aventin, l'emporium (40), port marchand équipé de quais et de vastes entrepôts qui seront régulièrement entretenus et agrandis ; plus en amont, vers le Champ-de-Mars, des chantiers navals et des arsenaux. C'est dans le premier qu'arriveront au fil des jours des tonnes de marchandises et des milliers d'amphores, dont les débris finiront par ériger la colline du Testaccio; c'est dans le second que débarqueront les militaires, les approvisionnements plus lourds et les fauves destinés à l'amphithéâtre (41).

Cette situation aurait pu être idéale si le Tibre n'avait été comme ambivalent : commercialement très favorable, il est potentiellement dangereux. Rendu pérenne par un type particulier d'alimentation, il n'en reste pas moins un fleuve méditerranéen qui peut connaître des crues violentes et soudaines. Dans toute sa basse vallée, c'est à dire dans le Latium et spécialement à partir de Rome, sa pente devient en outre très faible (42) et son cours se ralentit, chargeant d'alluvions et de sable un lit peu encaissé dont les eaux franchissent aisément les rives. À Rome, quand, dans la saison des hautes eaux (43), surviennent des orages ou de fortes pluies, le Tibre déborde et reprend naturellement possession des espaces que les drains et le grand égout lui ont enlevés. Les zones basses ont été asséchées, mais elles demeurent inondables et la Ville doit souvent subir les assauts d'un fleuve qui lui devient soudainement hostile (44).

À côté du Tibre accueillant et paisible que décrit Virgile quand Enée le découvre (45) existe en fait un autre Tibre capricieux et conquérant qui vient régulièrement, sous la République et sous l'Empire, jeter le trouble et la dévastation dans une ville toujours plus vaste et plus construite (46). Plus nombreuses que les incendies, et souvent tout autant dévastatrices, les grandes inondations se répètent en effet régulièrement tout au long de l'histoire de Rome et la ville dut grandir à la fois grâce au fleuve et contre lui (47).

Le problème était ici très différent de celui qu'avaient dû résoudre les premiers habitants du site. Il ne s'agissait plus en effet d'une situation permanente qu'on pouvait traiter par des moyens techniques déjà bien éprouvés, mais d'événements alors imprévisibles, espacés dans le temps, de puissance variable et d'étendue plus ou moins grande, qui ne rendaient pas en outre la cité vraiment inhabitable et n'entravaient pas son développement. Quand une inondation s'était produite, on pouvait toujours penser qu'elle ne reviendrait pas de sitôt, et, mis à part les temples du Forum et la Curie, les organes essentiels de l'État se trouvaient, sur des hauteurs, plus à l'abri de l'eau que de la foudre et du feu. La plupart des riches et des puissants avaient aussi pris soin d'habiter sur les collines et seules pouvaient être menacées les résidences d'agrément qu'ils possédaient parfois sur les rives mêmes du fleuve (48). La mise hors-service des ports, la destruction des réserves alimentaires (49) et la perturbation des voies de communication causaient cependant à chaque fois des troubles considérables, qui mettaient en péril la paix sociale et l'équilibre économique et politique de la cité.

La méthode la plus simple en apparence était évidemment d'endiguer le fleuve, mais cette solution qui fut certainement appliquée dans le Latium (50) n'était guère envisageable à Rome; les parties basses de la ville se trouvaient en effet si peu élevées au-dessus du niveau moyen du Tibre qu'on n'aurait pu les protéger qu'en érigeant un véritable rempart ou qu'en recreusant sans trêve le lit du fleuve (51). Les ingénieurs romains étaient cependant plus aptes à canaliser qu'à endiguer, et la meilleure solution aurait été de contenir le fleuve dans un canal artificiel, semblable à la fossa Augusta qui régularisait le cours du Pô (52) ou aux fossae Drusianae que Drusus avait creusées entre Rhin et Meuse afin d'en éviter le delta commun (53). Construire un canal d'une trentaine de kilomètres n'était en soi nullement impossible (54), mais il ne s'agissait pas ici de trouver une voie de navigation nouvelle et plus courte en reliant directement deux fleuves; il fallait en fait construire une sorte d'énorme aqueduc, capable, non seulement de contenir un fleuve entier, mais d'absorber aussi ses crues (55). La technique romaine se heurtait à un problème qu'elle ne pouvait résoudre et trouvait ici ses limites (56).

Deux solutions, dont la première demeure encore hypothétique, furent quand même envisagées. Il y eut d'abord la loi que César proposa peut-être en 45 av. J.-C. (57), peu de temps avant sa mort. Intitulée De Urbe augenda, elle prévoyait de couper la boucle nord du Tibre, ce qui aurait eu pour effet de placer l'ager Uaticanus sur la rive gauche; l'intention première était évidemment d'agrandir le centre de la ville et de lotir le Champ-de-Mars, mais la canalisation, même partielle, du fleuve aurait en outre permis d'en régulariser le cours en réduisant sa longueur et en contenant, au moins en partie, l'eau des crues dans un lit artificiel plus en pente et plus profond (58). César assassiné, ce projet, grandiose et peut-être réalisable, fut aussitôt abandonné.

Tout aussi grandiose et encore plus complexe, un autre projet fut soumis au Sénat après la grande inondation de 15 (59). Comme cette catastrophe suivait de près celle de 12, qui avait gagné la vallée Murcia et fait déplacer les ludi Martialis du grand Cirque au forum d' Auguste (60), Tibère chargea deux sénateurs consulaires, Ateius Capito et Lucius Arruntius, de conduire une enquête et de fournir des solutions. Au terme de leur mission, ils déposèrent quelque temps plus tard un rapport qui proposait de modifier le cours des deux principaux affiuents du Tibre en détournant la Chiana vers l'Arno d'une part et en empêchant, d'autre part, le lac Velin de se déverser dans la Nera, dont le flux aurait en outre été comme dispersé par le creusement de canaux dans la plaine de Terni ; en cas de pluies torrentielles, le Tibre, réduit à ses seules eaux, serait, croyait-on (61), devenu moins dangereux pour Rome. Comme de nos jours cependant, les habitants des diverses régions concernées se liguèrent, à juste titre sans doute, contre le projet. Les municipes et les colonies envoyèrent au Sénat des délégués qui plaidèrent la cause de Florence, de Réate et d'Interamna en invoquant des raisons économiques et religieuses, et l'idée, qui supposait d'énormes travaux, fut également abandonnée (62).

La seule entreprise qu'on put finalement conduire à terme fut, dans le cadre de l'aménagement d'Ostie par Claude, le creusement de canaux qui transformèrent l'embouchure du Tibre en delta. On améliorait ainsi les installations portuaires et l'on espérait aussi protéger Rome en facilitant l'évacuation des crues vers la mer; c'est en tout cas ce que souligne l'inscription qui célèbre, en 46, les réalisations de Claude : "ayant creusé pour le port des canaux à partir du Tibre et les ayant fait déboucher en mer, il délivra la ville du danger des inondations" (63). On peut cependant penser que l'effet protecteur fut probablement plus sensible à Ostie même et dans ses environs que dans la capitale, qui se trouvait trop éloignée pour bénéficier réellement d'une évacuation plus rapide à l'embouchure. Après 46 en effet, les inondations ne furent, semble-t-il, ni moins fortes, ni moins nombreuses, comme le montre, par exemple, la célèbre crue de 69 (64).

Incapable de contrôler techniquement les excès du fleuve et de protéger efficacement les populations, le pouvoir impérial choisit d'au moins les rassurer en créant une administration spécifique et en prenant quelques mesures de prévention. Aussitôt après l'échec, en 15, du projet de régulation des affluents, Tibère mit donc en place un collège de cinq curatores riparum et aluei Tiberis, qui furent d'abord tirés au sort parmi les sénateurs, puis nommés directement par le Prince à partir du règne de Claude (65). Dans sa définition générale, leur mission était en fait quasiment impossible; ils devaient en effet, si l'on en croit Dion Cassius (66), "veiller sur le fleuve afin qu'il n'ait pas trop d'eau en hiver, n'en manque pas en été et que son débit soit toujours aussi égal que possible" !

En pratique et plus raisonnablement, ils étaient d'abord chargés de l'entretien courant du lit et des rives du Tibre et devaient donc particulièrement veiller au désensablement du fleuve et à l'entretien des quais et des berges, utilisées couramment comme chemins de halage. La tâche essentielle de la nouvelle administration restait cependant purement préventive ; pour empêcher que des lotissements intempestifs ne rétrécissent le lit du fleuve, elle consistait principalement à délimiter et borner tout au long des rives un espace public à l'intérieur duquel toutes les constructions particulières étaient rigoureusement interdites. Les premières délimitations des zones dangereuses et non constructibles avaient été faites par les censeurs après l'inondation de 54 avant J.-C. ; des rectifications notables avaient été plus tard apportées en 8 et en 7 quand Auguste avait pris le Tibre en charge (67); elles furent encore revues et reprises en 24 après J.-C. et en 48 pendant la censure de Claude (68). La mise en place des curateurs (69) du Tibre rendait en fait permanent un contrôle souvent coercitif qui n'avait jusqu'alors été qu'épisodique; sous Trajan leurs compétences furent étendues aux égouts de la ville (70) et la curatelle devint ainsi l'administration de toutes les eaux qui n'étaient pas celles des aqueducs. Faute de contenir le fleuve par des digues et des canaux, on le contenait par des lois; pour le reste, on s'en remettait aux dieux.

Depuis toujours en effet le seul recours était de considérer que les inondations récurrentes du Tibre avaient une dimension religieuse; elles constituaient, semblait-il, autant d'avertissements et de prodiges et n'étaient que l'expression d'une volonté divine, plus ou moins vengeresse. Pline l'Ancien déclare ainsi, avec une sorte d'humour sans doute involontaire, que le Tibre, "quoique ne débordant nulle part ailleurs qu'à Rome", est "plutôt un prophète, qui nous avertit ; et dans ses crues il nous rappelle toujours nos devoirs religieux plutôt qu'il n'exerce des ravages" (71). Le vrai remède n'était donc pas à chercher dans les prouesses techniques ou la sévérité des lois, mais dans le respect des rites : il fallait adopter toujours le comportement que les dieux attendent des hommes (72) et, quand on avait malgré tout failli, pratiquer les rituels d'apaisement et d'expiation que le dieu Tibre réclamait. C'était régler le problème en laissant finalement à la nature et à l'eau la part de liberté que la Ville avait depuis toujours indûment tenté de leur soustraire.

Rome mit ainsi toujours autant d'obstination à assécher son forum et ses bas quartiers qu'à conquérir le monde. Peuplée d'un million d'habitants sous l'empire, elle ne cessa de s'étendre et de construire dans les vallées qu'elle avait drainées jadis, mais que l'eau du Tibre pouvait à tout instant reconquérir. Maîtresse du monde et longtemps invincible, elle demeura vulnérable en son cœur même, et son développement urbain est une suite continue d'effondrements et de reconstructions. Comme à la fin des déluges, c'est quand l'eau se retire que la vie peut recommencer.

C'est que Rome ne trouva pas au départ les avantages dont disposaient, par exemple, Alexandrie, qui pouvait toujours s'étendre dans le delta du Nil, ou Capoue (73), qui pouvait s'étaler dans une large plaine. Plus favorisées dès le premier jour, ces grandes cités n'eurent ainsi ni le besoin, ni la volonté de prendre davantage ; riches et belles, elles devinrent objets de convoitise et furent conquises au lieu de conquérir. Rome au contraire naquit et se fortifia du combat qu'elle dut d'abord mener contre les eaux de son sol humide et des égouts qu'elle dut établir pour aménager son territoire.

C'est sans doute pourquoi, ne pouvant jamais venir à bout de son propre fleuve, elle entreprit de maîtriser les autres : dès 312 avant J.-C., les canaux de ses aqueducs firent couler, sous terre et dans le ciel, l'eau des fleuves soumis.

 


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NOTES

1. Au sud, les colli laziali. Au nord, les monts Volsini, Cimini et Sabatini avec les lacs de Bolsena, de Vico et de Bracciano. Cf: DALMASSO et al., 1977, p. 83.

2. La pluviosité est ainsi beaucoup plus forte à Pérouse qu'à Rome, surtout en été.

3. BIROT et DRESCH,1953, p. 305-306.

4. Sur le site de Rome, les quatre vallées principales sont le Forum, l'Argilète, Suburre et le Vélabre.

5. Tite-Live, Ab Urbe Cond., 5. 54. 4 : Non sine causa di hominesque hunc urbi condendae locum elegerunt, saluberrimos colles, flumen opportunum, quo ex mediterraneis locis fruges deuehantur, quo maritimi commeatus accipiantur, mare uicinum ad commoditates nec expositum nimia propinquitate ad pericula classium externarum, regionum Italiae medium, ad incrementum urbis natum unice locum. ["Ce n'est pas sans raison que les dieux et les hommes ont choisi cet emplacement pour y fonder notre ville : des collines très saines, un fleuve commode pour faire descendre les produits de l'intérieur du pays et faire venir ceux du trafic maritime, une mer assez proche pour notre commodité sans que sa proximité excessive nous expose aux attaques de flottes étrangères, enfin au cœur de l'Italie une position unique bien faite pour l'accroissement de la ville".]

6. Cicéron, De Republica, 2, 6. 11 : in regione pestilenti.

7. Voir le long développement de Cicéron, De Republica, 2. 3-6. Tite-Live l'a lu et résumé en quelques lignes.

8. Le sel, produit sur la rive droite du Tibre, était acheminé vers la Sabine et le Latium par la via Salaria, qui franchissait le fleuve près de l'île Tibérine. Voir GIOVANNINI, 1985, p. 373-387.

9. Festius 296, L, cité par KARDOS, 2000, p. 94 : Petronia amnis est in Tiberim perfluens, quam magistratus auspicato transeunt, cum in Campo quid agere uolunt. ["L'amnis Petronia se jette dans le Tibre et les magistrats le traversent après avoir pris les auspices, quand ils veulent (réunir le peuple) sur le Champ-de-Mars".]

10. Le Vélabre est à l'origine un marais qui s'étendait de l'Aventin jusqu'au Forum (Uelabrum minus): entre le Capitole et le Palatin, il prenait l'aspect d'un petit cours d'eau qui servait d'exutoire vers le Tibre (Uelabrum majus); les auteurs anciens parlent donc souvent des Vélabres (Uelabra). Cf. Tibulle, 2. 5. 33-35 ; Properce, 4. 9. 5-6 ; Ovide, Fastes, 6. 405-408 et infra, note 29.

11. C'est la raison pour laquelle Romulus et Tatius durent, selon Denys d'Halicarnasse, rendre ferme et praticable le terrain commun qui matérialisait leur accord: "Ils [Romulus et Tatius] abattirent le bois qui poussait dans la plaine au pied du Capitole. Comme l'endroit était en dépression, il y avait là un marécage grossi de toutes les eaux s'écoulant des hauteurs. Ils l'asséchèrent presque entièrement et y créèrent le Forum que les Romains continuent aujourd'hui encore à utiliser." (Denys d'Halicarnasse, 2. 50 (trad. V. Fromentin et J. Schnäbele).

12. Essentiellement pendant la 1re période latiale et jusqu'au début de la deuxième (Xe et IXe siècles). COARELLI,1994, p. 37 et BRIQUEL, 2000, p. 48- 63.

13. On les trouve sur l'Esquilin à partir de la seconde phase de la deuxième période latiale.

14. BRIQUEL, 2000, p. 73.

15. MALISSARD, 2002, p. 224-226. Voir aussi une page, un peu vieillie, mais éloquente dans GRENIER, 1969, p. 16.

16. Curculio, 4. 1.

17. Il se cassa la jambe. Directeur de la bibliothèque de Pergame, il avait été envoyé comme émissaire à Rome et dut prolonger son séjour, ce qui lui donna l'occasion de prononcer des conférences et de contribuer au développement de l'hellénisme à Rome.

18. BRIQUEL, 2000, p. 74-78.

19. À l'époque des Tarquins, selon la tradition rapportée par les historiens antiques.

20. Pline l'Ancien, Naturalis Historia, 36. 104.

21. Denys d'Halicarnasse, 3. 67; Pline l'Ancien, Naturalis Historia, 36. 104. Voir LE GALL, 1953, p. 95-99; ADAM, 1989, p. 173; MALISSARD, 2002, p. 232-240.

22. MALISSARD, 2002, p. 224-226.

23. BRIQUEL, 2000, p. 79.

24. Avec cependant des réserves patriotiques qu'expriment bien chez Tite-Live, Ab Urbe Cond., 1. 49 et 56. 1-3 ou chez Pline l'Ancien, Naturalis Historia, 36. 107-108 le combat du dernier Tarquin contre la plèbe et le caractère odieux et tyrannique de son règne.

25. Varron, De Lingua Latina, 5. 150 : Piso in Annalibus scribit Sabino bello ... Mettium Curtium Sabinum ... in locum palustrem, qui tum fuit in Foro antequam cloacae sunt factae, secessisse atque ad suos in Capitolium recepisse ; ab eo lacum inuenisse nomen. ["Pison, dans ses Annales, écrit que pendant la guerre sabine ... un Sabin, Mettius Curtius, fit diversion vers un endroit marécageux qui se trouvait alors sur le Forum, avant la construction des égouts, puis rejoignit les siens sur le Capitole. Le lac lui doit son nom".]

26. Jusqu'au boom immobilier de l'époque syllanienne, le Champ-de-Mars resta humide et mal drainé (PERRIN, 2001, p. 65). Si l'on en croit Properce, Élégies, 4. 8. 1, il en était de même, au début de l'empire, du quartier des Esquilies, pourtant proche des jardins de Mécène.

27. Le marais de la Chèvre. Cet endroit marécageux se trouvait sur le Champ-deMars, près de l'autel de Mars; il fut asséché entre 27 et 25 par Agrippa pour la construction du Panthéon. C'est près du palus Caprae que disparut Romulus (Tite-Live, Ab Urbe Cond., 1. 16; Ovide, Fastes, 2. 491 ; Plutarque, Romulus, 27. 6).

28. Voir supra, note 9.

29. Properce, Élégies, 4. 9. 5-6 : qua Uelabra suo stagnabant flumine quoque / nauta per urbanas uelificat aquas. Pour les Vélabres, supra note 10.

30. Ovide, Fastes, 6. 395-416 : Hoc, ubi nunc fora sunt, udae tenuere paludes, / amne redundatis fossa madebat aquis... / Hic quoque lucus erat iuncis et harundine densus... / ...Stagna recesserunt et aquas sua ripa coercet ... ["Cet endroit, où sont maintenant les forums, d'humides marais l'ont occupé... Là aussi il y avait un bois sacré tout couvert de joncs et de roseaux... Les eaux stagnantes se sont retirées et le fleuve est maintenu dans ses rives".]

31. Cicéron, Ad Atticum, 2. 1. 8.

32. C'est ici la version bien connue de Tite-Live, Ab Urbe Cond., 1. 4. (Voir aussi Denys d'Halicarnasse, 1. 79; Ovide, Fastes, 2. 381. 422; Plutarque, Romulus, 3. 5-6), qui suggère que la crue du Tibre était comme voulue par les dieux (1. 4. 4 : forte quadam diuinitus). Dans son récit, c'est elle en effet qui empêche les porteurs d'atteindre le lit du fleuve (ibid.: nec adire usquam ad iusti cursum poterat amnis) pour jeter le berceau dans le courant (1. 4. 3 : in profluentem aquam) et c'est la décrue qui sauve les jumeaux. En se retirant les eaux leur permettent ainsi non seulement de survivre, mais aussi de passer, dans une ascension très symbolique, de l'élément naturel à l'animal et à l'humain, avant que Romulus n'accède plus tard au surhumain. Dans la version que Cicéron livre dans le De Republica, 2. 3-6, il n'est en revanche aucunement fait mention d'une crue du Tibre (de même dans Strabon, Géographie, 5. 3. 2) et les enfants sont seulement exposés sur la rive du fleuve (ad Tiberim). En bon disciple d'Evhémère (id., 2, 4), Cicéron n'accepte en effet l'origine divine de Romulus que par respect pour la tradition (ibid.,: concedamus enim famae hominum); c'est l'intuition du fondateur qu'il juge divine (id., 5. 10 : qui potuit igitur diuinitus et utilitates complecti maritimas Romulus et uitia uitare ? ["par quelle inspiration divine Romulus a-t-il pu réunir tous les avantages des cités maritimes et en éviter les inconvénients ?"]). Évoquant le site de la future Rome, il signale donc la salubrité des collines, insiste longuement sur l'excellence d'un emplacement choisi près de l'embouchure d'un fleuve et assez loin de la mer, et mentionne à peine l'existence des zones humides (id., 6. 11 : in regione pestilenti), qui constituaient en effet un point faible que la fréquence des inondations de son temps ne venait que trop souvent rappeler.

33. Le palus Caprae. Supra note 27.

34. En Toscane. LE GALL, 1953, p. 3-6. Les poètes le rappellent souvent (Virgile, Énéide, 2. 781-782 : Lydius Thybris ; 7. 242 : Tyrrhenus Thybris ; Ovide, Fastes, 6. 713-714: Haec est illa dies, qua tu purgamina Uestae, / Tibri, per Etruscas in mare mittis undas. ["C'est en ce jour, ô Tibre, que tes ondes étrusques portent à la mer les souillures du temple de Vesta."])

35. 80 m à Rome.

36. En s'infiltrant dans les masses calcaires, naturellement poreuses et fissurées (diaclases), des Apennins, les eaux de pluie finissent par constituer de vastes réservoirs qui se vident avec lenteur et alimentent, en contrebas, des résurgences ; grâce à ces résurgences, l'eau des précipitations de printemps et d'hiver revient avec retard au fleuve, ce qui rend son cours pérenne (Cicéron, De Republica, 2. 5 : perennis amnis et aequabilis) et plus régulier, même pendant la période estivale. "Ce type de régulation joue un rôle essentiel dans l'Apennin calcaire où le Tibre apparaît comme un modèle de régularité" (BETHEMONT, 2001, p. 34-35). Voir aussi BIROT et DRESCH, 1953, p. 321-322 ; LE GALL, 1953, p. 17.

37. Il y a cependant des périodes de hautes eaux et des périodes de basses eaux (Tite-Live, Ab Urbe Cond., 2. 5. 3: ...Tiberim, tenui fluentem aqua, ut mediis caloribus solet. ["le Tibre, dont les eaux étaient basses, comme toujours pendant les grandes chaleurs".]

38. À peu près 3 m à Rome.

39. Les plus petits à la rame ou à la voile, les plus gros par halage.

40. PERRIN, 2001, p. 73-74. LE GALL, 1953, p. 103-110.

41. Vers 55 avant J.C., le peintre Pasitélès y fut, selon Pline l'Ancien, Naturalis Historia, 36. 40, attaqué par une panthère qu'il observait pour travailler sur le motif.

42. Elle est de 0,33 m par km jusqu'à Fara Sabina, de 0,24 m ensuite.

43. En février, mars, avril et novembre, décembre (BETHEMONT, 2001, p. 34).

44. La montée des eaux est fréquemment rendue très dangereuse par sa rapidité, qui ajoute les pertes humaines aux destructions. Ce fut le cas notamment en 54 et 27 av. J.-C. (Dion Cassius, Ep., 39. 61 et 53. 20. 1) et en 69 (Tacite, Histoires, 1. 86. 2 : rapti e publico plerique, plures in tabernis et cubilibus intercepti ["Beaucoup de gens furent emportés dans les rues, beaucoup plus encore dans les boutiques ou dans leurs lits".]

45. Virgile, Énéide, 8. 86-96.

46. "Dieu favorable aux prospérités de Rome et destructeur capricieux de ses œuvres, le Tibre a le visage ambigu des forces naturelles ; sous les roseaux qui le couronnent, ce visage, à la bonhomie rassurante, cache une violence contenue" (DURET et NERAUDAU, 1983, p. 35).

47. La tradition rapporte même que le premier aménagement du Forum fut consécutif à une inondation mais, vu l'indéniable intérêt que représentaient les collines, on peut penser qu'il s'agissait plutôt d'un véritable projet d'aménagement du territoire. On trouvera un recensement des inondations connues dans LE GALL, 1953, p. 29 et sur le site de Catherine Bustany (http://aphgcaen.free.fr/conferences/bustany/ documents inon1.jpg et inon2.jpg). Ces inondations touchèrent toujours plus le cœur de la ville, situé sur la rive gauche, que le Trastévère, protégé par une rive plus escarpée (LE GALL, 1953, p. 33 et Horace, Odes, l. 2. 13-14). En 69, l'inondation fut si importante qu'elle causa de nombreuses victimes, emporta le pont Sublicius, occupa la totalité du Champ-de-Mars, coupa la voie Flaminienne et provoqua l'effondrement de grands immeubles minés par les eaux (Tacite, Histoires, 1. 86 et Plutarque, Othon, 4. 10). Ces grandes catastrophes frappèrent suffisamment les esprits pour qu'en plus des historiens, les écrivains et les poètes en évoquent aussi le souvenir et la violence: chez Horace (Odes, 1. 2), par exemple, ou chez Pline le Jeune (Epistulae, 8. 17), l'inondation, traitée de manière littéraire, prend l'aspect d'un véritable déluge.

48. Sous la République, entre l'emporium en aval et les navalia en amont, comme par exemple, la villa d'où Claudia, selon Cicéron (Pro Caelio, 36), prend plaisir à contempler les jeunes gens au bain.

49. Par exemple en 69: Tacite, Histoires, 1. 86. 2 et Plutarque, Othon, 4. 10. La crise politique de 23-22 avant J.-C. fut sans doute la conséquence des inondations signalées par Dion Cassius, 53. 33. 5 et 54. 1. 1.

50. Dans sa fameuse description du Tibre, Pline l'Ancien indique (Naturalis Historia, 3. 55) que les deux rives du fleuve étaient endiguées (inclusis utrimque lateribus).

51. Seule l'élévation progressive du sol de Rome a permis d'endiguer efficacement le Tibre à partir de 1876 : le sol de la Rome actuelle se trouve à environ 3 m au-dessus du niveau de la Rome impériale et la via dei Fori imperiali est à plus de 7 m au-dessus du Forum républicain. Selon LE GALL, 1953, p. 32 et note 7, le lit du fleuve s'est relevé de 1 m au moins depuis l'Antiquité, mais le sol de 5 ou 6 m.

52. Pline l'Ancien, Naturalis Historia, 3. 119.

53. Tacite, Annales, 2. 8. 1 et Suétone, Claude, 1. 2 : transque Rhenum fossas naui et immensi operis effecit, quae nunc adhuc Drusinae uocantur... ["Il [Drusus] fit creuser au-delà du Rhin, au prix de travaux complexes et gigantesques, les canaux qui aujourd'hui encore portent son nom".]

54. Entre le Rhin et la. Meuse, Corbulon avait fait creuser un canal de 23 milles romains (Tacite, Annales, 11. 20. 2).

55. Le projet, envisagé par César en 45 et entrepris par Néron après 64, de creuser un canal entre la basse vallée du Tibre et Terracine ou Pouzzoles était évidemment titanesque, mais la dimension de la tranchée, creusée perpendiculairement au fleuve ou alimentée par une retenue intermédiaire, n'aurait pas eu à tenir compte des crues éventuelles.

56. Pline le Jeune, (Epistulae, 8. 17) signale cependant l'existence d'un canal probablement destiné à modérer les excès du fleuve : quamquam fossa, quam prouidentissimus imperator fecit, [Tiberis] exhaustus premit ualles... ["Bien que déchargé par le canal qu'a fait creuser notre très prévoyant empereur, il [le Tibre] remplit les vallées"]. De nos jours cette méthode est utilisée pour protéger la ville de Winnipeg des inondations de la Rivière rouge ; on trouvera le rapport du gouvernement de Manitoba sur le canal de dérivation de la Rivière rouge sur le site http://www.floodwayauthority.mb.ca/report_fr.html. (Je dois ces renseignements au professeur Geoffrey Kron, que je remercie de son aide).

57. CARCOPINO, 1965, p. 397; PERRIN, 2001, p. 95. L'existence de cette loi a été contestée, car elle n'est connue que par la correspondance de Cicéron, Ad Atticum, 13. 20. 1 : De Urbe augenda quid sit promulgatum, non intellexi; id sane scire uelim ["je ne comprends pas ce que c'est que le projet d'extension de la Ville qu'on a affiché, et je voudrais bien le savoir"]; id., 33a, 1: ...sed casu sermo a Capitone de Urbe augenda, a ponte Muluio Tiberim perduci secundum montis Uaticanos, campum Martium coaedificari, ilium autem campum Uaticanum fieri quasi Martium campum... ["Mais Capito se met par hasard à parler de l'extension de la Ville ; d'après lui, il s'agit de détourner le Tibre depuis le pont Milvius en suivant les hauteurs du Vatican, de lotir le Champ-de-Mars, de faire de la plaine du Vatican une sorte de Champ-de-Mars"].

58. Selon LE GALL, 1953, p. 114, l'augmentation de la pente aurait été cependant relativement faible. ·

59. Tacite, Annales, 1. 76. 1.

60. Dion Cassius, Ep., 56. 27. 4.

61. On peut penser que la Nera étant, grâce à son alimentation karstique, l'un des principaux affluents régulateurs du Tibre, on aurait, en la détournant, probablement obtenu le contraire de ce qu'on attendait.

62. Tacite, Annales, 1. 79.

63. C.I.L., 14. 85 et TESTAGUZZA, 1970, p. 54.

64. Cf. note 47.

65. En 73, sous Vespasien, il n'y a plus, semble-t-il, qu'un seul curateur.

66. Dion Cassius, Ep., 57. 14. 8.

67. Suétone, Auguste, 37.

68. Autres rectifications connues en 73, 101, 103, 121, 160 et 198.

69. Sur la curatelle, LE GALL, 1953, p. 135-183.

70. Il y a alors des curatores aluei Tiberis et riparum et cloacarum urbis.

71. Naturalis Historia, 3. 55 : ...nusquam magis aquis quam in ipsa urbe stagnantibus ; quin immo uates intellegitur potius ac monitor, auctu semper religiosus uerius quam saeuus. Cette opinion apparaît clairement dans les récits de Tite-Live et Tacite la signale, en gardant ses distances, au moment du départ d'Othon pour la guerre (Histoires, 1. 86. 3) : le fait que le Champ-de-Mars et la voie Flaminienne, par où devait passer Othon, aient été obstrués, "était interprété comme un prodige et comme le présage de désastres imminents" (in prodigium et omen imminentium cladium uertebatur).

72. En consultant par exemple les livres sybillins : Tite-Live, Ab Urbe Cond., 35. 9. 1-6; Tacite, Annales, 1. 76. 1. Le Tibre avait un sanctuaire sur l'île Tiberine et un certain nombre de jours de fêtes lui était consacré chaque année. Dans l'Énéide, Virgile avait en outre comme ressuscité l'image du pater Tiberinus, protecteur et bienveillant.

73. Voir, par exemple, la comparaison que Cicéron esquisse entre Rome et Capoue (De lege agraria, 2. 96) : Romam in montibus positam et conuallibus, cenaculis sublatam atque suspensam, non optimis viis, angustissimis semitis, prae sua Capua planissimo in loco explicata ac praeclarissime sita inridebunt atque contemnent ["Rome placée dans un site de montagnes et de vallées et comme suspendue dans les airs avec ses maisons à plusieurs étages, percée de rues médiocres et très étroites, Rome, en comparaison de leur Capoue, qui s'étale au milieu d'une vaste plaine, dans une admirable situation, sera l'objet de leurs moqueries et de leur mépris".]


Article publié dans E. Hermon (éd.), L'eau comme patrimoine. De la Méditerranée à l'Amérique du Nord, Actes du colloque international, La gestion intégrée de l'eau dans l'histoire environnementale : savoirs traditionnels et pratiques modernes, Université de Laval (27-30 octobre 2006), Université Laval, Québec, 2008, p. 237-256.


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