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À PROPOS DU LIVRE DE P. LÉGLISE, UNE OEUVRE DE PRÉ-CINÉMA, L’ÉNÉIDE


 

L’ouvrage, dont nous entreprenons de parler date de 1957 [01]. Il est aussi bien connu : Mme Larose le prend pour guide à une thèse récente [02] ; la littérature française de chez Bordas en fait mention [03] ; M. Gilbert-Charles Picard le cite à propos de la Colonne Trajane [04].

Pourtant, il n’est pas sans intérêt de se tourner une fois encore vers ce livre; il fait figure de précurseur et c’est à lui qu’il faut revenir si l’on veut fixer les bases de la méthode filmique d’analyse des textes anciens.

Une étude globale nous permettra, en effet, dans un premier temps, d’exposer à nouveau ce qu’est l’analyse filmique et d’en rappeler les résultats et les limites ; nous pourrons, alors, préciser quelques points de détail qui nous semblent importants. Nous aurons ainsi montré, malgré quelques réserves négligeables, que la contribution de Mr. Léglise demeure essentielle et mérite d’être souvent rappelée.

I- DÉFENSE ET DÉFINITION DU « PRÉ-CINÉMA »

M. Léglise ouvre son ouvrage par une brève introduction dans laquelle il définit le "pré-cinéma" à travers deux citations importantes, l’une de P. Francastel, naguère directeur à l’Ecole de Hautes Etudes, l’autre de M. Ludovico Raggianti, de l’Université de Florence. [05]

Selon Francastel d’abord : « Il s’agit de savoir, s’il n’y a pas eu déjà dans un passé très large une certaine attitude pour ainsi fire “pré-filmique”. Chez des gens qui utilisaient des modes d’expression matériels tout à fait différents et qui ne permettaient pas aux hommes des époques passées de s’exprimer comme le cinéma nous en donne aujourd’hui le moyen, n’y a-t-il pas eu tout de même un certain mode de compréhension des phénomènes, un certain désir d’associer en séries les images naturelles qui passent sous nos yeux d’une façon qui laisse présager l’apparition du film et du cinéma ? » [06]

M. Ludovico Raggianti déclare de son côté : «Dans son principe expressif, le cinéma a toujours existé, bien qu’avec des possibilités de communication différentes… Il ne faut pas croire que la découverte du gramophone signifie la naissance d’Orphée.»

Ces définitions excellentes posent fort bien le principe du “pré-cinéma”, mais ce terme, que M. Léglise est le seul à employer, n’est peut-être pas très bien choisi, car il risque de provoquer des confusions.

Il ne s’agit pas, en effet, d’étudier dans un texte, une forme anticipée de cinéma, mais un état d’esprit, une certaine manière de voir et d’exprimer les choses qui nous entourent ; il ne faut donc pas tant insister sur l’antériorité que sur la pérennité de cette attitude : face à une situation donnée, un metteur en scène et un poète ancien réagissent, chacun dans leur technique, d’une manière exactement semblable. M. Raggianti insistait, nous semble-t-il, tout particulièrement sur ce point.

Peut-être vaudrait-il mieux, dans ces conditions, user d’un terme différent, “filmicité” par exemple, qui insisterait sur l’esprit plutôt que sur la chronologie.

Il y aurait ainsi des oeuvres filmiques et des oeuvres cinénatographiques: les premières seraient écrites, sculptées, etc... à toutes les époques de l’humanité; les autres constitueraient ce qu’on appelle ordinairement le cinéma. La filmicité serait le caractère commun, en général, aux deux types d’oeuvres ainsi déterminées.

Quel que soit cependant le terme utilisé, il faut en premier lieu défendre la conception particulière qu’il recouvre et c’est ce que M. Léglise entreprend de faire dans un chapitre de son livre ; il ne veut pas, en effet, que son ouvrage, et ceux qu’il espère voir paraître après lui, « soient rangés dans le tiroir des amusements futiles et des fantaisies de dilettante » (page 17).

La justification de l’étude filmique d’une oeuvre littéraire se trouve d’abord dans l’existence de « certaines règles qui sont relatives à la perception visuelle des objets »; le cinéma, obéissant à ces règles, toute oeuvre littéraire qui les respecte aussi peut être considérée comme du “pré-cinéma”. Ce sera le cas, par exemple, et en gros, de Virgile mais non pas de Lucrèce, de Michelet mais non de Montesquieu. En effet, « Un poète antique, ignorant le cinéma, peut très bien chanter des paysages, des faits et des gestes, en les notant exactement comme ses yeux les perçoivent. Et, la caméra étant un oeil artificiel, qui oserait parler d’anachronisme si ces mêmes perceptions poétiques étaient traduites dans le style d’un réalisateur de film, c’est-à-dire dans la forme aujourd’hui appelée “découpage technique” ? Il y aurait simplement translation d’un langage à un autre. Est-il anachronique de tra- duire Homère en français ? » (page 18).

D’autre part, l’oeuvre littéraire et l’oeuvre filmée disposent de « certaines facilités pour décrire une action » (page 18) ; ni l’une, ni l’autre en effet, « ne sont tenues de respecter la chronologie ou de raconter l’histoire intégralement » ; « l’ellipse cinématographique » est ainsi bien connue des poètes anciens.

Finalement, « il n’est point paradoxal de soutenir que les termes nouveaux, les néologismes du 7ème art, définissent très exactement certains procédés littéraires employés par un vieux poète latin » (page 19 ). D’ailleurs, le rapprochement n’offre rien de scandaleux, car « l’essence du 7ème art est de tous les temps et tous les pays, elle est essentiellement humaine » (page 21) [07].

M. Léglise arrive ainsi à la définition de ce qu’il appelle à juste titre “un art filmique”. « Nous entendons par art filmique ce don particulier du poète de peindre des tableaux, de les animer, de les mettre en valeur par toutes les ressources de la vision, … de les situer selon des plans différents correspondant à la nature plastique ou affective de chaque scène et de les enchaîner les uns aux autres selon un découpage artistique qui assure la continuité de l’action et présente un rythme agréable à l’imagination visuelle du lecteur, rythme que soutiennent parfois des notations de sensations non visuelles (bruits, paroles, parfums, etc.). Il se définit donc en dehors des termes empruntés au langage spécial des cinéastes, mais son analyse requiert l’intervention de la technique cinématographique ». (page 24).

Si cette définition est parfaitement juste, en ce qu’elle regroupe toutes les indications fondamentales de la filmicité, elle ne souligne pas assez cependant les problèmes d’espace et de temps que pose la caméra, c’est-à-dire sur la notion de montage. Certes, M. Léglise a consacré tout un paragraphe à l’ellipse cinématographique ou littéraire; il parle aussi de “découpage esthétique”, mais il n’insiste pas suffisamment, semble-t-il, sur un principe à nos yeux fondamental : une œuvre n’est absolument filmique que si elle ajoute aux cadrages, aux angles et aux plans qu’on y peut déceler un montage précis (linéaire, parallèle ou symbolique).

En effet, jeter sur le monde un coup d’oeil filmique, c’est avant tout situer les choses dans l’espace et les mouvements dans le temps, c’est-à-dire préférer l’image et le geste aux explications abstraites ou psychologiques: c’est aussi s’exprimer plutôt en parataxe qu’en syntaxe, choisir l’indépendante plutôt que la subordonnée. Il nous a été possible, par exemple, de trouver des plans dans le livre XII de l’Énéide, mais le montage, c’est à dire le respect filmique de l’espace et du temps, nous ont fait absolument défaut [08].

Nous aurons à revenir plus bas sur ce problème important, mais il nous faut rappeler d’abord la méthode suivie par M. Léglise.

II- LA MÉTHODE D’ANALYSE FILMIQUE ET SES RÉSULTATS

A- Les principes

Une fois définie l’idée générale et justifiée la théorie, M. Léglise entreprend excellemment de déterminer sa méthode. Il convient ici de le citer en entier, car tous ceux qui essaieront, après lui, d’appliquer la méthode fifmique à l’étude des textes littéraires devront se souvenir de ces deux paragraphes.

« En premier lieu, nous supposons que l’écrivain nous ait donné l’ordre impératif de respecter scrupuleusement son texte, sans en modifier les images, leur enchaînement ou les indications de mise en scène contenues dans son oeuvre. Nous sommes de simples exêcutants. En second lieu, notre intention n’est pas de tourner un film à partir de ce travail. Aussi, n’avons-nous inscrit dans notre découpage technique que les seules indications indispensables pernettant de situer et cadrer l’image évoquée par Virgile dans ses vers. C’est la très minutieuse mise en scène du texte même de l’Enéide qui a guidé nos préoccupations. Son objet ne vise, nous le rappelons, qu’à mettre en valeur et déceler les qualités filmiques de notre poète » (p. 28).

Il est en effet indispensable de signaler que l’étude filmique d’un texte littéraire n’aurait aucune valeur si elle visait une mise en scène concrète du passage ; dans ce cas, bien sûr, interviennent des facteurs étrangers à l’oeuvre littéraire et spécialement le tempérament propre à chaque réalisateur ; filmée par Eisenstein, par Bunuel, Godard ou Losey, la tempête du livre l de l’Enéide, par exemple paraîtrait bien différente ; pourtant, ces quatre metteurs en scène seraient partis du même texte; c’est qu’à une phrase écrite, même de manière filmique, répondent une infinie quantité d’images possibles.

Une bonne étude filmique doit donc se borner à définir le “taux de filmité” d’un texte; elle ne doit jamais l’interpréter ; elle n’est pas une adaptation, ni une transposition, mais une traduction technique, fidèle à l’écriture, indépendante des écoles, des styles et des modes cinématographiques; elle doit se référer sans cesse, au texte d’une part, et, d’autre part, aux grands principes fondamentaux du cinéma; elle se borne en fait à confronter deux codes d’expression en appliquant, à l’un la “grammaire” fondamentale de l’autre.

Il ne faut donc pas, ce qui serait absurde, faire des créations cinématographiques sur le papier, mais retrouver un ensemble de méthodes dont l’aspect est commun ; il s’ agit de décrire et non de réécrire, d’analyser, non d’inventer. Cela implique au départ un total respect du texte, auquel rien ne doit jamais être ni ajouté, ni retranché; changer, ne serait-ce que la place ou le sens d’un détail, fausse la méthode en la portant vers l’invention; la rigueur et l’honnêteté sont ici continuellement nécessaires.

On voit ainsi que le travail d’analyse filmique est délicat, complexe et très différent du travail d’un metteur en scène, qui peut souvent mieux exprimer l’esprit d’un texte en le modifiant. Si nous voulons, pour notre part, obtenir un résultat sérieux et positif, nous devons, comme l’a fait M. Léglise, prendre le texte à bras le corps et le garder tel que le poète nous l’a jadis offert.

B- Le découpage technique

Il nous faut cependant faire ici une remarque importante. Le respect scrupuleux du texte et le refus de l’adaptation conduisent M. Léglise à proposer, du livre I de l’Enéide, un découpage technique « qui se présente sur deux colonnes principales, l’une pour l’image et l’autre pour les monologues » et dont voici un très bref exemple:

Vers
Plans
Images et textes
Monologues et dialogues
nature
102
103
12
Premier Plan
Talia jactanti... sidera tollit
Avant la fin de cette invocation (94 à 101), travelling arrière afin de revenir au cadrage du plan 11 (P6 - Pont du vaisseau d’Énée).
(vers 94 à 101, cités intégralement).
104
13
Premier plan
Franguntur remi
Des rames se brisent.
14
Plan moyen
Tum prora avertit.
La proue vire
etc.

Tout en reconnaissant le bien-fondé, la valeur et la nécessité de cette méthode, nous devons cependant, nous semble-t-il, nous permettre d’en marquer nettement les limites. Travail indispensable au départ, comme l’auteur le signale à juste titre [09], le découpage technique d’une oeuvre littéraire ne peut constituer une fin en soi ; il conduit en effet à des résultats trop analytiques et ne donne du texte étudié qu’une vue filmique très fragmentaire. Il faut donc, et c’est ce que fait M. Léglise, ne le proposer qu’à titre d’illustration; mais nous estimons aussi qu’il ne doit même pas servir de point de référence continuel et qu’il ne doit finalement rien subsister de lui dans le plan de l’ouvrage achevé.

M. Léglise a bien vu le problème et son livre ne se borne pas, loin de là, à la présentation d’un découpage technique; toutefois, l’ordre qu’il adopte pour l’étude du livre I de l’Enéide nous parait encore trop tributaire de ce “plan par plan” initial.

Son étude, en effet, suit pas à pas le texte de Virgile et se décompose en neuf chapitres [10] ; dans chacun d’eux, l’auteur doit donc résumer d’abord le découpage, puis ajouter toutes les remarques qu’il estime utile de faire à propos de tel ou tel point particulier; les centres d’intérêt sont ainsi continuellement pulvérisés au long des chapitres et il est évidemment nécessaire de tous les regrouper à la fin.

Si cette méthode peut convenir à l’étude d’un texte court, elle est bien plus difficile à pratiquer dans le cas d’oeuvre complète (l’Énéide, la Pharsale, les Histoires de Tacite, etc) ; on risque alors d’aboutir à une espèce de résumé parallèle à l’oeuvre étudiée, sur laquelle aucune vue globale ne sera jamais proposée, à moins d’un effort conclusif de synthèse, qui mène inévitablement à des répétitions lassantes, l’oeuvre ayant elle même êté déjà répétée [11] ; il vaut mieux sans doute imaginer un autre procédé.
Pour suivre avec bonheur la voie qu’a tracée M. Léglise, il faudrait donc, nous semble-t-il, n’appliquer le découpage qu’à des points très particuliers, pour lesquels il apparaîtrait indispensable (par exempIe, dans le cas d’une comparaison d’un auteur avec un autre) ; pour le reste, l’étude filmique d’un texte devrait se présenter dans un ordre beaucoup plus synthétique ; il s’agira, par exemple, et sommairement, d’étudier d’abord les problèmes d’images (plans, angles, lumière, mouvements de caméra, son, etc.) ; puis les problèmes de montage (liaisons, séquences, problèmes généraux d’espace et de temps), afin de démontrer d’abord que le texte est (ou n’est pas) filmique et d’apporter ensuite à la critique de cette oeuvre une contribution sérieure et cohérente.

Cette méthode, sur laquelle nous reviendrons en conclusion, vaut, répétons-le, quand il s’agit d’une oeuvre entière ; pour un texte plus bref, le découpage technique assorti de commentaires est parfaitement suffisant et les résultats obtenus par M. Léglise le démontrent avec éclat.

C) Les résultats

L’auteur prend soin de préciser tout d’abord que l’analyse filmique « ne saurait viser à supplanter les méthodes classiques d’analyse » ; « elle restera une méthode complémentaire et ne pourra d’ailleurs s’appliquer que pour un nombre restreint de textes » (p 109) ; elle présente cependant « l’avantage de démontrer et mettre à nu l’art visuel de Virgile. Elle s’avère également constituer une méthode d’analyse qui pourrait être précieuse en matière de critique de textes et surtout de critique de caractère esthétique » (p 109).

Les résultats que signale ensuite M. Léglise peuvent, à nos yeux, se résumer en deux grands points.

D’une part, la conception esthétique de Virgile se rapproche de la conception filmique. Il voit en effet les choses et les décrits comme le ferait une caméra. A cet égard, M. Léglise apporte des preuves excellentes et d’une grande richesse littéraire; il signale, par exemple, que l’ordre des mots dans les vers de Virgile correspond très souvent à un ordre subtil de perceptions visuelles (p. 61 à 62) ; il fait remarquer aussi que le verbe “constitit” (ut stetit parfois) exprime presque toujours un arrêt visuel au terme d’un long panoramique ou d’un travelling (p. 112 et 113) ; il donne enfin du début du livre I un découpage technique précis et complet, qui prouve bien que ce chant se résout aisément en termes cinématographiques [12].

D’autre part, et ceci n’est pas le moins intéressant, lorsque Virgile n’est pas filmique, plusieurs cas peuvent se présenter ; ou bien, le passage est interpolé (v. 426), ou bien Virgile s’est inspiré (ou souvenu) de quelqu’un d’autre (Lucrèce, Homère, Catulle, etc.), ou bien enfin le texte est inachevé et ne constitue que l’ébauche d’un passage que l’auteur aurait plus tard développé avec son habituelle conception filmique (p. 106 à 108).

Enfin, il existe entre Homère et Virgile un rapport d’influences assez délicat: « le souci d’adaptation filmique de Virgile ressemble parfois à celui d’un véritable metteur en scène de cinéma… Par contre, le style filmique de Virgile semble devoir s’affaiblir en présence d’un texte d’emprunt reflétant de grandes qualités filmiques » (p. 114). Nous avons, dans un article déjà cité, formulé des conclusions finalement très semblables.

Trois renseignements plus généraux peuvent encore être tirés du travail de M. Léglise et l’auteur les résume en conclusion (p. 114 à 116).

D’abord la méthode filmique est valable et « apporte à la critique littéraire un instrument nouveau d’investigation dont les spécialistes pourront tirer un éminent profit » ; il est sûr en effet que les recherches poursuivies par M. Léglise, notamment en ce qui concerne les passages non-filmiques, sont particulièrement intéressantes et qu’elles viennent même au secours de la philologie classique (v. 426) ; de même, les remarques signalées plus haut sur l’ordre des mots dans le vers de Virgile ouvrent la route à une série d’études subtiles et riches.

Cette méthode permet ensuite un renouvellement complet de la pédagogie moderne ; «elle peut rendre d’importants services aux éducateurs pour aviver l’attention des élèves»... et «intéresser ensuite les enfants aux autres splendeurs de cette poésie...» (p. 115) [13].

Enfin, d’un point de vue purement cinématographique, cette méthode précise de recherche pourrait éventuellement conduire à des oeuvres filmées qui seraient bien supérieures, par leur charme et leur naturel, à ce que nous propose ordinairement le « cinéma en peplum » [14].

On voit ainsi que l’ouvrage, extrêmement sérieux et documenté de M. Léglise, apporte beaucoup à ceux qui s’intéressent aux méthodes filmiques en général et que, loin de gâter un auteur ancien, il lui donne au contraire une vie nouvelle ; avec M. Léglise en effet, nous découvrons « un Virgile entièrement neuf, toujours vivant, s’intégrant et s’imposant dans notre XXème siècle, où les arts mécaniques semblaient devoir prédisposer les esprits à une rupture complète avec notre vieille culture classique » (p. 115). Surtout, le chemin est bien tracé pour de nouvelles recherches, plus générales et plus complètes, que M. Léglise appelle de tous ses voeux.

III - GROS PLANS

« Ce travail est le premier du genre qui ait été réalisé sous cette forme », écrivait H. Léglise au début de son étude ; novateur scrupuleux, il ajoutait aussitôt : « Avant de le poursuivre, il convient préalablenent de s’assurer si cette étude présente une certaine utilité et efficacité. Ses principes et fondations devront subir une première épreuve de critique » (p. 25).

Notre propos n’est donc pas de reprendre ici, dans le détail, toute l’analyse filmique du chant I, nais de faire quelques remarques d’ensemble qui porteront sur l’idée que l’on peut se faire, en général, d’une étude filmique. Les points précis [15] sur lesquels nous pourrions éventuellement n’être pas d’accord avec H. Léglise ne sont pas très nombreux; un débat à ce sujet prendrait l’allure d’une querelle de spécialistes vétilleux et trouverait mieux sa place à l’apéritif que dans un article.

A) Dialogues et monologues

Le premier problème général, appelant quelques remarques, est celui des discours (dialogues et monologues) contenus dans le chant I.

Au début de son ouvrage, en effet, M. Léglise paraît vouloir éluder la question : « les monologues de Virgile auraient pu, par endroits, supporter avec succès l’épreuve de la traduction filmique image par image. Mais leur art est d’une autre nature; Virgile, en les écrivant, a surtout cherché les beaux effets oratoires. II était inutile de surcharger notre étude sur ce point, d’autant qu’un monologue ou dialogue de film n’exclut pas nécessairement toute image verbale » (p 28-29).

La dernière phrase pourtant nous offre une riche possibilité ; ainsi M. Léglise utilisera tout le dialogue des vers 321 à 410 [« Nous avons reproduit intégralement le dialogue de Vénus et d’Enée, afin de conserver à cette séquence toute la beauté exprimée conjointement par l’image et les paroles des héros » (p. 72)]; entre les vers 37 et 80 de même, il cite en entier le monologue de Junon, puis son dialogue avec Eole [16]. En revanche, il ne dira presque rien de l’entrevue de Jupiter et de Vénus (vers 227 à 296).

Nous estimons, pour notre part, que les monologues et les dialogues font partie intégrante de l’étude filmique et ne doivent pas en être éliminés ; le poète, en effet, s’exprime aussi par la voix de ses héros. Si les monologues, par exemple, sont longs, encombrants et abstraits, c’est sans doute que le poète est peu filmique ; au contraire, si les conversations apparaissent plus fréquentes et plus brèves, ou si encore les longs monologues eux-mêmes sont riches en images visuelles diverses, il est souvent possible de les faire entrer dans une analyse filmique de base et, par conséquent, d’étudier l’oeuvre en entier, ce qui nous paraît indispensable.

En ce qui concerne, par exemple, la tirade de Jupiter (v. 229 à 296), une précieuse indication filmique était fournie par les vers 261 et 262 : « Hic tibi (fabor enim, quando haec te cura remordit / Longius, et volvens fatorum arcana movebo) ». Après un premier gros plan, il était donc possible de faire défiler, en surimpression sur le visage et les yeux de Jupiter, les images correspondant aux paroles du lieu (la tirade pouvait alors continuer en "voix-off"), avant de revenir ("sic placitum" v. 281) au gros plan du début.

Certes le travail n’est pas toujours commode avec Virgile, et souvent Homère, dont les répliques sont, en général, plus brèves, plus nombreuses et moins explicatives, se prête beaucoup mieux à ce travail.

Ce qu’il nous paraît important de bien signaler ici, c’est que tous les éléments, quels qu’ils soient, d’une oeuvre littéraire, doivent être compris dans le travail de base ; éliminer quelque chose au départ revient à faire une adaptation, incompatible, nous l’avons dit, avec l’esprit d’une bonne analyse filmique. Un film est un film d’un bout à l’autre et non par endroits seulement. Le problème de la filmicité des dialogues est donc un problème important qui doit être résolu d’une manière ou d’une autre et compte pour beaucoup dans les résul- tats d’ensemble à espérer.

B) Comparaisons homériques et comparaisons virgiliennes

Il nous faut aborder maintenant un autre problème important, proche au fond du précédent : celui des comparaisons.
Nous avions fait remarquer, dans un article précédent [17], que les comparaisons homériques s’adaptent bien au cinéma, parce qu’elles évoquent avec précision le jeu de l’acteur éventuel, c’est-à-dire une expression corporelle reflétant un état d’âme, un sentiment, une émotion, etc.

Chez Virgile, au contraire, la comparaison, plus compacte et plus ornée, nous semblait avoir une vocation psychologique et, formant un tout à part, ne pas être très filmique. C’est, en un sens, l’opinion de M. Léglise : « notre poète, quand il le juge utile, préfère construire toute une petite scène, parallèle à l’action principale » (p. 53) ; mais sa conclusion est toute différente ; il déclare en effet que « la comparaison virgilienne heurte moins les yeux, s’insère dans la conception filmique du récit » et que la comparaison homérique, en interrompant le cours du r »cit, conduirait à « un artifice littéraire ».

Quand il s’exprime ainsi, M. Léglise s’appuie sur le vers 115 du chant I ("excutitur pronusque magister") et sur le vers 118 ("‘apparent rari nantes in gurgite vasto"), dans lesquels Virgile s’est inspiré d’Homère en supprimant deux images ; chez Homère en effet (Odyssée XII, 411), le pilote est précipité dans la mer "comme un plongeur" et les naufragés sont emportés "semblables à des oiseaux de mer" (ibid, v. 417). Se demandant pourquoi Virgile n’a pas retenu les comparaisons homériques, M. Léglise rappelle d’abord l’opinion de Sainte Beuve, selon lequel ces deux comparaisons avaient paru trop vives et trop naturelles à Virgile, « qui imitant Homère n’a pas fait moins bien, mais plus doux » [18]. Estimant que cette explication n’est pas convaincante, M. Léglise propose alors de la chercher sur le plan filmique : « Virgile voit l’action se dérouler devant ses yeux et les images s’enchaînent les unes aux autres. Or il faudrait rompre brutalement cet enchaînement si l’on introduisait l’image du plongeur ou celle des corneilles : ce serait un artifice purement littéraire » (p. 53).

D’accord sur le fond avec Sainte-Beuve, nous persistons, pour notre part à penser que c’est Homère qui voit l’action, mieux que Virgile; les comparaisons brèves ("comme un plongeur", "comme des oiseaux de mer") sont en effet absurdes, si on cherche à les montrer vraiment ; elles ne le sont plus, quand elles sont jouées par l’auteur ou les acteurs, c’est-à-dire intégrées directement au récit filmique. Virgile ne dit-il pas la même chose "en plus doux", en moins visuel (excutit, pronus)? En lisant Homère, nous voyons tomber le pilote en avant, comme nous avons vu tomber déjà ceux qui plongent, nous voyons les hommes s’éparpiller dans la mer, comme nous avons vu bien souvent des oiseaux s’envoler en tout sens; en lisant Virgile, au contraire, nous comprenons ce qui arrive et nous ne voyons rien, à moins d’y réfléchir et de nous arrêter un instant, ce que le cinéma n’autorise pas très souvent.

En réalité, si Virgile n’a pas repris les images homériques, c’est que leur brièveté ne lui permettait pas de construire « une scène parallèle à l’action principale » ; c’est qu’il s’agissait aussi d’un mouvement pur et non d’une action psychologique; c’est, en un mot, qu’il y avait plus à voir qu’à penser.

Nous en trouverons bien la preuve dans les autres comparaisons que le livre l nous propose : celle de la sédition (v. 148 à 153), celle des abeilles (v. 430 à 436), celle de Diane et Didon (v. 498 à 502). Dans les trois cas, les comparaisons s’étalent sur cinq ou six vers et font figure de morceau sculpté dans l’action principale. Nous les aurions, pour notre part, jugées peu filmiques ; M. Léglise au contraire, les insère dans le découpage et nous reconnaissons qu’il n’a pas tort. Les images qu’il propose s’intègrent bien au récit et demeurent très fidèles au texte.

Toutefois, cette brutale alternance d’images très différentes en nature, qui vient briser le cours du film, fait penser aux montages et aux théories d’Eisenstein [19]. Il n’y a pas de différence, en effet, entre l’image des abeilles et celle, par exemple, de la harpe, intercalée dans le discours mielleux de Kerensky [20]. Or, ce type de montage est avant tout psychologique et signifiant; la harpe et les abeilles n’ont en elles-mêmes aucun sens ; le spectateur doit comprendre le rapport entre deux images et découvrir que le discours de Kérensky, mélodieux comme une harpe, endort les Révolutionnaires; de même, l’agitation des Carthaginois paraîtra multiple et ordonnée, comme celle d’une ruche, la puissance de Neptune sera celle de l’homme capable d’apaiser l’ouragan d’une foule en délire.

Le montage donne ainsi aux images un sens purement intellectuel qui transcende leur signification première et leur donne un autre sens ; ce ne sont plus des abeilles, une harpe qui nous intéressent, mais une idée, morale ou intellectuelle, qu’elles ne font plus qu’illustrer. Un instant rompu, le récit laisse place à la réflexion et cette halte est parfois gênante, même chez Eisenstein; avec l’avènement du parlant, le génial cinéaste avait d’ailleurs presque renoncé au système et Alexandre Nevsky, par exemple, ne comporte plus de plans intercalés ; l’image suffit à se dire et c’est le propre du cinéma.

La solution proposée par M. Léglise se rattache donc à une très riche conception filmique et nous pouvons y souscrire pleinement. Remarquons cependant que la nature même des conceptions d’Eisenstein, et spécialement son désir d’intervenir dans l’action pour la rendre plus signifiante et plus symbolique, au risque d’en briser le cours, nous confirment dans notre première impression : la comparaison homérique, plus gestuelle et plus vivante que la comparaison virgilienne est, de ce fait, plus immédiatement compatible avec le principe de l’analyse filmique.

Notre intention était, au départ, de ne pas entrer dans les détails ; il nous a paru cependant essentiel d’insister sur ce problème; si la méthode filmique, en effet, s’applique à des poètes anciens, elle doit nécessairement tenir compte des comparaisons ; les négliger reviendrait à éliminer un aspect fondamental de l’oeuvre et condamnerait à l’échec. M. Léglise propose pour Virgile une solution intéressante, que nous acceptons sans l’approuver entièrement ; ce problème nous aura du moins montré que la méthode filmique peut provoquer aussi des débats intéressants.

C) Le montage

Si les dialogues et les comparaisons touchent au détail d’une oeuvre, le montage au contraire est un problème d’ensemble et ne peut concerner que des groupes importants de séquences. Son étude est fondamentale, car une oeuvre filmique et visuelle au niveau des images peut rester essentiellement littéraire dans l’expression de l’espace et du temps.

Dans l’ensemble, on peut reprocher sans doute à M. Léglise de n’avoir pas suffisamment insisté sur ce problème et de n’avoir jamais parlé, par exemple, de montage parallèle, alors que Virgile, en plusieurs endroits, lui en offrait l’occasion. C’est probablement une conséquence inévitable de la méthode utilisée au départ, et dont nous avons déjà parlé, celle du découpage technique.

Considérons le moment où Enée, laissant ses compagnons sur le rivage, part seul à la chasse (v ; 180 à 197).

Deux actions se déroulent ici de manière simultanée; d’une part, la chasse d’Enée, dont M. Léglise fait une excellente et riche analyse, d’autre part, le travail de ses compagnons. Le « interea » du vers 180 exprime nettement cette concomitance. Quand Enée s’éloignet les autres sont en train de griller au feu et de broyer du grain : « frugesque receptas / et torrere parant flammis et frangere saxo » (v. 178,179). Que font-ils quand il revient? Aucune indication n’est donnée à cet égard par le poète (v. 194). Le grain qu’on prépare au vers 179 disparaît sans laisser de traces ; il ne réapparaîtra plus dans la suite du récit. Nous n’avons donc aucun point de repère qui permettra de situer la durée de l’action et l’espace parcouru. Nous avions déjà précédemment constaté ces négligences virgiliennes à l’égard de l’espace et du temps. Du coup, les ellipses (v. 193-194 – v. 216), que M. Légise étudie avec précision, nous paraissent un peu factices dans la mesure où l’espace temporel n’a pas été clairement défini.
De même, les termes « et jam finis erat » (v 223) ou « ut primum lux alma data est » (v. 306) demeurent très vagues et ne situent pas nettement le déroulement des diverses actions.

A quel moment se place le dialogue de Vénus et de Jupiter ? Quand les Troyens avaient-ils touché le rivage? Nous ne pouvons pas le savoir. S’il est, dans ces conditions, facile de trouver des plans et des séquences, il devient plus malaisé de les enchaîner les uns aux autres et de rendre le récit intelligible dans son déroulement logique et chronologique.

Les vers 643 à 695, en revanche, nous proposent un exemple bien meilleur de montage parallèle, entièrement fondé sur le déplacement d’Achate, qui se rend, on le sait, du palais de la Reine aux navires troyens : « Haec celerans iter ad naves tendebat Achates » (v. 656). Pendant qu’il marche, Vénus explique son plan à Cupidon (v. 657 à 688) ; celui-ci prend la place d’Ascagne (v. 689 à 690), que Vénus emporte sur les hauteurs d’Idalie (v. 691 à 694). Nous revoyons alors Achate revenir avec le faux Ascagne (v. 695 et 696) et l’ellipse est ici parfaitement mise en place. Notons cependant que nous ne savons rien de la distance des bateaux au palais et que c’est uniquement d’après les vers 657 à 694 que nous pouvons nous en faire une idée, à moins que les Dieux ne pensent et n’agissent comme voguaient les bateaux Phéaciens; c’est dire que, même si nous pouvons déterminer chez Virgile l’existence d’un schéma spatio-temporel, il demeure relativement imprécis.

Ce montage parallèle est cependant plus complexe encore, car il s’enchâsse dans une autre action, celle du banquet final. Au vers 638 en effet, un festin se prépare « ...mediisque parant convivia tectis ». A l’arrivée d’Achate et d’Ascagne-Cupidon (vers 697), la reine est installée déjà « cum venit, aulaeis jam se regina superbis / aurea composuit sponda mediamque locavit » (v. 697-698). L’indication temporelle est donc ici très filmique : trois actions se sont finalement produites en concomitance: la plus courte est l’action menée par Vénus, la plus longue est la préparation du banquet; c’est donc cette dernière qui sert de base aux trois autres et nous permet de les comprendre mieux. Finalement, nous trouvons ici un assez bon montage parallèle, dans lequel les autres indications filmiques, analysées par M. Léglise, vont pouvoir s’intégrer parfaitement.

C’est donc de montage parallèle, plutôt que de décor qu’il faudrait parler ici et nous sommes étonné que M. Léglise ne l’ait pas fait; il écrit an effet : « Virgile vient donc de poser le décor de la salle de banquet. Il nous l’a fait rapidement apercevoir sans insister. Et maintenant il va préparer l’action qui se déroulera dans cette salle en nous montrant successivement Achate et Vénus dans d’autres lieux. Quand l’action sera bien nouée, alors nous retrouverons la salle du festin pour la scène finale. C’est un procédé dramatique cher à Virgile. » (p. 98). Ces remarques, parfaitement justes, nous semblent toutefois plus littéraires que cinématographiques et négligent ainsi une notion dont nous avons maintenant assz souligné l’importance.

D) Le récitant

Il nous faut, pour finir, aborder un dernier problème général, celui du récitant. L’utilisation de la voix-off (ou du récitant) n’est pas du tout incompatible avec la technique du cinéma [21], mais s’agissant de l’étude filmique d’un texte littéraire, le recours trop fréquent à une voix indépendante des images peut être un signe dangereux de non-filmicité.

Or, dans le livre l de l’Énéide, M. Léglise confie environ 117 vers au Récitant (soit un septième du total) ; si l’on ajoute à cela les dialogues et les passages omis, l’ensemble des vers non-filmiques représente environ un tiers du total (274 vers à peu près), ce qui est, quand même, considérable. Nous avions déjà parlé des dialogues, il convient donc d’insister un peu sur l’importance, excessive à nos yeux, du Récitant dans l’analyse de M. Léglise.

Remarquons d’abord que les explications, données [22] par ce dernier, ne rendent pas compte de tous les vers afilmiques du livre l ; un certain nombre en effet ne résultent ni d’un état d’inachèvement, ni d’une réminiscence. En fait, sur 117 vers, 26 sont des réminiscences, 18 des passages inachevés ; il nous reste 73 vers pour lesquels aucune explication de ce type ne pourrait être trouvée… Soixante pour cent des vers afilmiques résultent donc d’une tendance propre à Virgile, et qu’Homère ne ccnnaît pas, à exprimer des réflexions morales, des causes, des sentiments, etc... d’une manière plus abstraite que réellement visuelle. Cette tendance, dont nous avons parlé déjà, trouvera son expression la plus complète dans les épopées ultérieures (celle de Lucain, par exemple).

Il nous semble, d’autre part, que certains des vers considérés comme afilmiques pourraient, en fait, s’intégrer directement à l’action, sans qu’il soit bien nécessaire de recourir à la voix-off.

En effet, M. Léglise remarque lui-même [23] que beaucoup de ces vers constituent un commentaire, une réflexion sur l’action précédente; afilmiques en eux-mêmes, parce que foncièrement littéraires, ils peuvent faire directement partie de l’image, c’est-à-dire être exprimés par l’action elle-même, le plan, le jeu de l’acteur, etc.

Ce que Virgile dit, l’image peut le faire sentir; toute image en effet doit faire naître une sensation, qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer particulièrement; quand un visage exprime bien l’effroi, on ne fait pas dire en voix-off : « Il a peur ».

Nous pourrons ainsi rattacher directement à l’action, sans faire intervenir le Récitant, les vers 91, 130, 507 à 508, 641 à 642 (c’est ce que M. Léglise a fait pour les vers 124 et 125 qu’il n’a pas confiés au Récitant) ; de même, les vers 451 et 452, 502, 514 à 519, 718 à 722 pourraient s’exprimer dans le jeu de l’acteur (comme les vers 511 et 512, 579 à 581 selon M. Léglise).

Enfin, une décision serait à prendre pour une quarantaine de vers (217 à 222, 632 à 636, 643 à 655, 656 à 662, 742 à 746, 748 à 752) : ces passages étant tous au style indirect, il faudrait choisir entre le Récitant et le recours au dialogue ou au monologue pur. Si l’on estime que le style indirect est souvent plus une tendance du latin qu’un procédé littéraire, il n’y aurait pas grand mal, nous semble-t-il, à transposer ces passages au style direct. Une solution intermédiaire pourrait être cependant cherchée dans le recours à la voix-off qui montrerait les acteurs parlant, tantôt comme en eux-mêmes (gros plan), tantôt comme en dehors d’eux-mêmes (plan d’ensemble) ; ces procédés modernes d’utilisation du son seraient, nous semble-t-il, bien employés ici.

Il ne resterait ainsi, dans la bouche du Récitant proprement dit, qu’une trentaine de vers (58 à 64, 298 à 304, 305 à 309, 411 à 414, 442 à 447, 591 et 592) qui expriment tous des buts, des causes, et utilisent, en général, un cadre spatio-temporel que l’image ne peut pas transmettre sans modifications graves du texte.

On voit que, sans craindre de nous contredire, nous avons finalement pris la défense de Virgile en considérant comme filmiques des vers qui, au départ, ne l’étaient peut être pas; c’est que, répétons-Ie, notre propos est général et cherche plus à cerner la méthode filmique qu’à refaire une analyse déjà très bien conduite par M. Léglise. C’est donc sur ce point d’ensemble qu’il nous faudrait conclure maintenant.

*

Paru il y a maintenant plus de quatorze ans, l’ouvrage de M. Léglise garde une valeur exemplaire, tant par les questions qu’il pose que par les solutions qu’il propose; si l’on veut cependant, comme le souhaite l’auteur lui -même, s’intéresser à des ouvrages complets, il faudra, sans doute, procéder d’une manière légèrement différente en ce qui concerne le plan de l’analyse filmique.

Il conviendrait d’abord de renoncer à la méthode dite du découpage technique, elle donne en effet des résultats trop fragmentaires ou conduit à des répétitions ; il vaudra mieux procéder par grands chapitres généraux. Il faudrait aussi recourir le plus possible aux comparaisons de textes.

La première partie du travail étudierait tous les problèmes relatifs à l’espace (plans, mouvements d’appareils, profondeur de champ, lumière, couleur, etc.). La seconde envisagerait alors, en transition, tous les problèmes de liaison et leur expression littéraire. La troisième s’intéresserait aux problènes relatifs au temps (les divers types de montage) et serait très importante. La dernière, relative aux acteurs et aux personnages, règlerait les problèmes délicats (Récitant, comparaisons, etc.) ; l’étude du son se répartirait au besoin entre les diverses parties de l’ensemble. On aboutirait ainsi à un tout cohérent et complet qui ferait précisément ressortir toutes les qualités filmiques de l’ouvrage étudié; rejeté en notes, un bref « plan par plan » pourrait éventuellement donner un aperçu, plus cinématographique que filmique, d’un détail important de l’oeuvre. Toutes les analyses proposées devraient évidemment s’appuyer sur le texte littéraire (ordre des mots, nature du vocabulaire, rôle des verbes, fréquence et nature des mots de liaison, etc.)

L’étude serait, nous semble-t-il, plus intéressante encore, si elle s’appuyait aussi constamment sur d’autres textes (filmiques ou non) choisis comme références ; il serait ainsi intéressant de réintroduire continuellement l’auteur dans le genre d’ensemble qu’il pratique; la filmicité da Virgile serait, par exemple, éclairée par des fragments d’Homère, de Lucain, de Stace. Il serait ainsi possible d’atteindre à une définition très précise de l’originalité d’un auteur, puisque c’est son regard, sa façon de voir, puis de comprendre et d’exprimer qui serait finalement le but de notre recherche.

Toutes ces réflexions se trouvent en fait implicitement contenues dans l’ouvrage de M. Léglise qui, le premier, s’est engagé dans la voie de l’analyse filmique; M. Georgin avait donc raison d’écrire, à la fin de son introduction : « Ce premier "essai" est assez riche de constatations et de résultats pour inciter ceux qui connaissent les grandes oeuvres littéraires et la technique cinématographique à le suivre dans une voie qu’il a le très grand mérite d’avoir ouverte de façon brillante et convaincante » (p. 12).


NOTES

(01) Paul Léglise, Une oeuvre de pré-cinéma, l’Énéide (Nouvelles éditions Debresse, Paris, 1957)

(02) Consacrée aux Histoires de Tacite et soutenue à Toulouse en 1969, encore inédite.

(03) J. Bersani, M. Autrand, J. Lecarme, B. Vercier, La Littérature en France depuis 1945, Paris, Bordas, 1970, p. 789.

(04) Gilbert-Charles Picard, L’Art Romain, Paris, PUF, 1962, page 45.

(05) Paul Léglise, op. cit., p. 13

(06) Ibid., p. 14.

(07) La référence au livre IV de Lucrèce (v. 768 à 776 - 784 à 794 - 818 à 821) est habile et séduisante ; elle nous paraît cependant peu probante pour le sujet qui nous intéresse.

(08) « Homère, Virgile et le langage cinématographique », in Caesarodunum (Publication de l’Institut d’Etudes Latines de Tours, Centre de Recherches A. Piganiol, Tours, 1970, n° 5).

(09) « Il s’agit ici d’un extrait du travail préparatoire à l’analyse filmique », op. cit., page 117.

(10) I : Le prélude (vers 1 à 11) – II : La caverne d’Éoole (v. 12 à 87) – III : La tempête (v. 88 à 156) – IV : Le rivage de Libye (v. 157 à 222) – V : La rencontre de Vénus (v. 223 à 417) – VI : Enée à Carthage (v. 418 à 438) – VII : Le temple de Junon (v. 439 à 508) - VIII : Enée se présente à Didon (v. 509 à 636) – IX : Le festin royal (v. 637 à 756).

(11) C’est un peu ce qu’on trouve dans la thèse que Mme Larose a consacrée aux Histoires de Tacite (cf. supra), mais cette étude s’intéresse particulièrement aux conséquences pédagogiques de l’analyse filmique.

(12) - Le « plan par plan » de la tempête (v. 88 à 156 - pages 47 à 54), ou celui de l’arrivée d’Enée en Libye (v. 157 à 422 - p. 55 à 64) sont à cet égard extrêmement convaincants.

(13) Voir l’article de Mme Y. Baticle, « Analyse filmique d’une satire de Boileau », in Les Cahiers pédagogiques, n° 39 (Paris, mars 1970), pp.58-59.

(14) A ce propos, on consultera avec profit l’article de Jean Renard, « Adaptation cinématographique de thèmes antiques », in Otia, Bulletin semestriel de l’Association des Classiques de l’Université de Liège (n° 1 et 2, décembre 1969).

(15) Par exemple : au vers 404, les paroles d’Enée correspondent à un son-off sur l’image de Vénus; le retour de caméra vers Enée n’est pas utile (« tali fugientem est voce secutus ») ; au vers 421, « magalia quondam » est nettement afilmique et la surimpression ne peut le faire comprendre ; de même pour les vers 442 à 445, etc.

(16) L’utilisation de l’ordre des mots est ici tout à fait remarquable et très convaincante (p. 36-37).

(17) « Homère, Virgile et le langage cinématographique », art. cité.

(18) Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, p. 842.

(19) Célèbre réalisateur soviétique (1898-1948). On lui doit Le cuirassé Potemkine (1925), Octobre (1927), Alexandre Nevsky (1938), Yvan le Terrible (1945), etc... et d’intéressantes réflexions sur le cinéma (Réflexions d’un cinéaste, Moscou, 1958).

(20) - Dans le film Octobre (1927).

(21) Par exemple, la voix-off en commentaire des images est à peu près le seul intérêt du dernier film d’André Cayatte, Mourir d’aimer.

(22) Rappelons que les vers afilmiques, nécessitant le recours au Récitant, sont expliqués de deux manières par M. Léglise : il s’agit, ou bien de vers inachevés (ex. 631 à 662) ou bien de réminiscences littéraires (ces dernières ne concernent que 26 vers et sont au nombre de 7, dont 4 venues d’Homère, toujours considéré comme afilmique, ce qui, on l’aura remarqué, nous chagrine un peu…).

(23) « En effet, tous les vers n’entrant pas dans un monologue et confiés au Récitant s’offrent généralement à nous comme des réflexions s’appliquant à la dernière scène du découpage technique » (p. 43).


Cet article a été publié dans Caesarodunum, 6, 1971, pp. 82-99.


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