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DE LA MYTHOLOGIE ANTIQUE A LA SCIENCE-FICTION CONTEMPORAINE
OU SOMMES-NOUS TOUS DES DIEUX ?
A propos de l’Ulysse de Le Lob et Pichard

par Alain MALISSARD


I- De l'odyssée à la science-fiction
a- D'Homère à Pichard
b- D'Homère à Lob
c- De la mythologie à la science-fiction


II- Odyssée moderne et mythologie contemporaine
a- Odyssée moderne
– Épopée initiatrice
– Culte de l'homme
b- Mythologie contemporaine
– Rationalisme
– Éternité



L’un des faits les plus marquants de l’histoire littéraire moderne est, peut-être, l’extraordinaire développement de ce qu’on appelle en général la science-fiction. [1]

Littérature de "l’imaginaire, du rêve et du fantasme" [2], la science-fiction nous conduit dans d’autres univers, dresse devant nous des êtres fantastiques et supprime souvent les limites de notre espace et de notre temps. Perpétuelle interrogation sur le futur et sur l’évolution possible du cosmos, elle ne plonge pas nécessairement, comme un roman, ses racines dans le réel, mais peut se fonder sur des données plus ou moins scientifiques, qui la distinguent du conte et lui confèrent une certaine crédibilité. Les types de récit qu’elle propose ne sont donc jamais platement ordinaires ; ils dépassent presque toujours les dimensions purement humaines et l’on a pu dire à juste titre que la science-fiction était peut-être la seule littérature épique de notre temps [3].

Cependant, la description d’univers extraordinaires, la présen tation d’êtres fabuleux et la narration d’aventures surhumaines ne sont pas propres à la science-fiction moderne ; les grandes épopées antiques, par exemple, tirent d’inventions semblables l’essentiel de leur éternel rayonnement et ne se distinguent au fond que par le fait qu’elles ne mettent pas directement en oeuvre certaines des possibilités qu’offrent maintenant la science et la technique modernes. Ulysse rame dur contre les éléments déchaînés par les dieux, Poséidon n’a besoin pour soulever les mers que de sa divine volonté, Zeus dispose d’un éclair et d’une foudre qui, s’ils étaient atomiques, détruiraient totalement les hommes et leur histoire au lieu de seulement les terrifier.

Quand on sait par ailleurs que la présence d’éléments scienti fiques n’est pas une règle fondamentale de la science-fiction [4], on est en droit de se demander, non pas si l’Odyssée, par exemple, est avant la lettre une oeuvre de science-fiction [5], mais plutôt si certaines œuvres modernes ne sont pas des "remakes" de l’Odyssée ; des titres comme le Navigateur [6], le Voyage Fantastique [7] ou le Voyageur Imprudent [8] sont à cet égard très caractéristiques.

Il reste cependant qu’une œuvre antique, précisemment parce qu’elle n’extrapole pas, et pour cause, à partir des progrès de la science, ne questionne jamais le futur, mais se place toujours dans un passé totalement révolu ; loin de faire rêver sur les à venir possibles de l’univers, elle ne suggère qu’un « ailleurs peut être » ou suscite la nostalgie du « jamais plus » ; sur le clavier de l’imaginaire, elle ne joue que de l’espace et ne donne au temps que deux dimensions, celle du fini pour les hommes et celle de l’infini pour les dieux [9]. Circé, Calypso, les Sirènes ou les Lotophages nous apparaissent comme les créatures sans avenir et sans passé d’un monde où nul ne pénètre ; les aventures du héros aux mille tours sont presque terminées quand l’Odyssée commence [10] et les dieux sont caractérisés par leur éternité, c’est-à-dire par leur immobilité temporelle ; ils n’ont d’autre avenir que de rester toujours semblables à ce qu’ils sont.

L’épopée grecque propose donc un univers clos, dont l’évolution n’est pas possible ; elle fige les rêves humains dans la durée sans fin de la légende. De ce fait, elle diffère totalement de la science-fiction moderne et lui serait même radicalement irréductible, si elle n’avait recours comme elle à un certain type d’imaginaire qu’on retrouve aussi dans d’autres oeuvres d’inspiration et d’intentions très dif férentes [11].

C’est pourtant cet imaginaire commun qui a permis à la science- fiction de récupérer l’Odyssée, dont les thèmes, les personnages, les situations et les scénarios pouvaient être aisément réinterprétés par des artistes modernes. Pour passer d’un genre à l’autre, il suffisait en effet d’injecter dans l’épopée grecque la dose de technologie qu’Homère n’avait pas imaginée ; la confrontation d’un héros antique et de la science contemporaine ou futuriste provoque alors une sorte de souffle chronologique, qui arrache brutalement l’histoire au passé pour la jeter vers un avenir qui est aussi le nôtre ; tout en gardant l’essentiel de leur propre existence, les mythologies antiques peuvent par ce moyen devenir le support des rêves et des mythes modernes.

l - De l’Odyssée à la science-fiction.

De ce glissement de l’Odyssée dans la science-fiction l’Ulysse de Lob et Pichard nous offre un remarquable exemple [12].

Ulysse 3 Ulysse 2 Ulysse 1
     

a) – D’Homère à Pichard.

Pour réinterpréter l’oeuvre antique, il fallait régler les problèmes que posait le texte d’Homère, simplifier la trame du récit et ajouter les indispensables éléments de modernité.

Le problème du texte a été résolu d’une manière radicale, puisque les auteurs, au lieu de le réduire ou de l’arranger, l’ont purement et simplement fait disparaître. L’Ulysse de Lob et Pichard est une bande dessinée ; les aventures d’Ulysse s’y voient, mais ne s’y lisent plus que sous la forme de bulles, qui ne sont jamais, ou presque [13], des citations et peuvent de ce fait être totalement indépendantes du texte d’origine.

Il ne nous appartient pas ici de juger la qualité des dessins de Pichard. Notons seulement que les personnages ne nous paraissent pas toujours nettement caractérisés, spécialement en ce qui concerne les femmes et les déesses, qui correspondent toutes au même type d’idéal féminin et sont ainsi presque interchangeables [14]. Ulysse, en revanche, est plus individualisé, de même que les dieux, sur lesquels a porté sans aucun doute l’effort principal d’imagination.

Remarquons aussi que le dessinateur ne s’est guère soucié d’exactitude historique ; les quelques décors « terrestres », les bateaux, les vêtements d’Ulysse et de ses compagnons sont en gros à l’antique et plutôt marqués du sceau de la fantaisie. Sans y insister davantage, on peut le regretter ; puisque la modernisation de l’histoire porte essentiellement sur les habitants de l’Olympe, il n’était pas sans intérêt de présenter un univers plus exact et plus proche des réalités quotidiennes ; le choc des deux mondes n’en aurait été que plus fort et la qualité de l’ouvrage y aurait certainement gagné [15].

b) - D’Homère à Lob.

En ce qui concerne la trame du récit, le scénariste Lob, qui déclare n’avoir jamais lu de l’Odyssée qu’un résumé scolaire [16], en a tiré les moments qui parlaient sans doute le plus à son imagination personnelle et les a recomposés librement en laissant de côté tous les autres.

Alors qu’il vogue paisiblement de Troie vers Ithaque, Ulysse, emporté par une tempête que les dieux déchaînent froidement contre sa flotte, est jeté dans la mystérieuse mer du couchant, dont Polyphème aurait dû lui barrer l’entrée. Errant alors dans le monde interdit, il aborde au royaume d’Eole et dans l’île de Circé, dont il repart un an plus tard pour descendre chez Hadès après avoir résisté, presque sans le vouloir, à l’appel des Sirènes ; il repart de chez la Drogueuse, il déjoue les pièges de Skylla, puis arrive à l’île où paissent les vaches du Soleil ; l’intervention d’Athéna, qui obtient la complicité de son père, lui permet d’échapper seul à la fureur divine, mais il est retenu chez Calypso, à qui Zeus doit ordonner de le laisser partir ; toujours en butte à la haine tenace de Poséidon, toujours aidé par l’infatigable Athéna, le héros atteint finalement les rivages d’Ithaque et massacre les Prétendants avant de retrouver Pénélope. Mais les images de son étonnant voyage le hantent et l’appellent ; un jour, seul sur son navire, il repart [17].

La trame de l’épopée grecque est, on le voit, considérablement simplifiée ; elle se limite maintenant aux récits chez Alkinoos, amputés cependant des Kikones, les Lotophages et des Lestrygons ; l’ordre des événements est aussi légèrement altéré, puisque les Sirènes prennent place avant la descente aux Enfers. A l’intérieur même des épisodes conservés, bien des détails disparaissent ; c’est ainsi, par exemple, que le naufrage qui jette Ulysse chez Calypso n’est que partiellement décrit et qu’au moment du retour à Ithaque les personnages d’Eumée, d’Euryclée, voire de Télémaque ne jouent pratiquement plus aucun rôle; seuls subsistent ici la scène du tir à l’arc et le massacre des Prétendants [18].

La modification la plus importante est cependant la disparition du séjour d’Ulysse dans l’île des Phéaciens. Privé de cet épisode essentiel et central dans l’oeuvre antique, le récit moderne devient en effet totalement linéaire et se présente comme une suite continue d’événe ments liés entre eux par les hasards heureux ou malheureux d’une naviga tion que surveillent étroitement les dieux. Cette altération de la structure du récit grec nous apparaît comme fondamentale ; arrachant Ulysse à la narration chez Alkinoos d’un passé déjà vécu, elle laisse le champ libre à l’avenir sans lequel il n’est pas de science-fiction possible ; dans l’agencement même du nouveau récit, le futur de l’oeuvre moderne a remplacé le passé de l’oeuvre antique.

c) - De la mythologie à la science-fiction.

Mais ce futur est double ; il est évidemment celui des personnages, puisque, pour Ulysse et pour les dieux mêmes, tout peut encore et toujours arriver ; il est aussi celui du lecteur contemporain, dans la mesure où les Immortels ne sont ici que des humains qui vivent dans un univers technique et culturel auquel il ne nous est peut-être plus interdit de prétendre.

Tels que Pichard les imagine, la plupart des dieux ne sont en effet pas très différents des hommes. Zeus ressemble, en moins sombre et en plus jeune, au Christ Pantocrator des églises byzantines ; Athéna, les yeux légèrement bridés, le corps magnifique et moins nue quand même que les autres déesses, exprime une certaine forme d’intelligence active et belle ; Perséphone est énigmatique et ténébreuse ; Hadès, grand, botté, les cheveux blancs et tout de noir vêtu, pourrait être le chef distingué d’une police aux méthodes particulières ; Hélios, les yeux cachés par des lunettes teintées qui le protègent sans doute contre lui-même, resplendit, sous sa chevelure longue et blonde, comme un chanteur des années 70 ; Circé, Calypso, les filles du Soleil et celles d’Eole appartiennent toutes à ce type de femmes, dont nous avons vu déjà [19] qu’il était presque toujours le même, au vêtement près si l’on peut dire. Quand on compare tous ces êtres aux compagnons d’Ulysse, plus petits, noirauds et manifestement moins gâtés par la nature, il est clair qu’un grand nombre de dieux ne se distinguent des hommes que par des traits proprement et traditionnellement iconographiques, tels que la force et la taille, la beauté physique, l’élégance du port et l’originalité du vêtement [20].

A côté de ces personnages, finalement assez conventionnels, il en existe d’autres, plus étranges et plus originaux. Dans l’assemblée du début [21], par exemple, on aperçoit des formes étonnantes évoquant le robot, le mutant ou l’être venu vraiment d’ailleurs. Hermès est sanglé dans une espèce de combinaison spatiale et porte, avec des lunettes rondes de motocycliste, un casque amovible équipé de deux antennes un peu semblables à celles des hannetons. C’est peu de chose encore, mais Eole, gonflé, ventripotent et presque invalide, vole à l’intérieur de son palais dans un fauteuil immense et Polyphème est un vrai robot, qui se nourrit à la fois d’ondes électroniques et de chair humaine ; son oeil unique est en fait une cellule complexe dotée d’un terrible pouvoir incendiaire et aveuglant. Quant à Poséidon, il vit dans un scaphandre couvert d’écailles et tout d’une pièce, qui ne laisse paraître que ses yeux cruels ; à la hauteur de son visage, une armature métallique en forme de trident supporte un long tuyau par lequel apparemment il respire, et toutes les créatures qui l’entourent, sans être autant protégées, sont pareillement équipées pour la plongée dans l’atmosphère.

Le monde des dieux se divise donc nettement en deux clans : d’un côté, celui des humanoïdes, ou plutôt des surhommes, de l’autre, celui des mutants ou des monstres et cette distinction en cache une autre, qui est celle des bons et des méchants. Le mal est, chez Pichard, plus original que le bien, mais, comme toujours, le mal suppose la laideur et le bien la beauté [22].

Bons et méchants, beaux ou laids, les dieux ont toutefois en commun leur aptitude à manipuler des technologies qui sont en fait le fondement même de leur divinité.

Alors que Circé ne dispose apparemment que d’un superbe et complexe appareil à se droguer, dont l’Olympe connaît malheureusement l’antidote [23], Calypso, dans sa résidence futuriste équipée du confort le plus moderne et le plus sophistiqué, télécommande des robots [24] et des rayons lasers ; chez Hélios, île évidemment chaude, on connaît les frigidaires et les chariots d’hyper-marché, les avions [25] et les vaisseaux spatiaux ; chez les dieux d’en bas fonctionnent des ascenseurs ; on y trouve des portes automatiques et de fabuleuses salles de projection, dans lesquelles on peut admirer des hologrammes de l’avenir et du passé ; Poséidon circule dans son royaume aquatique à bord d’un monstrueux sous-marin nucléaire pourvu de radars qui lui permettent d’observer l’extérieur et de commander les éléments ; l’Olympe enfin n’est qu’un gigantesque vaisseau spatial que Zeus pilote en personne ; à l’intérieur, sur un immense écran panoramique, le spectacle du monde qu’ils dominent peut apparaître aux dieux rassemblés ; les invisibles caméras qui captent pour eux les images sont si puissantes et si précises qu’elles sont capables de saisir n’importe quel endroit de l’univers et d’en révéler jusqu’au moindre détail [26].

C’est donc par les dieux, et par eux seuls, que s’effectue la vraie mutation de l’épopée grecque en œuvre de science-fiction. A l’exception en effet, nous l’avons dit, de l’épisode phéacien, la trame de l’histoire reste en gros semblable et, même s’il apparaît comme le héros aux mille femmes plutôt qu’aux mille tours, Ulysse demeure très proche du personnage antique. Les dieux en revanche ont profondément changé ; certes, ils sont toujours, les uns indifférents, les autres hostiles ou favorables au roi d’Ithaque et ne peuvent toujours intervenir que dans la mesure où ils n’altèrent pas fondamentalement le scénario du film déjà projeté chez Hadès, mais leur nature est presque radicalement modifiée : au lieu d’être éternels, ils ne sont plus qu’immortels ; ils ont en effet un passé, qui est inévitablement celui de leur niveau technologique [27]. Même si les compagnons d’Ulysse, et Ulysse lui-même [28], la ressentent encore comme telle, leur puissance, fondée sur le parfait fonctionnement des machines par l’intermédiaire desquelles elle s’exerce, n’est plus magique et n’est plus innée ; elle est en quelque sorte rationnelle et résulte nécessairement d’une longue évolution qui leur a lentement et progressivement permis de découvrir et d’utiliser tous les instruments dont ils disposent. Ce n’est probablement qu’au terme d’une de ces manipulations génétiques, dont Poséidon donne évidemment le mauvais exemple [29], que les dieux ont pu vaincre la mort, à condition toutefois de disposer toujours de la jouvence que produisent les vaches du Soleil [30]. Les immortels se trouvent donc au stade ultime d’une des possibilités d’évolution de l’homme ils sont en somme un avenir d’Ulysse qui n’est que leur passé ; entre eux et lui, la chaîne est continue.

Dans l’Odyssée de Lob et Pichard, il y a donc "une odeur de temps"; chez Homère en effet, comme dans la nouvelle des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury [31], les hommes et les dieux ne sont pas dans le même flux temporel ; ils se voient et se parlent parfois, mais ne vivent ni ne sentent les mêmes choses et ne peuvent qu’exceptionnel lement se toucher ; chez Lob et Pichard, au contraire, les dieux et les hommes se trouvent dans le même espace chronologique, mais les dieux y sont plus avancés.

Ainsi, l’univers technologique en forme de bric à brac, qui entoure les dieux et dont l’humour n’est heureusement pas exclu [32], ne peut être seulement considéré comme un facile procédé de modernisation en faisant porter par les dieux tout le poids de la science- fiction, les auteurs modernes ont en effet remodelé l’œuvre ancienne, mais ils l’ont surtout chargée d’une partie des mythes de notre époque.

II - Odyssée moderne et mythologie contemporaine.

Dessinée, remaniée, maintenant ouverte aux machines qui nous entourent et tournée vers l’avenir, autant que vers le passé, l’épopée d’Homère est indéniablement devenue œuvre de science-fiction ; nous pouvons donc tenter d’analyser ce qu’elle apporte à notre propre mythologie.

a) – Odyssée moderne.

Epopée initiatrice.

Ce qui frappe d’abord, c’est que l’Odyssée moderne a gardé tout l’aspect épique du poème ancien, mais en a, si l’on peut dire, élargi la signification. Il s’agit toujours d’une aventure aux confins du monde, de l’entrée dans un autre univers et de la découverte périlleuse d’un ailleurs ou d’un au delà ; le héros en est toujours un homme aux faibles ressources, qui doit lutter contre une mystérieuse force hostile, surmonter de terribles obstacles, affronter des périls auxquels il ne s’attend jamais vraiment. Comme dans l’oeuvre antique, l’homme ne survit qu’au prix de cruels efforts et grâce à l’intervention répétée de ceux qui le protègent ; il finira donc par atteindre son but et pourra retrouver sa terre et son palais.

L’errance moderne d’Ulysse apparaît cependant comme plus initiatique que le périple ancien. Ulysse en effet n’entre pas seulement dans un univers irréel et fantastique, peuplé de créatures pittoresques ou chimériques et n’appartenant en propre à personne ; il pénètre dans un monde interdit et strictement réservé, qui n’est que celui des dieux ; de ce fait, il peut approcher, voire comprendre l’essentiel de leurs secrets.

C’est d’abord que les dieux n’ont apparemment pas la charge des hommes, qu’ils traitent même avec un net mépris [33]. Ils vivent à part et au-dessus ; les humains, et spécialement Ulysse, ne sont pour la plupart d’entre eux qu’un spectacle propre à les sortir un instant de leur ennui [34] ; c’est donc pour leur plaisir et pour voir quelque chose d’autre [35] qu’il vont bouleverser le cours normal des choses et détourner les guerriers qui naviguaient paisiblement vers Ithaque. Mais leur intempestive intervention fait franchir à Ulysse les bornes de leur propre univers ; ayant détruit Polyphème, l’Achéen se trouve en quelque sorte chez les dieux eux-mêmes ; il est alors jeté dans une errance qui lui fait peu à peu découvrir la nature et les extraordinaires moyens des immortels ; son voyage, évidemment typique de la science-fiction, devient comme une invention du futur [36].

C’est aussi que les dieux modernes, sans être plus familiers que les dieux grecs, sont en fait beaucoup plus accessibles dans la mesure où leur puissance a cessé, nous l’avons vu, d’être magique. L’oeuvre grecque naissait des mystères d’une mer omniprésente et mal connue, propre par conséquent à entretenir toutes les peurs et tous les rêves ; naviguant au hasard, Ulysse rencontrait, voyait, tuait, fuyait, mais ne comprenait pas vraiment ; dans les moments difficiles, les dieux favorables se déguisaient en hommes et s’exprimaient souvent de manière indirecte. Dans l’épopée moderne, la mer, toujours présente, ne joue plus qu’un rôle assez secondaire et fait plutôt figure de décor imposé, parce qu’elle ne recèle plus en elle-même l’essentiel des mystères du monde ; la part de craintes et d’espoirs fous qu’elle offrait aux anciens, c’est la science qui l’offre aux modernes; l’Ulysse contemporain rencontre donc moins les êtres que leurs inventions fabuleuses ; Circé, Calypso, Perséphone, Hadès, Eole ou Athéna se comportent à son égard exactement comme des mortels ; ils ne sont plus surnaturels en eux-mêmes, mais seulement par tout ce qui les entoure et les soutient ; ils deviennent donc plus accessibles et, n’étant plus vraiment divins, les secrets de leur pouvoir peuvent être aisément percés.

Ulysse ainsi pourrait devenir dieu ; Circé le lui propose et Calypso, chez qui même il s’en vante avec humour [37] ; pour qu’Ulysse accède à la divinité, ne suffirait-il pas en effet qu’il apprenne en quelques jours ou quelques années ce que les dieux, ou ceux qui les ont inévitablement précédés, mirent des siècles à découvrir ? Ulysse en vérité pourrait au moins devenir un homme moderne [37]. Ce n’est pas impossible ; les enfants, on le sait, manipulent mieux les ordinateurs que leurs parents et auront encore toute leur longue vie pour en saisir les mécanismes.

Culte de l’homme.

Mais Ulysse ne sera jamais divin ; quittant Calypso comme il a quitté Circé, il rejoindra Pénélope et son lit de bois d’olivier. Même si elle se termine par un nouveau départ d’Ulysse [38] hanté de visages et de rêves perdus, l’oeuvre moderne se conclut comme l’antique par le retour du mortel à son propre univers ; elle conserve donc au héros son statut d’homme, on pourrait dire ordinaire, puisque, à l’excep tion d’un magnétophone [39], aucun des objets fabuleux manipulés ou découverts dans le monde interdit ne parvient jusqu’à Ithaque. Ulysse n’est toujours que celui qui a vu ; il ne sera jamais Prométhée voleur de feu [40].

En ce sens, l’Odyssée reste bien, dans les deux oeuvres, un chant pour l’homme toujours fidèle à lui-même et toujours capable de survivre aux expériences propres à le dénaturer [41]. Victime ici d’un caprice, puis d’un châtiment dont il ne connaît pas la cause, obstiné, téméraire plutôt qu’habile, mais prudent quand il le faut [42], dur à la peine et généreux avec ceux qui l’entourent, destructeur et rapace à l’occasion [43], grand séducteur et bon navigateur, forçant même l’admiration des dieux qui l’observent [44], Ulysse est avant tout celui qui résiste à toutes les tentations définitives [45], celui qui reprend toujours la mer, moins pour fuir que pour obstinément regagner son île et sa propre nature. Cet éternel vaincu, que rien ne peut cependant réduire à autre chose que lui même, ne diffère guère, on le voit, d’une oeuvre à l’autre, même si l’Ulysse moderne paraît parfois plus moral, on dirait plus chrétien, dans la mesure où, par exemple, il utilise assez peu la ruse, ne ment pratiquement jamais et fait preuve à plusieurs reprises d’une sorte d’abnégation [46].

Mais, à la différence de l’épopée antique, la bande dessinée célèbre encore l’homme à travers l’image des dieux qu’elle nous présente ; elle suppose en effet, avant les Immortels et comme dans l’ombre de leur passé lointain, la persévérance, l’ingéniosité, l’habileté, l’intelligence et l’obstination de toute une longue série d’Ulysses successifs ; ceux-là n’ont, pas plus que le navigateur, abandonné leur statut d’hommes ; ils ont comme lui regardé le monde et l’ont peu à peu transformé, sans vraiment se transformer eux-mêmes ; les qualités proprement. humaines, qui permettent à Ulysse de rester toujours ce qu’il est, permettent aussi à l’homme de maîtriser toujours mieux ce qui l’entoure et, pourquoi pas, de devenir un jour autre chose.

L’héroïsme, le goût du risque ou de la découverte et la foi en l’homme, ce sont là, sinon des mythes, au moins des idéaux, qui ne sont pas spécialement modernes ; si on y ajoute un net manichéisme [47] et un sens très aigu des hiérarchies [48], il apparaît que la bande dessinée ne cherche pas dans ce domaine à nous proposer des conceptions révolutionnaires ; elle tendrait même à renforcer, voire à exalter jusqu’à l’excès, notre confiance en l’homme devenu lui-même son propre mythe.

b) – Mythologie contemporaine.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Si les qualités du héros antique sont précisemment celles qui font les dieux, si les dieux ne sont en fait que les hommes de l’avenir, si d’Ulysse à Zeus la chaîne est continue, c’est l’évolution même de l’humanité qui devient sujet de mythe. Hadès d’ailleurs en détient les preuves et les images, puisque l’on peut voir dans ses hologrammes aussi bien des hominiens qu’une scène d’intervention chirurgicale suggérant l’amélioration systématique de notre race [49].

Rationalisme.

Même si la démonstration se fonde sur des bases encore essentiellement imaginaires, cette référence aux changements qu’a connus l’homme depuis ses origines et dont Ulysse n’est qu’une étape, alors que les Immortels en sont l’aboutissement, place l’ensemble de l’oeuvre dans un rationalisme total, qui exclut radicalement le recours au mystère et au miracle.

Dans l’Odyssée moderne, tout est donc, à tout instant, totalement expliqué. Polyphème, les Sirènes ou Skylla ne sont plus des monstres fabuleux, mais des créatures issues du génie torturé de Poséidon [50] ; ce dernier, nous l’avons dit, ne vit qu’à l’intérieur d’un scaphandre et son oeil ne peut voir la surface des eaux sans le secours des radars ; Eole ne fournit pas une outre emplie de tous les vents, mais un puissant réacteur ; Hermès vole dans les airs à l’aide d’un propulseur autonome ; Zeus lui-même, pour jeter la foudre, est contraint de manipuler un certain nombre d’engins, dont il est seul à détenir le code ou la clef ; ayant perdu le don d’ubiquité, tous les dieux se déplacent dans des vaisseaux qui les transportent à la vitesse de la lumière. On n’en finirait pas d’énumérer tous les moyens mis en oeuvre pour arracher les dieux au mythe et les ramener à la raison, si l’on peut dire, en les replaçant dans les limites logiques des possibilités humaines ; Ulysse lui-même est toujours escorté d’Homère qui cesse ainsi d’être un poète imaginatif et inspiré pour devenir une espèce de reporter ne donnant à lire que des faits authentiquement réels et dont la cécité même est expliquée [51] ; du coup, le mythe, perdant de son allure fabuleuse et comme sommé de prendre l’aspect du témoignage vécu, n’échappe pas plus que le reste au désir presque viscéral de trouver une cause à tout [52].

Eternité.

Mais le refus systématique de l’inexplicable et finalement de la foi la plus élémentaire conduit paradoxalement à fonder sur ce rationalisme idéal l’objet suprême de la plupart des grandes croyances, la possibilité pour l’homme d’accéder un jour à l’immortalité .

Se tournant en effet vers son passé, l’homme contemporain regarde d’abord avec satisfaction le chemin parcouru ; pour mieux nous le faire voir, il dessine autour de l’homme antique tous les objets dont la science a peuplé notre vie courante ; il nous rappelle ainsi ce que nos frigidaires, nos ascenseurs, nos avions et nos sous-marins peuvent avoir de fascinant et les livre à notre admiration renouvelée. Jetant ensuite un regard vers l’avenir, il extrapole à partir de ce que nous avons déjà fait tout ce que nous pourrions faire encore et trace vers l’infini des lignes de progrès continu ; ce sont alors, portés très au-dessus de leurs capacités actuelles, nos radars, nos satellites et nos fusées spatiales qui justifient son optimisme.

Du coup, le sens devient clair. L’homme antique, jeté brutalement dans notre monde, nous prendrait pour des dieux [53] ; ce qu’il appelle magie, sorcellerie, miracle, ce sont en effet les découvertes et les produits de notre science et de nos techniques ; nous sommes donc déjà des dieux sans le savoir et les régents d’un monde qui fut longtemps interdit à tous. Une seule étape doit encore être franchie, qui est celle de l’immortalité ; mais en projetant vers les siècles à venir les fabuleux progrès de notre médecine, rien ne nous empêche d’imaginer que nous serons un jour maîtres de l’âge et de la mort, comme nous le sommes déjà de la naissance.

Le besoin de croire en quelque pouvoir surnaturel se déplace donc étonnamment ici des créatures idéales peuplant un univers inaccessible vers l’homme moderne, qui se trouve, non point mis au rang des dieux, mais considéré comme un dieu à part entière ; l’homme contemporain se propose ainsi lui-même comme objet de sa propre adoration et la foi qu’il réservait naguère aux divinités se porte maintenant vers l’infini des créations de son génie.

A contempler la réalité du monde, on jugera sans doute cette prétention insupportable, mais le raisonnement qui la soutient n’est pas a priori plus absurde que celui qui nous fait croire à l’existence des dieux ; transformée en science-fiction, l’Odyssée nous propose en fait l’alliance, finalement moins étonnante qu’il y paraît, d’une certaine forme béate de scientisme et de l’antique espérance d’une vie éternelle ; pour nous arracher à la peur de la mort, les recherches du médecin, du savant et de l’ingénieur ont pris le relais de la divine providence.

Dans un temps où le désir de savoir avec preuve à l’appui se substitue progressivement au besoin de croire, le mythe moderne fait, on le voit, rêver sur un pseudo-réel. Refusant autant qu’il se peut le pur imaginaire et les produits de la légende, il cache son identité de mythe sous un masque de vraisemblance, en s’appuyant, d’un côté, sur un passé qui s’est comme endurci dans notre mémoire collective et, de l’autre, sur un avenir qui prend par ses références au présent vécu des allures d’anticipation plausible ; pour paraître plus crédible encore, il va jusqu’à tempérer l’optimisme naïf qu’on pourrait lui reprocher d’un pessimisme discret et propre à nous séduire, puisqu’il nous dit, comme la sagesse populaire, que la perfection n’est quand même pas de ce monde et que l’évolution, dont nous pouvons rêver, ne fait pas nécessairement le bonheur ; les dieux en effet s’ennuient dans leur Olympe et ne trouvent leur plaisir qu’à tourmenter ceux des humains qui sont restés mortels ; l’exemple de Poséidon nous montre en outre que les hommes devenus divins ne sont pour autant devenus ni plus beaux ni meilleurs [54] ; au cas enfin où l’immortalité se ferait trop attendre, le succès d’Ulysse, fruit du courage et de l’obstination, vient nous rappeler que notre état actuel, pour perfectible qu’il soit, n’est pas vraiment désespéré.

La version moderne de l’Odyssée tire donc sa substance d’un inconscient collectif dans lequel des bribes de lecture classique et des fragments de culture scientifique bouillonnent dans le bon sens populaire et le fonds judéo-chrétien ; on voit ainsi naître un imaginaire de l’avenir, qui, différent des mythologies antiques toujours tournées vers le passé, reflète quand même quelque chose des obsessions qui nous entourent. Les plus grandes peurs et les plus vastes espoirs naissent en effet moins souvent maintenant dans les églises que dans les laboratoires et les fusées que nous lançons chaque jour vers le ciel portent gravé sur leur flanc le nom des dieux dont nous croyons prendre la place [55].

Souhaitons seulement, s’ils existent, que le spectacle les amuse longtemps !

 

Ulysse A
Ulysse B

Les deux premières pages


NOTES

1. Sur les notions d’anticipation, science-fiction, littérature fantastique ou science fantasy, voir : Jacques Sadoul, Histoire de la science-fiction moderne (1. domaine anglo-saxon, 2. domaine français), Paris, J’ai lu, 1975, p. 11-13 / Europe, n° 580-581, 1977, p. 20-22 / Igor Grichka Bogdanoff, Clefs pour la science-fiction, Paris, Seghers, 1976, p. 80-107. Ces trois ouvrages constituent par ailleurs de bonnes introductions à la connaissance de la science-fiction.

2. Michel Cosem, Découvrir la science-fiction, Paris, Seghers,1975, p. 6. On trouvera d’autres définitions de la science-fiction dans Europe, op. cit., p. 22-48.

3. Michel Cosem, op. cit., p. 11-13.

4. "Pour un écrivain de SF, la science n’est qu’un prétexte vite oublié pour formuler la vision du futur, l’utopie et le mythe." (Michel Cosem, op. cit., p. 10). Voir aussi Jacques Sadoul, op. cit., p. 11-12.

5. C’est la question que se pose Claude Aziza ("L’Odyssée est-elle une oeuvre de science-fiction ?", dans A la découverte de l’antiquité classique, Besançon, Association Régionale des Enseignants de Langues anciennes de l’Académie de Besançon, supp. au bulletin n° 16, juin 1980, p. 20-21). Il semble aussi se demander si les dieux de l’Odyssée ne seraient pas la réminiscence d’un état antérieur techniquement plus avancé que le nôtre; Zeus aurait alors l’arme atomique, Hermès se déplacerait sur coussin d’air, etc… C’est, nous semble-t-il, tenir peu de compte de l’imagination humaine ; autant se demander si, pour inventer le thème de l’homme invisible, il est nécessaire de l’avoir vu.

6. Jacques Sternberg, Fiction, n° 32, juillet 1956.

7. Issac Asinov, Paris, Albin Michel, 1972.

8. René Barjavel, Paris,1944.

9 . Le temps des hommes n’est fini que dans la mesure où ils meurent ; il n’y a pas en fait dans l’Odyssée d’autre temporalité que la succession des événements. Voir, par exemple, Moses I. Finley, Mythe, mémoire, histoire, Paris, Flammarion, 1981, p. 15.

10 La construction de l’Odyssée, presque entièrement fondée sur un retour en arrière, est, à cet égard, très significative.

11. Par exemple et au hasard, Les voyages de Gulliver, La Légende des Siècles ou Les Aventures de Tarzan.

12. Adapté de l’Odyssée par Lob et dessiné par Pichard, Ulysse a été publié pour la première fois en 1968 dans la revue italienne Linus sous la forme d’un feuilleton, dont la suite est parue en France dans Charlie Mensuel, puis quotidiennement dans France-Soir à partir de 1974. L’album complet a été édité chez Dargaud (deux volumes en 1974 et 1975, puis un seul en 1982) et chez Glénat, collection Mythologie, Paris, 1981 ; c’est à cette dernière édition que renvoient nos références. Une autre oeuvre aussi célèbre a repris l’Odyssée d’Homère en la transposant dans l’univers de la science-fiction ; il s’agit d’Ulysse 31, qui est à la fois un dessin animé TV (1981), résultant d’une coopération franco-japonaise, et une bande dessinée, publiée en album et en magazines (depuis 1982). Sur Ulysse 31 et, de façon générale, sur toutes les publications en bandes dessinées ayant trait à l’Iliade, à l’Odyssée ou à l’Enéide, on lira avec intérêt Homère et Virgile à l’écran et dans la B.D., un dossier réalisé par Michel Eloy, Paris, Association Régionale des Enseignants de Langues anciennes de l’Académie de Paris, suppl. au bulletin n° 6, novembre 1983 et aussi Jean-Claude Carrière, Pour une utilisation pédagogique de la science-fiction et de la bande dessinée "antique", Besançon, Association Régionale des Enseignants de Langues anciennes de l’Académie de Besançon, bull. n° 16, juin 1980, p. 38-39, qui constitue une remarquable synthèse.

13. On trouve une citation de l’Odyssée, 1, 11-13 (éd. Bérard), page 104. Le texte des pages 23 et 84 s’inspire directement de Odyssée, 10, 3-5 et 12, 73-110.

14. A l’exception de Perséphone et de la pure Pénélope, la plupart des déesses et toutes les héroïnes, vivant sans doute au coeur d’un monde idéalement climatisé, s’attachent manifestement plus à compli quer leur vêtement qu’à s’en couvrir ; brunes plus souvent que blondes et les cheveux longs, toujours grandes, puissantes et de formes généreuses, elles ont un goût marqué pour les colliers, les pendentifs, les bracelets, les bottes et les cuissardes ; vaste robe de Circé, mini-robe de Calypso, strict péplos même de Pénélope, aucun tissu ne peut longtemps leur tenir au corps. En fait, les personnages féminins sont chargés de donner au récit la couleur érotique sans laquelle il n’est plus d’oeuvre authentiquement moderne ; le spectacle n’est pas sans agrément, mais quelque peu répétitif et finalement monotone.

15. Dans le même ordre d’idées, signalons que le texte porte plusieurs fois la trace de négligences qui ne sont pas dues à l’humour : les filles d’Eole batifolent dans l’atrium (p. 28), Ulysse attend la marée haute (p. 24) et tire au sort avec de petits papiers (p. 39), etc…

16. Voir indication à l’édition Glénat, p. 4.

17. Cette trame logiquement conduite et bien construite n’est cependant pas sans défauts ; les dieux, par exemple, en sont absents bien longtemps (p. 35 à 82) et leur présence paraît un peu sporadique. Quelques erreurs se remarquent aussi ; c’est ainsi qu’Ulysse se fait attacher au mât pour échaper à Circé, dont les drogues l’ont rendu dépendant ; ainsi ligoté, il dialogue avec les Sirènes, auxquelles même il se nomme ; à Polyphème en revanche, il ne dit pas son nom ; s’il s’agit là d’interprétations, nous n’en comprenons pas le sens.

18. D’un point de vue esthétique, le récit est perturbé par la présence inutile de résumés et de rappels (p. 22, 38, 47, 58, 75) ; de même, l’existence de subdivisions et de chapitres avec titres pleine page (Eole, p. 21, Circé p. 37, les Sirènes p. 57 ; le Retour p. 64) brise d’autant plus le rythme narratif que la dernière subdivision (le retour) regroupe à elle seule autant que toutes les autres réunies (Hadès, Charybde et Skylla, les vaches du Soleil, Calypso, le retour à Ithaque) ; il nous semble que ces défauts, qui sont sans doute les vestiges de la publication en feuilleton, auraient pu être corrigés dans l’édition définitive.

19. Supra note 14.

20. Voire même l’omniprésence des symboles de leur pouvoir : le Z de Zeus ou le K de Calypso, par exemple, sont visibles en de nombreux endroits.

21. Pages 6 à 9.

22. Le mal est essentiellement représenté par Poséidon ; Polyphème, les Sirènes, Charybde et Skylla sont des monstres résul tant de manipulations génétiques effectuées par le dieu ; il est à noter qu’Ulysse en triomphe toujours.

23. Il s’agit de l’énergoneutramine B 25 à 10 milligrammes qui se substitue au molu d’Homère (Odyssée, 10, 305).

24. Le robot de Calypso se nomme Andros.

25. Appelés ici aérions, comme la télévision s’appelle téléctron et le magnétophone échophone.

26. Curieusement il ne manque aux dieux que des ordinateurs, mais leur existence est évidemment sous-entendue.

27. Calypso dit, par exemple, à Ulysse : "Notre puissance et notre supériorité sur vous sont purement technologiques. Elles sont les fruits de civilisations plus évoluées que la vôtre parce que plus anciennes. Disons que nous avons eu la chance d’accéder à l’intelligence avant vous" (p. 109).

28. Quand ils se heurtent à la puissance purement technique des dieux, Ulysse et ses compagnons parlent généralement d’enchantement (p. 75) ou de sorcellerie (p. 13, 22, 89) ; pour eux, Polyphème est une créature de l’enfer (p. 13) ; la coloration chrétienne de ce vocabulaire se retrouve aussi dans certains comportements d’Ulysse (infra, note 46).

29. Poséidon a transformé des jeunes filles en sirènes (p. 63) et "fabriqué" Charybde et Skylla (p. 84).

30. Page 96.

31. Ray Bradbury, Rencontres nocturnes, dans Chroniques Martiennes, Paris, Denoël, 1950.

32. Comme l’érotisme (supra, note 14), mais d’une manière plus discrète, l’humour est présent d’un bout à l’autre du récit. Il s’agit essentiel lement de jeux de mots (chez Polyphème, œil pour œil, p. 18 ; chez les Sirènes, tout finit en queue de poisson, p. 62 ; chez Hadès, les vamps et Kamikaze, p. 72, etc…) ; on peut penser aussi que les ascenseurs des Enfers (p. 73), les frigidaires et les « caddies » d’Hélios (p. 94), ainsi que de nombreux éléments du dialogue (par exemple, le nom de Zeus d’Hadès, p. 79 ou le par miracle de Calypso, p. 103) sont également humoristiques ; c’est certain en ce qui concerne la première bulle de la page 109, qui unit en somme l’humour et l’érotisme.

33. Poséidon les traite de minus (p. 18), Eole de sauvages (p. 33), Hadès d’idiots (p. 81) et, parlant d’Ulysse, Hermès dit à Calypso : "Tu ne vas pas me dire que tu es réellement amoureuse de ce type" (p. 114).

34. Page 7 et suivantes. Spectacle dont ils se lassent d’ailleurs très vite (p. 82) et qui fait peu de cas de la vie humaine.

35. Les dieux regrettent le spectacle magnifique que leur offrait la guerre de Troie (p. 7).

36. Il ne s’agit plus en effet, comme dans l’Odyssée (11, 100-137), de l’avenir d’Ulysse, mais de l’avenir de l’homme, qu’Ulysse voit sur les films d’Hadès (p. 78 et 79).

37. "Ne suis-je pas aujourd’hui leur égal (l’égal des dieux) ainsi que tu me l’avais promis ? Vois, tout comme un dieu, je puis, sans plus m’étonner, faire naître d’un geste la lumière, faire apparaître des images sur le télectron, et répandre des flots d’harmonies" (p. 110).

38. Il a existé, on le sait, des suites à l’Odyssée d’Homère, dans lesquelles Ulysse, obéissant aux conseils de Tirésias (Odyssée, II, 100-137), repartait pour un long voyage terrestre. Sur la Télégonie, voir V. Bérard, l’Odyssée, Paris, Les Belles Lettres, tome 3, p. 192.

39. C’est celui que Calypso a donné à Homère et qui échappe "miraculeusement" au dernier naufrage (p. 104, 117 et 120). Sur la présence d’Homère, infra note 51.

40. Mis en contact avec beaucoup d’objets fabuleux, l’Ulysse moderne ne cherche jamais à s’en emparer ; à peine regrette-t-il la perte du réacteur donné par Eole ("nous aurions pu découvrir le secret de cet objet et, qui sait, contrôler la force qui l’habitait", p. 36) ; chez Calypso même, il n’utilise la puissance du robot Andros que pour tenter de construire un bateau (p. 112). C’est évidemment une conséquence du choix fait par les auteurs modernes, qui ne peuvent sortir de la trame antique et rendent ainsi le personnage d’Ulysse un peu falot ; cette attitude n’est cependant pas totalement « aprométhéenne » dans la mesure où Ulysse, en fait, se passe des dieux et s’affirme toujours comme son propre créateur. Notons aussi que le feu n’apparaît jamais entre ses mains, même pour l’aveuglement de Polyphème.

41. A Perséphone, qui le raccompagne au seuil du royaume d’Hadès, Ulysse ne dit rien, "car il savait bien qu’il ne serait jamais tout à fait le même après l’étonnant spectacle auquel il lui avait été donné d’assister." (p. 81). L’Ulysse moderne, qui vient de découvrir chez Hadès autre chose que son propre avenir, a donc plus appris que l’Ulysse antique ; il ne change cependant rien à son comportement, spécialement chez Calypso, qui lui propose pourtant de défier Zeus (p. 115). Notons ici l’habileté du scénariste, qui s’est arrangé pour qu’Homère, le reporter (infra, note 51), ne participe pas à cette découverte essentielle, dont il n’aurait d’ailleurs rien pu « voir » et qui devrait donc rester secrète, puisque tous les autres témoins vont disparaître (p. 87 et 100).

42. Cette prudence est spécialement sensible chez Eole (p. 28 et 32) et chez Hadès (p. 80-81), mais Ulysse n’y a généralement recours que pour se tirer des difficultés dans lesquelles sa témérité l’a plongé (par exemple, chez Hadès, p. 66 à 76).

43. A l’exception d’Eole et d’Hadès, tous ceux que visite Ulysse en sont plus ou moins victimes : il détruit Polyphème, Skylla et les vaches du Soleil et « détraque » Circé et Calypso !

44. Page 41.

45. Chez Calypso bien sûr, mais aussi, dans la version moderne, chez Circé la Drogueuse (p. 59-61).

46. Spécialement quand il se refuse à abandonner ses compagnons en péril (p. 41) ou le vieil Homère, oublié chez Circé (p. 83).

47. La répartition entre bons et méchants, que nous avons signalée chez les dieux et que Calypso rappelle (p. 109), se retrouve chez les mortels, puisqu’Ulysse et Homère se distinguent du reste de l’équipage souvent cruel et inconscient.

48. Hiérarchie des chefs et des subordonnés chez les dieux et chez les mortels ; place manifestement inférieure des femmes, toujours finalement soumises, à l’exception d’Athéna, qui toutefois n’obtient ce qu’elle veut de Zeus qu’en jouant de l’amour filial et paternel (par exemple, p. 100).

49. Page 78.

50. Supra, note 29.

51. Devant Troie qui brûle encore, Homère, poète, mais surtout correspondant de guerre, embarque avec ses documents dans le bateau d’Ulysse (p. 5-6) et devient rapidement le plus fidèle et le plus apprécié de tous ses compagnons. Toujours présent partout, sauf dans le royaume d’Hadès (supra, note 41), il perd la vue chez Polyphème (p. 18), qu’il avait eu lui-même l’idée d’aveugler (p. 17) et contribue, avec l’aide du magnétophone de Circé, à la mort de Skylla (p. 87-89). Son rôle n’est donc pas seulement celui d’un témoin, d’autant plus que, confident d’Ulysse, il sert, d’un point de vue narratif, à expliquer les pensées du héros (par exemple, p. 111) ou à marquer les transi tions (par exemple, p .120) ; sur la fin, il devient même brusquement (p. 124) le narrateur de l’histoire, ce qui altère gravement la structure et l’unité de la narration. Signalons enfin que, Calypso lui ayant offert un second magnétophone, il l’utilise (p. 104 et 120) pour enregistrer et dicter ce qui deviendra l’Odyssée ; cette idée, évidemment originale et riche, a séduit plus d’un commentateur de la bande dessinée (par exemple, Michel Eloy, op. cit., p. 26).

52. Même s’il cherche à se dépoétiser en histoire, le mythe reste encore un mythe, puisqu’il n’est pas débarrassé de "tout ce qui n’a pas d’équivalent constaté en notre ère historique" (Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, p. 81).

53. L’homme est donc entré dans la catégorie B, dont parle Hadès (p. 81). Il s’agit bien d’un mythe de la modernité, selon lequel le progrès des sciences et des techniques est l’instrument de l’émancipation totale des hommes ; par certains aspects, il est à la fois millénariste, ontologique et socio-politique. Voir, par exemple, Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Idées, 1962, p. 116-141 et Jean-Pierre Sironneau, Retour du mythe et imaginaire socio-politique, dans Le retour du mythe, Grenoble, Presses Universitaires, 1980, p. 9-28. Mais c’est aussi un thème fréquent dans la science-fiction : voir Igor et Grichka Bogdanoff, op. cit., p. 269-274.

54. Résumant de façon lapidaire la nature exacte des dieux, Circé déclare : "Tous les hommes sont des porcs, et je ne parle pas seulement des mortels." (p. 45) ; Calypso, plus midinette, lui fait écho lors de sa conversation philosophique avec Ulysse : "Disons que nous avons eu la chance d’accéder à l’intelligence avant vous. Mais sommes-nous meilleurs pour cela ? […] Ici même, certains d’entre nous n’abusent-t-ils pas de leur puissance, malgré les lois réprimant de tels abus ? J’ai connu l’Olympe et ses intrigues…" (p. 109).

55. Calypso descend au fond des mers, Ariane, Atlas, Centaure ou Apollo s’élancent à la conquête du ciel.


Article publié dans Caesarodunum XXXI bis : La mythologie, clef de lecture du monde classique,
Tours, Centre de recherches A. Piganiol, 1986, p. 591-606.


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