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LES AFFAIRES DE M. JULES CÉSAR
OU BERTOLD BRECHT, L’HISTOIRE DE ROME ET NOUS


I- Le roman de l'histoire
• Structure du roman
– Carrière d'un jeune homme distingué
– Notre maître C.
– Administration classique d'une province
– Le monstre à trois têtes
• La chronologie
– Les trois chronologies
– Chronologies et littérature
– Chronologies et idéologie

II- Histoire ou roman historique ?
• L'histoire
• Un roman historique
– Personnages non historiques et scèenes inventées
– Personnages historiques et scènes extrapolées
• Une apparence trompeuse
– Les tableaux
– César n'est pas un héros
– Res gestae et negotia

III- Le roman historien
• Les angles de vue
• La dialectique
• Le roman sur l'histoire
– La leçon d'histoire
– L'histoire en question



Les rapports que Brecht entretient avec la tradition littéraire sont nombreux et complexes; si le grand dramaturge allemand puise très fréquemment en effet dans le patrimoine européen moderne, il emprunte également à l'Extrême-Orient et s'inspire plusieurs fois des auteurs anciens, particulièrement des poètes et des historiens latins [1].

C'est que Brecht, pour qui Marx et Engels étaient des classiques [2], avait fait de bonnes études latines au lycée d'Augsbourg [3]; il en était fier et manifesta, sa vie durant, une nette prédilection pour les auteurs de Rome [4]. Poète et matérialiste, il est évidemment un lecteur attentif de Lucrèce, dont il s'inspire directement quand il entreprend le Manifeste [5], mais il aime également Horace et Virgile, dont on trouve plus d'une trace dans son œuvre [6] ; marxiste, il étudie l'histoire romaine et pratique aussi bien les historiens anciens que les travaux des savants allemands contemporains.

De cette influence latine, qui marque dans la dramaturgie brechtienne le désir de se démarquer de Lessing et d'une tradition allemande plus proche des Grecs que des Romains [7], sont nées trois œuvres d'inégale importance : Coriolan [8], qui est en fait inspiré de Shakespeare, les Horaces et les Curiaces [9], un Lehrstück directement tiré de Tite-Live, mais dont l'idée vient certainement de Corneille, le Procès de Lucullus [10], œuvre à la fois romaine et brechtienne, dont la longue et instructive histoire ne peut malheureusement trouver sa place ici.

A ces trois œuvres, Brecht avait l'intention d'ajouter un César. Il y travaille à partir de 1937 [11] et envisage à cette époque d'écrire une pièce ou un scénario de film. Mais le sujet lui paraît trop complexe pour la scène et Brecht se trouve, à partir de 1939, éloigné du théâtre; il choisit alors un autre mode d'expression et se met à écrire le seul vrai roman qu'il nous ait laissé [12].

De 1939 à 1956, il relit les auteurs anciens, consulte les modernes, amasse une documentation importante [13] et rédige les trois premiers livres et le début du quatrième [14]; en août 1956, la mort vient l'interrompre et l'œuvre demeure inachevée. Die Geschäfte des Herrn Julius Caesar paraîtra dès 1957 en Allemagne 15; la traduction française est de 1959 [16].

Répondant à des intentions philosophiques et politiques déterminées, le César de Brecht tient à la fois de l'histoire, du roman historique et de l'étude théorique; mais, trop romancé pour une histoire, trop divers pour un roman, trop imaginatif pour une étude savante, il n'entre en fait dans aucune de ces trois catégories; c'est finalement, comme tout ce qu'écrit Brecht, une œuvre de combat et d'enseignement [17], à la recherche d'une vérité qui nous concerne.

Il y avait, nous semble-t-il, trois façons d'aborder cette œuvre complexe: l'une, assez vaine sans doute, aurait été de rechercher tous les passages dans lesquels on découvre nettement l'influence, directe ou indirecte, des Anciens [18]; l'autre, plus positive, serait de reprendre, d'un point de vue marxiste, tous les faits avancés par Brecht et de les vérifier en se demandant notamment si les finances romaines avaient bien toute l'importance que l'auteur leur accorde [19]; faute de temps et de compétence, nous avons choisi la plus littéraire: nous essaierons seulement de dégager la forme et l'esprit de cette œuvre, afin d'en préciser les intentions et de mieux comprendre la place que tient, dans une pensée fondamentale moderne, une réflexion approfondie sur le monde romain et son histoire.


1. - LE ROMAN DE L'HISTOIRE

Au lieu de mettre directement César en scène, Brecht laisse la parole à un narrateur, sans doute assez jeune, dont l'intention est d'écrire la vie de César comme il a précédemment écrit celle de Solon [20].

Nous sommes en 24 avant J.-C. Le futur historien vient de s'installer pour un mois à la campagne et assez près de la villa dans laquelle s'est retiré le riche banquier Mummlius Spicer; Spicer détient en effet, soigneusement rangée dans sa luxueuse bibliothèque, une pièce essentielle et unique : le journal personnel de Rarus, un esclave qui fut très proche de César et s'occupa de ses affaires financières.

Introduit auprès de Spicer par des lettres de recommandation, le jeune érudit obtiendra, moyennant finances toutefois, de consulter le journal et d'entendre les explications et les commentaires qu'y ajoutera le vieux banquier. Il fait ainsi coup double : d'une part, Spicer, qui a débuté dans les affaires comme huissier, s'est enrichi grâce aux dettes de César: il est habilement devenu son homme de confiance et connaît bien l'ancien dictateur; d'autre part, les amis qui fréquentent sa villa peuvent communiquer des informations complémentaires au jeune homme et l'aider à écrire une histoire objective qu'ils semblent tous attendre [21].

L'historien se trouve donc confronté à deux sources de renseignements : le manuscrit qu'il lit chez lui, les commentaires et les propos de hasard qu'il recueille chez le banquier. Cette disposition particulière, dont nous essaierons de comprendre le sens, explique la structure du roman qui se divise en quatre livres habilement alternés.

1. Structure du roman

Chacun de ces livres comporte un titre qui en indique le thème principal et correspond à une période chronologique déterminée, selon qu'il s'agit des entretiens autour de César ou des notes de Rarus.

A) Carrière d'un jeune homme distingué.

Le premier livre présente un ensemble de vues rapides et originales sur le César des années 70-64. Sa carrière d'avocat, son voyage à Rhodes et l'affaire des pirates sont évoqués par M. Spicer. Le juriste Afranius Carbon parle ensuite des rapports du jeune aristocrate avec les Populares, mais l'historien sera bien déçu par l'ancien légionnaire du conquérant des Gaules, auquel il a rendu visite.

L'ensemble se déroule dans la maison du banquier dont on devine la richesse et l'activité; le travail et les conditions d'existence des esclaves nombreux qui s'y trouvent tiennent une place importante dans le récit.

B) Notre maître C.

Le second livre est tout entier constitué par le journal que Rarus a tenu du 11 août au 20 décembre 91 [22]; la période ici décrite (août à décembre 63) est donc celle de la dernière conjuration de Catilina.

C) Administration classique d'une province.

Le troisième livre prend comme thème essentiel la propréture de César en Espagne et couvre, avec des blancs importants, l'ensemble des années 62 et 61 ; pour cette raison, il comprend plusieurs parties.
a) Le journal de Rarus porte sur quelques événements du début de l'année 62, mais est principalement constitué par une description du champ de bataille de Pistoia, que l'esclave-secrétaire parcourt dans l'espoir d'y retrouver son ami Caebio.
b) Le poète Vastius Alder donne ensuite au narrateur une image plus grandiose et plus romantique de César.
c) Mummlius Spicer raconte, après le départ du poète, comment, dans l'été 61, César contraignit Crassus à lui servir de caution pour ses dettes et même à lui prêter encore de l'argent. Le banquier explique ensuite les grands principes de la propréture de César en Espagne pendant l'année 61-60.

D) Le monstre à trois têtes.

Suite logique du précédent, le quatrième livre ne contient que les notes rédigées par Rarus entre le 12 juin et le 27 juillet 694 (juin et juillet 60) ; le secrétaire de César raconte le retour à Rome du propréteur, les préparatifs de son triomphe et les circonstances qui le conduisirent à préférer le consulat.

Comme le titre l'indique [23], les premiers accords de Lucques devaient figurer dans ce volume qui est inachevé.

2. La chronologie

A) Les trois chronologies.

L'ensemble du roman s'installe, on le voit, dans une chronologie globale postérieure à César, puisque le dictateur est mort depuis vingt ans, quand le récit commence [24]. Le thème principal est ainsi décentré; il ne s'agit pas d'une vie de César, mais d'une enquête à propos d'un César qui n'est pas toujours au-dessus de tout soupçon.

Comme cette enquête suit deux voies complémentaires, deux autres trames chronologiques apparaissent dans le récit principal. La première est celle des témoins survivants, qui parlent de César au passé, se souviennent et rapportent des faits vieux de quarante ans [25]; dans leur récit, les détails s'estompent, les idées générales ressortent plus nettement, la ligne des événements devient plus claire et plus logique. L'enquête met donc à jour des souvenirs, des évocations, des explications, en un mot, des mémoires, qui tiennent compte de tout le passé, même de celui qui, quarante ans plus tôt, n'était qu'un avenir imprévisible.

En contrepoint, la seconde trame est tissée par le journal de Rarus qui raconte les événements à chaud. Entièrement écrit au présent, il donne les faits tels quels, avec de multiples détails et sans distinguer ce qui est privé de ce qui est politique ou public; l'optique du narrateur étant maintenant personnelle et sans recul, certains incidents mineurs sont grossis, d'autres plus importants sont oubliés; quelques tentatives de synthèse viennent parfois élargir le propos, mais, quand elles ne sont pas fausses, elles se bornent à résumer les sentiments d'autrui sans jamais les vérifier [26]. Il s'agit bien de notes, de journal, c'est-à-dire de chroniques au jour le jour, écrites à titre rigoureusement personnel et sans aucune prétention à l'historicité.

Le narrateur, qui se veut historien, se trouve donc aux prises avec un temps qui, dans un cas, joue en entier et, dans l'autre, est sans épaisseur; le récit s'inscrit ainsi dans trois chronologies: l'une étroite et précise (août 63 - juillet 60), l'autre plus floue (des années 65 aux années 59), la dernière globale (des années 65 à 24 av. J.-C.), et chacune correspond à un point de vue sur le passé: la chronique, le commentaire, l'histoire proprement dite.

Cette structure à trois niveaux permet à la fois de façonner un roman, c'est-à-dire un récit littéraire plutôt qu'une histoire, et de lui donner un sens global en rapport avec ses intentions politiques et didactiques: d'emblée, les personnages perdent leur individualité propre et deviennent de simples figurants sur un théâtre immense.

B) Chronologies et littérature.

Toutefois, en pratiquant l'alternance des témoignages sur le passé, Brecht refuse la narration continue qu'utiliserait un historien véritable ou un vrai romancier; il organise son récit comme un ensemble de points de vue divers autour d'un même sujet et peut ainsi choisir les événements qu'il raconte, ajouter des tableaux, des portraits, des commentaires, en un mot, rester continuellement maître des lieux, des temps et des personnages.

L'histoire devient alors évocation; elle se fait plus globale et plus vivante; elle nous conduit du palais de Crassus [27] à ses insulae-taudis [28], de la maison de César [29] à celle d'un affranchi [30], de la clientèle de Caton [31] au Champ de Mars [32], des bistrots et des bouges [33] aux banquets officiels [34], du Sénat [35] aux halles où l'on attend le blé [36]; mêlant sans cesse les grands hommes aux inconnus, les leaders et la foule, elle nous donne une image complète et passionnante de la vie romaine au Ier siècle avant Jésus-Christ. En fait, elle s'écrit sous nos yeux; nous la voyons tantôt de loin, tantôt de près, tantôt grouillante et tantôt figée dans un commentaire, tantôt dans toute la splendeur de son apparence et tantôt mise à nu par un regard critique.

A travers la multiplicité des lieux et des personnages nous comprenons vite que les grands ne sont pas tout, parce qu'ils ne sont pas seuls.

C) Chronologies et idéologie.

Cependant, le choix de plusieurs modes d'approche et de plusieurs chronologies suppose l'existence d'un lien propre à maintenir l'unité de l'ensemble. Ce rôle est évidemment celui du narrateur-historien, qui écoute et lit le passé, mais décrit aussi le présent.

Or le présent juge le passé qu'il prolonge et avec lequel il forme un tout. Quand on voit fonctionner la propriété de Spicer, quand on assiste au pauvre départ de l'esclave mis en vente [37] et qu'on regarde le travail de ses compagnons, qu'on pénètre dans la cabane de l'ex-légionnaire, qu'on l'écoute [38] et qu'on le soupçonne à l'occasion d'aider les esclaves en fuite [39], on comprend à l'évidence que rien n'a changé depuis les jours sombres de 63, rien, sauf la fortune de Spicer et celle de ses amis. César n'a favorisé que les affaires, il n'a renforcé que le pouvoir des riches, qui le guidaient et le tenaient en laisse; aux pauvres, qui le suivaient, le servaient et se faisaient par là du tort à eux-mêmes, il n'a rien apporté [40].

Ainsi, par le jeu continuel qu'elles provoquent entre le présent et le passé, par les comparaisons qu'elles permettent entre les faits et les résultats, l'organisation du livre, sa structure interne et sa composition d'ensemble sont exactement adaptées aux intentions de Brecht; il ne s'agit pas seulement d'un jeu littéraire, mais aussi d'une dénonciation et d'une leçon; une fois replacé dans le contexte des années 60 à 20 av. J.-C., il est clair, nous dit Brecht, que César a fait plutôt des affaires qu'une politique, ou plus exactement, qu'il n'a fait que la politique des gens d'affaires.

Avec Brecht, marxiste soucieux de plaire et d'être entendu, l'histoire emprunte le chemin du roman historique pour mieux se défaire des apparences et mieux dire sa vérité [41].


II. - HISTOIRE OU ROMAN HISTORIQUE?

1. L'histoire

Car il s'agit d'histoire, et le critique le plus sévère trouverait finalement peu de choses à reprendre du point de vue de l'exactitude des faits : quelques omissions [42], quelques erreurs dans les dates [43], mais rien qui puisse vraiment faire crier au scandale.

A peine peut-on s'étonner de la coquetterie avec laquelle Brecht use parfois des anachronismes volontaires [44]. Cependant, s'il est difficile de justifier les « Gobelins » [45] dont César fait décorer sa villa des Monts Albains, ou même le grade de colonel octroyé au tribun Nepos [46], on comprend mieux l'emploi du mot City pour désigner en bloc les Chevaliers, les Publicains et, dans l'ensemble, tous ceux qui vivent à grande échelle du commerce et des trafics d'argent [47]. Le terme évoque en effet la solidité, la dureté, la durée; il fait entrer les financiers, les banques, l'argent dans une sorte d'anonymat éternel, qui souligne bien que, sous des aspects divers, les puissances financières demeurent toujours étonnamment semblables à elles-mêmes dans les buts à atteindre et les moyens d'y parvenir.

En fait, l'ensemble du roman fait la preuve d'une remarquable « fides historica ». On sent que Brecht a lu les historiens anciens [4] et les auteurs modernes [13]; de multiples détails [48] montrent qu'il connaît les faits en profondeur et qu'une longue et patiente fréquentation des sources l'a rendu plus proche encore d'événements avec lesquels ses études classiques l'avaient déjà mis en contact. Par la précision des détails, la richesse des évocations, l'exactitude de l'information le roman de Brecht est, à plus d'un égard, celui d'un excellent historien.

Pourtant Brecht ne veut être, à l'évidence, ni Mommsen, ni Carcopino, ni même Parain : il se place dans un autre domaine.

2. Un roman historique?

C'est en effet un roman sur César, non pas une vie de César que Brecht nous propose. Support du récit, l'histoire n'y est donc pas une fin en elle-même et l'auteur s'attache plus à l'authenticité des détails qu'à leur scrupuleuse précision, il cherche la vérité plutôt que la fidélité.

A) Personnages non historiques et scènes inventées.

Il est frappant à cet égard de constater que les acteurs de premier plan ne sont pas historiques. Mummlius Spicer, Carbon, Alder ou le légionnaire, Caebio, Rarus et ses amis, sans compter le narrateur, sont issus de l'imagination du poète et leurs noms ne figurent dans aucun manuscrit latin. Ils ne sont pourtant pas moins crédibles, pas moins « vrais », que les Crassus, les Caton, les Clodius ou que César lui-même et le lecteur non averti ne saurait distinguer ceux qui sont attestés de ceux qui ne le sont pas [49].

Le rôle joué par ces personnages, et par les scènes entièrement inventées dans lesquelles ils figurent, est évidemment fondamental. Tirant leur légitimité des personnages réels près desquels ils sont placés, ils rendent à leur tour crédible l'existence d'une foule d'autres figurants, ouvriers, commerçants, esclaves, artisans, soldats, paysans, etc... qui constituent l'essence même du peuple de Rome. C'est sur eux que le récit repose; les héros et les événements qualifiés d'historiques se reflètent en eux comme dans un miroir qui renverrait une image plus exacte et grossie.

Tout, en fait, est vu, non pas à travers eux, mais par eux et sur eux; ils animent, dirigent et soutiennent un récit auquel ils donnent à la fois de la vie et de la vérité. Du coup, l'histoire se déplace: les héros, de nouveau, ne sont plus seuls.

Ceci explique pourquoi Brecht refuse les grandes scènes, c'est-à-dire les épisodes qui font directement partie de l'histoire et ne reposent que sur un homme. Le huit novembre 63, par exemple, au lieu d'assister à la séance pendant laquelle Cicéron prononce la Première Catilinaire, nous restons avec Rarus à la porte du Sénat parmi les cochers et les esclaves et n'apercevons qu'un instant la salle [50]. De même, en 61, nous ne verrons pas César déposer devant le tribunal qui juge Clodius et nous ne suivrons pas le triomphe de Pompée, qui ne sera décrit que plus tard.

B) Personnages historiques et scènes extrapolées.

Si les grands moments, qui ne nous apprendraient rien que nous ne sachions déjà, sont absents du récit, d'autres, en revanche, dont l'importance paraît moindre, y sont fréquemment développés. Il s'agit en général d'épisodes dont la réalité historique est certaine, sans qu'on puisse en connaître exactement le détail, comme, par exemple, l'accusation lancée contre Catulus par le nouveau préteur César [51] ou la comédie jouée contre Caton par César et le tribun Nepos [52].

Dans ces tableaux brillants, la création littéraire fait revenir l'histoire au premier plan, mais la place volontairement au même niveau que la fiction, qui est aussi de l'histoire. L'ensemble trouve de ce fait une cohésion qui permet de considérablement élargir le champ de la description historique.

En fait, la plupart des grandes scènes sont, pour ainsi dire, extrapolées, dans la mesure où l'on peut déduire leur vérité historique d'un ensemble de faits attestés; elles sont possibles, vraisemblables, logiques, ne présentent aucun caractère absurde et s'intègrent parfaitement à la suite des événements qu'elles illustrent avec vigueur, mais personne ne peut prouver qu'elles ont vraiment eu lieu. Il en est ainsi, par exemple, de la plupart des scènes de foules ou d'émeutes [53], du banquet qui rapproche César et Cicéron [54], de la distribution de blé au peuple [55] ou du cortège qui conduit au Tullianum les complices de Catilina [56].

Ainsi l'essentiel du récit se trouve placé en marge, non pas de l'histoire, mais d'une certaine histoire et, s'il ne s'agit pas d'une biographie véritable, il ne s'agit pas davantage d'un vrai roman historique; l'intention de Brecht n'est pas en effet d'utiliser l'histoire au profit de la littérature, mais de pratiquer une littérature à portée historique, une littérature qui fasse revivre autrement le passé, en le montrant à travers tout un ensemble de réalités diverses et de faits concrets et précis, qui semblent être un écho de l'histoire et deviennent, une fois qu'on les a réunis, l'histoire elle-même.

3. Une apparence trompeuse

Du roman historique Les affaires de M. Jules César n'ont donc que l'apparence. Le roman historique en effet reste continuellement à côté de l'histoire et ne cherche en général qu'une vérité de façade. Il affectionne les scènes totalement fictives ou officiellement historiques et n'exprime pas vraiment la réalité d'une époque. Plus porté sur les intrigues secondaires et les secrets d'alcôve, il affronte les personnages imaginaires aux personnages historiques, afin de donner aux premiers la véracité des seconds, mais ne s'intéresse jamais au milieu, conçu comme reflet privilégié d'une réalité économique et sociale; l'histoire demeure un prétexte commode aux rebondissements d'une action totalement soumise aux exploits d'un héros fabuleux et fictif.

A) Les tableaux.

Dans le roman de Brecht au contraire les tableaux essentiels, inventés ou extrapolés, sont manifestement conçus comme une éclatante illustration de l'histoire. Même lorsqu'ils font, et rarement, penser à des toiles de maître ou à de belles adaptations cinématographiques, ils sont toujours dotés d'un caractère hautement historique et donnent, au même titre que les personnages inventés, l'image exacte d'une réalité qu'ils permettent d'approcher et, si l'on peut dire, de toucher du doigt. Ils ont même plus d'importance que les personnages de premier plan, parce qu'ils détiennent une plus grande part de vérité; l'histoire, pour Brecht, est plus concrète que psychologique et s'accommode mal des héros.

B) César n'est pas un héros.

Il est évident, par exemple, que le personnage de César n'a pas chez Brecht le poids qu'on peut lui trouver dans Shakespeare ou dans les travaux de Mommsen et de Carcopino.

Pourtant, Brecht n'exerce pas contre lui une dérision systématique; César n'est jamais ridiculisé; s'il est manifestement regardé de loin, il n'est pas vu par le petit bout de la lorgnette: nous ne sommes pas dans un livret d'Offenbach. Quand l'humour s'exerce, il provoque plutôt un attendrissement amusé pour un héros empêtré dans ses propres intrigues et pris à ses filets trop serrés [57]. Le fait que César ne soit jamais montré, si l'on peut dire, en direct, mais toujours décrit à travers Rarus ou d'autres personnages, l'espèce d'anonymat systématique dans lequel il est tenu d'un bout à l'autre du récit [58] le rend moins accessible et plus abstrait, mais ne suffirait certainement pas à lui enlever tout aspect héroïque. Le refus de le montrer dans ses grandes et majestueuses fonctions officielles n'explique pas davantage l'étonnante inconsistance du futur dictateur: c'est de lui que l'on parle, c'est autour de lui que l'on vit, c'est à lui qu'on s'intéresse au premier chef, et pourtant il semble échapper et fuir, il paraît glisser des doigts, il est insaisissable; en fait, il n'est pas là, l'histoire se fait sans lui : il n'intervient qu'à la demande [59] et n'est pas irremplaçable.

C'est que César pour Brecht n'existe pas en lui-même: simple émanation d'un ensemble complexe dont les données sont fondamentalement économiques, il n'est pas maître de l'histoire et ne paraît la conduire que parce qu'il est conduit lui-même par l'argent des autres. De même que, dans l'affaire des pirates, il joue successivement les rôles de victime et de bourreau, de même dans l'évolution politique des années 60, il ne peut mener les événements qu'après avoir été mené par eux; il ne prend pas le pouvoir, il y est porté par ceux qui ont un instant besoin de lui comme il a besoin d'eux.

César n'existe ainsi que par l'action que les autres exercent sur lui; laissé seul, il s'effondre; il dort ou lit des romans grecs [60] et paraît ne tenir debout qu'à condition d'être appuyé sur les murs épais entre lesquels ses dettes et les créanciers de la City l'ont enfermé.

Très caractéristique à cet égard est la nouvelle que Brecht écrivit en 1954 [61]. Dans la nuit du 14 mars 44, César voit en rêve ses meurtriers venir à lui pour le poignarder; il sait qu'il va mourir et se rend quand même au Sénat, laissant ainsi s'accomplir le destin, dont il était prévenu. Il faut évidemment se garder d'une lecture romantique, qui ferait de César un héros fasciné par la mort; en fait, le dictateur est soudainement désarmé, on voudrait dire désamorcé, parce que les banquiers ne l'alimentent plus: ils semblent ne plus approuver ses projets et sans doute en prévoir d'autres, qu'ils ne lui ont même pas fait connaître. Le légionnaire et Rarus, dont les motifs sont différents, pourront toujours préparer sa fuite, qu'un peu d'argent rendrait possible, César ne sera pas au rendez-vous.

Privé de ceux qui le tenaient et le poussaient, le dictateur s'arrête; il n'est plus qu'un pantin sans manipulateur et son rôle est terminé. La mort n'est ainsi que la manifestation d'une absence définitive de pouvoir; les décisions se prennent ailleurs et le vrai fatum de César, c'est l'argent des banquiers.

C) Res gestae et negotia.

Ce ne sont donc pas les res gestae de César que Brecht nous présente, mais ses negotia. A la fin de la République, on le sait, aucune carrière politique ne peut se concevoir sans l'argent, qui permet de donner des jeux, d'acheter des électeurs et de tenir à l'avance le rôle auquel on veut prétendre; or César n'a pas d'argent et, sans doute, il le méprise; très habile à le dépenser, il ne sait pas le gagner et ne peut que l'emprunter. Comme tous les aristocrates de cette époque, il ne remboursera ses énormes dettes qu'en tirant profit des charges politiques et de « l'administration classique d'une province »; du coup, ses débiteurs conduisent sa carrière, qui est leur seule garantie.

César, C., pourrait être n'importe quel autre aristocrate intelligent, c'est-à-dire qu'il est socialement et non fatalement destiné au pouvoir; il ne devient lui-même, dans le cours du roman, que par l'effet d'un jeu toujours financier : trouver de l'argent, c'est accéder aux honneurs et répondre à une nécessité de classe.

Les vrais héros sont donc bien les banquiers et les banques, agents plus ou moins anonymes des affaires et du commerce, dont Afranius Carbon fait une apologie de ton parfois si voltairien [62] et César est César comme les pirates sont les pirates, parce que c'est le désir de ceux qui font écrire l'histoire [63].

Quand les guerres se terminent, la liste des morts est affichée entre deux banques [64].


III. - LE ROMAN HISTORIEN

Au lieu de hanter les coulisses de l'histoire, le roman de Brecht prend donc un recul nécessaire à la compréhension des choses; c'est, si l'on ose dire, un roman historien, un roman qui fait de l'histoire et l'intention majeure de Brecht est de donner une image complète et vivante des grands problèmes auxquels Rome était affrontée vers 60 av. J.-C., en soulignant leur importance dans l'ascension de César.

Le genre romanesque lui permet à la fois de rendre sensibles les divers aspects de la situation à cette époque, en faisant varier sans cesse l'angle de vue des lecteurs, et de souligner les contradictions mortelles qui conduisaient la vie politique romaine à la faillite et à la dictature.

1. Les angles de vue

C'est ainsi que César nous est, dès le début, décrit dans une intimité qui le caractérise bien, lorsque Spicer, se rendant chez lui, le trouve en train d'essayer un vêtement sur l'agencement duquel il a des vues très précises [65]. Puis Rarus illustrera sa désinvolture à l'égard de l'argent [66], son goût pour le luxe et les arts [67], sa passion, parfois totalement imprudente pour les femmes [68], son opportunisme, son extraordinaire intelligence et son habileté tactique [69]; nous saurons aussi ce que pensent de lui ses légionnaires [70] et les poètes [71] ; nous verrons son insolence et son audace triompher de Caton [72], mais aussi Crassus et les banquiers le prendre à leurs filets [73] ; nous assisterons aux débats avec Clodius [74], aux contacts douteux avec des hommes de main [75], aux discussions avec Cicéron [76], nous entendrons les réflexions des gens de la rue, des esclaves, des Catiliniens et des artisans; pour finir, un véritable sondage d'opinion [77] définira sa place dans la vie politique romaine à la veille des accords de Lucques. Ainsi, et de façon parfois vertigineuse, défileront sous nos yeux tous les aspects, souvent surprenants et contradictoires, d'un homme, si proche des uns, si loin des autres [78], si connu de tous pourtant qu'il en devient insaisissable et que seules peuvent le porter au premier rang les circonstances au milieu desquelles il est placé.

Nous nous trouvons ainsi plongés dans un ensemble divers et chaotique, dont nous découvrons la vraie complexité au fur et à mesure que les éléments s'ajoutent les uns aux autres. C'est peu à peu que nous vivons l'exode rural, les dettes, le chômage, l'Asie, les réformes agraires, les luttes d'influence, la guerre et l'action d'un Catilina, dont la disparition laisse un vide que César viendra combler.

Nous voyons, par exemple, les esclaves au travail dans la propriété de Spicer, en 24 av. J.-C. : un Celte chante [79], des condamnés enchaînés taillent les vignes [80], un vieillard qu'on met en vente attend sans doute une femme, un enfant qu'il ne reverra plus et qu'on n'a pas prévenus [81]; plus tard, un autre réussira peut-être à s'enfuir [82]. Mais près de Rarus, esclave de César, on rencontre Alexandre, esclave de Crassus, chargé d'organiser des émeutes à Rome [83], Glaucos qui est gladiateur, Pistus, un Romain qui conduit des voitures et Caebio qui est parfumeur. Puis l'on entend le peuple parler des esclaves, l'un souligne le besoin démentiel que l'on a d'eux, l'autre le tort qu'ils font aux artisans libres, un Catilinien les appelle au secours, un autre les repousse et tous en ont finalement peur [84], tandis que roulent sur le pavé de Rome les convois nocturnes qui en amènent sans cesse d'Asie [85] et que les hommes politiques s'interrogent à leur propos [86].

Tous ces éléments, dispersés et mis en scène dans le récit, ne se limitent pas à une description pittoresque ou amusante; ils donnent au lecteur une image précise et complète de la situation romaine vers 63. En fait, et d'une façon très volontaire, les plus grands thèmes sont presque toujours abordés de trois manières différentes: ils sont décrits théoriquement, mis en scène dramatiquement et commentés par les personnages principaux. Le roman aborde ainsi l'histoire par des voies diverses en utilisant les ornements littéraires qu'affectionnaient les Anciens, mais en cherchant aussi à « rendre la vérité maniable comme une arme » [87].

Il apparaît en effet que l'histoire se fait par une espèce de va-et-vient continuel entre les hommes et ce qui les entoure, entre César et la situation en 63, entre les données économiques et ceux qui les subissent ou les utilisent.

2. La dialectique

Si la variation des points de vue est explicative et artistique, l'agencement esthétique de la réalité historique permet aussi de mettre en avant les oppositions fondamentales et les contradictions internes du système social et politique de Rome.

Le récit entre alors dans un vaste mouvement dialectique, propre à le sous-tendre en profondeur et la construction romanesque devient le moyen de mettre en évidence les conflits entre dominants et dominés, possédants et possédés, oppresseurs et opprimés, qui sont, pour un marxiste, le moteur principal de l'histoire.

Progressivement, et dès le début, les personnages inventés ou réels entrent dans un jeu d'oppositions, qui les définit les uns par rapport aux autres et rend plus claires leurs attitudes et leurs prises de position: Spicer et ses esclaves, César et Rarus, Rarus et Caebio, le gouverneur et sa province, etc..., c'est-à-dire le pauvre et le riche, le maître et l'esclave, l'esclave et l'homme libre, l'occupant et l'occupé; tout s'organise en fait, non pas d'individus à individus, mais de groupes sociaux à groupes sociaux, tout entre en définitive dans le cadre d'un conflit permanent pour s'assurer le pouvoir, c'est-à-dire la possibilité de gérer au profit d'un groupe les affaires de tous les autres.

Pourtant, si, dans le principe, les Chevaliers de la City s'opposent aux Sénateurs, les « Démocrates » aux conservateurs, les insulae de Crassus aux belles demeures d'un César, ces antithèses, trop commodes et par trop manichéistes, ne constituent qu'un aspect très mineur de la dialectique, en réalité bien plus complexe, mise en scène par Brecht. Il apparaît vite, par exemple, que les petits propriétaires des campagnes ou les citoyens libres, mais sans travail, des villes, sont plus enchaînés dans leur situation matérielle qu'un Rarus ou qu'un Alexandre, esclaves heureux de maîtres puissants : Caebio, par exemple, vit des largesses de Rarus, comme le fera plus tard Pistus; en fait, les citoyens sans travail s'opposent plutôt aux artisans qui craignent de fermer boutique, et pourraient éventuellement s'unir aux esclaves les plus défavorisés par le sort ou par leur origine. De même, les petites gens comme Spicer font fortune dans la période 60-24, parce qu'ils sont appuyés sur les banquiers de la City, tandis que les Caebio et les Catilina sont chassés de la ville et tués par l'ancien « démocrate » Cicéron, parce que leurs méthodes, un temps approuvées par les Chevaliers, dans la mesure où elles gênaient les Sénateurs, sont ensuite apparues dangereuses et propres justement à soulever les esclaves.

Il apparaît ainsi que rien ne peut être réduit à une opposition fondamentale du style dominant-dominé: tantôt, en effet, ces oppositions « de base » entrent à leur tour dans des types d'oppositions plus complexes qui les neutralisent, tantôt elles sont emportées dans un mouvement historique, bien souligné par la structure du roman, et s'y annulent.

L'opposition dominant-dominé ne joue pas, nous l'avons vu, dans le cas des esclaves comme Rarus, que la stabilité de leur travail et l'argent qu'ils en tirent placent en situation forte dans le complexe économique romain [88]. La rivalité entre les Sénateurs et les Catiliniens, qui luttent, les uns et les autres, pour rester dans la classe dominante et possédante, est doublée par l'opposition très nette entre les Catiliniens et les esclaves; dominant de droit des uns, dominé de fait par les autres, le peuple de Rome, qui s'accroche à Catilina, ne pourrait réussir qu'en renonçant à son pouvoir sur les esclaves et ne s'y résout pas. Dès lors Catilina, le dominant non possédant qui passe du côté des exploités, mais sans partager toute la réalité de leur cause, ne peut plus regrouper derrière lui que des « desperados » à l'instinct suicidaire semblables au pauvre Caebio : sur le champ de bataille de Pistoia, que parcourt l'esclave Rarus, muni d'argent et de papiers en règle destinés au citoyen Caebio, ne sont entassés que des hommes libres; victimes de leurs contradictions de classe, ils sont morts, non pas tant de s'être opposés au pouvoir que d'avoir voulu rester jusqu'au bout les dominants de quelques autres; il leur a manqué la capacité de reconnaître qu'ils n'étaient pas plus que des esclaves.

Quant aux légionnaires qui les ont massacrés sous les ordres de Petreius et les auraient peut-être épargnés sous le commandement d'Antonius, ils sont entraînés dans le même système infernal de contradictions qui se détruisent: d'origine pauvre, ils s'engagent pour gagner leur vie, mais ils sont ainsi conduits à servir leurs ennemis, à massacrer leurs amis, à partir au loin chercher les esclaves qui précisément les empêchent de vivre sur leurs terres ou de travailler à Rome [89]. Quand on leur donne de l'argent pour leur permettre de redevenir les petits propriétaires qu'ils n'auraient pas dû cesser d'être, le Sénat prolonge tant les délais d'attribution des terres qu'ils dépensent leur pécule dans l'attente et ne pourront plus que rejoindre les armées ou grossir les rangs de cette plèbe urbaine qu'ils ont écrasée à Pistoia [90].

Spicer lui-même aurait pu mourir à Pistoia; vers les années 60, il était encore très proche de la plèbe et vivait de façon si misérable que César pouvait le citer en exemple [91]. Mais il était huissier; pauvre travaillant directement pour les riches et seulement chargé de récupérer l'argent des créanciers de César, son coup de génie fut de comprendre qu'il agissait, au nom des exploitants, contre d'autres exploitants, ce qui rendait possibles tous les compromis; intermédiaire habile entre les possédants, jouant de leurs propres contradictions, prenant évidemment des risques au moment où il aide César [92], il devient finalement un exploitant à part entière. Le cours de l'histoire dans ce cas le fait changer de classe, mais pas de fonction : ayant servi les dominants, il finit par se servir lui-même en tant que dominant; et c'est lui qui détient et monnaye les secrets de César.

3. Le roman sur l'histoire

A) La leçon d'histoire.

Il semblerait ainsi qu'on ne puisse jamais rompre le cercle et que, d'une manière ou d'une autre, par la mort, la misère ou l'enrichissement, nul ne sorte jamais du statut social dans lequel il est né. En 24 avant J.-C., 20 ans après la mort de César, la situation n'a pas changé: les esclaves travaillent dans les grandes propriétés rurales des riches et les vieux légionnaires de la guerre civile finissent leur vie dans une cabane, sans femme, sans enfants, sans véritable bien [93]. Toujours habile à voir où serait l'intérêt d'un acte, Spicer pense que l'ex-légionnaire de César serait bien capable d'aider un esclave en fuite [94]; ce serait logique en effet, mais l'ancien soldat n'aidera certainement pas plus le fugitif que l'auraient fait les amis de Catilina : le seul bien qu'il possède est justement un pauvre esclave de Rhétie, dont il n'est guère différent, mais dont il est le maître.

Cette stagnation des choses et des hommes, cette permanence de l'exploitation des autres, cette impossibilité fondamentale à répartir autrement les biens ne sont pas, pour Brecht, le fruit d'une fatalité, mais le résultat d'une série d'actions voulues et délibérées : le ciment qui bloque l'édifice économique et social républicain depuis des générations, ce sont les affaires, non pas d'ailleurs les affaires de M. César, mais les affaires et M. César; car M. César ne conçoit pas la politique autrement que comme un art de gérer les affaires.

La seule évolution possible est ainsi celle qu'autorisent, et par suite qui favorise, les banques et l'argent. C'est grâce à la City que Spicer s'enrichit, que César prend le pouvoir, mais l'un et l'autre ne peuvent réussir qu'à condition de créer les circonstances les plus favorables aux puissances d'argent [95] et d'apporter à la City, bien malheureuse au temps des Gracques, la récompense méritée de l'ordre et des lois.

Avec César en effet les banques trouvent enfin l'homme providentiel : assez endetté pour s'intéresser de près à l'argent, assez intelligent pour tirer la leçon de l'épisode catilinien en entretenant et en utilisant les contradictions qu'il a mises à jour, assez audacieux pour comprendre que le peuple de Rome, parce qu'il veut rester dans la classe dominante, a besoin que la main d'un maître lui jette du blé chaque jour.

La leçon d'histoire marxiste contenue dans le roman de Brecht est donc intelligente et claire; qu'on l'approuve, qu'on l'accepte en partie, qu'on la rejette en bloc, elle ne peut laisser dans l'indifférence et conduit à une réflexion qui dépasse le temps de César et remet l'histoire en question.

B) L'histoire en question.

Car le roman de César est le roman du narrateur, c'est-à-dire le roman de l'historien qui ne sait plus quelle histoire écrire et qui ne l'écrit pas.

Il est clair en effet que le narrateur anonyme qui se présente au début chez Spicer n'a pas atteint son but; il y avait eu un Solon, mais il n'y aura pas de César et c'est une enquête qui nous est finalement présentée.

L'historien s'est trouvé plongé lui aussi dans une insurmontable contradiction: d'une part, un projet sur César, répondant à des données précises et traditionnelles [96], d'autre part, des notes, des commentaires et des documents qui dessinent un tout autre personnage et donnent à son ascension politique de tout autres raisons [97]. Au lieu d'arranger un ensemble équilibré à partir de sources opposées, l'honnête homme a choisi de soumettre au lecteur les matériaux bruts pour le faire juge de son indécision.

Ce n'est donc plus César qui est remis en question, mais la manière dont nous le connaissons, c'est-à-dire une forme d'histoire qui n'est qu'un reflet des idéologies dominantes, reste insensible à ses propres contradictions et se fait la victime consentante des inventeurs de pirates.

Dès le début, en effet Brecht a donné le ton; de même qu'il y a deux versions possibles à l'affaire des pirates [98], de même il y a deux formes d'histoire : l'une est héroïque, individuelle et psychologique; elle met l'accent sur l'action des hommes et sur les résultats qu'ils obtiennent, mais ne s'interroge pas sur les influences ou les pressions qu'ils subissent et les idéologies qu'ils représentent; l'autre est collective, matérialiste et fondée sur l'étude attentive des grands courants économiques; la première est l'histoire de quelques hommes, l'autre est l'histoire d'un peuple, et si elle se concentre parfois sur un seul, elle l'envisage toujours dans le milieu qui le façonne et le dirige; l'une est l'histoire qu'écrivent, pour leur compte, les classes dominantes [99], l'autre celle qu'on tire, pour la vérité, de l'expérience de tous [100].

Entre la conception classique de l'histoire et la conception matérialiste, la différence est parfois si grande qu'il s'agit d'un renversement complet, quasi coppernicien, des choses; nous étions habitués à l'homme, nous devons nous soumettre aux faits; nous aimions ou méprisions des héros [101], il faut comprendre un système économique. Où est en effet le pirate? Est-ce l'homme qui relâche César après avoir touché la rançon, ou le jeune aristocrate qui surprend ses anciens geôliers, puis les fait exécuter sans attendre, afin de garder tous leurs trésors? Et les pirates ont-ils existé vraiment, ou ne sont-ils que le masque héroïque et trompeur jeté sur une guerre qui n'osait pas dire son nom ?

Nous regardons toujours le fleuve et la vie qu'il représente, sans penser qu'il faut aussi regarder le lit qui le façonne et le fait ce qu'il est [102]. Que seraient les exploits de César sans les affaires de César?

Ainsi, à l'intérieur d'une réelle fides historica, Brecht, tout en restant proche de ses grandes théories dramatiques [103], retrouve deux grands principes de l'histoire romaine : il recrée le rapport souvent perdu entre l'histoire et la poésie, il fait de l'historia le véhicule privilégié d'une morale, qui est ici politique.

Si le Procès de Lucullus était celui d'une histoire écrite et déjà close, qu'on ne contestait pas dans les faits, mais qu'on jugeait en fonction du bonheur des peuples, Les affaires de M. Jules César, qui se présentent au contraire comme une réflexion sur les diverses manières d'étudier, d'écrire et de faire l'histoire, deviennent du même coup une méditation sur la vérité du passé, doublée d'une interrogation sur l'avenir.

Quand, à la veille de la guerre des Gaules et de la guerre civile, qui fut, comme celle d'Hannibal, une espèce de guerre mondiale, César fait dire – et c'est le dernier mot du roman – « la démocratie c'est la paix » [104], le mensonge est évident et volontaire. Une fois le livre clos, c'est contre toutes les duperies du même genre que Brecht nous met finalement en garde, et spécialement contre toutes celles que peut contenir l'histoire. César n'est pas Hitler, mais, si le vrai César n'est pas celui des historiens, quel Hitler nous sera plus tard présenté? Quels intérêts, quels scandales, quels mensonges, quelles affaires nous cachera-t-on quand le tyran deviendra personnage historique? A l'instar de Spicer et de ses amis, quels banquiers, quels industriels auront encore le pouvoir d'écrire quelques chapitres et de les arranger en fonction de leurs besoins du jour?

L'histoire ancienne, en même temps qu'elle revit d'une manière originale et passionnante, devient donc une réflexion continue sur elle-même et fournit l'occasion d'une pratique idéologique à laquelle nous ne pouvons rester insensibles, car la leçon vaut également pour nous.

Le roman de César n'est donc pas une simple parabole [105] ; il est au contraire, tiré d'un constat réaliste du passé, le matériau nécessaire à l'intelligence du présent et à la construction de l'avenir. Loin d'être reléguée dans le musée poussiéreux des antiquités prestigieuses, l'histoire de Rome retrouve, une fois encore, une vie qui la fait nôtre et qui, nourrissant notre réflexion critique, nous appelle à prendre en main ce qui sera bientôt notre propre histoire. Telle est, du moins, l'intention profonde de Brecht.


NOTES

1. Sur les rapports entre Brecht et la tradition littéraire, voir: R. Grimm, Bertold Brecht und die Weltliteratur, Nuremberg, 1961 – H. Mayer, Bertold Brecht und die literarische Tradition, Pfullingen, 1961, – H. Mayer, Brecht und die Tradition, Francfort, 1971, traduction française de J.-C. François, Brecht et la tradition, Paris, l'Arche, 1977. Sur les rapports de Brecht avec la littérature ancienne : P. Witzmann, Antike Tradition im Werk Bertold Brechts, Lebendiges Altertum, 15, Berlin, 1964.

2. Au début du Manifeste (cf. note 5), Brecht écrit, parlant de Marx et Engels : « Mais voici ce que disent les classiques » (vers 22-23).

3. Brecht, à qui l'on reprochait d'employer beaucoup de participes présents dans ses poésies, répondait en riant que pour le faire il fallait avoir eu comme lui "un très bien en latin". (Cité par H. Mayer, op. cit., p. 112). Il disait aussi, et toujours en riant : "Ego poeta germanicus sum, et supra grammaticos sto!"

4. R. Witzmann, op. cit., p. 36, note 1, donne d'après R. Grimm, la liste des auteurs latins que Brecht possédait dans sa petite et dans sa grande bibliothèque : sur 56 ouvrages que Brecht voulait toujours avoir à portée de la main se trouvaient 16 auteurs anciens.

5. Le Manifeste (dans Poèmes 6, Paris, l'Arche, 1967, p. 135) devait faire partie d'un vaste ensemble didactique imité du De natura rerum et intitulé "De la nature des hommes"; commencée vers 1947, l'œuvre est inachevée; nous n'en possédons que l'adaptation en vers du Manifeste de Marx et Engels, elle·même inachevée; Brecht avait choisi l'hexamètre par référence aux Anciens. Voir Fr. Ewen, Bertold Brecht, sa vie, son art, son temps, Paris, 1973, p. 330.

6. Il y aurait toute une étude à faire à propos de l'influence de la poésie latine sur la versification de Brecht.

7. Voir H. Mayer, op. cit., p. 113-114 et 124 à 137.

8. Coriolan, Théâtre complet, X, Paris, l'Arche, 1962, traduit par M. Habart.

9. Les Horaces et les Curiaces, Théâtre complet, III, l'Arche, Paris, 1959, traduit par M. Habart.

10. Le procès de Lucullus, pièce pacifiste, fut d'abord un jeu radiophonique diffusé par Radio Beromunster en 1941, après avoir été refusé par la radio suédoise en 1939. Mise en musique par Paul Dessau, l'œuvre devint un opéra qui fut donné pour la première fois à Berlin-Est en mars 1951; retirée de l'affiche dès la seconde représentation, elle fut reprise, au terme de multiples polémiques, en novembre de la même année, après que Brecht y ait apporté deux corrections. Voir R. Wintzen, Bertold Brecht, Paris, 1954, 120-125. – P. Witzmann, op. cit., p. 47-49 – Fr. Even, op. cit., p. 290 et 381. Sur le même thème : Les trophées de Lucullus, dans Histoires Inédites, Paris, l'Arche, 1965, p. 250, traduit par B. Lortholary.

11. Sur la genèse du roman de César et l'ensemble de l'œuvre, voir R. H. Spaethling, Zu Bertold Brechts Caesarfragment, dans Neophilologus, XLV, 1961, p. 213 à 217 et P. Witzmann, op. cit., p. 52 à 74.

12. L'autre roman de Brecht est une reprise de l'Opéra de quatre sous et porte le même titre; l'édition allemande est de 1949, la traduction française de 1952.

13. R. Witzmann, op. cit., p. 64, note 1, donne la liste des auteurs modernes que Brecht a utilisés; il semble que le poète se soit principalement appuyé sur Mommsen, Romische Geschichte, Berlin, 1889 et sur G. Brandes, Julius Caesar, Berlin, 1925. La même note présente le contenu de quelques-uns des dossiers constitués par Brecht pendant son travail préparatoire : notes détaillées sur les vêtements, les esclaves, les Gaules, cartes diverses, portraits, plans de villes et de maisons, extraits d'auteurs anciens, etc... ; il s'agit d'un travail considérable.

14. Au cycle de César il faut rattacher une nouvelle : Cäsar und sein Legionär, parue en 1954 dans Kalendergeschichten ("César et son légionnaire", dans Histoires d'almanach, l'Arche, Paris, 1973, p. 73, traduit par R. Ballangé et M. Regnaut).

15. Die Geschäfte des Herrn Julius Caesar, Berlin, 1957.

16. Les affaires de Monsieur Jules César, l'Arche, Paris, 1959, traduit par G. Badia. Des extraits de l'œuvre avaient été publiés dans la revue Europe (Bertold Brecht, n°133-134, janv.-fév. 1957, p. 215 à 236). On trouvera dans R. Witzmann, op. cit., p. 71, note 1, le résumé des livres que Brecht n'a pas pu rédiger.

17. Sur les raisons pour lesquelles Brecht interrompit son travail et le reprit ensuite, voir R. Witzmann, op. cit., p. 53.

18. Ce travail a été abordé par R. Witzmann, op. cit., p.65, note 2.

19. Brecht emprunte l'essentiel de ses informations sur les finances romaines au chapitre die Grossfinanz de Brandes, op. cit., p. 13. Il se trouve plusieurs fois en contradiction avec Moses Finley, L'économie antique, Paris, 1975.

20. C., p. 9. Sous la lettre C., toutes nos références renvoient à Les affaires de Monsieur Jules César, Paris, 1959.

21. Il s'agit d'un ancien légionnaire de César, du juriste Afranius Carbon et du poète Vastius Alder. Comme Mummlius Spicer, ces trois personnages sont évidemment inventés par Brecht.

22. Par 91 il faut comprendre 691; Rarus et Brecht abrègent en effet les dates comme nous le faisons couramment nous-mêmes.

23. Le titre est emprunté à Varron, qui avait écrit, contre les Triumvirs, un Tricaranus aujourd'hui perdu.

24. « Le grand Caius Julius César, sur la vie privée duquel j'espérais trouver beaucoup de détails dans le journal de ce Rarus, qui avait été longtemps son secrétaire, était mort il y avait juste vingt ans ». (C., p. 12).

25. Le roman est daté de 24, vingt ans après la mort de César, et les faits qu’il relate se déroulent essentiellement de 63 à 61, soit près de quarante ans plus tôt.

26. Par ex., C., p. 170-171.

27. C., p. 65-66.

28. C., p. 83, 88 et 144.

29. C., p. 117.

30. C., p. 66.

31. C., p. 88.

32. C., p. 94.

33. C., p. 224.

34. C., p. 123-126.

35. C., p. 239-240.

36. C., p. 137.

37. C., p. 25-26 et 30-31.

38. C., p. 36-40.

39. C., p. 207.

40. Comme le prouve, entre autres, la situation de son ex-légionnaire (p. 36 à 40).

41. La troisième des "Cinq difficultés pour écrire la vérité" est de trouver "l'art de rendre la vérité maniable comme une arme". Cf. "Cinq difficultés pour écrire ta vérité", dans Europe, op. cit., p. 240-252.

42. Par ex., les événements de 66 à 63, le senatus consulte suprême du 21 octobre 63, le triomphe de Lucullus (septembre 63), etc...

43. Par ex., l'échec électoral de Catilina daté du 29 octobre 63, l'élection de César à la préture datée du 20 décembre 63, l'allusion à Columelle (p. 35), etc... L'indication après 91 (= après 63) pour l'élection de César au Pontificat (p. 48) peut être une erreur d'impression, mais l'édition allemande porte bien « nach 91 ».

44. Ces anachronismes volontaires sont très rares : cinq ou six pour l'ensemble.

45. C., p. 235. Même expression en allemand.

46. Encore que, dans la bouche de Fulvia, le mot prenne une saveur particulière et très personnelle.

47. Le terme ordre équestre n'est employé qu'une fois (p. 159); p. 93, c'est l'expression « fils de marchands » qui est utilisée. Brecht s'explique bien de ces choix dans « Cinq difficultés pour écrire la vérité », op. cit., p. 246-247.

48. Par ex., le vol de l'eau publique (p. 21), le manteau de drap gaulois (p. 182), etc.

49. Le personnage d'Alexandre, esclave de Crassus et ami de Rarus, pourrait être inspiré de Plutarque, Vie de Crassus, 3, 6. Mais l'historien Brandus, cité par Spicer (p. 211) est un calembour sur le nom de G. Brandes! (cf. note 13).

50. C., p. 106-107.

51. C., p. 176-177.

52. C., p. 181-183. Il est intéressant de comparer ce récit « développé » à ceux de Suétone, César, XVI, et de Carcopino, Jules César, Paris, 1968, p. 181.

53. Par ex., les troubles à Subure (p. 111) et les obsèques de la marchande de poisson (p. 129-130).

54. C., p. 123-126.

55. C., p. 137.

56. C., p. 160.

57. Voir, par ex., la scène (p. 140-141) dans laquelle César, croyant obtenir quelque chose des banquiers, s'aperçoit qu'il a été trahi par Crassus.

58. César est appelé C. tout au long du roman, sauf par le narrateur et par Afranius Carbon. Voir à ce propos la note placée par le narrateur (p. 15).

59. Cf. notamment l'indignation de Rarus (p. 53) : « on comprendrait qu'on n'ait pas fait appel à lui s'il avait affiché carrément telle ou telle position politique. Il est démocrate, c'est vrai, mais n'est-il pas absolument prêt à écouter toute proposition... ». Voir aussi 48 et 70.

60. C., p. 73, 89, 147 etc...

61. Voir note 14.

62. C., p. 41-43. Dans la première partie, le discours de Spicer, qui montre les vrais objectifs, détruit à l'avance celui d'Afranius, qui décrit la façade.

63. cf. les propos de Spicer (p. 31) : « En ce temps-là, la situation était telle qu'on ne pouvait pas encore se permettre de taxer officiellement de piraterie les firmes d'Asie Mineure, comme on le fait à présent dans les manuels d'histoire : étant donné que c'est nous qui rédigeons ces manuels, nous avons naturellement pu faire prévaloir notre point de vue ». Voir aussi note 97.

64. C., p. 59.

65. C., p. 15.

66. C., p. 51, 56, 141, 230-231, etc...

67. C., p. 74, 101, etc...

68. C., p. 68, 92, 236-237, 247, etc...

69. C., p. 75, 120, 127, 142, etc...

70. C., p. 37-39.

71. C., p. 190 à 194.

72. Par ex., C., p. 159-160.

73. C., p. 138-141.

74. C., p. 70-71, 80-81, 202, etc...

75. C., p. 181.

76. C., p. 123-126, 177-178.

77. C., p. 241-243.

78. Cf. la réponse du conducteur de mulets à Rarus : "César, c'est bien celui qui a tant de dettes?" (p. 243).

79. C., p. 174.

80. C., p. 34-35.

81. C., p. 25-26 et 31.

82. C., p. 206-207 et 212.

83. C., p. 142.

84. C., p. 101, 143-145, 149, etc... Quelques-unsns bien sûr devaient avoir compris la nécessité d'une alliance avec les esclaves: "Comme si nous n'avions pas affaire aux mêmes sangsues qu'eux!" s'exclame un partisan de Catilina (p. 143). Voir aussi les propos du maçon, p. 144-145.

85. C., p. 57.

86. C., p. 76-77, 138, 147-148, 153.

87. Cf. note 41.

88. C., p. 147 et 148.

89. C., p. 40.

90. C., p. 224-225.

91. C., p. 83.

92. C., p. 147-148 et 201.

93. C., p. 36.

94. C., p. 207.

95. C., p. 210-211.

96. C., p. 13, 34, 36, 47.

97. C., p. 49. De façon générale, Spicer se méfie de l'histoire: voir p. 31 (cf. note 63), 205, 208, etc...

98. Cf., p. 25 à 34.

99. C., p. 31.

100. Aragon écrira de même : "La défense de l'infini allait me faire passer (verser plutôt) du roman traditionnel qui est l'histoire d'un homme, au roman de société, où le nombre même des personnages retire à chacun le rôle de héros, pour créer le héros collectif." (Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, Paris, 1969, p. 49).

101. Comme le narrateur, p. 47.

102. "D'ordinaire, on présente le fleuve comme dévastateur et son lit comme très pacifique, avec ses fascines pittoresques et ses digues de ciment; c'est le fleuve qui arrache et dévaste tout et c'est lui le coupable naturellement; il a beau crier à tue- tête qu'il a trop plu dans la montagne, que toute l'eau s'est précipitée vers lui et qu'il n'y a plus moyen de s'en tirer, avec un lit aussi étroi ..." Brecht, Dialogues d'exilés, Paris, 1972, p. 112.

103. Nous n'avons pas abordé cet aspect des choses qui ne tenait pas dans les limites de notre propos; il est, bien sûr, évident qu'on retrouve dans l'unique roman de Brecht un certain nombre de traits qui caractérisent toute son œuvre, par exemple le goût pour les chroniques, la distanciation, le didactisme, l'engagement philosophique et politique, etc.

104. C., p. 250.

105. A contrario, H. Mayer, op. cit., p. 125.


Cet article a été publié dans Caesarodunum XV bis,
Colloque Histoire et historiographie Clio, Les Belles Lettres, 1980.


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