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L'EXPRESSION DU POUVOIR DANS LE DE AQVAE DVCTV ROMAE DE FRONTIN


 

Une approche du concept de pouvoir n'est généralement possible, en qui concerne l'Antiquité, qu'à travers des textes philosophiques, historiques ou même rhétoriques, dont le contenu est directement politique. Ouvrage essentiellement technique, le De aquae Ductu urbis Romae nous propose pourtant une approche à la fois plus directe et plus ordinaire. À travers l'histoire des aqueducs, le calcul des débits, le rappel des lois essentielles ou la nomenclature des tuyaux transparaît en effet, comme en filigrane, l'exercice d'une volonté politique qui s'exprime en quelque sorte à deux niveaux, celui du prince qui a l'initiative, celui du subordonné direct qui agit dans le cadre d'un large et libre champ d'action.

L'ouvrage de Frontin résume en effet l'enquête que l'auteur a conduite entre 97 et 98 [1] pendant toute la durée de son mandat de curateur des eaux de Rome. Son aspect est cependant trompeur; ouvrage technique pour les modernes, qui en tirent une quantité considérable de renseignements sur les aqueducs et la gestion des eaux de la Ville, il se présente en fait, non pas comme "une encyclopédie de l'hydraulique à Rome" [2], mais comme un rapport donnant les conclusions d'un audit effectué à la demande de l'empereur Nerva, qui venait d'accéder au pouvoir. Les implications politiques de ce compte rendu circonstancié sont donc fort évidentes.

Pour marquer sa volonté de changement, obtenir des résultats immédiatement visibles et donner à son action une plus grande lisibilité, le pouvoir qui se met en place en 96 avait probablement choisi de remettre aussitôt en ordre toute la gestion des eaux de Rome [3]. Il s'agissait en effet d'un domaine dans lequel les abus, les négligences et les passe-droits devaient être alors particulièrement sensibles. Si l'on en croit Frontin, les employés travaillaient souvent au noir ou trafiquaient, les plus nantis abusaient de leurs privilèges et les aqueducs mal entretenus et mal surveillés perdaient en cours de route une bonne partie de l'eau qui aurait dû parvenir aux fontaines publiques. Pour établir un état des lieux et proposer les réformes qui s'imposaient, le nouvel empereur nomma donc à la direction des eaux de la Ville un homme dont ni l'intégrité ni la compétence ne pouvaient être mises en doute [4].

Les mesures à prendre risquaient cependant d'indisposer toutes les classes sociales, qui, des fontainiers aux proches du pouvoir, profitaient largement du système. Pour désamorcer les possibles contestations de tous ceux qui voudraient, comme on dirait de nos jours, conserver les avantages acquis, le nouveau curateur reçut pour mission non seulement de mener l'enquête et de proposer des remèdes, mais aussi d'exposer clairement ses conclusions en produisant un texte qui fût à la fois ferme et convaincant [5].

Le De aquae ductu Vrbis Romae n'est ainsi ni un journal de bord [6], ni une plaidoirie qui aurait été prononcée devant le Sénat [7], c'est plutôt une sorte d'exposé circonstancié des motifs, destiné à faire passer, en l'expliquant et en le justifiant, un vaste projet de réforme.

La structure même de l'ouvrage est à cet égard tout à fait claire. Le rapport comprend en effet deux grandes parties, consacrées la première aux adductions de Rome et la seconde à la gestion des eaux [8]. Chacune de ces deux parties comporte un développement historique, puis un développement didactique [9]. Les subdivisions historiques replacent à chaque fois les eaux de Rome et leur gestion dans une continuité dont l'empereur et Frontin sont les garants ; les subdivisions didactiques expliquent le fonctionnement du système, dénoncent les abus, rappellent les lois qui les répriment et montrent l'intérêt des réformes en cours. Pour conclure (Aq.,130) [10], un bref paragraphe annonce en fait une amnistie générale accordée, selon la gravité des faits, par le curateur ou par l'empereur et prononce que les lois devront désormais s'appliquer dans toute leur rigueur.

Sans trop entrer dans les détails, on remarquera d'abord que les deux grands développements historiques sont exactement symétriques. À l'histoire des aqueducs, qui ouvre la première partie, répond le rappel des grands principes de la République et l'histoire de la curatèle qui ouvre la seconde. Des constructions toujours plus grandioses d'abord, une organisation toujours plus sûre de la gestion ensuite, chacune de ces deux grandes sections commence donc par une évocation de la période républicaine et répond à la nouvelle idéologie de l'Empire en plaçant les réformes entreprises à partir de 97 dans le droit fil de la grande histoire nationale.

Les conclusions de chacune de ces ouvertures sont en outre tout à fait caractéristiques. L'exclamation, apparemment naïve qui clôt le premier développement (Aq.,16 Tot aquarum tam multis necessariis molibus pyramidas uidelicet otiosas compares aut cetera inertia sed fama celebrata opera Graecorum, "Aux masses si nombreuses et si nécessaires de tant d'aqueducs, allez donc comparer des pyramides qui ne servent évidemment à rien ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles, mais célébrés partout") [11] est en fait un appel à respecter la grande œuvre technique accomplie d'un même élan pendant la République et sous l'Empire par le génie romain ; brève et sèche au contraire, la phrase qui ferme le second développement (Aq.,102,17 Post quem, imperatore Nerua III et Verginio Rufo III consulibus, ad nos cura translata est) situe Frontin au terme actuel d'une longue suite de responsables et lui confère toute l'autorité nécessaire à la conception et à l'application de ses réformes.

Le premier historique se place ainsi sous le signe de la raison, le second sous le signe de la morale et des lois qui l'expriment. D'un côté il faut se montrer digne d'un héritage monumental exceptionnel qu'il est indispensable de préserver, de l'autre il faut se souvenir de la rigueur avec laquelle on a d'abord géré l'administration et la distribution des eaux. Accepter les réformes qui n'ont d'autres intentions qu'une remise en ordre et qu'un retour aux principes oubliés depuis plusieurs années, c'est à la fois retrouver l'élan glorieux de l'histoire et reconnaître la valeur morale d'une législation qui assure le bien-être et la sécurité de tous.

À l'intérieur de ce développement très construit, Frontin mêle, à la rigueur de la démonstration, la vivacité de la polémique et l'appel à la raison. Dans l'étude technique et administrative qui constitue la trame de l'ouvrage se trouve en effet tissée toute une série de critiques, d'annonces et d'avertissements qui apparaissent comme autant de motifs destinés à appuyer la démonstration. Du début jusqu'à la fin du texte revient ainsi régulièrement la dénonciation des fontainiers, qui pratiquent sans vergogne, au profit des particuliers, toutes les fraudes possibles (Aq., 9; 32; 33; 72; 75; 76; 87; 91; 110; 114; 115). Frontin ne manque cependant pas d'indiquer aussi que ces irrégularités sont rendues possibles par le manque de civisme des riverains (Aq., 120; 126; 128), l'incompétence des curateurs (Aq.,74,2 parum diligenter; 101,2 inertia ac segnitia; 117,4 ambitione aut neglegentia; 130 neglegentia) ou la négligence des procurateurs (Aq.,112 ambitio), qui n'ont jamais été capables de tenir correctement les registres officiels (Aq., 64; 72; 73; 77) [12]. Certains empereurs même se sont engagés dans des entreprises assez contraires à l'intérêt public [13].

C'est en revanche au cœur même du rapport, et justifiée par la qualité scientifique de l'enquête, que se trouve placée l'annonce d'une réorganisation qui devrait conduire à la fin des abus (Aq.,87-93). L'intérêt de la remise en ordre est en outre clairement soutenu par la description, quasi triomphale, des avantages qui en découleront en même temps que sa rigueur est atténuée par des promesses d'amnistie pour les fraudeurs sur lesquelles se clôt symboliquement l'ouvrage (Aq.,130).

Le De aquae Ductu urbis Romae est donc bien un texte politique dans lequel les indications techniques n'interviennent qu'à titre de preuves et d'arguments; c'est un manifeste dans lequel, à l'aube du règne des Antonins, la nécessaire réforme de la gestion des eaux sert de véhicule à la présentation des orientations du tout nouveau pouvoir impérial. Cependant, si l'autorité est évidemment détenue par l'empereur, elle s'exprime ici par le truchement de l'enquête menée par le curateur qu'il a désigné; on peut donc trouver dans le texte à la fois l'image du prince et le profil du grand commis de l'État, qui détient en quelque sorte la réalité active et exécutive du pouvoir.

Pour être digne de la confiance du prince et de la charge qu'il confie, il faut d'abord faire preuve d'une scrupuleuse et consciencieuse loyauté, doublée d'un sens aigu des responsabilités [14]; il faut en fait se sentir comme investi d'une mission si haute qu'elle exige un engagement permanent de toute la personne. À ces qualités essentielles il faut en outre ajouter une longue pratique et une grande expérience professionnelles qui permettront de comprendre et de dominer toutes les situations [15]. Le ton solennel, catégorique et sûr de soi, avec lequel Frontin se reconnaît à lui-même, au début de son exposé, toutes ces qualités, doit être évidemment mis en rapport avec le désir politique de restaurer la puissance des curateurs que Claude avait considérablement diminuée [16]; il est cependant aussi comme l'affirmation d'un type de pouvoir qui se définit à la fois comme dépendant du prince et comme autonome.

Si l'empereur est en effet cité dès la première ligne et reste très présent dans tout le premier paragraphe, le nouveau curateur s'exprime, en son nom propre, avec l'abondance et sur le ton péremptoire qui revient à l'autorité. Dépositaire scrupuleux et compétent d'une délégation par trois fois mentionnée [17], il se présente en fait comme le détenteur unique d'une légitimité qui le situe d'emblée au-dessus de tous les autres. Cette légitimité s'exprime dès l'ouverture, et tout au long du texte, par l'emploi systématique d'une première personne [18] qui affirme à la fois l'activité du chef et son indépendance: dans le cadre de l'importante mission qui lui est confiée, Frontin se présente ainsi continuellement comme le seul maître et le seul décideur. Agissant avec toute la liberté et toute l'autorité que lui confèrent la rigueur minutieuse de son enquête et ses scrupuleux talents d'administrateur, il peut exprimer sa surprise et son indignation, expliquer son action, annoncer triomphalement l'avenir, rappeler les lois anciennes, admonester, menacer, instruire et décider, agir en fait à la fois comme un professeur, un législateur et un censeur qui disposerait pour un temps de l'ensemble des pouvoirs. Dans le feu de l'action qu'il doit conduire, il se place ainsi pratiquement sur le même plan que l'empereur: il agit comme le ferait le prince; avec un léger décalage, c'est, par sa bouche, la voix même du souverain que l'on peut entendre [19].

Ainsi s'érige une pyramide sur laquelle se fonde l'exercice efficace du pouvoir. Au sommet l'empereur, puis le curateur qui dispose en fait, et dans la limite de ses fonctions, des pouvoirs impériaux; en dessous, les subordonnés, plus loin les successeurs (Aq.,2,3 huius commentarii pertinebit fortassis et ad successorem utilitas) qui reprendront le modèle qu'on est en train de tracer, partout la foule de ceux qui doivent se soumettre aux nouveaux principes et aux lois qui les affirment.

Le curateur cependant n'est pas l'empereur; il ne peut efficacement agir que par la conjonction des qualités qui lui sont propres et de la confiance dont le revêt le prince. Cet accord essentiel, qui reprend en fait celui du souverain et du peuple et sur lequel repose toute la validité de l'enquête, est annoncé dès les premières lignes et plusieurs fois rappelé dans le cours du développement.

Dès l'introduction, en effet, l'activité consciencieuse du curateur et son amour pour sa fonction, on pourrait dire la haute idée qu'il se fait de sa mission, sont nettement mis en parallèle avec le sérieux et l'amour de l'État qui caractérisent l'empereur Nerva. Aux substantifs qui définissent les conditions nécessaires au bon exercice d'une charge importante (diligentia, amor) répondent, et au comparatif, les deux adjectifs qui qualifient le prince, diligentior et amantior (Aq.,1 Non ad diligentiam modo, uerum ad amorem quoque; nescio diligentiore an amantiore rei publicae imperatore). L'un et l'autre se trouvent ainsi étroitement unis par l'intérêt à la fois scrupuleux et affectif qu'ils portent à l'État: les qualités de l'un se retrouveront toujours dans les actions concrètes du second.

Le début du chap. 64, qui ouvre l'étude portant sur le débit des aqueducs, est ainsi entièrement fondé sur l'opposition entre l'apparence (uisa sit) et la réalité qu'un examen attentif (scrupulosa inquisitione) a révélée.

Nunc ponam quem modum quaeque aqua, ut principum commentariis comprehensum est, usque ad nostram curam habere uisa sit quantumque erogauerit; deinde quem ipsi scrupulosa inquisitione praeeunte prouidentia optimi diligentissimique Neruae principis inuenerimus (Aq., 64,1). "Je vais indiquer maintenant quel débit chaque aqueduc semblait avoir jusqu'à mon administration et quelles quantités il distribuait d'après les indications des Registres impériaux; et ensuite quel débit j'ai constaté moi-même après une enquête minutieuse provoquée par la prévoyance de Nerva, le meilleur et le plus consciencieux des Empereurs".

La parole impérative du curateur rétablit en fait la vérité contre les registres impériaux depuis trop longtemps mal entretenus, et fait de son mandat comme une frontière (usque ad nostram curam) séparant deux mondes. Cette remise en ordre résulte cependant à la fois de l'enquête minutieuse du curateur et de l'excellente prévoyance d'un empereur très actif (prouidentia optimi diligentissimique Neruae principis). Entre les deux l'union est si parfaite que la première personne devient, à la fin de la phrase, un nous de majesté qui peut s'entendre comme un pluriel (ipsi […] inuenerimus).

Gage ici de vérité, l'union des deux autorités garantit aussi l'équité. Au chap. 118, par ex., la justice personnifiée de Nerva est aussitôt validée par le rappel, présenté en parallèle et en chiasme, de l'honnêteté du curateur (Aq.,118,3 iustitia diui Neruae populo restituit, nostra sedulitas ad certam regulam redegit) ; la justice de l'un décide, la rigueur morale de l'autre organise la décision en en fixant les règles. Ainsi se trouvent assurées la légitimité de la réglementation et l'efficacité du droit.

C'est à la fin seulement du rapport que le prince et son curateur, une fois le travail achevé, retrouvent chacun la place qui est la sienne. Redevenu un subordonné dont la tâche est accomplie, mais qui peut encore éclairer l'empereur, Frontin rappelle, pour finir, à la fois la puissance de la loi qu'il défend avec mansuétude et la loyauté dans l'action qu'il professe depuis le début [20].

C'est le prince en effet qui détient la réalité d'un pouvoir qu'il n'a délégué que pour une mission précise et un temps déterminé. Dans l'austérité d'un texte officiellement technique, sa personnalité n'apparaît cependant que d'une manière presque symbolique; par les diverses qualités qui lui sont régulièrement attribuées en dehors des surnoms officiels, d'ailleurs peu nombreux [21], il figure l'ensemble des principes moraux et politiques qui impulsent et orientent l'action du curateur.

La qualité la plus fréquemment mentionnée est ainsi la diligentia [22] qui désigne l'attention scrupuleuse et le soin méticuleux avec lesquels on s'efforce de mener à bien une tâche importante. Signalée d'emblée comme caractéristique à la fois du prince et de son agent (Aq.,1), la diligentia de l'empereur s'associe à la sedulitas [23] du curateur pour placer la conduite de l'enquête et l'annonce des mesures à prendre sous le signe du sérieux et de l'honnêteté. À cette garantie de rigueur est associée la prouidentia, qui revient par deux fois (Aq., 64,1 prouidentia optimi diligentissimique Neruae principis; 87,1 prouidentia diligentissimi principis) pour souligner que le travail confié au curateur est un projet réfléchi qui repose sur une vision cohérente et constructive de l'avenir. La prouidentia soutient en effet le projet politique et lui permet d'anticiper les besoins ou les désirs et de se donner les moyens de les satisfaire. Ce qui avait été possible ne le sera plus: le prince est vigilant et attentif à faire cesser les excès dont l'impunité grevait l'avenir de la Ville.

Plusieurs fois répétés sous une forme ou sous une autre, les deux attributs fondamentaux portent sur l'aspect scientifique ou intellectuel des réformes à entreprendre, et le pouvoir y exprime en fait un désir de bien faire et une détermination qui sont une garantie de réussite et d'efficacité. Moins souvent mentionnées, mais certainement plus prégnantes dans la mesure où elles concernent l'objet même de l'enquête et non plus seulement les moyens de la conduire, les autres vertus de l'empereur font entrer les réformes dans le domaine de l'affectivité.

La cura (Aq.,88,1 curam imperatoris piissimi Neruae principis), par ex., exprime le souci que doit inspirer au prince le bien-être et le confort des citoyens. C'est une sollicitude réelle pour le peuple qui inspire des actions dont l'intention est seulement d'apporter plus d'hygiène et de sécurité. La cura précise ainsi l'effet de la diligentia et de la prouidentia qu'elle oriente résolument vers l'utile et le quotidien. Il s'agit, en réorganisant le système et en réformant la gestion, d'améliorer les conditions de vie à Rome et de travailler pour le bien de tous.

C'est pourquoi, une seule fois mentionnée dès le chap.1 et partagée avec le curateur, la vertu fondamentale, celle qui domine et conduit toutes les autres, est l'amour de l'État. Il ne s'agit pas cependant d'une passion, qui ne serait qu'ambitieuse, mais d'un sens aigu des responsabilités qui suppose un don complet de sa propre personne et accorde à l'intérêt public une absolue priorité. Équilibré par la justice, élargi par l'humanité, modéré par l'indulgence et poussé par le désir intime de faire toujours mieux, l'amour de l'État est le moteur de l'action du nouveau pouvoir et le principe fondamental auquel tous les autres, intellectuels ou affectifs, doivent se référer. Le Prince aime son peuple et ne se préoccupe ici que de le rendre heureux.

Cet amour de l'État suppose en quelque sorte un oubli de soi-même et comme une disparition du statut proprement impérial dans ce qu'il a de plus dominateur, de plus grandiose et de plus officiel [24]; c'est lui qui a manqué, par ex., à Néron et à Domitien, dont les réalisations pratiques ont été plus orientées vers leur propre splendeur que vers l'intérêt général [25]. Dépassant les avatars politiques, il inscrit le pouvoir dans une continuité, qui s'exprime dans le rappel des grands principes contenus dans les lois républicaines ou julio-claudiennes et fait de Nerva, puis de Trajan, les continuateurs d'une tradition de progrès pluriséculaire.

L'idéologie du nouveau pouvoir n'est cependant pas républicaine et les principes directeurs des premières lois de la République ne sont rap­pelés que pour en souligner l'austérité [26]. Ce qu'expriment ainsi l'amour du prince, son zèle, sa prévoyance et sa sollicitude, c'est le désir sincère d'ajouter le plaisir à l'utilité. Le prince ne se satisfait pas (Aq.,89,1 nec hoc diligentiae principis, quam exactissimam ciuibus suis praestat, sufficit; 93,1 Nec satis fuit principi nostro restituere copiam et gratiam) d'apporter le nécessaire, il veut donner aussi le superflu; au bien-être que procure la sécurité et la régularité des approvisionnements, il ajoutera le plaisir qu'apporte l'abondance. Il devient une sorte d'évergète qui se comporte à l'égard de son peuple comme un père bienfaisant et plein d'une scrupuleuse affection [27].

Tout à la fois technique, didactique et discrètement rhétorique, le rapport de Frontin nous met en contact avec le fonctionnement d'un pouvoir en quelque sorte quotidien. Il ne s'agit pas en effet du pouvoir suprême, exercé par un empereur aux surnoms prestigieux et glorieux [28], mais d'un pouvoir délégué, au second niveau, à un haut fonctionnaire honnête et scrupuleux. Le prince lui-même n'apparaît ainsi que comme une puissance, ou plutôt une présence, pacifique et tutélaire, uniquement préoccupée du confort, du bien-être et du bonheur de ses chers concitoyens. Plus que de pouvoir, c'est ainsi de gestion qu'il s'agit, mais d'une gestion qui se donne en exemple et se veut emblématique du nouveau régime. À travers elle s'offre en effet l'image que la dynastie, qui se met en place avec Nerva puis Trajan, veut donner d'emblée d'elle-même. Dans le domaine particulier, mais essentiel, de l'alimentation de la Ville en eau, les abus étaient criants; y remédier avec une vigueur exempte d'excès, c'était faire connaître, en réglant immédiatement un problème spécifique, mais très sensible à tous, les grands principes auxquels se référeraient désormais un pouvoir plus généreux, plus préoccupé de l'intérêt public et capable en outre de déléguer son autorité à des hommes efficaces et compétents. Tout un programme que Frontin s'est sincèrement efforcé de mener à bien [29].

 

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1. Ou 99. Sur ce débat, voir P. Grimal, Frontin, Les aqueducs de la ville de Rome (CUF), Paris, 1946 (1961.2), p. IX, XVI; F. Del Chicca, Frontino, De aquae ductu urbis Romae, Rome, 2004, p. VIII, n. 15; p. XXXV. L'hypothèse de F. del Chicca paraît plus vraisemblable.

2. P. Grimal, o.c. (n. 1), p. XIV et n. 1bis.

3. Il s'agissait peut-être d'une tradition familiale: M. Cocceius Nerva, le grand-père de l'empereur Nerva (Tac., An., VI, 26) avait été curateur des eaux de 24 à 34 (Frontin, Aq.,102,4).

4. Sur la carrière de Frontin, P. Grimal, o.c. (n. 1), p. Vl ss; F. Del Chicca, o.c. (n. 1), p. V, n. 1.

5. P. Grimal, o.c. (n. 1), p. XV.

6. P. Grimal, o.c. (n. 1), p. X.

7. J. DeLaine, "De aquis suis? The Commentarius of Frontinus", in C. Nicolet (éd.), Les littératures techniques dans l'Antiquité romaine. Statut, public et destination, tradition. Sept entretiens suivis de discussions (Entretiens sur l'Antiquité classique, 42), Vandœuvres­-Genève, 1996, 260 p. 117-141.

8. Pour les adductions: 4-93. Pour la gestion: 94-130.

9. Compte non tenu des transitions: 4-15 et 94-102 pour les subdivisions historiques; 18-86 et 103-129 pour les subdivisions didactiques.

10. Les chap. 87-93 servent de conclusion à la première partie.

11. Toutes les citations sont extraites de P. Grimal, o.c. (n. 1).

12. On remarquera que toutes ces critiques (fontainiers, riverains, responsables) tracent dans l'ensemble du rapport un dessin continu.

13. Néron en 76,5 et 87,3, Domitien en 118,3 et même Auguste en 11,1; aussi infra, n. 25.

14. Mentionnées dès l'ouverture du rapport (Aq.,1 naturalis sollicitudo, fides sedula), ces diverses qualités sont rappelées à plusieurs reprises : nostrae sollicitudini (17,3); nostra sedulitas (118,3); sedulo laborauimus (130,2); officii fidem (130,4).

15. C'est ce que démontre Frontin en refusant de partir de l'inconnu (Aq.,1 primum ac potissimum existimo […] nosse quod suscepi, "j'estime que mon premier et mon principal devoir est de connaître ce que j'entreprends ") et en prenant soin de rappeler d'emblée qu'il a précédemment exercé d'importantes fonctions (Aq.,1 sicut in ceteris negotiis institueram; 2,2 more iam per multa mihi officia seruato). En ce sens il diffère de ses prédécesseurs pour lesquels la cura aquarum n'était que le couronnement d'une grande carrière sénatoriale et ne réclamait pas de compétences particulières. Voir C. Bruun, The Water Supply of Ancient Rome. A Study in Roman Imperial Administration, Helsinki, 1991, p. 153 ss.

16. P. Grimal, o.c. (n. 1), n. 124. Sur les procurateurs, F. Del Chicca, o.c. (n. 1), p. 431 ss.

17. Res ab imperatore delegata (1); aquarum iniunctum officium (1); delegatum officium (2,1).

18. Pour ne citer que le premier et le dernier chapitres, on remarquera, en Aq.,1 nescio, existimo, suscepi, en 130, negauerim, laborauimus et, pour conclure, opto. On peut aussi noter, en Aq.,1, la présence des pronoms de première personne et leur mise en relief: et me, sitque nunc mihi.

19. Les deux premiers chapitres disent clairement que Frontin ne veut mener l'enquête que pour lui-même: Aq,1 primum ac potissimum existimo […] nosse quod suscepi, "j'estime que mon premier et principal devoir est de connaître ce que j'entreprends"; 2,2 Quapropter [… ] in ordinem et uelut in corpus deducta in hunc commentarium contuli, quem pro formula administrationis respicere possem, "aussi […] ai-je composé un exposé ordonné et une sorte de recueil général, condensé dans ce traité, pour m'y reporter comme au formulaire de mon administration"; 2,3 in primis ad meam institutionem regulamque proficiet, "c'est d'abord à ma formation et à l'établissement de mes principes qu'il [le traité] servira". Le rapport qu'il rédige ne devient une œuvre de propagande que par ce qu'il contient. Les principes de Frontin sont en effet ceux du pouvoir; il est sincère et cette sincérité en fait un porte-parole conscient et déterminé.

20. Outre le maintien très affirmé de la première personne et du rôle du curateur, on remarquera dans ce dernier chapitre l'adjectif sedulus (sedulo laborauimus) et le rappel de la fides (officii fidem) qui se trouvaient unis l'un à l'autre à la première phrase du texte (sedula fides). La loyauté et l'honnêteté du curateur servent ainsi clairement de ligne directrice à l'ensemble du rapport.

21. On ne trouve que optimus (64,1 prouidentia optimi diligentissimique Neruae principis), piissimus (88,1 curam imperatoris piissimi Neruae principis) et naturellement, après le décès de Nerva, diuus (118,3 iustitia Diui Neruae). La formule employée en 31,2 (in commentariis inuictissimi et piissimi principis) s'applique aux registres officiels et ne désigne ni Nerva ni Trajan, mais l'empereur en général.

22. Sous forme d'adjectif ou de nom en Aq.,1 diligentiore imperatore; 64,1 diligentissimique Neruae principis; 87,1 prouidentia diligentissimi principis; 89,1 diligentiae principis.

23. Supra, n. 15.

24. Supra, n. 21.

25. En 76, 6 pour Néron, en 118,3 pour Domitien et même en 11,1 pour Auguste pourtant qualifié de prouidentissimus.

26. Résumés en 94,3-6, les principes républicains rappellent les vertus antiques et ont valeur d'exemplum.

27. L'amour du prince se manifeste aussi dans son humanité (109,3 humanius uisum est principi nostro) et dans son indulgence (130,3 qui, admoniti, ad indulgentiam imperatoris decurrerunt).

28. La comparaison avec l'ouverture du Panégyrique de Trajan est à cet égard révélatrice: Quod enim praestabilius est aut pulchrius munus deorum quam castus et sanctus et dis simillimus princeps?, "Quel présent du ciel est plus précieux ou plus beau qu'un empereur vertueux, saint et tout semblable aux dieux?" (Plin., Pan., 1, 3-4, trad. M. Durry).

29. Reste seulement à savoir si le texte a été publié dès son achèvement. On peut penser le contraire, ce qui expliquerait les anomalies du plan. Voir, par ex., F. Del Chicca, o.c. (n. 1), p. XIV-XV.

 


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